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DEUX MONDES
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DEUX MONDES
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\x\ u- awi i _ m, ONOI PI RIODB
TOME NE1 vikmi;
PARIS
BDREAl DE LA HFM I |>i - [i|;i \ MONDhS
RUE SAINT- BENOIT.
1857
p'
LE SCANDINAVISME
» i
LE DANEMARK
On appelle ieandinatii entimentde li fraternité commuiM
né, il j a une In ni une d'années a peine, chei les troia peuples «lu
nord bi andin ive, fondé sur des Bouvenirs et des intérêts identiques,
ci (| li. B'étant peu .1 peu transformé en idée précise elen dessein
pratique, •*■ désonnais um- blstoire. I ette bistoire u'est pas
un travail facile, puisqu'il s'agit de saisu .1 Ba naissance une p<
d'abord fugitive, un sentiment d'abord vagui et indécis, d'en Buivre
le progrès et la diffusion ;i l'aide de symptômes quelquefois Irom-
rs, de délimiter enfin avec exactitude les différentes périodes '!«•
><>n développement, do t>'l!'' sorte que nous Bâchions précisément
quand et de quelle manière le Bentiment est devenu idée, quand et
comment L'idée est devenue espérance. Aujourd'hui d'ailleurs la
question du Bcandinavisme est introduite dans le domaine pohtique,
et la récente circulaire de M. de Scheele, !<• chei du dernier cabinet
danois, dénonce les tendant es Scandinaves en termes pleins d'an
turae. Qu'importent cependant ces alai mes et i es d< ûan< es bouIi
par le scandina\ Lame? Elles ne font que mieux comprendre la m
site de !'■■ bercher L'histoire, d'examiner et de pea : Le caractère |
sent, Les conséquences possibles d'un mouvemenl devenu très gém rai
et en possession désormais de Gxer l'attention des politiques. Il i
pas, après tout, d'étude plus digne de toutes les Bympathies du
publiciste ou même de l'homme d'état que celle <|ui consiste à re-
cherchei iUui» la vie morale des peuples L'augure ou le < ommenl i
H REVIT ni s i>l i \ H01TO1 B.
de leur vie publique, dans leur conscience l'origù u la raison de
leurs actions, dans leurs ivemens les plus spontanés el les plus
sincères les marques certaines de leurs secrets instincts el de leurs
vraies destinées.
I.
Le scandinavisme a déjà une histoire, disions-nous. La première
période en esl toute littéraire et poétique. \ sa naissance en effet il
nous apparaît comme un des nordbreux aspects de la rénovation lit-
téraire et morale dont l'Europe esl témoin dans le mê temps.
G'esl assurément le caractère particulier de la première moitié du
\iv siècle que chacune des littératures nationales de l'Europe, ab-
sorbées naguère par le génie cosmopolite du siècle précédent, par
l'habitude el le goûl des imitations, se retire alors du grand che-
min banal où toutes les traces h toutes les empreintes étaienl i
fondues, se recueille à part, creuse son sentier, el prend une foi
nouvelle dan- sa propre inspiration et dans ses propres foi
France, quand s'apaisent autour de non- le tumulte de la révolu-
tion et le fracas d ■ la i onquête, nous pn tons de nouvi au l'oreille
à cette vois du spiritualisme ebrétien que i »J>li<-*-. mais
qui s'élève encore du fond de d . et dan- laquelle nous
croyons reconnaître la \oix même du génie français; non- lui de-
mandons une réforme non-seulement morale, mai- littéraire, el d
prétendons, dans notre zèle do néophytes, qu'une originalité plus
que jamais profonde, exagérée quelquefois, marque cette nouvelle
ère de notre littérature. En Allemagne, qui ne n rappelle comment
la réaction littéraire jeta alors le- esprits sans aucun frein sut la
pente rapide où ! ; le propre génie germaniq l \u-
gleterre enlin, lord Byran et Wall - n'imprimaient -ils |
la littérature de leur pays un cachet liien autrement original que
celui des Pope et des iddison? Les peuples Scandinaves ivaient
trop mêlés aux agitations de l'épeque précédente pour ne pas
sentir, eux aussi, la réaction commune. Il- \ étaienl d'ailleurs plus
intéressés que le- grandes nations elles-mêmes, i qui leur pa
avait cive de- traditions en même temps salut . Ils
avaient eu, dissémine- ça et la dan- le cours de leur civilisation mo-
derne, de- hommes de talent et de beaucoup d'esprit, un Holl
un lîelltuan: ils avaient eu dan- les sciences plusieurs beau
un Linné, un Bereétius, un Oersted; mais il- manquaient en< ore de
ce qu'on appelle, a proprement parier, une littérature.
dire d'un ensemble de productions lit' ,.,„ - de - ette inspi-
ration, à certains égards commune, toujours contagieu» ode,
i i -i uronCAVUna i i m uni \i\r.K. /
me lait dominer un génie national, Le poète danois Oehfenscbla
(rri lut le premier qui donna ouveiteaenf i ses oompatriotei i
conseil de rejeter tonte imitation étrangère, et au < icmseil il joigntl
l'exemple. JusqneJà, c'étail pitié de von b Bcèaedc < openbague,
qui B'est montrée députa ktrt capable d'une exàstenei p qui
avait en Qoiberg, ne rivre que d>- naisérablt i nom d< - pii
il. Kot/.ibuc imi productions lea plus \ul-
gaires.
C'était pis encore en Suéde. Si l'on peul croire que l'introduction
de mœoreel de L'eapril français à la cmn brillante de Gustavi 111
avait .-er\i à répandre parmi ses ■» « i j • • i - tes hanrludea et h
d'une société polie, il faati bien reconnaître qui <•
bile et malheureux - r, fc voile d'emprunt b
\, , i,, u m. loiniui, ou apercevait l eut de tout esprit pu-
blic et un vide funeste que de ridicules superstitions ou bien il-- Bi-
bles intrigues, marques de l'ébranlement maladif des intelli-
gence et d La ' on nptio remplir.
'I rois jeunes poètes, itterbom le preaata . ei bientôt apr< s lui <■> tjei
el l'évêque Tegner, ex< it - pai I du poèfc
renl en Suède le signal de la réaction. Dès! B07, \ ■ en
avec quelques j( rains d'I |>-.d. fonda
t-i m, recueil périodique, celui-ci som le nom d< Pi >>»ros et
celle-là bous le nom d'iurorn; c'éi ùi l'au Bet de la [Ha
lure nationali en étaient les \ rais u \u
commeucenseaJ de 1811, à l'exemple des pto§phori$tet, i i
gnei . avec quelques cou I psal
la Société aoîatfMel le recueil intitulé \Muma. C'est ds deux
publications de Pkospkot m et Idem
que parurent tes premières a s qui allaient devenii
si justement célèbres, sujourd'bm
d'avoir une littérature. L'une et l'aune réunion, b*
vaienl pas été fondéesde propos délibéré pouropén r la i kont
elles devaient I Ire les instrumi ni i">ui cem
rersifier ensemble; moia à leur insu pi àTheun
et providentielle initiative éternellement n
écrivains et ces p étaient trouvés les déposil lesinter-
-, d'une inspiration i ommune qui se traduisit bientôt dans lei
écrits comme dans leurs patriotiques entretiens. Dès qu'ils eurent la
claire conscience de la mission i e n'est pas trop i • dont il>
étaient chargés envers leui pays el leur temps, l'ils l'eut
annoncée à la Suède, il sembla véritablement q De nouvi
eût passé dan- I dans les ei un i
8 BEVUE DES DEUX MONDES.
Unique était le but, mais la poursuite en l'ut multiple et diverse,
selon les divers penchans des esprits el selon les manifestations va-
riées de l'idée nationale qu'on voulait dégager el mettre en lumière.
La première inspiration, nous l'avons dit. avait été de demander
exclusivement au sol natal la nouvelle moisson qu'on espérait re-
cueillir. Loin de la capitale, loin des villes, foyers d'une civilisation
souvent étrangère et empruntée, n'j avait-il pas les campagnes, el
l'industrieuse Dalécarlie, et le pauvre Norrland, où l'on retrouverait
intacte et pure la vieille sève Bcandinaveï En remontant d'ailleurs
au-delà des limites du temps présent, ne rencontrerait-on pas les
souvenirs et les inspirations du génie national se développant par
ses seules forces? Isolés par leur situation géographique des au1
états de l'Europe, les peuples <lu Nord avaient pendant longtemps
échappé, puis résisté aux influences venues du continent, même à
l'ascendant des traditions classiques, même aux bienfaisant) progrès
du christianisme. Recueillir partout où il- seraient encore cachi -,
dans les coutumes locales, dan- les chants populaires, dan- les lé-
gendes des campagnes, les traits essentiels du caractère Scandinave,
reconstituer ensuite le passé, retrouver la verve originale h po
tique du moyen âge, évoquer les ombres des anciens héros, 1 1 Lies
des dieux du Nord n 1rs mythes ténébreux de la religion primitive,
telles furent 1rs voies diverses dans lesquelles se répandit, chefs < t
disciples, la nouvelle école. Le célèbre philologue danois Raak était
venu en 1812 à Stockholm et b'j était ii\>- pour quelque temps, il y
publia, outre ses éditions m estimées des deux / diim l . de cu-
rieux commentaires sur cette mythologie du Nord, encore a peu p
inconnue. Ce fut une étincelle qui alluma une inspiration nouvelle.
Odin, Thor et Frei, 1rs trois grands dieux de l'ancien olympe, rede-
vinrent populaires, aussi bien que les vikings | les anciens pirates) et
les héros des vieilles sagas. La linguistique et l'archéologie s'appli-
quèrent à fouiller les t beaux, à interpréter les inscriptions runi-
ques, à secouer la poussière des manuscrits islandais. \ i ôté de l'é-
cole poétique, une école historiqi tait née, dont le patriotisme et
le dévouement, voisins de l'enthousiasme, soutenaient les patientes
études, aiguisaient la perspicacité et doublaient les lumière-..
11 s'en fallut de peu qu'il ne se format aussi dans le domaine de
l'art une école nouvelle. Les adorateurs les plus passionnés de la
mythologie du Nord prétendaient qu'elle offrait aux artistes des -
dèles de beauté idéale égaux à ceux de l'antiquité classique; il- aflir-
maientque c'était de la servitude que de rester attaché aux vieux en-
seignemens de la Grèce: il était temps de s'en affranchir et de révéler
(1) Les grands poèmes mythiques du Nord; on distingue la vieille et iMjeum
LE SCANDIRAVISMI Mil DANEMARK. »
au monde un art tout Scandinave. Inutilement Geijerel quelques bons
esprits essayèrent-ils de lutter contre une exagération périlleuse; inu-
tilement l'Académie des beaux-arts de Stockholm voulut-elle pren-
dre en mains la cause des anciennes traditions. \u mois de juin 1M7.
un inconnu fit donation a la Société gothique d'une somme eon.-i-
dérable pour être distribuée, selon les décisions d'un jurj spécial,
à titre fit- récompenses ou d'encouragemens, aux artistes Buédois et
norvégiens qui auraient emprunté leurs sujets à la mythologie «lu
l. Le concours fut institut', et au mois de janvier 1818, terme
fixé pour la décision des juges, une trentaine de dessins, il*- tahlnanx
et d'objets de sculpture avaient répondu a l'appel. L'exposition di
nouveautés, faite par la Société gothique au mépris <lu privi-
lége prétendu de l'Académie de gouvernei seuk le tz < • 1 1 1 public et
de le convier seule à contrôler les éloges ou le blâme distribués auv
artistes, fut regardée comme un scandale par quelques esprits ja-
loux ou timides, mais l'opinion s'était montrée en général favorable
au\ novateurs; des protecteurs puissans les soutenaient et les en-
courageaient; la famille royale \ im visiter l'exposition Scandinave,
et le mérite des œuvres exposées compléta le succès que la n
avait commencé. Toutefois la cause n'était gagnée qu'après bien des
modifications apportées par les artistes à la théorie primitive et
■ ment .1 et a 1 ette pru once. On avait ad-
miré surtout les modèles envoyée par Fogelberg pout trois statues*
ili h li n. de Thoret de Frei; mais dans quell and
artiste n'a\ait-il pas au contenir la liberté qu'on lui prodiguait 1
Ouvre] son (Entre 1 . et eiaminei avec attention son Odin, son
Thor fi sou r..ililc!'. Quelle babile mesure Fogelberg a obsi
gardant l>i«-ii d'admettre dans sou idéal des traits de costume ou de
re trop particuliers, mais modifiant le type de la beauté telle
que l'humanité la ion. oit pour le rapprocher cependant du type
spécial imaginé et adopté par plusieurs :.~\u> bumaini
tenant de la sorte on milieu difl. . ement éloigné du mons-
trueux, ou au moins du bizarre et de l'étrange, et mi-
tations .-ans caractère ni cachet! C'était par de longs et conscien-
cieux travaux, par un profond respect des maîtres uni a un ta
exquis, que Fogelberg s'était préparé à sortir ainsi, pour \ rentrai
bientôt, du grand chemin de la tradition antique. L'antique, il le
léserait comme la sonret- et le modèle de toute vraie beauté; il ne
dédaignait pas, pour s'en approcher et le pénétrer davantage! d>
fortifier lentement par l'érudition. In artiste moins prépare par de»
(1) Si consciencieusement grare sons la direction et par les soins il* M. Casimir
Leconte, sou admirateur et s.ju ami. Voftt sur frVgelberg la Revue du 1S juin 18&S.
qq BEVUE DES DBJ I BOWB&.
,„„„.« générales et doué d'une nature mû* délicate n'aurai! pat
um Aansrer tenté l'épreuve. . .
"."Mi,,,, httérake ,, moral.- n, ,U:,i. encore q» .I- quelque.
anntesto chacun dea pays du iiordscaudinave, et d^àeUeav^
^e^'del^^deia^de^ete^^
onus borner aux principaux n «mens, la poèmes el Lee dramea
,,,!,. raa^eutd'uuI^àpeuprèaégal;lui6p.rat,onda
^Seus était seule at diverse, suivant le géniej parUculier:
Soi épique et dramatique, là de préférence f"^**?
„„,! Q, aVaitbien eu, comme en France pendant la période da
SmautiLe, quel s. icentriques d'un entbousnunne qu.
SÏÏU.ai Uaiîeudesamanaianatnp^dum Jes
Eés; mais, comme en France, une telle crise avait été sato-
tai,v, L'esprit public, qui en était sorti régènéi
Lt, ,,,.,,.! ,,,„,„ spontané de chacun des peuples scandin
devait nécessairement, pou* premier résultat, mettre bientôt en
lamière leur parenté réeUe et leur ccorfralemté rJruxutive. \ surt
„u'en Suède, en Danemark, oubiendana quisonm-
dépendance, confirmée par la constitution de 181*, rvail sua i im-
primé un nouvel essor intellectuel, poètes, antiquaires et b.
scrutaient davantage lea vieilles annales du moyen âge, ih a a]
cevaient clairement que les aouvenira nationaux, ceux de I
primitive, ceux de l'ancienne religion paï( ni e, él lient con
tout le nord Scandinave. Os peuplée, s'ils n'étaient paa les
la grande famille germanique, B'étaienl isoles soigneusement pen-
dant leurs migrationa d'Asie en Europe. Loin du contact dea tribus
qui s'étaient répandues avant eux snr le continent, et longtemps
préservés même des influem es 'I- b civiliaation romaine et du chris-
tianisme, ils s'étaient développés ensemble el 'I" concert, croyant
aux mêmes traditions et parlant le même idiome.
Les EMas contiennent un grand nombre de légendes qui montrent
1rs Battons Scandinaves groupe - dans nue étroite union. Il j est dit
par exemple que 1»' préd u d'Odin, GyMe, on des premiera
souverains de la Suéde, lit présent a la déesse Géfion de toùl le ter-
ritoire qu'eue pourrait en vingt-quatre heures entourer d'un alllon.
Elle alla donc chercher dans le divin Jôtnaheim I quatre taureaux
fils d'un géant; elle les attela furieux au joug d'un.- cban se dont le
soc immense déchirait profondément la terre, elle l- dirigea qui li
(l) Séjour des géans suivant la mythologie Scandinave.
LE >< V\I>IN\VI-Mt II II D4JUMAU. M
ips peur leui faire décrire ua cen le, puis Bile \t a Lan top.
Entraîné derrière bui dans leui course rapide, La sal qu'ils déta-
cbaieol u'li^-a à travers le continent de la Suède ver» le rivage du
sud-ouest, puiasur I - du Sund, et alla
s'arrêter au milieu de ce beau détroit, entre le Jutland et la Suède,
,1 ferma l'Ile de Seeland, tète du Danemark. L'esp
resté vide .1 la Burfai e du i ontinent bu it< >l par
le lac MéLar, qui reçut primitivement, suivant la tradition, une forme
préi isément identique .1 < elle • S md, i bacon de » a golfe»
respondant à un promontoire de L'ib U paya voisin du
: avail < té bien évidemment le i entn
adinaves. De môme que les différentes! . ■ Uellénique
ornaient de leurs ii bea offrandes le temple d' tpollon DelpJ
iim nie les anciens Suédois, N»>r\< i)anuit> vem raient et enri-
c hissaient le temple païen d I psal. Les plus \i<
sentent orné < i«- splendid trmonté, Buivant un
l , tinte Brigitte a porté et laisse à Rouie, de quatre tours
inégales, entourées d'une i balne d L'ui
|. issail de bi mires, qu XI
et Frai. Bien que leprenùei de i dieux reçut dans tout le
Nord un culte général, c'était pourtant en Danemark qu'il était |
lii ulii-u iiH'ui adoré. 1 Norvège, et I .lui
des Suédois. Bien d<
ra d'une antiquit une édiliée pou
l'ancien Upsal [GanU Upsalt tjourd'huj «ju'uu
pauvre village voisin de l'université, repose sur les fondations du
temple païen, visibles
noua avons déjà nommé lea trois monticules, toml mds
dieux, '[ni gonl jusque dans notre temps une Bensible image d-- L'an-
i ienne communauté decroyai die.
^près la communauté aV i o, D'Ile du I noue
uuliqujons tout a l'iieui ndubilablement la pn
étroite parenté; elle sunp \u t'inj •- L'identité des Bentinieas
etci ivant la formation des idion
modernes, tout le nord acandinav vait d'uni et même
langue, le norsk >>u itlandai*, langue primitive qu'on retrouve en
Islande, langue des Eàdas et curieux livres où se
ontrent mêlées les traditions mythologiques et historiques de
chacun des uni- peupli a.
1 .h i m la science, apportant, elle au--i, son tribut a la nouvelle
école, ;i\;iit I eilKirqilc que IBS trait.- physiques lie BOanquail
pour distingue! profondément la-Scandinai ju-
- qui l'environnent, Saae minTiT" si la finlande en est géogra-
•12 RE\TE DES DEUX MONDES.
uniquement un appendice, rien ne ressemble moins que la péninsule
suédo-norvégienne, région de montagnes el de fleuves, aux grandes
plaines de la Russie, qui se relient au vaste plateau européen formant
les côtes méridionales de la lier du Nord et delà Baltique, pour le con-
tinuer jusqu'aux extrémités orientales de l'Asie. D'autre part, quelle
différence n'y a-t-il pas entre les landes qui eoui rent 1' Mlemagne 'In
oord et la vive physionomie des rfans paysages du Danemark!
Les traits si profondément gravés par la nature physique et mo-
rale s'étaient-ils effacés sons l'influence active de la civilisation, et
par le mélange des idées et des peuples? Loin de là, ils B'étaienl
consenés intacts, malgré des apparences contraires, et avaient
engagé ces peuples, à leur Insu peutr-être, dans de communes des-
tinées. Au niémi' temps i-i d'un même essor, confondus sous la d< -
nomination commune de Northmans ou bommes du Nord, ils avah nt
exercé la piraterie et s'étaient dispersés en col< aies lointaines; en-
semble et d'un»- pareille ardeur ils acceptèrent le Christian
puis, dans une semblable mesure, la réforme. Si enfin la langue
norske s'était divisée pour former le Buédois, le norvégien et !<• da-
nois, ces tmis idiomes n'en restaient pas moins les rameaux d'une
même souche dont l'affinité était aisément visible. Il est vrai que
de fréquentes guerres civiles axaient, pendant le moyen âge el une
partie des temps modernes, armé les uns contre les autres les i n-
fans de la Scandinavie. Leurs intérêts répugnaient-ils donc a l'al-
liance conseillée primitivement par la nature? Non. tout au < <>n-
traire : on reconnut que les discordes passées avaient seulement
affaibli chacun des trois peuples en substituant des haines frater-
nelles à un noble concours intellectuel et moral, et l'on comprit dans
le Nord ce que l'on commençait à comprendre, vers la même époque,
dans les autres états de l'Europe, combien la Providence cache de
salutaires conseils et de ressources sous cette mystérieuse enve-
loppe qu'on appelle une nationalité, \in-i naquit de Pid< e de com-
mune origine et de parenté mieux comprise le mouvement du scan-
dinavisme. La conformité du développement littéraire, avait conduit
aux mêmes conclusions morales : chaque peuple Scandinave avait
admiré l'essor poétique du peuple \o'^in-. il \ avait rencontré uni' in-
spiration identique à la sienne; il avait retrouvé des alliés, des frères,
et il était décidé à faire disparaître désormais dans une sympathique
union les préjugés ou les dissentimens d'un autre âge.
Le scandinavisme, ou, comme on dit encore, 1 mdinave,
a pour la première fois conçu une vue claire de son objet et prie on
corps le jour où dans la cathédrale de Lund, en I 829, i lEhlenschleger
reçut de Tegner la couronne de laurier. Tous deux s'embrassèrenl
en présence des jeunes gens, Suédois et Danois, qu'avaient enflammés
I.E -i \\i>i\\\i-mi BT U DANEMARK. 13
leurs i nés, <|ui vivaient de leur inspiration commune, et i el • m-
brassemenl apparut à ces jeunes esprits comme le premiers] mbole de
l'amitié qui «t»-\ .lit désormais rapprocher et unir « l * --- nations voisi
. i sœurs. Dès l'été de 1 v"'. régner, rendant sa \ iaite au poète danois,
fui Buivi au-delà «In Sund par un certain nombre d'étudians su< d
qui furent reçus a bras ouverts par ceux de Copenhague el fêtés au
bruit des toasts Scandinaves. La jeunesse des universités, qui ;i\;i'u
i donné le Bignal de la rénovation littéraire, se chargeait de re-
cueillir encore la seconde étincelle, et il 'tait naturel que cellen i s'en-
flammat d'abord dans cette petite ville de Lund, capitale de la pro-
vince la plus méridionale de la Buède actuelle, naguère encore ville
danoise et monumenl des guerres civiles qui avaient armé les uns
contre les autres les peuples de la Scandinavie, mais aujourd'hui le
premier anneau de leur réconciliation el de leur future allia
Pendant l'hiver « i* - 1 837 à 1 888, les glu es avaient !"i mé un pont
naturel sur le Sund, entre la Suède et le Danemark. Bien que le dé-
troit, *i resserré en ti' e d'Elseneur, soit enc d'une navigation de
deux heures environ entre Copenhague et Italmoe, cependant la
farce du courant empêche c nunément que !<•> glaces ne s'j ai n -
tant, et il faut un rude hiver, tel que chaque génération peut en i
un ou deux tout au plus, pour que le Sund soit entièrement pris. Il
est curieux de voir alors toute l'activité de la navigation d\ i
nouveler sur un sol factice, et les paj sans suédt leurs pet
charrettes, venir s'approvisionner en Danemark. C'est par un tel
hiver, en L668, que Charles X Gustave, faisant p la glace une
armée entière, \int mettre le -ne,- devant i."p> nh ■ . i par un
tel hiver que les étudians des deux universités voisines, Lund et
Copenhague, a\ ant eu pendant leurs communes vacant es de Noël la
pensée de se visiter mutuellement, se rencontrèrent au milieu de la
rouie but le-- glaces «lu Sund. La surprise et rà-propos de i •
rencontre révélaient combien chei les unsetebex les autres la |i«-u-
ivait été spontanée et le bon vouloir réciproque, i ne fête -ini-
|uo\ i-.i ;m-~it<>t. ii> • 1 1 pas -m le sol suédois ou danois, mais au centre
même et comme au cœur de la Scandinavie, but ces eaux qui relient,
par une admirable et facile communication, Norvège, Suède et Da
mark, non plus, comme autrefois, pour propager les discordi - et la
guerre, mais pour devenir au contraire le sj mbole d'une indivisible
union. Les représentans d'1 psal manquaient encore, il est vrai, i
la fête; maïs on ne les oublia pas dans les toasts, et il fut rèp>hi
d'un commun accord, qui répondait à la pensée des absents, que
chacune des universités du Nord recevrait à son tour la \i~ite i
autres universités sœurs.
Ce n'était pas d'ailleurs la jeunesse des m i bar-
Ifj REVUE DES DU \ HONDI -.
geait seule de propager l'idée Scandinave; des congrès, formés ex-
clusivement d'arnaéologues et dfi naturalistes suédois, danois si
norvégien», presque tous professeurs célèbres, voulaiem contribuai
àee dessein, et des sociétés où entraient de nombreux publicistes
se proposaient de concentrer, de diriger el dé féconder les efforts.
Les congrès des naturali-te-. dbnt le premier eut lieu à Gothenbonrg
en 183t>, et le septième à Christiania en 1866, avaierrl pour bol de
démontrer combien l'union entre les trois pays était fondée sur l'iden-
tité des conditions physiques; ceux des archéologues roulaient la con-
firmer par les preuves historiques; cens des publicistes bâtaient <le
leurs vieux et de- leurs efforts te jour ou l'idée commune pourrail m
traduire dans les Ruts et s'ouvrir une place dans la politique.
La première réunion générale des quatre irniversitésdu nord Scan-
dinave n'eut lieu, par suite des obstacles matériels <|ui s'opposaienl
à ces voyages simultanés, qu'en I8â5, .1 Copenhague; encore q'j
comptait-on pas d'ëtudians finlandais. On sali que fa Finlande, la
cliere.s'//t)///(', russe depuis 1809, parleencore le suédois, etqu'elle es)
encore aimée comme une sobue par le peuple dont alla a partagé pen-
dant plusieurs siècles les destinées. Lors d'une réunion particulière
à Gpsal en IS'|."», dis invitations avaient été adi l'université
d'EtelSângfors, et trois étodians finlandais étaient venu- témoigner
parleur présence des sympathies qui subsistaient en laveur de la
Suède sur l'autre rive de la Baltique. Le gouvernement ru -ait
poursuivis au retour; désormais néanmoins nulle fête Scandinave M
devait plus se célébrer sans quoi: 3 niei.it, poar la rendre 1 empli
le souvenir de la Finlande. La réunion de 1861, a Christiania, soi
été générale comme celle de l'8|ffl 9ans l' absence des étudians d'I p-
Sftl, qui n'accomplirent que penâSDl l'année survente leur \o\ |
en Norvège: Celle qui a eu lien dan- Pété de ls;,.; ., , (.. de !
à vrai dire, la seconde réunion vraiment gènératei
Si quelque touriste non irritié visitait au moi- de juin 1856 StOl k-
liolm et I p-al. il a du -'étonner de l'avalanche de diSCOUT» el de
sentimens patriotiques qui venaient fondre sur la Suède avec labelk
ui. Pendant toute une semaine, ce n'a été dan- l psal et Stock-
holm que huna-. chant- nationaux, interminable- Harangues, mou-
choirs agités aux fenêtre- et bouquets jet.- par h- mes, avec
compagnement de banquetB et ,i, brayans. I
obligé était roté le même : visite desétudians de Cop de
,'.ll!^liania et dt' I'ui,tl a "'"v d ' l'-a,: pèlerinage sus du
vieil Dpsal, tombeaux de. trois grands dieux Odin, Th.., el I 1
discours et poètaesen l'honneur de- ancêtres, de la g] Me
ou de la gloire passée; souhaits enfin d'un.- alliance conforme SU
anciens souvenirs.
LE -' \MHW\I.-MI. Il II l'\Nl KARK. K
l n des plus intén pisodea de la dernière réta l i bt certai-
oement l'offre aux étudiana végiens d'une bannit re brodée pour
eus par Les dames d'1 psal. Il faut avoir quelque connaissance de
beaux pays pour comprendre quels charmes leur nature si ori-
ginale peut mêler aux fêtes patriotiques de la jeunesse. I psal, as-
sise aux bords de la petite rivière du F] ii>. esl dominée sui la ii\''
droite par une colline verdoyante au haut de laquelle sont situés
le château el la bibliothèque, à quelque distance de la cathédralt
de la célèbre université; tout autour s'étendent d'admirables pro-
menades, bosquets et charmilles, que les sapin al <-t qu'em-
baument ;iu\ chaudes soirées d'été les parfums pénétrons du Nord,
lui juin, comme on sait, l'extrême Nord ne connaît pas la nuit, s la
hauteur de Stockholm el d'I psal, pendant une semaine environ, la
nuit est remplao e par une lueur mj stérieuse qui inspire •> V< irai
l'incertitude orte de tem ont bien les nuiU </'.
dont |).u le l.i reine Christine) c'est Vét lat métallique d'un < ni opaque
et terne, où l'on sent le froid du matin toujours | ml bous le i * - » 1 * -
reflel d'un soleil ca< bé. Pat une t. -Ile nuit, a une 1 j * ura du matin,
trois paquebots a vapeur amenant les étudiana de Luad, ceux de
Copenhague el ceux <!<• < bristiania, entrent dans les eaux «lu I
'arrêtent devant les quais d'I p " gré l'heure avancée, toute
la petite ville esl en émoi. Les étudiana d'I
l.lan. bi s, sonl i ingi - sur le rivage, i baque nation universitaire
-.i bannière en tète; au chant national suédois, qu'a entonné le < bœur
>|. - nouveaux venus, Deurs jetées à leur n • l de
cordiales embrassadi sont pas seulement les membn
fanulle commune, i e sont d'anciens botes qu'on roi onn dt • i qu'on
aime. Voici le Danois, spirituel 1 1 de quel cœux on eût hit
avec lui la campagne des du< I ntre les allemands! \oi< i le Nor-
.■n. ûer «'t loyal; il semble porter inscrite au Iront la beauté
majestueuse de soi incomparable pays. En tète de cb mpe
s'avancent des chefs respectés, des p | .<■ leur science a
rendus célèb n'est pas on Kuili cm se trame quelque con-
spiration; l'idée de la liberté et le sentiment du patriotisme planent
cependant au milieu des airs. On monte au l»>i~. d'Odin, suc la hau-
teur voisine, où les strophes suivantes, chanu es par les étudiai
l.uiul n d'i psal, saluent Norvégiens el Danois :
m ... Fil< il<- l'extrême Nord, u Ici un plus haut point du globe ter-
restre, sans autre fronUère que rOcéan, sans autres voisins que i
éternelles, prions. Disparaissez de nos .muai.-, sanglons Bonvenirsl \
qu'approche un temps de concorde et .1.- paix!
.. L'arbre Scandinave, de ses rameaux verdoyans, envelopi
Sa couronne est partagée, il est vrai, mai- ton tron< rt «.-t
ltf REVUE DES DEl \ MONDES.
vigoureux. Nulle force ne le saura maintenant diviser, nous le jura
Odin, Thor et Frei ! »
Il est trois heures du matin; la beauté du lieu, le silence de la
nature, assoupie sous une sorte de lumière magique, el que ne Irouble
pas le chœur harmonieux des voix humaines, enfin les nobles sen-
timens suscités dans les âmes onl déjà transformé les premières im-
pressions en durables souvenirs. Le lendemain, dans le même lieu,
un des professeurs d'I psal, M. Bôttiger, poète aimé du Nord, remel
aux étudians norvégiens la bannière qui leur est offerte, tandis que
les Suédois chantent les strophes suivantes, composées par une des
donatrices :
« Le cœur du jeune homme, fortement ému, a !>• chant pour Interprète.
i atiment de la remme au contraire De se trahit que par sa rougeur ou
par une larme. Le soleil fond la neige, la main du printemps tisse la fleur;
aussi secret <-t silencieux est le travail il'' la timide jeune Bile pendant que
la joie l'ait battre son cœur.
.. i,.' cœur nous liât, a dous remmes suédoises, pour l'honneur de la -
dinavie. Aussi avons-nous travaillé en Bllence, faisant passer dos Ames dan-
l'œuvre de ni's doigta et le secret de dos rêves dorés dan- de simples Images
Voyez cette bannière : voici la croix éclatante sur ce fond empourpré; au-
dessous est une lyre que dous avons couronnée de lauriers; pulsse-t-elle
résonner toujours d'accens paisibles et purs!
« Mais s'il faut combattre les ténèbres, le mensonge ou rinjustii
la, notre bannière, haut et ferme, car elle est consacrée a la Inmlèn I
vous souvenant des Biles de s\ra. vous souvenant de l'Instant heureux de
cette réunion, ebantez notre chant suédois : « <> jeune homme I -i tu a- un
cœur pour suivre les traits di- tes peines, vole à la défense de ta .
venge-la ou meurs! »
Suit la réponse des étudians. qu'un d'entre eui improvise; nou-
velle invocation à la bannière, à la patrie, à l'avenir, le tout cou-
ronné de neuf hurras qui fendent les airs.
Voilà, dira-t-on. un pays où la poésie court leschampsl Oui,
les champs, les rochers, les lacs et les rivières. Il faut voir comme,
au sortir du long hiver et dès que parait la courte et brillant!
son d'été, ces Suédois s'élancent sur les eau\, dan- les campag
et se mêlent, comme ils disent, « dans la nature. Il BOUS quelque
prétexte qu'ils se trouvent réunis, dan- ces fêtes d'été comme dans
les solennités universitaires, sur le- mille embarcations l< gères <|ui.
à l'aide de la vapeur, sillonnent en courant ces belles eaux vivantes
et pures, ou bien dans les marches en commun, cette jeunesse, plus
naïvement joyeuse et plus sérieuse à la fois que la nôtre, cette jeu-
nesse, qui aime encore et célèbre son Dieu el son roi, charme sans
LE SI lANDINAYISM il U DANEMARK. 1.
cesse la route par les chants nation ara, dont pas un d'entre eux
n'ignore paroles et musique. Pour peu que la circonstance devienne
solennelle, comme à l'occasion d'une fiie tcoudtuove, lea discours
viennenl s'ajouter aux cbants avec une rare Fécondité, ajoutes l'in-
tervention fréquente des mères et des Bœurs, sûrs indices de l'al-
liance conservée chez ces peuples entre le patriotisme et le respect
de la famille.
Pour certaines gens, il est vrai, lea sentimens excluenl les idées.
K Pètes de jeunesse, disent-ils, et loisirs d'étudiansl Vaines imagi-
nations d'un avenir impraticable! Beau sujet de toasts et de haran-
gues, de cbants et de |> ies, et, s'il voulait être |>ii- au sérieux,
digne sujet de moquerie et de caricatures 1 '■ Bet-o donc là tout,
et le Bcsndinavisme mérite-t-il cette justice b maire? Bst-U bien
vrai que, sous le sentiment généreux d'une fraternité nouvelle, il
n'j ait absolument nulle idée pratique, nul deermin salutaire al •
eu table? V\ a-t-il là qu'un rêve de |><><t>-~. et qu'une fantaisie de
jeunes gens? 11 faut reconnaître sans doute q m. un-, <lt>
poètes ont été les premiers a rai ivei dans le N"ni le sentiment pi
que effacé de la nationalité commune. Qu'importe cependant? •
quel argument en saurait-on légitimement tirer contre lés pre ira
efforts du scandinavisme, s'A est vrai que •
avaient de leur mission une haute idée, s'il est vrai qu'il ne
sait pas pour eux d'us jeu d'esprit, mais d'un patriotique desseiu,
ci que la conscience claire d'une vérité lointaine, n'excluant pas la
vue des difficultés pratiques, en donne plutôt la mesure, les do-
mine et aide à les vaincre? Non, ce n'était pas un vain jeu d'esprit
quede montrer aux v aux Danois et aux Norvégiens, — par
l'histoire remontant aux sources originales, i omme l'ét rivait Geijer,
par la poésie s'inspirant . comme Tegnei I» chantait, par
le drame national enfin, tel qu'OEnlenscbneger l'instituait sni la
le danoise, — quelle source de nobles Bentimena et de glorieux
travaux la vieille Scandinavie avait bu tirer du développement de
eules 1 rces. Ce ne pouvait être un conseil stérile que d' exhor-
ter la jeune Scandinavie, après lui avoir n dignité, m -
sources, à ne pas demeurer au-dessous de Bes premiers aïeux.
Quels étaient le» vœux des promoteurs do mouvement Scandinave?
Que chacun des trois peuples apprit seulement a mieux connaître tes
de ix antres, et qu'a d'aveugles inimitii dàl une mutuelle i --
tinte, base nécessaire d'une étroite alliance morale dans l'avenir;
(I) L'ancien Curtaiir danois en avait fait une amusante à ce pro;- l>ou-
tiilli s, dont clncuue portait uue des trois etiqucf. - Danemark, d'où
s'élançaient a la suite des bouchons trois etuJians qui se rencontraient et sjuipalhisaient
dans 1rs ans, au milieu des nu.ig..s, parmi les Tapeurs fumeuses du Champagne !
io»e ii. i
18 BEVUE DES DEUX MONDES.
que cette future alliance, Loin de rien enlever à un BeuJ des peu-
ples Scandinaves, fortifiât chacun d'eus de tout Le trésor de gloire
el de force acquis à La famille commune. Voilà ce que demandaient
les écrivains et Les poètes Scandinaves; ils ne se donnaienl pas pour
des politiques, ils ne prétendaient pas, comme on les en accusait)
renverser ici un trône, modifier la une constitution, afin de rendre
exécutables demain Leurs beaux projets conçus d'hier. Les univer»
sites, il est vrai, ool adopté Les premières e1 avec ardeur L'idée me'
fuis émise, mais Les jeunes gens sont devenus des hommes, ils ont
pris place parmi 1rs membres actifs >-i honorés il'- la patrie; Us ont
siégé 'l «us 1rs assemblées délibérantes, tenu la plume ou manié la
parole, après avoir an besoin, connne en Danemark, porté Le mous-
quet, et leurs premières espérances ne Les ont pas abandonnés, et
les générations qui leur si art, quand elles ool voulu prendre
i cœur, elles aussi. L'idée généreuse qui leur était offerte, n'ont pas
été par eux détrompées ni détournées. Il n'est pas prudenl de comp-
ter pour rien Les vama ou les inspirations de La jeunesse. 1 1 Provi-
dence n'a pas- m- dessein mêlé atu sociétés humaines cet élément
perpétuel «le Leur vitalité. La sève n'est pas tout l'arbre assuré-
ment, il j faut encore et Les secrets conduits qui la contiennent et la
dirigent, et les racines dans un sol bien préparé, et le feuillage dans
un air pur; mais c'est par elle que ><. communiquent tout ai croisse-
ment , condition inévitable de la vie, el finalement toute saine pi
périté.
Le projet d'une alliance intellectuelle «'t morale entre trois Da-
tions d'une même famille n'offrait rien en vérité qui dut sembler
chimérique, et il se montre aujourd'hui visiblement praticable. Non-
seulement La classe éclairée, dans chacun des pays s mdinaves, lit
aisément les livres composés dans L'un on l'autre idi ■, et offre
ainsi aux écrivains et aux poètes un plus nombreux auditoire, mais
les journaux quotidiens commencent à insérer ^différemment dee
articles rédigés en suédois, en danois ou en norvégien (ces deux
derniers langages sont d'ailleurs à peu près identiques : Lee «ni
apprennent les trois Langues dans les • L'étude plus que ja-
mais répandue de L'ancien islandais chasse l«'s mots étrangers «'t
aplanit les différences nationales; les théâtres s'unissent; Lee natu-
ralistes, les archéologues, tes médecins travaillent en commun...
Rien n'empêchera sans doute que l'union littéraire. identifie,
morale, ne devienne aussi commerciale et industrielle, La diète sué-
doise élabore en ce moment un projet de navigation et de douâtes
communes entre La Norvège et la Suède. Le Danemark n'est pas éloi-
gné de s'y associer. le voi> bien ce qu'un tel concert pouvait offrir
d'incroyable aux contemporaine de Charles \11, ou même a ... ta de
le -' uronuvuai au dambhahk. 19
Bernadette jusqu'en 181a; mate en quelques années il B'est fail toute
une révohitioo morale, et ce qui semblait justement impraticable au-
trefois, ce que Les esprits sceptiques déclaraient plus imprudemment,
tuer encore, chimérique et puéril, s'est accompli bous leurs yeux.
Suit, dirs-t-on, la coammae alliance du nord Scandinave, sous
le triple rapport <l<- l'idée nationale, des • luels et
même des intérêts matériel», parait, s'il Eau! le reconnaître, p
Bible aujourd'hui, nous l'accord ma el ne voulons plus j contredire.
N'en conchies cependant pas que le icandinavisme puisse jamais
entrei dans te domaine d ihs politiques, i ci la
pierre de toucha de l'exacta et sévère réalité; \> i tes combinais
esel pratiques w condensent, prennenl un rpa,
pour ainsi partei pôrent. — Voyons donc,
faisons l'épreuve. Nous a\ toute une période de l'histoire
du scandinavisrae, pendant laquelle nous L'avons vu briaei bs pre-
mière enveloppe, Littéraire et |»>i ti<| .>■. poui aboutir a une allia
intellectuelle et morales e< n» Ique chose de plu bons
s'il n'a pas aspiré plus loin i s'il ne prétend pas en effet à
se faire compter même pat tes politiqn diplomates. Si a
le trouvions admis parmi teui * et leurs calculs, ne
fut-ce qu'au dernier rang el cenune dans la "li-
tionnel avenir, nous aurions don que l'étude de a
première pli ii pas mutile; nous aurions en outre recueilli
[ques indices pour li conteaaporaiae, quelq îeils
peut-être en vue de prochaines coin pli enfin
ouvert ai ida a l'histoire particulière du mouvement
idinava.
II.
\u préalable, 'i comme lin de uon-recevoir, on oppose d'ordi-
naire au scandinavisme l'exemple de l'union de Calmar, coma
exempte ne rappelait paa au contraire la pn mière protestation de la
riteaiyte contre l'invasion de l'< germaaiqui l).D lilli
(I, ' M ttgW r I "■
M
UUMit 1 BUCC1 581 ni •!• M trgU r:' P • DU
\IUmii.uh1, qui >Yul>>ura '1 uqueiuit étranger, et, quaiiJ la
;ou_- pou i. ma : national Charles Canutsou. u Danemark
..1 ••[! ut s'offrir an 'lu''
l ., Utl'>niiu.ttinu d'un ■ un Chris-
tiiu II. : Calu.aj, qui .naît sul>i u'aaLIci:.
ÏU..LLS une
et fiaieruelle, mais plutôt ira asserrisseuient en commun sous des maîtres en.
-20 ItKVl't DES 1)1 I \ MONDES.
à l'objection générale qu'un veut tirer d'un épisode du xiv* siècle il
est bien permis d'opposer les vues précises d'un des génies les plus
puissans des temps modernes. \u mois de juin 1810, au moment où
la Suède, incertaine sur le choix «l'un héritier à la couronne, sup-
pliait Napoléon de dicter ou de laisser entrevoir sa \olontr, il fut
aisé de comprendre, par les observations insérées au Journal de
F Empire, que l'avis de l'empereur et même son secret désir étaient
que la diète suédoise votât pour le roi de Danemark 1 1 de Norvi
« l ne telle réunion, disait notre chargé d'affairée aux députée sué-
dois qui venaient lui demander le mol d'ordre, affranchira votre
politique de l'influence russe et votre commerce de l'influence an-
glaise. Faites taire les préjugés, l'orme/ un -eid état dans lequel
disparaîtront ces dénominations diverses qui entretiennent parmi
vous la discorde et la haine: formez une grande puissance compi
de trois peuples unis par les mé > intérêts... I n mois après, à
la vérité, le chargé d'affaires de France recevait son rappel, mais
c'était seulement parce que l'empereur ne voulait pas être enj
publiquement dans un dessein qui devait blesser la Russie. Son génie
politique n'en avait pas moins donné raison d'avance aux projets de
réunion qui commençaient de germer dans les esprits. Son alliance
avec la Russie ne l'empêchait pas d'apercevoir pour la France et
l'Europe, comme pour la Scandinavie elle-même, la nécessité d'un
fort boulevard contre les envahissemens de cette puissant e; au len-
demain de Tilsitt, qui avait livré la Finlande, Napoléon vovait -a
faute et pressentait liernadotte.
Ainsi d'une part effort des peuples Scandinaves > la fin du \w siècle
pour résister, en s'unissant, a l'étreinte de ]' Ulemagne, d'autre part
conseil donné à ces mêmes peuples au commencement du m\' siècle
par Napoléon lui-même de s'unir pour résister à la Hussie, — . ••
double témoignage nous autorise a chercher au fond de l'agitation
Scandinave des dernières années une pensée politique applicable el
sérieuse.
Ne se trouvait-elle pas déjà, cette pensée politique, -ou- le
mier vêtement, en apparence purement poétique et littéraire, de
l'agitation Scandinave? C'est un des carat I éraux de la •
novation intellectuelle des premières années du \t\' siècle que la
littérature n'y appâtait plus comme un amusement inutile, mais
comme l'expression la plus élevée du sentiment public, et ne sépa-
rant plus le poète du patriote et du citoyen. Interrogée plus atten-
tivement ou mieux instruite de sa dignité et ,]>■ ses devoirs, la con-
étrangers; le même sentiment qui avait amené l'nnicn devait l'anéantir, et ce sentiment
n'était autre que celui qui revit de nos jours, éclairé 1 1 nce, dans
le scandinavisme.
LE SCANDINAYISm KT LE DANEMARK. '1 1
science humaine a réclamé a la raéi late, dans les différena ordres
d'idées, la pari d'influence active el de respecl < i u i lui est due; le
goûl des institutions libres s'esl montré contemporain de l'essor
intellectuel et moral; les diverses applications du juste, du vrai et
du beau, solidaires eu effet, n'ont point paru pouvoir s'isoler ou
s'ajourner à plaisir. Chez nous, M™* de Staël et Chateaubriand,
après eus les fondateurs de l'école historique, les rénovateurs de
la critique philosophique et littéraire, les poètes eux-mêmes,
trouvés par leurs seuls écrits mêlés au mouvement politique <!<• leur
temps el ont été enti prendre une part, quelquefois la plus
active. Ce fui leur péril .1 quelques-uns d'entre eux, ce rut leur hon-
neur à tous. Eh bien! il en a été de même chez les autres peuples
qu'agitait comme is le nouvel esprit, l'ouvre au hasard les a
vres de l'évêque Tegner, l'auteui de /*/ Sagadt Frithiof, et je IN
dans un de Bes discours, prononcé en 1817 -i l'université de Lund,
■ 1rs paroles qui nous montrent là aussi la dire* lion, toute politiq
el pratique, des idées nouvelles :
« ... (.,■! esprit de liberté quJ s'est manifesté dans toute l'Europe ne
plus étouffé, dit-il, par violence ni pur rus.-. Sans te troubler, il poui
tranquillement sa route, renversant ù droite el ù gauche les vieilles
structlons pourries et Fondant sur elles l< nples. Il n'es!
pas quesUon Ici d'une populace en délire qui fuit voler •
autel, el qui célèbre sa victoire Insensée sur les ruines de rordre et de l
Pétat. Il n'est p;i< . [n. --t i les abus, mils «lu noble usage de la liberté. Il
s'agit des droits éternels des peuples, tels ence les révèle; il
Il dis principes tes plus easenUela et les plus profonds qui soutiennent
i.-s états. Que iic-in.iiiii.ni les peuples, au nord comme an midi! Rien autre
chose, sinon os que réclame la nature même des gouvernemena, destinés
apparemment ù aider au développement d>- l'humanité, ''i non pu* a InsU-
tuer le pouvoir d'un seul sur des millions d'esclaves; rien autre chose
le droit d'établir eux-mêmes les loi* auxquelles Us obéiront ensuite; rien
autre chose que lu responsabilité partagée par les gouvernails eux-mèi
«•i le droit d'exprimer librement leur pensée dans les limites de l'ordre et
de la sécurité publique. <> droit étant le ?-< •>nn>- met le lu liixTt.'-. celui
qui le restreint s.ms nécessité fuit >-n vérité comme s'il arrachait ù son pays
la langue de la bouche, et montre le dessein de se fuir.' servir, comme les
despotes de l'Orient, pur des esclaves muets, us demandent, ces peuples,
qu'on ne les vienne plus abuser pur le sot fantôme d'un prétendu droit
devenu par héritage la possession d'une seule famille, et dont rim ne sau-
rait faire déchoir, ni l'incapacité ni l'abus. Us demandent un rapport plus
libéral entre les différentes classes d'une même nation, lu consécration de lu
liberté personnelle et des droits que lu nature u donnés ù toute personne
humaine... Mépriser de telles demandes ne s>-ruit pus bien avis.'-, car. à i
sur, tôt ou tard ces peuples prendront eux-mêmes ce qu'on leur aura refusé.
Il y a des gens qui se réjouissent eu disant que la ré\uluiion est finie et que
•2-2 RKVl I. DES IH l \ MKMil -.
l'ancien ordre esl enfin rétabli. Us se trompent; la révolution n'est pas finie;
seulement elle étail ivre, el son ivresse esl dissipée; elle a repris possession
d'elle même, elle a recouvré l'usage de ses sens. Voyei la, avec - égard
ferme el tranquille, continuer sa route inévitable à travers notre histoire
Inutile ciTort <pt<- de vouloir lui l'aire rebrousser chemin pour ramener te
vieux s.Nstème avec ses tonnes légales) Ce <|ui a vieilli ne rajeuni! pas; ce
qui r>t précisé nt contraire a l'esprit nom. mu ne se rétablit paa. Nous i a
avons de nos jours môme on grand, un solennel exemple. Nous l'avon
tomber, le héros des temps modernes, héritier de tontes les forçai de la
révolution, mais qui les avait (ail servir an gigantesque édifice de s.i propre
grandeur. Pourquoi est-il tombé? Par quelques foutes de détail 7 V'ii Parla
supériorité de ses ennemis! Encore moins. Il est tombé parce qu'il ;i ""''
prisé l'ess ir naturel de l'humanité, parce que le despotisme est le seul uni-
forme i|u>- ces âmes hautaines viennenl toutes finalement revêtir; il
tombé parce ci"-'1 a lutté contre Pesprît du temps nouveau, qui a été plus
fort que lui. Les petits esprits insultent au puissant dans -:i chute; mal
qu'il n'a pu faire avec sa force de géant, ha autres en vérité le pourront
bien moins encore!... »
Voilà en quels termes Tegner, évêque el professeur en même
temps que prêtre, parlait il y a quarante ans à la jeunesse sue-
doise dans une harangue universitaire. Noua n'étions pas les seuls,
à ce qu'il parait, à nous bercer de ce qu'on appelait les idées libé-
rales : elles étaient mi lées à l'esprit public dans l'Europe tout en-
tière; chaque peuple, dans son essor national et spontani . les avait
rencontrées comme d'inévitables el sûrs pressentiraens de l'avenir.
Et en efiét comment la Suède, le Danemark et l.i Non ut-
ils échappé à cette direction générale des esprits? aussi l>i>-n que
les peuples du continent, ces pays ai tient été effrayés i de
la révolution française el avaj enti ce premier ébranlement
de l'Europe; bien plus, dans quelles complications plein,'- <le péril
et d'anxiété les péripéties de f* époque impériale ne res avaient-elles
pas entraînés! Ulié Qdèle de I tr jusque dans son adversité,
le Danemark avail été mutilé. La Suède, dépouillée par les Russes,
ébranlée à l'intérieur par une révolution qui, renversait l'abso-
lutisme, devait place» un étranger sur les marebes da trône, - la
Suède avail failli périr. Dans sa renaissance inespérée, comaBeni le
sentiment de la nationalité tout a l'heure si menacée, comanend le
désir impérieux d'institutions libres n'enssent-ira pas trouvé une
expression constante? Comment les poètes, s'ils vidaient entrainet
fi s esprits et toucher les cœurs, n'eussent-Ds pas été avant :
amis ardens de la liberté, des libéraux, comme on eût dit en France,
et en même temps des ennemis des Russes? Le désir de veng
insultes faites au dehors au nom suédois Qe les avait pas moins
inspirés que celui de conquérir un gouvernement libre. Il est au:
I I SI \\M\ i\ l-MI I I 11 ll\M \l\llk. 28
de Tegner, ce beau chant à la gloire de Charles \ll <|ui est devenu
pour les Suédois mi chant national : ■ Le roi Charles, Le jeune
héros, il esl debout au milieu de la fum i de la poussière. Il tire
Bon glaive el s'élance dans la mêlée. — Voyons, s'écrie— t-il, s'il
oaordhien, l'acier auédois! Hors du cbemin, M âge,
garçon bleus! i Et les imprécations contre la Russie, l*«nu»-
mtf héréditaire, avaient retenti dès les premières réunions Scandi-
naves : ■ Finlande, tu es toujours notre Baser, el la brise d'orient
aous apporte les vœus de plus «l'un ami... 1 a jour, il faut l'e
bous ferons voile vers cette côte; nous aurons bientôt Irai
les liens qui retiennent les main- de dos in
On conçoit que, par ce double i e d'effervescence libérale el
d'hostilité contre un voisii loutable, le seandinavisme ait apparu
dès i naissance comme un mouvement doublement politique en
môme temps que littéraire et moral. Ces* chose curii de
reprendre aujourd'hui par le souvenir les i • - que le mouve-
ment Scandinave fournissait a l'opposition libérale pendant le n -
de Bernadotte, et de i di «1er ainsi dès-lors ses premiers pn
portée. I n 186.S, au milieu des périls que semblaient accumuler
contre l'indépendance de l'un des trois peuples du Nord, et par
conséquent contre l'indépendance de toute la Camille Scandinave,
les incertitudes <!'■ la succession danoise, puis les fiançailles d<
grande duchesse de Russie av< c le jeune prince de Bi e, qui avait
de- droite à cette ->• a la lin d'un règne où la libre d
cussion avait re] enté comme n i l unes libertés
tutionnelles, d'habiles el ardens écrivains signalaient déjà à l'opi-
nion publique le seandinavisme comme l'arme destinée a conquérir
1 1 BÛreté du dehors et les garanties répuv i
intérieure. Charl - lean mourut en 1844, après avoir lutté contre
tendances qu'il qualifiait de révolutionnaires, el qui pouvaient
compromettre son système d'alliances. U I lui-même, pen-
dant la première année de son moigna le désir qui
ètudjans Buédois De prissent point part à une Rite nouvelle déjà pré-
parée, tant la royauté voyait avec inquiétude l'action de ce mou-
vement généra] devenir vraiment politique el faire contre-poids a sa
propre influent el
lussi n'est-ce pas Bans étoenemeol qu'on a vu, lors de la réunion
universitaire de juin 1856, le roi Oscar manifester, non pas Béate-
ment envers les étudians, mais, on peut le dire, envers le seandina-
visme, des dispositions beaucoup moins défavorables. Les jeunes
gens de Copenhague, dé Christiania et de Lund venant visiter ceux
d'I p>al. le roi tes invita tous (environ huit cents) à un BOupei c
le château d'été de Drottnmghohn; et là il prononça devant eus
24 REVUE DES DEUX MONDES.
plusieurs allocutions dont les termes avaient été à coup sur sérieu-
sement pesés à l'avance et qui avaient une importante signification.
Les journaux français n'ont donné que deux «le ces harangues : il
\ en a quatre, et chacune mérite d'être connue. Voici d'ailleun
toute la scène. Les étudians étaient réunis dans la grande salle «lu
château, au premier étage; la galerie voisine avait été préparée
pour les personnages de la cour, les professeurs qui avaient accom-
pagné les élèves, et les notables des trois pays que quelque titre
universitaire avait l'ait adjoindre a la fête. Le roi Oscar porta le
premier toast au roi de Danemark, Frédéric Ml, et c'est dans ce
premier discours qu'il plaça tout d'abord un chaleiireuv souvenir
de la lutte soutenue naguère par le Danemark, non sans le seCOUTS
des Suédois et des Norvégiens, contre l'Allemagne : o Le roi Frédé-
ric Ml et le peuple danois, dit-il, sont inséparables dans notre hom-
mage; ils ont traversé ensemble des épreuves difficiles, mais ils ont
puisé une force irrésistible dans leur union, dans la justice de leur
cause, et le drapeau danois, que leurs ennemis voulaient renverser
et fouler aux pied--, mais qui pour cela était trop lieux et hop boil,
Qotte aujourd'hui aussi fièrement et aussi majestueusement que pu
le passé! »
Ces paroles n'étaient pas dénature a plaire a la Prusse, qui,
dit-on, s'en plaignit, après une réponse, faite an nom du peuple
danois, M. G. Ploug, directeur du journal le plus important de Copen-
hague et l'un des chefs du parti libéral, prit la parole pour propo-
ser un toast au roi Oscar au nom de tous les étudians. Bon dis-
cours résumait avec sincérité et précision les traits principaux d'uni-
royale Ggure qui fait honneur a son pays <-t à son temps. C'est à ces
paroles que le roi Oscar répondit par un toast a la jeunesse Scandi-
nave : a Ils sont loin de nous, dit-il, ces temps où des préjugés dé-
plorables et des intérêts mal entendus armaient les uns contre les
autres les frères d'une même racel Alors dos guerres malbeureu
divisaient nos forces et augmentaient la puissance et l'orgueil de nos
ennemis... Il ne reste plus de ces souvenirs que ce qui en est glo-
rieux... » Voilà les deux harangues que la presse a lait connaître;
mais, après les avoir prononcées, le roi se rendit à la grande salle
où se trouvaient les étudians : là il voulut porter de nouveau la santé
du roi de Danemark et de nouveau féliciter la jeunesse des univer-
sités. Les mêmes souvenirs auxquels il avait déjà fait allusion furent
alors exprimés par lui une seconde fois en termes non moins précis
ni moins significatifs. 11 affirma que personne ne pouvait savoir aussi
bien que lui, son allié et son ami, de quel dévouement Frédéric Ml
se sentait animé envers le Danemark, o Quant au peuple danois, con-
tinua-t-il, il est digne de tout notre respect. On croyait que l'in-
LE 6CANDIRAYI8HK KT II DAREltARK. -0
Huence d'une longue paix avait endormi son courage el engourdi
ses forces; mais quand est venue la tempête apportée <lu midi, le
Danois >Vm levé, et il a été digne de Bon passé glorieux, il a été à
la hauteur du péril, il a été vainqueur!... i Puis, b' adressant à ses
in\itr<. le roi dit: i Toul sincère ami de la patrie contemple avec
[oie la jeunesse Scandinave rassemblée i<i dans use fraternelle union.
Jeunesse et avenir, objets d'une pensée commune, B'éclairent au-
jourd'hui du soleil levant de la fraternité. Son éclai illumine les i-
tagnesdela vieille Scandinavie, Bes forêts épaisses, ses lacs d'eau
vive, ses champs parsemés de fleurs. La discorde s'est enfuie, la haine
a disparu. Nos poètes chantenl la gloire commune; pour la com-
mune défense, dos épéessout prêtes... \ partir de ce jour, plus de
guerre possible entre les tn>is peuples frères I C'est l'inébranlable
volonté inscrite au cœur des deux rois, au cœur des trois peuples
•lu Nordl Des tonnerres d'applaudissemens suivirent ces dernii
paroles. Suédois, Norvégiensel Danois sa! laienl dans ce langage la
première victoire gagnée par le scandinavisme, c'est-à-dire l'oubli
des anciennes discordes; une bouche n>\ aie constatait el par la con-
sacrait ce beau résultat : — plus de guerre possible entre les nations
Scandinaves!
liais ce n'est pas toul : les différentes harangues du i"i Oscar,
outre le souvenir des défaites de I' Ulemagne, outre l' assurance que
les guerres fraternelles étaient finies pour jamais, contenaient quel-
ques expressions générales et vagues derrière lesquelles on croyait
apercevoir le conseil <l'uni' alliance complète entre les trois peuples
du Nord. I De telle alliance oe devait-elle pas n ssairement devenir
un jour politique? V quelle distance pré* ise l'union morale, déjà
élaborée par les peuples et proclamée par leurs souverains, se trou-
vait-elle encore d'une telle consécration? Questions délicates qui
Baissent il>' l'épisode que nous venons de raconter, el auxquelles il
nous reste à répondr i nous efforçant de ae pas dépasser les limites
précises de la réalité.
1 n orateur de la dernière réunion Scandinave, H. C. Ploug, que
nous avons déjà nommé, a résolument abordé lui-même ces questions
el les a publiquement produites. Laissant La, comme faits accomplis,
le rapprochement intellectuel et moral <'i la réconciliation fraternelle
«II-, peuples du Nord, il a porté un toast à leur union politiqut. Smi
discours datera dans l'histoire du scandinavisme comme un curieux
témoignage des espérances que ce mouvement a fait naître, peutn tre
même comme un programme de L'avenir, i Le temps est venu, a-t-il
<lit. de saisir le côté extérieur et pratique de l'idée Scandinave, et de
-a\oir nettement ce qu'on veut, et comment on le veut. Si cil»' i
préserve de l'horreur des guerres fraternelles, notre mutuelle amitié
26 REVIE DES [il.l V Uo\M -.
nousassure-t-elle contre des complications politiques capables non-
seulement de compromettre tous dos intérêts, non-seulemenl de bles-
ser nos affections réciproques, mais, bien plus encore, de bous divi-
ser et de briser toute notre alliance? Non. Je prends m exempte : quti
serait-il armé si le ministère danois qui, an commencemenl de la
guerre d'Orient, a entrepris «l'iinp. »rt;tu t.-> (lcuinii-.iiaii.iii> au plus
grand profit de b Russie, était resté an pouvoir jusqu'après le traité
eonclu par la Suéde et la Norvège avec Les puis o< odentaksl
Ou aurait VU l'un des trois peuple-, du Nord .-'allier au mortel en-
nemi des deux autre-: — Suppo-e/ maintenant que La L'uei M B6 lui
prolongée au i > i i 1 i • - 1 1 de telles circonstances, enveloppant sans au. -un
doute tOUS les petits états : nos rapport- mutuel- M lu— enl-il- pas
devenus extrêmement tendus, sinon tout à lait hostiles, et nos san-
timens de confraternité n\ eussent-ils pas péri?... Bst-< e la. en
rit.\ une -erieu-e .1 forte union? Vu. .-au- doute, l'our réali»6I l'al-
liance intime, profonde et -un- que conseille ei réclame l'ulee qui
non- anime, ce n'.-t pas a— e/ d'un simple rappi ... Iiemenl intellec-
tuel et moral: il \ font, n'en doute/ pas, de- lieu- pnbii.pi>
l ne alliance politique peut être de diverses Bortes. M. Ploug n'es-
saie pas de déterminer laquelle serait la plu- profitable; il laisse de
tels soin- au temps, <pii .-aura bien eu décider. Il signale seule ment
une condition tout a l'ait indispensable a .-.m gi - pie l'allia* e
politique soit basée sur l'entier maintien des libertés respectives;
chacun des peuples .outra. -tan- doit conserver -a complète indé-
pendance. Quelque étroitement uni- en effet qu'ils puissent > Ire par
l'origine et par leurs sentimens actuels, ces peupli ni déve-
loppés pendant le cours des siècles par des voi différentes : che-
eun de- trois est on po— .---ion d'institutions particulières qu'il ne
veut a nul prhi sacrifier ou laisser tomber en oubli; mais a chacun
de- trois une alliance politique sur la base d'une entière indépen-
dance offre toute sûreté. La Suède est trop puissante pour crais
d'être dominée par le Danemark ou la Norvège, et la Norvi •
Mollement La plu- faible dan- l'union péninsulaire, se sentira for-
tifiée par l'alliance du Danemark, dont les institutions et la natio-
nalité sont -i rapprochées des siennes.
Que faire néanmoins -i Les souverains devenus alliés sont un jour
d'avis diiVeren-? Le Nord possède aujourd'hui deux rois qu'animesl
les mêmes sentimens dont leur.- peuples sont anime-: encre leurs
mains l'alliance resterait inébranlable et féconde, mais Dieu senl peut
savoir quelle sera 1 1 pensée de leur- successeurs, dans q» 1 esprit d-
gouverneront, de quels conseils ils voudront s'entourer, à qui
inspirations il- prêteront l'oreille. Dan- le cas oà les souverains ai
seraient pas intimement et fraternellement uni- eux-mêmes, que de-
IL. SCANDINATOVE il U DAHEMARK. '27
viendrait L'alliance politique? Des influences étrangères, intéres
a ail'aiblir ou à miner l'union scandi ive, ne sauraient-elles pas
mettre a profil les premiers dissentimens, exe itec de pari el d'autre
la jalousie et le mauvais vouloir, et persuader en dernier lieu aux
souverains qu'il s a désaccord entre leurs intérêts dynastiques et les
intérêts nationaux?
D'abord on peul répondre que l'union des peuples commandera
infailliblement celle des rois. Cela ne suffit-il point. M. Ploug n'hé-
site pas à pronom er le mot qui forme 1<' nœud de son discoui - et i a
même temp -. on pe il le dire, le nœud du scandinavisme : il invoque,
puisqu'il le faut, l'unité dj nastique. i I! u* espère pas, en présene e
des obstacles que crée la légalité, qui- cette unité soit obtenue pro-
chainement; mais il regrette qu'en 1745, quand les I liens
marchaient sur Stockholm endemandani le roi de Danemark pour
successeur à la couronne . — en 1810, quand Napoléon re-
commandait Frédéric VI à l'élection en 184 8 enfin on n'ait
pas saisi L'occasion de La préparer ou de La mettre en pratique -ans
violer aucun serment ni aucun traité. ■ On me dira, continue-t-il en
faisant entrer de plus en plus dans son di I alités de la
politique actuelle: Comment venez-vous parler d'une union ini
entre les états «lu Nord, vous Danois, vous, dont le pays vient d
cepter nous ne Bavons quelle monstrueuse union avec un état di I «
Fédération germanique?— Je réponds : Je ne suis |>a- i< i pour
accuser ou défendre la politique de ma patrie. !•• dirai Beulemi ni.
pour ceux qui ne connaissent pas notre récente histoire, que, l"i
Le choix nous a été offert, nous n'étions déjà |>lu- 1 ■ t • i •-- . et que, pour
ma part, j>- reg irde la < ■ • 1 1 < i 1 1 î < m présente du Danemark comme une
épreuve envoyé e par Dieu p iur resserrer et affermir notre nationa-
lité. De cette épreuve, j'en ai la ferme espérance, mon pays sortira
pliiN fort, plu- énergique, plus • i î _: 1 1 • enfin qu'il n'est peut-être au-
jourd'hui d'entrer dans La communauté Scandinave. Le llrtstni
pour nous ce que L'union de Calmar a été poui S dénient
il ne durera |>a> au— i long-temps sans de I //■ liai n'esl
un obstacle sérieux à l'union du Nord. Cette union '--t indispensable
aux trois royaumes pour protéger au dedans leur liberté, au d< hors
Leur indépendance, pour donner aux nations du Nord la place qu'elles
méritent d'occuper dans l'histoire, et elle ne sera une vérité qu'ap
qu'elle a motionnée |>ar une étroite alliance politique
Voilà ce qui s'appelle entrer dans le \ il de la question, et l'on voit
que les fêtes Scandinaves de fan dernier ne sont \>a-> restées étran-
gères a toute idée politique et pratique. Par la \<>i\ du pubhcisl
du dépoté danois, l«' Danemark lui-même j a fait intervenir I
des dangers <i,ui le menacent '!•• nouveau; ce - dangei b, qui ne i • iveat
28 REVUE DES OEl \ MuMU -.
être indifférens aux deux autres nations nées du même saog, devien-
nent précisément la pierre de touche du scandinavisme. Qu'il soit,
comme il le prétend, capable de les conjurer, ou bien qu'il vienne
s'\ ajouter, ainsi que l'affirment ses adversaires, comme un nou-
veau péril, dans l'un et l'autre cas il prend une Importance vraiment
politique, et la seconde période de son histoire, dont nous n'avons
vu encore que la préparation, est véritablement comment i e.
III.
Sans vouloir reprendre tout au Long l'histoire «lu Danemark pen-
dant les dix dernières années, histoire difficile à saisir et difficile à
exposer, il faut que dous insistions sur les récentes complications
qui ont amené le péril où s'agite aujourd'hui ce petit royaume con-
stitutionnel. D'abord c'est le cœur même de ootre sujet, car nous
toucherons ainsi du doigt la raison fondamentale el l'explication de
l'importance qu'a prise en ces derniers temps le mouvement Scandi-
nave et des espérances qu'il a fait naine, i.t puis <>n en conclura
sans peine de quelle considération peuvent jouir actuellement, au-
près de quelques-unes des grandes puissances de l'Europe, certaines
doctrines d'équilibre européen et de droit politique; on aura, comme
o i dit en Allemagne, quelques-uns des signet du temps.
Le Danemark a vu plusieurs fois depuis dix an- et voit encore en
ce moment mettre en question a la fois le triple intérêt de son in-
tégrité territoriale, de ses Libertés constitutionnelles el de son indé-
pendance extérieure, c'est-à-dire finalement de son existence même
comme nation. De plus, il est permis de croire que, dan- la crise bu-
prême qu'il subit, certaines puissances ses voisines onl engagé des
espérances tenues dès longtemps en réserve. D< - 1848, l'incertitude
de la succession royale d'une part, le bizarre et funeste amalgame
de la monarchie danoise de L'autre, lurent les sources des premières
complications. On pouvait prévoir que la branche d'Oldenbourg allait
s'eteiudre. L'héritier le plus prochain et le plus direct devant être
choisi, suivant la loi royale de 1 <><>•">. dans la branche féminine de cette
même famille, un parti anti-danois, qui couvait depuis Longtemps en
Holstein, éleva la double prétention que certaine- partie.-, de ce du-
ché, soumises à un droit de succession particulier n'admettant pas
L'hérédité suprême dans la descendance féminine, devraient se sépa-
rer du Danemark, si ce ro\ aume tombait en quenouille, et que le Sle-
vig, aux termes de certaine- déclarations des anciens roi-, devrait
rester en tout cas inséparablement uni au Holstein. Non- avoir- dix
fois réfuté cette double et injuste réclamation, -ou- laquelle se ca-
chait l'ambition du slesvig-holsteinisme. Pendant que la question de
LE SCANDINAVISME il II. DANEMARK. 29
la succession royale étail ainsi devenue un prétexte à l'insurrection,
la révolution de février avait éclaté. Le mi Frédéric Ml. fidèle aux
derniers conseils de Bon père, Christian MU. avail promis dès l<
28 janvier 1 848, quatre jours après Bon avènement, des institutions
libérales; il avail tenu sa promesse après la révolution, avait réuni
une constituante, el le •"> juin ISV-' le Danemark, délivré il>' l'abso-
lutisme, avait pris sa place parmi les états constitutionnels dans l<
temps môme où les institutions qu'il adoptait éprouvaient chez nous
un subit revers. Ce progrès d'une Dation intelligente vers la liberté,
grâce à un noble accord entre la royauté et le peuple, ne faisait
pas !<• compte de l'aristocratie des duchés. La crainte de voir dis-
paraître des privilèges conservés du moyen âge jusque dans notre
temps, la crainte toul au moins d'être réduits •> abaisser leurs préten-
tions surannées devant les intérêts nouveaux <1«- tout un peuple pou
les chefs de l'agitation Blesvig-holsteinoise à chercher un a>il<- et
une protection dans la révolte même. Us s'intitulèrent les gardiens
des .un ùennes institutions, et ne trouvèrent que trop de sympathies
dans les cabinets voisins, qui redoutaient la < ontagion d'une démo-
cratie, quelque modérée qu'elle i>m être. La Prusse en particulier ne
se contenta pas de prêter aux insurgés son appui moral; ••II»' leur en-
voya des troupes, sous le prétexte que le Holstein, étal faisant par-
tie <!<• la confédération germanique, étail menacé dans son indépen-
dance, el elle se laissa entraîner à l'espérance de possède] on joui
ces beaux ports du SIesvig et <lu 1 1 • • I ^ t» ■ i 1 1 . qui depuis longtemps
excitaient sa convoitise. Les Ulemands envahirent le SIesvig après
!>■ Holstein, et le Danemark eut à regagner pai les armes -mi propre
territoire. La guerre dura trois ans, <l>- 1 s'is à 1 851 . ivec quelle éner-
gie, avec quel succès inattendu ce petil peuple revendiqua ses droits,
les noms de ses victoires, les noms d'idstedt el de Fredericia l'at-
testent. liaUteureusement les armes ne suffisaient pas à trancher
un nœud qui allait se compliquant chaque jour. \ la question d'in-
i i territorial, telle que l'avaient posée l'incertitude de la
mon royale et l'invasion étrangère, se trouvait étroitement unie la
question constitutionnelle; le Slesvig étant occupé par l'ennemi, la
constitution de is'i*> n'avait pas été étendue à ce du< hé; il s'agissait
de savoir >i les négociations n'enlèveraient pas aux Danois ce qu'ils
avaient reconquis sut le champ de bataille, au |>ri\ de leur saag, i
si la réaction générale qui déjà s'était manifestée en Europe n'arn
triait pas l'essor de leurs nouvelles institutions.
C'esl précisément ce qui arriva. Toutes les grandes puissances
durent prendre pari au\ eonu'ivuces qui s'.iuv rirent en In.">I en vue
de régler les questions que la guerre interrompue laissait pen-
dantes, et qui concernaient l'équilibre général. L'Allemagne était
30 l'.FVl K 1)1 S l>l I \ M«>Mii -.
directement intéressée aux affaires 'l'un duché lai-:, m partie de la
confédération; l'Autriche était entrée dans le débat, el même, vers
la fin de la guerre, son influence avail presque supplanté celle il'1 la
Prusse. La Russie, de son côte, n'avait pas vu avec indifférence la
Prusse méditer un notable accroissement, l'étal danois acquérir une
constitution libérale, el la Suède sur le point de B'unir a ce roj aume
contre les envahissemens de l'Allemagne. L'empereur Nicolas avait
donc envoyé quelques vaisseaux dans Les eaux danoises pendant la
guerre même, et son invitation formelle, équivalant a un ordre,
avait t'ait rétrograder les Prussiens quand déjà il- avaient envahi le
Jutland; mais, une fois les négociations ouvertes, la Russie -'riait
empressée de se mettre d'accord avec L'Autriche h la Prusse, <-t
l'accord s'était l'ait sans peine. Les puissances occidentales, la
France et l'Angleterre, qui avaient en 1721 garanti formellement
au Danemark la possession <\u Sfesvig, prirent aussi place aui con-
férences, mais sans doute avec tme attention qui se détourna sou-
vent sur leurs affaires intérieures. La paix axait été conclue en prin-
cipe entre le Danemark et la Prusse le ~l juillet Isâi», ( t le pro-
tocole de Londres & juillet axait préparé la solution de la grave
question de la succession au trône en décidant que les grandes
puissances, afin de garantir l'intégrité de la monarchie danoise,
désigneraient, d'accord avec le roi de Danemark, un héritier éga-
lement acceptable pour les duchés et Le royaume. < 'est ce que ré-
gla définitivement le traité de Londres, rigné Le s mai 1852, i i qui
réservait au nom de tonte L'Europe la couronne danoise au duc de
Gluclcsbourgetàsa descendance maie. Les deux questions territoriale
et constitutionnelle venaient d'être réglées en même temps aux con-
férences de Menue. Le système du HeUtai j avait été adopte, i •
à-dire que désormais, en vertu dn principe de l'intégrité de la mo-
narchie danoise proclamé au nom de L'Europe, les duchés de flofatein
et de Lauenbourg, sans voir rompre leurs liens avec La confédéra-
tion germanique, étaienl rependant plus étroitemenl que jan
rapprochés du Danemark, puisqu'ils devaient dorénavant faire par-
tie, au même titre que le Si Bvig, de Ventmbk de féM ou Beittat,
puisqu'ils devaient être aussi bien que le Slesvig représentés dan-
une assemblée commune chargée des intérêts du gouvernement de
toute la monarchie, puisqu' enfin une constitution commune à ton
les parties de la monarchie danoise devait relier ce- parties entre
elles, sans nulle différence foncière, chacune conservant ses an-
ciennes institutions locales.
"Voilà quelle solution la diplomate , [me -nt trouver a la
triple question danoise, aux questions territoriale et constitution-
nelle, et à celle de la succession au tronc. On saisit facilement quels
LE M \\hl\WI-ME ET LE liAMMM'.K. Si
éhangemens cette solution apportait à l'ancien étal de choses. U.mi
is'is. la monarchie danoise nr Be composait, a vrai dire, que du Da-
m-mark propre, c'est-à-dire du Jutlaml avec les Iles, ei do Slesvig;
sa frontière était le fleuve Eyder, au soi de ca dernier duché, l 'an-
cienne frontière Scandinave, Eidora romani terminât imperii, ■
deu\ partiel de la monarchie danoise étaient régies par l'absolu-
tis mais chacune d'elles jouissait d'états proi inciauz dont la con-
stitution et les droite analogues n'instituaient aucune fâcheuse iné-
galité. Le roi de Danemark était m outre dm du Bnlstein et du
Lauenbourg, états allemands régis par leurs lois Locales 'i tradi-
tionnelles. Seulement entre ces duchés et la monarchie danoise i
premenl dite il n'\ avait qu'unioa p$rtotmi dire que les
droits particuliers <lu roi de Danemark étaient l'unique lien; les du-
i hr> allemands n'étaient ratta* nés à la monarchie danoise que comme
le Banovre l'etail à l'Angleterre, comme Le Luxembourg l'est à ta
Bollande. — Désormais i et ancien ord nangé; la larchie
danoise, au lieu de s'étendre jusqu'à l' Eyder, c'est-à-dire jusqu'au
sud du Slesvig, irait jusqu'à l'Elbe, Lire jusqu'au Bud «In
Holstein et du Lauenbourg, i prenant ainsi ces du nés tout aussi
1 » ï * - r i < 1 1 1 • - le SlesA ig, le Juilaml el l< es < ependant i on-
tinueraient à être allemands, pendant que Leur union avec le Dane-
mark, de personnelle qu'elle était, deviendrait réelle. Quant ami
institutions libérale- que s'était données le Danemark en I s'iv. •
neiii pas étendues au Slesvig, qui restait soumis, comme Les
duchés allemands, à l'absolutisme, pendant que Le Juilaml et les Iles
formaient un petit état constitutionnel. C'est ainsi que La diplomatie
avait compris L'unité el L'intégrité danois) I D
aemark lut alors et qu'il est aujourd'hui oi \
Ne Bavait-on pas pourtant que L'antagonisme des deux nationa-
lités germanique et Bcandinsve avait (ait de l'Allemagne l'ennei
pour ainsi dire naturelle des peuples Scandinaves? L'influe)
manique, toute-puissante dan H stein, pai ind, n'avait-
elle pas déjà envahi toute la partie méridionale du Slesvig? Rap-
proeber plus nue jamais le Bolstein de La monarchie danoise, i
plus, \\ enfermer, et cela peu de temps après que i e duché s'était
révolté contre l'influence danoise, el après qu'il avait tente d'entraî-
ner avec lui le Slesvig, n'étaitrce donc pas introduire de \i\e force
die/ les Scandinaves cet élemenl germanique qu'ils croyaient préci-
ut devoir redouter et éloigner? De quel droit interdire au S
\i^ la jouissance des institutions lil» le roi de Danemark
lui avait destinées en 1849, et que L'occupation allemande avait
seule empêché de lui appliquer i a même temps qu'on l'avait l'ait
ait Jutlaml et aux lies'.' Frédéric \ll n'était-il pas martre absoln du
82 REVIE DES 1)1 I \ SI0NDB6.
Slesvig, fief Scandinave de sa couronne, au même titre qu'il était
souverain du Danemark ? \ quoi bon la guerre soutenue pendant
trois années parles Danois contre L'Allemagne, à quoi bon le meil-
leur de leur sang versé par eux, si ce n'était pas pour reconquérir
ce duché de Slesvig, tene danoise.' La diplomatie devait-elle le leur
ravir après qu'ils l'avaient repris par les armes? Chacun croyait
que le Slesvig devait être intimement rattaché au royaume et placé
sous les mêmes institutions. Quand Frédéric Ml déclarait que la
monarchie danoise serait désormais une monarchie constitution-
nelle, il n'entendait pas l'aire exception pour ce duché. Bien plus,
négliger l'occasion offerte de faire cesser la conformité dangereuse
des institutions du Slesvig et de celles du Bolstein, isoler au con-
traire le Slesvig du Jutland et îles ilcs danoises par le gouverne-
ment et l'administration, qui exercent tant d'empire sur les ma iirs,
c'était créer un nouveau slesvig -holsteinisme, c'était semer les
germes de nouvelles révoltes, c'était appeler la guerre avec l'Alle-
magne et le démembremenl politique.
(.tuant au traite de Londres, qui désigne pour héritier <le la cou-
ronne danoise le duc de Glucksbouxg, il a tait disparaître les droits
légitime-, de nombreux héritiers que la descendance féminine plaçait
entre la maison d'Oldenbourg, qui va s'éteindre, et celle de Hols-
tein-Gottorp; il ne laisse plus entre elles que le duc de Glucksbourg
et ses deux lils, encore enfans. Est-ce là une succession bien a—u-
rée? Joignez aux chances ordinaires de la mortalité humaine les
hasards d'une épidémie subite; le duc et -e^ deux enfans ne peuvent»
ils pas disparaître, et alors que reste-t-il? La maison de Rolstein-
Gottorp, dont le chef est sa majesté l'empereur de Russie, qui, dans
la série de ses titres, ifa pas retranche celui d'héritier du Sleavig-
Holstein, Le même prince qui, hier encore, lors de la signature du
traité de Londres, a formellement réservé les droits de sa maison.
L'empereur de Russie, dites-vous, se trouvera réservé, dénué d am-
bition, modeste, «(grand et généreux. Nous le voulons. Eh bien!
le cas échéant, il ne prendra donc pas la couronne danoise; même
quand le fruit lui semblerait mûr, il ne Le cueillera pas de Ba main.
Qu'importe, s'il envoie son serviteur pour le cueillir? Non, l'Europe
ne le laissera pas s'emparer du Danemark; mais l'Europe ne pourra
pas annuler sans doute ses droits de famille, ses vieux droits féodaux
héréditairement transmis et légués, et vous reconnaîtrez pour roi de
Danemark, un de ses vassaux, un des cent princes allemands qu'il
aura su envelopper dans la redoutable trame de ses alliances ,),• fa-
mille. Et dès aujourd'hui comment le duc de Glucksbourg oe serait-
il pas pénétré de reconnaissance envers la Russie, et comment lui
reprocheriez-vous même cette reconnaissance qui part d'un cour non
LE SCAND1NAVISME Kl IF IHM\HHK. 33
oublieux des bienfaits0 N'est-ce pas l'empereur Nicolas qui aie plus
contribué à faire le duc de Glucksbourg héritier- du Danemark '.' De-
mandei au prince de Desse, qui, partanl pour Varsovie, où le man-
dait le tsar, montant en voiture eï disant adieu à quelques dévoués
confidens, déclarail encore qu'il n'abandonnerait jamais Bes droits à
la couronne danoise, et qui revint cependant de la conférence impé-
riale prôl à Bigner toutes les renonciations demandées. Ne Be rap-
pelle-t-on plus la toute-puissance qu'exerçait, il j a quelques an-
nées, en Europe l'empereur de Russie? L'histoire anecdotiqi
cette époque en offrirait de curieuses preuves, tout comme l'hisi
générale el retentissante de la France et de l'Europe pendanl les
années qui suivirent montrerait cette puissance et l'aBcendanl de la
Russie ramenés à leur juste mesure. — Double danger, de la pai t de
la Russie el de l'Allemagne, pour l'indépendance future et prés
même du Danemark, pour sa nationalité an dedans, pour sa lil
d'action au dehors, c'est tout le résultat du traité de Londres, et si
la diplomatie a cru assurer l'unité et l'intégrité de la monarchie da-
noise, il \ a bien apparence qu'elle B'esl trompée; elle a rendu inévi-
tables -a dissolution, son démembrement. Pour peu qu'on m ç
d'\ apporter un prompl remède, il faudra rayer le Danemark de la
carte d'Europe.
Voilà ce < j < i» • disaient, voilà ce que disent encore aujourd'hui
des citoyens danois qui redoutent pour l'avenir de leurs institutions
con • pour leur indépendance et leur nationalité même l'ascen-
dant de la Russie et l'influence d>' I" Allemagne. Ds auraient souhaité
axant tout que la constitution libérale du 5 juin 1849 fût étendue,
corni die devait l'être en effet, au duché de SIesvig, afin que l'an-
cienne monarchie danoise restât unir comme par le i Quant
au Bolstein et au Lauenbourg, il- ne demandaient pas que l'anl
union personnelle fût changée en union réelle : leur défianci
l'Allemagne allait jusqu'à leur faire admettre, s'il le fallait, que les
duchés allemands fussent complètement détachés du Danemark et
intégralement rendus à la confédération germanique. Poui
Danemark allait jusqu'à l'Eyder, el non pas jusqu'à l'Elbe. IN for-
maient el forment encore aujourd'hui le parti eydériste, le parti cmi-
itifutiotmel ou national. Nous ne nous trompons pas en allumant <\uf
ce parti comptait dans ses rangs, lu moment où la solution diploma-
tique fut imposée an Danemark, bon nombre des Danois les plus
éclairés, les plus dévoués. Il- durenl se résigner à subir ce qu'on ap-
pelait In nécessité européenne. <>n leur disait : Le Helstat agrandit
nos frontières et augmente nos richesses. Pourquoi renoncer au Bols-
tein, à ses lions pâturages et à ses bestiaux? Nous finirons bien par
mater l'esprit tl<" révolte ou d'indépendance qui agite le
Tout: IX. 3
;')/| BEVUE DES ni I \ \lo\OI-.
lemands, etnous les forcerons à reconnaître ta domination danois
Les Danois éclaires ne L'espéraient pas: ils acceptèrent ni b au m la
Légalité qu'on leur imposait, et ils attendirent que les embarras et
les complications de La pratique vinssent ottalheureasemenl justiier
Leurs provisions. Ces complications oe tardèrent pas à se montrer; ce
s vu elles qui font aujourd'hui des affaires intérieures du Danemark
et de ses rapports extérieurs te plus obscur el Le plus dangereux
chaos. Pour un petfl pays de trois millions d'babitans, c'est trop en
vérité de contenir, en présence L'une de l'autre, deui nationalités
ennemies, comme la Scandinave et l.i germanique, el deus sortes <lo
gouvernement, l'absolutisme el tes institutions libres, \ une machine
bien faite, une seule roue maltresse, qui contienl <■[ règle par Bon
mouvement bien ordonné tontes tes autres, suffil d'ordinaire; mais
La machine du lldsiai. an lieu d'une r • principale, 1 ■ a sept, sepl
assemblées et sepl constitutions 1 Parmi les ministres qui entourent
le roi. il \ en a qui oe s'occupent que des ducbi - 1 1 qui pi 1
quent sont Irresponsables et absolus; il 3 en a qui gouvernent l<- I1
oemark proprement dit. el qui sont alors constitutionnels; il j en a
qui sont à ta fois, par teui administration quand elle pénètre d
le Danemark proprement «lit. responsables em chambres
Copenhague, et, par une autre face de leurs attributions, repré-
sentans d'un mi absolu, n'ayant, envers I
compte à rendre.
Nous avons trop souvent dépeint la confusion administrative et
permanente que te ffeUtat au jusqu'à présent au Danemark
pour que nous ayons besoin d'j insister encon l ■ ci oséqui 1
politiques de ce système nous intéressent Bénies aujourd'hui : elles
méritent d'être signal
Quelle a été la conduite du cabinet danois pendant la guerre
d'Orient? Lprès avoir proclamé de concert avec la Suède et La '■
vége sa oeutralité, cédant alors sans aucun doute a rentralnemeat
de la confraternité Scandinave, nous L'avons ru, retenu par 1
attaches, se refuse* à pai tager l'alliance occidental les
deux nations voisines, el s'abstenir de signer te traité d> ~l\ no-
vembre L856. Bien plus, au momenl où Les mauvaises disposition
l'Allemagne se faisaient le plus vivement sentir, te rai de Danemark
se voyait singulièrement partagé, indaaanl «en la France el l'An-
gleterre avec le reste des peuples Scandinaves et comme souverain
Scandinave Lui-même, mais entraîné vers La Russie avec L'AIlem .
comme due de Holstein et de Lauenbourg el comme membre de la
confédération germanique. Que fùt-il arrivé, si la diète eût l'ait al-
liance avec la Russie? Le roi-duc eût été obligé d'envoyer son con-
tingent à l'armée allemande, tandis que la Dation dan •■> i-
LE SIWMWWSME ET LE DANElIVRk.
a
dait indubitablement pour L'albanoe occidentale; les duTérens i
mis en campagne par Frédéric Ml auraient pu se rencontrer en en-
nemis sur les mêmes champs de bataille. — Veut-on toucher du doigt
les autres conséquences politiques du Hêltlat? Nous avons déjà dit
de quel poids la Russie devait pesai désormais but les destinées du
Danemark, soit par suite du tôle principal que l'empereur de Russie
a rempli dan- L'élection du duc de Glucksbourg, soit par la seule
autorité des droits que La Candie de Holstein-Gottorp, dont Le isar
. i i tu i. • • -i réservée pour l'avenir. N'j insistons plus, mais mon-
trons par un treisiè exemple, celui de la crise actuelle, que ce
n'était pas une prédiction fausse ou ■ «!<■ dire que L'intro-
duction de l'élément germanique dans La monarchie danoise serait
un germe à la l"i- de discordes civiles et d'inextricables embarras
politiques a L'extérieur^ montrons Les duchés >< révoltant
cette captivité Légale du BêUtat et appelant aujourd'hui a Leui
cours, outre les cabànete de Berlin et de Vienne, La diète de l ram -
Cort!
Pendant le couranl de L'été dernier, loss de la premier
complète du conseil général de la monarchie, onze membres app
lenanl à la députation des duchés exprimèrent tout 6 coup d<
inattendus. Il- prétendirent que la constitution commune, pu!
en L855, était entachée d'illégalité pour n'avoir pas été soumi
la sanction des assemblées prown La et àV I
bourg, et ils demandèrent expressément que a blées fussent
convoquées Bans plus de retard pour être consi po-
litique. En vain Leur uéponduV-on que !.
Le consentement et à l'instigation des cours de Berlin et de Vienne,
avail été octroyée par Le roi de Danemark et n'avait p
présentée à L'approbation des chambres de Copenhague : ib
tèrenl et furent abandonnés parla majorité du oenseiL D eus
cependant riaient Les cours allemandes, prêtes a ramasser l'arme
tombée des mains de oes enfans perdus, et qui, j joignant une autre
plainte aussi peu fondée, relative A La vente parcellaire, c'estnè-dire
démocratique, de quelques domaines publics {\iw^ l s, vente
ordonnée par Le gouvernement danois but l'avis des états provin-
ciaux, tirent de ces réclamations intempestives le sujet de notes pn
santés d'abord et bientôt te le poids desquelles Le
Danemark ■ véritablement sujet de trembler aujourd'hui. En effet,
les cabinets de Vienne et de Berlin ont . si n constitu-
tion commune n'était pas soumise à L'approbation des assembl
provincial''- du Holsteirj et du Lauenbourg, ils saisiraient la diète de
Francforl du soin de prot duchés contre ce qu'ils appelli
l'oppression danoise. La réponse du Danemark aux cours allemandes
36 BEVUE DES DEUX MONDES.
a été, sur le point principal, négative. L'affaire de la constitution
commune est un l'ait accompli; le Danemark, qui De l'a acceptée na-
guère qu'à regret, forcé qu'il j étail par cette même diplomatie al-
lemande qui lui l'ait un crime aujourd'hui de son ancien béis-
sance, ne peut pas la remettre en question aujourd'hui el permettre
aux cabinets de Menue et de Berlin d'intervenir dans ses affaires
intérieures sans reconnaître, en face de ce dernier affront, qu'il n'a
|)lus aucune indépendance. La question n'esl pas purement alle-
mande, puisque la confédération prétend faire modifier la constitu-
tion commune à toutes les parties de la monarchie danoise, même
aux parties Scandinaves. La guerre la plus injuste peut donc éclater,
si les grandes puissances ne sauvegardent pas l'équilibre euro] i
en sauvant le Danemark.
Oui, le Danemark, dans l'étal actuel des choses, n'a en perspec-
tive, en dehors d'un arbitrage des grandes puissances, que la guerre
même. S'il eûl accepté l'ultimatum allemand tel qu'il a été récem-
ment présenté, les duchés, tri pliant de son excès d'humiliation,
eussent senti leur force, désapprouvé la constitution commune en \i-
gueur depuis deux années, el résisté plus énergiquement que jamais
au Helstat. Le Danemark ,i refusé, et il refuserait Bans doute aussi
un ultimatum de la diète de Francfort; alors quelle autre issue que
les deux que is avons indiquées? Voici en attendant nouvelle
preuve de la dislocation du Helstat que le duché de Slesvig, pro-
vince tout à t'ait danoise, mais infectée dans sa partie méridionale
de l'influence allemande, et entraîner par la vers l'ancien et '■
lieux projet d'une alliance avec le Bolstein, a répondu au gouverne-
ment danois par le refus de votei l'impôt I C'esl la guerre civile en
attendant la guerre étrangère. L'une et l'autre >"nt prêcli
duché-, \ compris le Slesvig, par les pamphlet- allemand-. Pour
quelques livres ayant en vue la conciliation (1), il \ a vingt bro-
chures belliqueuses. Qu'on Use les Lettres sur /<■ Slesvig-Bolttein,
de M. Moritz Busch, les articles de M. E.-M. \indt dan- la (ùizelte
de Cologne, el les écrits de M. Wilbelm Beseler. Le Danois, dit
M. Vrndt, pénètre au milieu des allemands comme une dangereuse
graine. 11 s'attribue la force et la puissance, et prétend réussir, .
le temps, à taire disparaître la race allemande pour la faire entrer
de force dans sa petite nationalité! Le cœiu se soulève devant les
violences hypocrites de ces Danois, qui ne s'abstiennent pas même
du crime. En sera-t-il longtemps ainsi? Non, rependent les cœurs
généreux. Le jour de.- représailles approche. Il sème une haine qui
(1) Voyez le livre intéressant de M. R. Quehl, consul-général de Prusst- i I
mark, intitulé Ans Danemark (1856, petit in-8°).
LE SI INDINATISME ET LE DANEMARK. 5"
retombera sur sa tète, ce petit peuple, le plus vain el le plus rempli
de Gel qui suit sur la terre, el qui "se ainsi opprimer el piller les
belles péninsules el les belles lies de la Baltique... Nous espérons en
Dieu, dans le Dieu allemand!... » Et M. Beseler termine une longue
brochure sur la question des duchés 1 1, après avoir imploré leur
séparation complète d'avec le Danemark, par ce cri de baine et de
guerre : Citoyens des duchés, nous n'adressons qu'une prière aux
puissances de l'Allemagne. Ce sont elles qui oous ont Fait tombei
les armes des mains il j a bu ans pour conclure des armistices el
des traités de paix; nous détestons ces traités! Qu'elles nous rendent
nos arme-, : non-, saurons bien nous affranchir el nous venger do
mèmesl »
C'est ainsi que parlent en ce momenl les écrivains allemands ou
slesvig-holsteinois. L'un veut courir tout de suite aux armes; l'autre,
effrayé des redoutables entreprises de ce petit peuple dano
contre la grande patrie allemande, invoque le Dieu allemand, el s'in-
digne déjà de voir les ttet de la Baltique, Seeland et Fionie, aux
mains des Danois. \ qui veut-il donc qu'elles soient? L'aveu est naïf,
et rappelle trop les velléités maritimes <l>- la Prusse avec le chant
national au Slesvig-Holstein meerutnschlungen. — -Beaux témi
en faveui du ffelslat! Le Danemark u'en voulait pas, el voilà < "in-
ment les duchés allemands l'acceptent. Qui don* est satisfait à la
suite d'un si malheureux arbitrage? Ni l'un ni l'autre des deui plai-
deurs apparemment. Serait-ce quelqu'un des ju_
On voit que les belles combinaisons du BeUtat n'ont fait qu'atti-
rer au Danemark cent ennemis «lu dehors. \ l'intérieur, on a pu en-
tendre maint craquement et maint gémissement de la machine en
désarroi. Que veut-on que Fasse le gouvernement danois, si d'uni
pari la diplomatie européenne lui impose une combinaison politique
hérissée de mille difficultés pratiq : d'un autre côté la d
de 1 1 ancfoi t vient s'interposer entre ces difficultés et lui, pour l'em-
pêcher de les aplanir ou <l<' les vaincre? \ quoi l>"ii i mde
guerre? Celle qui a eu lieu de 1848 i l^M n'a déjà servi de rien.
Il faudra des négociations à la suite des nouvelles hostilités, et les
grandes puissances, consultées précédemment, seront appelées de
nouveau à j prendre part. Pourquoi l'arbitrage n'aurait-il pas lieu
a\ant qu'on en vienne aux armes? Mais dans ce cas quel parti
prendre?
i . est ici que le scanduun isme prétend offrir une solution. — Pre-
nons, disent les partisans de l'idée Scandinave, l'Allemagne au mot.
(1) Ztir s i-HoMeinùchen Sache im Aurjust 1856, von W. Beseler, Braun-
Bcbvweigj ts56.
3,8 UEVl E l>Ks DE] \ MiiNHES.
La confédération germanique remet d'eUe-même en question une
partie du système imposé oaguère au Danemark parla nécessité eu-
ropéenne. Nous acceptons. La constitution commune va «loue être
soumise à L'approbation des diètes provinciales. Nous, naajoi ité des
chambres de Copenhague, à qui vous ne sauriez refuser le droit
d'émettre àcesujei noire avis, août U cejetons entièrement, nom
trouvant pxobahlemenl en cela d'accard avec les diètes du Sieevig,
du Holstcin el du Lauenbourg. Voila brisé le lien déteatablfi gui noue
attachait ensemble malgrénous, Ulemands et Scandinaves. \ cette
union contre nature bous en substituons une autre, naturelle, de-
puis longtemps souhaitée, utile à L'Europe, qui, non- l'espérons, La
consacrera: L'union avec la Suède et la Norvège. Plus d'attaque à
redouter du dehors; oos voisins savent désormais qu'il* auraient
affaire non plus au petit peuple danois, mais à trois peuples lin.-.
aux trais Dations Scandinaves, dont Les intérêts Boni les mêmes, • :
qui se sont formellement obligi wuir mutuellement Plue
d'accusntiens de la part des duchés allemands contre la pséteadue
tyrannie des Danois.: l'union réelle, qui Les emprisonnait tout à
l'heure dans La monarchie danoise, a disparu; elle a lait plao
L'union jtersoaneUe rétablie, c'estnàndu te roi de Danemark,,
comme par Le nasse, reste Leur duc, laisanl à oe litre partie delà
confédération germaalque, el par conséquent incapable de modifier
sans le consentement de l'Allemagne Les institutions allemandes.
Que souhaiteraient-ils de plus? appartenir a la Prusse? De ne le
veulent pas, et d'ailleurs L'Europe oe verrai! pas de sang-froid La
Prusse acquérir leurs magnifiques ports. Formel à eux beuIb un
étal particulier et indépendant? Il raient rien en vérité.
Ils n'ont donc aucun inté Béparer complôtemeat du Dane-
mark, c'est-à-dire à rejeter l'ancienne autorité du roi-duc. Seule-
h us doivent oublier Le Sleai ig. Par suite d'une longue indolwioe
delà paît du gouvernement danois, L'influence allemande s'est im-
plantée dans la partie néridionale de ce dm le : oe n'en est pas
moins un primitivement et essentiellement Scandinave. Il
est temps enfin de couper court à toute \elleite de slesvig-bolstei-
atsme, et il faut que chacun soit malice chez lui. Le Slesvig devra
repu mile peu à peu les mômes institutions qui m les autres
parties du Danemark. Revenu de » e eiTeurs et rentre dans le giron
Scandinave, ce beau duché sera ootre don du matin à notre fiant
suédo-noivégienne. Telle est ootre première solution : une alliance
politique des royaumes du Nord, avec L!anéantisai un ut du Utltlot, <\<-
telle sorte que le Slesvig soit véritablement incorporé dans le roya
de Danemark, tandis que les duchés du Bolstein et du Lauenbourg
ne Formeront qu'un appendice assez indépendant de ce royaumi
1 1 s< unnmmsM i i u daiww u;k. 59
l'exemple do Luxembourg annexé i la Hollande. — Gett ne suffit-il
point, el l'unit'' d\ nastique est-elle afeoiumenl re pour nm-
sacrer l'alliance pofitiqae «lu Word? Hh bien! la seconde solution
prête. Noue roue avons pria au mot tout a l'heure. Tous ■
prétendu, quand déjà elle «'■ t .- 1 i t incontestablement on l'ait accompli,
réviser ta constitution commune, el nons \ avons consenlî. Mainte-
nant nous vous demandons, nous. la révision du traité de Londt
el voua reconnadtreï nécessaireraenl que constitution commune el
traité étaient les deux colonnes d'un seul el même édifiée. \
avei renversé l'une; nous avons te droit, quand l'autre penche, de ta
poussera terre el de déblayer te terrain. Voila < j < i i est convenu de
cert avec toute l'Europe. Donnée toute indem
r< lu du traita de Londres; il n'est plus le w ntuel à n
couronne. Que l'Europe, en vue de cette union Scandinave qui <l"it
élever ^\n utile boulevard, m mtienne pour \ aider les renoi
des prétendans de la ! i _r 1 1 • ■ féminine à lacouronnede Danemari
que cette couronne, redevenue libre, aBle se placer sur la tête qui
réunit déjà .elle- d. - ri <\ au tu»— ilu N . i ■ l . chacun •
peuples alliés stipulant d'ailleurs -a complète mdépend; i ûn-
tien de ses mstitutions particulières el de son gouvernemenl inté-
rieur.
\in-i parlent tes partisans du - indînavisme ; teïle i
qu'ils veulent opposer à l'intervention de la dièti de Francfort. Il»
entendent resp» cter tous les di la dipli i
lie. mai- il- souhaiteraienl que ta diplomatie . mieui întorn au-
jourd'hui a leur -en-, consenttl a modifier 9on œuvre, qu'ils • i"i' m
funeste et impraticable. Il- ne voienl de salut «pie dans l'uni'
dinave; pour] parvenir, il- consentiraient, i - l'avons «lit.
pénibles sacrifices-, au cas par exempl i la Suède et la N'"'
ne voudraient pas accepter dans l'association Pélénient germanique^
En vue de cette union, ils voudraient soir réviser le traite de Lon-
dres. Il- savent, a la vérité, que '. ! ai-
sément qu'elle se façonne, et qu'il n'j a. ponr la briser d'un coup,
que h- révolutions. Il- ne veulent pas des révolutions, qui tourne-
raient contre eu\ ton- le- cabinets de l'Europe, et qui répognenl
d'ailleurs a leur canne, noble et juste. C'est do» la diplomatie qu'ils
implorent.
La plein. ■ qu'a y a bien dans leur- rems quelque i bose de pra-
tique et d'utile, c'est cpi'au lieu d'.ir_'iiuien- contre le -eaudina-
\i-ine pendant ces graves débate, on ne vofl paraître, du coté n
qui -emhli rait devoir lui eue hostile, que de- expédions ou d< -
Union- (pii lui -eut en certaine mesure conformi s. L'écrit publii
uieni par le propre beau-frère du dur de Stuekahourg-, M.
40 REVUE DES DEl \ HONDB8.
baron de Blixen-Finecke (1), montre bien qu'on ne dédaigne plus
réellement le mouvement Scandinave, mais qu'on essaie de le diriger
à son profit. M. de Blixen-Finecke, sujet suédois et danois & me
temps par les riches domaines qu'il possède en Scanie <'t dans l'Ile
de Fionie, était oaguère encore en Danemark le chef de l'opposition
aristocratique contre le progrès des institutions libérales; il est
maintenant converti au scandinavisme. o L'union politique des mus
royaumes du Nord sous un seul roi, dit-il, avec communauté de
douanes, de monnaie, de poids et de mesures, esl chose très dési-
rable, et à laquelle l'assentimenl de l'Europe, au cas d'une solu-
tion présente, ne saurait manquer. • L'idée du scandinavisme a lait
depuis dix ans, et particulièremenl depuis trois aimer.. M. de Blixen-
Finecke le reconnaît, des progrès incontestables. Ce nt'esl plus seu-
lement la jeunesse drs universités qui la proclame; elle esl adoptée,
dit l'auteur, par les esprits les plus sérieux el les plus élevés dans
la nation. — Mais, continue-t-ïl, l'idée Scandinave ne -aurait pré-
tendre à fouler aux pieds les droits reconnus par l'Europe, car alors
elle ne sciait plus qu'une violence révolutionnaire que les cabinets
européens ne laisseraient pas triompher, Commenl d : faire pour
réaliser le scandinavisvie pratique? M. de Blixen-Finecke propose
« une adoption réciproque et mutuelle des deux familles royales de
Suède-Norvége et de Danemark, de telle BOrte que la descendance
mâle survivante restera seule en possession des trois couro
Or le roi Oscar a aujourd'hui trois Bis, dont le premier esl marié
depuis quelques année- seulement; le duc de Glucksbourg a lui-
même deux Gis. Pour peu que l'une des deux dj nasties atteigne une
durée semblable, par exemple, à celle de la maison d'Oldenbourg,
qui s'éteint aujourd'hui en Danemark, le scandinavisme verra ses
veux réalisés dans quatre cents ans d'ici, vers l'an de grâce 2250]
C'est lui laisser le temps de la réflexion. — L'auteur oe plaisante pas
cependant; il n'imagine pas d'autre moyen pour réaliser l'union qu'il
croit salutaire, et, comme il tient d'ailleurs à justifier le titre île son
écrit, voici comment la proposition qu'il a laite devient pratique à
son point de vue : n Si cette proposition, dit-il. tée par ceux
qui ont mis en avanl dessouhaits el des espérances pour une alliance
Scandinave, nous saurons bien désormais de quelle nature esl véri-
tablement leur scandinavisme, nous saurons que non- avons affaire
ou bien à de purs idéalistes, ou bien aux adhérens d'une politique
toute personnelle, n'ayant d'autre dessein que d'éloigner une cer-
taine personne au profit des plans ambitieux d'une certaine autre...
Quelles sont les deux personnes que désigne M. de Illixen-Fine» keî
(1) Skandinavismen practisk, in-iî.
LE SCANDINAVIE ET LE DANEMARK. 41
— Cela n'est pas difficile à deviner. Il s'agit de son royal paient,
M. I" duc de Glucksbourg, l'héritier désigné de la couronne danoise,
et en second lieu du prince royal de Suède, déjà vice-roi de Non
et futur héritier du trône suédois, L'apologie du duc de Glucksbourg,
qui forme une bonne partie de la brochure, n'est qu'une réponse au
cordial accueil fait récemmenl à Copenhague au fils du roi de Suède,
lorsqu'il j est venu, en septembre dernier, à la suite des fêtes si an-
dinaves de 1856, pour introduire, assurart-on, sa majesté Frédé-
ric Vil dans les hautes régions de la franc-maçonnerie! Le journal
officie] danois eut la naïveté d'annoncer que la promenade aux Dam-
ux préparée en l'honneur du prince Buédois par les étudiansde
•enhague n'aurait aucun caractère politique, comme s'il eût craint
que les ardens du parti ne relevassent le lendemain, dans la cour
du château de Christiansborg, sur le triple pavois du Nord. On s'est
contenté de remercier publiquement le prince de la sympathique
ardeur qu'il avait plus 'l'une fois chaleureusement exprimée en fa-
veur drs intérêts Scandinaves. Un journal cependant a osé de plus
instituer entre le duc de Glucksbourg et le prince royal de Suède un
parallèle singulièrement flatteur pour i e dernier, singulièrement dé-
favorable au prince danois, .■( qui a fait sensation dans tout le Nord.
Nous ne nous permettrons pas de le reproduire ici, bien q
baron de Btixen-Fînecke nous en ait donné le droit, et nous j ah
Presque invité même, en acceptant, lui aussi, dominé Bans aucun
doute par ce souvenir, que la question fut posée entre deux per-
sonnes.
N ' ! ! estion n'est pas personnelle, elle est nationale. Il s'agit
pour les peuples Scandinaves de .-'unir pour être indépendan
forts. Il s'agit pour le Danemark en particulier d'échapper enfin ..
linfluence, a la pression germanique, et de conquérir à l'intérieur
quelque unité. La légalité instituée par le HeUlai et le traité de
Londres s opposent à l'union Scandinave, i mais, puis-
que les grandes puissances allemandes portent aujourd'hui une i
"""lv atteinte à l'édifice qu'elles ont elles-mêmes contribué a élevei
malgré les vœux .lu Danemark, il semble qu'une légalité nouvelle
pourrait remplacer, grâce a la diplomatie, celle qui contient tant
de périls. En toutcas, une alliance politique, un traité de commune
défense conclu entre I.- mu. peuples, dont la race et les intén
sont communs, sauverait : en ce moment celui des trois qui
si dangereusement menacé. Qu'il nous suffise a .m,, . , ,:iit
notre unique dessein, — d'avoir montré l'entier développement
il une idée généreuse, depuis son berceau, t. .m poétique et litté-
raire, jusqu'à son entrée, bien constatée par la récente circulaire de
M. de Scheele, dans le domaine do la politique et de la diploma-
|2 liLU I DES DW I IÉÛHMS.
Le scandinavisme répondàun sentiment vrai des pCrikel «1rs
ources que les pays du Nord rencontrent autour deux et w
milieu d'eux. I se* dire que sa pi» > marquée parmi les
idées sérieuses qui doive* pr xupe* aujourdhui l Europe. Vou-
loir préciser exactement L'époque el le mode de son«ntier acconv
plissemen dépasser les prétentions de cette : étude, et, noua ,ta
croyons, les limites de la prudence. Nous ne voulions que consi
aesnr es, que prévoir tout au plusseasucci dans 1 avenir, sans
r d'en rédiger le programme imaginaire, route une
nation mise en péril j voit un refuge assuré. N exagérons pas les
,ifioes que cette aation aurail à faire: les duchés devraient lui
rester; ces duchés annexés oe seraient pas pour elle, redevenne
puk l'intérieur, un plus grand embarras que néteienl a
la Suède de 1648 ses possessions continentales; ds lu, seraient au
contraire un lien précieux avei le reste de l'Europe. L peuplesdont
,iti„M. dans son perd extrême, invoque la fraternité et I al-
liance sont | unir a elle; les anciennes naines oni été ou-
... les dissentimens se Bont aplanis; la Norvège oe crainl pas
l'union uuiseen rien au soude édiûce de sa liberté; la Suède a
tout à gagner el suit son étoile. Encore une fois cependant, la diplo-
matie européenne tient la clé du problème; doub ue pouvons donc
que faire des vœux pour qu'elle s'interpose avant Le renouvellement,
imminent peut-être, d'une guerre danget inutile, el pow
qu'elle assure enOn, par l'alliance préparée des trois couronnes «lu
\ , i. les destinées d'une race intelligente, brave, qui i s est atta-
chée de cœur, et aoi me à toul l'Occident, un précieux
boulevard. La politique de la France, celle de Henri IV, de Riche-
lieu, de Louis \l\ jeune etencore généreux, celle de I i I"
n'est pas de s'allier aux forts sans nul souci des faibles. La poli-
tique française esl de protéger 1rs puissances secondaires, de les
grouper en un faisceau que rendent consistant et bien cimenté non
pas seulement la force du nombre, mais celle de la reconnai
celle de l'éternelle justice, du bon droit et de la vérité.
\. i.i i im.T.
M
TRADITIONALISME
PREBIIIX l'IUll.
M. DE BOB M.D.
I !'■ u Yëlnr dt U hano* luwu. par le prre Llu-iri. « «ol. Ul*
II. fkdosophu el Heligwn, fit ll.-l. I. NlrM I fol. i»S6.
F.
On a l'ait depuis quelque temps de Louables efforts pour rappro-
cher des doctrines qui semblaient séparées par ane guerre éternelle.
1 1 i easa] é d'amener a B-entendre, .1 se m u à se supporter,
je in' sais lequel, <«mi\ «pii. en philosophie, en religion, en polil
même, défendent te \i<'u\ et cens qui soutiennent !<■ nouveau, Je me
sers a deseein d'expressions oestres '•( vagues, le viens et le nouveau,
el tout de suite, afin a" évites les méprises el encore plus le scandale,
j'avertis que par le aowvaau je n'entends pas les derniers venus
caprices de l'esprit humais, ni par le vieux des préjugés cronflans
donl je viendrais insulter les ruines. Non; il but prendre ces deux
mots dans un 9ens très général, dans le sens vulgaire de dos an-
ciennes controverses. Par exemple en politique, tout le monde sait
qu'il \ a les idées de L'ancien régime si les principes de 1789. !.•
christianisme, immuable dan- son fond, peut être considéré soit à
la manière du moyeu it à celle <\r non, cru* siècle, en
éclairée, encore élargie par ridée suprême des droits delà conseil
44 REVOE DES DE) \ UOND1 5.
humaine. Pour la philosophie, on sait qu'elle fui un temps l'esclave
de l'autorité, etqu'un autre temps est venu, l'ère de Bao I de Des-
cartes, où elle n'a plus voulu être que la servante de la raison. Voilà
en grosle vieux, voilà le nouveau, et voilà les deux esprits qu'on
s'est naguère ellbrcé de concilier. Il esl fori douteux qu'on les puisse
unir au point de les confondre, et qui sait si ce serait désirable? Les
t'usions sont difficiles: mais paix est possible, du moins une trêve,
et beaucoup de reconnaissance esl due aux hommes généreux qui
prennent à tâche de remplacer par une émulation bienveillante entre
1rs opinions sincères la lutte ardente des convictions ou des pré-
tentions passionnées.
11 ne faut poim chercher l'unité : elle est une chimère et un dan-
ger; mais on peut espérer, el il esl toujours méritoire d'j travailler,
que des doctrines qui diffèrenl par l'origine, les procédés et le but,
fmironl par co-exister sans se combattre, el poursuivront Bans dis-
corde l'œuvre de bien qu'elles se proposent, en servant, chacune à
sa mode, la cause de la vérité. Le temps, qui émousse les angles des
métaux les plus dors, peut effacer des ressentimens, dissiper des
préventions, el les hommes n'ont pas toujours besoin de penser de
même pour être amenés à faire la méi :hose. Rien n'empêche donc
de croire à un avenir plus paisible que le passé; l'histoire de l'un
n'est pas nécessairement la prophétie de l'autre. Ceux à qui cette
histoire n'est pas étrangère, ceux qui onl \u les luttes du commen-
cement de ce siècle peuvent conserver quelque Incertitude quant au
succès complet de l'entreprise; mais ils sont tenus par leur expé-
rience même d'y applaudir etd'j contribuer. Us auraienl bien peu
de mémoire s'ils ne se rappelaient sur quels écueils la barque s'est
plus d'une fois brisée, et bien peu de dénuement s'ils ne les signa-
laient à ceuv qui s'aventurent sur les mêmes eaux. Ils doivent sur-
tout prévenir le retour des fautes qui pourraient empêcher toul
commodément. La moins grave ne serait pas celle de ressaisir les
armes de guerre comme des instrumens de paix, el en s'obstinant
dans les traditions de parti, dans les admirations de circonstai
de plaider les mêmes causes avec les mêmes argumens. Rien ne se-
rait plus malhabile et plus funeste que de reprendre les controv» l
de toute sorte au point où elles ont été laissées, d'j faire Ggurer les
mêmes thèses, les mêmes critiques, les mêmes noms; autant vau-
drait en plein armistice dire aux clairons de s, muer la chai .
Les hommes seraient trop heureux si la vérité, quand elle pénètre
dans leur esprit, s'en emparait au point de le transformer et di
l'assimiler entièrement. Quand, par bonne fortune OU par sa rectitude
naturelle, notre raison va au vrai, elle ne change pas de nature;
elle reste limitée et faible. Nous entrons dans la vérité avec le cor-
I>l rRAMTH>\AI.lSME. 45
tége de nos préjugés, de nos infirmités, de nos passions; nous rame-
nons les choses à notre mesure, nous les façonnons à notre image. 11
arrive même que notre part d'erreur et d'ignorance esl plus grande
que la portion « l*» vérité qui nous éclaire, comme par un phénomène
inverse un esprit engagé dans l'erreur peul montrer une telle jus-
tesse et une sagacité telle que le faux reste pour ainsi dire cantonné
dans les principes, et que la vérité se retrouve dans les détails et
brille dans les accessoires.
• l'est là ce qui rend po^-ible la critique de touù 9 les écoles 1 1 de
toutes lis sectes. C'esl ce qui permet en même temps d'admirer de
grands esprits qui se trompent, el de ne ménager rien de ce qu'ils
soutiennent, car le talent et la doctrine no >"iit pas Bolidaires. La
perfection esl dans la vérité, elle n'esl pas dan- la raison humaine.
El di' même qu'une bonne nature est quelquefois égarée au mal par
l'abus de ses qualités, "n peut embrasser le bien par de mauvais
motifs, le chercher par une mauvaise voie, l'appuyer de mauvaises
raisons, et dan- i <■ cas il esl permis de condamner l'avocal -ans
condamner la cause. Les critiques ne sont pas comme les -"Mats,
qui ne reconnaissent l'ennemi qu'à son drap
Rien n'est plus commun, par exemple, que d'entendre de d
tables apologies de la liberté politique. Nous avons été condami
lutter non-seulement contre des passions coupables, c'est la mi
de notre nature, mais (misère peut-être plus triste encore] contre
des argumentations ou des théorie- fausses qu'on associait au sen-
timent louable en Boi des droit-, de l'espèce humaine. Nous avons vu
des philosophiez qui, soit par leur esprit général, soit par leurs •
clusions dernières, paraissaient élevées el pures tomber dan- de
tels écarts de méthode ou de raisonnement, qu'il \ avait en elles plus
à rejeter qu'à prendre, et qu'elles nuisaient par leur exemple plus
qu'elles ne servaient par leur tendance. Lorsqu'à la suite des épreuves
que l'anarchie inflige parfois aux nations civilisées, les imaginatii
■ ic plu- troublées que les intérêt-, n'aspirent plus qu'à la sécurité,
l'ordre, ce besoin constant d . -, peut être cherché par I
moyens, célébré par tous motifs, et le- grossiers sophismes de la
convoitise on île la peur se donner pour de n<>l>le- doctrines conser-
vatrices. Enfin, lorsque de téméraires hypothèses, des doutes rai-
sonneurs, ou, ce qui est pire, l'incrédulité de- passions, ont n
a ébranler le- bases mêmes de la religion en attaquant toutes
formes, c'est un service a rendre a la vérité et a l'humanité que de
prendre en main île- intérêts 1 ! de replacer dan- leur jour,
de rasseoir sur leurs fondemens le- dogmes qui par la loi consacrent
la morale. Mais la religion au— i peut être mal défendue, le préjugé
peut s'enrôler ù son service; l'ignorance ou le zèle peuvent b'i p
4»i 1-,1 \! I l>Ks l'I.I \ Mi'MH -.
ter désarmes fragiles ou prohibées. Se qui est divan en .soi s'huma*
iiim' dans la pensée de l'homme, et la vente, après aven travei
milieu «orruptiblc, peut se produire sous la forme dfl l'erreur. Bien
n'est donc plus Légitime que de discuter les apologies qui, telles
qu'un lierre parasite, viennent s'aiiaclur ans doctrines qa'on von-
drait trouver saintes. C'est un devoir fan de Répara es qui es* du
( iel et ce qui est de le terre, surtout quand la foi n'est qu'en appa-
rence engagée dans le débat, el qu'elle se trouve accidentellement
mêler, son sans un peu d'artilire, a des opinions de SB inonde, des-
tinées a chauler ;i\ir nos ^mi\ erneinens, a péris avec nos discordes.
Souvent, quand on sous pavle religion on philosophie, il s'agh di
politique. Écartez la religion, lelute/ la pilili -opine . et inarrlir/
droit a la politique.
Le débat qui s'.-t rouvert depuis Mi dernières années enta li
religion et la philosophie, entre fabos de la religion et l'abus de la
philosophie, et dont en a voûta malheureusement ne tire qu'une
annexe se une ferme de la querelle entre les id< n de pouvoir et les
idées de liberté, n'est pas fort nouveau. Dès le eammencament «li-
ce siècle, la ic\ ulution Tram aise Pavait ramené 0 la suite de s(,ii
naufrage. ®ù ne dit aujourd'hui des méfaits do wnr siècle, des
périls attachés à la liberté on à la raison, des mentes du principe
l'autorité, rien ipie l'on n'ait dit aussi bien il y a cinquante BJM, et
si l'on n'a point alors converti le \i\' siècle, il fout qu'il soit diffi-
cile à tom lier, Gar cette première réaction, provoquée | do-
venus tout autrement tsagiques, eut rheuBeuse fostune de trouver
des défenseurs dont tes égaux ne Boni pas communs. Le Sénieën
du ■i.siniiiisHir, les ou\ rages de M. de Ronald et du comte de tiaistre,
plus tard Y Essai sur t Indifférence, sont assurément des plaidoyers
que pour le talent ne répudierait auenni . et cepi ndanl le pro-
eèsa été une première fois perd ; unes appan
tait marcher peut-être au même résultat que d'invoquer indistincte-
ment les mêmes noms, et de se mettre protection de tel ou
tel d - m mi ter le premier et
le dernier.
in dépit des origines politiques de M. ne Chateaubriands on doit
se refuser à voir uniquement dans le Génie du Christianisme on ou-
vragede parti. L'idée ingénieuse de recommandera l'imagination,
au goût, au sentiment, la foi de uns pères, el de lui regagner les
cœurs par la beauté plus encore que par la vérité, pes
des esprits aastères an peu au-dessous de la gravité du sujet. En-
couragés par cette maniée santé de] r, lesimi
ont pu se croire en droit de déplacer ainsi toutes les grandes qui
tions en les taisant passer à leur tour du ressort di
m nusmosâusn. '\~
« ■i-liii de l'imagination, du sentiment os du goût. Ce qui •
mise dan- an ouvrage d'art plutôt que de philosophie a pu paraître
depuis lors applicable a la discussion même du fond des i bot
l'habile écrivain a donné l'exemple de justifier une opinion m
par ses preuves que par ses ornessens. \ ce compte, les beaui i
de Lucrèce devraient nous décider en favenr des doctrines I
cure. Cette remarque même met hors du débat l'ouvrage de M. te
teasbriand; ce n'est point un lèvre de eontrovt i rient par
le talent, il doil être préservé de tout hostile examen, comme (ont
ce qui réussit a charmer sans viser i convaincre. D'ailleurs il
deux lignes dans le dernier saiesse qui suffiraient, i non
pour !<■ placer en dehors de toutes les œuvres Buspeetes de la poli-
tique réactionnaire. Cest à la page où l'auteur loue l
l'église m ime d'avoir i produis chez les modernes le systèn
tatif, qu'on peut mettre au i bre de a - trois ou quatre décou-
vertes qui onl créé un autre univers. Non, ce n'est pas l'esprit
de la contre-révolution qui a inspiré li <■ lu Chrittiam
Le R\ re de M. de Lamennais est plus Bérieax, et il a joui
monde des esprits an rèïe plus philosophique. S'il Fallait ne consi-
dérer dm- les livres que leur influence, ancun peat-étre, parmi
nouvelles apologies, ne serait supérieur su même égal a YEttaitur
f Indifférence. L'auteur n'est pas un grand inventeur d'id<
principes ne sont peut-être pas de lui mais en les emprui
mi la. il !<•- a reforgés en mstrumens puissans de polémiqu
a fortifiés par des i onsidérations singiriièremoRt frappantes sur :
moral du monde, et, marchant hardiment aux
devanciers ignoraient ou redoutaient, il a convaincu les esprit*
finement. M • aujourd'hui il «rp de lui pan
son empire n'est pas tombé avec son sut rite. Détrôné, il don
jusque dan- les écoles qu'il a reniées et qui le mau
Cependant il s'est trop irrévocablement séparé, il s'est porté à deE
extrémités trop lointaines poux qu'os puisse, même en isolant une
époque de sa vie, le traiter en représentant de la •
sertée. Coriolan esl mort loin de Rome, et, avant qu'il n'expirât,
les pleurs de sa mère ne l'ont pas attendri. Ceux mêmes qui répètent
ses leçons ne l'acceptent plus pour martre, et désavouerai* trt lenr
doctrine si on la personnifiait en lui. Ce n'est dune pas dans M.
Lamennais que non- chercherons ce qu'un appelle aujourd'hui le
traditionalisme.
Ce dernier m «t. qne non- n'avons p ! qui est passé d
la controverse contemporaine, pourrait servira désigner en
tout r ensemble d'idées en d'arguraens qui, dans la philosophie, la
pofitique, la religion, tend a exclure l'interveatisn libre de la rai-
AS REVUE DES DEUX MONDES.
son, car il ne peut être pris comme un sj stème et combattu à ce titre
qu'autant qu'il est exclusif. Ce ne serait pas un système, encore
moins une erreur, que de tenir en toute matière grand compte de la
tradition, et de prétendre qu'elle exerce en ce monde une véritable
puissance. 11 s'agit de la doctrine exclusive qui refuse à l'effort de
l'intelligence humaine toute part légitime dans l'œuvre de scieni
de croyances et d'institutions qui forme le patrimoine de toute bo-
ciété civilisée. Il s'agit de l'idée qui dément en tout et renverse dans
ses termes l'aphorisme de Bacon : La vérité est fille du temp
uon de l'autorité; veritas filin temporit, mm auctoritatis. ■ Re-
chercher dans ses deux plus absolus interprètes et dan- ses nou-
veaux adversaires les principes el les conséquences de cette ma-
nière de raisonner, examiner surtout s'il est utile à personne d'\
revenir ou de s'j attacher, c'est le sujet de cette étude.
11.
Il \ a longtemps eu peu de rapports entre la célébrité des Ifaistre
el des Bonald et l'influence de leurs doctrines. De leur vivant, on
le> louait plus souvent qu'on ne les citait. Leur parti même ne les
admirait qu'avec défiance. \ l'époque où l'opinion donl ils étaient
l'honneur et la parure semblait triomphante el près de saisir le
pouvoir, elle les a\ait encensés, grandis, mais ne suivail pas leurs
conseils; bien plus, elle ne lisait pas leur- livres. On les regardait
connue des hommes qui ouïraient le bon droit, comme des défen-
seurs compromettans. <>n les soupçonnait d'avoir fait l'utopie du
passé. La métaphysique, pour être vouée à la lionne cause, ne ces-
sait pas d'être de la métaphysique, el ce pèche originel, tout l'abso-
lutisme de M. de Bonald ne le rachetait p ts. loseph de Maistre écri-
vait plus en homme du monde, son style cavalier rendait ses Ih
plus amusans; mais détail extrême, excentrique, el l'on ue pouvail
se faire à voir des idées d'ancien régime soutenues du ton du para-
doxe. Il n'\ avait que des gens de trop <T esprit, comi a disait
alors, qui pouvaient s'accommoder de ce genre hasard, de littéra-
ture; ceiie doctrine de haut goût n'était bonne que pour ceux que
les partis appellent les point m. Le pouvoir était timide, la politique
circonspecte, et l'on ne voulait pas donner raison à des adversaires
redoutables en faisant cause commune avec des défenseurs de l'im-
possible. Je ne serais pas étonné que, sous la restauration, tes écrits
de M. de Maistre eussent été fort peu répandus; je l'affirmerais pour
ceux de M. de Bonald. 11 a fallu cet affaiblissement de toute con-
fiance dans la raison qui signale notre temps, il a fallu cet impu-
dent scepticisme qui a perdu le goût de la mesure en perdant le
ni rr, \ni ih>\ w \-v\ .
hs>
sens de la vérité, il a fallu cette tolérance de l'exagération qui sied
aux imaginations blasées, pour ramener sérieusement quelques es-
prits à ces excès de pensée et d'assertion qui semblent à certains
préjugés réactionnaires l' apocalypse du génie conservateur.
La sévérité pour les doctrines oe doit pas rendre injuste pour [es
auteurs. M. de Bonald esl un écrivain très distingué. Son goûl pour
L'abstraction, sa méthode prétendue g nétrique, sa subtilité dans
le choix et l'emploi des termes, ses redites infinies, le retour conti-
nuel des mêmes idées, des mêmes exemples, des mê b expressions,
des mê s citations, donnent à ses ouvrages une i lotonie et une
aridité qui trompent sur son talent; mais ce talent a plus d'une qua-
lité solide et brûlante. Lorsque l'écrivain renonce au langage tech-
nique qu'il s'est fait et à la théorie pure, Lorsqu'il condescend à
éclaircir ou à justifier ses idées par des développemens de détail, par
applications aux faits ou aux opinions de L'époque, il devient
intéressant, animé, Bouvenl vrai, riche même en observations fines
ou ju-tt-. el en traits heureux qui relèvent sa diction. Il a beaui oup
d'esprit dans la polémique; il juge avec pénétration, il décrit avec
effet les sentimens el les mœurs de son temps, et il o'est pas un mé-
diocre moraliste. Parfois même la censure de ce qui Lui parait Le mal
L'inspire jusqu'à l'éloquence. On regrette qu'il ne se défasse pas plus
souvent des formes didactiques. <>n voudrait qu'il sacrifiât Bes sys-
tèmes à son talent, et l'on souhaiterait de bon cœur qu'il ne crût pas
avoir rien inventé.
D inventions en effet, il en a deux, une en politique, une autn
en philosophie. 11 était parti d'une pensée qui lui fait honneur : i
que la révolution française ne serait jamais combattue ni défendue
valablement, si <>n ne la considérait comme une pure question spé-
culative, et si l'on n'opposait a ses partisans une théorie complète
qui embrassai a la fois le gouvernement et la religion, la société et
L'esprit humain. Il a imaginé le premier il*1 soutenir 1>' passé, non
comme un fait, mais comme uni- idée, et de traiter rationnellement
tout ce qui ne semblait que le produit de L'empirisme des sife les.
M. di' Bonald pense que tout est du ressort de la raison, mên
qui la surpasse. Quand ce qu'elle avait produit a été renversé, il
faut donc qu'elle l'enseigne et le démontre pour le relever. Chez un
peuple qui a tout oié et tout aboli, tout di.it être retrouvé, récrit et
réprouvé avant d'être restauré, aucune vérité oe peut se rétablir q
L'aide et sous la protection de la vérité universelle.
Cette idée est hardie, m elle n'est inexécutable, et elle ne
pas fausse, quand même la raison humaine serait incapable de L'ac-
c plir. Ce qui est ins hardi et peut-être plu- piquant, c'est d'a-
voir employé un m grand effort d'abstraction spéculative pour re-
TOJIE II. *
50 REvri m s rai i lomi s.
mettre en honneur une % i<i 11 ■ pratique, el consacré le rationalisme
le plus par à rétablir ce qu'on a cru depuis tors désigner exactement
parle nom tout opposé de traditionalisme.
Mais si la pensée générale esl remarquable, l'eaécutien ne la v-mi
pas. La philosophie de M. de BonaM a'esl pas meilleure que sa po-
litique. C'esl a peine même si l'on pont lui prêter une philosophie.
On s'étonne aujourd'hui de voir à quel point il est étranger à la
science qui porte ce nom. Sous ce rapport, il manque de tradition,
c'est-à-dire de savoir. Il a entrevu quelques-uns des entée fai]
de la doctrine de Locke et de Condillac; il a clairement aperçu les
vices des systèmes décidément matérialistes. Plusieurs critiquée
justes, exprimées avec force ou avec finesse contre Cabanis ou Vd-
nev . se rencontrent dans ses écrits, et n'ont que le tort de u'être pas
/ variées; mais, lorsqu'il entreprend de philosopher pour son
compte, .m reconnaît un gentilh me élevé a la fin «lu dernier siècle,
et qui parle des philosophes sans tes connaître, des questions -ans
s,, douter de leur histoire, des systèmes sans tes avoir étudiés. Le
sien est un éclectisme qui réunira, dit-il, Locke et Malebranche, en
nlillll Ù charnu rr qu'il il tl'i'.l rlusi f l'I tir Imp absolu. Ce qu'on ap-
pelle la philosophie mod< i oe est, selon lui, la philosophie d<
peuple enfant dont / ut fut admiré dans le moyen âge. La -■ olastique
adopta les idées innées, ainsi que les théologiens de la réformation.
L'école avail pris pour lu métaphysique une idéologie obscure et lili-
gieuse. Heureusement il s'éleva au milieu de l'autre siècle une a
méthode de philosophie. Descartes fui le réformateur de la philoso-
phie; il réforma Bacon et ne fut pus lui-même réformé pur Leibnitz.
Dans les sysl Descartes, de Malebranche, de I- tout
est vérité. L'exposé le plus sérieux de la doctrine de tant ressemble
un peu à de la plaisanterie. Voilà quelques exemples 'les jugemens
de M. de Bonald. <>n conviendra que c'est parler de la science phi-
losophique au hasard, et comme nous autres simples gens «le let-
tres nous parlons quelquefois de la physique ou de l'astronomie.
Vu reste, le seul but <lo l'auteur dans sa critique il- '• -l
de conclure que toute doctrine philosophique, toute doctrine iur l'ori-
gine des idées, même celi -. même ces doctrines on
toul est vérité, sonl incomplètes el presque insouti nables, faute d'
illuminer- par la \ raie théorie de la parole. Quelle est cette t!i
rie? C'est que la parole est révélée à l'homme. V cette pensée M. de
Bonald a attache sa gloire philosophique, et il l'a exprimée en mille
passages, sans varier sur les développemens qu'il en donne, ni sur
l'importance qu'il lui attribue. Ce n'est pas qu'il explique jamais
clairement si la révélation de la parole était primitive ou historique,
c'est-à-dire si Dieu, en créant l'homme, lui avait inspiré avec la rai-
1)1 II'. \l>lïh>\ \l I - Ml . ■'> I
son ta faculté ou le penchant de L'exprimer par le langage, <>u si à
un certain moment de l'existence de L'humanité il lui avait en»
miraculeusement à parler une langue déterminée : deux bypothèst •
donl la première l'en est pas une, car c'esl à peu près la croyance
de tout le monde, mais qui ne donne la solution d'aucun problème,
et la seconde esl un épisode à joindre au récit de la Genèse, qui
a pas besoin poui se comprendre es lai-môme dan-, la mesure où La
foi permet qu'il soit compris. Il esl trop évident que Les premières
scènes bibliques appartiennent à un ordre de choses aujourd'hui sur-
naturel, et que, sans compter qu'il n'est permis d'j ajouter aucun
détail, elles ne sauraient être transportées arbitrairement dans l'ordr»
qui a succédé. Personne n'.i le droit d'inventer des miracles. Et puis
enfin qui douta que, même non révélée, la parole se soit u don
originairement divin? Telle est pourtant cette obscure, ind
gratuite hypothèse de L'origine de La parole que M. de Bonald a éri-
gée en une découverte fonda ntale quoique Vico et Berdec en
lent bien touché quelque chose . et faute de Laquelle, Belon lui,
a failli tonte philosophie. Puis, comme La révélation n'est que la tra-
dition divine, il suit que La parole est essentielle à La pensée comme
à la société, et que tout, pensée et société, est tradition. De Là Le
nom de traditionalisme donné au système.
On voit comment de cette philosophie dérive la politique. La \ raii
politique est la tradition sociale. Il semble «pie M. de Bonald aurait
du montrer alors Les caractères 'l'uni' invariabilité traditionnelle
dans la politique qu'il soutient, et La justifier parl'bist On Bar
nui .sait qu'il n'en a rien lait. Toute sa législation est au contraire
établie a priori, en vertu d'une analogie prise soit de la nature dé
l'esprit humain, soit de la religion chrétienne. Coi ■ Dieu a voulu
un médiateur entre lui et L'humanité, comme dans Les rapports des
êtres (|iii composent l'univers la eau-'- >•-! au moyen ce que le moyen
L'effet, comme dans L'homme La volonté agit sur lea organes
et les organes sur un objet, ainsi dan- La société Le pouvoir est au
ministre ce que le ministre est au sujet. Et sous ce nom de pou-
voir, expression soci de de La volonté divine, l'être qui gouverne et
conserve la - iciété esl identifié sans la moindre preuve ave l'in-
carnation individuelle de la souveraineté absolue. Ce ministère pu-
blic qui le seconde signifie une classe chargée par privilège de s
vir le pouvoir, c'est-à-dire une aristocratie investie p. tion
de l'exercice de l'autorité politique. Remarquez que toutes
sont gratuites et fondées sur des analogies qu'on ue prend
pas 1 1 pein ' d'approfondir, car le moyen d'établir, par exemple, une
laraison bienséante entre I ■ divi i Rédempteur el u de
tionnaires publics? Enfin, pour arriver au troisième tenue, le
52 REVIE DES DEUX MONDES.
sujet, c'est le peuple, et le peuple est en soi quelque chose de si fu-
neste, qaepopulus vienl de populare, dévaster, philologie bien digne
de la politique qu'elle justifie. L'unité du pouvoir n'est pas seulement
bonne et sage, comme l'admettait Bossuet; c'est la seule bonne loi,
car c'est la loi naturelle des sociétés. Le pouvoir n'est légitime
qu'autant qu'il est un. Du reste, il est difficile de voir dans quel
temps et dans quel pays \1. de Bonald trouve cette théorie exacte-
ment réalisée. Ce n'est pas dans l'antiquité, pour laquelle il pro-
fesse une vive aversion; ce o'esl pas évidei enl on Angleterre, en
Hollande, en Suisse, contrées qu'il poursuil des sarcasmes d'une
constante antipathie: ce n'est pas généralement dans l'Europe mo-
derne depuis le trait.' de Westpbalie, qu'il accuse d'avoir détruit
profondément l'ordre conservateur des sociétés et constitué l'anar-
chie eu reconnaissant le dogme athée de la souveraineté do l'homme.
La France monarchique elle-même no trouve pas devanl lui grâce
entière. De Charles Ml à Louis XVI, la royauté a souvent trahi la
cause sacrée du pouvoir. L'établissement des troupes soldées esl une
faute des rois, comme relui des ordres mendians est une faute des
papes. Ainsi <pie les abus do l'église ont amené la réformation, les
abus de la noblesse ont produit la révolution. Le gouvernement de
Louis \l\ n'égalail point tel gouvernemenl <{'■ la France postérieur
au traite de Campo-Formio, si préférable au traité de Westphalie.
Quant au gouvernemenl do la restauration, il n'avait de bon que
l'antiquité de la dynastie. • Jamais, écrivait M. do Bonald à M. de
Maistre en parlant do la charte ^\r 1M 'i. jamais la philosophie irré-
ligieuse et impolitique n'a remporté un triomphe plus complet
C'est qu'en effel dans ses idées, dos que le pouvoir est conditionnel,
il se dégrade, il se corrompt. La souveraineté étant en Dion, le pi
voir, qui est de Dieu, doit être comme elle. Il no pont trouver Bes
limites, c'est-à-dire ses règles, hors de lui, ou le sujet deviendrait
pouvoir. Si l'iniquité égare celui qui l'exerce, le pouvoir est encore
de Dieu, car il devient l'instrumenl de sa justice. Ainsi, qu'il soit
l'image ou le fléau de Dieu, il est toujours divin, et ce qui esl divin
est absolu. La métaphysique du droit divin est identique > celle du
pouvoir absolu. Tout gouvernement légitime est au fond théocratie,
le n'ai pas besoin de demander si un parti serait bien inspiré d'in-
voquer de semblables doctrines, et a qui profiterait la solidarité qu'on
tenterait d'établir entre celui qui les a produites e\ ceux qui C(
brent encore son nom.
Je n'exagère rien, et en me bornant à quelques traits, je conserve
cà la doctrine sa véritable physionomie. Kilo mériterait sans doute
un examen plus approfondi; mais ce n'est pas le lieu, et cet examen
d'ailleurs serait plus favorable a l'auteur qu'a elle. 11 pourrait ajou-
I)l- TRADITION M [SME.
53
i l'idée qu'on doil se faire de l'espril de l'un, il ne rendrait pas
l'autre plus plausible; il ne ferait que démontrer d'une manière plus
saisissante l'impossibilité de concilier cette philosophie prétendue
catholique avec les idées, les Bentimens el les besoins des socii
modernes, <-t la aécessité de délivrer de toute alliance avec une telle
philosophie el la religion el la politique. Pour la religion, ce qui
plus a propos, la tentative esi commencée. On \»' peul exagérer,
dans le Bystème de H. de Bonald, L'importance de son hypothèse de
la révélation de La parole. C'est, de son aveu, La i lé de La voûte, et
certaine école de théologie a paru au moment d'en faire un article
de foi. Or, grâce à Dieu, la résistance est venue, el elleesl venue
du meilleur côté, je veux dire du côté d'où elle Bera la plus effi<
C'est un écrivain de la compagnie de Jésus qui a publié la plus com-
plète réfutation de la théorie de M. de Bonald. C'est le doyen d'une
faculté de théologie <pii lui a porté le dernier coup.
lll.
l 'mu rage du père Chaste! esl intitulé : De la Valeur de la Ration
humaine, ou te que peut lu Raison pur elle teuie. \ ce titre, par te
temps qui court, on pourrait -<• tromper sur l'intention de l'auteur,
et le soupçonner de chercher à prouver que pur <IU seule lu rui\an
ne peut rien. Bien loin de la: !<■ Livre u'est certainement pas une dé-
fense du rationalisme, mais c'est une apologie chrétienne de la rai-
son humaine.
C'est une attaque respectueuse, mais franche et déclarée, contre
le traditionalisme, dont le principe est dans la théorie de la parole
selon M. de Bonald, développée par les doctrines conformes de M. de
Lamennais, et portée par des docteurs contemporains à cet ex
que tout dans l'homme, même la pensée, devienl enseignement, que
la raison même se transmet comme un commandement, <'i que, la
philosophie D'étant plus rien sans la révélation, il ne reste à La so-
ciété d'alternative qu'entre un fanatisme aveugle et un irrémédiable
scepticisme. C'est Le père Chastel qui s'expri ainsi.
Nous voudrions pouvoir donner une juste idée de cet ouvi
écrit avec beaucoup de sens, de mesure, de clarté, par un homme
d'un esprit droit »'t pénétrant, et surtout avec une sincérité admi-
rable que nous son s forcé de trouver rare aujourd'hui; mais une
controverse ni forme lasserait plus d'un lecteur. If. Chaste! réfute
tout. En présence d'adversaires auxquels il veut montrer d'autant
plus d'égards qu'il ménage moins leurs idées, il ne néglige rien, il
croit témoigner son estime en multipliant les citations et 1rs criti-
ques. Il consent à trouver à M. de Bonald du br""ie, et, comme il
•>'l KI.VIT. DIS IM1 \ MliMM S.
veut pourtant ruiner son seul tiirc au génie philosophique, il ne
saurait le combattre trop soigneusement; il se fait tin devoir d'aven
trop raison. L'analyse de son œuvre, peurêtre exacte, aurait
soin d'être trop étendue, et nous devons nous borner à quelques
généralités.
Ge n'est pas d'abord ehose très facile que d'établir nettement ta
théorie même de H. de l'onald. <>n voil bien qu'il a Gimmencé i>;n
être frappé outre mesure des eonsidérations présentées car des phi-
losophes modernes sur ^importance des signes de la pensée. Toui
habitué qu'il est à ne pas chercher la ses autorités, il a pris au pied
de la lettre les idées de Condillac sur les rapports intimes de la pen-
sée et du langage, au point de les noire inséparables. Cte -•• rap-
pelle ce qu'a du Rousseau, qu'il aurait grand besoin d>' l'existence
antérieure de langage pour expliquer Finventïon du langage; puis.
prenant acte de .et a\eii comme d'un principe, M. de Itimald pro-
pose à Rousseau, pour se tirer d'embarras, l'expédient du miracle.
Il interprète la nature par le surnaturel, et substitue à l'invention
la révélation de la punie. Si cette hypothèse n'avait d'autre effel
que de donner une rai-on de | » 1 1 1 ^ de noire à l.i nerr- -ile de Coinillll-
oications primitives entre le créateur et ta ereatave, se lerait nue
opinion encore plausible, conçue dans une intention chrétienne, et
sans prétention philosophique. Malheureusement la prétention phi-
losophique est venue. San- s'expliquer sur |e point délicat de 33-
voir si Dieu a crée F homme parlant, ou s'il lin a donne la parole
après l'avoir créé, sans décider, chose plus obscure encore, si Dieu
lui a inspire intérieurement l'idée du langage, comme aux pvopbi
I esprit de prophétie, ou enseigné par voie de révélation externe
une langoe primitive. M. de Bonald a soutenu résolument que la pa-
reil', étant indispensable à la pensée, non- ,i été transmise d'auto-
rité. Il se fonde pour l'affirmer sur la métaphysique modem* l'idéo-
logie du wur -in le . L'esprit, avant d'avoir entendu ta parole, esl
vide et nu; 3 n'existe ni pour lui-même ni pour le- autres. Dieu ne
nous donne pas des pensées immédiatement. L'instruction est le
seul moyen de connaissance, e1 la parole le seul moyen d'instruc-
tion. \in-i le don primitif du langage non- découvre Perigine di
toute- le- idées de- vérité- générales, aie- ou sociales, car. i
- ne non- étant connue- que par le- expressions, non- le- retrou-
vons toute- dans la soeïété, qui non- en transmet la connaissance en
nous communiquant la langue qu'elle parle; mai- comme elle
composée d'hommes qui ne savent que ce qu'ils ont appris, elle-
même ne sait lieu que par révélation. Nous ne pensons que par ■
torite. G e-t la le premier anneau de la cli.< | là
ce point fixe, ce fait primitif, ce principe de- connai
I» ii;MHM'i\ mi-mi .
maiiir-, -i longtemps cherché eB vain par les philosophes dans
l'homme ultérieur, el c'était la dernière vérité qui restai à prouver
pour la connaissance des êtres et l'aflefmieeement de la société. Là
est la question fondamentale de toute uonsmeraka, Li
de toutes les vérités oéoeesain ométriqui
lui tombent, >i la parole est d'invention humaine. La est
la preuve de l'existence de Dieu, le motif des devons de l'homme, la
aécessité des lois; là est la raison «lu pouvoir religieux, civil et do-
n un i la raisoB du monde i al et social.
lions sont textuelles, et ailes prawenl que l'auteur de la dé<
verte t'en a |>a- ane médiocre idée. t à ce point touché,
|,r,l oubUe presque de donne] ■< cette hypothèse, qu'il reconnaît
pour nouvelle, une autre preuve que l'embarras qu'il éprouve à ex-
pliquer naturellement l'existence de la parole et dee langues, (m
prévoit d'ailleurs les leaces du principe. L'ho iool
sait rien, ne comprend rien, n'est rien, fout lui venant de n
ne se conserve que par tradition. I iltedel
En vérité, cette nullité de l'homme \>\\> <'ii lui-même semble-
rail supposer qu'il n'est pas, tout au 1""1
u i,;,. „ que la révélation, l'ouvrage de Dieu. Si, selon ledin
athées, L'argile s'était d'elle-même animée poui devenir la si
humaine, ce rêve de certains systèmes, je co
absolue d'une intervention après coup de i iprême pour don-
l|rl ,, l'homme ce que lui refuserait bod origine, et diviniw
quelque aorte cette œuvre de la matii re. II aurait fallu ce mil
réparateur pour que Dieu remit à - ge l'homme qu'il n'aurait
pas fait. Pour qui croit à La création,
i . je le demande, de quoi Bert i prouvi
tence de Dieu? Eue ■ '"'" oe I'
de re «voir La révélation . révélation d
prouve Dieu, -i I il pour Le comp
Mais suivons de plus près le pèi '■ H mit une rem
qui sera venue déjà peut-être au lecteur. Si toute vérité vient de
tradition et de révélation, comment i une vérité nouvelle?
Comment, iepUÙ trois nulle uns nue ltt hommes cherchent, i-t-il
fallu qu'enfin un heureux génie découvrit que rien ne se découvre
ei que tout est enseigné? M. de Donald ne s'est-il pas aperçu qu'A
j a contradiction entre Le sens de son principe et son principe dé
et qu'il oie en l'affirmant la vérité de ce qu'il affirme? Hais les con-
tradictions lui coûtent peu. II semble ne voir aucune difficulté à doa-
ii,. r pou L'autorité de la religion une véritéque la religion a
. 11 l'appuie sur ce qu'elle n'enseigne point, et se - ipare de
la tradition pour fonder la tradition. Quand nous défendons la rai-
56 REVUE DES DE IX MONDES.
son contre ses ennemis, un de nos argumens est qu'ils raisonnent
pour la nier, et qu'ils invoquent la raison contre elle-même. Per-
sonne ne s'est jeté plus bravement dans cette contradiction que
M. de Bonald. Par ses conclusions, il est plus que personne «lu parti
du fait contre le droit, de l'antiquité contre la réflexion, de la tra-
dition contre la théorie. Dans ses procédés, oui n'est plus rationa-
liste que lui. 11 met tout son art à rendre l'empirisme spéculatif, et
c'est par une déduction artificiellement abstraite qu'il cherche à éta-
blir qu'en matière de gouvernement, de législation, de religion, il
ne faut rien attendre de la déduction, de l'abstraction, et qu'on doit
tout recevoir sans examen des mains de l'autorité, qui De raisonne
pas. La transmission impérative de la parole est a la fois la preuve
principale, l'exemple décisif et la source originelle de l'infaillibilité
de la tradition. Malheureusement son savant adversaire enlève à
cette doctrine l'appui de la tradition menu', et par conséquent, dans
les idées de M. de Bonald, les caractères de la vérité. M. Chaste! lui
prouve qu'elle manque précisément du titre qu'elle invoque. Il l'ai -
cable du poids des plus grandes autorités chrétiennes, et ne lui
laisse guère d'autre soutien que quelques sceptiques dangereux. Le
voilà obligé, pour identifier le langage el la pensée, à réduire la
science à des mots, à se placer sous le patronage des aominalistes,
dont il fait les maîtres de la scolastique, sans songer ou sans savon
que les plus célèbres sonl gens que 1 église a condamnés ou marqués
du signe de sa défiance. Avant lu dans Condillac que Locke était
l'adversaire des idées innées, il se dé< lare pour elles Bans examiner
d'abord si saint Thomas d'Aquin oe les aurait pas combattues, el
surtout sans se douter que la doctrine des idées innées est, de ions
les systèmes sur l'origine de nos connaissances, le moins compa-
tible avec son hj pothèse de la nécessité universelle de la tradition.
Qui dit idées innées dit apparen :n1 le contraire d'idées tradition-
nelles; rien ne laisse l'esprit par lui-même moins vide el moins nu
que l'hypothèse de Descartes, et s'il est une philosophie qui enri-
chisse avec excès peut-être la raison naturelle de l'homme intérieur,
c'est celle pour laquelle M. de Bonald se range contre Locke et Con-
dillac, ignorant apparemment que Locke et encore plus Condillac ont
été précisément accusés de vouloir, connu. • lui, que l'esprit tirât tout
du dehors, el que plus ils ont eu tort, moins il a raison. Les erreurs
que M. Chaste! relève en passant sont si nombreuses et si singu-
lières, qu'elles diminuent beaucoup, si elles ne la détruisent, l'au-
torité de celui qui les laisse échapper avec tant de sécurité et de la
doctrine dont elles sont le triste accompagnement. Mais i e qui la
condamne surtout aux veux de l'habile critique, c'est la conclusion
générale à laquelle elle conduit : savoir, que l'autorité forme la
DU TRADITION MI-MI .
57
raison, que la foi précède la raison, et qu'il ne faut croire que sur
la parole du genre humain les vérités universelles. Il \ a presque
identité dans les tenues entre cette doctrine et celle de M. de La-
mennais, et quand on se sépare de lui, en continuant d'invoquer
M. de Bonald, on oublie que ce dernier a reconnu lui-même le par-
lait accord de leurs opinion- et de leurs desseins. L'espril qu'ils ont
tous deux propagé, les écoles que tous deux ont formées offrent le
même danger pour la vérité et pour la loi. Cette guerre faite à /«
raison, «lit M. Ghastel, est un outragea son auteur. Il \ a. Belon lui.
deux excès à réprimer : «eiui des supernaturalistes, qui regardent
comme antichrétienne toute philosophie qui ne prend pas pour fon-
dement la révélation positive et \eut sans elle démontrer l'origine,
la nature et la certitude des vérités naturelles, et relui des traditio-
nalistes, qui, refusant a la raison individuelle tout moyen propre de
certitude, ne lui donnent pour loi que l'autorité du genre humain,
devenue seule la règle >i le critère des véril
surtoul contre ces deux sortes d'adversaires que M. Chaste] a pris
la plume.
Les combattant par leurs propres aime-, il leur oppose toute la
tradition chrétienne. La loi pie, éder la raison ! On pourrai! due que
le contraire e-t un article de loi. Saint l'aul n'a-t-il pas dit : u Ce
qui e-i Invisible de Dieu e-t manifesté a l'intelligence par la créa-
tion. Ainsi du moins saint Augustin, saint Jean Cbrysostome et
saim Thomas entendenl ses paroles. La pensée, écrit sainl Augus-
tin, \oda le verbe que le cœur dit. verbe qui n'esl d'aucune Langue,
verbe antérieur a tout son. .intérieur a tOUtl du .-on
Les idées intellectuelles, lorsque je les ai apprises, ce n'est point
par un acte de loi a L'esprit d'autrui: mai- je [es ai trouvée- dans
mon esprit, je le- ai reconnues pour vraies. • — i Con m. dit
sainl Jean Chrysostome, la connaissance de Dieu était-elle manifeste?
Dieu a-t-il parlé aux hommes? Nullement: mais il a l'ait une chose
plu- propre a les persuader que n'importe quelle parole... Il a placé
devant eux le monde, et il leur a donne l'esprit et la pensée pour
comprendre et parler juste. • — Il est deux manières, dit saint
Thomas d'Aquin, d'acquérir la science, l'une quand la raison natu-
relle parvient par elle-même a connaître ce qu'elle ignorait, et cette
découverte s'appelle invention; l'autre, quand la raison naturelle
est aido par une cau-e extérieure, c'est ce qu'un nomme ensei-
gnement... Mais pour l'acquisition de La science, il faut admettre
comme préexistant en nous les germes, pour ainsi dire, de toutes
les sciences, el ce sont les notions premières. — L'élève n'apprend
pas de son maître les principes, mais seulement les conséquen
— Le verbe intérieur n'est pas autre chose que ce que l'intclli-
."|S i;l \ I I DBS Dl I \ VMMM Sa
gence forme par me. — Il faut dh-e qne reristence de
Dieu el autres vérités de ce genre qui om rapport à Dieu ne sonl
pas des articles de roi, mais des préambules ara articles il" foi,
car la Foi présuppose la c laissante naturelle. — \\ant de croire,
il l'uni savoir pourquoi, car l'homme ne croîrail point, s'il ne voyarl
qu'il doh croire, lais q jerl il»' multiplier les citations? On tes
trouvera dans {"ouvrage du père Chastet. Il a, selon nous, établi
victorieusement sa ftaôse. H es. loin de rendre les armes au ratio-
nalisme; mais il se garde de le déclarer incapable d'établir ancune
rérité religieuse, morale ou intellectuelle. Il n'est point de ceux qui
disent qu'à moins de s'appuyer sur la révélation et h tradttion, on
aboutit nécessairement à l'erreur, m panthéisme, m scepticisme.
Il pense que ces exag aussi fausses m êmti qu'inju-
rieuses à la ru/son et à Pieu, ne peuvenl qu'éloigner de pfht en
plus ceux qui sont encore loin du christianisme, en révolt nt </''"-
fuitement leur conscience. Discute? ainsi, dit-il sévèri m i t, w n'est
po/nl de ht loyauté.
Nous ne saurions trop encourager ses utiles efforts. Il es1 trop vrai
que certains défenseurs de r If pas tes moins
bruyans, emportés par la polémiq é atteindre d
mal funeste que Platon nommai) la m et qui fui parai
dans fordre iirteltectue] ce qu'est la misanthropie dans roi
moral. La résistance que lui oppose te père Chaste] est des plus
honorables, el non- souhait «as qu'elle son" efli< ' ra d'au-
tant pins que, non- sommes heureas de le dire, elle n'e I point iso-
lée. L'ouvrage qui is occupe ne se produit pas sans autorisation;
il porte ou tête dos approbations venues de R me. On
d'ailleuTS que la société de Jésus répond de toul ce qu'écriveni
membres, et l'u te 3es premières autorités, le père Lil
(que ce nom soit d'un heurera pi
authentique. El puis ces doctrines ne sont point des non-
ce sont plutôt des antiquités oubliées. Le père Perrone, aujourd'hui
te premier théologien de l'Italie, d ma ses écrits, chaque
jour plus répandus, des prmi nous voudrions voir plus uni-
formément adoptés dans les écoles religieuses d -ci <\<--
Alpes. Il s'est trop étaftE parmi non- que la misologie traditiona-
liste ' omme l' accompagnement de l'uftramonta-
nismo. et Fon s'est jeté avec cette ardeur à nous porter aua
mités tes plus opposées qui earact srise la France, dit te pèreChastel,
dans certain de doctrine que la prudence italienne est loin
d'approuver. Le i atéchisme du concile '\<- Trente avait dit. il \ a
longtemps : « L'esprit de rhomme a pu par lui-m
coup de ?oin et de travail, découvrir et connaître
1)1 IKAlUTli'VW l-MI . •'•'
de ventés qui concernent lee choses divines. El ces conciles ai
tus que nos provinces des Ga il - ont tenus il j a quelques an-
nées ont répété, — l'un, ■■■ Lui de Rennes, qu'il (allait se garder de
i f fallacieux système de philosophie venu de ces hommes qui aim» dJ
si fort l'autorité qui-, >i elle ne leur parle, ils ne peuvent jouir d'au-
cune certitude, <-i qui, élevant la Coi et abaissant la raison outre
mesure, sapent du menu coup les foademeiu de La lui et de la rai-
i; — r autre, le concile <r Lmiens, qu'en attaquant le rationalisme,
on devait prendre garde de réduin orte d'impuissance L'mfir-
inité de la raison humaine, que L'homme peut par elL ùr et
démootrer plusieurs wj ités telles que l' existent I a, l'immoi ta-
lité de l'aine, la distinction du biea et du mal, et qu'il •■>( iau\ qu'il
ae puisse admettre Daturellement ces vérités qu'autant qu'il i
d'abord à la révélation divine par un acte de I la constante
doctrine, dit le même corn il , les < atholiques. Enfui le bou-
verain pontife a tenu un semblable la La coui
effet, dans tout ce qui ne touche pa- trop directement son autoi
incline à la modération. Elle est poliii |
. Or maintenant ses droits sont amplement reconnus. Elle s ob-
tenu et elle obtient chaque jo i uaùonali >up plus
qui' depuis d tendre. '
victoire, qui assucémenl n'est pa- san unes
loin île célébrer, a cet avantage d< portei un vainqueur naturelle-
inent doux et prudent à prauvei '
pape n'aspire qu'à dominer dans un royaume de paix, et U - doc-
trines violentes, les témérités d esprit et de raisoaj pi cher-
chent a lui plaine, ne sont pas pi i qui' dans ses in-
térêts. Lisez les encycliques sui les qui | 'i lu
philosophie, écartez une plu
mens aO - imputations gratuites, tout le fâi beui style de la
chancellerie romaine, et souvent vous trouverez au fond i'
de La raison reconnus .1 1
itre propositions mémorables qui ont, l'année dernii
condamné en termes formels Le traditionabsim , L péri > Lu
pu les presst ntir, mais il aura l'honneui ix pas atten-
dues pour publier son ou
IV.
rendant un .mu' 1 iv hommage a ces preuves d'un zèk écL
pour la raison et pour la paix, notre franchise oe serait pas entière
-i neos parsâsaioBe tout approuver -;lii> dietractioB, et Bouscri
tout ce que non- ne relei M mi dans ce livre, dont l'esprit
est excellent, tout no nous satisfait pas au même degré, et nous pour-
60 REVUE DES DF.l \ MONDES.
rions signaler plus d'an passage où, entraîné par les habitudes du
monde qui l'entoure, l'auteur s'exprime sans exactitude et sans jus-
tice sur ce qu'il appelle le rationalisme. G'esl un autre adversaire
qu'il entend combattre, et quoiqu'il ne lui consacre pas la vingtième
partie des pages dirigées contre ses adversaires réputés orthodoxes,
i] se croit dans l'obligation de ae pas toujours traiter les philoso-
phes avec une sagacité bienveillante. Il ae daigne pas toujours les
comprendre, de peur de les ménager l : il essaie môme de se fâcher
quelquefois, pour D'être pas accusé d'indulgence; mais cependanl
quelle différence constante entre le ton de sa discussion, entre l'es-
pril dans lequel il écrit, el ce langage immodén icès de pen-
sée et de diction auxquels non- avaienl habitués d'autres défenseurs
de l'église! Le père Chaste! «lit quelque pari que ces exagérations
ne sont faites que pour rebuter ceux à qui on les adresse. Il a raison,
et ce o'esl pas encore là le plus grand mal. Si ce ton de violence
devenail jamais dominant dans l'église, aon-seulement elle aban-
donnerait les voies de la persuasion, mais elle verrail bientôt décli-
ner l'autorité de sa paroi.-. Que >l-^» l'ardeui d'une vive discussion
il échappe des expressions irritantes, on le conçoil el on l'excuse; la
passion ne dépose pas contre la sincérité. Que la chaire mêmi
permette une certaine véhémence, on peut le comprendre encore
sans l'excuser : il laui émouvoir, il faul agiter un auditoire qui De
saurait être enduit toul entier par la raison; mais si dans un ou-
vrage l'ait a tête reposée, dan- un mandement, dans une lettre pas-
torale, se retrouvent les mêmes invectives é» rites avec le plus grand
sang-froid du monde, c eut l'explique! I ce à dessein, est-ce
par laisser-aller qu'on parlerait ainsi.' Que voudrait-on Inspirer, le
dédain ou le ressentiment? Ce ton d'anathême ne peut être sincère,
et ceux qui veulent parler dans la chaire de vérité ne doivenl point
s'exposer à cette question : - Parlez-vous sérieusement? L'exemple
des controverses politiques abuse, fille- admettaient une vivacité,
une violence qui pouvaient avoir leurs perd-, mai- dont enfin per-
sonne n'était dupe: l'esprit de parti oe peut se donner pour inspiré
d'en haut. Que l'éloquence religieuse prenne les même- licences,
qu'elle se permette la même exagération dans l'invecth i dan- la
flatterie, et elle amènera ses auditeur- a beaucoup rabattre de leur
confiance dans la vérité ries sentimens qui L'inspirent. El qu'arri-
vera-t-il alors, quand les mes bouches annonceront l'Évangile?
Quelle autorite leur restera-t-il pour affirmer les mystèrt pé-
rances, les menaces enfin de la religion? La déclamation, qui i -i
(1) Ainsi nous aurions bien quelque reproche à lui faire sur la manière dont il inter-
prète uu passage d'un article inséré dans la /.' 11. Saint -Bené Taillandier
(15 août 1853), passage dont l'auteur ne nous parait pas en dire beaucoup plu> que
n'en dit le père Ghastel lui-même à la page 466 de son ouvrage.
I>l IK\l>llln\ W.l-MI.. <>1
de mauvais goût dans an livre, est de mauvaise foi dans la chaire,
et l'exagération des phrases, transportée de la littérature dans la
prédication, tourne à l'hypocrisie. Toul nomme, mais li i li rgé plus
que personne, ne «luit strictemenl écrire que ce qu'il pense. 11 \ a
sans doute des gens qu'on ae persuade que car le faux, car enfin
les convictions formées par des déclamations n'en sont pas moins
des convictions, ceux que l'on convertit ainsi n'en sont pas moins
convertis, et s'il fallait trop éplucher les effets de ce qu'on esl con-
venu d'appeler la réaction religit u arter tout ce qui est dû à
ck' mauvaises raisons ou .1 des sentimens vulgaires, on licencierait
bien <U> disciples, on repousserait bien des cœurs que l'habitude
peul amener plus tard à une piété plus digne de son objet. Puis le
vent souffle où il lui plaît, |Éi s'il apporte la foi, comment s'en plain-
dre? Il ae faut |u> être plus difficile que Dieu même, et -'il a permis
que le mensonge ramenât à la vérité, il faut... J'aime à pousser ainsi
le raisonnement, parce que j'j sais une admirable réponse. P< ut-
être quelques lecteurs ont-ils déjà murmuré Le nom de l'école dont
j'avais l'air ici d'emprunter une argumentation favorite; mais qu'ils
ne se bâtent de soupçoi 1 personne, qu'ils écoutent les nobles
paroles du père Chastel, >i que son exemple profite a l'institution
contestée qu'il venge et qu'il bonore par Bon courage et -a candeur.
« On dira peut être : la fol eu le Bcepticia , voilà comment on converti)
aujourd'hui et comment les bons esprits reviennent de toutes parts au
tholicisme. — \ irons que i' majore de <-i qu'il a
voies bien diverses pour attirer à lui les âmes. La lumière d'en haut peut
éclairer immédiatement, <-i la \'-rui <ii\ iu>- entraîner un cœur droit et géné-
reux, sans aucun de ces moyens que le calcul bumaln puisse saisir et analy-
ser. Ni 'us le dirons mém , parce que la divine n'en paraîtra que plus
admirable : aujourd'hui surtout bien di irlts, même <:
gués, >'>m ramenés .1 Dieu et à la religion par des moyens qui semblent en-
tièrement disproportionnés avec un pareil résultat Ce ai sont point
réflexions >, fermes et suivies, un enchaînement solide de \>.
dont on se suit rendu un compte sévère et qui pleinement la rai-
son. Hélas! llssont peu nombreux de nos jours ceux qui sont capables ou
qui se donnent la peine de s.ii>ir la force d'un raisonnement et de suivre un
enchaînement de déductions rigoureuses. Q donc qui les a gai
et a triomphé de leurs doutes et de leurs hésitations! l>.ms cette '-1110' de
la religion, qu'est-ce qui 1rs a frappés, ébranlés, déterminés! Souvent une
impression, un sentiment non raisonné, une Image, une figure de style, une
comparaison ingAniensa ou touchante, une analogie, laquelle peul
forcée, exagérée, fausse. Kt justement parce qu'on présente a quelqu'un,
non la simple vérité, mais l'exagération de la vérité, c'est cette exagération
qui li' frappe et qui l'j attache! Il se trouve gagné à la vérité par quelque
chose qui ,--i toul différent d'elle et qu'elle désavoue, par quelque chose qu'il
sera obligé lui-même de désavouer plus tard et de rectifier. Il le rectifi
(>-2 REVUE BBE BEI K tfOHM S.
peut-être avec le temps e1 avec de nouvelles lumières; mais en attendant
il es] el de are converti, attaché à la vérité. Dieu • -> admirab i
.■I de bonté! Mais en conclurons-nous que c'esl là le moyen ordinaire, le
moj ; prudent, en un moi le moyen à conseiller pour arriver a la
roi el au christianisme? Non, assurément... D'où vienl cette disposition -i
pale des esprits, cette mollesse de raisonnement, cette raiblesse •
manque d'énergie poursuivre le raisonnement jusqtfav bout, co le le dit
FénélonT Ce vice, pins général aujourd'hui peut-être qu'a aucune autre
époque, peut venir de plusieurs causée; u\m> a coup but aussi 11 ae pourrait
que secondé, favorisé el justifié par les doctrines que quelques écrivains
cherchent à répandre depuis trente ans. Lorsqu'on entend dire chaque jour
par une école nombreuse, lélée et savante, qu'Ji faut commencer par la Coi,
qu'il faut croire avanrt de raisonner, etc., que peut an conclure le pul
sinon que, la raison ne devanl avoir aucune part dans la conversion, il raul
embrasser la foi sans motilsel b'j abandonner aveuglément? La croyance,
n'étant plus, même dan- ses motifs, une affaire de raison ou on acte rai-
sonné, tombe dans le domaine do sentiment, des Impressions, «lu ruuati^nn-
•■i de toutes les folies. >>
Voilà ce qur ocras enseigne le père Chasti i. de la compagnie de
s. Que pourrions-nous ajouter? Le tableau qu'i] trace est d'i
ariflle fidélité. Kien n'es! plue propre à empêcher les convea
fléchies el sérii uses que ces manières peu bci upuleuses de discuter,
que ces formes hautaines de prédication qui discréditent le prédica-
teur, que ces docti ines qui ae laissent aucun droil à la raison el à la
conscience individuelle, qui présentenJ la vérité comme imposée par
l'enseignemeirt ou le commandement, qui proatarBesi dans la pous-
sière tout ce qui est scienoe, Méditation, effon dV-prit. pour a' attri-
buer les signée augustes de ! qu'à l'autorité visible se ren-
il.nii témoignage a eDe-meme el cbercbani fdbéiBBanoe as Bea de
iviclimi.
.l'en riais là de mes réflexions sur !<•.> conséquences <!<• la philo-
sophie de M. il'- Bonald, >i l'on peut appeler philosophie quelques
idées ingi tueuses el i Disses exprimé* - avec use apparente préci-
sion, quand ira neuve! sut rage, conçu dan- le saéme espril que celui
dn père Ghastel, esl vean nu- convaincre davantage encore, >'il est
possible, que le principe dn traditionalisme esl aussi étranger a la i"i
qu'a la science, et qu'en l'attaquant un esl lofai de faire la guerre à
la religion. \u\ yeux 8e quiconque s*n es fle resprît
dans leur rapport avec la vie éternelle, r église <\r France n'a pas pro-
duit de nos jours un interprète plus habile et plus éclairé que M. l'abbé
M u-et. Supérieur aux petites passions mères des grandes erreurs, il
s'est peu à peu dégagé, dans une suite de bons écrite, de- nuages qui
ni u:\hi llowi JSM1 . 68
à ses débuta obscurcissaient! en jamais ce sage esprit
n'avait atteint un degré aussi élevé de justesse el de vérité que dans
son dernier ouvrage, Philosépki» H Religion. Il est consolant de
songer qu'au milieu de tant de tristes erreurs qui déparent tant
d'ouvrages donnés pour utiles à la religion, un enseignement s'est
établi dans la première école de théologie de la France < 1 1 1 i n m< t en
bonneus Ces saines traditions du cartésianisnM catholique, et que la
jeunesse de dos séminaires peut, si elle est bien conduite, se pr<
autour de la chaire de M. Maret Son dernier livre se compi se de
vingt-quatre de ses leçons réd flexion, et il "ii-
baiter qu'elles eussent été entendues, non-seulement de t"u> les étu-
dians en théologie, mais des supérieurs de bien dt a m minakes.
Le Bavant pre sait d'établii dignité de
la Eaison et la nécessité de la révélation. Il était impossible qi il ae
rencontrât p on i bemin l'i cole qui semble
révélation la raison même, et qui veut que Dieu ail an d'ap-
prendre toul à L'homme après coup et par voie d'antoriti ure,
apparemment pan e qu'il avait oublié en !■ d'en faire un i
intelligent et raisonnable, et qu'il avait soufflées vais sni
I ne fois en présence de cette i. Maret ne pouvait i viti t de
remonter jusqu'à \l. de Booold, et il a pri tment l<- parti de
s'expliquer Bnr la fameuse bypotlièse de l'origine de la parole. avec
une franchise bien louable, il s'est décidé a tempérei pard
rictions l'admiration qu'il avah autrefois professée | leur
de La Législation primitif», et il s'est attaché à démontre) la vanité
ci le danger de 1 1 solution donnée par ce dernier an problènu dont
il s'exagérait la difficulté et l'importai* E ut M. Maret, dont h -
assorti me boo) d'ailleurs justiâées par des preu> ord
dit l'oit nettement et à pin nie les i'1 ité-
rieures aux mots et que la pensée précédait la parole, ce qui, pom
être L'opinion de toul Le monde, n'en est pas moins L'opinion vi
Puis, sans beaucoup se soucier de b concordance d'une d ctrine
avec l'a rtre, il a soutenu qu'avant la parole L'esprit i tait rida el nu,
que le langage seul j faisail pénétrer la pensée, et pour ainsi dire
\ écrivait Les idées comme au un papier blanc. De Là l'impossibilité
de l'invention du langage, «'t de cette impossibilité La nécessité d'at-
tribuer au Langage une origine wàninlriirr Ceci ae peut s'entendre
qve de deux manières : L'homau a été créé parlant, ou la parole lui
a été communiquée par une révélation extérieure et verbale. 0* M
Bonald s'est exprimé de manière à autoriser ces deux interprétai'
différentes et même opposées. La seconde i si la seule qui prête à mi
doctrine la valeur (rime découverte; la première, samemeul enten-
due, n'aurait aucune conséquence. Il est trop clair que si l'hi a
est L'œuvre de Dieu, il lient de lui le don, c'est-à-dire la faculté de
64 REWE DES DEUX MONDES.
la parole. Dans l'autre interprétation, il faut qu'un langage effectif
ait été révélé à l'homme; en d'autres tenues, c'esl une langue dé-
terminée qui lui a été divinement enseignée. Puisque chaque idée
ne naît qu'avec chaque mot, l'hypothèse va jusque-la, ou elle est
insignifiante, et c'est en effet ainsi que l'onl entendue ceux qu'on
appelle traditionalistes. De cette double doctrine : la parole est la
cause efficiente des idées et le produit d'une révélation divine, doc-
trine contraire à celle de toutes les grandes autorités, de Platon
comme de saint Augustin, d'Àristote comme de saint Thomas, de
Descartes comme de Bossuet, on a conclu que tontes nos connais-
sances avaient une révélation pour origine. Ainsi ce n'est plus ni l'ex-
périence ni la raison qui est la source de la connaissance humaine.
Nous ne savons les choses que grâce à leur- noms. C'esl en méta-
physique un Qominalisme d'un nouveau genre. Le principe de toute
certitude est ainsi place en dehors de nous, et la recherche de la vé-
rité n'esl plus que la recherche du témoignage. La déférence à l'au-
torité du témoignage devient le seul légitime attribut de noire intel-
ligence; la raison disparall pOUr taire place à la foi, et la loi ellc-
même n'esl plus que la soumission à la tradition, laquelle dépend
pour chacun du temps, du pays et de la famille où il est né. Vaine-
nement allègue-t-on qu'il s'agil d'une tradition dont la sonne est
divine, s'il s'agit d'une révélation au Bens orthodoxe du mot, c'est
une révélation surnaturelle ou plutôt e\h a-nalurel]e. et celle-là sup-
pose l'homme déjà pOUTVU de son intelligence; elle SUppOSe ce que
dans le système elle est destinée a expliquer. î.a révélation chré-
tienne, par exemple, relève ou même transforme l'humanité; mais
elle reçoit de la création l'homme de la nature pour en faire fhon
de la grâce. Si au contraire on veut parler d'une révélation natu-
relle, originairement divine comme tout >-,■ qui est, on rentre dans
l'ordre de la raison, maison sort de l'ordre de la foi. et pour trop
étendre le christianisme, on le noie dans la philosophie, a moins de
soutenir que la distinction de la grâce et de la nature esl vaine, et
que tout est surnaturel, ce qui e-t contraire en mine' temps a l'ex-
périence, au sens commun et a la théologie. Il n'\ a plus dans Cette
doctrine de milieu entre un naturalisme absolu et une théophanie
perpétuelle qui conduit à l'universelle théocratie.
Telle est en substance la critique que dans un style excellent,
car M. Maret est un excellent écrivain, l'auteur de Philosophie et
Religion dirige contre une école trop longtemps puissante, et qui
n'est pas encore abattue. Son ouvrage contient sur d'autres ques-
tions fondamentales de la philosophie bien d'autres vues qui méri-
teraient notre examen, nous v trouverions beaucoup a apprendre et
beaucoup à louer: nous aurons ailleurs à nous prévaloir du juge-
ment prononcé par le sage doyen de la faculté île théologie sur saint
m in\i>nin\\i.i-\iK. ,É,->
Thomas d' \quin; mais ne nous écartons pas du sujet de cette étude :
il s'agit du traditionalisme, système absolu, dangereux partout, en
politique commeen philosophie. C'est dans la discussion lumineuse
de M. Maret qu'il faut chercher les objections dont il l'accable, en
le poursuivant dans les diverses interprétations, tantôl atténuantes,
tantôt aggravantes, qu'on a d lées de la doctrine équivoque de
M. de Bonald. Parmi les conséquences qu'il impute avec raison à
cette malheureuse transformation de la philosophie chrétienne, il
en es! deux qui nous ont singulièrement frappé. La première,* est
qu'une doctrine qui tend à expliquer l'intelligence /»// la magie des
mots, en écartant tous les systèmes des idées ou acquises, ou inn<
ou participées el vues en Dieu, conduit à quelque chose qui te /"/<-
proche beaucoup du sensualisme. La parole n'est qu'un fait extérieur
el snsible, <'t si elle appelle seule l'intelligence à l'existence ac-
tuelle, si la raison dépend de la parole, elle dépend d'un fait exté-
rieur et sensible, et, pour toul dire, de la sensation, tassi a-t-on vu
des tradition éprendre d'une Borte de c plaisance pour la
philosophie dite sensualiste, et tenter au moins la restauration du
péripatétisme. Si l'on veul lire non pas 1rs sermons du père Ventura,
dom l'autorité philosophique n'esl pas très •.•[.unir, mais la préf:
assez remarquable de la dernière édition latine de la Somme contre
les Gentils, de saint Thomas d' \quin. on \ verra de'savans membres
«In clergé se déclarer pour Iristote contre Platon, afin de pouvoir
préférer le moyen âge au xvn" siècle et la scolastique à Descari
Cesl une réaction extrême qui aurait bien surpris 11. de Bonald lui-
même,
l : que méconoattrait l'oeil im-uie de son pi
La seconde cons déjà indiqui qu'à vouloir tout
suspendre à la chaîne d'or de la révélation, on affaiblit l'idée de la
révélation même. Pour avoir voulu que tout fût divin, tout cesse de
l'être. La pensée d'une révélation naturelle, comme le fait entendre
M. Maret. et nous pouvons certifier qu'il e>t dans le \ rai, e-t une des
pensées qui peuvent le plus contribuer à ébranler la foi dogmatique.
S ts doute on peut soutenir et il n'est pas hétérodoxe de supposer
que tout est révélé, en ce sens que tout vient «le Dieu, el qu'a le
prendre ainsi, la raison naturelle elle-même est une révélation; mais
ci point de vue est également celui du théisme rationaliste, et l'on
peut, en s'\ plaçant, diriger de fortes attaques «outre la nécessité de
toute religion révélée. Or il est assez remarquable qu'en ce moment
une partie notable des apologistes orthodoxes tendent a se placer
dans eette lu pothèse particulièrement dangereuse pour l' Orthodoxie.
Tout le monde a lu, jusque dans certaines publications épiscopules,
TOME IX. 5
66 REVUE DES DEUX MONDE.-.
que toutes les connaissances humaines, même les sciences profanes,
même les systèmes philosophiques, même les religions fausses, pre-
naient leur source dans la révélation, et que le genre humain n'avait
jamais eu qu'une -ouïe foi. Or, en prodiguant ce nom sacré de ré-
vélation, un a fait comme un gouvernemenl aristocratique qui don-
nerait des lettres de noblesse à tous les citoyens, et l'on a compro-
mis, en le généralisant, le privilège incommunicable de vérité si de
sainteté regardé jusqu'ici c le le titre exclusif du christianisme.
Quoique la religion soit, sur la terre, destinée à l'humanité entière,
puisque le dhrisi e.-i mort pour tous, il ne faut pas dira qu'elle ait
été enseignée à tout le n de, et que la révélation ><>\i. en tanl
fait historique, universelle, ou bien il devient difficile de maintenir
les dogmes particuliers qui en font la force et \e i aractère. Le tradi-
tionalisme absolu aboutit au naturalisme.
Tout cela n'a été inventé que poui mieux re taurei l'autorité de
l'église et <lu saint-siège. La voyant ébranlée ou méconnue, on n'a,
selon Kusage, imaginé rien de mieux que de la faire absolut . On ;i
fermé les yeus sur les contradictions évidentes et i quences
possibles, dan- l'espoir de rem ontrer une de ces docti mes extrèmi -
qui semblent supprimer tout tout raisonnement, épais
bandeau qui empêche de voir le danger « i suffit à la peur. Telle était,
pour la religion co i pour la politique, la doctrine qu'enseignait
à son temps SI. de Bonald; c'esl la dans les jours il»' décou-
ragement, les esprits fatigués < i« • mille mécomptes peuvent être quel-
quefois tentés d'accepter. La lassitude morale conduit .1 des extré-
mités, tout comme l'enthousiasme impatienl • t de vaincre. I
extrémités sont les paradoxes de l'absolutisme théologique,
■ ré ilutions désespérées qui entraînent l'homme à faire cession
misérable de ses propres idées poui gagnei un peu de repos, 1
déposer tout droit de penser par lui-même pour échapper à la ;
ponsabilité d'une opinio 1. De telles circom l rot favorables an
succès ou à la réhabilitation d de bonne foi qui font
spécieusement la thé trie de la servitude intellectuelle, el démontn ut
savamment à la raison et au libre arbitre que Dieu ne les a mis en
ce monde ni pour raisonner ni pour vouloù it une \ raie cala-
mité que d'honnêtes esprits, entraînés par le mouvement actui l,
erussenl obligés de revenir à des thèses vingt fois condamnées, et
■nt dans les rapprocbemens que le temps amène entre les par-
tis une occasion de relever les doctrines qui les ont le plus divis
et de reprendre tout ce qui rendrait une réconciliation humiliante
et par conséquent impossible. C'est de la restauration de l'errem
qu'on peut dire qu'elle est la jure des révolutic
Chabju - Dl R] Ml .-AT.
LES
VACANCES DE CAMILLE
3( feltEfl DE l.\ \ Il 1:1 i.l.i i .
SECONDE r*»TH. '
La liaison de Camille av< i on d'Alpuis datait déjà de plusieurs
années. I oe de ces étourderies communes à la jeune femme en
avait été l'origine. Camille tenaii les livres et la caisse dans un ma-
gasin d'objets de fantais m .-t.it entré un jour | r acheter
un cadeau a -a mère, donl c'était la l'été. Le commis pré]
rente étanl absent, ce lui Camille qui lit le marché; mais loi
Léon se lui éloigné, emportant un coffret d'écaillé payé cent frai
.•II.' s'aperçut, en retrouvant l'étiquette détacl de l'objet vendu,
qu'elle avait commis m rreur de cinq louis au préjudice de la
maison. L'acheteur était trop loin pour qu'elle pur espérer le
joindre. Il fallait ou déclarer la perte a -on patron ou remplace) de
sa bourse l'argent qui allait manquer a la caisse, car .-IN' avait in-
scrit le coffret sous -on véritable prix. Ce tut au dernier parti qu'elle
s'arrêta, bien que cette restitution dût faire une brèche a ses pet
cou,, mi,-: mai- elle préféra supporter les conséquences de son
ê< "derie plutôt que de risquer un aveu de nature à alarmer son
patron >ur l'avenir. Par ce moyen, elle évitait toute un.- série de re-
montrances qui l'eussent impatientée. Malheureusement elle u'eut
(1) Voya la livraison .lu 13 avril.
68 ni. vi î. DES DEUX mondes.
point le temps d'aller prendre de l'argent dans sa chambre avant la
vérification des comptes de la journée, qui se Faisait chaque soir.
On s'aperçul de l'erreur avanl qu'elle l'eût déi in. Dans un mou-
vement d'humeur, le patron laissa échapper quelques mots dans les-
quels la jeune fille vit autre chose qu'un reproche adressé à sa négli-
gence. Klle monta chez elle, prit cent francs, et vint les restituer
i la caisse en manifestant l'intention formelle de quitter la maison
le lendemain même. On lui lit des excuses, on lui proposa de pas-
ser l'erreur à profits et pertes : Camille maintint sa décision, et le
lendemain, comme elle l'avait dit, un fiacre la transportait, elle et
ses effets, chez une de ses amies, la si ule connaissance qu'elle eût à
Paris.
Le jour même du dépari de Camille, Léon d'Âlpuis, accompagné
d'un de sescousufe, se présentait au magasin. Le cousin, ayant re-
gardé les étagères, indiqua un nécessaire an marchand et en de-
manda le prix.
— Deux cents francs, répondit celui-ci. Léon parut fort étonné.
— Eh bienl mon cher, lui dit bod cousin, tu as perdu ton pari:
j'étais bien sur aussi qu'un nécessaire pareil à celui que tu m'as
montré coûtait plus de cinq louis.
— C'est pourtant la somme que j'ai paye hier, ici même, à une
demoiselle que je ne vois plus, lit Léon, qui regardait autour de lui.
Le marchand intervint entre les deux jeunes gens, et rai onta ce qui
s'était passé la veille, son altercation avec Camille el le départ de
celle-ci.
— Je ne puis l'entendre ainsi, dit Léon. 11 est déjà fâcheux que
cette jeune personne ait perdu son emploi, il ne serait pas juste que
je profitasse de son erreur. Voici ma carte, faites-la-lui parvenir en
la prévenant que je tiens a sa disposition la somme qu'elle a tirée de
sa bourse.
— Elle est partie sans dire où elle allait, répondit le marchand;
mais un homme de peine, employé du magasin, savait l'adresse de
Camille et l'indiqua aux deux jeunes gens, qui se rendirent aussitôl
chez la jeune lille et ne la trouvèrent pas. Us lurent reçus par l'amie
qui lui donnait asile; ne voulant pas initier un tiers au motif de sa
visite, Léon écrivit à Camille et lui expliqua en termes ménagés ce
qu'il aurait pu lui dire à elle-même. Il laissait son adresse, et de-
mandait qu'elle lui fit savoir quel moyen il devait employer pour
lui faire parvenir la somme dont il se croyait redevable envers elle.
La réponse ne se fit pas attendre. Le lendemain matin, il recevait
d'elle un billet ainsi conçu : « — Vous ne me devez rien, monsieur:
si j'avais brisé dans mon magasin un objet de valeur, et qu'on me
l'eût fait payer, comme c'est l'usage, vous ne vous seriez pas cru
LES \ M \v I- DE CAMILLE. 69
responsable de cette maladresse. Ce qui est arrivé hier à propos de
votre acquisition est la même chose, et votre délicatesse n'a rien à
réparer dans mon étourderie. »
Léori montra la lettre à son cousin. — Cotte jeune fille est fière
dit -il.
— Hum, reprit le cousin, sa fierté m'inquiète; j'ai peur que ce De
soit de la rouerie.
Léon insista cependant pour avoir le cœur nel de ce refus; il re-
tourna chez Camille, qu'il oe trouva pas. Voulant couper court à
I aventure, il laissa les cinq louis a Bon amie, priant celle-ci di
lui remettre. Le même soir, m rentrant chez lui. il trouva chez son
concierge une petite boite cachetée renfermant les cinq pièces d'or
enveloppées danscecourt billet : Vous avez sans doute égaré a\am
delà lire, monsieur, la lettre que j'ai eu l'honneur de tous écrire
nier- Faites-la chen her; elle vous expliquera pourquoi je vous ren-
voie ce «iu- vous êtes venu déposer chez moi et que j'espère bien
n'j plus retrouver. <
— Doutes-tu encore 'I- la fierté .I- cette jeune fille? demanda Léon
à Bon sceptique cousin.
_ — Il u'\ a qu'une chose dont je ne doute pas, répliqua celui-ci,
i est que tu seras dans un mois, <>u plus tôt, en liaison réglée av«
mademoiselle Camille, qui est m train de faire avec toi de la dignité
a cinquante pour cent.
i' ndant qu'elle .Mail l'objet de ces petits débats entre les deui
cousins, Camille avait a Bubir les remontrances de Bon amie, qui oe
comprenait pas ce qu'elle pouvait trouver de blessant dans la con-
duite .!.• M. d'Ahpuis. — Ne devines-tu pas, lui disait-«lle, qui
jeune homme est amoureux de t », et qu'il prend ce prétexte pour
venir te voir? — Camille répondait a cela que Léon, oe l'ayant vui
qu'une seule fois, pendant cinq minutes a peine, oe pouvait pas i
épris d'elle, a moins que cet amour ne l'ut une impertinence. L'ami.
s'efforça de lui persuader que le jeune homme l'avait sans doute re-
marquée depuis longtemps dans Bon magasin, et que l'achat du cof-
fret d'écaillé c'avait été qu'un prétexte pour se rapprocher d'elle.
— Alors il a perdu l'occasion, interrompit gaiement Camille, car il
était seul avec moi. et oe m'a pas dit un mot. — Mai-, îvprit-elle
sérieusement, que ce monsieur soit amoureux de moi ou non, ses
procédés me froissent, voilà qui est certain. Ne me parle plus de
lui. tu m'obligeras. Ce qui est plus grave que tout ceci, c'est que le
soleil de Pâques va me trouver avec une vieille robe et un vieux cha-
peau, moi qui révais une si jolie toilette d'été.
Camille faisait des démarches pour trouver de l'occupation dans
un autre magasin: mais pendant qu'on la promenait de promesse en
70 l!i;\l l ni - Dl I X HÛND1 S.
promi sse, es petites ressources 3* épuisaient peu à peu. Son amie es-
s;i\a de ramènera ><>n espril le souvenir de Léon d'AIpuis. Canaille
l'arrêta net. — Je viens d'écrire dans mon pays, dit-eÙe, pour em-
prunter une petite somme à une personne de ma connaissance. Dès
que j'aurai sa réponse, je me mettrai dans un b< tel en attendant
que j'aie trouvé une place. Si j'axais cru té gêner aussi longtemps,
je m' serais pas venue. — Son amie l'embrassa en lui jurant qu'elle
ne la gênait pas; mais Camille inirriiMiriMn.Mii ae renonça pas au pro-
jet de quitter sa compagne aussitôl qu'elle le pourrait, el celle-ci,
de son ci té, n'abandonna pas la pensée de rendre Camille heureuse
malgré elle.
al .1 Léon, bien qu'il n'eûl fait aucune tentative pour revoir
la jeune Bile, il ne l'avail pas oubliée complètement. Cette préoccu-
pation, d'abord on peu vague, se changeait en une Borte de curiosité.
Il n'avait \ u Camille qu'une seule fois el dans une circonstance
ne l'avait pas remarquée assez pour qu'il pûl se rappeler commenl
elle était; mais il la savait jeune el la supposait jolie. I n tir, étant
au théâtre, comme il cherchait pendant un entr'acte s'il ne rencon-
trerait pas quelque visage de connaissance au bout de sa lorgne
il aperçut, à la galerie, la jeune femme chez laquelle il était allé deux
fois pour trouver Camille. Elle causait avec une autre remmt
auprès d'elle, el Léon eul comme un pressentiment que cette voisine
pouvait bien être Camille elle-même. Il n'osait se l'affirmer cepen-
dant, ne pouvant admettre qu'il fui possible de voir une seule '
cette charmante figure Bans qu'il restât dans la mémoire un souve-
nir au moins suffisant pour assurer une reconnaissance. Le has
devait fixer les incertitudes <l" Léon; comme il quittait le tl
la fin du spectacle, il entendit à quelques pas de lui une voi\ de
fe te qui disait : — Prends garde, < amille, tu vas perdre ton
châle. — Léon se retourna et aperçut i péristyle les deux sp<
trices qui avaienl attiré son attention durant la soirée. L'une d'elles
ramenait sur ses 'Miaules son châle, qui en avait '_rli l une elle
s ' ut retournée, elle se trouva sous le regard <!•■ Léon, <pii la salua.
tille parut embarrassée, serra le bras de sa i ompagne, ;lis-
s .t dans la foule où 1 n était arrêté, disparut à Bes veux sans qu'il
pût la suiv ie.
\ compter de ce jour, le souvenir de la jeune tille prit une i
qui devenait de plus en plus envahissante dans la pensée de I
Il eut le besoin dé la revoir sans oser pourtant se présenter chez
elle. L'ayant rencontrée au théâtre, il supposa qu'elle v allait habi-
tuellement et devint d'une dévotion assidue au mélodrame. I
exception à se- habitudes, il courut les bals el les lieux de plaisir
parisiens, mais il ne \it Camille en aucun endroit. Chaque matin, il
i l - mi \M B6 DE i wiii I l . 71
prenait au contacl de son cousin une belle résolution audacieuse,
se mettait en route pour aller chez Camille; mais, arrivé à la po
il rôdait timidement el s'< a revenait chez lui. I n jour il se cri
avec Camille dans la rue de celle-ci; elle allait sans doute faire
Irpie commission dans le voisinage, car elle avait la tête ni
portail sous son bras un petit paquet, qui paraissait contenir des
étoffes, au moment où Léon, <|ui marchai! parallèlement avec elle de
l'autre côté <!<■ la rue allait la traverser, décidé .> l'ai 1er, elle
disparut dans l'allée d'une maison où se trouvait l'enseigne d'un
mont-de-piété. Résolu à l'attendre, Léon se promena quelques tnstans
bous les fenêtres de la maison où il l'avait vue entrer. La nuit vint,
el le bureau de la détresse publique alluma son feu rouge. I a \' yant
briller au-dessus de sa tête ce phare de la misère, Léon fut tour-
menté par un pressentiment révélateur, qui fui bientôt confirmé l
qu'il \it Camille sortir de l'allée noire, allégi quet qu'elle
avait au_\ mains en \ entrant. H connaissait trop la fierté de Bon
ractère pour l'aborder en i e i ut. et, s'effa< ant dan- l'obsi
d'un angle, il la laissa passer devant Lui, la suivant seulement
yeux.
Le lendemain, Camille recevait une lettre d( I imim
ne faisait aucune allusion à l'incident du magasin, et encore moins
a celui qu'il avait surpris la veille. Il parlait seulement de l'amour
qu'elle lui avait inspiré, et la suppliait de lui permettre de lavoir.
La lettn impie, exprimant moins le désii qu'un tbie
réelle. Léon !»<■ faisait aui une offre de nature à blesseï i ette oml
geuse dignité. La lettre ne lui fut pas renvoj il l'avait
craint, mais elle mn s, il en « cri-
\it une antre qui « - « * t le même sort, |>ui> une trois laquellt
Camille répondit. S tnse était nette el de nature à enle
espérani i Léon. Elle le priait de ne plus écrire. I homme
lui obéit, mais il continua ses stations hasardeuses dans La rut
elle demeurait. Ce qu'il éprouvait pour elle, il ne pouvait claire-
ment le définir. Tantôt il adoptait à son égard les opinions d>
in. et La jugeait coi une femme habile aux manœuvres de
La coquetterie; d'autres fois, Use passionnait jusqu'à l'emportement.
\u milieu de ces alternatives, il reçut un >"'u une lettre d'une i ■< ri-
ture inconnue, mais féminine, "u lui apprenait que Camille venait
de tomber malade de la Dèvre typhoïde, et que, ne voulant
restera la charge d'une amie dont le dévouement avait épuisé Les
elle demandait à être conduite dans un bospio I
amie, instruite de l'intért I q M. I m d'Alpuis portail a Camille,
avait cru devoir, a l'insu de celle-ci, lui faire connaître sa triste
.situation.
72 REVCE DES ni IX K0ND1 -.
A la réception de ce billet, Léon prétexta auprès de sa famille un
petit voyage de quelques jours el courul chercher un médecin qu'il
emmena chez Camille. Le mal était dans toute sa force. Camille avait
le délire et De reconnut pas Léon, avec qui le médecin oe voulut pas
s'engager avant une certai irise qui oe devait pas tanin- à se
produire. Pendant quatre j s el quatre nuits, Léon resta aupn -
du lit de la jeune tille. La crise attendue avec tant d'anxiété amena
une amélioration dans l'état de la malade. Le médecin ci lença à
donner quelques espérances. Léon, qui avait épuisé le délai que
parens lui avaient accordé pour son voyage, courul faire une ap-
parition dans sa famille. Ce fut pendant son absence que Camille
apprit de son amie tout ce qui s'était passé en dehors de sa volonté.
Elle ne lit aucun reproche à celle-ci el s'endormit, brisée par une
lutte de quatre jours avec la fiè\ re. Quand elle se réveilla, elle aper-
< nt Léon au pied de son lit. Elle oe retira point Ba main de la sienne,
el le regarda Longtemps sans lui parler; puis, lui Taisant signe de
se rapprocher, elle lui dit faiblement :— Eh bienl soit, si le bon
Dieu le veut, nous nous aimerons.
Ce fut d'abord un étrange a ir que cel ai ur déclaré et ac-
cepté dans le voisinage de la mort, car le mal. resté Btationnaire
pendant deux on trois jours, offrait de nouveau des Bymptômes in-
quiétans. Léon oe songea même pas à trouver un prétexte pour \ i\ re
hors de chez lui; il passail tout son temps auprès de Camille. I a
SOir qu'il était seul avec elle, il Sentil Sa main qui l'attirail vois
l'oreiller où elle reposait sa tête : — Merci, lui dit-elle toul bas; si l'on
dit que dans ce inonde aimer c'e-t vivre, gréu e à VOUS je ne mour-
rai pas sans avoir vécu. — Comme s'il lui eût Bemblé qu'elle n'avait
plus que quelques mots à dire, elle répétait toujours le même : — Je
t'aime, oui, je t'aime! El quand sa voix affaiblie manquait de fo
elle exprimait son unique pensée par les gestes, par les yeux. On eût
dit que son àme. éveillée tardivement a la passion, voulait la dépen-
ser tout entière. Si on lui répétait que la force de la jeune— e triom-
pherait du mal, elle accueillait cett»- espérance d'être sauvée moins
pour se tromper elle-même sur la gravité de son état que pour em-
pêcher les autres de croire à un danger. Le médecin déclara un soir
qu'il était nécessaire qu'elle fit couper ses cheveux, dont l'épaisseur
nuisait à l'action des bains glacés. Elle ne voulut y consentir que sur
la permission de Léon. L'opération terminée, elle lui donna ses che-
veux, et lui demanda un miroir pour se regarder. — Si je guéris-
sais par hasard, je serais bien laide : m'aimeriez-vous encore? lui
dit-elle.
Quelques jours plus tard, le médecin annonça à Léon que la science
avait dit son dernier mot. Camille le comprit à la douleur de celui-ci.
US 1 \< w< ES DE i uni il. 7;;
EMe lit demander un prêtre. Pendant qu'on allait le chercher, elle
attira Léon à son chevet. — Comme j'ai perdu du temps : lui dit-elle
tout bas. Cet aveu, échappé à sa bouche, mêla une rougeur pudique
à l'ombre mortelle qui planait déjà sur son front, où Léon posait le
baiser du suprême adieu : première et chaste caresse que l'onction
chrétienne allait sanctifier bientôt. Comme il pleurait silencieuse-
ment, elle lui passa les bras autour du cou, et, l'embrassant à son
tour, elle lui murmura à l'oreille : — àhl je crois pourtant que je
vous aurais rendu bien heureux !
— Tais-toi! tais-toi! lit Léon, qui éclatait en sanglots.
— Pourquoi me taire? ajouta-trelle. Je ne dis rien de mal, et Dit
peut m'entendre; je suis assez près de lui.
Léon sortit à l'arrivée du prêtre, qui resta seul ava la maladi
Sm, ministère accompli, celui-ci se retira, et Léon rentra dans la
tnbre avec l'amie de Camille. Ils la trouvèrent fortifiée de ci
ni'" que la religion donne aux mourans; elle attendait l'agonie,
ce lui le sommeil qui vint. La nuit fut tranquille, et lorsque le m.-
decin entra le lendemain matin, il parut étonné de n'être point
cueilli par une mauvaise nouvelle. Il constata dans la situation de
' nille un mieux qui ne lui permettait pas encore de revenir sur
dernières paroles, mais qui jeta cependant un peu d'es
dans le cœur de Léon. Dans la joie que trahirent les regards di
amant. Camille puisa comme une force de résistance contre la moi i
L'amélioration étant devenue encore plus sensible dans la journée
ins la nuit binant-. Camille fut déclarée hors de dan{
Sa convalescence fut longue, mais entou soins qui ne la
laient point impatiente d'en voir arriver le terme. Sûre d'avoir
remis le pied dans la vie, elle j marchait doucement. Enfin, six se-
mâmes après le jour où elle avait trouvé Léon assis au chevet de Bon
lit, elle .mutait pour 1., premi, à son bras. Les circonstam
qui avaient accompagné I- début de leur liaison devaient lui don-
ner un i ieux qui jeta d'abord quelque crainte dans la
famille de Léon lorsqu'elle en nu instruite. I. usin, qui .-tait re-
beaucoup sur l mpte de Camille, lit entendre raison aux
ens .1-' Léon. — Si vous ne lui lâchez un p. mi la corde, il la bri-
sera, leur dit-il. Il est arrivé a un .,_-,■ où un jeune homme de fa-
mille doit avoir trois choses : un cheval, des dettes et une maîtresse
Léon se passe de cheval, il ...• fait pas de dettes; laissez-lui sa m
tresse, c'est une bonne créature, et maintenant que je la connais.
je regrette d'en avoir pensé du mal autrefois.
1 "H lut laissé libre, et depuis plusieurs années Camille réalh i
la promesse qu'elle lui avait faite le jour ou. près de mourir. ,
lui avait dit : — Il me semble que je vous rendrais bien heureux. —
-!{ \\\\\ E DBS mi \ H0ND1 5.
Un leur cependant le père de Léon avait pris son fils à part : - Mon
.ulli;llli:ivaiMl au, tu as vingtrsept ans, il faut songer à te marier.
Hneconvieni pas que j'entre dans tes secrets de garçon; mais si tu
• dans quelque liaison de jeunesse qui] te fui pénible de
pre brusquement, prends les ménagemens que tu croiras ne.
sairesà la situation. Je m'engage à n'apporter aucun empècbemenl
,. rupture s'accomplisse d'une manière digne de toi. Je
t'ai donné depuis quelques années la preuve d'une tolérance indul-
gente, ne m'en fais pas repentir, el prends note de ce que jet ai dit
' En parlant ainsi àsonflls, M. d'Alpuis n'avait encore aucun projel
sérieusemem arrêté àson égard. Le mariage dont il lui ayail p
n'existait encore dans rit qu'à l'étal d'idée, -.vant d entamer
aucune négociation, il souhaitail que Léon fui libre, el que son ...non
[ajeune fille qu'il lui destinait fùl autre chose q ie associa-
de fortune. \u débol de la passion de Léon pour Camille, U
,,t inquiété devoir latounmre séi i prenail cettean -
• el un mo ai ilavail été sur le point défaire intervenu
autorité pour amener une séparation enl a* jeunes gens;
nKUS a cette époque le» liaison avai! déjà un an de date, el I .-
mule, sans s'en douter, comptait des proie leurs dans la Damilli
son amant One vieille tente, qui adorait Léon el qui étail un peu
gnciiue m romanesque, s'était amusée à faire la potice des amc
de son neveu; el formulaU son opinion à l'égard de sa malti
d'une manière très favorable à celle-ci. — Ce mauvais sujel a bon
goût disait-elle familièrement; Ba petite conquête esl charmante, el
puisqu'elle sait le retenir auprès d'elle, laissons-les s'adorer tran-
quilleaient Mieux vaui que Léon ait «rencontré cette petite (Uleque
d'aller courir et se ruiner avec des coquines à la mode.
L'espril de famille esl toujours un peu mathématicien, kprès i d-
cul l'ait, on s'aperçui que la liaison de Léon, au lieu d'enflé
chiffres de son budgel de dépense, en avait amoindri le total an-
imel. \ cette remarque, quiprouvail le désmtéressemenl de Camille,
dent d'autres observations également en sa laveur. kinsi Léon
ne témoignait aucunement dan- ses rapports avec ses paréos, qu il
fût absorbé par affection étrangère; il semblait au contraire
s'efforcer de reconnaître, par des soins plus assidus, des attentions
pins délicates, et une soumission absolue à tous leurs désirs, la
uberté qu'ils lui abandonnaienl tacitemenl d'être heureux en dehors
de sa famille. Cependant Lé l'avail pu s'empêcher de songer
quelquefois qu'un moment viendrail où il aurait à compter avec les
■'\igencesde la vie sociale; maisil n'\ songeait que comme un bon i
qui a des engagemens pour une échéance encore éli ne veut
troubler la quiétude du présent par le BOUCi de l'avenir. \u pre-
CBS VACANCES DE CAMILLE. 7.")
mier avertissement de bot père, et comme mis à ruse parla bien-
veillance que celui-ci lui témoignait, Léon crul pouvoir hasarder
quelques confidences sur la nature < t* - ses relations avec Camille,
qui ne lui permettaient pas de la quitter d'un jour à l'autre sans
brutalité et sans ingratitude. Son père l'interrompit en lui dîsanl
que ces confidences ne lui apprenaient rien qu'il ne sût déjà. —
■ précisément pa je prévois loul ce que cette séparation
aura de pénible, lui dit-il, que j'ai pris l'avance en te laissanl du
temps pour l'adoucir par toutes les précautions qu'A t<- plaira d'em-
ployer. Il est peu convenable, i un certain point de vue, qu'un père
s'immisce en ci — ortes d'affaires; mais ma complaisance passée de-
vail amener naturellement celle «loin j-- rais preuve aujourd'hui
Tu n'as, je l'espère, demanda-t-il .1 Léon avec une soi te d'inquiétude,
fait à «ciic jeune fifle aucune promesse qui engage U>n avenir?
— Aucune, «•! elle ne m'en a jamais demandé, répondit Léon.
— Hors, reprit le père, il laut la préparer à un dénoûment qu'elle
a «lu prévoir, et puisque tu m'ob ire plu- précis, je t'ai
rise a prendre à son égard les dispositions < 1 • m 1 1 tonl galant homme
accompagne ordinairement la rupture d'une liaison qui a été con-
venable.
— (tli ! mon père, dit Léon, Camille n'est pas nie femme que l'on
a et qne l'on quitte pour de rargent. ElJi ara-
tion, parce qu'elle la sait nécessaire; mais toute autre et
refusée, j'en suis -ùr.
— Ce sera à t"i de vaincre, -i tu les rencontres, des scrupules
qui seraient exagérés, lui «lit son père. I ne femme qui a aimé un
homme ■ bien conduite avec lui peut accepter non T offre vul-
gaire d'un paiement, mais des n - qui deviennent un der-
nier témoignage d'affection ponr eDe, quand <-lf<-- doivent la
server (l'uni' misère <pii sérail un remords pour celui qui la quitte...
Je ne crois pas, acheva M. d'Alpuis en souriant, «pie tous les pi
famille se montrent aussi concilians, mais je ne veua pas que
l'accomplissement de ma volonté soi eu* pour le fils que
j'aime... et pour celle qui l'a aimé, liions, mon enfant, reprit-il en
voyant que Léon s'attendrissait on peu, 1 ez d'émotion. La
1 la vie.
\ la Miiti' de cette conversation avec son père, Léon lui avafi de-
mandé au moins tn>i> mois pour préparer sa rupture avec sa mal-
"■. — Prends-en six, avait répondu M. d'Alpuis; mai- au bout
de ce temps sois libre.
Lé ai contrastait singulièrement par le caractère el le lu
avec les jeunes gens donl !•■ scepticisme feint ou véritable profite de
toutes tes issui - que l'esprit peut ouvrir pour échapper au senti-
76 BEVUE DES DEUX MONDES.
ment. Son éducation, qui avait été faite dans ta famille, el l'habi-
tude d'y vivre, avaient perpétué en lui des traditions de respecl
et d'obéissance qui ne sont pas toujours intactes à vingt-cinq ans;
mais l'âge n'avait émancipé que son intelligence, son cœur était
resté entant. Si. coi e il en avait eu l'idée, son père, au début de
sa liaison avec Camille, avait exigé qu'il \ renonçât el fil nn w>\.
Léon sans doute amuit souffert, étant sérieusement épris, mais il se-
rait parti, aujourd'hui, après l'avoir imprudemment peut-être laissé
libre pendant quatre ans, «m le rappelait sous la dépendance du
devoir : il montrait les mêmes dispositions dociles à s'j rendre. \;
L'engagement pris avec son pèrei '' étail décidé .1 aller dire à Ca-
mille : — Nous avons encore sb mois à être heureux, et après 1 s
ne serons plus qu'un souvenir l'un pour l'autre. Vu lieu d'attrister
les derniers jours que nous avons à passer ensemble, veux-tu j
mettre tant de bonheur que le souvenir non-, en reste éternel 7 - I
aveu lovai tut arrêté sur les lèvres de Léon par une confidence de
sa vieille tante. — Ton père a des projets sur toi, mon enfant, lui
dit-elle, et il esl question de nous faire aller à la noce. Unsi pro-
fite de la dernière année de ta vie de garçon. \ propos, et ta petite?
L'aimes-tu toujours?
— Toujours, ma tante.
— allons, reprit la bonne femme, ta future te la fera oublier. Puis
elle lui cita le nom de la jeune fille h laquelle cm songeait pour lui
dans sa famille, et commit l'étourderie d'av< r à Léon que ce ma-
riage rencontrerait peut-être quelques difficultés, car un des parens
de MUl d'Héricy, qui devait lui laisser une fortune considérable, ne
trouvait pas celle du fils de M. d' \lpui- suffisante. M"' d'Héi icv était
d'ailleurs encore trop jeune, et en supposant que le mariage dût
-"accomplir, il devait, dan- tous les cas, se trouver reculé bien au-
delà de l'époque qu'on avait fixée à Léon pour qu'il eût reconquis
-a liberté. Q jugea donc inutile d'alar r Camille aussi longtemps
à l'avance, et continua â vivre avec elle comme par le passé.
\u bout de plusieurs mois, n'ayant reçu aucun avertissement
nouveau et ayant appris par sa tante que des circonstances obli-
geaient son père à renoncer provisoirement à ses projets, il supposa
qu'un nouveau délai lui était accordé tacitement; mais, au moment
OÙ il s'attendait le moins à voir troubler la tranquillité dont il jouis-
sait, en plein hiver, à la veille de Noël, M. d' Upuis annonça à son
lils qu'ils étaient invités à de grandes chasses sur les domaines de
M. d'Héricy, leur voisin de campagne, et qu'il fallait se préparer a
partir. Léon alla aux nouvelles auprès de sa tante-. Il trouva la bonne
daine occupée à ses préparatifs de voyage. — C'est pourtant a 1
de vous, beau neveu, lui dit-elle, que toute la maison \ ■ eUr
LES \ \( im i - N CAMILLE. I /
dans la neige. — Et elle lui expliqua brièvement la situation. Celui
'\r<. parens de MUa Clémentine d'Héricj qniavail tait qoelqaes obsta-
cles a sou mariage avec Léon était mort. La ramille d'Héric) profitait
de ce deuil pour aller passer l'hiver à la campagne, el c'était chose
convenue avec les parens de Léon que ceux-ci iraient en mi
temps habiter leur propriété. Les rapports de voisinage qui ne man-
queraient pas de s'établir entre les deux ramilles amèneraient ég
nent entre les jeunes gens qu'on souhaitait unir des rapprochemens
plus familiers que ceux permis à la ville. — Et si vous vous plaisez
l'un à l'autre, comme on l'espère, à moins que vous ne soyez très dif-
ficiles l'un el l'autre, acheva la bonne tante, <>u \<>hn mariera aux
lilas. Voilà ce qui se passe, beau neveu. Ude-moi à ttre m< s
robes dans les malles, et ni les chiffonne pas trop, ajouta-t-elle.
i.i quand partons-nous, ma tante? demanda Léon ave
quiétude.
— Monsieur ton père, lui dit-elle, non- traite comme si nous
étions des conspirateurs el qu'A fût préfel de police : il nous accorde
vingt-quatre heures pour faire nos paqui
Léon supplia sa tante de faire naître des lenteurs qui
nassent un retard.
— Ta mère et moi, répondit-elle, nous sommes décidées à n
ter même à la gendarmerie, si ton père veut nous faire partir avant
les couturières et les modistes aient achevé leurs commandes. Si
tu as de ton côté quelques petites affaires à expédier, tu peux comp-
.u moins sur deux jours.
\1.
1. sourut chez Camille sans intention arrêtée, mais dû
cependant à préparer l'aveu que la nécessité l'obligeait k lui faire.
Il ne la trouva point seule chez elle, et fut presque content qui
présence d'un tiers \int fournir un prétexte a son silence. Camille
était avec une jeune femme de son voisinage, une des rares conn
sances féminines qui eussent été tolérées par Léon. Il devina qui
présence \euait interrompre quelques confidences sentimentales, en
s'apercevanl que l'amie de Camille avail les yeux rouges el que son
émotion avail gagné sa maltresse. Resté seul avec celle-ci, il lui de-
manda ce qui s'était passé.
— C'est cette pauvre fille qui vient de me raconter ses chagrins,
> pondil Camille : son amant la quitte pour se marier.
— El comment la quitte-t-il? demanda Léon, qui voyail dai
rapprochement de situation offert parle hasard une porte ouvert
un commencement d'aveu.
78 REVI l DES Kl 11 \ K0ND1 -.
— Oh! il agil fort mal, répliqua Camille; il lui a jeté brutalement
( otte n"ii\ l'Ile sur le cœur comme un pavé.
Léon se sentil mal à l'aise sous le regard de sa maîtresse, et, pour
diminuer s imbarras, il se mil à mareher dans la chambre an
fumant.
— Mais, dit-il en observant l'impression que sa question pourrait
faire naître, Ge garçon a de la fortune, je crois, el en jetant ce pavé,
Gomme tu dis, il adû aveir soin de l'envelopper de manière 6 amor-
tir le coup.
— Cela ne justifie pas sa manière d'agir, qui a été brutale el cruelle,
répondit Camille. On ne mel pas brusquemenl à la porte de sa vie,
en la prévenant d'un j ■ à l'autre, une femme qu'on dit avoir ai-
mée.— Ainsi, n prit-elle avec une grande vivacité, car c'étail une
des facultés de sa nature sensible de s'imprégner pour ainsi «lin- de
la passion d'autrui, — ainsi voilà le premier el le dernier mot des
hommes avec les femmes qui leur donnes! les plus belles années
de leur existence. De l'argent, et tout esl «lit !
Elle prit sa tête dans ses mains, et, presque accroupie au coin de
son feu, resta Bileni ie • I éon i omprit qu'il s'avait rien à dire, a
moins de tout dire.
— Eh bienl après tout, fit Camille, Bortanl de sa torpeur et se-
couant la tête comme pour faire tomber les pensées <pii l'obsédaient,
u'est-ce pas toujours ainsi que cela doit finir? N'ont-elles pas raison,
celles-là qui ne voient dans un amant qu'un compagnon passager au
luas duquel elles marchenl joyeuses, en renouvelant chaque mai in
leur prov ision d'amour quotidien, celles pour qui le mol adieu n'est
qu'un point qu'on pose tranquillement après une phrase achevée?
\h! bonne fée, bonne fée, toi qui donnes l'insouciance à tes filleules,
pourquoi n'es-tu pas ma marraine?
— Camille! Camille! s'écria Léon en s? approchant d'elle.
Elle l'attira a ses côtés, et lui dit tout bas en lui passant les brac
autour du COQ : — l'ai donne-moi. on m'a soufflé C€ soir une bouffée
de mauvais air dan- l'esprit. Que veux-tu? ajouta-t-elle en mettant
un baiser pour sourdine à ses paroles, comme si elle eût craint de
faire trop entendre; je sais que mon bonheur babite une maison de
paille et je m'effraie quand le voisin itrieae feu. Tiens, reprit-elle
en se levant et en allant décrocher un calendrier oeuf que son fac-
teur lui avait apporté dans (ajournée, tous les ans à cette époque-ci,
quand je vois l'almanach de l'année prochaine, je ne puis m' empê-
cher d'être inquiète en regardant ces longues colonnes qui repré-
sentent les moi- et les jour.-. Je me demande tout bas si nous irons
ensemble jusqu'au bout...
Léon voulut l'interrompre, car en 1'écQutanl il était inquiet et op-
LES \ w w< i B DE < \ mi i il. 79
pressé rommo un homme qui voit un enfanl jouer avec une arme
chargée. — Pourquoi nous attrister en parlant d'une chose qui est
encore probablement si lointaine? dit-il.
ille ne b' aperçai pas beureusemenl du démenti que le Bon de
l.i voi* de Léon donnai! à se- paroles. — Lointaine, mais certaine,
reprit-elle. Je puis parler de cette chose sans trop m'attrister, mais
seulement quand tu es avec mm. E1 puis n«' voit-on pas tous les
jours des gens qui se portent bien parler de la mort? Cela ne l'ait
pas mourir plus vite qu'à Bon heure. Nous devons doue séparer un
jour...
— Tais-ioi. dit Léon en lui serrant la main.
Camille insista. — Nous devons doue quitter, reprit-elle; mais il
ne peut j avoir entre doue qu'une séparation définitive occasionnée
par ton mariage. I a garçon de Ion âge ne se m. nie pas a mme une
petite demoiselle à qui sa mère vient dire un jour, en lui présen-
tant un futur : Ma fille, voici monsieur un tel qui vous épouse ap
domain, faites-lui la révérence et cachez votre poupée. Tu Beras in-
struit a l'avance des projets de ta famille, tu pourra- nu me les
deviner, on t'obligera o aller plus fréquemment dans le monde, on te
nagera des rencontres avec une héritière bien doti e qu'on t'aura
choisie. Tu entendras enfin autour « l « - toi des cbuchoti mens va)
dont il te sera facile de pénétrer le sens. I.M bien ! je demande à être
avertie dès ee moment.
coûtant Camille Léon se demandait intérieurement si quelque
avis anonyme ne l'avait pas prévenue du danger qui la menaçait,
et si ses paroles n'avaient pas | i but «l'on provoquer l'aveu. I
aveu, vint jusqu'au bord des lèvres de L ; mais, au moment de
parler, il eprouxauue impression étrange, comparable à celle que
peut éprouver un chirurgien qui va pratiquer une opération diffi-
cile, et que la tranquillité du sujet effraie plus que m le ferait
résistance. ('..• qui l'avait alarme le plu- jusque-lA, il faut le dire,
c'était surtout la préoccupation de la douleur que cet aveu cause-
rait a s., maiin- lui surtout au moment où elle lui parlait
elle-même de leur rupture, dans un avenir encore lointain et indé-
terminé, qu'il comprit cette chose si -impie, qu'une rupture l'éloi-
gnerail autant de Camille qu'elle séparerait celle-ci de lui-même. Ca-
mille s'était rapprochée de lui, accroupie sur le tapis, au pied de la
chaise <>ù Léon se tenait rêveur, cachant son visage dans l'ombre
pour dissimuler son émotion. Elle reprit doucement, continuant sa
pensée : — le veux que tu me préviennes à l'avance. Sois tranquille,
je ne te tourmenterai pas. d'aucune façon. Tu as déjà mis assez de
bonheur dans ma vie pour que j'aie perdu le droit d'accuser la des-
lim e quand elle se montrera sévère. En m'aimant il v a quatre ans,
80 REVUE DES 1)11 \ MONDES.
tu oe m'as rien promis que de m' aimer; mais jusqu'ici tu as tenu ta
promesse, et je ne crois pas t' avoir rendu la fidélité rigoureuse. Nos
troubles el dos bouderies d'od1 jamais eu de motif sérieux. C'étaient
de petits auages légers qui passent rapidemenl Bans cacher le ciel
el sans faire d'ombre. Je veux que les derniers instans de notre vie
commune conservent la tranquillité de ses premiers jours, tassi
q' entendras-tu sortir de ma bouche aucune parole amère, au fur et
à mesure que nous approcherons du terme de notre liaison. Qu'au-
rais-je à te reprocher d'abord? Rien. Sous mon apparence étourdie,
j'ai un grand fonds de raison, el tu oe me verras tenter aucune
résistance contre ce qui esl inévitable. On t'a permis de m'aimer
dans ta famille; je serais injuste envers elle el je manquerais de
connaissance, si j'essayais d'apporter le moind bstacle à Bes dé-
sirs. Notre liaison aura été irrégulière, c'esl le u [u'on donne, je
émis, aux affections qui naissent spontanément en dehors des con-
tions el des intérêts, e( qui n'onl d'autre sécurité d'existence
que leur franchise même; mais quand le terme en sera arrivé, au
milieu de mon chagrin j'aurai la joie de savoir que tu t'éloignes de
moi le cœur sain, et que l'amour de celle qui t'aimera n'aura pas de
blessures a \ pan
Comme ''il'' achevait ces mots 'l'uni' voix qu'elle s'efforçait de
maintenir calme, Camille s'aperçut que la main de Léon tremb
- la sienne. Elle se leva rapidement, observa le visage de son
amant et s'aperçut qu'il était pâle. — Qu'as-tu? lui demanda-t-elle
\ iveraent.
— [lien, 'lit Léon, éi artant une pensée douloureuse, c'esl l'odeur
de ton charbon <lr terre qui m'a lait mal a la tête.
— Menteur, qui ne veux pas dire la vérité! lit Camille, courant
après lui dans la chambre et lu louant a revenir a la place qu'il
lil de quitter.
— Menteur? balbutia le jeune homme, convaincu cette lois que sa
mail dt insti uite de tout.
— Oui, menteur! orgueilleux! reprit la jeune femme, qui ne
I is convenu.* que ce n'est pas le feu, — il est éteint, — mais seu-
lement l'idée de penser qu'un jour il faudra nous quitter...
— Je t'en prie, Camille,... tais-toi! s'écria Léon, qui ne cachait
plus son émotion.
— \li ! que je suis contente de te voir comme celafl «lit celle-ci
en frappant dans ses main-. C'est tout - roulais savoir. -
revenant s'accroupir aux pieds de Léon, elle ajouta tout bas ; V
ce pas (pie d'j penser, cela lait bien du mal'.'
Léon attira Camille auprès de lui, et pondant quelque temps la
tint silencieusement embrassée. Durant cette muette étreinte, leurs
LES \ \< AM ES DE i \ M 1 1 I i .
SI
deux coeurs étaient si voisins, qu'Os se révélaiem presque l'un à
l'autre par la rapidité de leurs battemens les émotions diverses qui
venaient de les agiter mutuellement.
Camille la première rompil ce silence. — Ne parlons plus inutile-
ment de ces choses-là, dit-elle en Be dégageant des bras de Léon,
el elle ajouta: — Je ne suis pas Bortie depuis plusieurs jours; le
temps est beau, tu devrais me mener voir les boutiques «lu nouvel
an. Et a propos, continua-t-elle sur un ton de curiosité enjouée,
quelle surprise me ménages-tu cette année pour mes étrennes? — Il
semblait qu'une étrange coïncidence dût pendanl toute cette soi
ramener «lis allusions à la situation autour de laquelle Camilli
promenait comme un aveugle autour d'un précipice. Plusieurs lois
le basard avait offert à Léon on icasion de parler, en dégageant
i (l.s difficultés d'une entrée en matière. Cette fois commi
autres, il b' abstint. La question de Camille lui rappela cepen-
dant que s'il était provisoirement résolu à lui taire la vérité, il était
du moins dans l'obligation de lui avouer son départ. Elle apprit
cette nouvelle assez tranquillement; elle était habituée d'ailleurs à
voir Léon la quitter chaque année pour aller passer quelques
maines dans la propriété de ses parens pendant la belle 9aison; un
art au milieu de l'hiver n'était pas même un événement m
i. Plusieurs fois déjà, à l'époque de la fermeture <lr la ch
i moment du passage des oiseaux, Léon s'était absent* de Paris;
mais ces absences étaient toujours de peu de durée. Camille s'in-
quiéta seulement en apprenant que toute la famille de Léon émi-
; au moment <>u les réunions du monde, les bals, les
dans leur plus grand éclat. — Ma mère est très fatiguée, lui
dit I. i: c'est précisément pour échapper aux obligations que lui
impose son séjour à Paris pendant-l'époque des réceptions qu'elle
désire aller passer quelque temps à la cai que son
intention est d'j rester jusqu'au carême. — Et, ne voulant pas alar-
mer sa maltresse par l'idée d'une trop longue absence, il se hâta
d'ajouter : le ne pense pas qu'elle me garde auprès d'elle tout
temps.
La tranquillité apparente de Léon rassura Camille autant qu<- les
ma très naturelles qu'il lui donnait pour expliquer ce «pu- son
voyage avait d'inusité. I ne autre raison, axant son origine <\:m-
l'égoïsme même de la passion, contribuait à lui faire accepter le
départ de Léon et son absence momentanée. Camille faisait intérieu -
rement cette réflexion: qu'en s'éloignant lui-même de Paris a l'épo-
que où tous les salons étaient ouverts, Léon échapperait aux séduc-
tions dont elle les supposait peuplés, ainsi qu'aux occasions d
laisser entraîner vers quelque engagement préparé par les soins de
T.lUF. II.
82 EH \M DES Ml I MONDES.
•
sa famille. Comme Léon s'étonnail qu'elle accueillît aussi facile-
ment la nouvelle de son départ, elle lui avoua naîvemenl le petil
calcul intéressé qu'elle venait de faire, et ne prit poinl d'alarme
nouvelle en voyanl le singulier sourire que cel aveu avait amené sur
1rs lr\ res de son amant.
Léon, devant paraître cbe2 son père, qui donnait une soirée d'a-
dieu, se disposait à quitter Camille, lorsqu'ils reçurent la visite de
Francis Bernier. Celui-ci offrait le soir même un réveillon dans wn
atelier, et venait inviter les deux jeunes gens. \|i>- le souper, on
devait organiser un petit bal. Camille c'avait pas assez souvent l'oc-
casion de se distraire pour <|n<' Léon songeât a ne point la faire
profiter de celle qui se présentait. Il savait qu'elle trouverait chez
Bernier une société amusante, et pensa qu'à la veille d'une sépara-
tion, le tumulte d' nuit de plaiBir pourrait utilement étourdir son
esprit. — Eh bien! dit-il à Francis, si tu as le temps, attends que
Camille soit habillée; tu l'emmèneras directement chez toi. J'irai
vous rejoindre aph s avoir passé une heure chez mon p>
Et il sortit, laissant Bernier seul, pendant que Camille allait s'ha-
biller dans sa chambre. Camille donnait d'ordinaire peu de temps
i toilette; toul rté étanl but elle, elle n'avait point besoin
de la chercher pendant une heure dans des eai tons, dans des tiroirs,
ou dans les pots mystérieux d'un laboratoire chimique. \n bout de
dix minutes, elle étah prête 'Ét tendait la main a Francis en lui di-
sant : — Partons-nous? l'espère qm- je -ui> 1 ■• 1 1«-, . i j < > u t . i - 1 - . 1 1 1 en
tournam devant lui.
— Est-ce qu'on ne me fera pas l'honneur de mettre tes diamans
de la couronne? demanda Bernier en riant.
— C'est vrai, j'oubliais, lit-elle, et, prenanl dans un petit coffret
une paire de pendans d'oreilles fort modestes, elle vint les attacher
devant la glace. Comme elle étah sur le poinl de partir, Bee regards
tombèrent sur un petit carton très élégant que Bernier avait dépi
sur une chaise en entrant. Sa curiosité iaîra quelque objel de co-
quetterie. Elle prit l<' petit carton, s'approcha de Bi rnier, qui riait
dans sa moustache, et lui dit d'une voix câline : — Est-ce qu'il faut
ouvrir?
Et, sans même attendre sa permission, elle enleva le couvercle du
carton, d'où s'échappa une subtile odeur d'essence orientale. —
Mi! que c'est joli! s'écria Camille en déployant un de ces burnous
algériens dans lesquels les femmes s'enveloppent pour sortir du bal
ou du théâtre. Kilo ne put résister au désir d'essayer le burnous, et
comme elle en drapait les plis sur ses épaules en se regardanl avec
satisfaction dan- la glace, Bernier lui dit : — Ce chillbn vous plaît,
gardez-le, mignonne, .le l'ai apporté pour vous; c'est mon étrenne.
LEs VACAHCBS ni I \MII .1 ! . S:i
lèpres L'avoir remercié, Camille se promena majestueusement dans
la chambre, heureuse comme un enfant à qui "ii a donné un jouet
nouveau. — I ae question, dit-elle en se posant devant Francis; ai-jt
l'air d'une femme du monde ainsi?
— Est-ce sérieusement <|H'' vous me demandes cela?
— Sans doute.
— Eh bienl non, répliqua Bernier. Donnez-moi le bras, et allons-
nous-en.
Comme il l'avait promis, Léon vint rejoindre sa maîtresse chez
Francis, et la trouva tort anin iu milieu d'une société de jeui
gens qui peur ka plupart étaient des amis, <'t traitaient Camille en
camarade. Ce lut dans cette soir pw celle-ci imagina de leva
sur chacun d'eux un impôt de distractions pendant tout le temps que
devait durer l'absence de Léon. Malgré la complicité de Ba tante,
celui-ci ilui quitter Paris le lendemain même, M. d'Alpuis n'ayant
pas consenti à différer le départ.
I adieux de Léon l mille ne furent «lu côté de cell
attristés par aucune préoccupation. Quanl a Léon, il avait rem
à risquer même une demi-confidence. Sans avoir l'intention de résis-
ter aux volontés de son père, il e«] gnei du temps. Rien d'ail-
leurs n'était encore c lu, et ce \"\ âge, dont le l>nt était d'amener
un rapprochement sympathique entre lui >t M"' Clémentine d Hé-
ricj . pouvait bien ne pas avoii les résultats qu'on pa ■ n atten-
dre. Dans tous les cas, les projets de la famille restaient ouvert» è
l'intervention du hasard, et m Léon manquait trop d'initiative pour
faire naine Lui-même des obstacles, il - sentait du moins dispo
profiler de tous ceux que l'imprévu enverrait à son aide.
Ml.
Cette pai 6a da chasse à laquelle M. d'Alpuis et son fils avaient été
invités n'était en réalité qu'un prétexte, une sorte de terrain neutre
où l'on \oulaii que les deux jeui encontraseent peur la
première fois, dans une entrevu e de L'embarras et de la
i accompagnent toujours une présentation officielle. Tous
les détails de cette rencontre avaient été convenus à L'avance. Pen-
dant La chasse, on devait croiser La promenade é [uestre des daines
châtelaines, qui se joindraient a M. d'Hériq poui retenir II. d'Al-
puis >'t son fus a dîner. Ce icenarie était l'œuvre de la tante de Léon,
qui voulait, dans toutes les circonstances de la vie, ménager la part
du r anesque. Suivant elle, tout dépendait de la première impres-
sion que les jeunes gens éprouveraient en face l'un de l'autre, et
elle avait tout disposé pour que cette impression, mutuellement
SA REVUE DES DEUX U0ND1 5.
agréable, leur inspirât le désir de se retrouver ensemble; mais le
hasard devait apporter à son plan des modifications de nature à en
compromettre la réussite.
Le matin de cette cbasse, comme Léon achevait de s'équiper, il
fut abordé par le garde de son père, espèce de Bas-de-Cuir asser-
menté. Ce rustique personnage, qui s'appelait Lolo, était depuis
quinze ans au service de M. d'Alpuis, et avait fait l'éducation cyné-
gétique de son Gis. Comme tous les gardes, Lolo était en rivalité
ivec ceux des voisins, et particulièrement avec celui de M. d'H< -
ricy. Us passaient leur' vie l'un et l'autre à guetter l'occasion de
l'aire des procès- verbaux, et il fallait toute l'autorité de leurs maî-
tres respectifs pour que leur antipathie oe sortit point des limites
de l'injure quand ils se rencontraient.
— Monsieur, dit Lolo en entrant dans la chambre où s»' tenait
Léon, Tabareau \ous a «en/a arriver hier au soir, et, Bauf votre ;
pect, il a gueulé après vous toute la nuit. Pour le faire taire, je lui
ai promis que vous l'emmèneriez travailler aujourd'hui.
— Nous chassons avec les chiens de M. d'Héricy, répondit Léon.
— Sacrebleu! dit Lolo en tournant sa casquette; Tabareau va être
bien fâché. Et il reprit : — Si monsieur voulait me le permettre,
quand il sera parti, je lâcherai tout do même Tabareau; il prendra le
train de monsieur et le rejoindra là-bas, comme sans le faire exprès,
parce que, continua le garde, je serais humilié si monsieur, qui
mon élève, no tuait rien aujourd'hui.
— Mi! tu as peur de ma maladresse? lit Léon,
— C'est sans intention d'offense, répondit Lolo; mais monsieur est
habitue à ce lambin do Tabareau, qui vaut mieux dans un de
poils que tous les anglais de Robert c'était le nom du garde do
M. d'Héricy).
— Ne sont-ils pas bon-, ces chiens) demanda Léon.
— Peuh! reprit Lolo, ayant l'air do faire une concession dédai-
gneuse; C'est des jolies bêtCS, qui VOUS ont le l'eu dan- le ventre el le
diable dans les jarrets: mais quand ça VOUS pOUSSe un lièvre, faut
que le plomb soit rudement vil' a lui dire bonjour.
— Et tu veux dire que le mien ne l'est pas assez? interrompit Léon.
— Monsieur, chacun a ses habitudes, répondit respectueusement
le vieux garde en se retirant.
Léon et son pore partirent à pied pour aller rejoindre M. d'Héricj .
Au carrefour qu'il leur avait indiqué, celui-ci les attendail avec son
garde. Après les salutations d'usage, les chasseurs se dispersèrent
pour aller se poster cà des endroits que Robert leur indiqua comme
étant le passage de l'animal, qui avait été détourné la veille a l'in-
tention des hôtes attendus par M. d'Héricy. Ceux-ci placés avec la
LES VA< V\i 1 - DB « AMII.l.E. 85
recommandation de ne point s'éloigner pour éviter les accidens, le
garde pénétra dans l'enceinte où Be tenait un chevreuil broeart, et
découpla deux paires de demi-briquets anglais donl il appuya la
quête. Connaissant les mœurs de Bon animal, il savait a l'avance Ut
route qu'il allait parcourir : acres s'être lait battre pendant quelque
temps, le brocart devait arriver bous le tiisil des messieurs il' Upuis
père "H Gis. Léon était a bob poste depuis cinq minutes, 1'"-
l' aboiement descbiens lui annonça que le chevreuil était lancé; mais
i cuil.. dans une direction très opposée a celle que la chasse
semblait Buivre, et a une assez faible distance, Léon entendit la
\(ti\ d'un chien bien gorgé, dont les notes graves <-i les coups de
le régulièrement alternés lui rappelèrent la basse di I i m.
Voici ce qui était arrivé. I ne demi-heure après le départ de Bes maî-
tres, Lolo avait pris sur lui de commettre une infraction à leurs ordi
it d'ailleurs depuis longtemps Bon idée fixe de faire i basse I -
bareau sur la propriété donl Robert avait la garde, ^près avoir fait
sortir du chenil le vieux basset, atteinl d'un commencement de rhu-
matisme, Lolo lui frictionna les jambes avec un baume qui était éga-
lement bon, disait-il, pour les maux de chrétien. La friction achi
il lui entoura les jarret9 dans des morceaux d'étoffe de laine qui
s'arrêtaient au-dessus de ses pattes, et dans cet équipage singu-
lier il l'emmena mus la chambre où l'on rangeait les ustensiles de
chasse. Tabareau en lit !<• tour deux ou trois fois, en suivant di
yeux intelligens les indications du doigt de Lolo, qui lui montrait
le bois de cerf sur lequel Léon Buspendait ordinairement son fusil.
lui n'v voyant plus cette arme, dont l'absence significative lui i
lait le départ de bob maître pour la chasse, le vieux basset com-
mença dans son langage une série de réclamations énergiques. — 11
a compris, pensa le garde. Mettant le chien en laisse, il le conduisit
à mi-route du chemin que ses maîtres avaient dû parcourir, et le
laissa aller à son :-rr>' dès que Tabareau eut indiqué qu'il sentait leurs
trao
Tout en cheminant tranquillement de s>m allure, encore un peu
ralentie par les espèces de bas de laine qui entouraient ses jan
torses, le basset entra par un bris de clôture dans une sorte de pair,
rvé voisin d'une habitation. Dne trace de fauve encore chaude
vint le détourner de la route qui devait le conduire à Bes maîtres.
11 avait bien hésité un moment; mais son instinct de rli.i~-.rnr était
si grand, qu'il était parti a pleine voix sur la piste, et mettait de-
bout une chevrette I : qui avait plutôt les allures d'un animal privé
que d'un fauve, l'eu défiante en effet, la chevrette se laissait pour-
(1) La femelle du chevreuil.
8(5 KEW l m - l'i i S ttONDl 5.
suivra à vingt pas, suivant les alliées, se retournant poux regarde)
le chien, s'arrôtant eomme pour l'attendre, el se laissant approcher
de si près, qu'il aurait pu lui souffler au poil. Sortie par une brèche
du parc réservé où elle avait été levée, ne Be reconnaissant plus an
milieu des grands bois qu'elle traversait, ta chevrette, inquiétée
instinctivement, avait quitté tes allées pour se jeter dans un raassil
de quelques arpens qui partageait les deux chemins à l'angle des-
quels Léon avail été posté, rabareau la menait doucement, dé-
brouillanl 3es ruses el manœuvranl pour l't toigner de l'enceinte. En
mnaissant la voix de son basset, Léon ne put retenir une excla-
mation de mauvaise humeur. Il craignait que son chien, en restant
daas ce i , n'en éloignât le brocart, chassé par l.i petite meute
de M. d'Héricj , et q le i elle-ci commençait a ramener, suivant l'iti-
néraire indiqué par le garde. — A vous, monsieur! cria Robert en
taisant signe de loin à Léon. Celui-ci se mit en position. En guettant
l'arrivée de l'animal pour le tirer a sa sortie du bois, il aperçut à
quarante pas de lui, dans le feuillage rouillé des jeunes chênes, une
forme rousse qui semblait 8e mouvoir. Bien qu'il ne pût en distin-
guer le sexe, il reconnut un chevreuil, et ne doutât pas que i «• ne
lm celui dont l'approche lui était signalée. Il épaula rapidement et
fit feu; mais a travers la fumée de son coup, et bien au-dessus de
l'endroit où il venait de tirer, Léon vit le brocart franchissant la
route d'un seul bond, et mené très raide par Ira i biens de M. d'Hé»
ricy. — S donc monsieur a-t-il tiré? lui demanda Robert, qui
était accouru.
— C'est ce que je me demande, répondit Léon, un peu étonna,
adant il se pré< ipita pour vériuei son tir.
— Monsieur a touché, dit Robert en ramassant une poignée de
poils roux restés au pi< 'I d'un arbre que le plomb avait ■ riblé; mais
ce n'est pas Le br< jouta-t-il en reconnaissant des empreintes
fraîches, c'est une che\ rette.
— Elle est blessée, lit Léon; voici du sang sur les bruyères.
— Mais, interrompit en prêtant l'oreille, Dieu me par-
donn •! c'est la musique de i e gueux <lr labareau que j'entends Là!
— Oui, dit Léon, qui ne put s'empêcher de sourire. Je n'avais
pas voulu l'emmener ce matin: ,1 s nappé pour me rejoindre,
et aura levé dans sa route la bête que j'ai tirée...
11 fut init'iT pu par un nouveau coup de feu.
— C'est a l'Épine, dit Robert, monsieur votre père j était | I
— Dans ce i «s, reprit Léon, Le brocart doit être tué.
— Notre chevrette au— i a son compte, lit le garde. Elle n peni
pas emporter son coup bien loin. Je parie que votre basset lui mord
les jarrets. Nous n'avons qu'a lu suivre : il nous mènera des
LES VACANCES DE ' VM1I.I.E. S7
\|>rr- avoir marché sous buis pendant un quart d'heure, suivant
lu h ite au s mg, Léon el lî iberl arrivèrenl dans une grande allé
aperçurent .1 une- courte distance deux femmes vêtues en amazones
et qui arrétaienl leurs chevaux pour causer avec M. d'Alpuis, que
M. d'Héricj semblait leur présenti
— C'est madame el mademoiselle qui fonl leur promenade à che-
val, ilii !.• garde a Léon.
Celui ci j < # - 1 1 — . < qu'il était convenable d'interrompre sa chasse pour
odre la compagnie; mais, comme il allait se diriger de
côté, la chevrette parut but la lisière du bois, toujours poursuivie
par l'infatigable Tabareau. Elle parut vouloir traverser l'avi
puis, arrivée au milieu, l'effort qu'elle avail fait pour prendre un
dernier élan ayant épuisé le reste de ses forces, elle tomba sui
jarrets.
— C'est singulier, di( Robert '■1nr.1in.1ni Lion. — \h! monsieur,
s'écria-t-il quand il fui auprès de la bête expirante, qui s'était re-
tournée à son approche, voilà un coup de fusil bien malheureux!
— Et il ajouta en »• parlant ;> lui-même : l lin de ba
qui l'aura levée dans le parc.
— Qu'j a-t-il? demanda Léon, que l'exclamation de Robert avait
ill(|llir!.'.
— Il \ a, <lii celui-ci, que vous avez tué la chevrette de M"r Clé-
mentine, une petite bête qu'elle a élevée et qu'elle adorait...
\ 'ine instant, Tabareau parut .1 son tour sur la route
poils étaient hérissés d'épines; ses longues oreilles, qui
terre, avaient été déchirées par les ro il avait perdu un de
ses bas de laine. En \"\,mi que la bête était cou bée Bur le liane, il
conclut que Ba besogne était terminée et cessa de donner de la voix.
- ilement il s'approcha de la chevrette pour lécher le sang qui cou-
lait de -mi épaule fracassée. Robert lui donna un coup de 1 * î * - * 1 p
l'éloigner. Comme le garde n'était pascoutnmier de |i"Iit> -
lui, Tabareau ne parut point Burpris de cette brutalité, kyant la con-
iir bien fait Bon devoir, il passa derrii I a, «-t. re-
muant sa queue droite avec la régularité d'un balancier de métro-
nome, il semblait demander à son maître s'il n'était pas content de
lui. 1 ne nouvelle bourrade l'envoya rouler à tn>i- pas; il se releva,
ecula liurs de portée des coups, et assis but son train de der-
rière, la tête penchée entre les jambes el presque cachée entre
oreilles, qui faisaient unis pli- par terre, il médita quelque temps
sur l'ingratitude humaine, s'interrompanl quelquefois dan- sa mé-
ditation pour éplucher ses pattes avec sa langue.
Cependant Léon venait d'être rejoint par la compagnie. Flairant
l'approche de sa maltresse, la chevrette avait fait un effort pour se
88 REVUE DES DEUX MONDES.
relever. M"0 d'Héricy, reconnaissant son animal favori, riait des-
cendue de cheval.
— Ah ! ma mère! dit-elle tristement sans regarder Léon, dont l'at-
titude était fort embarrasser, on a tué Dollj !
El la jeune fille ne put s'empêcher de mêler quelques larmes à
celles qui s'échappaient, grosses et lentes, des veux de la chevrette.
— Robert, dit M. d'Héricj à son garde, achevez cette bête, qu'elle
ne souffre pas.
— Mon père, lit Clémentine, je vous en prie, pas devant moi.
\1. d' Upuis lui offrit ta main pour remonter à cheval, et elle par-
tit aussitôt, accompagnée de sa mère.
1. i ayant explique à son père les causes qui avaient amené la
mort de Dolly, celui-ci présenta ses excuses à M. d'Héricy, qui crut
devoir poliment rejeter t'accidenl sur le peu de soin des domesti-
ques. — Lu jour de chasse, dit-il, on aurait dû retenir la chevrette
eu captivité, comme on avait coutume de le faire dans ces circon-
stances.
— Tout autre chasseur, ajouta M. d'Héricj en se tournant vers
Léon, eût fait comme vous, car toul gibier devant les chiens est gibiei
de tir. liions, Robert, achevez Dollj , et que ma fille ne la voie plus à
son retour. Quant au chevreuil qui est à L'Épine, vous le ferez porter
chez monsieur, ajouta-t-il eu désignant M. d' Upuis.
Le programme de la tante de Léon n'eu reçut pas moins son exé-
cution; mais la mort de Dollj , si puéril que fût cet incident, était de
nature a jeter une sorte de contrainte dans cette première présen-
tation. Quoique fille bien élevée, Clémentine n'avait pu faire un sou-
riant accueil au meurtrier involontaire de sa chevrette, et celui-ci,
qui se trouvait vis-à-vis d'elle dans la situation d'un homme avant
commis une maladresse après laquelle toute excuse est banale quand
elle ne peut rien reparer, garda une contenance également voisine
delà froideur. Il n'était cependant point porté à trouver ridicule
l'affliction de Clémentine : tout attachement, quel que soit l'être qui
en est l'objet, est \>n indice de sensibilité, et il regretta sincèremenl
que la première impression qu'il lui laissât de sa présence fût un
chagrin pour la jeune fille. 11 ne put s'empêcher pourtant de faire
(■lie réflexion que cet incident était une première réponse que le
hasard avait faite à son appel, et que, sans fournir raisonnablement
un prétexte à rupture, son entrée dans la maison d'Héricj avait com-
mence par un pas en arrière. Cela n'empêcha point Léon de gour-
mander vivement Lolo, qui, en lâchant Tabareau, s'était fait l'ou-
\ rier de l'imprévu; mais le vieux garde fui si enchanté en apprenant
que son lambin, comme il l'appelait, avait l'ait tuer une chevrette
sur les terres de Robert, qu'il mêla à sa pâtée du soir la moitié de sa
LES VACANCES DE CAMILLE. 89
propre soupe, et sacrifia une portion de son vieux cognac pour fric-
tionner ses rhumatismes, après quoi il le conduisit au chenil, qu'il
avait garni d'une litière fraîche.
Trois jours après la (liasse, Léon apprit que la famille d'Héricy
était invitée à dîner chez son père. Sa tante le prit à part dans la
matinée, lui lit une fort belle morale, et le supplia de venir la trou-
ver quand il serait habillé, pour qu'elle lui mit elle-même sa cra-
vate. En attendant lesconvives, Léon s'enferma dans sa chamh/e,
et passa deux heures avec Camille, m lui écrivant une longue lettre
où l'on sentait dans chaque ligne palpiter le regrel de l'absence et
le désir du retour.
Cette seconde entrevue n'eut aucun résultai nouveau. Elle était
trop rapprochée de l'incident qui avait emban or première
rencontre pour que les deux jeun.-, gens ne restassent pas sous le
contre-coup de cel embarras; mais cette situation ne pouvait se pro-
longer sans indiquer un parti-pris d'éloigné nt, qu'on aurait pu
accuser d'aliénation, puisqu'il n'était point sérieusemenl motivé. Les
relations des deux familles étaient devenues d'ailleurs quasi-quoti-
diennes. Les longues soirées de l'hiver, qui paraissent encore plus
longues à la campagne, on les distractions sont peu variées, se pas-
saient alternativement «lie/ \i. d'Héricj ou chez M. d'Alpuis. Quel-
ques tasses de thé, le jeu, la conversation, faisaient les frais de ces
réunions. \ \ rai dire, s'il eût été libre, comme son père pouvail le
supposer, Léon eut donne les main- a son projet: mais entre lui et
M"1' d'Héricy, si charmante qu'elle fût, il v avait là-bas, a cinquante
lieues de lui, une ligure toujours présente à SOU souvenir.
Profitant des occasions d'intimité qui lui étaient ménagée- avec
Clémentine, Léon résolut de pénétrer son caractère, d'étudier ses
sympathies et ses répulsions, pour se mettre ensuite lui-même, dans
sou langage et dans sa conduite, en contradiction avec elle. Il espé-
rait, par cette manœuvre, accumuler contre lui dan- l'esprit de la
jeune fille des préventions de nature à la rendre hostile à des désirs
qui n'étaient plus même dissimulés par les païens. Malheureuse-
ment le plan devait être évente avant que les résultats eussent pu
se produire. Dans la vie comme au théâtre n'esl pas comédien qui
veut. Léon ne pouvait se modifier d'un jour à l'autre, même en
apparence. A chaque instant, il sortait du rôle qu'il s'était imposé
pour rentrer dans sa propre nature, et ces contradictions ne pou-
\ aient échapper à une jeune fille qui avait quelque intérêt à les sur-
prendre. Alarmée dans les commencemens, Clémentine s'était naïve-
ment trahie auprès de la tante de Léon, qu'elle n'avait pas eu besoin
de prier bien longtemps pour que celle-ci devint sa confidente. La
bonne dame, selon son expression, lisait dans le jeu de son neveu;
90 lil \l i: DES l » l . l \ MONDES.
elle rassura la jeune fille à propos des craintes que celle-ci lui avait
avouées. —Léon, lui dit-elle, est un faux mauvais sujet, qui, danB
une intention que je crois c prendre, s'efforcede paraître autre-
ment qu'il n'esl en réalité. Pour le bien connaître et le bien apprécier,
i royez le contraire de ce qu'il vous «lira, chère enfant, el n'ayez paa
d'inquiétude sur l'aprenir. Bn uni— ant votre jeunesse à ma vieille
expérience, nous l'obligerons bien à jeter le masque. Vous devea
être le bonheur de sa vie, il ne sera pas dit qu'il aura passé à côté
de son bonheur sans s'arrêter.
— Mais, demanda Clémentine, il faudra donc le rendre heureux
de foi
Gel audacieux aven lit sourire la vieille tante, qui lui dit en l'em-
brassant: — J'ai jmc que vous seriez ma nièce, el jamais je n'ai
manqué a une promesse.
Udée par une auxiliaire rusée, M"" d'Héricj s'a -a a tendre à
Léon des iii''-,'''- ou -a franchise le | Bsait tête baissée. I n soir,
causant musique avec Clémentine, qui venait il.- recevoir de nou-
velles partitions, Léon, connaissant les préfèrent es il'' la jeune fille
pour l'école allemande, ouvrit une parenthèse ironique contre les
maîtres qui en sont la gloire. — Les allemands, disait-il d'un ton
dédaigneu \, • ■■ sonl des savans et non pas des musiciens. Comment
pourraient-Us l'être, des gens qui habitent un pays où le brouil-
lard enrhume lf- oiseaux, et nui passenl leur vie a boire de la bière
à grande cruche? Selou moi, la musique est par excellence au art
de spontanéité et d'inspiration. La musique, c'est la mélodie, une
chose inattendue qui tombe d'un beau eiel dans une oreille hu-
maine. \u--i le premier pâtre italien guidant ses bœufs dan- la
campagne romaine en sait-il plus long dans vingt-cinq mesuies que
symphonistes d'outre-Rhin, qui font de la musique avec le
traite du contre-point, comme !»■> faux poètes, qui fonl Leurs vers a
coups de dictionnaire.
— Et Beethoven? interrompit Clémentine, ne reconnaissant poini
dans cette tirade les emprunts lait- par Léon a un feuilletoniste pa-
radoxal.
— Beethoven, un sourd, lit Léon.
— Ki Schubert? reprit Clémentine.
— I n poitrinaii
— El Mozart, et Gluck, el Haydn, et Weber, tons ces grands gé-
nies, vous m' le- acceptez pas? demanda la jeune fille. Pourquoi donc,
en Lisanl 1" journal, regrettiez-vous hier de ne pas '•tu1 a Paris pour
assister aux séances du Conservatoire, où 1' l'exécute que la mu-
sique des maîtres qui' vous me dites ne pas aimer? Pourquoi \ avez-
vous un abonnement? demanda-t-elle avec une impatience mutine.
Il- V V( V\U - DE cvMIM.E. 91
— Mademoiselle, c'est la mode à Paris de paraître aimer ce qu'on
n'aime pas, répliqua Léon, que les remarques de la jeune Bile
avaient an peu embarrassé.
— Mais alors pourquoi doue m' avez- VOUS dit une loi> que la mé-
lodie des \ihrur vous donnait envie de pleun
Léon se rappela cel aveu, qui lui était échappé dans un moment
de franchise. Il resta indécis un instant, el répondit avec un grand
sérieux : — Les oignons aussi nie l'ont pleurer. — Il espérait que
ce mol vulgaire, écho d'une plaisanterie entendue dans l'atelier de
Francis Bernier, donnerait à la jeune fille une très Fâchi use idée de
isprit, et que ce sérail une mauvaise noir qu'elle lui marquerait
lus; mais celle réponse a\ait t'ait rire Clémentine, qui eloull'a
l'expansion de sa gaieté dans les premières mesures du la ci datent
lu manu. Gomme elle acbevail sans paraître se préoccuper de Léon,
celui-ci se pencha Bur Bon épaule el lui dit : — \\e/ donc l'obli-
geance de recommencer.
— \h! lit Clémentine en se retournant, je vous prends cette fois
eu flagrant délit d'admiration pour Mozart. Si la mode est à Paris
<le paraître aimer ce qu'on n'aime pas, est-ce donc la mode ici de ne
poini paraître aimer ce qu'un aimef
Léon ne jiui voir la rougeur qui avail empourpré le iront de la
jeune fille, qui s'étail aussitôl penchée Bur le clavier: mais le
de 9a voix lui avail bien paru donnei a ces paroles le sens d'une
interrogation el l'accent d'un reproche. Il était rare qu'une so ne
de ce genre n'eu! point lieu tous les soirs, et Clémentine commen-
çai! a se convaincre que la lante de Léon avail eu raison en lui
disanl que Bon neveu jouait un rôle auprès d'elle, et qu'il ne fallait
croire que le contraire de ce qu'il lui dirait. — pourquoi est- il
connue cela avec moi. demandait-elle a sa confidente intime, et
quelle singulière manie de me contrarier en tout? Est-ce pour éprou-
ver mon caractère? Mais s'il s'habitue ainsi a ne pas dire ce qu'il
pense et à dire ce qu'il ne pense pas, je serai très embarrassée le
jour OÙ il me dira qu'il m'aime.
Clémentine aimait Léon. Elle Bavait sun inclination autoris
la trahissait avec toutes les ingénuités audacieuses d'un cœur qui
n'a pas à se contraindre. I n .jour, dans une promenade à cheval
qu'elle faisait en compagnie de Léon, à qui elle avait demande d i
son écuyer, comme ils s'étaienl laissé entraîner un peu en avant
de la voiture où se trouvaient les païen-, il- se CTOisèrenl avec le
messageT rural, qui venait faire sa distribution dan- les habitations
éloignées de la commune. Cet homme, ayanl reconnu Léon, s'arrêta
pour lui remettre une lettre qu'il avait a SOU adresse; mai- coin il
ouvrait son portefeuille, une charrette qui passait effraya le cheval,
un peu inquiet, que montait Léon. 11 se jeta de cote, et son cavalier,
02 r,l \ i E i > 1 : s DE1 \ KONDES.
sachant que lorsque ranimai avail peur, il était imprudent de le vou-
loir arrêter raide, lui rendit les rênes pour qu'il prit un peu de champ
et eut ainsi le temps de se calmer. Le messager, qui était resté seul
avec M"" d'Héricy, tenail la lettre à la main d'un air embarrassé.
Voyanl que Léon filait toujours en avant, il tendit la lettre à M"c d'Hé-
ricy. — C'esl bien, dit celle-ci en la prenant, je vais la remettre a
M. <r V I puis. — Ht elle partit pour rejoindre Léon, qui de son côté
commençait à revenir sur .ses pas. Clémentine n'avait certainement
eu aucune intention indiscrète, mais, eu prenant la lettre des mains
du messager, ses yeux, qui s'étaienl arrêtés machinalement sur
l'adresse, v avaient reconnu une écriture de femme. LU'' remit, en
tremblant un peu, la lettre à L'on, qui la serra dans sa poche. Ten-
dant toute la promenade, Clémentine ne put dissimuler un reste de
préoccupation. Elle avait bâte que l'on tut rentré, comptant bien
que Léon profiterait du premier moment de solitude qui lui serait
offert pour prendre connaissance de la le t tre qu'elle lui avait ri 'mise,
et que la convenance l'avait sans doute empêché d'ouvrir devant
elle, \n-~-i, lorsqu'après le dîner, qui avait eu lieu ce jour- la chez
.son père, Clémentine \it reparaître Léon au bout d'une absence de
quelques minutes dont elle soupçonnait bien l'emploi, s'attacha-
t-elle curieusement a retrouver sur le visage (|u jeune homme un
reste de l'impression qu'avait pu lui causer sa lecture.
Cette lettre était de Camille, et celle-ci l'avait écrite dans un de ees
momens ou le cœur, pris d'un besoin subit d'épanchement, se met,
pour ainsi dite, SOUS enveloppe, pour aller à travers la distance
battre une heure auprès d'un cœur ami. Léon était sorti de cette
lecture presque aussi heureux que s'il venait île passer un quart
d'heure auprès de sa maîtresse. I. a joie qu'il avait éprouvée était
restée sursoit visage et se révélait par une bonne humeur que Clé-
mentine attribua a la réception d'une heureuse nouvelle. En \oyant
Léon plus gai que de coutume, elle éprouva un-dépit que la réflexion
rendit presque douloureux; elle ne put même le dissimuler, et sur-
prit le jeune homme par les taquineries qu'elle lança dans la con-
versation, par ses impatiences, par quelque chose enfin qui n'était
pas elle, ou qu'il n'avait pas du moins jusque-la remarqué dans
ses façons d'être. Comme elle travaillait à un petit ouvrage de tapis-
serie destiné au bureau de bienfaisance du canton, qui organisait
une loterie pour les pauvres, elle cassa deux ou trois fois la soie
dont elle faisait usage en tirant son aiguille trop vite.
— Cette soie est détestable, dit-elle, jetant dans la cheminée le
peu qui en restait.
— Eh bien! dit Léon se précipitant, et votre bobine que vous jetez
aussi.
Mais le feu était ardent, et la bobine, tombée dans des braises
LES VACANCES DE CAMILLE. 93
incandescentes, était déjà à moitié consumée. Clémentine, ayant pris
dans sa boite à ouvrage un nouvel écheveau, demanda à Léon un
morceau de papier pour dévider sa soie autour. 11 se leva e1 cher-
cha dans le salon s'il ne trouverait pas un vieux journal, mais, n'en
voyant point : — Je vais prendre une carte dans un jeu dépareillé,
dit-il à Clémentine.
— Non, dit-elle; il faudrait ouvrir la table de whi.-t. .Ne troublez
pas les joueur.
Elle ilien ha dans ses poches, et, ne trouvant rien : Comment,
reprit-elle avec un petit geste d'impatience, vous n'avez pas grand
comme la main de papier à me donner?
Léon chercha de son côté dans Bes poches et ne trouva (pie la
lettre de Camille. La petite chatte blanche de Clémentine, qui dans
ses affections avait succédé à Dollj . parut alors près de la cheminée,
jouant avec une petite boule de papier qu'elle roulait devanl elle.
— Ne cherchez plus, dit M"c d'Héricj . <pii s'était baissée et a\ ail
ramassé le papier; mais en le dépliant pour en faire une seconde bo-
bine, elle reconnut l'enveloppe de la lettre qu'elle avait reçue du
messager, et que Léon, sans \ prendre garde, avait froissée dans sa
poche, puis roulée pour amuser la chatte. Clémentine jeta rapide-
ment son écheveau de soie au bras de Léon, et commença à tour-
ner la soie autour de l'enveloppe. Elle se remit ensuite à travailler,
mais sans parler, et avec tant de distraction qu'elle ne pouvait même
arriver a compter Se8 points et se trompait a chaque instant. Témoin
de ce trouble, dont il ne pouvait s'expliquer la cause. Léon s'aper-
çut (pie la jeune lille regardait souvent la pendule, et paraissait suiv re
avec impatience la marc lie ,1e l'aiguille. Quand sonna l'heure a la-
quelle un se retirait quotidiennement, il remarqua en outre ave,
quelle promptitude elle se levait, avec quelle vivacité elle aidait sa
mère et sa tante dans leurs préparatifs île départ.
— Mademoiselle d'Héricj semblait bien pressée de nous voir par-
tir, dit-il a sa mère.
— Elle paraissait un peu soutirante ce soir, répondit M""" d'Al-
puis.
Et tout bas elle ajouta : — Comment la trouves-tu?
C'était la première fois qu'une interrogation lui était adressée au
sujet de Clémentine.
— Je la trouve charmante, ma mère, répondit-il simplement.
Restée seule, Clémentine avait retire la soie roulée autour de l'en-
\eloppe, et un nouvel examen de l'écriture avait confirmé sa pre-
mière pensée : c'était bien une lettre de femme. Et quelles relations
pouvait avoir une femme avec un jeune homme comme Léon? Si
pure que fût sa pensée, M"* d'Héricy était d'un âge où l'esprit eu-
t»'l ni \ l E DES l > K 1 x \|H\n! -.
lieux d'une jeune Qlle est sorti des limites d'une niaise ignorance,
et a commenté plus d'une fois tes souvenirs du théâtre ou les ré-
vélations <ln roman de mœurs, dont les plus hautes murailles et la
plus sévère police n'empêchent jamais l'entrée dans les grands pen-
sionnats. La lettre contenue dans cette enveloppe était d'une maî-
tresse, cela a'étail pas même l'objel d'un doute pour Clémentine, et
ce a'étail pas cette certitude qui l' alarmait, mais au contraire l'in-
certitude où elle était sur la oature des relations de L i avec la
femme qui lui écrivait. Était-ce une bonne fortune, interrompue
brusquemenl par son dépari de Paris, ou une liaison déjà ancienne?
Était-ce une lettre </*' femme on la lettre (finis femme? Nuance
moins subtile qu'elle ne parait l'être d'abord, puisqu'elle sert à dis-
tinguer la fantaisie de la passion. Quelques Hlzik's «le cette lettre
toinhees sous les yeus de Clémentine auraienl pu l'éclairer, el lui
indiquerai elle avait affaire à une femme dont sa dignité ne devait
pas même connaître l'existence, ou à une rivale.
le les trouva. Sur un des angles de l'enveloppe, Ca-
mille avait traee ces quelques mots très serrés : n Troisième po$t-
iartplum. \u moment où je ferme ma lettre, je m'apen ois que j'ou-
blie de te dire que je Buis déménagée depuis trois jours. Cela m'a
t'ait un peu de peine, \a. de quitter ce petit logement : c'était le
pays où mon cœurest né. Si la personne qui me remplace doil >
être aussi heurt ose que je l'ai été moi-même avec toi depuis quatre
ans. elle n'aura pas trop cher de lo] er. Suiv aient le nom de la rue et
le numéro de la maison «pie Camille habitait. — Cette fois Clémen-
tine savait a quoi s'en tenir. I.a liaison de Léon n'était point une
aventure banale, Ba maltresse était une femme aimée et qui ai-
mait, une rivale, une ennemie enfin. Les qui Lques lignes de ce post-
seriptttm suffisaient pour lui révéler toute la nature «le cette pas-
sion. Clémentine froissa ce papier, non plus avec dépit, non pas
avec colère, mais avec une douleur qui lui était restée inconnue
jusque-là : c'était l'épine aiguë de la jalousie qui, en blessant son
amour naissant, venait de la piquer au cœur.
Son premier dessein avait été de se confier à sa mère. Ole ne lui
avait pas dit son amour pour Léon, mais elle le lui avait laisse de-
viner. Elle voulait que toutes relations fussent suspendues avec les
d'Âlpuis, elle voulait surtout ne plus revoir leur lils: mais ne l' avait-
elle pas déjà trop vu? La confidence des relations de Léon avec une
autre femme, surtout lorsqu'il les continuait par correspondance,
devait, elle en était certaine, alarmer assi trens pour qu'ils
Eussent les premiers à vouloir l'éloigner du fils de M. d'Alpuis.
L'idée de cet éloignement lui fut insupportable. Elle résolut d< se
taire. Dan- cette insomnie, la première qui eût trouble les nuits si
LKS VACANCES DB CAMILLE.
95
calmes qui la menaient ai doucement k l'heure du réveil, son esprit
passa par toutes les fiévreuses douleurs de rirrésolutàon. Elle brûla
L'enveloppe de la lettre de Camille, comme si elle eûl espéré que La
destruction de la preuve amènerait l'oubli du Eut. Cette phrase pour-
tant lui revenail sans la pensée: < Lus» heureuse que je l'ai
été moi-même avee toi depuis quatre an»!
Jusqu'alors, les sentimens que M"1 d'Hérie] éprouvait pour Léon
ne lui avaient causé que des émotions pacifiques. ! il sentie
heureuse de trouver son goùl d'accord avec le chou de ses païens,
1 1. sans que son cœur battu plus vite, elle bc laiasail aller vers celui
qui lui était désigné par cette pente douce de la première inclina-
tion. Léon sans dont eupait une pla sa pensée, mais n oc-
i npait pas sa pensée tout entière. Cette affection nouvelle, en pre-
nant rang parmi les autres, ne les avait ni amoindries ni domin
Cependant elle se croyait déjà bien éprise, el au nombre des symp-
tômes qui accusaient les progrès de son amo u*, elle comptait, par
exemple, la promptitude avec laquelle elle avait oublié la mon de
Doll\ . Pourtant, si la veille une circonstance quel onque eûl an
une rupture entre sa famille el celle de Léon, el si on lui eût dit
qu'elle ne devait plus penser à lui, son cœur eût probablement ac-
cepté ce contre-ordre, non sans chagrin pi ma res-
sentir une de ces douleurs qui, même guérit s, laissent des trai
Éloignée de Léon un jour plu- tôt, elle l'eût oublié sans doute au
bout de quelque temps, iptéa cette doulo eillée, il
trop tard pour qu'elle l'oubliât. De même qu'un jour de soleil suflil
pour amener l'éclosion d'une Heur ou la maturité d'un fruit, il suffit
quelquefois d'une heure de lièvre pour amener l'entiei dévelop
nient d'une passion.
Le lendemain, Clémentine aimait, oon plus, comme la veille, d'un
amour docile éclos sous le- veux de ses païens, dan- la serre de
l'obéissance, mais d'un amour qui prenait place dans SOU CCBUJ
ime un maître impérieux et jaloux. Léon avait i treàses
veux ce qu'il était la veille • est-à-dire un prétendu ag
par -a famille el par elle, un homme qui lui donnerait son nom et à
qui elle donnerait -a main, un bon parti, comme elle avait entendu
dire. Toutes les désignations légales n'avaient plus de sens poui
elle : I u n'était plu- un futur, c'était un homme qu'elle aimait et
dont elle voulait être aimée, non par la venu d'un contrat, non
après son mariage, mais avant, dette autre <pii était Là-bas, il
fallait qu'elle la lui lit oublier, qu'elle effaçât traits par traits son
upage dan- son cœur, que les souvenirs de bonheur accumule- pen-
dant quatre ans disparussenl un à un jusqu'au dernier, et qu'un
jour même le nom de cette Gemme prononcé devant Léon ne lui
96 nr.\ DE DES <>kl \ mo\i>i -.
causât pas plus d'émotion que le nom d'une inconnue. Cette pen-
ipporta quelque soulagemenl à la souffrance de Clémentine. Sun
orgueil féminin s'enivrait à ridée de cette lutte avec L'étrangère.
Elle s'éndormil rêvant à un triomphe.
Comme elle descendait le lendemain au déjeuner de Famille, Clé-
mentine 5 trouva la tante de Léon, venue pour s'entendre avec
M"" d'Héricy à propos de quelques œuvres de bienfaisance. Elle sut
avant son dépari se ménager an entretien avec elle, el lui raconta
sa nuit d'angoisse. La vieille dame s'aperçut bientôt que La jeune
fille n'avait jamais plus aimé Léon; elle était cependant un peu em-
barrassée pour répondre aux questions de Clémentine, qui l'interro-
geait au sujet de Camille, pensant, con » cela était vrai, que Léon
avait dû faire ses confidences a sa tante, et que celle-ci pourrait,
en les lui repétant, lui fournir des élémena pour commencer La lune
contre sa rivale el entreprendre sur elle la conquête de celui qu'elle
regardait comme son fiancé. La vieille dame se disait qu'il j avait
peut-être quelque d unger, et surtout peu de convenance, à initier
l'esprit d'une jeune fille aux mystères de la vie d'un garçon; mais
elle possédait assez de science du langage pour risquer quelques
demi-aveu* qui pussent être entendu.-. Elle était séduite d'ailleurs
par la vaillante allure de cette jeune paBStOD qui dé] illait ti
timidité pour aller à son but. Eprise du romanesque, elle ne voyait
pas non plus sans curiosité el Sans intérêt la mari lie nouvelle que les
choses allaient prendre, et pour \ avoir un rôle, elle se fit la déla-
trice des amours de son neveu. Rassurant Clémentine sur cette Liai-
son, elle essaya de la convaincre que ce n'était pas une chose sé-
rieuse, dont elle dut se préoccuper. Elle lin lit remarquer (pic Léon
avait quitte Pari- -an- opposition, sachant bien dan- quelle inten-
tion on l'amenait a la campagne au milieu de L'hiver, ce qui indi-
quait bien dans sa pensée le projet de rompre une liaison que l'ha-
bitude seule avait prolongée sans doute, et qui dans tous le- cas I •■
pouvait faire obstacle a son établissement.
— Quel vilain mot! interrompit Mu* d'Héricy. J'épouserai votre
neveu parce que je L'aime. Hier j'aurais peut-être fait confusion
entre un mariage de convenance et un mariage d'amour. Aujourd'hui
je fais la différence. Je veux que ce soit non pas l'ennui, la fatigue
ou la nécessite, mais mon amour qui détache M. Léon de sa liaison.
Pourquoi ne m'aimerait-il pas d'ailleurs? Je suis jeune, el je crois
que je serai belle quand je serai aimée.
— Et il vous aimera, mon cœur, lui dit la tante en la quittant:
mais que tout ce que vous avez appris reste un secret, même pour
vos parens !
— Surtout pour eux, fit Clémentine. S'ils savaient ce que je sais,
LES VACANCES DE CAMILLE. 97
ils seraient sans doute les premiers à vouloir m'éloigner, et si je
partais d'ici, M. Léon retournerait là-bas, lui!
Le soir même, M. d'.Vlpuis était instruit par sa belle-sœur de l'en-
tretien que celle-ci avait eu avec M"e d'Héricy et des dispositions
qu'elle avait manifestées. 11 gronda un peu la tante d'avoir fait à ta
jeune fille des confidences qu'elle avait pu solliciter, mais qu'il eût
mieux valu lui taire, et pria la bonne dame d'être un peu plus ré-
servée à l'avenir; puis il passa chez son fils, et le surprit occupé à
écrire à Camille. En voyam entrer son père, qui s'approchait delà
table où il écrivait, il avait fait un mouvement pour cacher son pa-
pier. — Je ne veux pas être indiscret, fit M. d'Âlpuis en s'asseyant.
Tu réponds à une lettre que tu as reçue lii«'r de Paris. Si tu n'as
pas terminé, ajoute dans tu réponse que tu vas te marier bientôt.
— Mon père! répondit Léon en se levant.
— Je Suppose que lu es libre, avant eu pour reprendre ta liberté
plus de temps même que tu ne m'en avais demandé.
— Les choses sont dans fi' même étal où elles étaienl lorsque
vous m'avez parlé de vos projets. J'ai cru que vous v aviez renom é,
mon père.
— Tu n'as pu le croire, au moins depuis que tu es ici, et notre
intimité avec la famille d'Héricj esl assez significative...
— Biais j'ignore si j'ai plu à M"' Clémentine.
— \l"e d'HériC] t'aime, et je viens savoir quand je dois aller de-
mander sa main pour toi à ses parens?
— Mon père, reprit Léon, décidé a s'ouvrir une issue dans la si-
tuation, ferais-je une action loyale en épousant une jeune fille que
je n'aime pas?
— Non, repondit M. d' Upuis en s'asseyant. Si tu es sérieusement
convaincu que ton mariage avec M"' d'Héricy ferait son malheur et
le tien, nous n'irons pas plus avant, et tu reprendras ta liberté; mais
quel usage en feras-tu? Tu vas me répondre au nom de ta passion
que tu iras retrouver ta maîtresse; je te demanderai au nom de la
raison quels sont tes desseins pour l'avenir? lntcrro^e-toi, mesure
cette passion, et pour savoir exactement jusqu'où elle peut aller,
suppose que tu es maître de tes actions et qu'aucune considération
de famille ne peut te faire obstacle : épouserais-tu ta maltresse?
— Mon père! dit Léon, étonné de la question.
— Tu as vécu avec elle pendant quatre ans dans une intimité assez
familière pour avoir pu la juger, tu es donc en état de répondre à
ma question. Encore une fois, si tu n'avais d'autre volonté à consul-
ter que la tienne, ta passion se sent-elle assez vivace pour fournir
les démens d'un bonheur durable? Maître de ton nom et de ta for-
tune, donnerais-tu l'un et partagerais-tu l'autre avec la femme que
TOME IX. 7
98 REVUE DES DEUX HORDES.
tu aimes? crois-tu que le bonheur de ta vie entière soit entre ses
main-'.'
— Je ne puis répondre sérieusement à une question qui n'est pas
sérieuse, mon père, répliqua Léon. Je serais, ce qu'a Dieu ne plaise,
libre comme vous l'entendez, qu'aucune passion, si vivace qu'elle
fût, ne m'entraînerait au-delà de certaines limites. Camille sait aussi
bien que moi qne notre liaison doit avoir un terme. Nous m'aviez
prévenu qu'il fallait songera me détacher d'elle; j'ai eu tort, lisi-
blement tort île m pas le Faire, puisqu'eHe-même me disail der-
nièrement qu'elle souhaitait être prévenue d'avance. Sachant dans
quelle intention vous m'ameniez i>i. je pouvais l'avertir que mon
départ n'aurait pas de retour. Je ne l'ai pas lait, pourquoi? .le -uis
hors d'étal 'le le dire; mai- le mot adieu n'a pu sortir de ma bouche.
— J'ai bien peur, reprit M. d'Alpuis, qu'une pensée d*égoïsme
n'ait été la seule cause de ton silence. Tu n'aura- pas voulu jeter
dans l'esprit de celle que tu aimes encore une préoccupation péni-
ble, moins dans la crainte île l'affliger que dans la crainte de ti
bler pai' la tristesse la lin de tes amour-. Tu vexa épuiser ta pas-ion,
tu veux attendre que la lassitude s'j mêle pour te rendre la rup-
ture facile a toi-même; mais le jour où tu viendras demander a ta
maltresse -on dernier sourire, il t.- sera nidifièrent de lui laisser les
larmes. Il eut été plus loyal peut-être de P affliger d'abord, et d'uti-
liser le temps que je t'avais accordé a adoucir la rigueur de cetti
paration en la partageant avec elle. Elle t'aurait su Lrro. je n'eu doute
pas, de l'avoir aidée i modifier progressivement la nature <]<■ votre
liaison, et d'avoir uni ta main à la sienne pour dénouer avec précau-
tion de- lien- qu'elle -axait ne pas êtres durables, l'eu a |.ell ell ■
serait habituée a ne plus voir en toi qu'un ami. et l'adieu que \ous
auriez échangé n'eut été douloureux ni pour l'un ni pour l'autre...
— Mon père, interrompit Léon, ee qne j'ai eu le toit de ne pas
faire il y a six moi-, je puis le faire aujourd'hui. Accordez -moi un
délai de quelque temps...
— Non, répondit M. d'Alpuis en reprenant raccenl d'autorité contre
lequel Léon n'était pas habitue a protester, tu ne retourneras |
Paris; mais tu peu\ l'aire d'ici par correspondance ce que tu ferais
en étant là-bas, ou plutôt ce que tu n\ ferai- pas -ail- doute. L'heure
de la raison est venue, et c'est ta faute -i elle doit être cruelle pour
quelqu'un: mais je ne puis aller plu- loin, et je ne te laisserai pas
aller non plu- au-delà. .le considère de- a présent ta rupture con
accomplie, et je prends les choses dan- la situation ou elles sont.
Ton mai: i (!*• (THéricy concil les convenances. Il a
l'assentiment de sa famille et le mien. Cette jeune GEe t'aime, et
parens attendent que j'aille lui demander -a main pour toi.
LES \ VIVV 1 - DE ' WIIII.K. 99
— Mon père, répondit Léon, attendez encore un peu : nous irons
la demander ensemble.
VIII.
Cet entretien ne fut pas -ans laisser de traces dans l'esprit de
Léon. Toutes les paroles de son père l'avaient tait réflé< hir sérieuse-
ment, et l'avaient frappé par leur accent de vérité. En attribuant à
l'égoïsme la raison qui axait retardé sa ruptun ! amille, l
dut s'avouer que son père avait touché juste, onut en
qu'il avait eu rai-un de lui refuser un nouveau délai, qui n'eût sans
doute amené que de nouvelles irrésolutions dans 3a i onduite. Il sem-
blaità Léon que la volonté paternelle, en s'exprimant d'une mai
irrévocable, lui avait fermé tout retour vers le passé, el donnait à
sa faiblesse une force de parti pris qui devait lui faire accepter toi
les conséquences de la situation. Il passa la nuit à écrire, d'abord
à Francis Bernier, qu'il savait être parmi tous ses amis celui pour
lequel Camille avait le plus de sympathie: il le chargea d'entamer
les premières oégoi talion ';* rupture. On sait que < eJui-ci avait ré-
cusé ces fonctions. Léon répondit ensuite à la lettre de sa maltri
et crut faire quelque chose de significatif en oe mettant point sa ré-
ponse au diapason de la lettre qu'il avait reçue d'elle; mais en com-
mençant pat correspondance les derniers chapitres de son roman de
jeunesse, le souvenir des premiers lui revint, et jeta malgré lui de
l'attendrissement dans des lignes qu'il avait voulu tracer d'une plume
courante et d'un stvlr dégagé. Les expressions familières et tendres
terminaient cette première lettre, qui eût réellement inquiété Ca-
mille, si la lin avait ressemblé au commencement.
— Linsi Clémentine m'aime, bc dit Léon, el Use promit d'obser-
ver \l"r d'Héricy, ce qu'il n'eut pas besoin de faire Ipngtemps pour
reconnaître que son père ne s'était pas trompé. Pendanl Les |
miers jours qui suivirent son arrivée à la campagne, tous les soirs,
après le dîner, Léon se levait machinalement de table. C'était l'heure
à laquelle, étant à Paris, il quittait sa famille peur aller passer une
partie de la soirée ave, Camille, et bien qu'éloigné d'elle, il .sem-
blait par ce mouvement obéir a la force de l'habitude. La vieille
tante .--avait ce que cela voulait dire, et souriait en le voyant se ras-
seoir d'un air pensif. Clémentine avait été imprudemment initiée pat-
elle à tous ces petits détail.- qui trahissaient dans la pensée du jeune
homme la préoccupation de l'étrangère. Lorsqu'elle était à dîner
chez M. d'Âlpuis, elle attendait avec anxiété ce mouvement instinctif
qui éloignait Léon de la table aussitôt le repas achevé. — Tenez,
(li>ait-elle naïvement à sa confidente, voici qu'il s'en va la voir.
Presque tous les soirs, Clémentine prenait la tante de Léon à part
100 REVUE DES DEUX MONDES.
pour lui donner le bulletin de la journée; elle lui confiail toutes le^
remarques qu'elle s'appliquait à faire sur le langage de Léon et sur
sa manière d'être avec elle. L'expérience de la vieille dame était ap-
pelée à juger, et, selon que ces observations étaient favorables ou
hostile à L'amour de Clémentine, elles étaient classées en bons et m
mauvais points qu'on marquait à Léon. Il n'était point de choses pué-
riles qui ne prissent îles proportions aux ] eux «le cette jeune fille sin-
cèrement éprise, el son ingénieuse passion, toujours en éveil, épiait
le^ moindres gestes de celui qui en étail l'objet c me pour leur
demander quelle pensée muette ils exprimaient. Elle suivait ses re-
gards, interrogeait le son de sa voix, analysait ses paroles, commen-
tait toutes ses actions, et, sans qu'il s'en aperçût, traçait autour de
lui un cercle d' attentions inquiètes dont la moindre était toute une
révélation.
Lorsqu'il arrivait a Clémentine de dîner «lie/ M. d'Alpuis, sa
grande inquiétude, dous l'avons dit, commençait au momenl où le
repas s'achevait et où Léon se levait de table. I n soir, Clémentine
remarqua que le jeune liomine était resté à sa place : ce fut alors elle
qui s'éloigna pour courir dans la chambre où uni' légère indisposi-
tion retenait la vieille tante : — Oh! madame, Bt-elle en allant l'em-
brasser, quelle bonne nouvelle! M. Léon ne s'esl pas levé ce soir; il a
oublié d'aller là-bas.
— \lors il faut lui marquer un bon point, «lit la tante de Léon en
riant.
— Oh! lit Clémentine avec une radieuse ingénuité, cela en vaut
bien deu\.
Le soir, la tante de Léon résolut de tàter le terrain et de recon-
naitre au juste dans quelles dispositions son neveu était a l'égard
de Clémentine. Quand il apprit la joie qu'il avait causée a la jeune
fille en restant à sa place après le repas, Léon ne put s'empêcher de
sourire, et il fit cette réflexion que la pensée de Camille n'était pas
venue en effet, connue de coutume, le rappeler à ses anciennes ha-
bitudes.
— Oh ! l'habitude! pensa Léon quand il fut seul. Et il se demanda
si Camille, qui ne manquait pas de se placer à sa fenêtre quand
approchait l'heure où il allait chez elle, avait conservé l'habitude
de l'attendre ainsi, bien qu'elle fût éloignée de lui, comme lui-même
ne manquait pas de se lever de table après le dîner, bien qu'il fût
éloigné d'elle. Il lui écrivit ce soir-là, et, comme la première Fofe,
une lettre qui reflétait deux impressions différentes.
Deux jours après, Clémentine dînait encore chez M. d'Alpuis. L'ha-
bitude remua bien un peu la chaise de Léon; mais il vit la jeune
fille qui l'observait avec une vive inquiétude, et il resta sur sa chaise.
— Pourquoi la contrarier inutilement? pensa-t-il, et tous les soirs,
tES VACANCES DE CAMILLE. 10l
à l'heure du dîner, il attendait, non sans \ trouver un certain charme,
le regard inquiet qui s'arrêtait sur lui , et qui semblait le remercier
de son immobilité. Il arriva, au bout de quelque temps, qu'il trouva
une certaine douceur à ce remerciement, et que cette douceur de-
vint une habitude qui lui lit oublier l'autre. Clémentine de son côté
commença à remarquer que le total des bons points comptés à Léon
augmentait quotidiennement; elle partageait avec la tante l'espé-
rance que celle-ci pourrait bientôt l'appeler sa nièce.
Léon cependant commençait à éprouver les effets contagieux d'une
tendresse naïve. Évoquant le souvenir de Camille, il la plaçail en
face de Clémentine et lui disait : < Défends-toi I » Puis la raison lui
murmurait intérieurement : « A quoi bon se défendre, puisqu'elle
est vaincue d'avance? » Cette lutte, qui d'ailleurs aurait pu Be pro-
longer longtemps si elle avait eu lieu sur un autre terrain, fut abré-
gée par l'absence. Éloigné de Camille, il échappait a cette influence
que toute femme aimée a 3U conquérir sur celui qu'elle aime en
découvrant toutes ses faiblesses, en pénétrant à toute heure dans sa
pensée même la plus secrète. S'il se fût trouvé à Paris au lieu d'en
être à cinquante lieues, Léon aurait rencontré chaque jour L'occasion
de rompre, par quelque retour vers Camille, le cercle que l'amour
de Clémentine rétrécissait autour de lui: mais il était loin d'elle, il
était pies d'une autre, et il dut s'apercevoir que son cœur, acclimaté
dans un milieu nouveau, n'éprouvait plus que de rares accès nos-
talgiques. Les lettres qu'il écrivait à Camille, et qui devaienl eue
une transition à un aveu, lui avaient d'abord semblé pénibles à écrire;
un jour vint où il ne les trouva plus que difficiles, et le jour appro-
chait où elles ne seraient plus que l'expression de sa pensée. Ouel-
quefois, lorsqu'il se retirait pour répondre a Camille, au moment
d'écrire il se trouvait trop fatigué par l'exercice de la journée, et
remettait sa réponse au lendemain. In jour, avant reçu une lettre
d'elle et se trouvant, à la chasse, avoir épuisé sa provision de bourres
en feutre, il pensa à la lettre qu'il avait dans sa poche, et en dé-
chira un fragment pour charger son fusil. En allant ramasser la co-
lombe sauvage qu'il venait d'atteindre, il remarqua la bourre qui
fumait à moitié consumée sur le guéret. 11 la prit avec mélancolie,
mais en voulant l'éteindre entre ses doigts, il n'écrasa que des cen-
dres. — Ah! murmura Léon, jetant sa colombe dans son carnier et
pensant à l'usage qu'il venait de faire de la lettre de Camille, c'est
elle autant que toi que je viens de blesser!
Ainsi progressivement il sentait venir l'oubli, et d'heure en heure
approcher le moment où cette passion, qui avait tenu tant de place
dans sa vie, s'en effacerait pour obéir aux inflexibles lois de mobilité
qui régissent les sentimens de l'homme.
Clémentine dessinait assez bien, et avait commencé à l'aquarelle
102 REVUE DES DEUX MONDBB.
un petit sujet de nature morte d'après des oiseaux que le garde de
son père avait tués sur un étang, l n soir, elle se plaignil que bob
cliat, qu'en avail laissé entrer dans sou petit atelier, eûl complète-
ment déplumé un hurle magnifique qu'elle était en train de peindra.
La destruction de son modèle l'obligeait à suspendre bob petit tra-
vail, car, l'étang du voisinage venant d'être prisa la suite des grande
froids, tous les oiseaux qui l'habitaient étaient allés s'abattre vers
les cours d'eau, el pour retrouver des harles il fallait pousser jus-
qu'à une rivière située à quatre lieues.
— renverrai Robert nous tuer des canards surl'Hyère, dit M. d'Hé-
ricy, et il te rapportera le gibier qui te manque.
1- Mon ami, interromph M™" d'Héricy, Robert vienl d'être ma-
lade, el les chemins pour aller pendant la nuit à la rivière sont bien
mauvais; cette chasse peul être dangereuse. Clémentine attendra
bien que les oiseaux soi. 'ni revenus but notre étang.
— Ah! j'attendrai, maman, rép lit tranquillement Clémentine.
Seulement j'avais destiné ce dessin à l'album de chasse que je pré-
pare pour la fête de mon père; voilà pourquoi j'aurais voulu le finir.
ndemaîB, Clémentine trouva sur la table de bob petil atelier
deux hurles qui étendaient leur ventre rose sous an rayon de so-
leil. Bile «rut d'abord que Robert, Instruit de son désir, étail allée
la chasse pour lui tuer ces oiseaux; mais en prenant un des harles
par -"n long con pour le suspendre, elle lit tomber un petil papier
caché sou- les ailes. Elle le ram tssa et lui ces quelques mots : n fen
ai tué deux, pour qu'il y ait la part «lu chat. »
— Sais-tu que H. Léon est bien complaisant? lui «lit sa mère en
souriant. Il est parti à trois heures du matin pour être au lever du
jour sur la rivière.
Et Clémentine pensa avec joie qu'il j avait bien loin de cette ri-
vière-là a la rue de la Tour-d'Auvergne, où demeurait la maîtresse
de Léon.
En revenant de la chasse, Léon avait trouvé une lettre de Camille.
Elles étaient bien caressantes, ces lignes, mais elles finissaient par
des chiffres : Camille rappelait l'échéance prochaine d'une lettre de
change signée à un marchand qui lui avah vendu un cachemire. \u
moment de cette acquisition, Léon, dont la bourse était vide, avait
souscrit un billet pour une échéance prochaine. Il demanda l'argent
à son père, et en expliqua laconiquement l'emploi.
— Veux-tu davantage? observa celui-ci.
— Plus tard, bientôt peut-être, répondit Léon.
Il avait envoyé les fonds de la lettre de change dans une lettre,
celle à laquelle répondait Camille dans le brouillon trouvé par le
peintre Théodore.
Lu mois après, la tante de Léon prit Clémentine à part et lui dit :
LES VACANCES 1)1 I \ MILLE. 1 0.î
— .Mon enfant, il y a une grande nomelle : le jour de la fête de
votre père, M. d'Alpuisdoit aller lui demander votre main pour mon
neveu.
— 11 me l'a déjà demandée à moi, répondit la jeune fille; mais.
fit-elle avec un reste d'inquiétude, n'est-ce pas par obéissance
aussi?
— Tenez, reprit la taute en lui montrant une lettre cachi
voyez-vous cela?
— Ah ! soupira Clémentine, elle écrit toujours?
— Biais, dit la vieille daine, il oublie de Lire ses lettres. En voici
une dont le timbre est vieux de cinq jours.
Le jour de la fête de M. d'Héricy, la demande fut faite, et les
paroles échangées entre les deux ramilles. Les fiançailles de Léon et
de Clémentine eurent lieu aux violettes, et, comme la tante l'axait
prévu, le mariage lin fixé aux lilas. Ce fut dans cet intervalle que
Camille recevait de Léon des Lettres plus rares et plus courtes, dans
lesquelles elle trouvait déjà certaines ambiguïtés et cherchait vaine-
ment les lionnes parole-.
Léon entra un jour dans le cabinet de son père, et Lui demanda
deux jours pour aller à Tari-. — Pour être sûj que tu ne resteras pas
plus longtemps, je t'accompagnerai, lui dit sou père,
Léon était arrive a Paris avec son père le jour mên ' mille.
avait dîné au Café-Anglais, en la compagnie de Francis Bernier et
de Théodore; mais le jeune homme n'avait pas voulu aller de
maiiie— e le soir. Vu moment où Théodore en sortant L'avait reconnu
ave, -.i voisine, Léon n'était avec Camille que depuis une heure.
S'étanl senti devant elle repris par toute- ses irrésolutions, il s'était
borné a lui due (pie nui retour n'était qu'un passage, i t qu'il re-
partirait prochainement pour la campagne. Cependant il n'eut pas
la force de rester seul avec elle, et L'emmena pour aller prendre Fran-
cis Bernier, avec qui on devait dîner.
Prévenu par Léon, celui-ci attendait Les deux amans dans son ate-
lier. — Nous irons dîner ensemble, lui avait dit Léon le matin. Je
ne veux pas Être seul avec Camille, et je ne veux pas être chez elle
pour lui annoncer mon mariage. Si devant toi-même le courage me
manque, je trouverai un prétexte pour u'absenter. Tu lui diras que
je me marie, et je remonterai pour vous rejoindre au bout d'un quart
d'heure.
— Diable! avait répondu Francis, c'est une vilaine commission;
mais puisqu'il faut qu'elle soit faite, soit, je la ferai.
Léon avait promis. Lorsque Léon et Camille arrivèrent chez Ber-
nier, ils le trouvèrent tout prêt a partir. On alla, comme la veille,
dîner au Café-Anglais, et le hasard voulut que le même cabinet fut
104 BEVUE DES DEUX MONDES.
disponible. Le commencement du dîner fut attristé par la pensée qui
agitail lea deux hommes; Camille, qui se sentait instinctivement ga-
gnée par cette contrainte, lit la remarque que le dîner était moins
gai que celui (le la veille.
— Ah! daine! fit Francis, ce n'est pas tous les jours fête.
— Pourtant, dit Camille, c'est bien une fête pour moi! — Et elle
regarda Léon avec tendresse, puis avec inquiétude, en voyant qu'il
regardait sa montre et prenait son chapeau :
— Tu sors? dit-elle.
— Oui, répondit Léon. Mon père doit être aux Italiens. J'ai à lui
faire part d'une nouvelle que j'ai apprise dans la journée.
— Tu vas revenir?
— Dans un quart d'heure.
— Rapporte-nous un peu de gaieté, «lit Camille en lui faisant un
geste amical. Nous avons l'aie d'attendre un mort.
Pendant qu'il ouvrait la porte, restée seule avec Francis, elle
ajouta : — Se trouvez-vous pas que Léon a un air étrange? On dirait
qu'il souffre. Aurait-il du chagrin?
— Mon enfant, dit Francis en lui prenant la main, Léon souffre
en effet, parce qu'il sait que vous allez souffrir... Léon se marie!...
f'.t maintenant, pensa Bernier, observant Camille, le coup est porté,
il va retentir.
— Ali! lit Camille, et, appuyant ses deux mains sur sa chaise,
elle essaya de se lever; mais il lui parut qu'elle était scellée a sa
place. Elle secoua deux ou trois fois la tète, et, indiquant la fenêtre
à Francis, elle lui dit, si bas qu'il la devina plutôt qu'il ne l'enten-
dit : — Ouvre/.
Le jeune homme ouvrit la fenêtre, par laquelle entra aussitôt un
air assez vit' qui lit vaciller les bougies. Camille frissonna un peu,
•et, tirant son manteau accroché à une patère au-dessus d'elle, elle
s'en couvrit les épaules.
— Et quand... ce que vous m'avez dit? demanda-t-elle.
— Bientôt, répondit Bernier.
— Bientôt, répéta Camille comme un écho. — Bientôt, murmura-
t-elle en fixant les yeux sur une rosace de la nappe.
11 \ eut un silence, pendant lequel on entendit les éclats de rire
d'un cabinet voisin.
— Doit-il revenir? demanda Camille. •
— Le voici, fit Francis, reconnaissant à l'extérieur le pas de Léon,
qui resta un moment sur le seuil de la porte.
Camille s'était levée à demi, puis était retombée à sa place. Elle
lui fit signe de s'approcher. — Ah ! mon enfant! ma pauvre enfant!
s'écria-t-il en tombant à ses genoux.
LES VACANCES DE CAMILLE. 105
— Ton enfant ! ta pauvre enfant ! répéta Camille, et, lui serrant la
tête contra sa poitrine, elle ajouta, moitié parole, moitié sanglots :
— Fini! fini! fini! — Puis tout à coup, avec vivacité et comme mue
par un souvenir : — Y est-ce pas qu'elle est blonde?
Léon ne répondit pas. Camille se leva assez résolument et dit
au\ deux jeunes gens : —Allons-nous-en. — Léon demanda la carte,
et comme on l'apportait, le jeune homme, ne sachant -une Ce qu'il
faisait, étalait machinalement des louis devant ],■ garçon, qui le re-
gardait d'un air étonné en voyant qu'il avait tiré de sa poche plus de
cinq cents francs pour en payer trente-six.
— Tu es fou, dit Bernier en lui faisant remettre son argent dans
sa poche, et il paya lui-même le garçon, qui sortit en disant: De quoi
SOnt-ils donc ivres? Ils n'ont pas même bu.
Dans le corridor, Francis, qui avait senti Camille fléchir sous son
bras, dit a Léo,, d'aller chercher une voiture. En descendant l'es-
calier, Camille répétait encore : Fini! fini! fini!...
— Achetez-moi mi bouquet de violettes, ma bonne dame chari-
table, dit la marchande de bouquets en B'approchant de Camille,
qu'elle reconnut pou,- la dame qui lui avait donné un Louis la veille!
Camille passa sans l'entendre. La marchande la suivit en ajoutant:
Cela vous portera bonheur.
— Ah! ma bonne remme, répliqua Camille en l'écartant brus-
quement, ce n'est pas tous les jours fête.
— Reconduis-la chez elle, dit tout bas Léon à Francis, qui tai-
sait entrer Camille dans le coup,., il rau( que j'aille rejoindre mon
père, qui m'attend buj le boulevart. — Demain j'irai te soir, dit-il
à Camille, et je te promets tic passer la jouanée avec toi.
— Tout entière? demanda-t-eHe.
— Tout entière, répondit-il en lui tendant la main par la por-
tière. '
— Oui, mais d'ici à demain, dit Camille comme se parlant à elle-
même, il j a la nuit a passer.
Francis la ramena chez elle, et monta un instant pour lui tenir
compagnie. Dans l'escalier, Camille rencontra une de ses voisines
qui était en domino. — Le carnaval n'est donc pas fini? demandâ-
t-elle à Bernier.
— C'est aujourd'hui la mi-carême, répondit celui-ci; il y a bal a
l'Opéra.
11 passa auprès d'elle une demi-heure silencieuse. Au bout de ce
temps, Camille lui dit : — Le bal, c'est du bruit. Voulez-vous me
mener à l'Opéra, Francis?
— Soyez raisonnable, lui répondit Bernier. Ce n'est pas le spec-
tacle de la joie des autres qui vous consolera. Je ne puis d'ailleurs
100 REVUE DES 1 >I t \ MONDES.
vous conduire au bal; mais je viendrai VOUS voir demain, et puis les
autres jours, \dieu, soyez sage.
En quittant Camille, Francis monta «liez Théodore. — Venez
donc demain me voir, je vous présenterai à l'ami dont je vous ai
parlé.
Et il raconta en deux mots l'arrivée de Léon, que Théodore savait
déjà, et la rupture décidée du jeune homme avec Camille.
— Gomment ma petite voisine a-t-eïïe pris la chose? demanda
Théodore.
— Mais reprit l'.ernier, elle a le CŒUT brisé.
— Qui sait? pensa Théodore lorsqu'il fut seul, les morceaux sont
peut-être bon-,.
Et, ayanl entr'ouverl sa croisée, l'artiste se mit à chanter assez
haut pour être entendu dans le voisinai
EHnu l'un, in .l'une belle.
11 allai! recommencer pour la seconde foisla chanson du capitaine,
lorsqu'il entendit frapper à sa porte, lyanl ouvert, il se trouva en
face de la fe de chambre de Camille, qui lui apportait la suite
tant attendue du r an; une petite lettre accompagnait cet envoi.
Théodore puni surpris en lisant le billet de sa voisine, qui deman-
dait une réponse. — Utendez, dit-il en passanl dans La pièce où il
couchait. Théodor i\ rit un tiroir où il avail serré une petite somme
reçue le soir même, et, l'ayant compté»', il lit le calml suivant sur
un bout de papier: — Entrée, six francs; vestiaire, un franc cin-
quante; gants, trois francs; souper, dix francs, mais pas au Café-
anglais, pensa Théodore. l'ai tout juste vingt francs de monnaie,
ei encore il j a une pièce douteuse; mais je la ferai passerait ves-
tiaire.
Comme il faisail ses comptes, il entendait ce petit dialogue qui
s'engageait dans son esprit : — Et demain?.. • disait la raison. — De-
main,... répondait le désir; demain, il fera jour.
— Que dois-je dire à madame? demanda la camériste, lorsqu'elle
\it Théodore rentrer dans son atelier.
— Nous direz : Oui, répondit l'artiste, fa quand il se trouva seul,
il s'écria, troublé par une réflexion soudaine : — Et s'il pleut, com-
ment pi nuire des voitures?... Bah! 11 ne pleuvra pas.
lit xr. y Mlrger.
(La dernière partie au prochain n«.)
DC
GÉNIE FRANÇAIS
Biatoriena et publicistes, nous sommes tous sujets à d'étranges er-
reurs, fruits de nos préoccupations personnelles et des influences délé-
tères que nos passions exercent sur notre jugement. Nousjugeons sou-
vent des choses par mauvaise humeur politique ou sous le coup d'une
déception. Nous les voyons souvent toute la vie telles qu'elles nous
sont apparues un certain jour, a un moment donné et sous un rayon
particulier, qui transfigurait ou décolorait leurs traits véritables. Notre
jugement exagère alors un détail outre mesure, et prend un point isolé
de tel ou tel • u u tere pour l'ensemble même de ce caractère. I
est vrai surtout des jugemens que noua portons sur les peuples ;
que les révolutions sont venues ruiner nos espérances et mettre no-
tre logique aux aboi.-,. Irrités des conséquences que ici mu tel défaut
national a produites à une certaine minute, nous n'avons pas de
peine a ne voir dans le passé qu'une longue série de conséquences
fâcheuses engendrées par des défauts de même nature, comme au-
paravant nous ne voulions \ voir qu'une longue série de consé-
quences heureuses que no- espérances étaient chargées de résu-
mer et de couronner. Hélas 1 la déception politique est semblable à
toutes les autres déceptions; elle augmente singulièrement notre
clairvoyance sur certains points, et nous rend complètement aveu-
gles sur d'autres. Bien des jugemens contradictoires ont été portés
sur la France depuis quarante ans, et surtout depuis la ré\olution
de février. Formulés ab irato sous le coup des événemens, ils se sont
ressentis de leur origine, et en dépit des progrès de la science histo-
rique, ils expriment souvent bien plus la disposition d'âme, les es-
108 REVLE DES DEUX MONDES.
pérances ou les mécomptes de l'écrivain que le génie même de la
nation. Us ne tiennent compte que d'un certain ordre de faits, ils
exagèrent l'importance des détails, et, Dés d'un incident qui, si
considérable qu'il soit, est destiné avec le temps à perdre sa cou-
leur propre ci à se fondre dans l'océan de faits que contient l'his-
toire générale, ils ont tous quelque chose d'exclusif, de passionné,
d'intolérant. Ils partagenl les passions îles vivans, Os n'eut pas l'im-
partialité de la contemplation. C'est à ces passions que nous vou-
ilrions nous soustraire un moment pour essayer de surprendre le
génie de la France dan- son essence même, dan-, ce qu'il a de fon-
damental, d'indestructible, de permanent, de supérieur à Bes vicis-
situdes changeantes, d'identique à travers ses innombrables méta-
morphoses.
La France es1 le pays le plus facile a juger en apparence, le plus
difficile à juger en réalité, et tous les jugemens qu'on a portés sur
elle peuvenl se ranger sous deux chefs principaux : la France esl on
pays monarchique, la France esl un pays révolutionnaire. — Peuple
révolutionnaire! dit cet historien, qui fait dater la France de 1789,
et qui oublie qu'elle a été la plus monarchique des nation-: peuple
anti-religieux! dit un autre, qui oublie que l'église a été soutenue,
la papauté fondée par l'épée «le la France, et la réforme arrêtée dans
son développement par l'obstination de fidélité de la France aux
vieilles institution- ecclésiastiques. — Peuple traditionnel, monar-
chique, et que les querelles malheureuses de soixante années pleines
d'orages ont fait faussement juger! se croient alors en droit de ré-
pondre certains publicistes. Bélasl ce jugement n'esl pas mieux
fondé que les autre-. I.a vérité est que la France, pays des contradic-
tions, est à fois novatrice avec audace et conservatrice avec eni
nient, révolutionnaire et traditionnelle, utopiste et routinière. 11
n'est pas de pays où les choses meurent plus vite, il n'en est pas
où leur souvenir vive plus longtemps. Oui, c'est un peuple révolu-
tionnaire et traditionnel pour qui sait bien voir : révolutionnaire,
parce que les métamorphoses y ont été plus nombreuses qu'ailleurs;
traditionnel, parce que sous toutes ces métamorphoses brille le même
esprit méconnaissable en apparence.
Ces évolutions et transformations des choses ont un double ca-
ractère qui les rend tout à fait énigmatiques ; elles se présentent
d'une manière si imprévue, si brusque, qu'elles surprennent le ju-
gement et déconcertent la raison, et en même temps elles ont une
apparence si singulière de simplicité et je dirais presque de bonho-
mie, que, le premier moment de surprise passé, vous vous étonnez
de ne pas les avoir prévues et d'avoir pensé qu'elles pouvaient se
produire autrement. Lu autre fait non moins frappant, c'est la faci-
DU GÉNIE FRANÇAIS. 109
lité inouïe avec laquelle la France change ses conditions d'exister
et de penser; nul effort, nulle tension des caractères, nul lent re-
cueillement de ses forces, nul calcul préalable des difficultés de
l'u'iivre à accomplir ou de l'énergie de résistance qu'elle rencontrera,
domine un liabile artiste qui sur son instrument parcourt avec le
même indifférenl enthousiasme toute la gamme des sentimens hu-
mains, le génie fiançais passe san- transition d'un ordre d'idée
un autre avec nue aisance qui confond le contemplateur, le remplit
d'admiration, et en même temps l'alarme et quelquefois même le
révolte. On admire la souplesse d'intelligence du peuple chez lequel
de telles métamorphoses peuvenl s'accomplir, on tremble pour sa
conscience, un s'indigne de son facile oubli Çl de son apparente in-
gratitude. Chez les autres peuple-, le temps est nécessaire pour opé-
rer les révolutions politiques et morales; on les v • • i t poindre, se dé-
velopper lentement, m greffer sur le passé ou usurper peu à peu sa
place: un saisit le poinl 'le transition d'un fait OU d'une idée à m, aune
l'ait ou a une autre idée. En France, rien de semblable; on passe de
Bossuel a Voltaire sans préparation et san- transition marquées;
tour a tour chevaleresque, bourgeoise, monarchique, catholique, ré-
volutionnaire, athée, industrielle, la France porte chacun de ces cos-
tùmesavec une aisance telle qu'on croirait qu'elle n'a jamais porté
que celui-là, et joue chacun de ces rôles avec une telle perfection de
sincérité, qu'on est tenté de croire que le dernier est réellement le
seul qui lui convenait. On dirait l'âme d'un sceptique supérieur in-
diffèrent a toute- choses, parce qu'il les comprend toutes également,
ou d'un épicurien transcendant aimant le changement par plaisir et
la variété par goût des contrastes, ou encore l'âme 'l'un artiste pour
qui les choses sont lionne- et morales selon le parti qu'il en peut
tirer et les émotions qu'elles lui procurent. 11 n'en e-t rien cepen-
dant, et ce génie fiançais, si propre à déconcerter ses ami
ennemis, s'élève bien au-dessus de telles interprétation-.
Ce n'est pas en France que le génie français a été le mieux jugé;
nous nous moquons très souvent des jugemens des étrangers sur
noire compte, mais ils en savent SUT nous plu- long que nous-mêmes.
Nous nous accordons des qualités et jusqu'à des défauts qui ne sont
pas les noire-. Vin-i il e-t généralement tenu pour certain que le
peuple français est un peuple pratique et de bon sens, et cela est
vrai dans une certaine mesure, mais dans quelle mesure? Nous
sommes pratiques, si l'on entend par ces mots une certaine ten-
dance à réaliser en fait nos rêves les plus fuyants ou nos pen-
les plus abstraites; nous ne le sommes pas, si l'on entend par être
pratiques conformer sa conduite aux faits existans, et former ses
pensées d'après l'expérience extérieure. 11 est également admis que
110 REVUE DhS Dl I \ SfONDl S.
le Français es1 sceptique et se complaît dans le scepticisme : |)iire
calomnie que nous propageons par esprit de fatuité; il n'est pas de
nation où l'individu ail plus à cœur d'avoir une croyance précise,
soit plus tourmenté lorsqu'elle lui manque, et fasse <!<■ plus sérieux
efforts pour s'en forger une et se convaincre de h réalité des fen-
tômes qu'a enfantés son esprit. Il en esl de même de la proverbiale
légèreté française. Nous ne sommes poinl légers, noue sommes té-
méraireset cyniques : téméraires devant tes dangers et tes difficul-
tés de la vie, c] niques dans la défaite et il. -vaut le spectacle du mal.
\u fond, notre prétendue légèreté, sons les deux formes qu'elle
revêt, témérité el <-\ aisme, contient la plus haute philosophie, celle
de la résignation. Nous sommes donc légers si l'on veut . mais seu-
lement dans les choses auxquelles toute la gravité du monde ne
pourrait rien changer. < ; t/i* •• * à notre esprit militaire, a notre esprit
révolutionnaire, nous passons pour nn peuple aventureux, et néan-
moins il n'j a pas de nation chez laquelle les habitudes aient autant
d<' puissance. Bnfln m pinion très répandue veut que te Fran-
çais, être m- profondeur, n'ait aucun penchant aux spéculations
abstraites, rêveries bonnes seulement pour les babitans «lis brouil-
lards allemands. Or il n'v a pas de peuple chez lequel If- idées ab-
straites aient joué un aussi grand rôle, dont l'histoire témoigne de
tend mees philosophiques aussi invincibles, et nu 1rs individus soient
au— i insoueians des fait-, ci possédés a un au— i haut degré de la
rage des abstractions. Cène -uni la que des détail* el des nuances,
et nous pourrions les multiplier. Ils noua suffiront pour justifier ce
que nous avons avancé, que te Français ne se connaît pas lui-même
et qu'il se calomnie sans le savoir. Lorsque les étrangers, dans leur
amoiii' ou dan- leur haine de la France, prononcent leurs jngemens,
souvent If Français refuse de les admettre. Ce Français qui tienl sur-
tout à se montrer par ses qualités secondaires, et qui s'ignore lui-
même, s'étonne des complimens et des injures étranges qui lui -ont
adressés. — Peuple initiateur, peuple qui s'est chargé 'I'- faire pour
le- autres nati ms les expériences périlleuses! disent les uns: peuple
ennemi des libertés d'autrui, toul prêt à sacrifier des victimes hu-
maines a son Holoch de justice abstraite, vnw souci des droits ac-
quis! disent les aune-. Emphase allemande, vieille morgue anglaise!
répond le Français, qui ne comprend pas comment il a pu mériter
ou cet excès d'honneur ou cette indignité. Va cependant il a tort :
le génie de la nation à laquelle il appartient se retrouve bien mieux
dans ces interprétations étrangères qui ['étonnent si fort que dans
les opinions qu'il cherche à accréditer lui-même.
Un fait surtout est capable d'éclairer singulièrement sur les des-
tinées de la France : ce sont les espérances qu'inspire la France à
DU r.ÉNIE FRANÇAIS, 111
tous les partis européens sans distinction. Tous comptent sur son
initiative ou sur son concours désintéressé pour faire triompher leurs
illusions ou leurs rêves. L'absolutiste espère toujours que par un mi-
racle notre nation retrouvera la tradition du droit di\ in; le démocrate
attend toujours de la France la parole magique qui soulèvera les
peuples et les délivreia de la tv rannie; le libéral anglais voil en nous
les meilleurs agens de propagande pour le self government. Quels
que soient les mécomptes que la France leur réserve, il- ne renon-
ceront à aucune de leurs espérances, il- s'attacheront obstinément
à la pensée que d'elle viendra leur salut; il- compteront sur une de
surprises, sur un de ces mouvemens imprévus dont la France a
donné si souvent le spectacle, et lorsqu'ils sent déçus un instant
dan- leurs espérances, quels reproches amers, quelles parole- insul-
tantes ils nous adressent I On l'a vu dan- les années qui oui Buivî
is'is. Ou dirait qu'entre eux el nous il j a un contrai écril que
nous avons déchiré, une promesse jurée que nous avons trahie, ûr
que signifie cet espoir que ton- les pain- mettenl ou non-, sinon que,
dan- leur pensée, la France est la seule nation capable do dévoue-
ment intellectuel, la Beule qui soit capable de préférer des idées à
de. intérêts, et de sacrifier son repos au uiomphe do la justice?
Mai- plu- significatif encore ci plus propre a faire réfléchir est l'at-
tachement du clergé catholique poui la France. Souvent repou
toujours surveillé avec méfiance, il ue se rebute jamais et supporte
avec indifférence les contraintes qu'on lui impose et les dédains qu'on
lui l'ait subir. C'est la, di— je, un lait lie- -i^nilicatil et qui porte à
la méditation. Quelque jugement qu'on prononce sur le catholicisme,
il n'en reste pas moins certain que le but qu'il poursuit est un but
purement moral, que la cause qu'il cherche a faire triompher est pu-
rement idéale, qu'il levé une -u. lete ou ton- le- i I i t . • I ■ lies
seraient subordonnés aux intérêt- spirituels, qui n'existerait que
pour la plus grande gloire de l'église, où la vie n'aurait d'autre rai-
son d'être que Dieu même. Et pourtant cet idéal du catholicisme est
tellement éloigné de notre manière de vivre et er, qu'il faut
chercher ailleurs (pie dan- la patience proverbiale du cierge catho-
lique la raison de l'attachement toul particulier qu'il a conservé pour
ici te nation qui a tant fait pour lui, qui a tant fait contre lui, et des
espérances qu'il ne cesse d'entretenir. Égarée, mais non perdue, telle
est la pensée coûtante de l'église romaine sur la France. Un in-
stinct secret l'avertit mystérieusement que cette France, catholique
ou non. est vouée par nature au service des causes idéales, et que,
même alors qu'elle s'est montrée furieusement athée, révolution-
naire, utopiste, ses excès et ses égaremens trahissaient un imiucible
amour de l'idéal. C'est cet instinct qui a guidé le plus hardi délén-
U'2 REXTE DES DEUX HORDES.
seur de l'église romaine qu'ait vu notre siècle, qui lui a montré dans
les fureurs de la révolution le triomphe même du catholicisme, el qui
lui a l'ait porter sur la France le jugemenl le plus étroit eten même
temps le plus profond qui ait jamais été porté sur elle.
Nous avons maintenant trouvé le mol qui convient au génie de la
France. La nation française esl la nation idéaliste par excellence,
celle dont les expériences et les révolutions ont eu le but le plus
idéal, celle dont toute l'histoire trahit le mieux cette constante el
glorieuse préoccupation. Essayons de retrouver, à l'aide de son his-
toire, les principaux caractère-, de ce peuple si mobile en apparence,
si fidèle à lui-même au tond, extérieurement si sceptique, •intérieu-
rement si passionné, qu'on a toujours voulu faire passer pour épris
de la réalité, et qui n'a jamais aimé que l'idéal, sous quelque forme
qu'il se présentât, église, monarchie ou révolution.
Je demande pardon d'avance pour la singularité «les assertions
que je rais émettre, et je me résigne a subir l'accusation de para-
doxe. Les Français passent pour le plus irréligieux des peuples; mais
leur histoire, lue avec attention, prouve, a charnue de -es pages,
qu'ils sont un peuple essentiellement théocratique ei théosopbique.
Us l'ont été des l'origine, et aujourd'hui encore, en plein règne de
l'athéisme de la loi, il leur res de cet esprit pour donner cou-
rage el espoir aux défenseurs de l'antique religion nationale, je se
crois pas qu'il faille attacher aux instincts celtiques et aux croj an es
druidiques toute l'importance que certains historiens ont cru devoir
récemment leur attribuer; toutefois notre primitive histoire offre un
fait très frappant : c'est le contraste que. sous le rapport de la reli-
gion, les Celtes présentent a\ ec les autres Barbares. La religion des
Germains n'est pour ainsi dire qu'une expression superstitieuse des
profond- instincts de race. C'est on effort obscur et incohérent de
l'esprit pour expliquer les forces naturelles, une philosophie i iidimen-
taire. Rien n'\ dépasse l'horizon de l'homme et de la nature : aucun
pressentiment de ce qui constitue essentiellement la religion, c'est-à-
dire la croyance à on monde surnaturel, ne s'y laisse apercevoir. Le
culte de Tentâtes et de Bertha est une philosophie naturelle a l'étal
grossier. La religion d'Odin est une div inisatîon de la \ie de combat
chère aux Scandinaves, in principe purement humain, recouvert
d'une enveloppe religieuse, domine ces vieux cultes barbares ,-t ces
x ieilles légendes runiques, qui n'offrent, de quelque coté qu'on les
considère, que des s\ mboles de la matière animée, des emblèmes de
la force, des apologies de la vaillance et du combat. Sous ce vieux
paganisme, on distingue très nettement le germe de ce grand sys-
tème, conception essentiellement propre à l'esprit germanique, qui,
sous diverses formes, s'est développé et précisé de siècle en siècle,
DU CF.ME FRANÇAIS. I 18
ï
et a fini par s'appeler du nom de panthéisme. La religion des Celtes
n'est pas, comme celle des Germains ou des Scandinaves, une gres-
9Îère philosophie naturelle ou un sauvage anthropomorphisme. Cette
religion dépasse la nature, laisse l'homme soumis au sentiment au-
quel le soumet toute vraie religion, celui de la dépendance, et s'ap-
puie sur la croyance à un monde surnaturel. Elle promet à l'homme
des destinées ultérieures qui ne seront pas la continuation vulgaire
de la vie actuelle, et, par ses dogmes de la métempsycose, de l'é-
ternité et du progrès incessant de l'âme, elle semble à la fois un
écho des grandes doctrines de l'Inde et une préparation «lu spiritua-
lisme chrétien. Unsi, chez dos ancêtres, le sentiment religieux, au
lieu de se présenter à l'état d'instinct obscur, et d'être déterminé,
comme chez tous les peuples barbares, par une admiration, une
épouvante ou un ôtonnement de l'âme faisanl effort but elle-même
pour s'expliquer le mystère de la nature, se présente à l'étal de
croyance, appuyé sur tout un corps de doctrines très complètes,
très subtiles et très raffinées déjà; mais ils n'ont pas seulement |e
sentiment religieux plus épuré, ils ont aussi l'esprit plus sacerdotal,
si nous pouvons nous exprimer ainsi, et attachent une plus grande
importance aux fonctions religieuses, l ne singulière théocratie
lève au-dessus d'eux. Les druides BOnt un CODêge de prêtres, une
hiérarchie ecclésiastique, déjà un clergé. Dans cette Bociété primi-
tive, les dépositaires du pouvoir spirituel ont une plus grande im-
portance que partout ailleurs dans le inonde barbare. Ce n'est donc
pas a tort qu'on attache aujourd'hui plus de pria qu'autrefois à ces
origines celtiques et à 'eue vieille religion druidique qui non. ré-
vèlent bien clairement un lait, a savoir que si nos ancêtres n'a-
vaient pas un sentiment de la nature aussi vif que celui des Ger-
mains, ils avaient bien davantage en revanche le sentiment d'un
idéal plus dégagé du inonde extérieur, plus purement métaphysique
et moral.
Lorsque la religion changea, cet instinct théocratique persista et
grandit encore en s'épurant. Nulle part les prêtres et les évêques
du christianisme n'eurent une prise plus facile sur les populations
de l'empire, et lorsque les Barbares se présentèrent en Gaule, c'est
plutôt avec ce pouvoir désarmé de la parole divine et du sarenloee
qu'ils eurent à se mesurer qu'avec les lieutenans du pouvoir impé-
rial. La lutte était trop inégale, et les Barbares furent vaincus. Ils
fuient comme surpris et ensorcelés par des paroles magiques, et
montrèrent une soumission, une obéissance, un empressement à
suivre les avis et les ordres des évêques et des prêtres qui témoi-
gnent à la fois et de la noblesse native de la nature humaine, même
barbare, et de l'étendue d'influence du clergé dans la Gaule ro-
TOJIB IX. 8
I I 'i KEVl F DES l'i 1 \ II0ND1 -.
maine. Sous cette tutelle religieuse, ils devinrenl dès le premier
instant ce qu'ils devaienl être durant tout le moyen âge, les fils
aines de l'église, les soldats el les lieutenans de Dieu agissanl par
Je- armes françaises, comme disent les chroniques du temps : Gesla
Dei par 1' i< m cos. On ne vil point en France ce qu'on \it dans 1rs
autres royaumes barbares, en Angleterre el en Italie par exemple,
des chefs barbares exerçant un pouvoir indépendant de l'église, ré-
sistanl à la puissance ecclésiastique, ou s'obstinanl avec un sau-
vage orgueil dans leurs anciennes habitudes de commandement et
dans leur rôle de chefs de tribus. Dans 1rs origines de la monar-
chie française, aussitôt après la mort de Clovis, on seul partout
une action indirecte et mystérieuse autrement puissante que la hache
et la fraisée franques, et qui de toutes parts enlace, presse dans
un réseau invisible el serré le chaos de barbarie au milieu duquel
agonisent les populations. On voit Les chefs barbares passer comme
des ombres sanglantes, s'agiter, s'égorger, jouer dan- tous ses dé-
tails leur meurtrière pantomime; mais ce n'est qu'une pantomime :
la pièce véritable, Bérieuse, se joue ailleurs. La monarchie fran-
çaise se fonde dans leur personne, mais a leur insu et presque -ans
aucune participation de leur volonté. Il- régnent el ne gouvernent
pas; des prêtres habiles, des créatures du clergé dirigent à des
titres divers cette royauté débile, el malheur à tout ministre hos-
tile au clergé ou représentant de quelque influence contraire à la
sienne. Il est sûr d'être écarté, exilé, mis au secret dan- un cloître,
calomnié jusque dans la postérité la plus reculée, déclaré traître,
ambitieux et ennemi de l'état. I.a France est fondée avec le con-
cours d'une barbarie nominalement puissante, moralement -
empire, et cette barbarie -'étiole et s'énerve rapidement, comme
étouffée sous le- embrassemens du i lergé, Lorsque la première dy-
nastie de cette race conquérante dut céder la place a une Camille
nouvelle, les talens et P énergie de ces nouveau-venus ne servirent
pas moins bien le- nies du clergé que le- vices et la faiblesse de
leurs prédécesseurs. C'est lui qui leur donna leur raison d'être et
détermina la mission qu'ils devraient accomplir : établissement de la
puissance temporelle de.- papes, conversion violente de l'Allemagne,
idoles poursuivies et brisées jusque sur les bords de la Ni-tule et
sur les rivages de la Mer du Nord. C'est au profit de l'église et sous
l'inspiration de l'église que régnent et combattent le- rois carloun-
giens; c'est à son triomphe et à son exaltation qu'ils travaillent.
L'œuvre politique de Gbarlemagne tombe en ruine des sa mort;
niais sur cette poussièie l'église reste debout, vénérée et terrible,
unique puissance, pouvant déjà a son gré faire et défaire toute- les
autres, comme le prouvèrent les scènes qui accompagnèrent et sui-
IX GÉNIE I ltv\< \l>. 1 I ."1
virent la déposition de Louis le Débonnaire et la dissolution de l'em-
pire carlovingien.
L'église I c'est le grand mot de la France durant tout le moyen
: désormais leurs destinées sont indissolublement unies. La France
et l'église seront souvenl en querelle, jamais en guerre ouverte. On
se chicanera sur des points de détail, jamais sur une question impor-
tante el capitale; même alors qu'on imposera des entraves à L'église,
era en l'aimant et en la conBervanl grande, en transportant son
esprit sur le tronc, comme lit saint Louis. Malgré le sonfDel de Phi-
lippe le Bel à la papauté, lorsque les souverains Français résisteront
a Rome, ce sera bien moins en leur nom el par jalousie «le leur
pouvoir qu'au nom de l'église «le France el par jalousie de ses fran-
chises et de -es lilu" querelle- iiVnt rai lieront point. ( omme
en Ulemagne, les graves questions des droits respectifs du pou-
voir temporel ei du pouvoir sacerdotal; elles n'entraîneront point,
comme en Angleterre, chez le peaple une hostilité sourde qui, un
jour ou l'autre, finira par se traduire en une rupture ouverte, et chea
les souverains en des résolutions sanglantes, pareilles au meurtre
d i homas Beckett. Les membres <le l'église seront bafoués et raillés
par les jongleurs et les faiseurs de fabliaux, lorsqu'ils laisseront
apercevoir quelques faiblesses humaines en désaccord avec leur
caractère sacré el leurs prétentions à la sainteté, mais l'église elte-
même -era respectée: inoffensives railleries 'railleurs, dont on a
souvent, je le crois, exagéré l'esprit et la portée, bien moins dange-
reuses pour l'église que ces interprétations politiques des doctri
chrétiennes qu'Arnaldo de Bresciaa prêches en Italie, que ces ser-
mons mystiques avec lesquels Eckart el Tauler transportent l'âme
des populations du Rhin, ou ces prédications évangéliques dans les-
quelles nti Wicleff attaquera l'organisation ecclésiastique. \u moyen
âge, la véritable résistance a l'église en France vienl de l'église
môme et a un caractère tout ecclésiastique. La France est plus or-
thodoxe que toutes les autres nations, elle est la patrie de l'ortho-
doxie même. Elle attaque l'église dans ses abus humains et non
dan- ses principes; elle lui résiste, non pour un motif impie, po-
litique ou philosophique, mais pour un motif religieux, parce
qu'elle ne trouve pas L'église asseï religieuse, assez conforme à
l'idéal de perfection qu'elle s', .si créé. Si la papauté a besoin
de secours temporels, l'épée de la France est à son service, et
grâce a elle le suprême pontife est assure de triompher de ses en-
nemis: mais si elle a besoin de réprimandes, elles ne lui manque-
ront pas. Le champion par excellence de l'orthodoxie, saint Bernard,
passera sa vie a demander la réforme des abus et à les réformer lui-
même: plus infaillible que la papauté, lorsque l'église sera divisée
I |l> lil.vi B 1>ES DEUX MONDES.
par les prétentions de pontifes rivaux, sans embarras ni crainte, le
grand docteur fera cesser le scandale qui désole le monde chrétien el
désignera d'un geste d'autorité le véritable pontife, f'.eite prétention
de la papauté à l'infaillibilité, les docteurs français la déclareront,
si cela devient nécessaire, contraire aux traditions et à l'orthodoxie,
et la transporteront du pape au concile, et de Hume à l'église uni-
verselle. De saint Bernard àGerson el à Pierre d'Ailly, la France n'a
cessé de s'élever contre les abus ecclésiastiques, de demander la ré-
forme de l'église, et cela non dans une pensée hostile encore une
fois, mais par intérêt pour l'église, car La France du moyen âge,
si prompte à s'élever contre l'injustice el Le népotisme des prêtres,
est d'une ardeur .-ans égale quand il s'agil de re] Bser leurs en-
nemis; l'Ile ne 1rs persécute pas, elle 1rs détruit entièrement.
Le rationalisme naissant est écrasé dans son germe avec U)ailard;
l'audacieuse hérésie des Vaudois est noyée dans Le sang el ensevelie
sous Les ruines d'une civilisation charmante. -Iran Gersonel Pierre
d'Ailly, de La même main dont ils viennent de signer la déchéance
de Balthazar Cossa, signent La condamnation des doctrines de Wi-
cleffet le bûcher de Jean Buss. Tel est L'esprit religieux de la France
du moyen âge; dans ses persécutions comme dan- ses cris de ré-
forme, elle n'a jamais en vue que L'orthodoxie. Rien ne l'en fait
dévier, ni 1rs abus et les scandales contre Lesquels elle s'élève, ni
les pentes dangereuses <lr la rêverie monastiq t Les excès de la
vie contemplative, ni ces sollicitations et i es inquiétudes de L'esprit
humain <|ui remue sourdement avant de s'éveiller tout à fait et pour
toujours.
C'est cette prétention permanente à l'orthodoxie qui a fait depuis
son origine jusqu'à son déclin L'originalité de L'église française. S'il
y a dans la chrétienté une église qui 3e soit attribué Le droit d'in-
faillibilité, c'est l'église française. • Nous sommes 1rs meilleurs juges
de la vérité religieuse, n telle est la parole hardie que semblent ré-
péter de siècle en siècle nos théologiens et nos docteurs depuis saint
Bernard jusqu'à Bossuet. Cette prétention a eu deux grands résul-
tats qui remplissent toute notre histoire: elle a donne, à la France
assez de liberté d'esprit pour empêcher la religion d'v dégénérerja-
nmis en superstition, elle lui en a donné trop peu pour qu'il Lui fût
possible de rompre avec les vieilles habitudes et d'oublier les vieux
enseignemens. Elle a empêché la franc.. ({<■ tomber dans l'asservis-
sement spirituel, elle lui a défendu en même temps de se délivrer
jamais entièrement de la tutelle ecclésiastique. Elle lui a permis de
résister à la papauté et de lui faire la leçon, elle a conserve ri pré-
servé contre les attaques les plus furieuses ou les mieux fondées,
contre la renaissance, contre la réforme, contre le rationalisme et la
DU GÉNIE FRANÇAIS. ] 1 7
révolution française, le catholicisme et les institutions catholiques.
Le plus hardi champion de la papauté a senti sans l'expliquer cette
prétention, qui lui parait arrogante et illogique. Dans son livre sur
l'église gallicane, il s'étonne de cette tendance à vouloir former une
église séparée au sein de la grande unité catholique. Il n'j a qu'une
église universelle, dont le centre est à Rome, s'écrie-t-il; ce n'est
qu'en France que l'on ait entendu parler d'une église nationale.
Qui a jamais entendu parler d'une église italienne, d'une église
espagnole, d'une église polonaise? n Cela est très vrai; mais le rai-
sonnement de M. île Maistre, fondé au point de vue philosophique,
i-i bien léger au point de vue historique. Ce que M. de Maistre re-
proche à l'église française esl précisément ce qui lait sa gloire. Si
l'un n'a jamais entendu parler dan- les autres pays d'une église
oationale, c'est qu'il n'j a jamais eu au sein du catholicisme d'autre
église «pie l'église gallicane qui ait eu une vie propre, qui ait tiré
d'elle-même sa sève el ses doctrines, qui ait existé d'une manière
indépendante et libre. Toutes ont plus ou moins dépendu de Rome,
ont tiré de la ville étemelle l.-iir- doctrine.-, leur règle de' < (induite,
leur ligne politique, leur mot d'ordre; toute.-, ont subi son influence
et ont imité son esprit, imitations ou naïves, ou ardentes, ou fanati-
ques, ou même scandaleuses, et ayant par conséquent une certaine
originalité qu'on ne peut nier, mai- imitations véritables. Il n'eu a
pas été de même de l'église de France. Même aux pire- époques et
sous le- influences le- plu- violentes, elle s'est toujours maintenue
indépendante, et s'est réserve le droit de discuter et de rejeter les
doctrines qu'on cherchait a lui imposer. Elle s'est toujours attribué
une autorite religieuse a côté de l'autorité suprême, lai un moi. elle
n'a pas été seulement un rameau de l'arbre gigantesque grandi sur
les ruines de l'ancien monde; elle a été elle-même un grand arbre,
possédant une vie particulière, tirant de la terre natale la sève des-
tinée a alimenter .-es rameaux et son riche feuillage, et cet arbre n'a
cessé pendant de longs siècles de fleurir et de reverdir à chaque gé-
nération nouvelle avec une abondance surprenante qui témoignait
des fertiles élémens du sol généreux dans lequel il plongeait ses ra-
cines. Mais sa dernière floraison a été la plus étonnante de toutes. A la
veille du jour où la hache devait le frapper mortellement, montrer
à nu ses libres desséchées par la vieillesse, sa carie intérieure et ses
cavernes creusées par le temps, la nature sembla réunir toutes ses
forces, fit un suprême effort pour résumer dans ce dernier rever-
dissement d'automne tout le charme et toute la majesté des saisons
expirées. On eut ce miracle si inattendu du xvu' siècle, cette renais-
sance inespérée du système catholique un siècle après la réforme, et
grâce à la France on put croire un instant que l'antique religion allait
IIS 111 M l: I>1 - 1)11 \ MttMH -.
coniiiii' autrefois gouverner le monde, el que le grand schisme du
ivT siècle allait passer c • un mauvais songe. Le protestan-
tisme battit en retraite humblement el presque i a baissant la tête,
comme s'il eût craint d' affronter tant de majesté; le rationalisme,
qui, sous le nom de système cartésien, venait de naître, fut rapide»
ment absorbé dans les doctrines de L'église et couvert d'un manteau
d'orthodoxie; aucune puissance ennemie ne tint devant elle. Tel fut,
résumé fidèle de tout son passé, le dei nier grand jour de cel
française, l'institution qui a laissé chei sous les traces les plus
nombreuses et les plus indestructibles vestif
Dans nul pays, le clergé n'a été autant mêlé qu'en France aux
affaires politiques; dans aucun, il n'a plu- gouverné. L'église a été
le principe de toutes nos institutions; elle a été ensuite leurinspi-
ratrice et leur conseillère, elje les a teintes de ses couleurs et mar-
quées de sou blason. La seule gi ande institution de notre pa\ s après
I église est la monarchie, mais elle ne vient qu'en seconde ligne, et
on peut dire qu'eue a été formée sur un modèle ecclésiastique, tant
son caractère diffère du caractère des autres monarchies. Le dernier
grand esprit de l'Allemagne avait remarqué que la monarchie fran-
te avait un caractère théocratique, e1 que nos n>is avaient une
certaine allure cléricale. Rien n'est plus juste; quand on parcourt
notre histoire, on croit apercevoir toujours étendue derrière Le trône
la main de ces év< ques qui Gondèrenl el bénirent la monarchie fran-
çaise. Nos rois ne remplissent pas des fonctions, il- exercent un sacer-
doce politique, l n roi de Frani e ressemble plus à un pontiié qu'à un
chef d'état. Il se rapproche plus d'un pape que d'un roi d'Anglefa
ou d'un empereur d'Allemagne. Ceux-ci sonl bien de purs chefs tem-
porel faits pour marcher a ta tôte de leurs armées ou pour dicter
leur.- volontés devant des conseils politiques; t'épée, la couronne, la
main de justice, sont les seuls insignes qui les distinguent. Us ne
veulent d'autre prestige que celui que donnent la possession et
l'exercice de la force. Bien différens Boni les rais français. Dans
leurs qualités comme dans leurs défauts, il- trahissent un cara I
formé pur une éducation cléricale. A quelques exceptions près, il- ne
se soucient point de batailler et de combattre comme les souverains
germaniques. Bons généraux et mauvais soldat-, ils frappent par
leur intelligence beaucoup plus que par leur héroïsme. Les vaillant
prouesses, les beaux laits d'armes, les exploits chevaleresques ne
sont pas leur affaire, et le grand Phdippe-Auguste pourra paraître
peu brillant à cùté d'un Richard au cœur de lion et d'un Frédéric
Barberousse. Les rois chevaliers et hommes d'armes, les héros ne
nous ont d'ailleurs jamais porté bonheur: nous en avons eu deux, le
roi Jean et François I", et leurs grands coups d'épée ont failli avoir
ni GÉNIE FRANÇAIS. 1 L9
pour tout résultat de tuer à jamais la France. Rusés, pstiens, poli-
tiques, temporisateurs comme des prêtres, les rois français ont rem-
placé le prestige que donne la lune par Le prestige que donne la
majesté. Us sont imposans, et leur plus grand souci est de travailler
à l'être ou à le paraître, \utie contraste, la monarchie française est
la seule qui ait eu la prétention d'être une monarchie a la façon
biblique. Le roi s'attribue un pouvoir patriarcal. Il n'est pas le chef
de ses sujets, il en est le père, et il réclame d'eus l'obéissance et la
dm ilité (pie le père réclame de ses enfaos. Les théories de pouvoii
paternel, protecteur, qui partout ailleurs n'ont eu qu'un sensuto-
pique, ont toujours eu eu France une quasi réalité. Les utopies de
Thomas Munis et d'Harrington n'expriment (pie des chimères indivi-
duelles) nées du dégoût de la réalité; mais Salente exprii im
autre chose que les chimères de Fénelon, elle exprime une de- ten-
dances le- plu- marquées de l'esprit français, la tendance a la t\ ran-
nie dél naire. a l'autorité facile, a la justice indulgente, toutes
choses qui répondent à un idéal de gouvernement ecclésiastique, et
qui "ut été l'idéal du gouvernement d< l'église a toute- les époq
depuis les apôtres jusqu'au* modernes jésuites et a leur république
du Paragua] . Partout ailleurs enfin les doctrines du droit divin ont
été considérée- comme des innovations scandaleuses et se -ont pro-
duites l'on tard. Lorsque le chimérique Jacques I" mit en avant
prétentions au pouvoir divin, la politique Angleterre recula d'épou-
vante devant ces théories bénignes; mai- moins de chiquante ans
après lui. Bossnet le- formulait eu France, dan- un livre majestueux
qui ne blessa personne et qu'aujourd'hui encore, après le- déclara-
tions de- droits de l'homme et cinq on -i\ constitutions déchin
nous lisons sau< ôtonnement et -an- colère, tellement ces théories
sont conformes a no- instincts secrets, sinon aux idée- que nous
avouons. Cette doctrine du droit divin, qui consacre l' alliance du pou-
voir sacerdotal et du pouvoir politique, qui imprime à la royauté un
caractère religieux, est pour ainsi dire une de- traditions de l'esprit
français, et s'v e-t toujours maintenue obscurément et d'une ma-
nière latente. Non- n'avons pas poussé la superstition jusqu'à faire du
roi une émanation de Dieu, mai- jamais non- n'avons consenti a voir
en lui un pur chef d'état. Nous lui avons toujours attribué un pouvoir
mystérieux, un certain don des miracles, et l'infaillibilité que nous
a\ons refusée quelquefois au pouvoir religieux, nous l'avons accordée
et non- l'accordons sans trop de peine au pouvoir politique. Telle
apparaît la monarchie française, l'unique pouvoir sérieux que la
France ait jamais eu en dehors de l'église. Quoique séparée de
l'église, elle s'est formée à son ombre, elle en porte la marque, elle
en parle la langue. Si quelque chose rappelle sous une forme mo-
120 REVUE DES DEUX MONDES.
derne les antiques monarchies orientales, émanations des théocra-
ties, c'est bien la monarchie française.
Cette influence théocratique a été bien plus forte encore sur la
noblesse française. Notre aristocratie semble n'avoir jamais eu de
libre arbitre. Si elle songe à se rendre indépendante de la royauté,
elle n'a jamais songé à se rendre indépendante de l'église, et c'est
en partie à cette raison qu'elle a dû la mauvaise fortune de ne ja-
mais devenir mie classe politique. Nos rois, malgré leur titre de Qls
aines de l'église, et quoique serres de près par le subtil réseau de
l'influence ecclésiastique, ont su résister a l'église et maintenir leur
pouvoir séparé du sien. La royauté a su vouloir maigre l'église et
Contre l'église; notre noblesse n'a jamais voulu (pie ce que voulait
l'église. Elle a vécu, agi, combattu sous l'égide sacerdotale; les actes
les plus brillaiis de son existence et les tardes les plus sanglantes
de son histoire, elle les doit a l'inspiration du clergé. Elle a man hé
d'un élan sans égal au\ croisades, elle s'est laissé mener sans répu-
gnance au massacre des albigeois. Nos nobles, si Gers, si brillans,
si prompts a l'oppression, si détestés du peuple et des petits (ce que
l'on ne rencontre dans aucun autre pays), n'ont été (pie les servi-
teurs et les exécuteurs des liantes ouvres du clergé. Non-, rencon-
trez leur m. un et leur épée dans toute.-, les persécutions religieuses.
I ne fois ils ont eu l'occasion de se débarrasser de celle tutelle; ils
l'ont dédaigneusement laissé passer. Lorsque la réforme éclata, ils
pouvaient, en adoptant le protestantisme, cesser d'être ce qu'ils
avaient toujours été, de puis soldats, inutiles partout ailleurs que
sur des champs de bataille. IN pouvaient devenir une classe poli-
tique. Tout le leur conseillait, et l'exemple des aristocraties du Nord,
ei leur propre turbulence, et leurs propres convoitises. Ils laissè-
rent passer cette occasion unique, qui ne pouvait plus se repré-
senter; un petit nombre adopta la réforme, mais le grand nombre,
après un moment d'hésitation, resta fidèle a la vieille cause. De même
que leurs ancêtres n'avaient eu aucun scrupule de massacrer, pour
plaire au clergé, leurs propres frères en cbevalerie, les compagnons
d'aunes (le liav moud de Toulouse et de Roger de Béziers, ils n'eu-
rent alors aucun scrupule de massacrer les nobles protestans et d'al-
ler se confondre dans les rangs de la ligue avec la populace des sacris-
ties et les bourgeois des confréries, car la puissance du clergé sur la
noblesse a été telle qu'elle a pu rompre le lien puissant qui réunit
les aristocraties, la solidarité. Les destinées de la noblesse ont donc
été enchaînées à l'église par les nœuds les plus étroits, nobles et
prêtres ont partagé la même fortune bonne et mauvaise, comme le
font les maîtres et les serviteurs d'une grande maison. Ils ont triom-
phé ensemble, périclité ensemble, et ont disparu le même jour. La
DU GÉNIE FRANÇAIS. Kl
dernière grande campagne du clergé, la guerre de Vendée, a été la
dernière campagne de la noblesse française. Cette alliance, ou pour
mieux dire cette servitude, a été tellement forte qu'elle dure encore.
C'est sur la noblesse française que cette influence sacerdotale a eu
les conséquences les plus funestes, et cependant nous n'oserions
prononcer un jugement trop sévère. De même qu'elle a imprimé à
la monarchie un caractère quasi pontifical, elle a donné à la noblesse
féodale un plus grand désintéressement des réalités politiques et un
goût plus vif des choses du pur esprit. Chez les autres peuples, le
féodal est un personnage dur, égoïste, anarchiste, prompt à venger
ses insultes ou à prendre les amies pour augmenter son bien du
bien d'autrui, lent a 9e mettre en mouvemenl s'il s'agit d'uni- affaire
d'intérêt général ou d'une entreprise qui ne le touche pas directe-
ment, brutal comme un soldat et processif connue un légiste, po-
pulaire cependant [el c'est par là qu'il se rachète de se- vices en ce
sens qu'il est aussi grossier que ses vassaux, qu'il les t\ rannise avec
cette familiarité toujours chère a la populace, et qu'Û n'\ a entre
eux et lui d'autre différence que celle du commandement à l'obi
sance. La noblesse féodale française a exactement les mêmes défauts,
sauf la grossièreté et la familiarité populaires. De très bonne heure
elle a eu une éducation différente de (elle de la nation, de très lionne
heure elle a eu une grande supériorité d'intelligence et île manièi
et c'est, je crois, à ses rapports très intimes avec le clergé el a -on
attachement pour lui qu'elle doit ce caractère. Le clergé lui a in-
sufflé son esprit, qui peut être dangereux parfois, mais qui n'est ja-
mais grossier; il l'a chargé de se- causes, qui peuvenl être oppres-
sives, mais qui ne sont jamais vulgaires. De la une certaine allure
réellement noble, une véritable élévation d'ftmé qui charment et at-
tirent au milieu de la rude société qu'elle tyrannise. Cette supério-
rité réelle de la noblesse sur le reste de la nation s'est maintenue
longtemps, et lui a permis à plusieurs reprises d'exprimer, aussi
complètement qu'il est possible de le faire dans le- conditions de la
terre, les chimères idéales de son époque. Les nobles français ont
eu au plus haut degré le génie de l'impraticable et le goût des belles
choses inutiles; artistes en guerre, en amour, en politique, en monda-
nités, ils ont réalisé le programme romantique : faire de l'art pour
l'art. Jamais un vulgaire but politique ne les préoccupe, jamais ils ne
cherchent un résultat banalement pratique; ils sont héroïques pour le
plaisir de l'être, et parce que l'héroïsme est une vertu qui sied bien
à un gentilhomme, l'oint de passions amoureuses et politiques, cela
est trop naturel et trop populaire, mais une galanterie raffinée, ex-
quise, et dans l'intrigue une souplesse et une dextérité inexprima-
bles. Ils vivent et se meuvent avec aisance dans le monde des super-
122 REVUE DES 1)1.1 \ ttOHDBS,
finîtes élégantes, et bel est leur amour pour elles, qu'Us jugent tout
exclusivement au point de vue de la grâce; 1rs vertus humaines ne
les préoccupent qu'autant qu'elles Boni susceptibles d'avoir une tour-
nure élégante, el ce sonl les seuls qui aienl eu le talent d'élever i er-
tains vices a la hauteur de vertus véritables.
Si l'idéal constitue, ainsi que nous L'avons 'lit. le génie français,
aotre Qoblesse représente bien certaines parties de ce génie. Nous
lui (le\ons une chose très aoble, la chevalerie, une chose char-
mante, la politesse. La chevalerie, idéal poétique du moyen âge, a
été en France, el en France seulement, une demi-réalité. Si nos
rois brillent plus par la majesté el L'habileté politique que par l'hé-
coîsme militaire, nos nobles féodaux en revanche éclipsent eeux de
tous les autres pays par leur bravoure et Leur audace. Ils rendrai au
Loin Le nom de Franc synonyme '!>' chrétien el d'Européen; L'éclat
qu'ils jettent est tel que Les peuples résument an eux toute une re-
ligion, toute une moitié du monde, el la vie de vingt nations difie-
rentes. Normands el Flamands, Languedociens et Provençaux, Les
chevaliers d'origine française sonl Les seuls qui répondrai a peu
près i cet idéal de vie aventureuse, de vaillance, de courage désin-
téressé ou de sainteté militaire que réveille en nous le nom de che-
valerie. En tenant compte de la distance qui sépare toujours Les
actes accomplis de L'idée qui leur donna naissance et Le type réalisé
du type Idéal, on peul avancer sans crainte que uns chevaliers se
sont approchés, aussi près que Le permettent les conditions hu-
maine-, de la perfection chevaleresque. Ce sonl eux qui ont décidé
ce grand mouvement des croisades qui, pendanl deux siè< Les, devait
être la chimère idéale des nations, le rêve poursuivi par toute- les
grandes âmes, et, mieux que tout cela, le moyen de satisfaction de
tous les Distincts élevés de l'humanité. Les .mires peuples hésitè-
rent avant de se lancer à la poursuite de cette grande aventure;
anglais, allemands, Hongrois, Italien-, entrèrent successivement
dans le mouvement comme entraînés par L'exemple; mais L'exemple
lui-même vint de la France. Là, nulle hésitation, nulle lenteur, nulle
prudence, mais un grand élan spontané, unanime, désintéressé.
Jamais chevalier du saint limai ne s'est misa la poursuite du temple
mystérieux l'âme plus enivrée d'espérances infinies, l'imagination
plus éprise de dangers à vaincre et de princesses captives a déli-
vrer, que nos chevaliers de la première croisade mat (liant à la con-
quête du saint sépulcre. Dans un instant unique, ils dépassèrent
tous les exploits imaginaires des poèmes chevaleresques, et éclip-
sèrent les noms des chevaliers fabuleux de la fabuleuse Table-
Ronde ou de la cour apocryphe du Cbarlemagne légendaire. La piété
sincère, la ferveur religieuse de Godefroy de liouiUon font paraître
DU GÉME FRANÇAIS. 12!
bien froides les sentimentalités dévotieusea des chercheurs du sainl
Graal, et Les exploits de Tancrède et de B( liémond sont plus poéti-
ques dans leur réalité que ceux de Lancelol ou de Tristan. Si la che-
valerie réveille en votre esprit plutôt des idées d'aventures, de sur-
prises imprévues, de fortunes magiques, que des idées de piété
religieuse ou d'héroïsme guerrier, la France do moyen âge vous
offrira encore dans les personnes de Robert G liscard et de Roger,
et des ducs de Trébizonde ou d'Athènes, compagnons du comte-
empereur Baudouin, des types propres à satisfaire les exigences de
votre imagination. Sons quelque aspect qu'on envisage la chevale-
rie, c'est la France qui en a fourni l'expression la plus complète, car
c'esl sur son sol seulemenl qu'elle a été autre chose qu'un beau rêve
( i une brillante chimère.
Il \ a mieux, cet idéal lui-même appartient à la France, qui en a
fait don à l'Europe entière. Cette France m peu féodale cependant,
,', i elle qui a donné la première le modèle !>■ plus achevé des
institutions féodales, et qui a fait de la chevalerie leur couronne-
ment. C'est par la France que les autres peuples ont connu la che-
valerie : nos Normands français la transportèrent en Angleterre an
milieu des rudes Saxons, qui eussent été incapables de la trou-
ver dans leurs instincts farouches, et il- en couvrirent comme d'une
guirlande de myrtes les sauvages trophées de la conquête. La réa-
lité sombre de leurs exactions el d<- leurs violences uoue apparaît
et fut en eflèt voilé bous les Bplendeurs de cet héroïsme brillant,
inconnu jusqu'alors aux populations conquises. Tout ce que l'An-
gleterre eut de chevalerie depuis le Plantagenet au cœur de lion
jusqu'au prince Noir, la France peut le revendiquer c me Lui ap-
partenant. Elle brilla aussi, cette chevalei ie française, au milieu des
pâters de Sicile et sur Les bords du golfe di l'empire
d'Orient la vit passer comme un éblouissant météore, comme un
pittoresque tournoi. C'esl en France que le code réel, la règle de
la chevalerie, a été écrit. La langue d'oh" était la langue vulgaire
de la plupart des chevaliers de l'Europe, et la France fournit en
à la chevalerie européenne tout entière sa Langue littéraire. C'est
dans la langue d'oc que ions. Bans exception, exprimèrent les soucis
de leur âme, leurs préoccupations amoureuses, la partie idéale de
leur \ie en un mot. La France enfin a donné à la chevalerie sa litté-
rature et les éléinens mêmes de cette littérature. Les poèmes cheva-
leresques sont une des créations de l'esprit français; ils nous appar-
tiennent en entier, et comme conception et comme composition. Nous
axons fourni le modèle de cette littérature que l'Europe a imitée à
l'envi pendant plusieurs siècles, et les poètes de tous les pays ont
chante Lès exploits de héros étrangers et ennemis de leur race. Les
12A REVLE DES DEUX MONDES.
deux sources Légendaires auxquelles nos poètes nationaux et leurs
rivaux des autres pays ont puisé sont françaises. La légende de
Roland et (1rs pairs de Charlemau'iie est la poésie (l'un passé histo-
rique exclusivement français, et la légende du roi Arthur et de la
Table-Ronde n'est-elle pas i une un ressouvenir obscur de nos
origines? \insi cette Qeur idéale du mus en âge, la chevalerie, est
née et a grandi en France; c'est là qu'elle a répandu ses plus odo-
rans parfums, c'est de là que sur l'aile du vent des orages et des
violences féodales elle a transporté ses semences dans tous les pays,
dans la brumeuse Angleterre, dans la barbare Allemagne, dans la
mercantile Italie, jusque dans l'Espagne musulmane et dans le petit
Portugal, création d'un chevalier français.
Cette chevalerie mourut rapidement dans tous les pay9 de l'Eu-
rope. Chaque peuple, arrivanl tour à tour à la conscience el à la
possession parfaite de son originalité, abandonna cette imitation
étrangère; mais elle était tellement un produit de notre génie na-
tional, qu'elle ne mourut chea nous qu'avec une lenteur étonnante,
et qu'on eu peut suivre la décrépitude maladive et les infirmités à
travers les âges, jusqu'au siècle de Louis \1\. Klle râle des la un
du mu- sièi le, mais elle a de merveilleux retours à la santé, et sa
vitalité est tenace. Elle épuise toutes les formes possibles avant de
quitter la vie; après avoir été une religion, elle devient une dévo-
tion, puis une mode, puis un doux regret. Après avoir été l'idéal
des vaillans el des nobles, elle devient la chimère des sots et des
fous. Enfin, lorsqu'elle est bien morte, et que son nom même est
Oublié, elle trouve dans sa mort un nouveau principe de vie. Elle
prendra une nouvelle forme, et les hommes lui donneront un autre
nom, niais ce sera toujours elle qui cachera sa résurrection sous ses
nouveaux déguisemens. Le même effort spontané, le même esprit
d'ardeur élevée, le même idéal exalté vont se retrouver par miracle,
à la lin du w m* siècle, chez des lils de bourgeois et de paysans. Que
disais-je donc que la chevalerie était L'œuvre de la noblesse fran-
çaise? Nos nobles en ont été les représentants uniques pendant de
longs siècles, ils en ont été une des expressions matérielles et de
fait; mais l'idéal lui-même de la chevalerie, dégagé de toute repré-
sentation extérieure, n'appartient à aucune caste: il est profondé-
ment populaire, il est sorti de l'âme et des instincts de la nation.
Rien ne fait mieux comprendre que certaines scènes de la révolution
combien la chevalerie est une création instinctive du génie national,
et non l'apanage enviable d'une classe privilégiée. L'élan de la pre-
mière croisade n'a rien de plus beau ni qui fasse plus d'honneur à
la nature humaine que le mouvement des fédérations, les enrôler
mens volontaires, la première victoire à Yalmy, — scènes, dit admit
Dl" GENIE FRANÇAIS. 125
rablement un illustre étranger, que les dieux on1 pu contempler avec
joie, et qui ont pu leur donner une grande idée de leur ouvrage. I n
historien contemporain remarque que sur le déclin de la féodalité,
au xiv' et au XV* siècles, les bourgeois que le hasard ou la fortune
élevait à la noblesse se transformaient avec une rapidité singu-
lière; mais plus étonnante encore est la facilité avec laquelle ces
consi rits de 92, fils de cabaretiers, ménétriers, marchands tir mules,
se transformërent en nobles et en rois. Y\ a-t-il pas dans cette fa-
cilité de transformation quelque (luise qui indique que {aptitude
chevaleresque n'esl pas chez nous propre exclusivement à une classe,
et qu'elle est une des aptitudes île la nation'.' NOS munis et DOS pré-
jugés constatent ce don spécial. L'égalité que nous nous flattons
d'avoir fondée n'est pas encore bien passée dans nos mœurs; mais
il est un point sur lequel elle est complète : nous ne reconnaissons
ni supérieurs ni inférieurs devanl une injure, el le droit de deman-
der réparation <i<L> offenses est reconnu au plus humble individu. Ce
détail <le moins, auquel peu île personnes peut-être ont donne
l'attention qu'il mérite, m'a toujours paru taire le plus grand hon-
neur à notre nation; il témoigne de la présence d'un élément che-
valeresque dans l'esprit fiançais, et indique que nous ne croyons
pas aux âmes roturières et incapables de jouir des privilèges de la
vaillance et de l'honneur.
La chevalerie, ai-je dit, est un îles élémens indestructibles de l'âme
française, et à travers mille transformations elle B'est continuée et se
continue encore de nos jours. Où ne la retrouverait-on pas? La po-
litesse française, par exemple, ipie notre noblesse du rra" siëi le a
représentée a\er un charme si puissant et si \ rai qu'il nous saisit
encore aujourd'hui, a deux cents BUS de distance, et nous fait par-
donner à cette noblesse tant de défauts trop réels, son inexcusable
sécheresse de cœur, sa froide férocité, sou manque absolu de pitié
et de sympathie humaine, — cette politesse française est comme le
dernier écho des âges chevaleresques. Les lois et les devoirs de cour-
toisie que les trouvères du moyen âge assignaient au chevalier sont
encore, à quelques nuances près, les lois et les devoirs de ce qu'on
appelle au xm* siècle l'honnête homme et le galant homme. La po-
litesse française a un caractère particulier qui la distingue de la po-
litesse des autres pays : c'est la plus impersonnelle, la plus abstraite,
la plus métaphysique de toutes; elle ne tient pas à un charme indi-
viduel, elle n'est pas inséparable de telle ou telle personne; elle est
une chose en soi, une sorte de type idéal extérieur à la société, et
sur lequel cette société se conforme. On la contemple comme une
œuvre d'art, on l'étudié comme un système. Elle a été pour nos
pères une des occupations les plus importantes de l'existence. Lne
126 REVU. Dl - DEUX K0KD1 S.
émulation étrange de courtoifiie, de galanterie, de raffinemens d'<
prit, tel est le spectacle piquant que donne la société du mi' si< i le.
L'esprit français B'est porté pendant un moment vers ces choses lé-
gères avec l'ardeur qui le distingue, les a c me usées en les per-
fectionnant, ri les a rapidement élevées à la plus grande beauté
qu'elles puissent atteindre. Dans cet idéal (c'en esl un véritabli ) sont
entrées bien des choses charmantes. La politesse française n'a pas
été autant un dégrossissement laborieux de notre nature qu'une sorte
d'ouvrage aimable, un peu artificiel, composé par des âmes éprises
de délicatesse, une combinais un miel tiré des Heurs les plus ra-
res. L'élément principal de cet amalgame esl le vieil esprit chevale-
resque, non pas dans ce qu'il a eu de passionné ei d'ardent, mais
dan- ce qu'il lui restait à son déclin de douceur sénile et de noble
enfantillage. \ put, la renaissance a ajouté Bes chimères |
torales et mythologiques, ses naascarades de princesses bergèn
de princes pasteurs, tout i e qui dans cette politesse enfin est la part
de l'imagination. La galanterie a été fournie par l'Espagne; on lui
a retiré tout ce qu'elle avait de trop violent, de trop excessif; on
l'a faite bienséante, et on lui a assigné pour rôle d'être uon plus l'ex-
ùon d'un cœur passionné, mais Le délassement d'un bonnête
homme. L'esprit de conversation est venu de l'Italie, dont on a raf-
finé les concetti el revêtu les lazzis provoquant d'un costume dé-
cent. Viu.-i B'est formée la politesse française comme une sorte de
bouquet arrangé par des mains artistes : c'est la perfection dans
l'artificiel, c'est l'idéal de La convention; mais c'est positivement
une chose idéale, et qui méritait de tenir la place qu'elle a tenue dans
la vie de nos pèi
Voilà les institutions qui ont reflété la vie de la vieille France jus-
qu'à une époque très rapprochée de nous, car la jeune France est
de date récente', et -m sa physionomie encore indécise on peut sur-
prendre bien des traits de ressemblance avec l'antique portrait natio-
nal. Je dis que ces institutions reflètent la vie de La France, et ces
paroles doivents' entendre dans un sens uon métaphorique, mais stric-
tement littéral. Mieux que !.•- mœurs, elles expriment tous les grands
instincts de l'âme française, et même elles Les expriment seules.
L'église, la monarchie, La noblesse, tiennent une très grande place
dans L'histoire de la France; la vie du peuple en tient une très petite.
11 n'\ a rien de remarquable dans la manière de \i\re du peuple en
dehors de ces grandes manifestations du génie national. L'existence
ordinaire ne dépasse pas, chez non-, une bonnets moyenne de vulga-
rité, et ue laisse rien deviner de ces instincts brillans que nous a\ons
essayé d'analyser. La vie pratique, obscure, de tous les jour-, u'esl
jamais entrée, dirait-on, dans les préoccupations de l'esprit français,
m CIME FRANÇAIS. 127
et ce dédain ou cette insouciance du terre à terre a empêché l'origi-
nalité populaire de se dégager aussi vivemenl que dans les auto
pays. Nous ne savons pus, comme les Anglais, extraire de La réalité
grossière et des objets à portée de notre main la poésie qu'ils con-
tiennent; notre vie de famille est terne, el n'a pas cette douceur
intime qui prête tant de charme à la vie d stique allemande. Les
objets familiers n'excitent pas notre intérêt; une cabane reste pour
ses botes une habitation peu comfortable, le travail de i haque joui
mie chaîne que la destinée nous condamne à porter. Il serait
donc inutile de chercher dans nos ma tira de la vie ordinaire, comme
nous le faisons pour les autre- pays, une expression de notre génie.
Si jamais mœurs populaires "ut été plates et sans couleur, ce sont
nos mœurs populaires; mais ce fait esl encore une confirmation
de la thèse «pie nous soutenons. Le Français supporte, mais n'aime
pas la réalité. Il >ul>it la vie qui lui est faite, sans réagir contre elle
pour l'embellir et La parer, il se laisse ei aillotter par elle dans
les liens de la routine-, il Bêpare son imagination des choses qui l'en-
tourent. Il rail deux parts ,i.- sa rie, une part pour l'habitude, une
part pour ce que j'appellerai l'utopie, faute d'un meilleur mot. Il
étouffe et s'étiole dans la vie câline; pour qu'il se |eti'ou\e lui-même,
il lui faut les émotions inattendues. 1rs lnillan- spectacles, les fi
nationales, l'agitation bruyante. Uors il respire Là on d'autre- étouf-
fent, et dans cette \ îe d'un moment, factice, exceptionnelle, Gé\ reuse,
il iv, onnatt l'image fugitive de la vie qu'il aurait voulu mener. De là
l'amour du Français pour les pompes extérieures du pouvoir, pour
le- parade- militaires, pour toute- I--- charges et voltiges politiq
el guerrières, pour les bruyantes émeutes et Les repu— ion- mm
moins bruyantes de ces émeutes. La vie politique et civile n'a peut-
être été si faible en France que parce qu'elle présente au premiei
pect trop de ressemblance avec la vie ordinaire; elle demande la
même lenteur, la même patience, lemêmi : uniforme el en-
nuyeux. Ce dédain de La vie v olgaire, cet amour des spectacles el de-
pompes, nous ont fait juger avec une sévérité méritée, mais qui,
je .rois, frappe a côté du vice réel. On l'a appelé vanité française,
glmiole militaire, légèreté, étourderie de cai je crois qu'il
faudrait l'appeler plutôt dépravation du sentiment de L'idéal el im-
patience fiévreuse de la Vie réelle.
Le peuple tient donc dans notre histoire beaucoup moins de place
que les institutions, mais il a sa place cependant, une très glorieuse
el à tous égards très surprenante. Nous avons dit que la vie vul-
gaire était berne en France, et que la vie exceptionnelle, au con-
traire, \ était très brillante; le même contraste se reproduit dans
l'histoire politique. Le rôle politique du peuple n'a pas de marche
1 28 BEVUE DES DEl X MONDES.
régulière, ou du moins cette marche régulière n'a rien qui pique
l'intérêt; le peuple n'a qu'un rôle exceptionnel, mais celui-là sur-
prend l'admiration. Ne parlez pas au peuple français d'intérêts mes-
quins, de petites intrigues, de luttes restreintes dans d'étroites
limites; il ne se dérange pas pour si peu. La nation reste inerte et
muette devant ces querelles, comme si «'Ile n'en était pas l'enjeu
même. Le peuple semble ne comprendre que les grands intérêts et
les grandes questions; alors il se lève avec une spontanéité et une
unanimité incomparables. Si la parole du précurseur : vu.v populi,
vox Dei, a été réalisée quelque part, c'est en France. Le peuple rem-
plit dans notre histoire une sorte de rôle pro\ identiel, et v ienl mettre
a néant toutes les combinaisons de ses ennemis et toutes les induc-
tions de la sagesse humaine. Ce peuple, qui a toujours eu moins de
moyens d'information que tous les autres peuples, moins de curiosité
politique, qui n'a jamais eu le courage de défendre ses droits pied à
pied, qui n'a jamais ressenti les salutaires terreurs que donnent a
toute nation sage les empieteniens sans importance immédiate, ap-
paraît souverain irrésistible dès que sa cause semble désespérée,
et sa ruine près de se consommer. Alors il répare en un instant les
maux quelquefois séculaire-, que sa paresse et son indifférence ont
laisse grandir outre mesure. Ses apparitions ont un élan, une una-
nimité, une spontanéité tels qu'elles peuvent à bon droit s'appeler
miraculeuses et idéales. Il en esl ainsi de son apparition à la lin des
guerres anglaises, lorsqu'il s'incarna et|se résuma tout entier dans
la personne de Jeanne d' \ic; il en est ainsi de son unanimité à la lin
du ivi* siècle, lorsqu'une opinion publique longtemps partagée, si
bien partagée que le^ meilleurs esprits avaient peine a reconnaître
où elle était réellement, se prononça nettement, de manière a ne lais-
ser aucune ressource à l'esprit de faction; il en est ainsi de ce frisson
électrique qui parcourut toute la France en 1789, de cet élan avec
lequel la nation s'engagea dans ses nouvelles destinées et mit tin à un
passé longtemps aimé et longtemps méprisé. Jamais pareils souilles
populaires n'ont passé sur aucun pays, et n'ont mieux déconcerté
les projets des ambitieux et la vaine sagesse des sages. A cbacun de
ces mouvemens, les politiques et les puissans ont dû courber la tête,
et ont senti comme le prophète passer le souille de l'esprit.
Voilà la nation française prise en masse, telle qu'elle a toujours
été : patiente, résignée, supportant la réalité sans l'aimer, et même
sans songer à lui demander toutes les joies et toutes les consola-
tions qu'elle peut offrir, paresseuse à défendre jour par jour ses
droits, indifférente pour tous les intérêts mesquins, ignorante de cette
maxime, qu'il n'y a pas de petit intérêt, peu curieuse des choses qui
ne peuvent pas enflammer son imagination ou exciter son admira-
DU GÉNIE FRANÇAIS. 129
lion, niais toujours heureuse d'être arrachée pour un moment à sa
vie ordinaire, d'assister à un beau spectacle, de participer à un acte
plein d'éclat, et se réveillant aux heure9 de crise suprême avec une
énergie, une certitude d'elle-même, une confiance quasi religieuse
en ses destinées, qui surpassent les vertus des autres peuples. Ces
réveils de L'esprit français 9on1 toujours redoutables, el se sonl mul-
tiplies singulièrement de nos jours, tandis qu'autrefois ils n'écla-
taienl que lorsque le danger ou le ma] avail comblé toute mesure.
Il ne faut point trop médire de la fréquence de ers mouvemens,
car ils indiquent que la France est pins en possession d'elle-même
qu'elle ne l'était autrefois. La France n'a jamais eu d'éducation
politique, et son seul talent en cette matière a toujours été de se
sauver elle-même el de réparer ce que sa paresse avail laissé faire.
Aujourd'hui elle e>t moins patiente, et on peut Bans paradoxe regar-
der cette impatience comme une preuve du progrès de l'espril pu-
blic. La France, dans ses mouvemens périodiques, dont quelques-
uns ont été si malheureux, se montre fidèle à son passé : n'ayanl
jamais témoigné de son existence politique que dans ces heures de
surexcitation, elle continue à être ce qu'elle a toujours été. I
une manière de faire son éducation, bizarre et dangereuse suis
doute, mais tellement conforme à sou génie el à son histoire passée,
qu'on peut dire sans exagération que ce n'es! qu'ainsi que la France
prendra entière possession d'elle-même. Plus la lièvre se régulari-
sera, ins elle sera intermittente, et plus cette éducation sera com-
plète. Bien des années s'écouleront encore avant que cette mu exci-
tation anormale se soit régularisée en une agitation incessante el
salutaire; mais si ce phénomène peut jamais s'accomplir, jamais vie
politique n'aura été plus féconde, plus variée el plus émouvante que
ne le sera celle de la France de cette époque. En attendant, je con-
seille a tous les gouvernemens de se méfier de ces réveils de l'esprit
français, car ils sont plus fréquens que par le passé, et La force de
L'habitude, qui lit la longue sécurité du pouvoir monarchique, s'est
beaucoup usée depuis soixante ans.
Ainsi il ne faut chercher le génie de la France ni dans l'origina-
lité de ses mœurs populaires, qui ont été de tout temps un peu eûa-
cées, ni dans sa vie politique, qui a toujours été intermittente et fié-
vreuse, et cependant là encore nous avons pu retrouver quelques
traits de ce génie. Si les mœurs du peuple français manquent d'ori-
ginalité, son esprit est des plus remarquables, et si son expérience
politique a été faible, son activité intellectuelle a été immense. C'est
par la qu'il doit être jugé. Le Français peut abdiquer ses droits i |
se tenir à l'écart des affaires qui touchent ses intérêts, mais jamais
il n'a renoncé et ne renoncera, je l'espère, à ses droit ; de cil \] en du
TOME IX. o
186 i;i v l l in - m i \ MnMH ^.
royaume de L'esprit. Le droit d'initiative auquel il renonce si facile-
ment dans la \ i«' pratique, il l'exerce avec audace dans tes choses 4e
["intelligence. Toujours on l'a \ a, passionné pour des théories et des
systèmes, raffiner sur les idées qui lui étaient familières, chercher de
nouvelles combinaisons intellectuelles, découvrir de nouveaux hori-
zons philosophiques. Les littératures de tous les autres peuplée
offrent des lacunes; elles jettenl un moment l'éclat, et puis B'étei-
gnent pour renaître quelques siècles pins tard, ou même pour ne
plus renaître du tout ; elles subissenl es quelque façon le sort de
ti>u-~ les êtres animés qai »m une existence bornée, al dans cette
existence deux on trois courtes périodes de rayonneneat; elles sont
le produit de la vie oatienale, qui, à uu moment donné, rassemble
toutes ses forces pour donner ane expression complète d'elle même.
La littérature française D'offre aucun de osa caractères. C'eel un
phénomène particulier dans l'histoire générale des littératures : ''Ile
n'a pas de lacunes, el depuis le xit" siècle jusqu'à bob jours il n'v >
pas eu chef nous un instant d'interruption dans le mouveraenl des
esprits. Il n'\ a pas non plus, quoi qu'on dise, d'époque qui résume
plutôt qu'une autre la vie intellectuelle de la nation. Toujours va-
riée el toujours changeante dans ses évolutions, cette littérature pro-
cèdepar métamorphoses, par contrastes, el ae donne à elle-même
un continuel démenti. V la littérature chevaleresque succède la lit-
lératare des fabliaux, qui en esl la contre-partie. La riche littérature
du xtT siècle, hardie et tumnhuease, ne laisse en rien pressentir
la littérature orthodoxe de l'époque de Louis \IN. qui elle-tnés
eu pour héritière rhétérodoxe littérature du xvrn* siècle, avec
impiétés et sa philanthropie passionnée. Notre littérature, a to
rues, a été plutôt un libre produit de l'activité de- es]
qu'un produit spontané et fatal des instincts aationaux, et elle par-
ticipe ainsi des privilèges de l'intelligence, la liberté, le naouvement,
la durée, rmcesssnt rajeunissement. Elle présente l'image d'une
{une en travail sur elle-même, croyante à certaine- heures, sceptique
a certaines autres, s'épuisant en combinaisone ingémeuses qu'elle
hlise aUSSitÔt qu'elle eu ;i découvert le rote defecl(|ei| \. t;iil(lis (piC
les autres littératures présentent plutôt l'image de l'alchimie de la
nature, qui procède par aiuaL iffinités fatales, et qui ép
la matière et le temps pour former une création qui ne durera qu'un
jour. 11 \ a de l'analogie entre le plaisir que t., m éprouver les œu-
vres littéraires des autres pays el le plaisir que l'ait éprouver la vue
d'un beau pav sage ou la contemplation d'un beau visage humain;
niais la littérature française ne Haine après elle aucune enveloppe
de chair el de sang, et le plaisir quille procure ne peut eue senti
que par l'intelligence. Cest la littérature du pur esprit, et sa gra
DU GENIE FliAM \l-. 13|
l>i ''occupation ;t toujours été La défense des ducats de L'intelligence.
De Là vient qa'ellftaéeé considérée à juste titre comme une des armes
principales du progrès moderne.
Test ici crue le génie français prend sa revanche sa* If génie des
antres nations» S;t Littérature a été un outil d'ailVani-liis-enient -phï-
luel plus puissant peinVétra que ne l'aurait été l'mitiativc politique
du citoyen, nu restant dans La région des parée idées, ette n';i jamais
été tenue .1 des < onijji- mu-, auxquels oblige La vie politique. Libre
dans le libre empire de rahstcaetion, D'avant aucune moeeesien
à Caire, aucune réalisation immédiate .1 obtenir, se pTésantant avec
innocence comme un par aéfcmocmenl de L'intelligence, comme an
noble anniseineiii. elle a |"i -.m- gène formater les théories les plus
hardies, énonçai les ari nagea las plus absolus, as pavnwttm tous
les excès de la logique, tucuae difficulté m l'arrêtait dan- ce do-
maine des abstractions sans corps -i duTérenl du domaine compliqué
des réalités. Notre Littérature nasse pour pratique, parce qu'elle a
toute l'activité du pur esprit, et sortant parce qu'elle a'est pas un
produit passif de la via nationate, un miroir aimable si poétique des
mœurs populaires; an réalité, elle est extrêmement abstraite, idéale
et utopique. Bile est , cpenelae* pratique es ee sans «pian Lies <l
eomme partool aiUenn une eooséqaen e des faits anabrieui -, ette a
toujours été us principe des Laits à venin elbi est pratiqua encan en
ee sens que les sujets Lavons sur lesquels elle a aune a s'exercer sont
eaux «le- 1 nn-iiiuticiu- politiques, des principes «lu gouvernement, de
i.-i discipline religieuse, des pouvoirs respectif des sociétés lalqi
eeclésiastiqne, des droits primitifs el mahenabkG de l'homme, «lu
mécanisme des institutions, du mensonge social. Seulement dans ces
sujet- de polémique eue n'a pacte ai la modération ni la mesasa
la circonspection qui distinguent L'esprit pratique. Les principes
vrais ou faux qu'elle exposa ont la rigueur géoncétrique. Pratique
par les sujets qu'elle traite, cotre nttératuri sentieUement
idéaliste par la manière «loin eue les traite, si la réalité ce Beat
s'accommoder de ses principes absolus, tant pis pour la Réalité! h -
rissent les colonies pJutôl qu'un principe et te srende plutôt «|ue la
justice! On punirait reprocher sans doute à cet espril bien des
défauts; en somme, le bien L'emporte su» le mal. C'est par cette
activité intellectuelle sue la France a racheté cet abandon d'elle-
même auquel eue s'est trop Laissée aile? dans la vie politique, c'est
par là qu'elle s'est sauvée de la servinedu-. Sa littérature a tenu ferme
et bon dan- cette citadelle inaccessible de lV-prit où eue a?esl log
et «ni elle n'a eu a sroiadec ni compcoroÏB. ni eeueesamaa; eue a
arboré d'une main aère te drapeau dan droits de la ecaaeience, eue
a élevé au^desscs da tampa et de l'espace^ au-dessus des tyrannies
132 BEVUE DES DKI \ HORDES.
passagères avec lesquelles elle a refusé de traiter, et des ignorant es
populaires qu'elle n'a pas voulu reconnaître, les droits éternels du
genre humain.
I génie abstrail et id al, qui se refuse avec tant d'obstination
au\ compromis, qui ae veut point reconnaître les nécessités des
faits existans, aurait été très stérile dans tout autre pays, et n'au-
rait jamais enfanté que des utopies inutiles et inoffensives; mais il
n'en a pas été ainsi, grâce à deux qualités qui lui mit permis il''
réaliser ses chimères les plus ardentes et qui lui mit Bervi d'armes
redoutables. Ces deux qualités sont l'ironie el la faculté de vulga-
risation, que j'appellerai l'esprit prosaïque, ^vec ces deux auxi-
liaires, le génie français a pu triompher de tous les obstacles, se
rire 'le toutes les tyrannies, el ces arme- -mit bien celles du pur
esprit. L'ironie était, comme on sait, l'arme du spiritualiste Sonate;
elle a ete l'arme des platoniciens de tous les temps; elle esl tou-
jours l'arme de toutes les Dobles intelligences contre les insultes du
fort et les oppressions des populaces. Rien n'est blessant comme l<
sourire d'un homme bien élevé, rien n'esl terrible comme le rire
d'un grand esprit. El en effet qu'est-ce au fond que l'ironie? LU'
nait d'un sentiment profond «le ce qu'il j a d' inharmonique, de
discordant dans un caractère, dans un état Bocial, dans une insti-
tution, d'une comparaison entre ce qui esl et ce qui devrait eue,
entre la vérité et ce qui se (hume pour la représentation de la vé-
rité. L'ironie est de sa nature essentiellement idéaliste: elle a le
sens des réalités invisibles et ne se laisse pas abuser par les sym-
boles. L'âne vêtu de la peau du lion peut passer aux yeux des po-
pulation- épouvantées pour le lion lui-même: mais l'ironie s'avance,
et, par-dessous la dépouille empruntée, montre le pelage du ridi-
cule animal, aucune fausse représentation des choses idéales, aucun
mensonge sacre ne tiennent devant elle. Elle n'a point de préju-
gés ni de préférences partiales pour telle institution ou pour telle
doctrine, car elle sait que toute- ont leur place dans le royaume de
l'esprit; mai- elle \eut trouver une exacte conformité entre la chose
représentée et la représentation extérieure. Elle n'est point, comme
on l'a tant répète, un dissolvant, une ennemie de l'ordre social et
des loi- divine- et humaines; mais elle est, il est vrai, une ennemie
irréconciliable de toutes les fausses loi- divines et de tous les litres
usurpés. Elle dit à la tyrannie : « Tu n'es point la royauté. Elle dit
à la simonie et à la persécution : « Vous n'êtes point la religion.
Elle dit à la famille fondée sur le droit d'aînesse : « Tu n'es point la
famille patriarcale. » Habile a reconnaître le.- masques, elle les ar-
rache et montre les vrais visages. Tel est l'esprit qui anime ton- les
grands écrivains français les plus dhers, Rabelais et Montaigne, l'as-
Ii[ Cl Ml FRANÇAIS. 133
cal et Molière, Montesquieu et Voltaire, et devant lequel aucun n
songe n'a pu longtemps tenir. L'ironie est un des traits les plus ca-
ractéristiques du peuple français, qui a été souvenl dupe, mais qui
ne l'a jamais été à son insu; elle a été la consolation et la vengeance
du serf contre l'oppression féodale, la défense du roturier contre
l'insolence des privilégiés, l'apologie de la victime contre l'iniquité
des juges. Grâce aux ressources qu'elle leur offrait, dos pères onl pu se
passer de beaucoup de libertés. Qui pourrait dire la part qui revienl
dans notre histoire a l'influence de l'ironie, le bien qu'elle a produit,
le mal qu'elle a empêché par la crainte salutaire qu'elle a répandue
de tout temps? Cette ironie est un don tellement noble et d'un tacl
si infaillible, qu'elle n'a jamais chez nous touché a rien de sacré,
et attaqué aucune institution lorsqu'elle était d'accord avec son t\ pe
idéal. Jamais die/ aucun peuple l'église n'a reçu plus de quolibets,
jamais chez aucun peuple- elle n'a été autant respectée lorsqu'elle a
été conforme a sa mission divine. 1-e- railleries contre le- ioi- n'ont
pas empêché le peuple d'avoir la superstition monarchique la plus
prononcée; attaquée aux \i\' el iv* siècles, la royauté a été respec-
tée maigre toute- ses faute- de- qu'elle ;i repris quelque éclat, de
Louis \1 a la mort de François I"; méprisée sou- les derniers \a-
lois, elle a été adorée au XVn' siècle; honnie et détruite a la lin
du xtiii', elle B'est relevée avec Napoléon et a vu la nation entière
à ses pieds. Jamais DOS pères n'ont songé a contester a notre no-
blesse si détestée ses qualité- réelle-, le courage et la politesse; au
contraire on l'a tant admirée pour ces qualité-, qu'au xvui' siècle
toute la nation avait fini par modeler se- manières sur le- siennes.
N"- iniques parlemens eux-mêmes, toujours bafoués et méprisés,
ont vu la popularité leur revenir des qu'ils montraient une velléité
d'indépendance et de justice. Si l'ironie a été redoutable chez nous,
jamais elle n'a ete injuste, et elle n'a attaque avec fureur les an-
cienne- institutions que lorsque la dei oière parcelle de bien qu'elles
contenaient en avait été enlevée, et qu'il n'eu restait qu'un vain si-
mulacre inutile a conserver plus longtemps.
Le second instrument d'action de cet esprit abstrait acte la faculté
de vulgarisation. Le peuple français n'est point un peuple poéti-
que et unaginatif; c'est le peuple de la prose. Au premier abord, il
semble qu'il y ait là une contradiction avec son génie, et que le peu-
ple idéaliste par excellence dût être le plus poétique; mais la con-
tradiction n'est qu'apparente. Défiez-vous des peuples poétiques: ils
ne sont rien moins que spiritualistes. La poésie est bien plus maté-
rielle qu'i n ne croit; elle est bien plus une preuve de la richesse du
tempéra snt que de la grandeur de l'esprit. La poésie est le langage
naturel des émotions charnelles élevées, des brillantes périodes sen-
i:vi
HEVl 1 l'I - lu. I \ MiiMlKS.
suelles de la vie, des peuple.» naïfs aux sens jeunes el ouverte a toutes
les impressions extérieures; elle a'eal pas le langage des hautes vé-
rités métaphysiques, des périodes intellectuelles de ta me, des peu-
ples assez familiers avec Les idées poux se paseex de ces Lâusses re-
présentations appelées images el métaphores. La poésie s'alfie très
bien avec toutes les choses sensibles, avec las passions, avec la vk
pratique, avec la rêverie, la santé el le bonheur. Si «os croyances
son! chez vous à l'étai d'instinct, assez mêlées a la ehak al au sang
pour n'eu pouvoir être séparées, vos croyances seul loin d'être intel-
lectuelles; en revanche elles sont poétiques» Si les idées ne se pré-
sentent à vous que sous la forme d'images, veut avez u tempé-
rament poétique, mais vous êtes l'esclave '!<• vos sens, Enfin si le
pensée se résout chez vous en rêverie, et »'il «eus est plue facile
dlmoginer que de contempler, votre esprii manquera d'énergie-,
mais vous êtes sacré poète pas la nature, lien de tout sels ne ta
retrouve el ne peut se retrouver dans le génie fonçais. Ce n'est
ii la poésie, c'est la prose qui est !<• langage des idées» Eue
seule les présents dépouillées, nues, sans aucun costume emprunté
a li fantaisie individuelle aaauplaieii seasueL Ette les présenta
pour ce qu'elles sont, pour des êtres purement métaphysiques, étran-
gers au\ passions, inaccessibles aux aseidena de la Me réelle, dont
la beauté ne peut être connue par les sens.
Le peuple français, sous quelque point de vue qu'on le contemple,
• ■-I un peuple métaphysique et abstrait. Il est idéaliste, non-seula-
menl d'âme, mais de tempérament. Les choses seasibtss ae parais-
sent pas avoir d'empire sur lui. et en tout cas ses ouvris m Les n-
Dètent pas, ou n'en il innent qut'une incomplets impression. Notre
Liment de La nature est faible, et en dépit de 00e modernes colo-
ristes, le génie du pittoresque noua t'ait défaut. Notre poésie nomme
notre peinture frappe par une certaine beauté intellectuelle, quasir
abstraite, presque philosophique; plutôt ipie par L'échu de L'imagh
nation. Elle demanda a être comprise plutôt qu'à être sentie. Elle
des types généraux, parle un Langage dépouillé el sévère, ne
trahit L'influence d'aucun milieu ambiant el n'étonna par aucune
singularité. Passions, personnages, sentimens, se meuv< m dans un
v bde abstrait, en dehors de L'espace, en dehoss du temps, sépasés de
la nature; Leur langage, à quelques nuances près, ne poste l> - cou-
leurs d'aucune époque, et convient également aux hommes de tous
les temps. Un écrivain subtil et profond, M. Sainte-Beuve, remar-
quait que jusqu'à Là lin du wm" siècle il était impossible de décou-
\ tir, à la lecture d'un auteur français, la nature de ses tempérament.
Cette marque abstraite se retrouve dans les caractères individuels : ils
a pas de saillie ni de relief, ils ne sont pas accusés, et même ils
m ii mi i B \m \i-- 135>
craignent de s'accuser et Bfiîiêaent autant qu'ils le peuvent leurs
velléités d'indépendance. C'esl eu Prance w idemenl qu'un certain
ridicule b* attache an mol d'original. 9a dirait que h Dation entière
a clé coulée dans un moule inique. Nos passions elles-mêmes, c'est-
à-dire ce qu'il \ a dans l'homme Se plus instinctif el de plus en
Bistihte, offreiA' la même physionomie^ elles Sorvenl moins an tem-
péramenl que dans les autres pays; ce soûl Ses passions raffinée
métaphysiques, Ses passions Se goût, Se caprice, Se tête, pi mm que
des passions d'entraînement. Les vraies passions de la Prance son!
des passions intellectuelles el morales, el c'esl un spectacle instruefii
le \<>ir l'ardeur, la fougue, la Frénésie el la Fureur que i 3 Sé-
ployons alors. Jamais amanl jaloux, dan- ses noires rêverii
désespoirs, n'a commis ores d'actes Se fohe, n'a laissé brifler pllus
de flamme sincère que le Français, lorsque quelqu'une Se ses chî-
mères abstraites étah attaquée. Les guerres cîvfles Se Prance dé
passenl en borreur celles Se tous le- autre- peuples. Les haines A
partis sont le- seule- qui -nient in •■■i.li'l iiaMe-. l'ieu lie -einlile DOUS
coùter, ni le mensonge, ni la trahison, ni l'assassinat, lorsque nous
sentons que quelqu'une Ses iSées qui nous soûl chères \ a m m s échap-
per; mai- ce ii'e-i qne dans les passions intellectuelles que nous por-
tons cei entraînement.
Enfin, chose étrange, le peuple Français esl le serfl qui n'ait pas
d'instinct- de race. Jamai- ce -eiitinient n':i en SUT lui aucune in-
fluence, im ['friée Se patrie, qui lui esl si chère, en a toujours été
distincte. Gaulois on Romain, peu lui importe; il esl nomme avant
tout, et imagine volontiers qu'd esl semblable a I hommes
et que ton- le- homme- -mit -eui blables a lui; il n'a jamais attaché
grande importance aux différences nationale-, el la pensée Se cher-
cher dan- les instincts de raie le principe de la grandeur ou de
ta faillie--. ■ des peuples l'a toujours l'ait sourire. Il aime miens croire
a de- inlluence- empirique-, et invoquer le lia-aid OU la tatalin
Ses circonstances. Il croit que l'homme esl toujours rhemrae sous
toutes les latitudes, et que h- m. -me- principes lui -ont applica-
ble-. De la le caractère général de ses théories el Se -es principe-,
dont la source ne -e trouve pas dan- la tradition historique, niai-
d an- la pure raison, dégagée de tonte préoccupation d'érudition;
de la aussi la \io|ence i|. -a propagande, l.e de-poli-llie avec le-
quel il cherche a imposer ses opinions, et qui a Boulevé tant <\< ■
contre lui la haine des autres peuples, n'a pa- d'autre raison d'élu-
que cette conviction, que les | ,ri ■ ■• - i 1 >e- qui conviennent a une Frac-
tion de l'humanité conviennent a toute l'humanité, et qu'il n'v a
d'autres différences entre les hommes que des cBBereaoee d'igno-
rance, de mauvais vouloir. ÉTêgOÎsme ou de passion- dont le t,
136 REVUE DES DEl X MONDES.
et l'épée peuvent faire justice. Longtemps nous avons cru que l'église
catholique convenail également à tous les peuples: de là les mas-
sacres du midi, la Saint-Barthélémy et les fureurs de la ligue. Sous
Louis XIV, nous avions peine à comprendre que tous les peuples re-
fusassent d'accepter le joug de notre monarchie; de là L'injuste
guerre de Hollande, le Palatinat deux fois brûlé. Sous la république
et sous l'empire, étonnés que tout le monde n'acceptât pas avec re-
connaissance nos principes libérateurs, nous avons essayé de briser
Les résistances qu'on nous opposait. On sait quel résultat a eu cette
tentative.
Oui, on a eu raison de dire que le catholicisme étail la religion de
la France, si l'on consent toutefois à ne pas Interpréter ce mol dans
un sens exclusif. La France est catholique, si l'on donne à ce mol BOD
sens étymologique : universalité, car elle ne conçoil pas de diffé-
rences entre les nations, et tOUS les peuple- ue -ont pour elle que
des agglomérations d'hommes semblables, réservés aux mes des-
tinées, sortis d'une même origine. Il n'j a pas pour elle de sépa-
ration fondamentale, el les barrières qui divisent le genre humain
n'ont pas plus de réalité que les colorations bleues ou vertes qui
sur une carte géographique indiquent les frontières respectives des
états. La France a épuisé sous toutes ses forme-, cet idéal catho-
lique. Intérieurement, chez elle-même, par la monarchie. La cen-
tralisation, l'autorité en matière religieuse, elle a poursuivi et réa-
lisé son rêve d'unité. Extérieurement elle a cherché à L'imposer aux
autres peuples par la eonquête. 1 ne église universelle, un concile
universel, une monanhie universelle, une sainte alliance univer-
selle des peuples, une fraternité universelle, une humanité recon-
ciliée, tels sont Les mots d'ordre de la France aux différentes épo-
ques de son histoire. Cel esprit catholique, longtemps contenu dans
des formules étroite-, emprisonné dans des institutions monarchi-
ques et ecclésiastiques qui lui donnaient une satisfaction relative,
est allé se dégageant de siècle en siècle, corrodant ses liens, per-
çant les murs de sa prison, jusqu'à ce qu'un jour enfin, débarrasé
de toute entrave, il se soit élancé, impatient d'une liberté Longtemps
désirée, à la conquête du inonde. Il s'est présenté alors sans aucun
des masques et des déguisemens que lui avait imposes le passé, pur
esprit sans corps et d'autant plus terrible, insaisissable à des mains
humaines, incompréhensible à l'expérience et à la sagesse tradition-
nelle, et lui-même insouciant de toute expérience et ne voulant rele-
ver que de la pure raison. La date à laquelle cet esprit lit sa tardive
apparition est le xvme siècle, et le nom qu'il prit alors et qu'il a
gardé depuis est révolution française. Les premières paroles de ce
génie enfin libre furent semblables aux bégaiemens qu'il avait arti-
DU GKNIE FRANÇAIS. J37
ÏÏirïS T dG Sî ueS- ? "e Parla ^ de droits antiq«es mé-
" nus, de coutumes violées, de privilèges confinnés par le temps
!'" "bertés locales, ni même .1- t.-.-..li,i.i.. nationale; il paria d, , £fi
na^ul;m^ -nais ,„ fond c'était bien toujours le même esprit
1,,'l.,I"l,'"-'"''l fixé sur des abstractions idéales et se détournan
pSre!UrrtdeSréalité9i ^^-n proclama ne^ £ï
m»J^« te comme supérieurs à toute histoire, antérieurs
Je v/ôDlmitl0°df.,toUte 80dété' COmme la «*» Street la fin
?é^t°™m";dd^<Iae to«t le passé avait été un vam songe qm
" ^mepaslimage prophétique de la vie véritable à laqueïe
''r H ,l'"l'""- ',,Ml n" ' aissait pas pour bi c^so-
devîenr^tr^r leS?Uek eUes étaient assises, et qu'elles
™""«» fondées désornnus sur son idéal de justice universelle.
■"■**«"»«« U jpassé de la France, la révolution n'était pas
5*"2£« *»• Quoiqu^lle semble le contredire, elle V#&
, ., ne I, îthardietfarcJ»q lui emporta l'ancien régime;
^■JJ^"« contradiction avec cette ancienne société où
Sî archleVennenttant ^ Ptece, qu'Un'yenapas pou,
°ar^s «ff^^ : "en cependant n'est plus conforme au génie
Datlonal. La révolution, c'est la prise de possession de c nieoar
iïZSSfïTFÏ**' Démancipati ûMSïï
1 la I'" "'• •' a uns lui a ses manifestations incomplètes et oaVtielh*
:„;;;;■ s-"?* »y«™i»mi ,,„ liSffiïïïS:
^^S^eilleéghse et la vieille monarchie.au lieu d'apte i
lni?1ndpU^ecIedermer'ava,ent P^ U y a trois siècles par exemple
nous ne serions pas aussi embarrassés que nous le sommes pow
fiSr"hlù«» Nous prendrions la monarchTe^TéK
^.Ç^es] • ce qu'elles furent, de belles expressions deS
géni : uous renouerions sans peine la chaîne d la traoltiou e
"E"**"*" et un passé plus récent; mais la hïïSTd?2
Z^JSÏÏT?™"1™ temporainïgLIon!
servateur la liberté du jugemenl esl comme écrasée sous la masse
^^^étéécntssousrmfluencedelamonarehieetdel'éKC
^'•""''l *té que nous tournions nos regards, nous n'apercevons"
qne vestiges et souvenirs de l'ancienne société. Nous «iSS?
^P^f^Pff.etsoixfcteansàpeinenoussépaZrdeS
longue période de la vie nationale, la plus longue q&it^SSÏ
138 Kl M t DtS 1)1 I \ M.iMil -.
aacuu peuple, et pendant laquelle le génie national a gardé, adna
divers costumes, la même physionomie. Cetti physionomie a changé :
.11 conclurons-nous que ce n'est plus le même peuple, et qu'ua
jKit.'in, se décorant d'un Eau titre, est venu prendre la place
du maître véritable?
La révolution est la plus récente manifestation du gèaie catholique
de la France, et sera peut-être la dernière de toutes, eai ce génie
ipyaru avec elle sous sa forme la |>lu> absolue et le plus dégagée
de tonte entrave matérielle. Il s'est présenté à l'état d'idéal abstrait)
n'ayant aucun souci des formes qu'il devrait revêtir, impatient de
(ont symbole trop étroit, immatériel comme un problème Mathéma-
tique, et aussi imparfaitement exprimé par les devers gouvernemene
qu'il s'est donnés qu'une vérité algébrique par les signes convention-
nels qui opmpnspni ia formule. Il va donc essayant tous les costumes,
brisant tous les moules, et, leur trouvant trop de ressemblance avec
ceux qu-'il a détruits, i otant gêné par eux dans aes mouva-
is, il les abandonne tour à tour. Notre moderne histoire se com-
pose de ces essais sua essifs, de ces fiévreux t.ii < >n ntin» n^- de ta ré-
volution à la re< hen ne d'un corj i tte lente élaboration dea
institutions qui devront être la nouvelle expression du génie fran-
çais, comme la monarchie et l'église en ont été L'expression dans La
|).i-->'. Combien de combinaisons ingénieuses n'a-t-elle pas essa;
déjà, combien de tentatives téméraires, audacieuses et violentesl
I h Long temps encore s'écoulera avant que n'apparaisse cette expres-
sion concrète de L'idéal politique te plus abstrait qui ait jamais
conçu.
M ds la révolution, avant d'être la dernière expression «lu -
national, en a été le principe, L'âme invisible, \\ant de s'appelei de
iv nom terrible, elle a jour son rôle humblement et d'une manière
.iii.iii-, me. Elle seule explique toutes tes contradictions si nombreuses
de notre histoire. Elle explique pourquoi I té tant aimée, et
pourquoi en même temps nos rois Les plus populaires ont été ceux
qui ont résisté à l'église; pourquoi la féodalité a été tant baie, '-t
pourquoi la chevalei toujours chère a L'imagination popu-
laire; pourquoi nos , it eu la superstition de La monarchie,
et puis le mépris le plus profond de cette même monarchie; pour-
quoi la réforme a été si vite adoptée et si \ ite abandonnée; pourquoi
notre littérature offre tant de contrastes, et se présente tantôt sous
une forme noble et che\ aleresque, tantôt sous une forme ironique et
boulVnnuc. parfois -mis une formi parfois aussi sous-una
forme athée et irrévérencieuse. Tous ces i ontrastes s'expliquent dès
qu'on connaît la nature de cet esprit français, qui se désillusionne
aussi lac dément qu'il s'abuse, qui poursuit toutes le- apparences,
DU I.IAIi: FRANÇAIS. 1 3t>
mais n'est satisfait que parce qui est absolu. Ces phénomènes indi-
quent la lutte de cet esprit contre son propre corps, lalntte d'un idéal
abstrait, absolu, conti e ses propres réalisations. De génie français
ne se reconnaît qu'imparfaitement dans aes propres créations; il s'ir-
rite contre elles après les avoir adorées, comme te sctflpteur antique
adora sa statue; il tes brise ou plutôt 3"easaie à les briser, cherche
une issue pour s' échapper, favorise tOTFS tes mouvemens qu'il CTOÎl
propres ^ te délivrer, buîI os instant tons tes guides qui se présen-
tent, et pue- revient. Bpfi H tUTeS, SOUS la
tutelle Ses institutions qu'il avait voulu fuir. Cesl ainsi que le peuple
français a été le plus traditionnel et te plus révolutionnaire des peu-
ple-. La lutte a dure longtemps, et en rérïtë < 11<- aurait dure |)ln>
longtemps encore, si les anciennes institutions n'avaient pas subi \,-
soft de toutes les chOBQ mortelles. L||e s'es| terminée lorsque les
vieilles ornières ont été ell'cind fées et le véil edilice détruit. I. 'aimée
17l.r) marque la lin de cette lutte. \ partir de 06 moment, l'esprit
français, libre d'entraves, a 9û rJherdrei seul ses nouvelles destinées.
ReteiKius Ken œ détail important de notre caractère : te génie fran-
çais, violent parce qu'il est absolu, est en même temps extrêmement
timide, parce qu'il est abstrait. Il a été mécontent de ses institutions
les plus populaires des |e premier JOUT, mais il ne s'en est jamais af-
franchi par lui-même; c'est te temps qui B"es1 chargé de ce soin. <*n
a eu tort de due que la révolution avait hérité de l'ain tonne monar-
chie. La révolution n'a rien trouvé devant elle. L'ancienne s,, ente
était morte avec Louis \|\, et la naissance de l'esprit nouveau date
du jour même du décès de cette société.
RéSUmOBS-nOUS en quelques mots. La civilisation française est une
civilisation purement intelle. -nielle. Le génie Français est la repré-
sentation parfaite de Tespril idéaliste et métaphysique. La préoccu-
pation d'un idéal supérieur à toutes les réalités Ct a toutes les ||,
sites et fatalités de la vie pratique remplit s,,,, histoire. Les vrais
représent ans de cette civilisation sont eux-mêmes les représentans
des intérêts inoraiiv de l'humanité, les prêtres et les phtlosophl s.
G'esi -'Mis r influence spiritualisme du clergé que se sont formées nos
institutions, et c'est a lui qu'appartenait te gouvernement de l'an-
cienne France, qu'il peut revendiquer à juste titre comme sa créa-
tion. La nouvelle France est l'œu> re de ce clergé laïque qui, à toutes
les époques. g prétend, | représenter et a représente e|i elle! l'esprit
humain et ses ambitions éternelles. Voilà toute notre histoire: sous
une douille forme, elle revoie le même génie. Il a ses défauts, ce
génie, tout glorieux qu'il soit. Il est violent et peureux, ambitieux
et sujet au découragement, despotique 90US couleur de philanthro-
pie, entêté maigre l'évidence; mais son plus grand vice, c'est un<
liO REVIE DES DEUX MONDES.
tendance fatale à exagérer ses propres qualités. Exagérant bod grand
sentiment de l'idéal, il a toujours considéré l'idéal comme étanl en
ira de l'homme et devant lui être imposé; jamais il n'a cherché
ai à le découvrir, ni à le placer en lui. Epris de son amour de l'u-
nité, il n'a pas voulu admettre de dissidences, ni reconnaître de diffé-
rences dans le monde. VUSSÎ n'a-t-il jamais connu l'individu. Sa
brillante civilisation, si intellectuelle, si morale, a été frappée d'une
demi-stérilité par cet oubli et ce dédain. La société française, quoique
fondée par les influences les plus pures, a eu es conséquence quelque
chose d'artiûciel ; elle a été toujours, extérieure & l'homme, distincte
de lui, comme l'habitation l'est de l'habitant, an lieu d'être intime-
ment unie a lui, comme la chair l'esl au squelette humain et le corps
à l'âme, kussi cette société n'a pas encore c a d'une manière du-
rable les biens qui sont l'apanage de l'individu : la liberté politique,
la science de la réalité, l'expérience pratique, la religion libre de
formes extérieures el avant son temple dans des cœurs rivans. Mais
récriminer but nos défauts ne nous apprendrait rien de plus Bur notre
génie; nous apprendrions ce que nous ne sommes pas. el non ce que
non-, sommes et ce que mou- avons été. Si à cette tendance invincible
à l'idéal le •-''•nie tramais .-ùt joint la confiance dans l'individu, ce
génie sciait le plus complet et le plus beau qu'aucun peuple eût pos-
sédé. C'est a l'Angleterre qu'il appartenait de faire cette découverte
et de réaliser la civilisation l lée sur l'individu. Les deux nations
„nt eu ce privilège, el Beules elles l'onl eu parmi les peuples mo-
dernes, d'arriver adonner une expression complète de leurêtre in-
time, et de réaliser en fait les deux tendances contraires qui parta-
gent l'humanité, et dont l'union serait la perfection même.
I n dernier scrupule nous arrête. La France n'a jamais, disons-
nous, connu l'individu; elle lui a préféré un idéal universel de jus-
tice applicable à l'humanité. C'est à la fois sa gloire el son malheur.
Elle a proclame des principe., libérateurs de l'humanité, et cepen-
dant ce n'est qu'a de rare, intervalles qu'elle a pu jouir chez elle-
même de la liberté politique. Non- ae voudrions pas qu'exagérant
notre pensée, on crût pouvoir en tirer cette conclusion attristante,
que la France est a jamais impropre a la liberté politique. H D'est
permis que dans une certaine mesure de chercher dans le passé de
La France l'explication de son avenir, car la France est le pays des
métamorphoses extraordinaires. Oui aurait jamais pu penser que le
génie français parviendrait à dégager son idéal de justice humaine
s institutions si longtemps chéries de l'église et de la monarchie,
à substituer son catholicisme rationaliste à son catholicisme ortho-
doxe? La métamorphose est si radical)', qu'on a de La peine a dé-
couvrir que sous ces deux formes si différentes est cachée la même
DU GENIE FRAV.W-.
l'il
idée. La France réserve au monde bien d'antres surprises. Et d'ail-
leurs ne posséde-t-elle pas déjà la meilleure part de la liberté, la
plus difficile à acquérir, la haine des préjugés, des conventions ty-
ramuques, de l'injustice sociale? Je ne sais si, comme le disent cer-
taines personnes, la France est impropre à la liberté: mais ce que je
sais bien, c'est qu'elle est encore moins propre a la servitude. Notre
grande civilisation intellectuelle nous a préservés contre ce danger.
C'esl un phénomène remarquable que la grande liberté d'espril qui
a jiu coexister en France avec la |ilu- grande Soumission politique,
et rien n'est pourtant plus explicable. L'obéissance est d'autant plus
Facile qu'elle ne coûte aucun effort; il n'esl dur île se soumettre que
lorsqu'on reconnaît la supériorité de celui qui nous soumet. Telle
esl L'obéissance du Français. 11 Be soumel à la force, je délie qu'on
le fasse croire à la force; il se soumel au préjugé et à la coutume, je
délie qu'on les lui fasse trouver raisonnables; il paie ce qu'il ne doit
. je défie qu'on le persuade de la réalité de sa dette. Cette Liberté
a existe chez s de tout temps, rt rl|e est si bien une (le nos con-
ditions d'existence, que nos narques Les plus absolus n'onl pas
songé un instanl à La contester el à la réfréner. La Liberté d'esprit
de nos pères surprend quand on considère Les moyens d'oppression
que le pouvoir avait à sa disposition. Et cette Liberté d'espril esl
une demi-liberté politique. Elle sert d'abord à consoler de bien îles
ShOSeS, ensuite elle pose ceit.iine» borne- illl raiichi--ahles que tout
ivernement doit respecter, tacun gouvernement ne doit compter
ni sur noue crédulité, ni sur notre cécité morale, car. grâce à cette
liberté, nos gouvernemens vivent dans une maison de verre. Nous
voyons et nous entendons tout, et nous sommes en quelque sorte les
surveillans de ce pouvoir qui se croil notre maître. Enfin, si non- ne
sommes pas libres vis-à-vis de nos gouvernemens, nous le sommes
à un point extrême vis-à-vis de nos concitoyens, et notre liberté so-
ciale dépasse celle de tous les paj ». Cette Liberté d'esprit, qui com-
pense déjà l'absence de tant d'autres droits, finira-t-elle par engen-
drer une liberté politique continue, ininterrompue, qui ne -on plus
bornée à de courtes et irrégulières périodes d'affranchissement sui-
vies de longues et régulières périodes d'abdication? C'est le pro-
blème que résoudra le temps: mais le résultat définitif de nos lon-
gués épreuves n'est pas douteux. 11 sérail par trop étrange que le
peuple qui a conçu la pensée de L'affranchissement de L'humanité
•ntiere. qui a proposé à tous les autres peuple- l'idéal de justice le
plus élevé, ne put accomplir une tâche beaucoup plus modeste, et
arriver à jouir chez lui-même d'une liberté politique suffisante.
bvtii e MoNTÉGI I .
LA
JEUNESSE DE GOETHE
u i izi. Mi ET i r. \M.roi\T.
I. The Life and Works of Coelke wlth akelekes of kit âge and Conlemporariei from pahluked and
uaaaklitktd MMM, lit (,. H l.r«,-; I.. 11,1.111 IHV;. — ||. Werther und Seine /.eil . sur Coelhe-
Ltileniinr.\,m)\\ \, ■ 1- III. Goethe and Werther, llrtefe C.oethi'i mentent
au eiiner Jageaiieit heruiugegeten. tu» Ah g ttUfjm 1*34. — IV. Coethe's Wander-
jahre and die wkhtkftt* Frmjen dei 19- Jahrhanderi\ . 11 v eouder Jun„, Maint (KM.
T. Coelke"! Leben and Dicktangen, toii IKiuUer; HrauiiMliweig <8J*. — VI. Goethe s Leben, TOI
llmiruii Si,li..ir; BWtftfl H
Cinquante ans après la première publication de Werther, Goethe,
l.iin ,mt pu le monde une nouvelle édition de bob roman, qu'il venait
de revoir, j baser» ii. en manière de préface, quelques vers, qui com-
mencenJ l i 1 1 - i : Te voilà donc liantunt une fois encore la Lainière
du jour, spectre qui m'as déjà coûté tant de larmes I - Quand on
rapproche les circonstances où fut écrit Wrriher de celles où nous
nous trouvons, on se rappelle tout d'abord cette apostrophe «lu
maître., el plus que Jamais elle semble de saison. Que peu! vouloir
de nous cette ombre errante du pi — v Qn'attend-eUe d'un'' société
réfléchie, pratique el douée d'une haute raison, comme assurément
est la autre? Quatre-vingts ans se sont écoulée depuis l'heure où
Werther vint au joux, «niant d'une époque enthousiaste, d'un âge
d'innocence, du moins en ce .qui touche l'art. Nous sommes en 1857:
Goethe dorl le grand sommeil sous les marbres du mausolée, el >i
quelques rares contemporains du malheureux Jérusalem survivent
encore, on peut croire que leurs cœurs, glacés par le temps, ne
LA IBISIESSE DE (iOETlIE. 143
tressaiileronl même pas à l'idée de revoir une connaissance de jeu-
nesse. Go lo an nunnery, 'lit. le prince de Danemark à La Bile de Polo-
niua. Vin-i serait-on presque tenté de parler à Werther, enl' écartant
de prime-abord d'une «cane où son apparition semble désormais
impuissante à provoquée Les moindres sympathies.
Gomment s'expliquer cependant tout le bruit qui s'est fait à pro-
pos de la correspondance de K.estner, publiée il \ ■ deux ans,
toute La discussion, qui s'esl élevée ehei nous, à ce sujet, de tant
de pointa divers, chez a, que d'ordinaire ces sortee de querelles
passionnent a%édioerement, on Le sait, et dont Le moindre tort
<l" nous tenir trop facilement pont informés en ce qui regarde
nus faits intéressant les Littératures étranger" I est que W
tber n'est pas seulemenl mm personnage de t an, mais on homme,
mm homme de tous les pays ei de munies temps. Quand le génie
ivre, il procède à l'Image de Dieu, et ses types vont se perpétuant
d'euxr-mèmes : Crescite el multiplicamittik
The beings ofthe mind .iiv notofelay,
Essentialy immortal I and mnltipl; (1).
Quioserail vouloir emprisonner dans les Limites d'une génération
certaine êtres façonnés de La main des maîtres pour l'étemi)
ce que par hasard Eiamlet, don Juan. Lovelace, Tartufe, m \i-
vraienl que dans des livres? Est-ce que, tels que leurs auteurs les
ont laits, ils ne participent pas de tontes Les facultés de L'homme,
dr celle-là même qui panse pour êtes l.i plus virtuelle, et dont Dieu
a voulu que les monstres seuls fassent dépourvus? Est i • que nous
ne les voyons passe reproduire? ILmlet. don Juan. Tartufe, Lovo-
hce, onl eu des enfans qui à leur ton? ont fah souche, et je déne
quiconque a L'habitude du monde intelleetuel de se pas tenu» compte
des rires dont je parle comme d'autant d'individus dont l'existence,
dûment el légalemem prouvée, ne saurait trouver d'incrédules que
dans Mue classe de gens qu'on ne fréquente pas. Ces noms se revieo-
oent-ils pas a chaque instant dans ta conversation, qu'ils animent,
relèvent el colorent? N'en parler-vons pas eomme si \ous les con-
naissiez? Vous vo] e/ au musée un portrait de Clarisse, et vous dites:
« C'est cela! — ce D'est pas cela ! i Comment le sauries-vous, si mise
Barlowe n'avait pas vécu? Werther est de cette famille, et je ne m'ex-
plique pas autrement l'inaliénable intérêt qu'il a le privilège d'exci-
ter, ei dont mure ep.>que. si peu semblable a relie de sa naissance,
vient de lui donner tant de marques.
l n des plus judicieux parmi les i nmentateurs du poète
de Weimar, M. Duntzer, prétend que chacun dea ouvrages de Goethe
(1) Byron, Childe-Harold.
144 BEVUE DES DEI \ tfONDES.
réclame un travail particulier, et mérite en ce point d'être traité
avec les xi'uis investigateurs el la savante curiosité donl on entoure
les classiques de l'antiquité. Cette idée, i » ï * ■ x t des fois d'ailleurs mise
en pratique chez les allemands à propos de Tasse, d'Bgmont,A'Iphi-
génie, de Wilkelm Meister, qui tons, drames, tragédies, poèmes et
romans, ont inspiré des volumes de gloses, ne pouvail manquer de
nous valoir de nouvelles études sur Wn-ifier. Exposer l'étal de la so-
ciété au moment où parut ce Fameux livre; tracer la peinture, vi-
vante en quelque sorte, des mœurs et de la littérature <ln temps;
dire les petits scandales, les apologies, les parodies; mettre eu scène
les divers personnages qui, oV près ou de loin, prirent part a cette
histoire; recueillir tout ce qui s'j rapporte, jusqu'aux propos de sa-
lon, jusqu'aux anecdotes, telle est la tâche que M. ^ppel s'est pro-
posée dans un volume Intitulé: Werther mut seine Zcit, ouvrage
plus bibliographique -ans doute que critique, ayant moins affaire de
prouver que de raconter, mais «l'un piquant intérêt au point il'1 vue
de l'histoire littéraire, et que les mieux informés consultent avec
fruit.
S'il me fallait absolument de l'esthétique, je m'adresserais a
U. Rosenkrantz nu .1 M. Weisse, ces infatigables explorateurs d'un
sol incessam ut retourné, et qu'on n'épuise pas. Je demanderais a
M. Duntzer ses commentaires approfondis, -es exposés philologiques
excellons, bien qu'un peu touffus, et dans l'épaisseur desquels je me
Mettrais île promener la serpe de l'é ndeur, — à M. Uexandre
Jung sa pénétration 'lu symbole, -on ait incroyable d'aller décou-
vrir dans le poète qu'il étudie île- réponses a toutes les grandes
questions sociales que le siècle peut a\<ùr posées. Il -'en tant, du
reste, que cette réaction très caractéristique qui depuis quelques
années se manifeste eu l'honneur de Goethe ait été circonscrite dans
les limites de l'Allemagne. De toutes parts eu Europe, la vie et les
écrits de l'illustre penseur sonl devenus l'objet d'itératives investi-
gations. Carlyle date de Goethe une ère nouvelle au début de la-
quelle nous sommes seulement, et tel esl aussi le -nh de l'impor-
tant ouvrage que M. (i.-ll. Lewes vient de publier après (|i\ an
recherches et d'études, monument de zèle littéraire et d'enthou-
siasme raisonne, dédié « à l'homme qui le premier a lait connaître
», ethe a l'Angleterre. » J'ai nomme Thomas Carlyle. On -ait avec
quel art singulier les Anglais composent, de documens qu'il- éla-
borent, des ouvrages que tout le monde lit, — ceux à qui spécia-
lement on les destinait, et ceux -la aussi qui forment le gros du
public, et ne demandent qu'à être amuses. Le livre de M. Lewes ap-
partient à ce genre d'écrits; j'y retrouve cet intérêt attachant, cette
saine appréciation des choses, ce common sensé qui vous frappenl
dans ces admirables classifications de papiers d'état auxquelles les
LA JEUNESSE DE GOETHE. 145
écrivains politiques de son pays nous ont de tout temps habitués.
Ce n'est pas que cette Viede Goethe contienne tien de bien oonveau,
tant sur le personnage que Bur Bes écrits; le principal mérite en est
moins dans la découverte de faits inconnus que dans la mise en
œuvre intelligente et méthodique de documens que la foule peut
ignorer, mais qui, pour tous les esprits instruits de la question, ap-
partiennent depuis longtemps au domaine de la publicité, aussi est-
on tenté de se demander où se trouvent ces sources inédites, un-
publiihed sources, auxquelles l'ingénieux auteur l'ait allusion dans
.son titre. Est-ce que par hasard M. Lewes entendrait parler d'une
lettre de M. Thackeray, racontant certains détails sur les impres-
sions qu'il éprouvait en présence de Goethe I '.' Ce Berait là bien
peu de chose. \ vrai dire, de source nouvelle en pareil sujet, de
Bource où personne encore n'ait puisé, il n'en existe guère désormais
(prune seule, la correspondance de Goethe avec le grand-duc Charles-
auguste. Lejour où ces précieux documens verronl la lumière, il j a
lieu île croire que la liste des archives a consulter B'enrichira d'une
pièce importante, et l'on ne peut là-dessus que s'en remettre au
rare discernement du grand-duc régnant, quisaitleprix d'un pareil
dépôt, et le fera servir en temps et lieu à l'histoire de son illustre
aïeul. Quoi qu'il eu soit, l'ouvrage de M. Lewes, -'il n'apporte pas
à la question de- renseignemens inédits, résu lu moins excellem-
ment tous ceux que l'on connaît, et c'esl ce que nous voudrions ■■<
initie tour essayer de raire pour la France, eu i 3 établissant au
milieu de cette période dan- laquelle se passa la jeun.- the.
période favorable entre toutes, où l'homme et le poète eurent la
bonne fortune de pouvoir se développer sans aucune de ces •_" ne-
plus ou moins li\ pocrites que les bienséances empêcheraient aujour-
d'hui, et dans l'entière plénitude de leur originalité.
1.
Au printemps de l'année 177-2, Goethe arrivait à Wetzlar, eu proie
à cette hum a ee ferment de jeunesse qu'il a lui-même
.si bien caractérisés en divers |Ki-a^-> de s,., mémoires. Quand on
1 Vers 1880, M 1 trouvant à w.imar en compagnie d'one -vingtaine
de jeunes compatriotes, y ftUreçupai ette grâce hospi-
taliè mue, qui ait dire .11 1 1 ' • ' plus simple, plus avenante,
[,!„. . plus gentlemanlike, j.' n'en ai jaunis rencontré. » Admis dans le cercle
intime delà belle-fille d.' Goethe, on son talent de caricaturùte plaisait beaucoup,
M. l'ii ickeray y rencontra maintes fois le vieux Wolfgang, dont il trace dans cette lettre
un portrait qui se rapproche a- lient de la statuette de Rauch, et se tel
■ mi. -s de respectueux enthousiasme : /« truth, l cm fimey nothing more
tjestic and healthy looking thon the great old l ■
TOME IX. *°
146 REVl I Dl - Ml \ M«)\I)ES.
penae un agitations qui l'\ attendaient, à son amour pour Char-
lotte, à toute cette aventure romanesque qu'il vécut en quelque - irta
avant de ta traduire dans Werther, on a peine à comprendre com-
ment, ayant plus tard à parler de son séjour en cette résidence, il a
pu en venir è dire, dans un langage empreint de La froideur systé-
matique du style officiel : h Ce qui m' arriva a Wetzlar est de peu
d'importance e1 ne sauvait avoir d'intérêl qu'autanl que I»' Lecteur
me permettra d'j prendre occasion pour jeter un rapide coup <i-.il
sur l'histoire de la chambre impériale, el de lui présenter Les eir-
constaoess défavorables .m milieu desquelles j'arrivai, » II faut cour
venir que c'est la un ton médiocrement sympathique, et qui
nom de Wetzlar, ara yeux de tous les gens informe- d'un certain
épisode, semblerait devoir évoquer d'autres révélations que celles
qui se tattaehenl aua annales de la cham ellerie du Bainl empire ger-
manique. Cependant je suis loin ^r voir dans cette omission une
preuve irrécusable d'indifférence, el je ne partage nullement L'opi-
nion il-- M. Lewes, qui s'écrie a ce propos : a Voilà ce que c'esl que
de composer des mémoires a un âge <>u l'on a perdu toute >\ mpathie
pour les agitations de la jeunesse! J'estime au contraire que le
. ii i *■ de Charlotte ne s'effaça jamais 'lu cour do son
Loyal et poétique amant, et que .-i L'autobiographie de Goethe Be
tait Mir certains points que notre curiosité sérail bien aise de voir
éclaircis, ce silence do L'auteur tient plu- de la réserve que de l'ou-
bli, aujourd'hui, après que toit do documens intimes ont parlé,
Lorsque la correspondance de LCestner est venue apporter <\'- -i remar-
quables pièces au procès, il n'est plus guère permis d' attribut r a
L'altération des souvenirs Les Lacunes qu'on regrette trop souvent do
voir au\ endroits les plus intéressans des mémoiret : Goethe a', it
l'âme trop élevée, un trop exquis sentiment do- convenances, pourne
point hésiter devant certaines difficultés inséparables de toute es]
de confession publique. Il sa* ait jusqu'où l'on pont aller, mai- il savait
aussi ou l'on doit s'arrêter, el je doute qu'il ont fort approuvé les
principes de ci - <-<-\ ivains qui. tout on se proposant de raconter leurs
propres faiblesses, se Boni comme un devoir do traiter épisodique-
ment des scandales d' autrui, ri. do gr< on de force, traînent sur le
tréteau où il Leur plaît il' monter quiconque ont jamais affaire a eux.
Dans sa première Lettre, Werther, parlant i\r Wetzlar, dit que
cette \ Ole offre peu d*agrémens. Si le mot ai ait du \ rai vers la tin du
sviii* siècle, a une époque ou la chancellerie impériale j tenait
assises, je laisse a penser ce qu'il en doit être aujourd'hui, quand la
noble cite, privée de toute vie. de toute animation, voit mélancoli-
quement L'herbe croître par ses rues désertes. Ordinairement les
villes qui ont l'ait quelque figure dans l'histoire conservent a tra
I.A .IEINE6SE DE GOETHE. 11"
les temps comme un indélébile caractère du passé, même en leur
abandon et leur ifedhéanoc. Ici rien de parai, et wus vous deman-
dez rmnTnl ces maisons, de mesquine et bourgeoise apparence.
qui bordent des rues tortueuses OÙ TOUS ne cessez de grimper, mit
jamais pu servir 4e résidence à ces magnifiques proosreara 1 1 asses-
seurs du/, asequeki des princes souvent faisaient aaaai baaobre. Le
fait est que les plus brillantes parmi tes habitations qui datent le
cette époque ne dépasses! pas la mesure ordinaire, et j'en dirai au-
tant des nombreuses villas gracàWBBBeBt éparpillée- mm les colline-
du voisiuaire. et qui peuplent BDCOR l'aimable \ aller delà l.abn.
Peut-être ces illustre- persom, étendant a.f- rappeler par
leurs goOTemumeas au bout d'une période plus ou moins prolongée,
ne se souciaient-ils pas de se miner en frais de constmctwai dans
une résidence ou ils u'e\eiraieiit apw- tout qu'une magistrature
temporaire. Quoi qu'il en sC,it. ,m voyait alors a Wetular de grandes
existences, des portera de chaises allaient et venaient du matin m
soir: d'habiles cochers, emmitouflés dans la naeingrsveàéraddique,
gai es d'argent et d'or sur tonte- |. s CSUtoreS, trouvaient nioveii
de taire inanoiiv i er. a travers ces labyrinthes étroits taillés dan- la
montagne, leurs carrosses a quatre el même à sii chevaux. Lm
bourgeois de la bonne \dle impériale avaient, il est vrai, pour dit
de tenir leurs émana sous dé crainte d'accident, al l'a ne rencon-
trai* pas comme aujourd'hui de- troupeaux de gamins s'éhattanl au-
tour des maisons.
L'hôtel ou siégeai! r ancienne cour de chancellerie est maintenant
Une caserne, i Ce qui nous manquait. DM disait, il v B tantôt quinze
ans, un procureur octogénaire, dernier débris de ces Manne héroï-
ques, c'était la force executive; a l'iieure qu'il est. vous le v
monsieur, nous en avons trop. ■ l.t il me montrait en souriant les
chasseurs «le la garnison qui paradaient mh la place a grand nenibrl
de clairons el de musique militaire; cédant arma foum. \ côté de
la caserne esl le palais des archives, lourde el massme oonstructioii
de la lin du dernier siècle, et qui n'a jamais été terminée. C'est là
qu'il faut entrer pour voir un véritable paiida-nmniuni de protocoles.
La cour impériale de justice était la cour d'appel i\u saint-empire.
une sorte de chancellerie gennanique. lmau'ine-t-on ce que pouvait
rire a cette époque une chancellerje gennanique, quand aux jours
où nous vivons, après l'invention des chemins de foc, ce seul mol
de chancellerie éveille encore l'idée de lenteurs incalculables et de
séculaires temporisations! Que de perplexités, que d'angoisses, de
rancunes et de passions ensevelies dans ces parchemias qui dorment
à jamais du grand sommeil dos b nés et (U'> choses! Je pris dans
un casier une pièce au hasard : c'était un document sous enveloppe
adresse au tribunal à l'occasion d'un procès et destiné à éclairer la
\hS hkvi k HKS DEUX UONDBSi
religion des membres de la haute cour. L'enveloppe portait le millé-
sime de 1027, et le sceau de cire rouge apposé sur le pli était de-
meuré intact a travers les âges. Vinsi en est-il de mille autres actes
enfouis dans ce chaos. La main qui les devait ouvrir se sera glacée
avant d'avoir pu suffire à sa tâche, et les voilà condamnés à garder
leur secret jusqu'au dernier jugement! Lorsque Goethe arriva à
Wet/lai', vingt mille causes, ni plus m moins, étaient pendantes en
cour d'appel, et chacun savait que le tribunal, en faisanl toute dili-
gence, n'en pouvait dépêcher que soixante par an. Soixante, quand
il >'en présentait régulièrement plus du double! Le spectacle d'une
semblable confusion ne pouvait qu'inspirer une pauvre idée de la
jurisprudence à l'esprit éminemment pratique et droit du jeune doc-
teur Goethe.
J'ai dit ce qu'était la cour impériale. I a mol maintenant d'une
autre institution du passé, qui jetait, vers cette période, son dernier
eidat a Wet/lar, el qu'on appelait le Twttch» Huns. Personne n'i-
gnore ee que tut au IlloVen âge l'ordre teutollique. el Luis les esprits
quelque peu familiers avec l'histoire d' Ulemagne ont encore présens
a l'idée ces terribles moines guerriers, a l'armure noire, au man-
teau blanc, qui, joignant a l'ardeur de prosél] bsme du missionnaire
l'indomptable valeur du héros, eu vinrent a conquérir d'impor-
tans territoires et a Be faire dans le monde une immense paît d'in-
lluence. Malheureusement il en fut de cet ordre f« îux comme de
tant d'autres institutions. Dans Bon zèle pour la loi religieuse était
sa principale force; vinrent les succès, et |a foi s'en alla. \\ec ['ac-
croissement des richesses et l'extension de la puissance, le mobile
généreux disparut, la vraie gloire s'eflaça. L'inévitable loi qui régit
les grandeurs humaines atteignit cette corporation illustre, si bien
qu'au moment dont nous parlons, les Teutsche Ritter en étaient logés
à la mené- enseigne que le- chevaliers de Malte. Néanmoins l'ordre
possédait encore «le- biens considérables en diverses parties de r \|-
lemagne, et dans quelques ville-, existait une sorte de maison cen-
trale pour l'administration des revenus et l'expédition générale des
allaites de la communauté : on l'appelait le Teulsc/ie J/mis. Il y avait
a Wetzlar un de ces établissemens, et l'homme qui en exerçait la
surintendance, leAmsttnann, comme on disait alors, n'était autre,
qu'un certain M. BufF, personnage d'un attrait sali- doute fort se-
condaire, quand on le considère en lui-même, mais qui avait pour
fille l'aimable Charlotte, l'héroïne de cet épisode de la jeunesse de
Goethe.
Le Teutsche Haus n'était cependant pas la seule église où survé-
cussent, vers la lin du win* siècle, les anciennes pratiques de la
chevalerie. Goethe, en arrivant à Wet/lar, v trouva une sorte de Ta-
ble-Ronde très sérieusement constituée, et dont les principaux mem-
LA JEUNESSE DE GOETHE. 149
bres appartenaient naturellement à la noblesse. Il va sans dire que le
fils du patricien de Francfort n'eut rien de plus pressé que de se
faire recevoir de la société : dignus erat intrare. A défaut des in-
stincts aristocratiques qu'on lui connaît, son goût, alors très pro-
noncé, pour toute espèce de franc-maçonnerie et de romanesques
aventures l'eût facilement entraîné sur cette pente. Le fondateur de
ce club moitié sérieux, moitié burlesque, et que j'intitulerais volon-
tiers une consciencieuse parodie, se, nommait Frédéric de (loué : phy-
sionomie étrange que relève un éclair de génie, bizarre individualité
dont je voudrais en passant pouvoir donner un crayon! Né en 1743
à Hildesheim, Auguste-Frédéric de Goué, après avoir été attache à
la personne d'un comte de Bentheim-Steinfurt, occupait à Wetzlar
l'emploi de secrétaire de la légation de Brunswick, lorsqu'il lit la
connaissance de Goethe, qui parle de lui dans ses mémoires et dans
sa correspondance avec Kestner. C'était un singulier compagnon,
Incapable d'entreprendre quoi que ee suit de sérieux, et qui unit par
achever dans l'ivrognerie et la débauche une existence entremêlée
d'occupations littéraires el de niaiseries héraldiques. Le bon Kcstner
l'appelle un génie, et un autre contemporain, Dietfurth, assesseur
pies la cour impériale, le caractérise comme un esprit ingénieux,
mais Foncièrement dissolu, et ne sachant que -e dépenser en charges,
drôleries et billevesées de toute sorte l). Tel était ce grand-ma
iln temple, et les di\ers affiliés de l'ordre s'intitulaient, celui-ci : l.u-
bomirskJ le Guerroyeur, celui-là : Saint-Àmand le Têtu. Il j avait
aussi Eustache le Circonspect, Wenzel le Magnanime, Jérusalem le
Taciturne. Quant à Goethe, on l'avait tout naturellement et tout sim-
plement baptisé Goetz. Parmi les enfantemens de cette étrange muse
nous parlons de Frédéric de Goué . on cite deux drames, aujour-
d'hui oublies [2), et que les critiques du temps mentionnent avec
éloge; -mais celle de ses productions qui le mit surtout en évidence
fut une sorte de parodie qu'il écrivit plus tard du célèbre roman de
Goethe : Masure ou le jeune Werther, tragédie traduite de l'ilhjrien.
L'action se passe à \ arso\ ie, où Wei ther esl secrétaire de la légation
de Crimée et s'appelle Masure; Lotte a nom Francisca, et Vlbert
joue le rôle d'un référendaire impérial. Tout cela est d'un comique
■ médiocre, et le cède beaucoup, en \or\e originale et en spi-
rituelle raillerie, a diverses autres imitations qu'inspira le chef-
(1) Voyez Dietfurth, Aufieichmmg vom Jalire 1786. — Je trouve aussi à son sujet,
lans 1 1 c illection de Nie il ivius, une pii d v srs assez amusante et que termine ce
quatrain :
Tu passes rumine Diogène
Bovdoppé dans ion manieao,
RiiTant l'absiolbe u coape pleine,
El cjniqae jusqu'au i mi beau .
(2) Doua Diana et Iwanette et V
i .'>!) revit m s un \ —mm..
d* œuvre. \us>i n'en parfé-je qu'à cause des allusions fréquentes à la
période de aTniiiu qui i'j trouvent aatureUement intercalées, el qui
donnent n Rvre an certain piquant comme tableau de bkboib,
Nous j voyons aller el venir, faire l'amour et la débauche, rire,
boire, chanter el as démener, cette I h'-\ aleric de taverne au milieu
de laquelle parade le jeune Wolfgang sou- le Beau «lu paladin Goetz.
I II (les preu\ (le cette Tal)le-l'(ip|i(|e entiuine aple- boire une ( liall-nn
fi an tise. Mi q nui ; s'écrie Gœtz, tu te prétends an <jhevnlier vouton ,
et tu chantes des refrains étrangers? I n autre, interrogeant Goetc,
lui demande où il en est du monument (pi'il érige a S0D. aïeul :
a J'avance, mais toat doucement, lui répond -ceka-ci, car U s'agit
celle fais d'un cheï-d'omvre a confondre le présent et l'avenir. . I ■
tait alors le temps en MleinaLTiie (les sociétés littéraires |x dit ifjtics ,|
m\ siiijnes. et tandis .pie Frédéric de doue ei ses paladins misaient
revivre a Wet/lar les pratiques du laineu\ héros de Cervantes (1),
une corporation de hardis poètes s'agitait a Goettingue dans une
exaltation h rique qui ne laissait pas d'avoir, elle aussi, s,,ii
hoiiilon. Libelle, patriotisme, amitié, religion, vertu, nobles devises
qu'on invoquait a tout moment et à grOBSC VOtt, au risque d'abuser
de la paraphrase et de tomber dans le pathos et la nmnerie, éternel
ecueil de tiiiiiis les républiques de oe momie: L'autesu de lu M<s-
ut. coi e on sait, t'ame de nette association, ^bx jours
d'assemblée, les ..d.-, de Dopstoci figuraient ouvertes sur un pupitre
d'honneur: a table, on bu\ait a sa saute le v in du Rhin; puis, au ban-
quet par mmiei on fêtait périodiquement l'anniversaire de sa nais-
sance, une sorte de tronc restait \ .o ;int a s'.n intention, et B6S S30-
\ res étaient solennellement couronnées, tandis (pie les poèmes de
W leland. bsnteosemenl lacérés sous la table, sen aient à attumei les
pipes •!]. Goethe, bien qu'il lut sur plusieurs points en dissentiment
1 Comme don Qui. h 'tt., l>s i r.t- ..• . ntre eux
que tojaxgon de la chevalerie et se livraient à toi r du monde le
(j1u> i eut fait de 1 1 1- ne Berfa de
livre cauo;. un des tours lisait qn
rituel Btnxgique Plui
mion se soit d'ailleurs justifiée, qu'un bat
philosophiqne • t mystique se cachait sou- ordre
anonyme dont le premi>-i degré s'appelait . le second /-■ passage à
le troisièni • enfla le quatrième le passage du
- Q . qu'il en Suit, ce qu il .tain, c'e:-t qu.-
Goethe s'y adonna avec une arJ
F apant du dispositif des iut-ilvoir dans cette et
école buissonoière uni Francl
h dis tpli i 'i ip tendue du loyer paternel? H, v il b tfy pencherait assez, et nom ne
demandons pas inieus que de nous lai- ies de l'excelli ni
(2) Voyez la lettre de Voss citée dans l'intéressant ouvra. :..ur Prutz,
I.A JEUNESSE DE (KIETIIE. loi
avec les membres du cén<acle de Goettingue, entra cependant en rap-
port avec eux, et consentit même ;i leur envoyer diverses pièces que
publia VAlmanach des Muscs, organe alors fort répandu de la so-
ciété, et <|ui depuis a marque sa place dans l'histoire <lr la poésie al-
lemande. S. m- aucun doute, la nature judicieuse el sensée de Goethe
ciaii. peu faite pour sympathiser avec cette école du clair de (une e1
de la sentimentalité; mais à Wetzlar on n'avait que l'écho affaibli de
extravagances, auxquelles on a'assistail point, et puis récervelé
compagnon des fredaines chevaleresques du sire de G •. te templier
postiche du Teutsche finis, avait-il bien alors qualité pour revendî-
[uer en poésie les droits de la saine raison? Goethe él ifl loin d*èti
■ époque, même a l'endroit du caractère, ce qu'il devint plus
l : il se cherchait dans le trouble el la confusion, el sa peu
pour prendre forme, avait besoin d'être sollicitée par un appel ex-
i xieur; en un mot, il ne savail encore travailler que sous le' coup
d'une émotion immédiate, .le m'efforçais intérieurement, écrit-il
lui-même, de me débarrasser 'le tout élément étranger; je m'adon-
nais avec transport a la contemplation du monde extérieur, a l'étude
des êtres i conunenoer par L'être humain . aussi approfondie qu'on
la puisse mener, les Laissant chacun a sa manière agir sur moi. Il
en résulta une incroyable affinité avec tous le- objets, une sorte de
consonnance intérieure, île vibration simultanée, tellement .pie !■■
moindre changement de lieu, la moindre variation atmosphérique,
me tenaient sous leur influence. Bien! a au regard 'lu poète vîi :
joindre le regard du peintre, et cet aimable paysage, qu'anin
gracieusement son Qeuve pittoresque, favorisant me- contemplations
silencieuses ci jalouses de s'exercer de toute- paît-, je sentis s'ac-
croître irrésistiblement mon amour de la solitudi
Néanmoins, eu fait de compositions poétiques, le -'jour a v
lar n'eut point de- résultats proportionnés a cette continuelle .-t
excessive surexcitation. Goethe produisit peu dan- cette période, et
i< ■ i un habit aenf ton! exprès (jour
1
de [leurs; i la place d'honni ni et ût le de Denis el >!•■ guir-
1 m les 0 nul lionini u- 'i.' ce '
gisait Ignominieusement l'tdrii de Widand. Cramer nous ha alors diverses odes de
Klopsl i iy.ua rapport :i l'Allemagne, puis on put le oaié en se faisant des allumettes
pour les pipes h \\ • Land. Bote, qui uc fnmi atenta de fouler
aux pieds Le livi 0 i it le vin du Rhin, et nous ! ûmes crânement à la sauté
de Ûopstook, a la h I do grand Hermann. C'était le moment .le
■h vin du Rhin I mff.iient. On par 1 1 ttberté,
tllamagna vei tu, et . : \.ni- imaginer avec nuel eutb'.usiasme ! Ensuite ou
se mil a m i l'dire du punch, et la I J".v -usement par un auto-da-fé
du tu .. — • aussi \ i huff, t. IV.
I 52 REVUE DES DECX U0ND1 5.
son âme, comme les harpes éoliennes, dont elle avait ta mélodieuse
impressiooaabilité, laissa ses soupirs innotés se disperser aux folles
brises. Il excuse ce long silence par les occupations de la vie de
palais : visites à rendre et à recevoir, informations, procédures,
enfin tout le détail du métier de jurisconsulte. Puisqu'il le dit, nous
ne le contredirons pas; mais, sans aiei ces occupations, peut-être
serait-il permis d'ajouter qu'il j eut alors incontestablement dans
>c> facultés productives un de ces temps d'arrêt assez fréquens
chez lui, et qui se signalent par une sainte recrudescence de
fureur esthétique. La recherche de lois générales, d'imprescrip-
tibles règles à s'imposer dans l'art, formait son unique spécula-
tion. Oubliant ce qu'il a\;iit écrit lui-même sur l'inutilité des
principes et des maximes pour l'homme de génie (1), il se consu-
mait à creuser de laborieuses théories, et s'épuisait à les discuter
avec son entourage. Cette crise d'esthétique était r<>mnn- un repos
momentané de l'élémenl créateur, génial, et semblait, ainsi que
divers autres symptômes faciles à noter chez Goethe vers cette épo-
que, indiquer déjà toute une péi iode lointaine de développement et de
transformation. Pour i ette fois, à \ rai dire, tout ce criticisme, si l'on
me passe l'expression, fol à peu près peine perdue. Goethe, depuis
quelques années, avait beaucoup lu les anciens; il entretenait un
commerce assidu avec iristote, Cicéron, Quintilien, Longin, et
graves études ne faisaient que le confirmer davantage dans une opi-
nion dès longtemps conçue, à savoir qu'il importe d'avoir devanl soi
une grande abondance de sujets avant d'entreprendre d'j réfléchir,
et qu'il faut avoir produit soi-même, je dirai presque avoir raté
quelque chose, pour être en état de connaître ses propres facultés
et d'apprécier celles des autres. Bientôt ces spéculations théoriques
se compliquèrent de perplexités morales. Jusque-là, le jeune Wolf-
gang n'avait encore entrevu que le beau comme but suprême de
l'art. L'ouvrage d'un contemporain, en ouvranl d'autres perspec-
tives, irrita ses contradictions, éveilla ses doutes. Fallait-il, ainsi
quelf prétendait Sulzer, dont le livre l'avait pourtant fortement im-
ssionné, faire à l'action morale de l'œuvre une si large part?
t ne telle doctrine rompait trop ouvertement en visière avec ions
ses sentimens pour qu'il hésitât a la combattre, et ce fut au milieu
de cet état de trouble et de stérile activité que l'amour le surprit.
Selon toute vraisemblance, l'été de \~~i~2 \it naître l'aventure.
Parmi les jeunes gens venus à Wetzlar pour y suivre leur carrière,
Goethe avait fait la connaissance d'un M. Kestner, « homme de mœurs
(1) Voyez ';■■ •/: de I' rlichingen, et l'énergi iu>- h de FranU a ce sujet : « L'n
cœur qu'emplit on sentiment, voilà tout ce qui fait te poète! ■ Voyez aussi le T
sur F Architecture allemande, où la même pensée est M »/ développée.
LA JEUNESSE DE GOETHE. 153
bourgeoises et débonnaires, d'un certain fonds d'érudition, et médio-
crement préoccupé du train dont \a le monde (1). » Ainsi nous le
dépeignent les mémoires du temps, avec lesquels Goethe se trouve
en parfait accord lorsqu'il DOUS le donne pour un personnage « calme
et circonspect, d'esprit judicieux el ne déviantjamais dans ses actes
comme dans ses discours de la règle qu'il s'était posée. » Son zèle
intelligent, son aptitude imperturbable, lui axaient acquis l'intérêl
de ses supérieurs, et puni- compléter la situation qu'un avenir pro-
chain lui promettait, il venait de se fiancer avec la seconde fille de
l'intendant Bull".
Charlotte avait alors quinze ans àjpeine, et l'auteur de l'écrit con-
temporain que je citais toul à l'heure uous la montre comme une
personne svelte, blonde, avec des yeux bleus, d'un naturel ingénu
et de tout point aimable. Elle était «le celles qui semblent moins
faites pour allumer dans quelques cœurs le feu des passions que
pour se concilier, leur vie durant, la sympathie el la bienveillance
de tous les honnêtes gens. \ la moi I de Ba mère, elle avait pris d'une
main ferme la direction de la maison, et la manière donl elle avait
consolé et soutenu son père, élevé ses jeunes sœurs, ue pouvait que
mettre devant les veu\ de l'époux qu'elle choisirait la perspective
des plus douces félicités domestiques. Élégante sans recherche, gra-
cieuse sans coquetterie, elle était, pour ainsi dire, détachée d'elle-
même et passait a observer le monde le temps que les aunes per-
dent dans le culte et l'adoration de leur petite perSOl Ce oui
faisait que, tout en n'avant pas lu beaucoup de livres, elle possédait
un grand fonds de sagesse et d'instruction.
keMuer avait l'ame simple el confiante : dès que vous lui plaisiez,
il vous prenait par la main et vous conduisait à sa fiancée, et
comme ses paperasses le clouaient incessamment à son bureau, il ne
VOyail aucun mal a ce «pie Charlotte, pour se récréer des soins du
ménage, entreprit de longues promenades el lit des partie- de cam-
pagne avec desjeunes gens el des jeunes filles. Ce fut ainsi que (ioethe
s'introduisit dans l'intimité de cette aimable enfant, dont l'influence
ne tarda pas à le charmer. Diverses poésies renferment le secret de
ces suaves émotions, de cette heure ineffable où le cœur parle au
cœur pour la première fois. I n soir, on s'était égaré du côté des
ruines de Karlsmund : en arrivant au pied de la tour croulante, nos
deux promeneurs s'assirent et causèrent longtemps au clair delà
lune. Nulle oreille indiscrète n'épiait leurs confidences, mais de
ce qu'ils se dirent, si nous voulez savoir quelque chose, lisez l'ado-
rable pièce intitulée Ehjsium et dédiée à l ranie, pseudonyme sous
lequel se dérobe une amie de Charlotte. Parmi les fugitives poésies
(1) Voyez la Justification du jeune Werther, Francfort 1775.
l.'i'i hevi f. DES m i \ ttOWDl g.
dues à cette amoureuse inspiration, il en es1 tme sot laquelle j'insis-
terai surtout, parce qu'elle me semble rendre ■ merveille l'étal
moral de Goethe verscette période. S miuî profond, son insur-
montable découragemenl l'accablaient, el comme, il l'a di1 lui-
même, il désespérail d'avance de toul ce que le préserU lui pou-
vait donner. lussi quel retour inattendu «mi découvrant ce coeur
aimable el tendre, capable des émotions les plu- élevées, tes plus
nobles, el se vouant pourtant de préférence aux modestes prafiq
<!>• la vie ordinaire! Ce fat Charlotte qui réconcilia Goethe avec le
train journalier des choses de ce monde; ce fut par la bienfaisante
opération de ce gracieux intermédiaire que le goal de la sociabilité
lui revint. Déplaisir, trouble, égarement! ainsi se perd la plus
belle partie de l'existence, incessamment ballottée dans on je ne sais
quoi qui n'est ni la tempête ni le calme. Ce qui hier m'attirait au-
jourd'hui un- repousse. Quelle sympathie aurais-je pour un monde
qui tant de loi- m'a déçu, et dont l'impassible indifférence n'a jamais"
tenu compte ni il'' mes douleurs, ni de mes fëfii il"" Oui, je l'avoue,
il est il'' i es momens ou l'esprii se replie mu- lui-même, <>u le i
erme. \in-i j>- me sentis quand je te rencontrai sur mon chemin
••t m'élançai au-devanl de t"i.
\u bout 'le quelque temps, nu était devenu l'un pour l'autre une
compagnie inséparable, autour de la table a thé, sons tes vertes char-
milles du jardin, un devisai) ensemble de longues heures; puis,
bras dessus, bras dessous, on s'en allait continuer l'entretien ■> tra-
vers champs, a travers l">i-. buvanl du lait a la Ferme prochaine,
cueillant au boni du ruisseau la blanche marguerite qu'un interre-
imoî : " 11 m'aime, il ne m'aime pas. \ in-i bégayail
l'amour par les lèvres roses de Charlotte, tandis que Wolfgang '•"li-
rait dans l'herbe à la poursuite des papillons et des scarabées qu'il
chassail avec le grand chapeau de paille de sa blonde ami*-. Quel-
quefois, lorsque les affaires chômaient, Kestner se mettah de la
partie, et la présence du fiancé, j'allai- presque ajouter du mari,
n'apportait aucun embarras, aucune gêne dans ce - cham-
pêtres. San- I'- vouloir >'t sans I'- savoir, un en ''tait venu à une sorte
de communauté d'émotions el d'idées, on vivait peur ainsi dire)
trois •. idylle charmante qui de son pied léger Foulait, sitôl la nou-
velle aube, les prés humides de ? I cri de Falpuette perdue
dan- l'azur du ciel, le 'liant de la caille d ms les blés mûrs, leur fat-
it d'attra\ an- concerts, el lorsque sur le soîi d'un'' chaude jour-
née à" été l'e liait, avec quelle bonne humeur on bravait la
pluie et la foudre, avec quelle bruyante allégresse on rentrait m
logis mouille- jusqu'aux us, mais le coeur plein de saines aspira-
tions et comme plus étroitement unis par les mésaventures i\ii cette
escapade! Les jours se succédaient calmes, prospères, occupés, et
f.A JEI M --I DE GOETHE.
155
pour marquer toutes les fttea de l'année, il eût fallu imprimer en
lettres d'or tout I»' calendrier.
Cette existence en pleine nature, ee continuel enchantement du
pa\ sage, que Goethe contenplaU avec les yeua magiques de l'amour,
devaient assez aatereDement l'amener à ne rêver qu'églogues el lm-
eoJiques. I a de ses amis, Merck, à ee quejecrois, d'autres disent
Jérusalem, lui apporta fa ViUugt aeumromtd AftrJeMfted Pillage de
Goldsmith. C'était nue occasion toute trouvée de faire passer dans
■ poésie tant de bbtoam rastiq-aes qui te charmaient -i vivement :
fêtes villageoises, keri ses carillonnées, marchés forains, \ad-
tantes rondes, lorsque fillettes et garçons s'en donnent 1 eœur-joie,
tandis que les sages du pays, fumant et buvant, tiei m eonsei] sous
le vieil orme de la paroisse. Sajei d'un soudain enthousiasme ponc
famvrs de fioldsmhb^ <be entreprii de la traduire, sans réflé-
chir qu'il était trop plein de son sujet p • mener à benne fin pa-
reille tâche. Quelle idée aussi de se vouloir faire iraemctenr quand
on a en soi de quoi suhatanta vingt poèmes! Heureusement rien ne
9e perd, et de rélaboraéoa seerèta desgermes-c jus à cette ôpo-
qoe se dégagea plus tard llminiini ri Uurnt/:.
Linai s'écoufett ce rêve de jeunesse entre lesjeiesde Pamot
,n,v le culte de l'art et la contemplation de la nal
ta -cuirai lesméanoirts de Goethe ae «fenneai que très peu de
détails sur cette période, et c'atl aaa écrit! du tempe et surtout aux
aombreneei eevrespendances récamaient mises en lumière qu'il
faut s>adresser pour reconstruire en Bon ensemble la simple bia-
teire de soa sommeroe aveu Cbarlotas. Sur ce sujet, bù-même rasa-
royait a unt/ier. seul document spécial et dansleqnel, « aux jours
de !» verte jeunesse, d b>ss1 complu a décrire, encore sons le charnu
de la première impie- non, les ciseoustances fbi tanées qai ajoutèrent
iant de délices à son séjour dans la vallée de la Lahn. Mai- H
Mur, après tout, est un roman, ou la vérité, si fart qu'elle abonde,
m- mêle cimne du r.>tc ( 'cm son droit à beaueonp deâczians, et
qu'a la distance an non- .-«.mines, on doit Déceanain al consulter
avec ans certaine Béserve, quoi qu'en dise l'auteur qnej ai cité plus
haut I . lequel declaïc que la première partie du li\re peut pa
pour L'histoire même du poète.
Pour mieux jouir du tableau de famille et voir en SES naît- epan-
chemens le spectacle inoui de cette passion d trois que la dignité
morale des deux jeunes gens et de la jeune lille sauvegarde à la fois
du scandale et du ridicule, entrons dans la petite maison dnWete-
lar. dan- ce -anctuaire dome-lique i OS te calme respire, oè te plus
agréable entretien VOUS attend, où riiospitalite la plus prévenante
(1) Voye» BericMgmg der Geschichte desJungen Werthers.
156 BEVUE I>1- D] I \ «0ND1 S.
se met en frais pour chasser de vos cœurs jusqu'à l'ombre d'un
souci, i Huit beures sonnent, l'instant des réceptions du soir : amis
et visiteurs entrent sans être annoncés. Le père interrompt sa lec-
ture, <i vieillard avenant, ouvert, que sa bonne nature et la simpli-
cité des mœurs ont maintenu dans la plénitude de ses facultés;
néreux, sensible, et, bien qu'un peu rude quand on le compare au
reste de son entourage, ne manquant point cependani de bonho-
mie. » Les filles (les deux aînées), tout en continuant leur broderie,
von- accueillent d'un sourire discret et grave, car le deuil d'une
mère tendrement chérie et qu'on a perdue il \ a quelques mois
attriste encore cette atmosphère. Tout à coup les cris d'une nichée
d'enfans annoncent un nouvel finie -. c'esl Goethe; il entre assailli
par une douzaine de bambins tapageurs plus beaux les uns que les
autres, qui lui sautent au cou ci l'assourdissenl en l'appelant iinm
oncle et mon cousin. Vainement les sœurs < ber< fient à rétablir l'or-
dre, le vacarme augmente toujours jusqu'à ce que le bon ami Wolf-
gang soit allé s'établir à l'autre bout du salon, loin de sa ni.nii'
pour débiter de> COnteS a tout ce petit inonde qui l'écoute eu ou-
vrant de grands yeux. Heureux encore mitre juris< onsulte loi -qu'on
ne le force pas a marcher a quatre pattes el a faire l'âne ou le i fie-
val! Très souvenl c'est «I. m- cette attitude à la Henri IN recevant
M. l'ambassadeur d'Espagne que le surprend Kestner, lequel, en sa
qualité de bureaucrate accompli , arrive toujours le dernier par-
tout I:. L'fieureu.v Gancé s'installe auprès de Charlotte, qu'il n'a
pas vue depuis la treille, et les voilà souriant et causanl de ces mille
rien- qu'on se dit a vois basse. Non- croyez peut-être que Goethe
en va, dans -on coin, concevoir quelque ombrage? Nullement; il
continue à se laisser enfourcher de l'air le plus patient ci songe que
tout à l'heure Kestner viendra le relayer el que ce sera son tour à lui
de fleurette/ .
deux hommes amoureux de la même personne, dan- l'intime
confidence du secret l'un de l'autre, et ne se laissant pas une mi-
nute entamer par la jalou-ie. offrent à la réflexion un objet assez
raie pour qu'elle -'\ arrête, lue amitié capable de sortir victo-
rieuse d'une telle épreuve n'a évidemment après cela plu.- rien à
redouter dans l'avenir. 11 n'v a \< i ni trompeur ni dupe: toi
passe ouvertement, galamment, comme il convient entre gens de
(1) « J'arrive d'ordinaire entre neuf et onze heures. Ce sont là mes heures les plu
belles, les plus calmes aussi. Mes affaires sont terminées, mes devoirs ace un li i n
j'estime que plus nous tenons à voir se perpétuer l'attachement que nous avons avec
une femme digne de notre hommage, plus nous devoi. u ts à remplir scioipu-
leusement nos devoirs afin d'avoir la conscience sans reproche. C'est par-là surtout qui-,
je sens que je possède fermement le cœur de ma bien-aimée. Le ciel me le conserve! »
(. Lettre de Kestner à son ami de HenningSjWetzlar, 2 novembre 1768, page 291 de la
Correspondance.
LA JEUNESSE DE GOETHE. 157
cœur qui s'estiment ce qu'ils valent. <m dirait une saur entre ses
deux frères, et cependant il s'agit d'amour, d'un sentiment qui d'or-
dinaire u'accepte guère les partages. Charlotte également les aime-
t-elle tous les deux? Elle n'en aime aucun. S'il était simplement
question de la Charlotte de Werther, j'inclinerais à croire que c'est
du côté de Wolfgang que sont ses préférences; mais qu'un \ pense,
la personne dont il s'agit D'est pas h ce point sentimentale, et ce
n'est pas à son image que sonl empruntés divers traits romantiques
sous lesquels le poète nous a représenté son héroïne, ^vec beaucoup
d'enjouement dans le caractère, la Charlotte de Wetzlar a plus de
gravité; l'idée austère du devoir s'allie chez clic aux grâces juvé-
niles, à la familiarité du maintien. Je ue jurerais point qu'il u'j ait
pas eu, eu tout ceci, quelque prédilection, quoique bien légèrement
nuancée, et que sou cœur, tout en croyant tenir la balance égale
entre les deux, n'ait, peut-être à son propre insu, penché pour le
beau, l'intelligent, le radieux Wolfgang : les femmes ont l'instinct des
prédestinations. Toutefois ce sentiment, de quelque nom qu'un le
non , s'il lut plus que de l'amitié, s'il fut même de l'amour, n'alla
peint jusqu'à ta passion, et quand elle épousa Kestner, la Qamme
s'en confondit sans les altérer dans les pures et chastes émotions du
bonheur conjugal. En de pareille-, conditions, la jalousie, on le voit,
n'avait que faire, non plus que la vanité, la basse rancune ou la
coquetterie. Étaient -ce des rivaux? 'i eut-il un vainqueur, un
vaincu? Celle qu'on adorait songeait-elle a s'enorgueillir de son
triomphe? Pas une pensée, pas un sentiment qui oe fût en com-
mun. I ne harmonie d'abord a deux, puis a trois, — un com-
merce dont on n'a peut-être pas \u d'autre exemple dan- l'histoire
des êtres! a je cite les propres parole, de Goethe, qui comj
cette existence a une vraie idylle allemande dont l'heureuse contrée
qui QOUS environnait était connue la prose, tandis que la pureté de
nos affections en fournissait la poési
Vers le milieu de l'été, Wolfgang dut se séparer m intanément
du cercle affectionné de Wetzlar pour faire nue excursion à diessen,
petite ville universitaire du voisinage, où se t roux aient rassemblés en
une sorte de congrès littéraire les trois principaux rédacteurs du
Journal des Savant de Francfort : Sclilosser, qui venait de se fiancer
à sa sœur Cornélie, Merck, et le professeur Boepfner. (ioethe et
Boepfner, bien que cotre, pondant l'un axer l'autre depuis plusieurs
mois, ne se connaissaient pas personnellement, et ce fut pour notre
joyeux pèlerin un xasion de lui jouer un tour de son métier. On
sait quel gOÛt axait notre hérOS dans -a jeunesse pour les masca-
rades et les scènes de comédie jouées au naturel. Il se déguise en
étudiant \oyageur (le futur étudiant de Faust, si vous voulez),
et vient s'asseoir, moitié vantard, moitié lourdaud, à la table où
[58 i;nif m - mi \ momies.
Ii' celcbiv professeur <le droit prend ses repas. Goethe, dans bob
autobiographie 1 , a donné de cette anecdote on récit aaseï plai-
sant, nais i|ui Berah bien loin, au dire de certains auteurs, de
valoir le récit même de Hoepfner. « Si spirituellement, écrit l'un
d'e i\ 2 . que Goetbe ai t peint eette étrange rencontre, Bon tableau
n'est qu'un témoignage de plus de l'impuissance de la plume a rendra
la verve, l'originalité d'une plaisanterie fugitive. C'était de la bouche
de Hoepfner qu'il fallait entendre cette scène. Ivec quel entrain comi-
que il vous mettait devant le» yeux ce jeune homme au iront élevé,
an regard de feu, séduisant et beau jusque dans la gaucherie de bob
maintien I Comme il vous taisait rire de sas discours embarras!
quelle péripétie, a quelle explosion dramatique vous assistiez,
lorsque le prétendu nigaud', dépouillant sa défroque de fantaisie,
i iait en -autant au cou de Hoepfner : .!"• suis Goethe, eher maître1,
pardonnes-moi cette plaisanterie! Mai- que voulez -vous? Je me
défiais de ces présentations régulières faites par un bars et qui voua
lai— eut pour dtis années iroid ft cérémonieoj l'un via-à-vis de
l'antre; j'ai voulu entrer a pieds joint- et d'un seul bond dans
retre amitié. »
\\it Hoepfner, leJbwmo/oVi Savant comptait, non- ravons dit,
i, deua antres représentans, Schlosser et Merck. Schloaser
devait épouser Cornélie, la sœur tendrement aimée de Wolfgang.
<".e mariage désormais arrêté n'était plus différé que par l'absence
du fds de la maison, et l'on conçoit que le lancé, impatient do
voir enfin réussir ses projets, redoubla d'efforts pour arracher de
ces liens -ou futur beau— frère, sur la présence duquel il n'j avait
pas a compter tant que tes I»- lus yeai de Charlotte lo retiendraient
au\ bord- enchantés de la Lahn. Quant à Merck, des idées d'un
ordre moins personnel le préoccupaient, <'t persuadé avant toute
chose qu'il v avait la mu1 grande vocation a 98QVegarder, il s'ap-
prétait, quoi que fût d'ailleurs Podieiw d'une pareille intervention,
a jouer dans cette affaire le roi'- équivoque et fâcheux qu'il avait,
deux ans plu- tôt, joué a Sesenbeno vis-à-vis 'lo Frédérique Brion.
Kils d'un apothicaire de Darm-tadt. .1 • -. i r i— 1 1 • • r i ri Merck s'était de
benne heure, par son esprit et ses talens, l'ait adopter du meilleur
monde. Il él lit a eette époque on correspondance avec la plupart des
princes et des Beaux-esprits de l'Allemagne, nommément .ivre Her-
der, qui professait a son endroit la plus haute estime el ttait à
1 -on amitié une certain'» coquetterie, craitmaut (ce qui du
reste no manqua pas d'arriver] que ce goûi do plus on plus prononcé
pour Goethe n'y vint à la longue porter quoique atteinte. , Personne,
(1) Wahrh ;titn<j, p. IIS tlu XXIIe volume des OBuortt eomp
(2) Kirl Wagner, l'éditeur des lyttres et Correspondances de Goethe, Herder, II
Merck avec leurs amis. Leipzig 18*7.
LA il i NBMB DE (a>F.TllE. 1Ô0
a il il Goethe, n'a cm 'ici' sur ma vie une plus grande influence que cet
homme. » Merck en effet a sa place marquée dans l'histoire littéraire
de ><>n temps, et sa correspondance témoigne à chaque page de l'ac-
tion salutaire qu'il eut par sa critique sur des esprits de beaucoup bu-
péi ieurs au sien quant aux Facultés productives. I a coupd'œn prompt
et sûr, un jugement imperturbable, telles étaient ses principales
qualités. Nous aviez beau lui vouloir donner le change, il nes"j
trompait pas, et rien ne pouvait vous défendre contre Ba damnée
pénétration l . ■ Critique Bans peur et Bans reproche, il remplissait
son office avec nn zèle impitoyable, amer, et ses conseils, il faut le
di e, se ressentirent toujours plus on moins de cette buequi le dé-
vorait el le poussa lui-même an suicide. Cependant, rem mu- ses vues
étaient justes, bcs intentions honnêtes el loj aies, il arrivait que cette
âpre causticité, cette rude sécheresse qu'il affectail dans la forme, ne
nuisaient en somme qu'à lui eu le Faisant cordialement exécrer de
ses meilleurs amis, >'i cela au moment même oh 11 leur rendait ser-
vice. C'est ce qui par deux fois lui arriva avec Goethe, dont la mau-
vaise humeur survécut, et qui, dans un portrait évidemment entaché
de malveillance, le surn< la plus tard : Méphistophélès-Merck.
\ tout prendre néanmoins, la conduite de cet atrabilaire person-
nage fui ii i. comme à Strasbourg, Bmoèrement amicale, et ridée
que Merck se formait <lis conditions particulières auxquelles tjciue
oblige oe lui permettait pas d'en tenir une autre; il s'en Fallait d'ail-
leurs que les circonstances fussenl les mêmes, et Goethe n'était nul-
lement vis-à-vis de Charlotte dans la position où deux ans plus t"t
il s'était trouvé vis-à-vis <!<• Frédérique. Si à Strasbourg, en pré-
Bence d'une jeune Bile amoureuse et parfaitement libre de se marier
à qui lui plaît, la question de génie était seule en jeu, a Wetelar
le - 1 hoses devenaient plus graves, et l'honneur allait Be trouvercom-
promis. lài s' engageant de parti pris dans cette incroyable aventure
avec une personne qui, tout en pouvant laisser parler son co
n'étail plus en étal de disposer de sa main, Goethe, cela va sans
dire, n'avait aucunement songé aux conséquences. \ vingt ans, qui
songe aux conséquences? D'ailleurs l'impossibilité même de
amours n'est-elle point la meilleure des sauvegardes? On jouait
avec le Feu, quitte à l'éteindre dès que le danger commencerait, el
le danger était déjà là qu'un n'en soupçonnait même pas l'existence;
pui> , lorsque la vérité avait éclaté dans toul son jour, lorsqu'on
voyait ce qu'il était advenu de ce Feu de paille, au lieu de s'enfuh
tout effares, l'un par ici, l'autre par là, on continuait paisiblement
la promenade au clair de lune, la jeune fiHe se disant : h 11 m'aver-
(1) Goethe, .4«v mehtem leben, p. 165, 1. 1".
ItiO IU.VI K DIS IH I \ MIAMI S.
tira quand il sera temps, » et le damoiseau remettant toujours au
lendemain.
Les choses touchaient à ce point lorsque Merck jugea à propos
d'intervenir dans le roman de Wetzlar. Il était temps et grandement.
Merck se rendit sans peine compte du péril et arrêta aussitôl le dessein
de trancher dans le vif d'une situation qui menaçait d'un moment à
l'autre de tourner à l'irréparable, h J'ai trouvé i< i l'amie de Goethe,
cette fille dont il parle avec tant d'enthousiasme dans toutes ses lettres;
elle mérite réellement toul ce qu'il pourra dire du bien sur son
compte. " Ce passage d'une lettre de Merck prouverait au besoin
que le froid el sévère censeur ne demeura pas insensible aux séduc-
tions de l'aimable Charlotte; mais plus il fut agréablemenl captivé,
plus il affecta de cacher a Goethe sa véritable impression, s'efforçanl
au contraire de lui représenter sa maltresse comme une personne
ordinaire et de la déprécier au profit d'uni' de ses compagnes,
grande et belle jeune fille au port de reine, aux yeux deJunon, la-
quelle du moins avait le cœur libre d'engagemens. On Bail ce qu'il
en coûte parfois de rendre aux an reux cette espèce de service:
Merck en porta la peine, el cela, à vrai dire, plus rudemenl qu'il ne
com ieni, car s'il était dans l'ordre naturel des choses que Goethe sur
le moment lui en voulût du procédé, on a quelque peine & s'expliquer
cet espril d'aigreur rétrospective qui pêne dans son autobiographie
au souvenir de cette période déjà lointaine. Goethe se mépril sur les
vrais sentimens de Merck en cette affaire, el ce prétendu Méphisto-
pheles, qui partout ou il va semé |e désespoir, n'est en dernière ana-
lyse qu'un honnête homme d'ami, qui remplissait loyalement son
office et brusquait le dénoûment, la position n'étant, comme on dit,
plus tenable.
\ptv-. bien des alternatives douloureuses, bien des révoltes et
des défaillances, il fut décidé que Goethe accompagnerait Merck
dans un vinagesurles bords du Rhin, et qu'on partirait .-ans dif-
férer. Il n'v avait en effet pas une minute à perdre. Malgré tout
ce que cette crise étrange pouvait avoir en soi d'élémens factices,
l'état qu'elle avait amené offrait plus d'un danger, et persister
davantage, c'était aller au-devant d'une pa»ion réelle et déses-
pérée. Il n'j avait doue de salut que dans la fuite. Merck quitta
Wetzlar après s'être assuré que Wolfgang viendrait le rejoindre
à Coblentz, et le 11 septembre 1772 l'amant de Charlotte s'éloi-
gna résolument du centre d'une affection avec laquelle il fallait
rompre. 11 n'y eut point d'entrevue dernière, point d'adieux :
Goethe détestait ce genre de scènes, et ne faillit pas cette fois à la
conduite qu'il avait tenue dans ses liaisons précédentes, à Leipzig
par exemple, lorsque peu de temps auparavant il s'était séparé de
LA .1E1NESSE DE fiOETIIE. 161
l'aimable Catherine Schoenkopf, dont on se rappelle malgré soi le
roman en feuilletant les extraits du journal de Kestner à cette date
du 10 septembre 1772. « Goethe et moi, nous dinàmes ensemble au
jardin, et j'étais certes loin de me douter que ce fut pour la der-
nière fois. Le soir, il vint au Teutsc/ic Haut; nous eûmes, Charlotte,
lui et moi, un entretien des plus singuliers au sujet de l'autre vie.
de la séparation, du retour, etc., entretien qui fut provoqué par
Charlotte, et non poinl par Goethe, et à la suite duquel nous con-
vînmes que le premier d'entre nous qui mourrait viendrait, autant
qu'il le pourrait, donner aux survivans des nouvelles de ce qui se
se au-delà de cette vie. Goethe était très abattu, car il Bavait qu'il
devait partir le lendemain au matin. »
Ecoutons maintenant le récit de ce départ et des pénibles émo-
tions qui en résultèrent pour b^ deux Gancés, pour toute la mai-
son. « il septembre. Goethe est parti ce matin à sept heures sans
prendre congé et laissant pour moi quelques livres avec un billet.
Il nous avait parlé déjà plusieurs fois d'un voyage vers cette
époque à Coblentz, où il devait rejoindre M. .Merck, ajoutant que
Bon intention était de ne point faire d'adieux et de déloger subi-
tement, aussi m'y attendais-je, et cependant j'ai senti au fond
du cœur que je n'j étais pas préparé. Je revenais de mon bureau,
lorsqu'on médit: Voilà ce que le docteur Goethe a laissé pour vous
ce matin. Je \is des livres avec un billet, et devinant ce qu'il en
était, je me dis : H est parti, puis demeurai confondu. La conseillère
Langea n'j voulait pas croire, et nous envoya sa femme de chambre
pour nous dire qu'il était impossible que le docteur Goethe fûl assez
mal appris pour quitter ainsi les gens sans les prévenir, à quoi Char-
lotte répondit qu'en ce cas c'était a elle, sa tante, de se reprocher
de n'avoir pas mieux élevé son cher neveu. »
Tour en avoir enfin le cour net, Charlotte lit porter chez Goethe
un nécessaire qu'elle avait à lui. Personne! La conseillère Langen
n'en revenait pas; à midi, elle voulait à toute force écrire à la mère
de Goethe comment son indigne fds s'était comporté. « Tous les en-
fans pleuraient en s'écriant : Le docteur Goethe est parti!... Plus
tard, je rencontrai M. de lîorn qui l'avait accompagné à cheval jus-
qu'à Braunfels. Goethe lui avait conté notre entretien d'hier au soir,
puis s'était éloigné fort abattu et décourage. Enfin je remis à Char-
lotte le billet de Goethe, je la trouvai tout affligée de ce départ;
en le lisant, les larmes lui vinrent aux yeux, et néanmoins ce dé-
part avait son bon côté, puisqu'elle ne pouvait pas lui donner ce qu'il
souhaitait. Nous ne parlâmes que de lui, et je ne pouvais me déta-
cher de sa pensée. Comme on cherchait à dénigrer la manière dont
il nous avait quittés, je pris sa défense avec chaleur contre une
TOME IX. 11
16*2 REVIE DES 1)1 I \ KONDES.
femme incapable d'y rien comprendre, en snîte de quoi je me
a lui écrire ce qui s'étail passé depuis son dépai :
Quelle peinture touchante et naïve de la situation offrenl ces simples
lignes, comme elles font revivre sons nos yeux la douleur de ces deux
nobles âmes! el la consternation de ces beaux enfans décriant dans
leur première angoisse : Le docteur Goethe esl pari compter
que cette 9cëne d'intérieur, d'un accenl si honnête el si vrai, vient
admirablement à propos pour nous renseigner au snjel de répisode
on ensemble. Tout étrange que soit l'histoire, on voit qu'elle
n'est point le produil oiseux et Fantasque (Tune sentimentalité ma-
ladive, et qu'A j avait un fond réel à ces dangers auxquels on a,
de part et d'autre, heureusement échappé, si Goethe a mis dans son
roman une certaine partie de la vérité, s'il a même dans le person-
nage de Werther reproduit divers traits de 3a propre physionomie,
il a gardé pour lui cette force de volonté qui t'aide à se tirer d'af-
faire au dernier moment, et dont l'absence réduit son héros à ne
tir, <■!! pareil ''a-, qne se brûler la cervelle. Toutes les rêveries,
toutes tes faiblesses, toutes les misères sentimentales de Werther^
Goethe les a ou tes a eues, mais avec moins de conséquence et d'une
-I à la fois plus vraie et plus invraisemblable, car il n'j a en
somme que les héros de théâtre et les personnages de roman qui
mens avec eux-mêmes. D'autre part, quelle noble et
i" Qgure que ce K ■■•• r, comparé au froid Ubert du romani
l ne nature moins généreuse»n'eûl pas manqué de triompher de cette
absence d'un rival, oubliant dans sa joie la perte de l'ami; mais
Kestnera le désintéressement des cœurs magnanimes, car il sait
cet ami dont il pleure l'absence est son rival, «-t bien plus il va
jusqu'à se demander, en la candeur et la lo on âme, si ce
noble et valeureux jeune homme, tout resplendissant de génie et de
beauté, n'était pas plus capable que lui de faire le bonheur de -a Char-
lotte bien-aimée. Transcrivons ici la lettre de Goethe à laquelle il est
fait allusion dan- le journal que nous avons cité plus haut : < Il est
parti. Kestner; lorsque vous recevrerces lignes, il sera déjà loin de
vous. J'étais "'ii paix avec moi-même, mais votre conversation a ré-
veillé tous mes déchiremens... J'- ne puis <'u ce moment vous dire
autre chose : si ce n'est : Soyez heureux. In instant de plus p
entre vous, et je succombais! \ présent, me voilà seul, et demain je
pars! Oh! ma pauvre tête! I ns maintenant le billet à l'adresse
de Charlotte, a Certainement j'espère encore revenir, mas Dieu sait
quand? Lotte, chère Lotte, q pas souffert pendanl que vous
parliez, en songeant que c'était la dernière fois que je vous vo;
Quelle inspiration vous avait donc portée à cet entretien? Bêlas! vous
attendiez le fond de ma pensée, et ma pensée, au lieu de planer avec
LA Jtl'NESSE DE GOETHE. 1(33
la vôtre, était restée ici-ba> attachée à cette main que mes lè> res pres-
saient pour la dernière fois, à cette chambre où je ae dois plus ren-
trer, à ce cher, à ce digne père qui m'accompagnait pourlader-
oière fois! Je suis seul maintenant et puis pleurer; je vouslaisse
heureux et ne m'en vais poinl de vos cœurs. Oui, je vous reverrai,
mais il- pas vous revoir demain, c'esl ae vous revoir jamais. Dites
à mes chers bambins, dites-leur : Il est parti] Je m'arrête, car je
sens que je suis à bout, u
11.
Goethe a pris soin de faire expédier ses bagages .1 Francfort à
l'adresse de M de La Roche, chez qui Merck «luit le rejoindre,
el le voilà sui\;iut a pied le- In, ni- j,i 1 1. .r - -. | u. - de la l.ahn, h «BUT
ei l'espril fort éprouvés sans doute, mai-. Dieu merci, poinl assez
malades peur rester insensibles aux splendeurs «lu paysage. Il s'ou-
blie a contempler ces collines boisées, 1 es hautes cimes que le soleil
monde 'le ses rayons tandis qu'une brume flottante obscurci! les
vallées, ces vieux Burgs, i fièrement campés sur leurs pic- sécu-
laires, et son âme, irrésistiblement émancipée, ooie dans l'azur et
la lumière le- souvenirs «lu cher roman auquel il a fallu dire ,,<lieu.
On connaît le singulier penchant que Goethe avait pour la peinture,
le- fantasques désirs île manier la brosse qui. sa vie durant, ban-
tèrenl cette grande intelligence. \ l'enthousiasme que ce spectacle
éveille en lui. a l'émotion qui s'empare île tout son être, il croit
surprendre le secrel «le sa vocation, et. pour en finir désormais
avec cette incertitude qui le tourmente, il -e décide a faire parler
le ort, bien résolu, quel que .-oit le décret, a >\ soumettre irré-
vocablement. Qui ne se souvient de ci- bizarre passage «les Confes-
sions où Rousseau lance une pierre contre un arbre el voil un signe
de -un salut éternel dans le tait d'avoir ton. lie ce bul : « ce qui véri-
tablement n'était pas difficile, car j'avais eu le soin de le choisir
fort gros et tout près? Depuis loi-, je n'ai plus doute de mon salut. »
L'epreme que Goethe imagina de tenti r ■< cette occasion, aussi ex-
travagante, a l'irrévérence de moins (1). Tirant donc de sa poche un
couteau, il le lance à la rivière de toute sa i S il voit le couteau
tomlier dans l'eau, il >era peintre; le sorl en esl jeté! mais si au
contraire les -aule- plante- sur le bord lui en dérobenl la chute, il
renonce à tout jamais à ses idées. L'oracle eut le bon esprit de ne
pas se compromettre, il ne donna qu'une réponse ambiguë, car d'une
part Goethe ue vit pas le couteau plonger, mais rie l'autre il aperçut
(l) Les C ayant para en 1768, c'est-à-dire quatre années avant l'époque où
nous sommes, tout porte à croire qu'il y eut de la part de Goethe, sinon plagiat, du
moins réminiscence.
JO/l l'.IVIl l>KS DKIX MONDES.
claire nt le bouillonnement de l'eau dont sa chute fut cause, ce qui
lit qu'il continua <le douter et de s'abstenir. Cette aimable pérégrina-
tion -'' prolongea ainsi quelques jours, au bout desquels Goethe at-
teignit Ems. Là il jugea convenable et salutaire de faire une petite
halte hygiénique, et, après avoir complaisamment retrempé ses
forces aux sources de l'endroit, il se remit en route et descendu" le
vieux Kl i ■ ii ''ii bateau, jouissant avec délices des magnifiques points
de vue d'Oberlahnstein et d'Ehrenbreitstein.
Des sa venue, la famille La Roche, à qui Merck l'avait annoncé,
l'accueillit à bras ouverts, et presque aussitôt il pul se considérer
comme étant de la maison. Tout le monde le recherchait, le choyait,
l'accaparait, — la mère pour ses talens littéraires, le père pour sa
joyeuse humeur et son parfait bon sens, les jeunes QJles pour le poé-
tique rayonnement dont il marchait environné. M"* de La Roche,
jadis les premières amours de \N ieland, venait de composer une nou-
velle dans le style de Richardson, l'Histoire de madame de Slern-
heim, et peut-être v avait-il quelque petit calcul de femme auteur
dans cette manière d'attirer des gens dont il importait de Be rendre
inion favorable. Quoi qu'il en soit, la chose lui réussit avec
Goethe, qui écrivit sur ses livres un bel article que le Journal des
Savant de Francfort s'empressa de publier. Il est vrai que les mé-
chantes langues de l'époque racontent qu'elle dut cette complai-
sance beaucoup moins à ses propres mérites qu'aux charmes de sa
Bile Maximiliane, dont les yeux irrésistibles avaient dès l'abord fas-
ciné ft jeune reviewer. C'est <TI>- qui figure dans Werlher sous le
nom de MM* r>.... l't qui fut depuis la mère de Bettina. Ce qu'il j a
de certain, c'est qu'on ne tarda pas à .se prendre de belle flamme,
que les regards pai lèrent, et que l'amoureuse fleurette alla son train
ni plus ni moins que si Charlotte n'eût jamais existé : conduite im-
pardonnable, qu'on a quelque peine ;1 s'expliquer, même quand on
connaît la prodigieuse mobilité de cette nature de poète : On se trom-
perait fort, du reste, à voir dans une évolution de ce genre ce que
nous appelons vulgairement de l'inconstance. V Dieu ne plaise que
Goethe oublie l'idole d'hier aux pieds de la maîtresse d'aujourd'hui!
Pour les perdre un instant de v ne, il ne renonce ni à ses souvenirs
ni à ses souffrances, qui se réveilleront en temps et lieu sous ta
moisson de fleurs dont il les couvre. Seulement il y a en lui une
telle exubérance de vie, tant de force jointe à une impressionnabilité
si extraordinaire, que jamais un sentiment, quel qu'il soit, ne sau-
rait enchaîner son indépendance et l'absorber, comme Werther, jus-
qu'au suicide. Son cœur ressemble à ces grands arbres des forêts
qui portent des chiffres mystérieux gravés au vif de leur écorce, et
qui, chaque année, au printemps voient leurs rameaux, où la sève
bouillonne, se couronner de feuillages nouveaux et s'emplir de jo\ eux
LA JEUNESSE DE GOETHE. 165
concerts, associant ainsi la fête de l'heure présente à l'indélébile
mélancolie des souvenirs!
Que Charlotte après tant de rêves, de soupirs, de désirs et de lan-
gueurs, que Charlotte appartienne finalement à un autre, Goethe, à
couj) sûr, n'en mourra pas. Kl pourtant, de ce qu'il porte galamment
sa douleur, il ne faudrait point se trop hâter de conclure que cette
douleur n'ait point existé, et que rien d'humain n'ait battu sou.-^ sa
mamelle gauche. Le sentiment qui l'affecte, quel qu'il soit, ne sau-
rait l'empêcher d'être ouvert à l'impression du moment, sereine ou
gaie, riante ou morose. « Poésie est délivrance, » s'écrie Goethe.
! e compte, le roman de Werther lut la réalisation poétique d'un état
senti en prose. Et combien dure cette incubation morale, cet rua
aigu dont une fiction immortelle amène la délivrance? Deux ans, ni
plus ni moins. C'est eu septembre 177-2 que Goethe quitta Wetzlar;
le roman ne fut cent qu'en 1774, et pendant ce temps, (pie devenait
i-<- grand et loyal amour délibérément relégué dans les profondeurs
de la conscience du poète? II se taisait, laissant les jo\eu\ feux-fol-
lets tourbillonner à la surface, et préparant, comme la chrysalide,
sa radieuse transformation.
Je citerai à ce point de \ue deux productions de Goethe, d'une
valeur littéraire sans doute assez médiocre, mais curieuses en ce
qu'elles se rapportent a cette période de Werther, et, par leur carac-
tère humoristique et dégagé, contrastent singulièrement avec l'atti-
tude et \apose (pie la situation semble indiquer. Liez-vous donc aux
apparences, et cherchez à reconnaître le désespéré de la veille,
l'amant tendre et pa-sionne de Charlotte, dans ce jeune fou violem-
ment épris de-- beaux yeux de Maximiliane de La Roche, dans cet
égrillard convive, plein de boutades et de sarcasmes qu'il \ous dé-
coche à tout propos, dans cet aimable et spirituel libertin, entraî-
nant et entraîné, qui s'en va de Saint-Goar à lîacbaracli. de Bingen à
Nassau, eu \ aillante compagnie de belles filles et de beaux-esprits,
buvant, aimant, chantant, et descendant le cours du Rhin comme nos
pères descendaient le fleuve de la vie. Et cependant, sous toutes ces
joies qu'on ne saurait nier, sous toutes ces ivresses, sous toutes ces
écoles buissonnières, il % avait une vraie souffrance : le souvenir de
Charlotte. 11 y avait Werther qui s'élaborait lentement et par infil-
trations mystérieuses, comme on dit que dans le roc s'élaborent les
di amans.
A Francfort, il se reprit à son goût pour la peinture; c'était le
tour des maîtres flamands de passionner cette jeune imagination cu-
rieuse surtout de saisir la vie dans l'art. 11 se mit à fréquenter assi-
dûment leurs chefs-d'œuvre, que du reste les musées et les collec-
tions particulières de la ville impériale comptent en grand nombre.
11 peignit même à l'huile, d'après l'original, divers sujets de nature-
166 ri. \i E DES DE1 \ II0ND1 S.
morte, entre autres un couteau à manche d'écaillé h d'argent qu'il
réussit très agréablement : succès qui lui procura la pln> vive el la
|ilu> légitime des satisfactions,. Vvoir Goels île Berlichingen dan: son
portefeuille, Werther et Faust dans sa tête, et mettre son orgueil à
copier fidèlement un manche de couteau, il faut, pour comprendre
de pareils enfantillages, avoir vu Rossini jouer du basson! Ce beau
zèle toutefois dura peu, et son dilettantisme, rebuté par certaines
difficultés d'exécution, oe tarda point à passer à des sujets d'un ordre
|ilu> relevé. Des colporteurs italiens étant venus tenir boutique à La
foire de Francfort, Goethe s'arrêta devant Leurs étalages, où li^u-
raient en quantité des plâtres et des moulures d'après l'antique, et
ne s'éloign i qu'après avoir acheté divet ses reproductions de chi
d'œuvre. C'est là que se Laisse saisir le premier germe de ce grand
amour des arts plastiques, qui plus tard donna de si beaux fruits, et
à dater de ce moment l'école Qamande cessa d'absorber sa rêverie,
que l'idéal sollicitait déjà. Dans une existence bien ordonnée, il j a
temps pour tout, >-t Goethe, qui connaissait les formelles intentii os
de sou père, n'avait garde de négligei la jurisprudence.
ajoutons que ses études n'étaient point si arides qu'où le pour-
rail croire, et que si le jurisconsulte en profitait, l'écrivain a sou
tour \ trouvait son compte. C'était l'époque des réformes; un souille
|iln> clément pénétrait dans les vieux codes, dont on sentait la ri-
gueut draconienne se détendre sous l'influence des idées de tolé-
rance et d'humanité. De cet esprit nouveau devait sortir une Lan
nouvelle, émue, sympathique, remplaçant par La persuasion le pa-
thos j ii iï < I ■ < 1 1 1 « - des anciens jo ira et digne enfin d'intéresser, d'atta-
cher une âme éprise en tout du stj le. Néanmoins, ses travaux n'oc-
cupant qu'une partie de ses j nées, il lui restait encore assez de
temps pour vaquer à ses élucubrations poétiques sans avoir à craindre
désormais les instinctives rancunes de son père. En effet, du mo-
ment que la littérature et le droit pouvaient Caire ensemble bon
ménage sous le crâne du jeune Wolfgang, M. Goethe n'avait plus
aucune raison de s'opposer .1 une manie qui après tout ne messeyait
point trop chez un fus de famille bien et dûment pourvu d'une pro-
fession sérieuse.
Ce fut dans ces conditions que \it le jour Gne/z de Berlichingen,
dont l'idée le tenait depuis sa sortie de l'université. L'étude des
w el xvi* siècles L'avait beaucoup absorbé vers cette époque, et
parmi les graves ulijets de ses méditations, je citerai l'ouvrage de
Philipp Dats, de l'ace publiai. Goeti de Berlichingen fut le résultat
de ses recherches historiques, fécondées par La lecture de Sbaks-
peare et, comment dirai-je? parla fréquentation de La cathédral
Strasbourg. Conçu presque sur les bancs du collège, le drame mit des
années à paraître, et, selon une habitude dont on ne le \it guère se
i.v JE0HESSE DE GOETHE. 1«",7
départir, il prolongea tant qu'il put ht gestation, tournant et retour-
nant son sujet en lui-même, el possédant son œuvre non-seulement
dans Bon ensemble, mais jusqu'en ses moindres détails, avanl d'avoir
écrit la première syllabe. Qui sait même ce qui sérail advenu de cette
première création sans l*mflu< nce de sa sœur Cornélie, qui lui mit en
quelque sorte la plume à la main'.' Il commença donc à écrire un
malin, el îles le soir sa 3œur eut la confidence des premières -< ''nés.
C'étail une femme d'un grand sens el d'un esprit très supérieui que
M"c Cornélie Goethe. Elle comprit dès le début que la chose était
.«• et qu'il s'agissah toul simplement pour son frère de prouver
qu'il avait du génie, hissi se donna-t-elle garde de prodiguer l'ad-
miration : toul en reconnaissant que l'ouvrage s'annonçait d'une
façon convenable, elle émit certains doutes sur la persévérance de
l'auteur. Goethe, que les louanges eussenl endormi, se piqua d'é-
mulation devant le sourire d'incrédulité de son intime conseillère,
ci en si\ mois l'ouï rage fut terminé.
Goetz parut au printemps de I77;i, et c'étail pendant l'automne
de 1772 que Goethe avait quitté Wetzlar pour s'en retourner à Franc-
fort, d'où il ne cessa d'éci ire à Kestnet et à Charlotte des lettres plus
remplies de sentimens tendres et passionnées que d'orthographe.
Etrange i hose que cet oubli affecté des plus simples lois de la gram-
maire que les gens comme il faut croyaient devoir professeï à i ette
époque dans leu pondances! Écrire correctement sa lanj.
eut été «l'un homme du commun, el Goethe, on doit lui rendre «eue
justice, en ose sur ce point en véritable grand seigneur. Heureuse-
nu m ce n'était là qu'un travers de son temps, qui d'ailleurs ne por-
tait obstacle ni à l'inspiration ni à la chaleureuse éloquence du «lis-
cours, de telle sorte que ses lettres seraient, en dernière analyse, un
terrible argument contre Vaugelas, car elles prouvent que les plus
belles choses se peuvent passer d'orthographe. Dieu vous ait en sa
sainte garde, cher Kestner, et «lit''- à Charlotte qu'il m'arrive par-
foi- de croire que j'ai réussi à L'oublier; mais, bah! survient une re-
chut''. et me voilà plus malade que jainai.-l II rêve aux beaux jours
îles, aux heures délicieuses qu'il perdait <i ses pieds, entouré de
joyeux garnemens qui lui grimpaient sur les épaules. Retours mé-
lancoliques vers le passé, désespoirs complaisans où se mêle autant
de poésie que de vraie souffrance! Le suicide est à la mode, a peu
pi - comme les fautes d'orthographe; pourquoi des idées dé sui-
cide ne lui viendraient-elles point à l'esprit? On connaît ce passage
de l'autobiographie de Goethe: « Je possédais quelques arme- de
choix, et parmi ces armes on poignard bien affilé. Chaque soir, en
me couchant, je le posai- près de mon lit. et avant d'éteindre ma
lumière j'essayais de me renfoncer «lans la poitrine. Ce manège
tenté diverses fois n'ayant pas réussi, je finis par me prendre en
J68 REVIE DES PEUX MONDES.
dérision, et, plantant là toutes ces chimères d'hypocondriaque* je
résolus de vivre. » On voit que ces projets de suicide n'avaient rien
de bien sérieux , et en admettanl môme qu'il les eût agités à cette
pniode, lorsqu'il écrivit Werther, Le goût lui en avait complète-
ment passé. En octobre 1772, on lui mande qu'un de ses amis de
Wetslar, Frédéric de Goué, vient de se brûler la cervelle; du moins
c'est le bruit qui court, n Dites-moi sur-le-champ, écrit Goethe à
kr-tner, si cette nouvelle touchant (Joué se confirme. J'honore de
tels actes, je plains l'humanité et laisse les philistins débiter leurs
commentaires de Fumée de tabac et s'exclamer: Voilai Quant à moi,
j'espère ne jamais importuner mes amis d'une pareille nouvelle. »
La vie affluait en lui trop abondante pour qu'il pût faire autre chose
que coqueter avec cette idée de la mort. Que voua semble de cette
confession? < Je suis allé à Hombourg, et me suis repris d'un nouvel
amour pour l'existence en voyant quel plaisir peut cependant pro-
curer à ces excellentes gens l'aspect de ce pauvre moi que voua
connaissez. »
Guenille si l'on veut, ma guenille m'est chère !
Le récit de la mort de Goué se trouva faux; mais, hélas! il n'en
fut pas de même du suicide de Jérusalem , une triste et mélanco-
lique histoire, celle-là. « Infortuné Jérusalem! la nouvelle m'a été
un coup de foudre. Pauvre garçon, lorsque je m'en revenais de la
promenade et que je l'apercevais errant au clair de lune, je me di-
sais : 11 est amoureux. Charlotte se souviendra des plaisanteries que
je faisais là-dessus. Dieu le sait, la solitude a consumé son cœur. »
On s'accorde généralement à croire que ce fut sous l'impression
immédiate de cette nouvelle de la mort de Jérusalem que Goethe
écri\ il Werther. Et comment oserait-on douter de cette assertion, qui
se trouve consignée dans les propres mémoires de l'auteur? « A dater
de ce moment, dit-il lui-même, le plan de Werther fut arrêté : les
divers élémens qui abondaient de toutes parts se formèrent en masse
compacte comme on voit dans le vase une eau déjà presque G
se congeler subitement à la moindre secousse. » Or rien de moins
exact que ce témoignage sur la foi duquel la plupart des historiens
du grand poète se sont engagés, et nommément M. Henri Viehoff,
le plus récent et d'ailleurs l'un des mieux informés des biographes
de Goethe en Allemagne. Qu'on se fie ensuite à un poète rédigeant
ses mémoires. Ce livre que Goethe composait à distance, et qui con-
tient les faits plutôt tels qu'ils de\ raient être que tels qu'ils sont, ne
saurait être consulté que comme un répertoire de souvenirs. 11 s'en
faut naturellement que tout y soit, et dans ce qu'on y retrouve, il
y a bien souvent plus de poésie que de vérité, non toutefois que l'au-
teur cherche à donner le change, les hommes de cette trempe ne
LA JEUNESSE DE COKHIK. 169
connaissent point le mensonge, et quand ils donnent une indication
erronée, c'est qu'eux-mêmes sont les dupes de leurs propres im-
pressions, semblables à ces peintres qui voient ruttge ou qui voient
violet. Ainsi, pour m'en tenir à cette seule date, Jérusalem se tue
en octobre 1772; Goethe, informé sur-le-champ de la nouvelle,
reçoit dans le courant de novembre les pages <le ke-tner contenant
l'histoire détaillée des derniers jours de leur infortuné compagnon,
et ce n'esi qu'en 177/i que Werther prend naissance.
II s'en faut d'ailleurs que l'état de Goethe durant cette période
soit si lamentable el si découragé qu'il nous le montre. Au tableau
mélancolique et douloureux de l'autobiographie, donnons pour pen-
dant cette lettre qu'il écrivait en décembre, et qu'on juge : a Dites
à Charlotte que j'ai fait ici rencontre d'une fillette que je chéris du
fond de l'âme, et qui, si j'avais a me marier, serait celle que je
choisirais de préférence à toutes. Quels deux charmans couples nous
ferions! Elle aussi est née le 11 janvier I Qui sait ce que la volonté
de Dieu nous prépare? » On a dit «pie la personne a laquelle il est
fait allusion était cette bonne Sybille Mûnch que le poète avait ren-
contrée dans le cercle intime de sa sœur, et dont il s'occupait vers
cette époque; mais ici le doute est permis, attendu que l'aimable
Anna Sybille avait vu le jour en juillet, et non point en janvier
comme Charlotte. Ne serait-ce point plutôt Antoinette Gerock, qui
s'éprit pour lui d'une tendresse passionnée, et dont il emprunta di-
vers traits dans la suite pour le caractère de Mignon? Mais cette
supposition se trouve réfutée elle-même par une lettre dans laquelle
il raconte qu'attendant que sa bien-aimee fût rentrée d'un bal où
il ne la pouvait accompagner, il avait passé la soirée à se promener
au clair de lune avec Antoinette. Tout cela, on le voit, n'est point
d'un homme qui s'en va mourant de l'amoureux mai u re, et montre
une lois de plus le besoin constant qu'il avait du commerce des
femmes, ce platonisme excessif qui faisait le f<md de sa nature.
« Hier, j'ai patiné du matin au soir, et plus d'un sujet de joie m'est
advenu que je ne puis vous raconter. Tenez-moi pour aussi heureux
que ceux qui aiment. Comme vous, je suis plein d'espérances, et j'ai
senti sourdre en mon sein divers poèmes. Ma soeur vous envoie mille
tendresses, ma bien-aimée aussi, et tous mes dieux vous compli-
mentent. » Cela nous amène à conclure qu'on peut avoir le por-
trait d'une aimable femme au chevet de son lit, penser à elle nuit
et jour, se reporter incessamment par l'imagination dans le centre
où elle vit, et, somme toute, n'eu point maigrir. Goelz de Berlichin-
qen est achevé, déjà même il commence à tracer l'ébauche d'un
grand drame, de Mahomet. Voila pour le poète; quant à l'homme,
les galantes compagnies se l'arrachent, et c'est bien cette fois le
tour d'Anna Sybille d'ensorceler le damoiseau. « Au premier jour,
170 RI vi i DES DEUX IIONDBS.
vous recevrez quelque chose de aouveau. lia princesse Bslue Char-
lotte. Pour le caractère, elle A beaucoup de finesse. Ma sœur prétend
lie ressemble beaucoup à son portrait, si nous allions noua
aimer, comme on dit que tous deux là-bas vous voua aimez! Je l'ap-
pelle ma chère petite femme, el l'autre soir je l'ai gagnée dana une
loterie. ■ Vnna Sybille avail alors à peine quinze ans. el rien ne
donne à penser que cette liaison ait été autre chose qu'une simple
distraction.
Cependanl le jour approchait où Charlotte allait se marier el quitr
ter Weztlar. Goethe écrit aussitôt au frère de Charlotte pour le prier
de lui donner de ses nouvelles au moins une fois par semaine, afin
que ce triste départ ne rompe pas à tout jamais les relations fo ses
a,i / Huns, puis il s'adresse à Kestnerel lui demande à offrir
l'anneau de mariage, o Je suis toujours a vous, mais, à datei de i e
jour, je ne désire plus vous revoir, ni vous ai Charlotte. Son portrait
•ra de ma chambre pour n'\ être réintégré qu'après Bes pre-
mières couches, car alors d'autres temps commenceront, el si ce
,,', ,i pas elle que j'aimerai, i e sera ses enfans, toujours, à la vé-
rité, un peu a rau.-..' d'elle. Libre donc a vous de me choisir pour
parrain, et croye I un fils, que mon esprit sera deux fois sur
lui, et que les femmes qui ressembleront à sa mère seront capables de
le rendre fou ! i Puis, dans sa lettre, il enferme ce billel pour Char-
lotte : Que mou souvenir comme cet anneau soienl constamment
témoins de \n> prospérités, chère Lotte,] I a jour, mais d'ici à bien
longtemps, nous nous reverrons : vous, cette bague au doigt, et
moi, comme toujours, votre... !><■ quel prénom signer? Je ne sais,
mai- vous ' lonnaiss ex, et cela suffit. ■ Puis, le mariage une fois
ace pli: ■ Dieu vous garde, cher Kestner, pour m' avoir épargné
cette épreuve '■ J'avais choisi le vendredi saint pour faire un sépulcre
où j'aurais mis la silhouette de Charlotte; mais, hélas 1 je ne puis
m'en séparer : elle est là, elle > restera jusqu'à ce que .1'' '"'
Ldieu! Mes tendresses à votre cher ange et à Lenette aussi, qui est
une autre Charlotte, el i ela, pour votre plus grand bonheur à tous.
Quant a moi, je m'avance dan- le désert -ans autre ombre que mes
cheveux, sans autre source vive que mon propre sang. Je monte et
vois au loin, comme dans un mirage, votre nef tranquille qui se ba-
lance au port, et dont les joyeuses banderoles me mettent La joie
au cœur. Ce n'était point tout : sa sœur Cornélie dut le quitter,elle
aussi, pour se marier. <m sait combien Goethe affectionnait cette
grave personne, dont l'esprit ferme et pratique, le solide atta
ment ne lui liront jamais défaut dans les momens diffii iles. Ce fut
donc une épreuve de plus, à laquelle bientôt allait se joindre le «If-
part de Merck, ce confident bourru, cet humoriste acariâtre dont on
devait plu:; tard médire, et qu'en attendant, ou aimait a \oir inter-
LA ni HBSSÏ I)E GOETHE. 171
venir en toute chose. Solitude, isolement, désespérance, l'heure n'a-
vait-elle pas encore sonné de recourir ;m\ grands moyens? Déjà Wolf*
gang invoquait la muse et se reprenait à cet immense dithyrambe
dramatique de Mahomet, quand son heureuse étoile ramena vers lui,
pour le distraire et le consoler de tant de maux >'i d'afflictions, la
tout aimable \l.i\imiliane de La Roche, qu'il avait connue, on s'en
souvient, quelques mois auparavant sur les bords du Rhin. C'était
l'année des mariages que cette année 177.".. Maximiliane, pour ne
point être en reste avec les autres, s'était à -mi tour mariée avec
un riche commerçant de Francfort, M. Brentano. Triste établisse-
nn'iit que celui-là, el dont Merck, dan- une lettre à sa femme 29 jan-
vier 177/i), trace un mélancolique tableau ' La semaine passée, j'al-
lai a Francfort voir notre amie de La Roche. G'esl un assez singulier
mariage que celui qu'elle a l'ait faire à sa Glle. L'homme esl encore
jeune, mais chargé de cinq enfans, d'ailleurs assez riche, mais c'est
un négociant qui a fort peu d'esprit au-delà de celui de son état.
C'était un triste phénomène pour moi d'aller chercher notre amie
à travers des tonneaux de harengs et de pruneaux. Il paraîl qu'elle
s*es1 laissé induire par un de ses amis, M. Dumeiz, qui n'a consulté
que la fortune et l'avantage particulier pour lui d'avoir une mai-
son agréable à fréquenter. Tu aurais dû voir M"" de La Roche tenir
i te à tous les propos el badinages de i es gros marchands, suppor-
ter leurs dîners magnifiques et amuser leurs lourd- personnages. //
s'est passé des scènes terribles, et je ne sens si elle ne sera pat acca-
blée sous te fardeau de ses regrets [l). » \ ane personne de cette dis-
tinction el de cet esprit si cruellemenl fourvoyée, les consolations ne
pouvaienl manquer, m Goethe est déjà l'ami (!<• la maison, il joue
l enfans et accompagne le clavecin de madame avec la basse.
\1. Brentano, quoique assez jaloux pour un Italien, l'aime et veul
dûment qu'il fréquente la maison!
Mais ce métier d'officieux voisin n'était pas tous les jours com-
mode. Placé entre deux époux qui avaient l'habitude de se quereller
et 1" prenaient imperturbablement pour confident et pour arbitre,
G Lhe finit par ne plus savoir auquel entendre. Passe encore pour
oler la femme des manières de son mari (2); mais écouter de sang-
froid les griefs souvent trop justes du pauvre homme, c'était là une
de ces situations fausses que pour nulle raisons on n'aime pas voir
rolonger. Les choses durèrent ainsi pourtant tout un automne et
tout un hiver, et, s'il faut en croire ce que dit Goethe (3), cette tendre
(1) Merck, Correspondance des Amis de Gœtlie, première partie, p. 132. La lettre est
écrite eu français.
(î ccU a la' petite Brentano à consoler de l'odeur de l'huile et des manières de son
maii. » (Merck, ibid. )
(3) Dichtung und Wahrheit.
17-2 REVTE DES 1>H \ MONDES.
relation ne dépassa jamais les bornes de la plus stricte bienséance.
Nous voudrions ici pouvoir l'en croire sur parole; mais la chose nous
semble assez difficile, et môme eu admettant ses réserves, on ne sau-
i.iii disconvenir que c'était là pour le moins nue sentimentalité bien
dangereuse. Qu'on en juge par cette lettre qu'il adressait à cette épo-
que a M"e Jacobi : » Ces trois semaine-, \ i- n i n n t de s'écouler dans
le> plaisirs et les bombances, el nous sommes, à l'heure où je vous
écris, aussi contens, aussi parfaitement heureux qu'on peut l'être;
je dis nous, car depuis le 15 janvier la solitude a cessé pour moi.
Cet affreux destin, auquel j'ai ai peu ménagé les gourmades, mé-
rite aujourd'hui de ma part plus de couitoisie. et je 06 fais aucune
difficulté pour l'appeler ['aimable et le tage destin I Depuis qu'il m'a
ra\i ma sœur, voici <le lui le premier don qui ait l'air d'un dédom-
magement. Itaximiliane est toujours cei ange adorable aé pour
Se Concilier tous les CœurS par leS qualités |rs plus simples et les
plus méritoires. Le sentiment que j'ai pour elle, — bien qu'en somme
la jalousie d'un époux eût quelque raison d'en prendre ombrage, —
fait le charme et le bonheur de ma vie. Du reste, ci Brentanoesl un
digne homme, d'un caractère ferme et loyal, et plein d'aptitude
pour son négoce. Quant aux enfans, on n'en saurait voir de plus jo-
lis ni de meilleurs. »
\ cette époque d'ivresse et d'exubérance juvéniles se rapporte
une anecdote que Bettina Brentano, la célèbre fille de cette Maxi-
miliane de La Roche, tenait de la propre mère de Goethe, et qui
nous montre assez plaisamment ce nouveau Cid paradant devant
sa Chimène. Par une belle matinée d'hiver. Wolfgang entre dans
le salon de sa mère, où se trouvent quelques personnes. « Mère,
S'écrie-tr-il, tu ne m'as jamais vu patiner, et il lait aujourd'hui
si beau! — L'n moment après (c'est M"" Goethe qui parle), je sonne
ma femme de chambre, je demande ma pelisse de velours rouge
à agrafes d'or, et s montons en voiture, \rrivee sur le Hein,
j'aperçois mon fds lancé comme une [lèche el se frayant un pas
à travers les nombreux groupes. La froidure colorait ses joues d'une
teinte pourprée, et la poudre que semaient ses beaux cheveux lirons
entourait sa tète d'un nuage. Dès qu'il aperçoit ma pelisse rouge, il
tond de notre rote, et le voila devant la portière, me souriant de son
air le plus câlin. — Eh bien! qu'est-ce encore, dis-je, et que me
veut-on? — Mère, vous avez chaud dans la voiture, si vous me prê-
tiez votre mante : — El tu aurais le front de t'en affubler? — Pour-
quoi pas? Essayez! — J'ôte ma pelisse, il l'endosse, ramène sous
sou bras les plis flottans, et repart tel qu'un demi-dieu. \h ! Bet-
tina, que ne l'as-tu vu? Qu'il était beau ainsi! Je me sentais ravie
d'aise, et battais des mains comme une folle. Je le vois encore tour-
nant les arches du pont avec une grâce flexible, une élégance, tandis
LA JEUNESSE DE GOETHE. 1/3
que le vent fouettait derrière lui ses draperies! Ta mère était là sur
la f/htre, et c'était à elle qu'il voulait plaire! »
Tout ceci évidemment D'indiqué pas une conscience fort en proie
à des idées de suicide, et, comme une autre preuve de cet état mo-
ral, je cilerai la boutade intitulée : Us Dieux, les Héros el Wieland
( Gœlter, llelden unil Wieland), production satirique de la même pé-
riode. Infortuné Wieland! il semble que sa destinée soit d'être as-
sailli de tous côtés. En même temps que Goethe, son ami pourtant,
le harcèle d'un impitoyable sarcasme, pour avoir, en affublant les
dieux immortels de perruques poudrées el de culottes de satin, com-
mis le plus horrible crime dont, aux yeux de ce dernier païen, on
se puisse rendre coupable, les chrétiens lui jettent la pierre comme
.m plus immoral des écrivains; Lavater le déclare athée en fulmi-
nant l'anathème, el . soulevée par un de ce . antagonismes littéraires
qui ne le cèdent en rien aux discordes religieuses et politiques, toute
l'école de Gcettingue choisit, en 177:5. l'anniversaire de la nais-
sance de Klopstock pour faire de se- œuvres un solennel autc-da-fé.
Lui cependant. Wieland, honnête et débonnaire, philosophe comme
il a été irréligieux, sans le savoir, c'est à peine s'il s'émeut de to
ce bruit, de tout ce scandale qu'on évoque autour de son nom, et
quand il parle de ces virulentes satires qu'on lui décoche, c'est pour
les recommander aux lecteurs du journal qu'il rédige (le Mercure
allemand) connue d'excellentes patqwnade»; semblable au divin So-
crate, qui se levait au milieu d'une représentation théâtrale afin de
mettre l'assemblée entière à même de contempler l'original du so-
phiste que bafouait sur la -.eue Aristophane!
D'après tout ce qu'on vient de lire, il est clair que jusqu'ici Wer-
ther ne donne pa^ signe de vie, et remarquez que nous .sommes en
décembre I77;5, c'est-à dire à quinze mois de distance de ce jour à
jamais déplorable où l'on quittait Wet/lar. \ Noël, Kestner, avant à
se rendre à Hanovre. OÙ l'appellent les de\ niis de son emploi, an-
nonce Sa nouvelle installation a Goethe, qui lui répond par ces pa-
roles, que bientôt d'ailleurs démentiront les actes: a Mon père n'au-
rait aucune répugnance à me voir prendre du service au dehors;
mais, songez-y, cher Kestner, ces talens et ces forces dont je dis-
pose, j'en ai trop besoin moi-même pour les pouvoir employer
ailleurs, lit puis, accoutumé comme je suis à n'agir que sur mon
instinct, comment croire que je réussirais jamais a servir un prince? »
Résolution bien aventurée, quand on pense que notre philosophe
s'engageait deux ans plus tard, et pour ne le plus quitter jusqu'à sa
mort, au service d'un souverain. 11 est vrai que ce prince était
Charles-Auguste, l'homme le mieux fait pour comprendre Goethe,
car il lui ressemble par les divers points cardinaux, et cet air de fa-
17'i REVUE OtS l)KC\ BORDES.
niillr i|ni vous saâsil dans l'étude de leurs caractères, vous le re-
trouvez avec étonnemenl dans leurs physi ies. (Tétaient plus
que deux amis, c'étaient deux frères donl vous proclameriez la con-
sanguinité rien qu'à voir leurs deux bustes côte à côte au palais de
Weimar. C'est une vertu souvenl facile pour un souverain d' appelé j
à lui les hommes de talent: ce qui t'est moins, c'esl de les retenir,
de les grouper el de les diriger dans des conditions normales, dans
le développement calme el sensé de leurs facultés respectives. ■)•■ me
rve de dire un jour toute ma pensée sur Charles-Auguste, l'un
des plus grands princes que V Ulemagne ait produits, celui qui, avec
des ressources modiques et restreintes, sul obtenir les plus va
résultats. Qu'il suffise ici de reconnaître que Goethe, en se liant
avec le grand-duc de Saxe, se tint en quelque sorte parole à lui-même,
ayanl jugé du premier coup le parfail accord qu'il \ aurah entre
ce qui lui serait demandé el ce qu'il se sentait en mesure d'apporter.
Le II féi rier 1 TT'i . Knebel arriva chez Goethe et l'informa que les
deux royaux frères Charles-Auguste et Constantin désiraienl le voir.
Wolfgang se rendit à cette invitation, et fut reçu de la manière la
plu- Batteuse, surtout par Charles-Auguste, qui justement venait
de lire '/'«<•/:. Le poète et ses hôtes royaux dînèrent ensemble fort
gaiement, puis on se quitta après avoir reçu el donné de part el
d'autre les meilleures impressions. Les princes partaient pour
tnce, "H Goethe leur promit d'aller les rejoindre, visite donl les
approches ne laissaient pas de mettre en défiance le père de Wolf-
g, lequel, en sa qualité de \i>'u\ bourgeois de la ville libre de
Francfort, se permettait de professer un certain scepticisme à l'en-
droit des altesses royales. Le voyage eut lieu néanmoins, et Goethe
a cette occasion passa avec les jeunes princes quelques jours de
plaisir et d'intimité <(ui peut-être décidèrent de son avenir. Comme
t la première fois de sa vie <|n*il se trouvait <'n contact avec les
grands, l'expérience semblait faite pour l'encourager.
\;i mois de mai suivant, il apprend que Charlotte a mis au monde
un fils qu'on a nommé Wolfgang, el quelques jours plus tard,
il écrit a l'épouse de Kestner ce billet où l'existence de Werther
se trouve mentionnée pour la première fois : « Je vous enverrai
a\ani peu on ami qui n'est point .-ans quelqui blance avec
moi. et j'espère que vous lui ferez bon accueil. 11 s'appelle Werther
et il est,... mais j'aime mieux le laisser s< présenter lui-même. »
Maintenant quiconque aura suivi cette simple histoire, que noua
axons essaj é de raconter d'après les pièces authentiques et les docu-
mens contemporains, verra combien il se faut défier de toutes les
choses que raconte Goethe ace sujet dans son autobiographie, qui,
pour cette période, n'ofiïe qu'un tissu des renseignemens les plus
b
LA JEUNESSE DE GOETHE. 175
vagues et souvent les plus erronés. L'ouvrage fut écrit en quelque
sorte an courant de la plume. « Je m'isolai entièrement, dit-il,
je fermai ma porte à mes amis, et dépouillai momentanément
tout ce qui en moi pouvail être sans rapports in îdiats avec le
sujet qui devait m' absorber, n Quatre semaines suffirent a l'en-
fantement de cette àpuvre élaborée dans une gestation si longue
et si mystérieuse, et dont le màrascrit, quand il sortit des
mains de l'auteur, ne portail pas une rature. C'esl à cette séqi
tratiorj de Goethe que Merck l'ait allusion, lorsqu'il dit : » Le
grand sucres de son drame lui a tourné un peu la tête, il se détache
de tous ses amis el n'existe que dans les compositions qu'il prépare
pour le publie, n Enfin c'esl en septembre 1774 qu'il envoie à Char-
lotte le premier exemplaire de Werther, — un exemplaire précur-
seur, car le livre ne doit paraître que plu* tard, — cl qu'il ace -
pagne de ces mots : « Lutte, combien il faul que ce petit livre
mesoitcher, tu vas le sentir en le Usant! Q n'y a pas jusqu'à cet
exemplaire auquel je tienne < 'munie s'il était l'unique au nimide :
accepte-le, Charlotte; je l'ai baisé des millions de fois el mis en ré-
serve pour que personne u'j touchât. L'ouvrage ne sera publie qu'à
la prochaine foire de Leipzig. Je voudrais que chacun de vous le lût,
toi de ton côté, testner du sien, et que chacun m'en écrivit un mot
à part, un seul '. \dieu. Charlotte, adieu! i
Nous avons étudie dans ses moindres phases el ses diverses péri-
péties cette histoire des amours de WoJXgang et de Charlotte em-
preinte d'un réalisme si romanesque, poui employei deux mots qui
jurent Bans doute un peu de se trouver ensemble. Nous v avons vu
les origines du célèbre roman de Goethe, et nous savon- maintenant
que ce n'est ni dans l'impression produite par la mort de Jérusalem!
m dans les conséquences d'un désespoir amoureux, ni dans un |
tendu penchant au suicide, qu'il faut aller chercher la raison d'être
immediai.' de Werther. I>e to es, qui sans doute agirent
simultanément, aucune, à vrai dire, ne fut déterminante, et les
dates sont la pour constater d'une façon irrécusable quçsi le roman
de Werther fui Le résultai de- année- d'épreuves que non- venons de
parcourir, Werther ne vit le jour qu'âpre- L'entière et déJinitive clô-
ture de cette période. L'artiste est maure ci non esclave; il possède
et n'est pas possédé : Goethe lit Werther, mais après avoir surmonté
le werthérisme, et comme on fait une confession générale, en recon-
naissant se- erreur.- et en s'en repentant. Or, pour reconnaître ses
erreurs et s'en repentir, il faut d'abord les avoir dominées.
Henri Blaze de Biry.
LA RUSSIE
ET
SES CHEMINS DE FER
i.
l 'tir opération sans exemple sur notre continent va s'accomplir. Il
s'agit (If construire en Russie un réseau ferre île plus de A, 000 kilo-
mètre-, de développement et d'j affecter 1,100 millions, dette opéra-
yen a et.' décidée an lendemain de la guerre, comme >i une pareille
collision ne devait pas laisser de trace. Rarement peut-être le génie
financier a montré dans l'avenir une confiance plus résolue, et
l'œuvre qu'il se propose l'oblige a réaliser dans des proportions
imposantes une première association internationale de capitaux. Cet
ensemble de faits ne manque ni de nouveauté ni de grandeur; mais
au-delà île l'opération même on découvre une perspective plus sai-
sissante encore, celle de l'Europe orientale s'incorporant à l'Europe
occidentale, devenant un corps d'autant plus robuste que ses mem-
bres seront mieux liés. Les chemins de fer russes ne se présentent
donc pas comme une allai re purement industrielle; avant tout, ils
ont un caractère politique.
A bien voir en effet, on continue ainsi le tsar Pierre, qui transfé-
rait sa capitale aux bords de la Baltique, tournant l'empire vers l'Oc-
cident : trait admirable, parce que cela était conforme à la destinée
du pays et à ses traditions. Quoi qu'on en ait dit, malgré l'occupa-
tion des Mongols et des Tatars, la Russie n'était asiatique ni par sa
LA RUSSIE ET SES CHEMINS DE FEK. 177
croyance ni par sa race, pas plus que l'Espagne n'est africaine pour
a\oir été une dépendance des .Maures. Ses commencemens appar-
tiennent à l'Europe. La royauté lui vint des Normands, la foi reli-
gieuse des Grecs; ses métropoles furent alternativement Novgorod,
à demi banséatique, el kie\, à demi byzantine. Ce n'est qu'après
avoir été subjuguée par les bordes de 1" \sie qu'elle pencba de ce côté
et ne regarda plus de l'autre. Facilement vainqueurs d'un pays mor-
celé entre les descendais de Ruric, pour le mieux assujétir, les khans
assignèrent la prééminence, parmi Irais \assau\, aux princes d'une
cité nouvelle que sa situation centrale rapprochait d'eux, aux princes
de Moscou, et Moscou se lit un titre de sa suprématie dans la servi-
tude pour fonder la monarchie el revendiquer l'indépendance natio-
nale. Cela fait, les traditions primitives devaient se renouer. Si les
Tatars avaient entraîné la Russie vers l'Orient, la rivalité agressive
de la Pologne la provoquait à une volte-face. Le tsar Pierre ne lit doue
pas violence au cours des choses; ce qui fut alors réputé extraordi-
naire fut un retour à l'ordre ancien, déjà tenté par les précurseurs
du grand homme; l'entrée de la Russie dans la famille européenne
n'était qu'une réintégration, c'est ce mouvement qui se développera
par les chemins de fer. l'ourlant quelles en seront les conséquences?
Les pronostics sont divers. Selon beaucoup d'esprits pénétranset
graves, il \ a lieu de tenir en suspicion perpétuelle un étal qui sur-
passe en étendue le reste de l'Europe, dont le peuplement est prompt,
dont l'ambition est notoire, et l'imminence de cette incorporation
définitive stisi ite ,\<^ craintes et des regrets. — Sans doute, dit-on.
ce peuple a préservé l'Occident du dernier débordement de la bar-
barie, qui s'est amorti dans ses plaines immenses; mais lui-même
est resté barbare, et s'il est héroïquement sorti, a l'état de nation,
des mains étrangères entre lesquelles il était tombé, ce n'e-t pas
impunément que durant trois siècles il a été retranché de l'Europe.
De sa première éducation gréco-normande il n'a retenu que le culte
chrétien, et de sa longue éducation tatare il a garde le régime de la
force. Servage sans patronage, féodalité sans chevalerie, despotisme
sans tempérament, église plus biblique qu'évangélique et vassale
muette du pouvoir impérial, tout en lui a un caractère matériel au-
dessus duquel il a peine à s'élever: le sentiment du juste semble
ne lui avoir pas été révélé; il met sa passion dans l'utile et son ado-
ration dans la puissance. Son type est Pierre I", ce prince qui alliaii
l'imitation des procédés de la politique moderne à la violence superbe
d'un empereur allemand du moyen âge, tout à la fois Colbert, Lou-
vois et Frédéric Barberousse, ne faisant d'emprunts aux nations po-
licées qu'alin de les mieux asservir. Tout dans ce peuple tend à une
domination gigantesque. Placé entre l'Europe et l'Asie, il se croit
TOME IX. 12
I /S iu.\ l £ DB8 l'i.l \ UONDES.
appelé par le ciel à les maîti'iser. Enfin c'est par le prestige de l'a*
torité el i>.n les ressorts administratifs tout ensemble qu'il se gou-
verne, de façon qu'a un moment donné il peut tout oser. Que lui
manque-t-il pour accomplir ses desseins? La faculté de se mouvoir
avec rapidité, el on lui fait des chemins de fer! On ne l'armera de
tous les arts de la civilisation qu'au péril de La civilisation elle-
même, dont il se porte pour l'héritier, parce qu'il est oé d'hier.
Cette thèse a un côté vrai, on ne Bâtirait le mer. el l'imprévoyance
serait folie vis-à-vis d'une puissance < i u i ne sait pas bien encore elle-
meme jusqu'où <■! I«- doit aller, <|iii n'a pas épuisé sa crise de crois-
, e. Pourtant l'Occident constitue un faisceau dont la vigueur ira
grandissant aussi vite que celle <le la Russie; là esl l'obstai le à tous
les plans de monarchie universelle, l'obstacle el la leçon; c'est j ■ < > » ir
s'être désabusé de L'iniquité el de la vanité de cette chimère qu'on
s'esl résolu à former une confédération qui ue doit plus tolérer <le
nOU\e,lll\ e--.i|- île euliqilele. l'elir a tolll' l liaqile grande I j ; , 1 1 • > 1 1
européenne s'est proposé de refaire l'empire romain, empire d'Oi -
ciden! d'abord, puis empire d'Orient; la Russie a passé par le même
rêve, avec < ette ouan raphique qu'elle commençai! en Orient
pour achever eu Occidenl , l soi te «le péché originel, pèche
ié aux socii - ni dernes pat les sociétés anciennes, mais tou-
jours puni par l'impuissant e. L'unité d'une Beule des parties du globe
n'est plus possible par La conquête d'un peuple et la prépotence d'un
i ésar; l'unité ne saurait plus procéder que de l'union. Le testament
de Charles-Quint esl lettre moi te i n Autriche; il en esl ainsi de- tes-
l'iuiippe II en Espagne, de Napoléon en Iran. e. de Pitt
en Angleterre; tôt ou tard, lion gré, mal gré, il n'en sera pas autre-
ment du testament de Pierre en Russie. I nion sans servitude, recon-
naissance du droit de chaque état, limitation de toute prépondérance
abusive, voilà, sous le nom d'équilibre européen, La charte de jus-
tice, de pai\ el de modération «pie l'esprit moderne s'est OCtrt
II a inauguré le principe moral dans la politique : c'est sa gloire,
il son salut. Cette charte fût-elle accidentellement violée, 'Ile
subsiste, règle désormais consacrée par le- 1 ongrès auxquels elle pré-
side, les arrêts qu'elle a inspirés, le- victoires qu'elle a remporta
les réparations qu'elle promet. Il u'j a pas de droit contre ce droit,
il n'\ a pas de force contre cette force. Et ce n'est pas tout. L'esprit
moderne a tonde la prospérité publique et privée sur le travail; il
augmente la fécondité et la dignité de l'industrie par un accord plus
intime avec la science; il excite le- nations a abaisser le- frontières
devant les voies nouvelles qu'anime la vapeur, a supprimer le- en-
traves île leur négoce. De même que la doctrine de l'équilibre euro-
péen a nivelé les aspirations à la monarchie universelle, la doctrine
LA RUSSIE ET SES CHEMINS DE FER. 179
du libre échange oppose à la compétition du monopole une charte
de pondération économiqne, et tout prépare l'union industrielle et
commerciale de ces Dations, que leurs relations financières enlacent
de plus en plus, si bien que leur confédération est sous la sauve-
garde d' complication d'intérêts matériels et moraux. En vérité,
personne n'\ fera brèche. Dès-lors Faut-il attribuer à la Russie le
rôle inintelligent d'un antagonisme perpétuel? Ne serait-ce pas la
calomnier? Si elle voit dans ses chemins de fer de c nodes instru-
mens de guerre et d'immixtion, elle j voit aussi les instrumens de
ce qu'on a nommé sa conquête intérieure : fertilisation de son sol,
multiplication de ses produits, peuplement de -es solitudes. C'est
l'une de ses ambitions, c'est peut-être le programme du règne qui
commence. Boit! Plus elle voudra ressembler aux nations euro-
péennes, plus elle inclinera vers leur pacte. Étant la dernière venue,
elle sera la dernière à j adhérer; mais un jour eue se ralliera à
leur système, le temps aidant, le temps el les chemins «le fer. 11 n'j
a donc aucun sujet de redouter le triomphe de sa domination, à
moins que les nations dans lesquelles la civilisation se personnifie à
cette heure n'aient leur déclin, et ne doivenl .nier la place à des
nations plus jeunes, telles que l'Amérique du Nord et la Russie elle-
même.
Q île fuis n'avons-nous pas entendu prédire a la vieille Europe
I 5orl de la Grèce perdant sa liberté et sa gloire! Nous en deman-
dons pardon aux prophètes de la mine, nous ne saurions partager
leur- pressentimens mélancoliques; nous n'acceptons pas pour l'his-
toire contemporaine les dénoûmens tragiques de l'histoire ancienne.
II \ a un t'ait plus concluant que quelques analogies : i est que l'abo-
lition de l'esclavage, la réprobation de la guerre, l'ennoblissement
du travail, le respect du droit dans les individus et dans les nations,
lés dispositions sympathiques des peuples marquenl une différence
profonde entre la Boçiété antique et la société présente. Pourquoi
celle-ci aurait-elle la même fin, lorsqu'elle n'a pas les mêmes .anses
de caducité? Ne l'a-t-on pas remarqué? Plus cette société a dépouillé
le passé, plus elle est devenue vivace; elle est immortelle parce
qu'elle se régénère. Notre Europe se défend de la vieillesse en se ra-
jeunissant, et de la juvénilité en conservant les s,,lides acquisitions
l'expérience. Voilà ce qui fait sa supériorité vis-à-^vis de l'Amé-
rique et de la Russie, ces deux Bercules au berceau, <> comme on
les ,1 ingénieusement nommées. Leur fièvre d'agrandissemens est
en eftêl la même, l'énergie extérieure est pareille: mais chez ces
deux états, qui représentent les deux extrêmes du régime social, la
démocratie et l'autocratie . les mêmes défaillances se font remar-
quer, et de tous les deux on peut dire que, s'ils s'approprient mer-
180 III. \ I I Dl B DEUX \H'M)ES.
veilleusement le réel de la «h ilisation, il- n'en ont pas encore atteint
l'idéal. C'est pourquoi ils auront une belle part de l'avenir sans
avoir l'honneur d'ensevelir leurs aînés el de continuer exclusive nt
l'ceu\ re ch ilisatrice. Cette œu\ re réclame le concours de tous; per-
sonne d'j est <1" trop, ni la jeunesse ai la maturité; le drame serait
mutilé, il cesserait d'exister, >i une partir des personnages venait
à être supprimée. Par cela même que cee deux jeunes puissances
ont une mission militante, une Europe vaillante et circonspecte a
l.i toi-, est nécessaire pour tempérer leurs excès, pour réprimer leurs
écarts, pour intervenir a propos là ou elles se seront trop avancées.
Seule rlle porte en elle, seule elle a la tache de défendre les prin-
cipes régulateurs et tutélaires delà MHi.ii-. Kt n'est-ce pas cette tache
qu'hier encore il était donné a l'Europe d'accomplir? La Russie, «mi
frappant la Turquie a coups redoublés, l'a contrainte a abjurer un
fanatisme intraitable, à se placer bous la tutelle de la chrétienté.
L'ascendant a été ainsi ôté a la force qui outrage pour être donné à
la force qui protège, les acheminemens de la Russie vers Constanti-
nople ont été coupés, et l'Europe a Btipulé la neutralité de la lier-
Noire, la liberté <lu Danube, l'annexion de l'empire ottoman; elle a
recueilli dans l'intérêt général le fruit des travaux séculaires que la
Russie avait intrépidement accomplis dans un intérêt égoïste; elle a
dénoué au profit de tous cette question d'Orient «pu devait être tran-
chée au profit d'un seul.
I ne telle puissance, qui B'esl Bi longtemps posée en épouvantai] et
n'a guère été jug pu- sur le masque, ne peut toucher a rien sans
éveiller les légitimes ombrages de l'Europe; nous devions donc affir-
mer l'ordre européen assez explicitement pour qu'on lut autorisé a
ne plus voir désormais dans les progrès de la nation russe qu'une
extension du monde civilisé et non du monde barbare. Ce point
établi, nous étudierons librement l'influence des chemins de fer sur
le régime économique de la Russie. Se- ait.- politiques sont bien
connus; on connaît moins généralement sa situation agricole, in-
dustrielle, commerciale; on se détourne trop volontiers d'une terre
qu'on se figure recouverte d'un linceul éternel de neige, d'une po-
pulation qu'on suppose voue,- a l'abrutissement, parce qu'elle est
encore partagée eu castes au \i\* siècle. En \ regardant mieux, on
se convaincra que les ressources du pays sont d'un pri\ immei
que la population, intéressante par -a condition même et par ses
qualités éminentes, est eu voie d'émancipation, et «pie l'empire des
tsars s'assimile de plus en plus a l'Europe. Du reste, l'entreprise des
chemins de fer russes se rapproche, par les bases adoptées, des au-
tres entreprises du même genre. La jouissance «lu réseau est con-
cédée à la compagnie pour quatre-vingt-cinq ans, à dater de l'ex-
LA BCSSIE ET SES CHEMINS DE FER.
181
piration de la période de construction, fixée à dix années; le rachat
ne peut être effectué que vingt ans après cette période, moyennant
une annuité équivalente au revenu; la garantie d'intérêt à ô pour 100
a la même durée que la concession, elle s'appliquera même sans
délai à toute section du réseau mis en exploitation. Enfin le capital
de 1,100 millions, dont la moitié peut être réalisée sous forme
d'obligations, ne sera formé que par des émissions successives de
titres, dont la première sera de 600,000 actions représentant 300 mil-
lions. Tel est le me, ani-me financier de l'opération; mais c'est SOUS
an autre aspect, on lecomprend, que nous voulons étudier l'entre-
prise des chemins de fer russes : ce sont les conséquences écono-
miques et politiques d'une telle œuvre qui doivent surtout nous
préoccuper.
11.
Les routes de la Russie, à part quelques chaussées, méritenl à
peine ce nom. Rien n'eut été plus facile que «l'en sillonner ce pla-
teau, ou, des Us Karpathes aux mont- Ourals, aucune ondulation
,1,. terrain ne se prononce a hauteur <fe montagne; mai- l'énormité
des distances en eut rendu l'établissement et l'entretien onéreux.
on utUise le- dons du climat et ,11. pas-, la neige pour le traînage,
les eaux courante, pour la navigation. Seulemenl le tramage a
praticable qu'en hiver, la navigation ne l'est qu'en ete. D'ail*
le tarif .lu transport par traîneau est île 20 a 25 centimes par tonne
et par kilomètre; s'il y a presse, il devient exorbitant, et le- com-
munications fluviales affectenl le- transactions par la lenteur du
trajet ou par une interruption forcée durant la saison Ironie. I i,
outre, il n'en existe que deux systèmes. Pierre esl l'auteur du pre-
mier, uin d'assurer l' approvisionnement de sa capitale et la pro-
spérité ,le cette héritière «le Novgorod, il songea a la jonction de la
Neva, qui coule entre les quais de granit de SaintrPétersbourg avant
de se jeter dans la Baltique, et du Volga, voie commerciale qui unit
le centre de l'empire a la Caspienne. Ces deux fleuves sont rel.es par
des canaux; c'est une ligne navigable de plus de 4,000 kilomètre- de
Ion- l.e \of-a. rattache dans son cours supérieur aux canaux du
nord, reçoit dans son cours moyen l'Oka, qui vienl du sud-ouest,
et c'est à leur continent qu'est située Nijni-Novgorod, célèbre par
-a foire; dans son cours inférieur, il reçoit la Kama, qui arrive du
nord-est, où les élablissemens métallurgiques sont groupes. Tins
bas, la marchandise expédiée aux ports de la mer d'Azof peut dé-
barquer, et, par un chemin de fer à chevaux de (53 kilomètres, al-
ler se transborder sur le Don, qui la conduit a cette mer. Le fleuve
et ses deux affluens ont un service de bateaux à vapeur dont la
1 82 i.i m i DES M i \ HONCT 5.
force varie de 24 à 250 chevaux. Le système que nous venons de
décrire embrasse la partie orientale du territoire, qui confine i la
chaîne asiatique de l'Oural. Le second systè dessert la partie oc-
cidentale; lorsque l'art aura fait disparaître — ou donné le moyen
de tourner — les treize cataractes qui, en aval de Kiev, gêneni la
navigation du Dnieper et la suspendent près de dix mois, ce Beuve,
tributaire de la Mer-Noire, et la Dvina, le Niémen, la Vistule, tribu-
taires de la Baltique, Formeront une ligne -ans solution «le continuité
d'une mer a l'autre, en regard des Karpathes et de l'Europe. Ces
deux systèmes étant connus, on mesure l'espace qui demeure frustré
des bénéfices de cette \ i . 1 1 > i 1 1 1 < . Le réseau des chemins de fer ru
comble la lacune en offrant un mode de transport permauent, accé-
léré, économique. Dans son expression la plus simple, il se réduit
à deux traits, l'un du nord au sud, l'autre <le l'est à l'ouest, el il se
décompose en deux parties.
La première partie du réseau a déjà un élément: c'est !<• chemin
de fer de Pétersb M ou, construit aux frais de l'état, ouv< rt
depuis 1851, rapprochanl la vieille capitale et la nouvelle, la pre-
mière place commerciale maritime et la première place commerciale
de l'intérieur. Ce chemin doit se prolonger de Moscou à Théodosie,
l'un <lr> ports de la Crimée, et voilà le trait <lu nord au sud. C'est
peu : de l'un des points importans du parcours entre Moscou et
idosie, de Fvoursk, une ligne remontera, |>ar Dunah g sur la
Dvina, jusqu'à Liebau, l'un des ports de laCourlande; le trail du
nord au sud se double. Unsi deux rameaux baignent dans la Bal-
tique; ils pénètrent dans la zone centrale avec un écart yen de
100 lieues, l'un commençant à Liebai sant par Dunâbourg,
l'autre commençant à Pétersbourg el passant par Moscou; il
rejoignent au point de bifurcation, à Koursk, ce nœud du centre et
du sud où, dès le mois d'août, les grains sont récoltés et les fruits
mûrs, l'ui-- le tronc descend entre le Don el le Dnieper; il d( tache un
embranchement de 30 kilomètres qui atteint la partie maritime de
ce fleuve à un point peu distant d'Odessa; il plonge dans la Mer-
Noire a Théodosie. Cependant de Moscou partira dans la direction de
l'est un embranchement passant par Vladimir, se terminant à Nijni-
gorod sur le Volga, destiné peut-être, dans un âge futur, à s'al-
longer jusqu'en Sibéi ie. et de là jusqu'en Chine... Revenons. <>n voit
que cette partie du réseau russese place entre les deux systèmes de
voies navigables; elle occupe une portion de l'intervalli déshérité,
elle suppléera à l'insuffisance de ces communications, elle le- met
en rapport dans le sud. Parmi les aboutissans de cette combinaison
de routes ferrées et fluviales, Liebau est une place obscure, Théodo-
sie a été autrefois célèbre. Théodosie, ausud-est île la Crimée, se re-
commande par l'excellence de ses avantages nautiques et de sa situa-
LA RISSIE ET SES ( I1EMINS DE VER.
183
lion, qui décida les Grecs dans F antiquité «i les Génois dans les temps
modernes a j établit nu porl cooimercial. Selon Strabon, 400 ans
avant l'ère chrétienne, Théodosie étail assez florissante pour que l'un
des rois du Bosphore cimmérien m tirât 2,100,000 mesures de grains,
qu'il envoya a Athènes, désolée par la famine. Vers la in du me siècle,
le premier siècle des croisades, les Génois 5 avaienl déjà fondé leur
comptoir fameux de Caffa, que la naïve admirari les Tatars sur-
nomma le petit Constantinople, el d'où ils ae furenl expulsés qu'après
la ruine de l'empire grec. Deux cents ans plus tard, le voyageur Char-
din j retrouva un reste de prospérité; il raconte j avoir vu entrer
S00 bâtimens en un mois, limant cette période, le nom de Gaffa |
valut; dès que Catherine 11 eut conquis la Crimée, en future libérar
trice de la Grèce, '-II.' rendit a la presqu'île la dénomination hellé-
nique de Tauride; Caffa redevint Théodosie. Comme Odessa a l'ouest
et Taganrog a l'est, Théodosii ; - < • 1 1 ■ 1 aux provinces fertiles de
la région centrale '1.' I.. Russie. Odessa ne peut desservir tout.- . i -
provinces; elle n'en dessert que quelques-unes, et elle est devenue
en cinquante ans le second port marchand de l'empire; Théod
son heureuse i ivale en desservant 1rs autres. Outre sa pat
relations directes dans l'intérieur, elle attirera une partie des rela-
tions il'' Taganrog e1 des autres ports de la mer d' Lsof, parce qu'elle
leur offrira un écoulement plus aisé en les dispensant des circuits
du Volga el -In Don a cette mer fermée; elle \ ajoutera ses rela-
tions avec I'1 littoral oriental de la Mer-Noire et du Caucase, aux-
quels elle touche; enfin elle sera liée a Moscou; peut-être la vieille
cité des Grecs et des Génois ressusciterait-elle avec éclat. Quant à
Liebau, de nus jours c me an beau temps des villes hanséatiq
ce port a été éclipsé par Riga, que le voisinage de l'embouchure
dr la Dvina désignait pour le débouché du pays; il n'a même en
moyenne qu'un mouvement «!<• 20,000 tonneaux par an ; c'est un
parvenu sans antécédens. la- chemin de fer lui tient compte d'< i"1
le port russe de la Baltique a la lois le plus occidental et le pins mé-
ridional; il esl le plus a portée des arrivages de l'Europe; il oe
que par les hivers les pins rigoureux, et encore la navigation n'\ est-
elle suspendue que si\ semaines an pins, tandis que les ports de
Riga el de Pétersbourg sont régulièrement bloqués par les places
dînant cinq mois dr l'année, abordable par presque tous les vents,
Liebau contiendra 1,600 bâtimens an lieu de 400, lorsque les tra-
vaux entrepris par l'état en auront élargi l'enceinte l ,
L'autre partie du réseau consiste dans une ligne unique de . Saint-
(1) Les Dégi riatis de Riga viennent d'acheter les quais de Liebau; la valeur des ter-
rains a rhéodosie et aux environs a déjà triplé.
Is'l ntME DES DEUX MONDES.
Pétersbcrarg à Varsovie par Wflna. L'étal y a fait pour 72 millions
de travaux qu'il abandonne a la compagnie moyennant la moitié des
bénéfices au-delà de l'intérêt à ."> pour 100. Voilà le trait de l'est à
l'ouest. Il ae complétera par un embranchement qu'il doit projeter
dos finirons de Wilna vers la frontière prussienne h ELœnigsberg,
»'t pur son raccordement, à Varsovie, avec le chemin de fer de Gra-
nit/a en Autriche. Cette ligne est lf Ben du réseau russe avec le ré-
lu européen; au dedans, par Bon contact avec la Dvina, le Niémen
et la Vistule, elle relie dans le nord les deui systèmes fluviaux.
Enfin les deux pièces du réseau se Boudent a Pétersbourg, puis a
Dunabourg, ou la ligne de Varsovie rencontre la ligne de Koursk ■<
Liebau. Par la, les importations de Liebau et les expéditions de
Koursk pourront se répartir de Dunabourg a Varsovie et a Péters-
bourg, dans les provinces voisines du raitoap de l'ouest; Péters-
bourg entretiendra son activité en toute saison par ses relations
avec Liebau (qui sera son port d'hiver), Eœnigsberget Varsovie. 1-e
réseau associe donc trois capitales : Varsovie, Pétersbourg, Moscou;
trois mers, la Baltique, la Caspienne, la Mer-Noire; les trois zones
septentrionale, centrale et méridionale, du pays; les deux systèmes
de communications fluviales. lai même temps qu'il donne de la co-
hésion a la Russie, il en consomme la solidarité avec l'Europe par
les frontières de la Prusse et de l'Autriche. La conception de ce
vaste tracé ne mérite que des élogi i. I.- - longueurs des lignes sont
approximativement : de Pétersbourg a Varsovie, 1,248 kilomètres,
\ compris l'embranchement sur Kœnigsberg, qui en a 170; de Mos-
cou a Théodosie, 1,169 kilomètres; de Moscou à Nijni-Novgorod,
426 kilomètres; de Koursk a Liebau, 1,217 kilomètres : ce qui lait,
avec quelques fractions, un total de 4,162 kilomètres a exécuter. Si
l'on ajoute les 644 kilomètre-, de Pétersbourg a Moscou, le dévelop-
pement du reseau complet sera de |,806 kilomètres. Kn admettant
une vitesse de 40 kilomètres par beure, Moscou sera a il heures
du Volga, a 21» heures du sud de la Crimée; Pétersbourg, qui des
à présent donne la main a MOSCOU, se trouvera à 45 heures de la
Mer-Noire, a 26 de Varsovie, a liti de Berlin, à 40 de Vienne.
Certes, quoiqu'on ait déjà entrevu peut-être la valeur économique
du réseau, la valeur stratégique en est encore plus évidente. Cela
est peu surprenant. Kn tout lieu, qu'il s'agisse de passer en armes
chez les nations limitrophes ou d'échanger des produits avec elles,
le procédé est le même : il faut conduire aux frontières des routes
partant du cu-ur du pays. Il serait donc difficile d'inventer du centre
à la circonférence une espèce de rayons qui auraient exclusivement
une propriété commerciale sans pouvoir jamais recevoir une desti-
nation militaire. Les voies rapides servent a deux lins; tous les chc-
LA RUSSIE ET SES CHEMINS DE FER. W5
nains de fer sont înnoceiis, mais il est permis de se délier de l'usage
qui in sera fait. On peut prétendre que les tsars se serviront de leur
réseau pour la conquête extérieure avec d'autant plus de succès
qu'ils s'en seront d'abord servis pour la conquête intérieure. Soit,
mais la Russie peut-elle se créer des moyens prompts d'aller chez
ses voisins sans leur donner les mêmes moyens de la visiter? On
disait naguère qu'elle était invulnérable chez elle, parce qu'elle était
couverte par 1rs distances qui lui faisaient une défense naturelle; si
elle les supprime, c'est un gage de son désir d'avoir de bons rap-
ports avec L'Europe, ou c'est le déli Le plus téméraire qu'elle ait jeté
au monde. l>eii ou gage, nous avons prouvé que la fortune de l'Eu-
rope <'st impérissable; aucu wutualite. on peut l'assurer, ne la
prendra en défaut II faut rechercher maintenant jusqu'à quel point
les chemins de fer seront en Russie les agens de la transformation
du pays et des habitans, et quels sont les rudimens de cette trans-
formation.
111.
La portion du territoire russe que le réseau est appelé à vivifier
peut se diviser en trois zones. — celles du nord, du centre et du
sud. Les produits du sol et de l'industrie se distribuent entre ces
trois zones selon les conditions spéciales de climat et de terroir, et
doivent s' échanger régulièrement de l'une à l'autre; faute d'échanges
réguliers, il y a souffrance par privation ou par engorgement. Pour
apprécier les conséquences de l'établissement du réseau russe, nous
étudierons séparément chacune des trois zones eu recherchant de
quel côté il peut \ avoir soit des excédans à mobiliser, soit des dé-
ficits à combler.
Ce qui caractérise la zone septentrionale, ce sont les forêt-. Issez
rares dans la zone centrale, où d'ailleurs il y a eu de larges défri-
, Ioniens, plus rares encore dans la zone méridionale, où les Tatars
ont laissé derrière eux de \astes déserts, elles sont la magnificence
du nord de la Russie, qui contient les deux cinquièmes de la richesse
forestière du pays, évaluée en totalité à 180 millions d'hectares.
Telle est la difficulté des communications, que plusieurs de ces forêts
sont inexplorée- les générations d'arbres s'y succèdent à l'abri de
la hache, et périssent de vétusté comme aux époques primitives.
L'exploitation dépouille les bords des lacs, des rivières, de^ canaux,
qui permettent un transport à peu de frais, soit pour la consomma-
tion intérieure, soit pour l'exportation : elle recule devant une coupe
qui nécessiterait un transport par terre, et le combustible renchérit
à l'étersbourg, parce que ses réserves pouvant arriver par flottai-
[86
T.l \ I 1 Kl - Kl I \ \K.\KI -.
son sont presque épuisées. Sans doute le chemin de fer des deux
capitales, moyennant des embranchemens ultérieurs, rendra, pour
le transport des bois, des services à la zone septentrionale; mais il
rendra d'autres services en la joignant aux deux zones dont elle ne
peul se passer. Si l'on excepte les provinces donl le voisinage de la
Baltique adoucit la température, dans cette zone où les hivers sonl
m longs et les étés si courts, le climal el le terroir ne peuvenl i tre
domptés par le travail el par les engrais; la production du bétail,
d< l'orge, du seigle el du froment esl presque partout au-dessous des
besoins de la population; la différence esl tii lu centre et du sud.
1 [uelq centaines de lieues de Pétersbourg qu'est récolté
lebléqui s'j mange; sur les bœufs qui j sont abattus, an septiè
seulement a été nourri dans les gouvernemens d' Irkhangel el d'Es-
thonie; les six autres septièmes arrrivent de l'i krâine ou des bords
de la Caspienne sous le nom de bœufs circassiens, après un voj
de deux ou trois mois. I ne prévoyance supérieure el les canaux de
la Neva tiennent l'approvisionnement de la capitale toujours au com-
plet; -m tant d'autres points qui m- sonl pas à proximité des voies
fluviales, l'insuffisance esl habituelle, comme l'atteste l'élévation
constante du prix des cén
La zone du centn ne \ itale de l'empire russe. Son ciel est
moins âpre, ses terres sonl fertiles, sa population esl nombreuse,
presque tous les développemens industriels s'j sonl agglomérés, el
par cela mon Ile est le siège deti u commerciales éten-
'I les. Dans la région supi de cette /une, l'industrie domine;
la région inférieure esl particulièrement agricole.
Les efforts de la Russie pour s'approprier l'industrie européenne
datent de Pierre le Grand; la tentative a réussi depuis 1815. Le ré-
tablissement de la paix fut partout le signal d" reprise ardente
du travail; le continent, sous le coup d'un avertissement impopu-
laire, mais efficace, le blocus napol lien, avait compris la néces-
d* apprendre a lutter contre I* Angleterre, et la Russie j fut aussi
excitée par les mesures des deux empereurs Uexandre et Nicolas, et
même par leurs exemples. Tout l'\ conviait : la quantité de matii
avail sous la main, el l'assurance d'un placement
par les besoins de 60 millions d'âmes en Europe et de
5 millions en Sibérie, soit parle trafic avec les nations de l'Asie. <»n
sait que son territoire se prolonge dans le nord de ce continent jus-
qu'aux mejrs du Japon, en côtoyant l'Anatolie, la Perse, la Tatarie,
la Mongolie, la Chine, et lui assigne une fonction commerciale à
exercer par terre aussi bien que par mer. Il était légitime de vouloir
pi lud ; i el avenir en soldant avec des objets de confection imli-
gène les marchandises asiatiques. Ce n'était pas non plus une consi-
LA BOSSU ET SES CHEMINS DE FER. 187
dération futile que relie de L'intérêt des populations rurales, à qui
la longueur exceptionnelle <le la saison i lortc permettrait de faire
alterner avantageusement les travaux des champs el ceux des manu-
factures. Enfin il j avait L'ambition de s'élever sous tous les rappi
an niveau des autres états européens. Ce furenl les seigneurs qui don-
nèrent l'exemple, les uns entraînés par un généreux patriotisme, les
autres par les bénéfices que promettait l'industrie; La main-d'œuvre
était toute trouvée dans leurs serfs, el c'est pourquoi il j a tant de
fabriques dans les villages du centre de la Russie. Derrière les sei-
gneurs, La bourgeoisie s'avança avec déûance, ignorante encore,
mercantile à La façon levantine, mal préparée, niais s'avançant tou-
jours et laissant les seigneurs tenter l'expérience, jeter leur feu, se
rebuter des mécomptes, puis les remplaçant en grande partie, el
demeurant maltresse du champ de bataille, d'où la noble avant-
garde avait presque entièrement disparu.
Cependant des instructeurs européens concouraient au sue. i
gouvernement soutenait par un tarif protecteur tous ces établisse-
mens qui avaient à supporter les intérêts usuraires du capital de
fondation, les échecs inséparables de tout début, et souvenl ne
trouvaient pas à vendre <\r~ produits d'un prix exorbitant. 11 n
icoup à faire, ce qui est fait est décisif. La Russie a amé-
lioré ses vieilles industries, telles que la préparation des peaux,
la fabrication des cordages et des toiles a voiles; elle a natura-
lisé chez elle une foule d'industries étrangères; elle fabrique de la
porcelaine, de la verrerie, d< du papier, des produits chi-
miques, du tabac, du sucre de betterave, du savon, des chan-
delles; elle façonne La laine, la ion, selon les meil-
leurs procédés, et elle a ses usines métallurgiques. Enfin elle a
fondé des êi oies pour- former des ouvriers, des contre-maîtres el des
directeurs. Chose remarquable, la métropole industrielle du pays,
aussi bien que la métropole commerciale de l'intérieur, est la vieille
capitale qui n'a pas cessé d'en être la métropole religieuse : c'est
Moscou. D'après les derniers renseignemens publie-, on _\ compte
L,A85 étabUssemens de filature el de tissage occupant 118,000 ou-
vriers, et 6,387 fabriques diverses occupant L9,900 ouvriers. Voilà
ce qu'est devenu Le sanctuaire du vieil esprit russe, la citadelle de
la noblesse incorrigible. Rien ne subsiste de l'ancienne Moscou que
le Kremlin, monument indestructible de la tradition publique; le
reste se renouvelle avec un cachet national. La capitale répudiée esl
plu- russe que Pétersbourg; elle n'esl pas moins moderne a eette
heure, et elle doit a sa situation centrale une importance incompa-
rable. Lorsqu'elle sera mise en rapport direct avec L'Europe par les
chemins de fer, qui sait si elle ne disputera pas la prééminence à
188 Kl M l Dl S l'U \ MONDES.
Pétersbourg, qui fut le VersaiUes d'un réformateur, et qui restera
un grand port? Qui sait m l'unité de l'empire n'\ résidera pas une
seconde fois?
Il ue nous est possible de faire apprécier l'importance de ce mou-
wiiii'iit producteur de la liussie <|ui' par quelques détails sur 1rs in-
dustries principales. Nous avons peu de i bose à dire de l'industrie
linière : elle esl née si naturellemenl dans un pays qui produit le
lin sous toutes les températures et en exporte par tonnes Ir.s graines
et les fllamens, qu'elle ne s'est pas encore constituée à l'état manu-
facturier. Presque partout cette Industrie esl répandue à l'état pa-
triarchal; la quenouille, le rouet et le métier mettent un peu d'ai-
sance dan-, une foule de villages. Il n'existe que trois filatures à la
mécanique, dont une à Moscou; il n\ a aucun établissement de tis-
I i fabrication des soieries esl organisée; elle emploie moitié
de soies indigènes provenant du Caucase, moitié de soies de Frani e,
d'Italie, de Turquie et de Perse. Le commerce des soies entre la Pei se
et la Russie est assez ancien pour que le père de Pierre le Grand,
le tsar \le\i-, roulant le protéger, ait fait construire par un Hol-
landais l'un des premiers bâtimens de guerre russes, <pii, lancé sur
l'Oka, devait descendre le Volga jusqu'à la Caspienne. Les produits
de cette fabrication sont estimés à une somme de 80 million- pour
toute la Russie, de 30 millions pour la province de Moscou. L'indus-
trie de la laine est plus avancée : elle emploie de SA à :>•"> millions de
kilogrammes de matière première, dont 700,000 de laine peignée et
filée sont de provenance étrangère; elle fabrique les draps grossiers
des paysans, les draps de l'armée, les drap- de la garde, qui, jus-
qu'en \s-ii, étaient tirés de f Angleterre, des draps de qualité ordi-
naire, moyenne, supérieure, notamment en Livonieeten Pologne,
des tapis, des couvertures, des châles, de- . amelots, des mérinos,
des mousselines de laine, etc. La valeur totale de ses produits dans
tout l'empire, \ compris le royaume de Pologne, est d'environ
1M millions; il en Tant déduire 50 millions pour la province de
Moscou et les autres provinces centrales, qui font surtout la drape-
rie grossière et moyenne. Enfin la plus développée et la plus ré-
cente des industries russes est celle du coton. L'exemple fut donné
par l'empereur Alexandre, qui fonda à Pétersbourg la première lila-
ture et la plaça sous la protection de l'impératrice-mère. Le person-
nel de cette filature se composait de six mille ouvriers appartenant à
la catégorie des enfans trouvés et traites en ouvriers libres; les en-
fans abandonnes ont du moins en Russie l'avantage d'être repute- de
race affranchie. De 1 BU à lStlô, 400,000 kilogrammes de coton brut
et 3 millions de kilogrammes de coton filé suffisaient à la Russie, qui
met présentement en œuvre plus de 30 millions de kilogrammes de
LA RUSSIE Kl SES CHEMINS DE FER1. ISi»
COton, dont 2 millions seulement de coton filé. En IS34, la consom-
mation de la France ne dépassait pas 30 millions de kilogrammes de
COton brut. Sur les 22'i millions de francs qui représentent la va-
leur des produits de l'industrie cotonnière russe, 100 millions figu-
rent au compte des provinces centrales de Kostroma, Vladimir et
Moscou, et une extension rapide e>t promise à cette industrie, parce
qu'en outre de L'exportation chez les nations asiatiques, les étoffes
de coton envahissent les classes inférieures; l'indienne pénètre dans
1rs villages de l'empire. Le reproche commun qui pourrait être
adressé aux producteurs russes, c'est qu'ils n'ont pas encore obtenu
le bon marché; mais, parmi les causes de cherté de leurs tissus, il
l.uit noter le transport dispendieux des matières premières venant de
['intérieur ou du dehors et la circulation difficile des produits ma-
nu Tact niés.
C'est encore à la zone centrale que se rattache l'industrie métal-
lurgique. San> dOUte les principales usines ne sont pas celles des
provinces de ILalouga, d'Orel, de Penza, de Riazan, de Vladimir,
mais c'est à Nijni-Novgorod que sont expédiés par la Kama, qui les
transmet au Volga, Les produits des usines situées le long de la
chaîne de L'Oural. Cette région isolée réunit presque toutes les ri-
chesses minérales de la Russie, fer, cuivre, platine, or, etc. Ces ri-
chesses se retrouvent avec la même abondance de l'autre cote de l'Ou-
ral, dans la Sibérie, • 1 1 1 1 n'est pas moins précieuse par La fertilité
d'une partie de son vaste territoire et par sa contiguïté avec les na-
tions asiatiques. <>n sait que la Russie est redevable de cette acqui-
sition au génie entreprenant d'un bourgeois notable, d'un Strogo-
nof, souche de l'illustre famille de ce n , qui aida de ses moyens
un aventurier cosaque a B*en emparer; cet autre Pizarre en lit hom-
mage aux tsars de Moscou dans la seconde moitié du \\ r siècle, vers
le temps même où les nations européennes s'établissaient sur divers
points du globe, comme si de son coté la Russie n'avait dû former
qu'une puissance compacte et d'une seule pièce, Ln attendant que
la Sibérie soit exploitée, la contrée ouralienne l'est déjà. L'industrie
v loi nie une sorte de colonie sous un code particulier. La concession
de chaque mine acte pourvue d'une dotation en sol forestier et en
population, a la charge par le concessionnaire de nourrir les travail-
leurs, de paver les taxes, d'entretenir les églises, les hôpitaux et les
écoles, le salaire de l'ouvrier n'étant que de 20 centimes. Jamais
industrie n'a été mieux protégée contre la concurrence étrangère.
Peut-être faudrait-il reprocher aux maîtres de forges russes, saut
quelques exceptions éclatantes parmi lesquelles on compte MM. De-
midof, de s'être laissé décourager par les distances ou endormir par
leurs privilèges, et de n'être pas assez soucieux d'améliorer leurs
L0O l'.l vi i; m 5 in i \ \ni\ni -.
procédés, d'accroître leur production, longtemps stationnaire, ton-
jour.-, insuffisante. Le Russe est loin de connaître encore les 1 1 > î 1 1 1 >
usages du fer; il s'en passe chaque Ibis qu'il peut le remplacer par le
bois. Cependant la production totale de la Conte et du fer en barre,
qui, en 17!S:2, a' était que de s<) millions de kilogrammes, équivaut
ai tuellement à 320,000 tonnes; on exporte en Angleterre des fers
propres à la fabrication de l'acier, et en Amérique de grosses tôles
fort recherchées- C'est la province de Penn qui représente cette in-
dustrie avec le |iln- d'honneur. Sur les 85 usines appartenant à des
particuliers, l'étal en a une trentaine, la province de Penn en compte
47; elle contient en outre les mines de cuivre les plus productives.
Le rendement annuel en cui\ re est de •"> à 6 millions de kilogrammes,
dont plus d'un cinquième s'exporte. Nous ne ferons que mention-
ner les manufactures d'armes, de faux, de faucilles, de coutellerie,
de quincaillerie, d'ustensiles en cuivre, etc., qui fonl la célébrité de
Koursk, d'Orel et de Toula, villes situées sur la ligne de Moscou
à Théodosie, • ■! nous ne consignerons plus qu'un fait. Vers 1824,
l'importation des machines pour les ateliers russes était évaluée à
200,000 IV.-. la moyenne annuelle est maintenant de 12 à 13 mil-
lions, quoiqu'on en construise en Russie même. Pétersbourg par
iijilr a des établissemens |> ' la construction des machines; à
Yij'H \ ivg I. les ateliers de l'une des compagnies du \ "l^a ont
ajouté sepl steamers à la flottille du Deuve et livré en quelques an-
né* - six machines à vapeur d'une force totale de 700 chevaux. Nul
doute que la ligne de Moscou Nijni-Novg d ne hâte le dévelop-
pement moral et industriel de cette région de l'est, intéressante à
plus d'un titre; les \ i 1 1 . ■ ^ >'\ créenl sans bruit. Penn, récemment
bâtie sur la Rama, a déjà 12. oui) babitans; la population augmente
sur tous les points; le sol suffit à la nourrir; les terres <lu gouver-
nement d'Orenbourg se défrichent; les émigrations de l'intérieur en
prennent le chemin, et bient i 1 1 solitude ei l'inculture disparaîtront
de cette lisière de l'Europe, d'où partent les caravanes de l'a
d'où partiront plus tard des colons volontaires pour la Sibérie.
C'est l'activité industrielle, on le voit, qui distingue surtout la ré-
gion supérieure de la zone centrale; quant à la région inférieure,
agricole par excellence, elle porte le nom significatif de (erre /*<
Sa surface est formée d'une couche i pause d'humus d'une fécondité
inépuisable. Elle s'étend de la Podohe, dans l'ouest, au gouverne-
ment d'Orenbourg, dans l'est, et comprend !»."> millions d'hectares.
Cette région privilégiée a >a page dans l'histoire. Lorsque lesTatars
dominaient sur les bords de la Mer-Noire, en Crimée, sur le cours
inférieur du Volga, les cultivateurs j étaient exposés ù des incur-
sions perpétuelles; ils se retirèrent dans les provinces septentrion
i.a iu'ssie îi-i- ( iiiMixs i>e fer. 195
nales, plu» éloignées de l'ennemi, mieux défendues par des forêts,
des marais, des rivières; le sol ingral se peupla, 1<' riche plateau de-
vint désert. Gependant, lorsque'vers le milieu du xn* siècle la prise
de kazan et d'Astrakan sur tes Tatars v eut ramené la sécurité, sei-
gneurs et prêtres se le partagèrent; ils attirèrent les paysans par
l'appât de conditions avantageuses et d'un terroir meilleur. \ cette
pie, les paysans, inhabiles à posséder la moindre parcelle de
terre, appartenaient aux propriétaires du sol par un'' aliénation de
leur personne perpétuelle ou temporaire. Les uns, moyennant la
concession de l'usufruit d'un lot de terrain, s'étaienl obligés a de-
meurer attachés au domaine seigneurial à toul jamais, eus el leurs
ins; les autre- ne contractaienl qu'un engagement, a l'expiration
duquel ils allaient offrir leurs services ailleurs. Sur l'appel des sei-
gneurs de la terre noire, mie foule de cultivateurs, des deux classes
sans doute, descendit joyeusement du nord vers ce i veau Canaan.
(> tut un événement. Les villages se dépeuplèrent autour de Moscou
même, si l'on en croit l'ambassadeur anglais qui \ résidait en 1589;
mai-- les seigneurs du nord, voyant leur- Lien- abandonnés, récla-1
m lent auprès du tsar. Entre la noblesse el la monarchie, le conflit
était plus vif que jamais. Depuis la décadence de- Tatars, c'était à
qui -'emparerait de la suprématie vacante, <'t comme le trône était
ipe par un usurpateur, meurtrier du dernii ndantdeRu-
ric, la noblesse était eu veine d'arrogance. Le tsar Boris Gcdounof
avait a -i' consolider. I n ukase déclara tous les paysans attachés
irrévocablement au domaine eu il» se trouvaient a l'heure de la pm-
mulgation; ton- turent soumis a un régime nniforme. Pleine satis-
faction fut (loin aux propriétaires du centre et du nord, grands
et petit-. Cet ukase, dont la in re noire fut l'occasion, dicte au tsar
par l'aristocratie russe, la mit en possession directe de la popula-
tion rurale. Ce n'e-t pa- a la glèbe simplement, c'est a un maître
que le sert l'ut lie. douille lien difficile a rompre. Le serf russe est
moins le frère du serf de notre moyen âge que celui de l'esclave an-
tique ou du nègre. C'est pourquoi, sous la maison de Romanof, qui
fut | i trône âpre- de loin.;» troubles, la noblesse a pu perdre
toute importance politique sans cesser de posséder le sol. que les
paysans n'avaient pas qualité pour acheter, n'étant eux-mêmes
qu'une chose, une matière a trafic une propriété donnant un re-
venu, (tu vena bientôt où eu esl ce servage, qui s'est régularisé à
l'heure où il finissait dan- l'Eui dentale.
Selon tous les voyageurs, quelles (pie -nient leur- opinions, rien
n'égale la fécondité de la terre noire. Sur une foule de points, la
couche d'humus a deux mètre- d'épaisseur; nulle part elle n'exige un
labour profond: on ne la fume jamais, on la laisse reposer, et la cou-
tume de plusieurs villages est de la mettre en jachère pendant cinq
192 HB7I K «Es OEi \ VOSDM<
années pour s'assurer quinze années d'un bon rapport. Kilo produit
du lin, du chanvre, du tabac, des céréales surtout. Sur les &20 mil-
lions d'hectolitres récoltés dans l'empire des tsars, sa part est des
quatre cinquièmes environ. C'esl le grenier de la Russie, c'est l'un
des greniers de l'Europe. C'est cette terre noire, dans les provinces
de Volhj nie et de Podolie, à l'ouest, qui exporte par Odessa; c'est en-
core elle, dans les provinces de Simbirsk, de Penza, de Tambov et de
Voronège, à l'est, qui exporte par les ports de la mer d' \/of et de la
Crimée. Le milieu de cette région productive, — de Toula, qui en est
la limite nord, aOrel, d'Orel à Koursk, et de ILoursk kKharkov, qui
en est la limite sud, — fera ses exportations par Théodosie dans la
Mer-Noire, et par liebau dans la Baltique. <)n peut juger de la valeur
de ce milieu par l'importance îles villes qui viennent d'être nommées,
et qu'on avait déjà citées pour leurs manufactures. Toula, avec son
beau pont suspendu en 1er sur IT pa, compte de 50 a 60,000 habi-
taiis; Orel et Koursk en ont plus de 30,000; Kharko\ n'était bous
Catherine il qu'un village de Cosaques, c'est aujourd'hui une \ille
élégamment construite, cbef-lieu de IT draine, avec 30,000 habi-
tans. 224 fabriques, 0,000 ouvrière, — dont quelquet-uns Bans doute
descendent des compagnons de Maseppa, — un enseignement uni-
versitaire, et de beau champs aux alentours. Toutefois la fertilité de
• terre, qui alimente Hoscou et une partie de la région indus-
trielle, ne profite qu'imparfaitement aux provinces plus éloignées et
mal servies par leurs communications. Plusieurs gouvernemens du
nord sont fréquemment exposés à la pénurie, quelquefois à la di-
sette, tandis qu'au centre il v a encombrement des magasins, avi-
lissement des prix, avarie de la denier. Par exemple, dans les
gouvernemens de Vitebsk et de Pskov, l'hectolitre de seigle vaut
habituellement 10 francs, accidentellement 20 francs, et dans les
gouvernemens de Koursk et d'Orel il vaut de '2 à S francs. En 1M:'>,
on fut obligé d'autoriser l'importation des blés étrangers dans les
provinces septentrionales, particulièrement en Estbonie, pendant
que la farine de seigle 8€ vendait 2 francs 40 c. dans les provii
centrales. Enfin on cite dos localités ou. malgré trois ans de cherté
des céréales en Europe, la difficulté <U'> transports a maintenu en
réserve et en épi jusqu'à cinq récoltes successives, au détriment
des propriétaires, tant il est vrai qu'il n'y a pas de terre promise
sans bonnes routes, sans chemins de fer surtout. Les voies fluviales
dont Pétersbourg est doté n'ont pas même toujours permis aux
grains achetés pour l'exportation d'y arriver en temps utile, soit
à cause de la longueur du trajet, soit à cause de l'interruption de
la navigation par les glaces, interruption qui, sur le Volga et ses
canaux, est de prés de six mois.
Mais si les glaces interceptent les voies fluviales, la neige n in-
LA RUSSIE ET SES CHEMINS DE FER. 193
terceptera-t-elle pas les voies ferrées? Il convient premièrement de
mettre en dehors de L'objection les sections méridionales du réseau.
(|ui ne seront pas plus sujettes à cet inconvénient que les chemins
de 1er de nos climats tempérés. Dansja zone du sud, laneige n'est
ni assez habituelle ai assez régulièrement persistante pour que l'un
j ait adopté le traînage; l'usage reçu est qu'il se fasse aux fron-
tière-, mêmes de cette zone un échange de la voiture contre le traî-
neau nu du traîneau contre la vqiture, selon qu'on va du sud au
i entre ou qu'on vient du centre au sud. Quant aux lignes des zones
centrale el septentrionale, ou peut en juger d'après ce qui s'est
M la ligne de Pétersbourg à Moscou : de 1851 à 1856, la
dation \ a été suspendue trois j < > 1 1 1 - . il ne s'agit donc que de
comprendre dans les frais d'exploitation la dépense spéciale de l'en-
lèvement des neiges, dépense qui est quelquefois aussi nécessitée
sur les chemins de la Prusse et sur le chemin de l'est en France, et
qui esl évalu p Russie à un millier de francs par kilomètre.
La zone méridionale semble, comme la zone septentrionale, tenir
dans la cuit me russe, actuellement du moins, un rang inférieur. Ge
qui la carat térise, ce sont les steppes qui paru nt du sud de la Bes-
sarabie, suivent le littoral de la Mer- Noire et «le la mer d'Azof, et
se terminent dan- les provinces de Stavropol et d'Astrakan. I
steppe- sont des plaine- unies souvent a perte de vue. offrant de
loin en loin des bouquets de bois et plus généralement des brous-
sailles, ça et là coupées de ravin-, présentant par intervalle de
légèn - ondulations ou des éminences tumulaires, dont plusieurs
allei tent la tonne coijiipie et -ont -uiinonlee- de -talue- gTOSSil
monumens encore Inexpliqués des peuplade- qui ont vi-ite cette
terre. En outre elles sont parsemées, dans presque toute leur éten-
due, de marais et de lacs salans; frappées ici de stérilité en raison
de la nature saline du sol, là elles se couvrent au printemps el à
L'automne d'une végétation spontanée et luxuriante, d'herbes de la
hauteur d'un homme, de millier- de Heurs aromatiques. Les terres
arables de bonne qualité ne font pas défaut; -i les steppes pénètrent
dan- La région de la terre noire, des filons de cette terre riche se
prolongent aussi jusque dan- les steppes et app< lient la culture. Sous
le règne de Catherine II. des émigrations allemande- des bords du
Rhin vinrent s'établir sur Le cours inférieur du Volga; des memno-
nites de la secte des anabaptistes abandonnèrent la Prusse, où ils
étaient persécutés, pour jouir en paix de La concession de champs
fertiles entre le Dnieper et la mer d'Azof. L'empereur Paul avait
aussi proposé dans ces steppes un asile et une œm re tic colonisation
au prince de C >nd • et à son armée, qui faillirent accepter. Cepen-
dant la population séden v accroît lentement; les
TOME II. 13
lOfl REVTE DKS DEUX MuM.I -.
babîtans, Tatars ou Cosaques en majeure partie, se livrent à l'élève
descbevam etdu bétail, que favorisent l'abondance des pâturages
et l.i liberté «lu parcours, qui plaît à leurs vieilles habitudes no-
mades. Sur les 18 millions de chevaux que l'on attribue à la Russie,
les steppes en nourrissent a peu près le quart. Les races en sont
distinguées el pleines de feu. Les troupeaux de gros bétail sont de
."> ou 6 millions de tètes, et fournissent un contingenl annuel aux
deux autres «mes, qui, entre elles deux pourtant, en réunisseul
18 millions; avec les 9 million-, de la Finlande el de la Pologne,
i-'i'-i un total «le •.!.'> millions île bêtes a cornes pour l'empire. Le
total des bêtes i laine est du double. Sur ces 50 millions de pièces,
la zone méridionale en contienl 12 millions, donl 8 millions de race
ordinaire ci 'i de race fine. \in-i cette /one envoie en Uussie, pour
l'usage intérieur eu pour l'exportation, «les troupeaux, «les cuirs, du
suif, des laines. Le sel est au— i un de -es principaux produits; le
centre et l'ouest tirent une pallie de leur approv isionnenient ni sel
des provinces de Perm et d'Orenbourg, qui ont des mines de sel
gemme; l'autre partie provient des stoppe-, , dont les lacs '•' les
marais défraient largement le- pêcheries <\n Dnieper, du lion, du
Volga, de la mer d' Azof et de la Caspienne. Chaque année, de mai à
septembre, les seules salines de la Crimée expédient de 88 a 1 76,000
tonnes; c'est un chargement de retour pour les voitures qui appor-
tent de» grains aux ports do la Mer-Noire. Faute de communications
avec le sud. les provinces du nord en font venir jusqu'à 130,000
tonnes do l'extérieur. Enfin, entre le Donetz, l'un des affluensdu Dan,
et le Dnieper, sur la ILmio do Moscou a Théodosie, existe nne res-
source bien autrement enviée de toute nation industrielle: ce smit
do- gisemens d'anthracite et <\<- bouille, dont il n'a encore été extrait
que i0 ou .')•» million-, de kilogrammes. S'il est vrai qu'on ait aussi
trouvé du charbon de terre dans l'Oural, et que de premières explo-
rations aient lait reconnaître de- bancs bouillers aux environs de
Kharko\ et de Toula, dan- le ra\on moine de MOSCOU, une pareille
découverte Vaut celle des L'itos aurifères de la Sibérie.
Non- ne suivrons pas la /one méridionale jusqu'à sa région cau-
casienne, où, sous l'action d'un soleU ardent, croissent l'olivier, le
minier, le figuier, le grenadier, la canne a sucre, ou le coton et les
plante:- tinctoriales réussiraient à merveille. Déjà quelques pro-
vinces musulmanes qui bordent ta Caspienne, notamment celle de
Derbent. cultivent la garance avec assez de succès pour eu obtenir
chaque année 1,500,000 kilogrammes; l'importation de la Russie n'a
jamais dépassé i millions de kilogrammes, et on sait quelle est la
part des soies du Caucase Aau^ la fabrication île- soieries do l'em-
pire. Nous nous arrêterons avec le chemin de fer en Crimée. Sèche
LA RUSSIE ET SES CHEMINS DE FER. 195
et nue dans quelques-unes de ses parties, cette presqu'île est dans
d'autres le jardin de la Russie. Ses vignobles comptent des ceps ori-
ginaires de la (irèce, de l'Italie et de la France. Lu autre vignoble
a'été planté sur les rives du Volga, près d'Astrakan, et constitué
par lis soins de Pierre le Grand, qui voulait que la Russie eût et fit
de tout, même du vin.
IV.
Il serait superflu d'insister sur la facilité d'échanges que les che-
mins de fer procureront à ces trois Moes. l.a une centrale i m aussi
centre du réseau; elle communique arec le sud par la ligue de
Moscou à Tliéddosie et secondairement par l'embranchement sur le
Dnieper, avec Féal par la ligne de Moscou à NijnUNovgorod, avec
le nord par la ligne de Moscou a Pétersbourg, avec le nord-ot
par la ligne de Koursk a Liebau, avec l'ouest indirectement par
l'intersection de la li^ne de Liebau et de celle de Varsovie. Les trois
zone- entrenl ainsi les unes dans les autres pour la répartition des
denrées alimentaires, des matière, premières, de- produits manu-
facture.-. En même temps le- frontières maritimes et les Irontiè
de terre sont mises, par cet ensemble d'artères, a la disposition du
pays tout entier pour l'écoulement au dehors et l'afflux au dedans.
Si ces chemins de fer, dan- la pensée du gouvernement russe, sont
exclusivement stratégiques, Us servent admirablement aussi les pro-
grès pacifiques de l'empire; on a vu (puis avantages le travail agri-
cole et industriel punira en retirer. Le réseau n'exercera pas -an-
doute une action moins féconde sur le mouvement commercial inté-
rieur et extérieur de la Russie.
Le- points importai!- de la circulation à l'intérieur sont presque
ton- sur le- voies fluviales. \ Rj binsk, ou le- canaux du nord se rat-
tachent au Volga, telle est Paffluence des arrivages et de- départs
durant la -ai-ou de la navigation, que le chiffre des affaires est es-
time a 200 millions. Ce port, qu'on s'e-t plu a décorer de quais df>
granit, d'une bourse et de boulevards plantés d'arbres, est alors
envahi par une foule extraordinaire de marchands, de mariniers.
de hâleurs de bateaux, d'artisans de toute- le- professions; sa po-
pulation d'hiver est de »> a 7,000 âmes; sa population d'été est de
130,000. De Rybinsk à rfijni-Novgorod et de Nijni-Novgorod à As-
trakan l'oneti ient plusieurs bateaux a vapeur : les uns servent
au transport des marchandises et des voyageurs, les autres au re-
morquage. Ceux-ci font concurrence à des bateaux-machines qui,
avec une ancre fixée dans le fleuve, un cabestan mû par soixante
chevaux quelquefois, et un câble du cabestan à l'ancre, opèrent la
106 REM E DES DJ i \ ttONDl 3.
ren tnt dix barques à la remorque. Noua ignorons le nombre
des barques en service sur le Volga; mais il a été calculé que quel-
ques provinces intéressées à cette navigation construisent chaque
année 9,000 barques plates ne faisant qu'un voyage, <lu porl de
730,000 kilogrammes chacune. \ Nijni-Novgorod, la foire s'om re en
août el dure quatre semaines. Pendant trois mois, c'est un va-et-A ie I
continue] de voitures et de voyageurs sur la route de Moscou
rendez-vous des produits russes, européens, asiatiques. Wantde nous
v arrêter, nous ferons observer que parmi les foires innombrables qui
se tiennent dans les divers gouvernemens on en compte 1 "2s aux-
quelles il se lait habituellement pour 200,000 Dr. de rente l); cha-
que an r .. . il .-,"\ porte environ pour 820 millions de marchandises;
il s'en débite pour 5 ou 600 millions. Nous citerons, sur le trajet ou
à proximité de la ligne de Moscou a Théodosie, les foires de ILoren-
ni i,i ti] bc Hait'1 pour l 'i millions d'achats, de Poltava, où ils'en
l'ail poui ii'i millions, de Kharkov, OÙ le moulant de la vente
chevaux, des laines el des objets manufacturés atteint a 50 million! .
et non- n'oublierons pas la foire d'irbite, au pied de l'Oural, où il
se fait pour près de 120 millions d'affaires sur les marchandises de
rebut, les tissus façonnés, bariolés ou imprimés qui sont passe- de
mode. On j apporte aussi des fabriques de Toula 50 ou 60,000 de
ces petits instrumens nommés harmomioo, destinés à la Chine, dont
ils nattent le goût musical.
Venons enfin à la foire de Nijni-Novgorod, dont non- parlerons
d'après celle de 1852, qui a été l'objet des études les plus exactes.
Nijni-Novgorod, peuplée de 33,000 habitans, ae dur-.- en deux
villes. La ville haute, avec le Kremlin obligé, Borte de Capitole i
coiuniuii a toutes les vieilles cités, occupe un promontoire presque
à pic de 120 mètres d'élévation, au pied duquel l'Oka et le Volga se
rencontrent en déplo] ant de iliaque côté une nappe de l ,000 mètres
de large. La ville basse occupe les deux rives de l'Oka, qui sont
réunies par un pont de bateaux: sur la rive droit.-, elle s' abrite der-
rière le promontoire; sur la rive gauche, elle s'étend en plane- ave<
un vaste bazar bâti en pierre, des canaux faisant ceinture au bazar,
et un égout d'architecture vraiment romaine. La ville basse esl le
quartier principal de la foire. La petite mer formée pai le confluent
de la rivière et du fleuve, les milliers de barques matées qui la cou-
vrent, — au-delà, sur la rive gau he du Volga, une plaine immense
pa semée de nombreux villages et terminée par une ligne de forêts
épaisses, composent, avec la ville haute et ses tours, un de ces sites
(1) On trouvera dans l'Annuaire des Deux Mondes pour 1855-56 d'iutéressatis dé)
sur le mouvement des foires russes.
LA RUSSIE ET SES CHEMINS DE FER. H>7
pittoresques assez rares en Russie; mais un spectacle encore plus
curieux peut-être, c'esl celui d'une multitude de 2 à 300,000 -visiteurs
de toutes les nations, de tous les costume». do imite» le», langues. La
valeur totale des marchandises apportées en ls.'ri à Nijni-Novgorod
est représentée par une somme de 258 millions; les marchandises
russes j figuraient pour 197 millions, les provenances e mes
pour 25, el celles d'Asie pour 36 millions. Parmi les lan-
dises russes, le» tissus de coton, de laine, de lin e1 de chan> re comp-
ii pour plus de ~'\ millions; — le fer en barres el r Pi r
i l'acier ouvrés, le cuivre de première fusion, tanl e
qu'en feuilles, el les diverses fabrications métalliques, pour plus de
V> millions; — les pelleteries, cuir» bruts et ouvre», pour près de
37 millions; — les articles alimentaires, sucre raffim -■ et
farines, produits des pêcheries, vins et spiritueux, poui • '. mil-
lions; — le tabac, pour 3 millions I 2; — le restant, en articles di-
vers, pour -2:\ ou '-'i million». Parmi les marchandises eui op< unes,
les drogueries el les matières tinctoriales, dont une faible , seu-
le ut arrivait de la Perse, comptaient pour 10 million»: — les vins,
pour plu» de •'> millions; — les tissus de soie, de laine . on,
prenant des cotonnades anglaises unie», des batistes d'1 isse,
des indiennes de Mulhouse, etc., pour plus «le 6 million» 1 2. Les
marchandises asiatiques consistaient en fourrures, en en
soies expédiés par la Perse, en pelleteries de Khiva el de Bi ukhara,
en coton brut el Blé de même origine, et en 42,000 i : hé,
d'une valeur de 27 million».
Ces détails donnenl une idée des exigences de la consomm on de
la Russie; au commerce russe proprement dit il faul ajouter t >utefois
le commerce asiatique, encore modeste, mais favorisé pai le gon r-
nemeiil dan» de» vues politiques. Le chiffre total <le ce , mmerce
esl de 80à L00 million.»: — 6 millions avec la Turquie d" Vsl , 17 mil-
dons avec la l'er»e, 23 OU 2â million» avec Khiva. Bo • KIlO-
van, Taschkend, villes tatares, el lasteppe des thirgiz. I al,
la Russie exporte chez ces nation» des cotonnades, d - en
laine, des métaux ouvres, etc., et reçoil des matières premières;
pourtant la Perse fournit annuellement pour 7 millions de tissus de
soie et de coton aux provinces caucasiennes, où la mode persane
s'esl conservée. Quant au commerce ave la Chine, il esl de 50 nul-
lions environ; l'article presque unique de la Chine est le thé, qu'on
porte a 25 ou 26 millions; elle prend l'équivaleni en métaux on
en pelleteries et peaux préparée», eu dssus de lin et de chanvre, en
cotonnade» el en draps qu'elle place en partie dan» la Mongolie sep-
tentrionale. Ces échanges ont leur centre à Kiakta, à 6,000 kilomè-
tre» de Moscou; il» sont l'objet de la sollicitude du gouvernen ent. Le
thé introduit par les caravanes en Russie est d'un prix \'
|os REYTE DES Dit \ MONDES.
que celui qui s'importe de Canton en Burepef or cette cherté tient
moins à la longueur du trajel qu'a une compensation imposée pai
les marchands chinois, qui n'achètent à un pris feart Les drapa el les
cotonnades rosses, grevés par tes lïais de transport et BUrtout pai
ceux d'une fabrication encore coûteuse, qu'à la condition de vendre
leur thé au-dessus du cours. Cependant toute importation en Russie
autremenl que par 1rs caravanes est frappée de droits prohibitifs, el
les partisans des boissons chaudes supportent l'indemnité chinoise
gloire el au profil de l'industrie nationale; c'est une prime d'en-
couragemeni pour l'aider à faire en Chine un commencement de
concurrence aux tissus anglais, en j envoyant chaque année pour
5 ou 6 million- de cotonnades et II ou 12 millions de draps. I
draps, qui entrent depuis longtemps dans ce trafic, étaient tirés au-
trefois de la Silésie el de la Pologne; ils Boni fournis auj d'hui
par les manufactures russes, qui ont a corriger, par la dicité du
prix de revient, ce que ces transactions ont de factice. Quoi qu il
m soit, tandis que la Grande-Bretagne el l'Amérique antr'ouvrent le
i este-Empire par mer et au sud, la Russie j lait >a brèche au d
ei par terre, de sorte que l'intégrité de la clôture aura peine è »
maintenir. La Russie fait plus : pendanl sa guerre européenne, elle
vidail avec la Chine une contestation pendante à propos d'un terri-
toire arrosé par le fleuve kmour, non moins étendu que la France,
regards sont tournés de ce •
puis longtemps. Ou a dit que Pierre le Grand, rèvanl aa point sur
lequel il fixerait la capitale de son empire, avait d'abord choisi l'em-
bouchure du Don dans la mer d* torf; ce qui est plus étran
qu'il délibéra sérieusement avec lui-même b'ù" n<' fonderai! pas Pé-
tersbourg sur tes rives lointaines de l" bnour; un mémoire rédigé par
exhumé tout récemment des archives de l'empire, ne
laisse aucun doute à eel égard. Le géant voulait tout étreindre a la
lois: m tout cas, il indiquait prophétiquement la seule mission ou
-on peuple ne fera pas fausse route, une mission civilisatrice dans
la Haute-Asie.
I n mot maintenant sus le commerce de l'empire avec les nations
européennes. La Russie expédie des céréales, des bois, dn lin, du
chanvre, des graines oléagineuses, du buh", de la laine, de la po-
tasse, etc.; elle reçoit des objets manufacturés, des spiritueux et des
vins, des denrées coloniales, du h I. du charbon de terre. En 1852,
ce commerce, Finlande et Pologne non comprises, B'est élevé à
862 millions, dont 408 pour l'exportation, 454 pour l'importation;
en 1853, il a atteint pour la totalité à 920 millions: . n 1 822, la limite
était de MO millions. Quelle en sera la progression sous l'influence
du réseau?
Toutes les lignes sont placées dans la direction même des cou-
LA RUSSIE ET SES CHEMINS DE FER. 1 99
rans commerciaux du pays, que les porte de Liebau et de Ihéedoeie
tiendront ouverl en toute saisoa. Traversant les régions industrielles
et agricoles, elles feront un appel incessant aux (acuités productives
de l'empire. La Russie exporte 99 millions de kilogrammes de Lin ei
de chanvre, L20 millions de kilogrammes de graines oléagineuses,
11 ou L2 millions de kilogrammes de laine, 60 millions de kilo-
grammes de -ni 1", etc. Depuis dix ans. l'exportation d< - céréales aété,
année moyenne, de il millions d'hectolitres, et en L8A7de27 mil-
lion-, si dès à présent elle a de pareils excédans disponibles, que
i-ce quand la certitude des débouchés remplacera La noncha-
lance par le zèle, la rumine par de bons procédés? Que sert
quand la fertilité de la /(•//(• noire, comparable à celle des terres
vierges du Nouveau-Monde, sera énergiquemenl sollicitée? L'hec-
tare oe rend que de •"> a 6 hectolitres de grains, c'est-à-dire moitié
île ce qu'il rend en France, et La proportion est la même pour li -
autres cultures; que Le rendement augmente, il j aura une surabon-
dance de matières premières, produites a plus bas prix que partout
ailleui s, qui primera les denrées similaires de.rAxnérique du Nord,
et une masse de céréales qui parera a nos crises alimentaires dans
les année- les plus stériles, qui fera Qéchir nos mercuriales dan
années Les plus fructueuses. Ou ignore a La fois tout ce que la Russie
peut fournir de grains, et à quel taux réduit elle peut le» li\ rei . Les
ports de la lier-Noire, qui en sont le principal débouché, ne laissent
pas d'etie éloignés de la zone centrale; si Taganrog re< oit une partie
de ses expéditions par le Volga et le Don, 0 l Les autres ports
ne reçoivent les leurs que par de? voitures, d'une charge de 8 à
lu hectolitres, faisant Le trajet en six semaine- «m deux mois; La Cri-
mée seulement voit défiler par Pérékop jusqu'à 300,000 de i es véhi-
cules. Le surenchérissement qui résulte de ce mode de transport
permet pas à L'Europe de se ressentir de la faveur du prix d'origine;
mais lorsque le.s Lignes de Théodosie et de Liebau prendront Les cé-
réales sur place pour les transporter en quelques jours .sur les bà-
timens de la Mer-Moire et de la Baltique, il en sera tout autrement.
Serait-ce donc la Russie qui faciliterait la solution de la question des
Subsistances? 11 est admis que les céréales, chose de première né-
cessité, devraient être produites en quantité et à bon marche; il est
reconnu que le tarit du pain fait la hausse ou la baisse du tarif des
autres denrées; ou essaie de toutes les améliorations dans la cul-
ture, la récolte et la mouture des grains pour maintenu: le régula-
teur au degré Le plus bas. Quoi qu'où fasse pourtant, paniendra-t-ou
dans qos états européens a modifier les deux élemens constitutifs du
coût des grain-, la main-d'œuvre et le sol? Sur nos territoires limi-
te-, le champ des céréales est encore restreint par la place que récla-
•200 BEVUE DES DEUX MOND1 S.
ment d'autres cultures avantageuses; on ne saurait donc jamais es-
pérer une abondance qui avilisse le prix, et ce prix est toujours relevé
par les exigences de la main-d'œuvre. • '. nent réussira-t-on à chan-
es deux termes du problème? L'Angleterre ne l'a pas cru pos-
sible. Vvertie par Ba situation particulière, elle a compris que 1rs
céréales ne pouvaient être fournies à bas prix que là où se trouvent
réunies c me maximum l'étendue du sol cultivable, et comme wt-
l'imnm la modicité de la valeur du travail; elle a établi une division
de l'atelier agricole entre les peuples qui produisent la quantii
bon marché et le peuple anglais, qui ae peut produire que la qualité
a haut prix ; elle tire presque tous ses grains du dehors. Est-il Bage
aux autres nations de l'Occident de s'interdire les bénéfices d'une
pareille division du travail et de ne recourir qu'accidentellement aux
greniers extérieurs? Quoi qu'il en soit, la Russie est sans comparai-
son la plus opulente, la moins i hère et la mieux située de ces mines
à graine indispensables pour maintenir la base de l'alimentation
taux If plus déprimé; il ne lui manquait que des chemins. Si elle
exporte davantage, elle prendra plus de retours; seséi banges Be mul-
tiplieront avec l'Europe; son industrie aura en même temps à satis-
faire une population devenue plus aisée. Tels Boni les résultats de
l'annexion du marché russe ao marché européen, el la transforma-
tion agricole, industrielle et commerciale de cet empire esl inévi-
table; elle est prochaine, si ses babitans ne Boni point une race som-
nolente.
Personne assurémenl n'ignore que la Russie a déployé une acti-
vité surprenante dans l'équipement de ses années el de ses Hottes,
dans la construction de ses arsenaux maritimes et militaires, de ses
ports, de ses canaux, de ses \ ill< ■-. mais on fail honneur à l'auto
de l'initiative et de l'exécution de ces choses, e1 l'on B'est babitué .1
considérer la nation russe comme passive, ne pouvant et ne voulant
rien que par la vertu d'en haut, tin en ferait presque une agr<
tion d'automates, ne se mouvant que par le souille et la main du
tsar. C'est une erreur : ou ne saurait méconnaître l'admirable in-
stinct de sociabilité qui caractérise le Russe, malgré l'attitude d'in-
timidation où s'est trop souvenl complu Bon gouvernement vis-à-vis
de l'étranger, et il > aurait la même injustice à le supposer inerte,
parce que son gouvernement l'ait beaucoup et a l'air de tout faire.
Pour nous, nous avons constaté ce que le Russe produit, consomme,
vend, achète: c'est la preuve par chiffres de ce qu'il y a en lui de
spontané et de vivace. Quel que soit le régime social de ce p
tout y est jeune, le sol et l'homme; humilié comme bourgeois, avili
comme serf, l'homme obéit à une sorte d'impulsion climatérique,
il cède à un tempérament généreux; il va comme si l'immensité du
LA RUSSIE ET SES CHEMINS DE FER. "201
territoire le provoquait à des eflbrts immenses; l'élan de celte Eu-
rope slave sera prodigieux dès que le stimulant y sera appliqué. Et
d'à a-t-il doue pas un autre stimulant dans le désir de l'émancipa-
tion? Comment toul moyen de délivrance ne serait-il pas saisi avec
un redoublement d'énergie? G'esl le travail qui non-seulement a en-
richi les peuples européens, mais encore qui a contribué a v relever
la dignité humaine. L'industrie n'est pas coupable de la servitude,
.|ui est plus ancienne qu'elle: tout au contraire elle a graduellement
affranchi les classes moyennes et inférieures. Les choses ne se pas-
ont pas autrement en Russie; elles j seront même accélérées par
la puissance des exemples el des procédés nouveaux. D'ailleurs
l'émancipation j a été préparée avec une persévérance qui honore la
maison des Romanof; seulement la bonne volonté du gouvernement
le plus absolu n'en fait jamais autant que ce qu'on nomme la force
des choses.
La bourgeoisie russe est à l'étal de caste inférieure, lorsque sa sœur
d'Occident esl la tête «le la société. La différence .-'explique. La bour-
geoisie européenne a eu des ancêtres, des foyers, un patrimoine; elle
a hérité des institutions municipales de Rome, de villes déjà \ ieilles,
toutes pénétrées de l'esprit communal, dont le type s'est reproduit
dan- les cités ultérieurement établies. De souche plus antique que
les barons, elle a défié les oppressions i laies. S'entendant de com-
mune a c iune, parce que le territoire étail borné el que les com-
munes étaient voisines, — pu i -a m une fierté nouvelle dans Bon aisance
accrue ou acquise par un négoce que les communications rendaient
facile, par une industrie dont les produits trouvaient des consomma-
teurs,— avec un hôtel-de-ville entre l'atelier et le comptoir, en lare
de l'université et du parlement. — elle a pu se faire ce qu'elle
devenue, la force de nos sociétés, le résumé de leur- progrès aute-
urs, le principe de leurs progrès futurs. Rien de pareil en l!u-sie;
tout \ est récent. Lors de l'invasion îles Tatars, la classe intermé-
diaire venait de naître: dispersée SUT un territoire énorme, inorcel
peine peuplé, elle ne lit pas corps d'une ville à l'autre, elle n'eut pas
même d'existence propre dans les ville- dominées par les prime-.
Sans contait avec le- peuples moderne-, sans filiation directe avec
les peuples anciens, elle n'eut a se prévaloir auprès de ses maîtres
ni d'une fortune gagnée aux affaires, ni du reflet des lumières anti-
ques, ni même du sentiment de ses droit-, qui étaient écrasés, et
dont elle n'avait retrouve la notion nulle part. Ce l'ut sans sa parti-
cipation, sans profit immédiat pour elle, que les tsars conquirent
le pouvoir sur la noblesse, et lorsque Novgorod, république mar-
chande modelée sur Lubeck el Brème, eut été sacrifiée par eux à la
-site de fonder la monarchie, il ne resta rien de vif dans cette
REVt t DES l'i l\ \m\in i.
classe, dont la nullité donna toute latitude a l'autocratie. Enfin cet
élément intermédiaire ne s'aocrott numériquement qu'avec Lenteur;
le servage, rigidement maintenu, lui a fourni trop peu d'adjonctions.
Là est le Becret de l'absence prolongée d'un tiers-étal russe, il n'a-
xait pas "a m recruter. Bn conséquence, cette classe a'esi em ore sut
aucun point à l'état «le groupe organ i réations de villes en
verto d'un décret on1 augmenté la population urbaine Bans constituer
une cité, et Catherine 11. en l'autorisant a tenir des assemblées trien-
nales pour la discussion de ses intérêts communs et l'élection d'un
représentant, ne pul faire prendre au sérieux ce simulacre d'institu-
tions municipales. Sun institution de- trois gtùldês, oa corporations
de marchands, a Laquelle fil'' attacha quelques privilèges, lin mieux
accueillie, et ce fut la première inauguration de l'aristocratie bour-
geoi Quarante années de paix depuis 1815 L'ont aidée a con-
quérir la richesse, L'importance sociale, et a satisfaire ainsi l'ambi-
tion légitime qu'allumait encore en elle l spi » Uu le d'une partie de
la noblesse, appaw rie par ses prodigalités et par la division des for-
tunes, en vertu >le L'égalité des partages. Grii e a la paix, elle béni -
ficiade spéculations plus vastes, qui la tirèrent en même temps des
vues étroites de bob mercantilisme traditionnel; mais c'est l'indus-
trie surtout, l'industrie Largement pratiquée, qui lut son piédestal.
On a vu comment, ayant cédé aux seigneurs L'honneur du premiei
pas ei le danger de- expériences, elle accapara ensuite le plus grand
nombre des manufactures; aujourd'hui elle possède de gros capi-
taux, dont elle apprendra a ae mieux servir en se familiarisant da-
vantage avec !'• Doécaniame du crédit el d i ition; elle a nue
clientèle innombrable dans tous les petits trafiquant et dan- le- ou-
vriers des fabriques. Enfin la plupart des beaux hôtels de Moscou,
précédemment habites parla fleur des descendanfl des Varègueset
-ont la propriété de fabricans et de marchands fils de
moujiks, ou encore moujiks eux-mêmes. Le faubourg Saint-Ger-
main de Uoscou est envahi par ces parvenus, qui jettent aussi un
ail d'envie sur la propriété territoriale. Voilà les preuves de Leui ha-
bileté et de leur esprit d'entreprise. D'après ce qu'ils ont fait, qu'on
juge de ce qu'ils pourront l'aire dés qu'il» verront de nouveaux
moyens de se pousser dans la voie as aidante où Us doivent b'< Levei
encore pour être au niveau de la classe supérieure, et pour dire:
■ Hier nous étions de- parvenus, aujourd'hui non- sommes arrivi
Quant as servage, il est entamé. Sur la population agricole, éva-
luée à 'ii> million- d'âmes, les cultivateurs maies sont comptés pour
■"i millions. 11 \ en a près de "2 millions de fibres : les coloniales
étrangers et Israélites, les odnodvortsy, tenant de l'état la jouis-
sance de quelques terres pourvues de serfs et possédant d'autres
i \ RUSSIE et ses CHBJONS de fer. 208
terres en toute propriété, et les paysans affranchis. Voilà la catégorie
de la liberté. Lu seconde catégorie comprend 9,000,000 paysans de
la couronne environ, censitaires des domaines de l'état et payant
mie renie modique: c'est la transition entre la liberté e1 le servage,
c'esl l'objet d'envie des autres serfs, qui souhaiteraient tous appar-
tenir à la couronne. La troisième catégorie comprend les Mais serfs,
U.,500,000, appartenant a environ 1.10,000 propriétaires, grands
ou petits. Cependant il j a aussi des degré- dan- la -ervitude. Selon
l'usage primitif, chaque serf, pourvu d'un terrain qu'il cultivait
poui oins, devait quelques jours de corvée par semaine pour
en valeur <lo bien seigneurial. Dan- le siècle dernier, une
partie de la noblesse, qui de tout temps a séjourné à la ville plutôl
qu'à la campagne, préféra an revenu de Bes terre- gérées par des
intendans un revenu déterminé pai le nombre de ses » cfs; en d'au-
tres termes, elle ne lit cas du sol que pour nourrir des paysans qu'elle
frappait d'un impôt de capitation. C'est de cet abus criant, blâmé
par Catherine II dans l'une de ses instructions, que date la p
mière atteinte portée au régime de la glèbe, pain- qu'il impliquait
le remplacemenl de la prestation en sature par une redevance pé-
cuniaire, et qu'en abolissant la corvée, il rendait aux serfs l'exen
d'une certaine liberté. Pourvu que la redevance soit payée, il i
est permis de ne travailler qu'a leur profit, où bon leur semble,
connue il- l'entendent. Moscou contient environ 100,000 serfs qui
s'engagent dan- les manufactures, ou I < > 1 1 1 tout autre métier. Il j a
dans toute la Russie environ 7,000 paysans muni- de la permission
de faire du trafic; quelques-uns sont millionnaires et toujours serfs.
Il est bien entendu que 1 1 redevance payée aux maîtres esl propor-
tionnelle aux gains présumés de la profession. Enfin on prétend que
dès aujourd'hui les deux tiers du soi productif sonl bous le régime
de la rente, et l'on doit cette justice à l'empereur Nicolas qu'il tenta.
par un ukase du '2 avril lsV-î, de généraliser cette transformation
de la servitude. Eh bien! est-ce que la prévision de nouveaux pro-
grès e1 de nouveaux bénéfices pour l'agriculture, en vertu de com-
munications nouvelles, ne conduira pas tous les propriétaires à
l'adoption de ce régime? Des contrats équitables assureraient l'ex-
ploitation féconde du sol. Cet état de choses serait le fermage moins
la liberté; mais la liberté suivrait l'aisance. Par l'effet seulement de
la division incessante des propriétés, conformément à la loi de l'éga-
lité des partages, le nombre des propriétaires augmente, la part ••>
chacun se réduit, et les paysans traiteront de leur rachat avec plus
de facilité. A cette heure môme, d'après des statistiques avérée-. |<
deux tiers des 1 1,600,000 serfs appartenant aux particuliers servent
de garantie hypothécaire aux prêts que les lombards et la banque
-_!0'| 1,1 m E DES m i \ BONDI -.
ont laits à leurs Beigneurs, une tête de serf répondant de ~1W francs.
loblesse finira par être expropriée plus (l'une lois au profil de
nouveaux nobles qui se rendronl acquéreurs, mais quelquefois aussi
au profit des paysans eux-mêmes. Il 5 a quelques années, un vil!
qui avait été engagé par un prince fut mis aux enchères, et, moyen-
nant 616,000 lianes, réunis par enchantement, les paysans Be Grenl
adjuger à eux-mé - le village et leurs personnes. D'ailleurs, dana
:ette dissolution de la propriété territoriale, il faut B'attendre à \<ùr
intervenir les fabricans et les marchands, qui ne laisseront pas échap-
per une occasion de faire fructifier leurs capitaux dans l'agrii ulture,
el comme il leur esl interdit de posséder des serl . parce qu'ils ne
sont ni nobles ni anoblis, ils seront des auxiliaires de l'émancipa-
tion. On doutera peut-être de l'aptitude des nouveaux affranchis a
s'administrer dans leurs villages; les paysans russes sont habitués
depuis bien longtemps à délibérer sur leurs affaires, tlsélisenl libre-
ment leurs anciens, el ils discutent leurs intérêts selon les règles du
sens et de l'urbanité même, de l'aveu de tous les observateurs,
randis que l'élément municipal était étouffé dans les villes, ou la
noblesse avait en quelque sorte ses donjons, il prenait racine d
illages, "ii il Buppléait des maîtres absens; la liberté vivifiei
immune rurale, créé entre gens ne se possédant pas et
sur une terre non possédée, témoignage vigoureux de l'instinct mu-
ral qui poussait les paysans russes ■ se faire société quand on les
faisait troupeau.
Voilà donc des acheminemens à l'émancipation, auxquels s'en
ajouteront d'autres provenant de l'industrie. Il j ;i aujourd'hui trois
d'ouvriers : les travailleurs libres, les paysans de la cou-
■ ou <!•'- particuliers, qui disposent de leur temps pour toute
l'année ou pour l'hiver seulement; — les serfs tenus à la corvée (ce
dernier cas est ordinaire dans les fabriques fondées par des proprié-
taires qui se sont faits manufacturiers ou par des manufacturiers
rui ont pris à bail pour quatre-vingt-dix ans des terres avec li
- ■. — enfin les serfs achetés par des fabricans avec autorisation,
pour être employés chaque jour de la semaine. <>n en viendra à re-
connaître que le travail gratuit et contrainl est ingrat, que l'homme
rend qu'autant qu'il reçoit, et la corvée disparaîtra partout
comme la forme de labeur, sinon 1,1 plus odieuse, du moins la plus
improductive. Déjà l'ouvrier salarie apparaît comme le compagnon
indispensable du développement de l'industrie.
\iiisi la modification du sort des serfs et de la classe intermédiaire
sera le complément de cette complète intérieure, dont les voies fer-
rées seront l'instrument décisif. Ce n'est pas une vaine utopie: il ne
peut y a\uir une évolution progressive du pays sans le progrès même
LA RUSSIE ET SES CHEMINS DE FER. 205
de ceux qui la lui feronl faire La civilisation, au lieu de séjourner
dans la couche superficielle de la nation ou de consister dans la
juxtaposition d'un appareil militaire, administratif, académique, pé-
nétrera dans la nation même, et s'infiltrera pou à peu jusque dans
les masses. La barbarie disparaîtra de l'Kurope: un peuple chrétien
S'élèvera au rang des autres peuples chrétiens du L'Iolie. De tels
changemens ne se sont guère accomplis dans le passé que par les ré-
volutions el li - guerres, qui ont eu leur rôle providentiel. L'homux
a sans doute mérité que la Providence soit aujourd'hui plus douce
le choix des moyens, et des capitaux ■ maniés dans des
- généreuses, appliqués habilement aux opérations industrielles,
suffisent pour l'extension de l'ordre le plus avancé.
Il ne nous resterait maintenant qu'a présenter une évaluation ap-
proximative du revenu de ces chemins de fer, si nous ne jugions
convenable de tenir compte jusqu'au boul de l'esprit de défiance qui
voit l'ambition de la Russie prête a tirer de la paix même de
nouvelles. Vprès avoir fait sortir de l'énergie surexcitée d'une po-
pulation de 65 millions d'âmes une puissance inouie de production,
la Russie remplacerait, dit-on, la passion de la guerre, de l'enva-
hissement et de la narchie universelle par la passion de l'acca-
parement des marchés et dn monopole! <>n veut qu'elle cherche une
autre issue et des armes plus sûres à tant de visées ambitiet
forcées de se contenir, et q l'en renonçant à peser sur le monde du
poids d'une nation militaire, elle entende se i in c< mpter comrai
une nation industrielle de premier nuire, sinon d'un rang exception-
nel. Les états européens, ajoute-t-on, n'ont tous ensemble qu'un
territoire limité dont la population aura bientôt rempli le cadre; pour
elle, son territoire habitable, de la Vistule a l'Amour, offre au peu-
plement des espaces indéterminés. Tandis que l'Kurope conservera
proportions, elle acquerra celles d'un colosse plus fort que ja-
mais par sa prospérité. Mois ne sera-t-elle pas de fait L'arbitre
l'Europe? Se soumettra-t-elle modestement a un équilibre qui sera
rompu en réalité? Qui repondra de son abnégation future? Doue la
question fatale de suprématie pourra se représenter après com
avant la transformation économique de la Russie; elle n'aura changé
de soie que pour mieux atteindre le luit.
Nous avons reproduit l'observation sans l'affaiblir, et il seraaiséde
prouver ce que nous affirmions plus liant, qu'aucune éventualité ne
prendra l'Europe occidentale eu défaut. Sans doute la pondération
îles forces concourt à rendre les états réciproquement respectueux de
•_>llf> RFA! 1 1)1 - DI.IA MONDES.
leur dignité, mais l'Europe ne Be trouvera jamais à la merci d'une
magnanimité Buspecte, parce qu'il j a pour elle une série d'agran-
jemens parallèles à ceux <l«' la Russie; devant elle est une carrière
• • ii déjà elle occupe des positions; Ba marche est toute tracée : elle
n'a qu'à suivre Ba pente.
tte heure, la 11 « i - - î * - gagne à se recueillir en elle-même; l'L'u-
rope se fortifiera en Boitant de chei elle. Les migrations barbares
sont épuisées, les migrations civilisatrices se continueront d'après
une direction nouvelle, et l'espace ne fan pas défaut à l'Europe, au-
tour d'elle ou même à ses poi tes, a elle tient à ne pas se dispei
axions la Méditerranée; l'Angleterre] a Bescolonies insulaires.
La France a fondé an étal sur les côtes de l'Afrique. Est-ce que le
te <lu littoral, m heureusement exploité par les Grecs ei les Ro-
mains, sera abandonné à la barbarie par l'Espagne, l'Italie, l'Au-
triche, puissances méditerranéennes comme la France, et qui, sans
avoir à le conquérir, y peuvent implanter des colonies? Ce bassin n'of-
frira pas perpétuelle nt le fâcheux contraste du bord septentrional
donnant, «lu bord méridional inculte >■[ dégradé, lorsque la vapeur
les rapproche pour une destinée commune. Ce n'esl pas tout. Est-ce
que l'Occident ne fera rien des deux Turquies? Sans doute ce n
pas pour d'indignes morcellemens qu'il a arraché l'empire ottomaa
a la Russie; I»' partage était la solution de l'Europe divisée, l'inté-
grité est celle de l'Europe confédérée. Cel empire d'ailleurs mérite
l'indépendance, parce qu'il es) le foyer d'intelligence et de sociabi-
lité de l'islamisme; mais l'indépendance pour lui ne doit | i on-
>i~i- i i se b dît isolé des états qui l'ont pris sous leur sauvegarde;
tels ne sonl pas ses vœux. Tôt on tard il Be rattachera à l'Autriche
par un chemin de fer qui de Constantinople ira Bur Belgrade, au
Golfe-Persique par un chemin de fer qui de Constantinople traver-
sera rAnatolie, et suivra la vallée de l'Euphrate jusqu'à Bassora. Le
chcniiii de l' Pétude, le chemin de l'Euphrate a été par-
tiellement concédé sur l'initiative de l'Angleterre; le reste viendra,
Il \ aura donc une grande voie de terre B'étendant de l'Allemagne
au\ mers de l'Inde, restauration des routes commerciales de l'an-
tiquité, qui partagera avec le canal de Suez le transit <lr l'Asie.
Vui-i, tandis que la Russie Be liera au réseau européen par a - voies
ferrées, l'empire ottoman se m liera pareillemenl au même réseau. Le
pendant obligé des chemins de fer russes, ce sont les chemins de fer
turcs. Les uns se font, les autres se feront. En ce temps de commu-
nications rapides, les chemins <\r fer se croisent avec les ■ hemins de
fer, de même qu'au temps de l'immobilité le- forteresses s'alignaient
face à face. Eu ellet. si jamais la Turquie avait besoin d'être pn I -
gée, cette voie de terre, du centre de l'Europe à l'Océan indien.
LA RUSSIE ET SES CHEMINS DE FER. 207
rait éminemment stratégique; mais, outre sa destination militaire et
coi rciale, elle servira à l'expansion, devenue probable, des popu-
lations européennes vers l'Orient. On sait que l'Europe a des oscil-
lations alternatives vers l'Orient el l'Occident. \u moyen âge, longue
période orientale qui a instruit son génie commercial el industriel;
depuis la réforme, longue période occidentale qui loi a fait recon-
naître toutes les terres du globe pour en prendre possession au profit
de son industrie el de son commerce, ipres cette marche à l'ouest,
qui a eu pour résultat l'assimilation du Nouveau -Monde, la voilà
qui reprend sa route vers l'est, c'est-à-dire vers l'ancien continent,
p/elle doil régénérer. Dès la dernière moitié du mn* siècle, elle a
; empire dans la péninsule indienne; dînant la première moi-
tié du xix' siècle, i Ile n'a ce—' d'agir sur les deux Turquies. La
voie de terre que nous axons indiquée, dont les jalons commencent
à se poser, permettra à son mouvement de s'opérer par une pro-
gression régulière dans toute l' Asie-Mineure, qui lui esl ouverte.
e à l'établissemenl de cette voie monumentale, de ses nom-
breux embranchemens el '1rs lignes <|ni se coordonneront successi-
vement avec la ligne principale, la régii icidentale «lu continent
asiatique, comprise entre la Méditerranée, la Mer-Noire, la Cas-
pienne, les rives de l' Indus et l'Océan indien, région avec laquelle
l'Europe antique eu moderne a eu tant «le contacts accidentels ou
Boivis, sera annexée au monde civilisé, dont les frontières auront
été reculées par l'application des voies ferrées. Les émigrations sui-
vront cette extension des frontières. Le courant qui, depuis trofe
les, se dirige au-delà de l'Atlantique et verse présentement jus-
qu'à trois cent mille âmes par année mi,- le Nouveau-Monde, ce
courant obéira à un souffle irrésistible, et se retournera vers l'an-
cien continent, où le Danube etlaMi diterranée le conduiront si fa-
cilement et si vite. Les jachères immenses de l' Asie-Mineure ne sont
pas moins attrayantes que les savanes de l'Amérique, et elles sont
de plain-pied avec l'Europe; la bête de labour de la vallée du llhin
s'\ acheminerait -an- avoir d'autre mer à traverser que le détroit
du Bosphore ou des Dardant-Iles. Ici, sans aucun dérangement des
possesseurs du sol, il \ aura place pour d'innombrables contingens
de nos populations agricoles et industrielles, et leur implantation
sera aisée dan- ce pays, OÙ toutes les nations se sont façonnées à
livre côte a ente, toutes les langues à se comprendre, tous les cultes
a se tolérer. Ces territoires, dent l'opulence sommeille, seront régé-
-, et avec eu\ ces races orientale-, douées de la beauté, de l'in-
telligence. i\[\ soleil, n'ayant besoin que d'une lumière morale nou-
velle. C'est par l'adjonction de ces province- asiatiques que la base
territoriale du inonde européen sera élargie : — d'une part, une ag-
•JUS REYI I M - DE1 \ MONDES.
glomération de contrées el de populations, la plus vaste qui ait ja-
mais existé; de l'autrei une confédération de nations indépendantes
utonomes, la plus équit tblemenl unir qui se soit jamais édifiée,
ra la transformation de l'empire romain : l'Europe esl paitie de
cet empire en ruines; au bout de dix-huit siècles, elle lama recon-
stitué, par un labeur commun, dans des conditions humaines et
dans drs proportion-- supérieures.
Voilà la Bérie des agrandissements de l'Europe occidentale, -a ré-
ponse a la Russie. Si la Russie, par son entreprise actuelle, cherche
une revanche, l'Europe a une victoire dont elle profitera; comme la
Russie, elle deviendra moitié européenne, moitié asiatique; en
contrebalançant, leurs accroissemens matériels garantiront le bon
accord; l'équilibre oe périra pas. Et quand il plairait à certaines
imaginations impatientes de se transporter à l'autre extrémité de
l'Asie puni découvrir en Chine le nouveau théâtre de la question
d'Orient qui vienl de se vider en Turquie, théâtre sur lequel se re-
trouveraient a l'étal d'hostilité flagrante la Russie, l'Angleterre el
l'Amérique du Nord peut-être, que faudrait-il en inférer? Eh! sans
doute, puisque l'Europe entière est comme emportée à la régénéra-
don de l'ancien continent, la Russie prendra sa part de cette œuvre;
du jour môme <•» elle a dû rétrograder devant Constantinople et 1rs
deux Turquies, de ce jour peut-être elle a tourné ses regards vers
1' \s\e reculée, vers cette masse énorme peuplée de 'i on ôoo millions
d'âmes, empire des Birmans, Mongolie, Cochinchine, Chine et Ja-
pon, masse enc réfractaire a l'initiation européenne, vers laquelle
elle peut se diriger sans sortir de son territoire, en trouvant l'em-
ploi utile de sa force exubérante et en suivant encore dan- sa marche
l'étoile de Pierre le Grand. Déjà la Chine est en proie à l'une de ces
révolutions qui, après bien des péripéties, appellent l'intervention
étrangère. Tout présage qu'il j aura là une dernière lutte des civi-
lisations de tous les âges, un 'hoc suprême de l'Asie, de l'Europe et
de l'Amérique. Toutefois, si l'ascendant d<- l'Europe doit s'j établir,
la victoire demeurera encore à l'équilibre, qui doit faire le tour du
monde jusqu'à conciliation entière des prétentions et des inti
des peuples; l'Europe appliquera le principe souverain qu'elle ap-
plique depuis trois cents ans : ce n'est rien de plus, ce n'est rien de
moins. Cela dit, puisqu'en étendanl nos prévisions jusqu'aux homes
du probable, nous pouvons em tsager l'avenir avec sérénité, laissons
p issi r ■ es chemins de fer qui soulèvent tant d'ombrages et de ques-
tions, et terminons par des chiffres.
Trop d'élémens nous feraient faute, on se l'imagine bien, pour
qu'il nous l'ut possible d'évaluer le revenu immédiat des chemins .1,
fer russes avec une rigueur mathématique; dès-lors nous serii
I-A RUSSIE UT SES CHEMINS DE FER. 209
réduit à faire remarquer que le réseau bénéficiera de presque toute
la circulation existante, circulation considérable, on s'en souvient
9 expérience du chemin de Pétersbourg à Moscou ne nous autoril
sait a présenter une appréciation moins vague
En 1855, le rendement brut de la Ugne de Pétersbourg à Moscou,
• -,-'., o«TP " ™yageurs et des marchandises, a été de
20,957 296 francs, sort par kilomètre 32,542 francs; l'année der-
?ie^ua<f de 30,013,032 francs, soit par kilomètre 46,604 francs
s tords du réseau oe seront pas moins favorables. 11 n'i a du,,,-
nen de hasardé à avancer que ses 4,162 kilomètres, à 45,500 francs
par Kilomètre, donneront une recette brute de IS9,37l,ooo francs
Si Ion porte les Irais d'exploitation à 50 pour 100, le revenu net
sera de 94,685,500 francs, ce qui represente plu s , :> \"ir
100 sur un capital de 1,100 millions. Peut-être Passez naturel
de craindre, dans une opération lointaine, un surcroît de dépenses
yu. diminuerait le revenu présumé, qui altérerait môme le taux de
la garantie. Si cela arrivait, la concession du minimum d'intérêt à
5 pour 100, de la jouissance du réseau durant quatre-vinet-cina
iur- "' d" aut,res fleurs accordées par le gouvernement russe,
na été 'l",m ,eurre. Pointant „,. territoire faiblement acci-
denté ne comporte pas des tours de force dispendieux. Le peu de
rehel du sol s„r plusieurs parties du tracé oftnra même des facili-
te exceptionnelles. La main-d'œuvre est à meilleur marché qu'ail-
1('l"'s- les bo» sont à bon compte. Quant au matériel, rails loco-
motives machines, etc., la compagnie n'aura garde de les demander
aux étabUssemens de la métallurgie russe, qui sont reculés dans les
t . ese t travaillent a des prix surélevés; die s'adressera aux usines
de la Belgique, de V Ulemagne, de l'Angleterre, de la France et l'on
notera en passant que l'industrie occidental,- retiendra toute la por-
tion du capital destinée à en solder la fourniture, 300 millions peut-
6tre, circonstance atténuante de l'expatriation <L: capitaux euro-
péens. 11 va de soi que l'entrée en Russie est franche de tous droits
de douane Puisque la dépense ne doit être grossie par aucun inci-
dent particulier, d suffit donc qu'elle ait été fixée à une limite qui
Uussede amarge. D'après le capital admis, le kilomètre reviendra à
273,000 francs pour une seule voie, les terrassemens et les ouvrages
d art devant être établis pour deux voies. Or, en France, le kilomètre
(te chemin de fer, dans les mêmes conditions, revient à 228 000 fr
sur lesquels plus de 30,000 francs sont imputables à l'acquisition
des terrains. Ce sont des chiffres officiels. En Russie, le maximum
des indemnités de cette nature ne saurait dépasser 2,000 francs
soit a cause du bon marché des terrains particuliers, soit à cause de
1 abandon gratuit des terrains de la couronne, dont les lignes pro-
TOME IX.
14
210 RENTE DES DEl X MONDES.
jetées traversent les domaines sur de très grandes langueurs. En con-
séquence, sur une moyenne de 273,000 francs, il > aura un reliquat
assez considérable pour couvrir toutes 1rs eNe.itual.t6s ou pour aug-
menter Le trafic des lignes principales par la création de voies sub-
sidiaires. . .
K„ résumé, sm, s le rapport de> maniai-. l'opération se place au
rang des meilleures opérations de ce genre; elle ne Bort des pro-
portions ordinaires que par la puissance des moyens et la fécondité
des résultats, et à tous ces résultats la civilisation ne court aucun
risque, elle ne perd jamais .lie gagne toujours, quoi que la Russie
3e vouloir. Cependant, m les apparences ne sont pas décevantes,
U Russie abandonne ce que la politique de Pierre el .1" ses succes-
seurs jusqu'à ce jour a eu dTnsociable et de Farouche. Pierre voyait
dans la civilisation une sorte d'héritage dont l'initié ne pouvait être
bien saisi que par la servitude ou la i i de l'initiateur. Il fallait
en Unir avec une pareille prétention, qui n'est elle-même qu'un
reste de barbarie. aujourd'hui, n*en doutons pas, la Russie com-
,.,„, (1,l-1.||1. „,. peU| continuer ses traditions qu'en ce qu'elles ont
,1, oéreux. Noua tenons poui un acte non équivoque de ces dis-
positions n .uvelles l'exécution de ses chemins de fer. Si, comme on
fa souve pété, Pétersbourg a été une fenêtre ouverte pour faire
pénétrer l'air de l'Europe en Russie, le réseau fera mieux encore :
il placera la Russie el l'Europe dans le même milieu atmosphérique.
is ne pourrions j voir une menace pour l'Occident sans accuser
le ivernement russe de démence el de vertige; non. aimons
mieux lui accorder le mérite d'avoir profité de l'expérience, et j
N,,,, un présage de rapprochement. Certes, lorsque d'un bout à
l'autre et dans tous les sens l'Europe aura un me système de
circulation et que chacune de ses nations sera placée dans les meil-
leures conditions relatives de production et d'échange, ne sera-t-eUe
pas bien près d'avoir le même système économique? N aura-t-elle
pas conquis les garanties de paix les plus multipliées et les plus
solides? C'est pourquoi uous regardons les grands travaux destinés
à relier les états entre eux comme de. signes «l'intentions pacifiques,
et, pour quiconque j voudra réfléchir, la Russie ne pouvait mieux
prouver la sincérité de sa signature au bas du dernier traite qu en
ri de s'incorporer matériellement a l'Europe. Que d au-
tres voient dans ses chemins de fer des préparatifs d'envahissement;
l'Europe, avant conscience de sa dignité el de sa force, serait plutôt
eu droil <l'\ reconnaître un hommage rendu à son ascendant par
une puissance qui l'avait longtemps défi
E. Barrault.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 avril 1857.
Dans cet ensemble des choses qui apparaît à chaque instant sous nos yeux,
^toujours un certainn ,re d'épisodes distincts, d'une importance iS
gale, d un,. „,„, éphémèr t durable, et qui résumeutrpolitiqîedt
moment. Aujourd'hui^ m Pou procède par élimination, le dernier mol des
^^^^éiéjlt, Je ministère britanni , garde sa situation £
sot l,. halte s est Lut.. ,,„,,. ,a crise „,„„„„,„ „, x..m (|,.
verture du parlement, qui vu reprendre ses travaux. Il , a peu de jours en-
core la rupture diplomatique qui a éclaté entre l'Autriche et le Z t
créait comme un uouveau ferment de .rouble. La difficulté subsiste ',
doute au nord de 1 Italie, c me subsiste au sud de la péninsule le 2£d
entre les deux puissances de l'Occident et le roi de Naples. Seulement ci le
-•mus est un pou invoqué cnnn, souverain médiateur; L'Autriche et la Sar-
daigne, ^après avoir publié leur quereUe, ne se lent pas dis, fesasVS
partir dune certaine n 'ration d'attitude; l'une et l'autre surtout désa-
vouent la pensée de ces formations de camps .Militaires dont ou a parlé et
?U1 Tfl Top visible, une tro] tliqueuse attestation d'un péril-
leux état d hostilité, do telle façon que la complication disparaît presque ou
du.""""- 3urv" M".- parce qu'elle se lie à cette situation de l'Italie
qui est toujours un dos plus terribles problèmes de la politique européenne
Que reste-t-il donc-- n reste des difficultés diverses, l'affaire de Neuchâtel,
que la conférence réunie à Pari, s'efforce de conduire à un dénoûment heu-
reux, le mouvement électoral qui agite en ce moment les principautés danu-
biennes,- et de tous les problèmes actuels, le moins grave- peut-être n'est
pas ce,,,- question chinoise qui apparaît dans le lointain de l'extrême Orient
Si lointaine que soit la question, elle n'est pas moins sérieuse, surtout pour
1 Angleterre, et elle intéresse l'Kui-op,, elle-même, comme tout ce qui est de
nature a influer sur la civilisation du inonde.
Les faits sont assez connus. 11 y a quelques mois déjà, l'Angleterre, la
France et les États-Unis, par des considérations diverses, cherchaient diplo-
212 REVUE DES DE1 S HOHDES.
ment en Angleterre, qui ont u. ot ébranlé ; ' |' ; „,._
Chinois contre les étrangers se sont résilia •"' ,,. fëu lieu
,•,,„■ par lu voie de la dip atle, comme elle 1 avait
la iT.m. t les États « ois auront à suivre po ur, wuvega,
et il y u lu guerre qui est venue s Imposeï s I Ingli terr . » J f_
ter une dernière considérai faite pour, *£££%££%
lédecettegu. I ta h^CÎKï5dS*.rti
marchent sur Pékin, ils craignent de d • ■
soustraire. De là h s • ITo te t nte pro,oquer ces deux
amener sur son terrain les Etats-Unis et la rrauc , i .
,ernemens à l'action. L'Angleterre n'a pas réuss ^^"J^
ent éclaté. Loid Elgin ( st venu r ,,,,„,„•.,,,. c'était un concours
èffectifl l'appui de forces de terre, sans «"erJ^ iera rAngle_
France sera du moms r^^ljj^ £Ci c'est rAn-
effet que s'fl n'y a point à balancer aujourduu., cette guerre a po
REVUE. — CHR0KIQ1 E. 215
point de départ des actes jugés sévèrement, même en Angleterre. Mais tous-
Jes intérêts européens ne se trouveront-ils pas bientôt enveloppés dans une
solidarité totale! Tous les étrangers ne seront-ils pas des Anglais pour les
Chinois? Déjà la haine furieuse des populations s'est manifestée, .lit-on, par
le massacre des Européens, par l'incendie des magasins de Hong-kong. Jus-
qu'à quel point alors Français et Américains pourraient-ils rester specta-
teurs inactifs? Ce ne serait plus une guerre particulière d'une origine dou-
teuse ce serait une lutte ouverte entre la civilisation et lu barbarie chinoise,
• ' r est ce qui fait de cette question lointaine une question de politique uni-
rerselle, dont nul ne peut prévoir les développemens et les se
La Chine esl loin; pour le nu. ment, la politique européenne se résume dans.
d'autres raits moins vagues et plus faciles à saisir. La question de Neuchàtel,
débattue depuis deux mois dans une conférence, esl toujours pendante; elle
a traversé néanmoins, selon toute apparence, les phases les plus difficiles. On
ne peut dire véritablement qu'elle naît. mi ses péripéties. Il j a n-uis mois, la
guerre semblait imminente entre lu Prusse et la Suisse. Bientôt on croyait
presque a une solution immédiate par cela seul qu'une conférence était réu-
nit Peu après, li s négociations se prolongeant, on unissait par croire & l'im-
possibilité d'une transaction, à l'impuissance définitive de la diplomatie, et
pendanl ce temps la diplomatie cherchait laborieusement une issue à travers
les prétentions les plus oppo l prétentions étaient très opposées en
effet, et il j a eu même un instant où tous les moyens de rapprochement di-
reci entre la Suisse et la Prusse se sont trouvés réellement épuisés; il y avait
trop de distance entre les conditions primitivement proposées par le cabinet
de B trlin el les con iffertes par le conseil fédéra] de Berne. C'est alors
justement que la diplomatie s'est mis.' a I'omh te et que les autres puissances
ont pris l'initiative d'un arrangement qu'elles ont dû présenter à l'acceptation
de la Prusse etde la Suisse. L'arrangement devait nécessairement prendre un
milieu entre les prétentions contraires, tendre & concilier tous les intérêts,
toutes les susceptibilités même. Il parait avoir été unanimement adopté par-
les quatre puissances désintéressées dans l'une des dernières séances de la
conférence, et il a été immédiatement transmis à Berlin, tandis que l'un des
plénipotentiaire suisses, le docteur Kern, se chargeait d'aller à Berne le sou-
mettre lui-même au conseil rédéral. Quelles sont les conditions de cette tran-
saction.' Le roi de Prusse, on le sali, tenait essentiellement à conserver le titre
de prince de Neuchàtel et de valengin; la Suisse refusait au contraire de re-
connaitre ce titre, signe d'une souveraineté désormais abolie. Le roi Frédéric-
Guillaume pourra porter encore ce titre de prince de Neuchàtel, auquel il
tient; seulement ce droit ne résulte pas du traité même, où il n'en est nulle-
ment question : il est inscrit dans un des protocoles de la conférence et placé
sous la sanction des quatre puissances. Autre difficulté : la Prusse réclamait
deux millions comme indemnité; la Suisse refusait non-seulement la somme
en elle-même, mais encore elle n'admettait pas cette qualification d'indem-
nité. La conférence dit que la confédération helvétique paiera un million
à la Prusse, et elle supprime le mot d'indemnité. Quelques autres sacrifices
sont imposés aux deux parties sur les divers points en litige. Le roi de Prusse
avait demandé que la révision de la constitution de Neuchàtel fût ajournée
à six mois, et que le droit de vote fût exclusivement réservé aux habitons.
i:i mi DES DEC* HONDI -.
natifs du canton. Cette condition a disparu entièrement. De son côté, la
à couvrir d'une amnistie c plète tous les faits se rattachant
à l'insurrection royaliste de l'an dernier, el elle se charge de tous les frais
iéa par ces événemens. Les revenus des propriétés de l'église an-
s au domaine de l'étal en 1848, les biens dépendant des hospices, des
fondations pieuses, ne pourront être détournés du but de la fondation ou de
destination primitive. I ces conditions, l'article du traité de Vienne qui
, Te la souveraineté du roi de Pru 1 abrogé, et Neuchatel devient
exclusivement canton libre, souverain et indépendant, comme tons les autres
cantons dans la confédération helvétique.
Maintenant quel sera le sort de ce projet î D ne peut être douteux, bien que
snipotentiaires de la Prusse et de la Suisse ne se soient pas crus auto-
risés à accepter les propositions des quatre puissances médiatrices sans en
référer à leurs gouvernemens respectifs. La Prusse n'aévidemment nul mt
* prolonger des difficultés qui ne seraient plus q l'inutiles subterfuges pour
défendre desdi mveraineté désormais chimériques. La Suisse a moins
d'ini a laisser les négociations se rompre et la
.,„,,,. tout à coup la gravité périlleuse qu'elle avait cel I
I : anitive, le résultat est là : Neuchatel reste canton suisse, exclusivement
fait et endroit, et c'est bien le moins d'acheter par quelqui
d'allleur ondalres, une transaction qui a le suprême méril
,ar. mcUon du droit. C( 'a déjà peu quU
parait lecantonde Neuchatel lui qui l'arrangemenl prop
communiqué; c'est sans nul doute l'opinion du conseil exécutirde Berne,
dût-il avoir à soutenir quelques luttes avec l'assemblée rédéral
que pensera aussi I , si son adhésion n'est même déjà connue D > a
d'ailleurs une raison plus forte qui doit assurer le succès de cette irai
,;,„, .., préparée avec autanl de dextérité que de mén pour
tous les Intérêts: c'est q :elul des deux états qui refusera
mettrait nécessairement dans une position difficile vis-à-vis des nu a,-.'
es médiatrices; Q ferait bien plus en -e, il se mettrait en Qagrai
directe opposition avec l'opinion publiq le 11 qui asulvi les
péties de cette négociation sans les connaître toujours exactement, sa
rendre compte même parfaitement de ce que c'était que la question de Neu-
chatel mais en condamnant d'avance celui qui pousserait la résistance au
point de faire sortir un trouble général d'une difficulté de cette nature. L In-
tervention de l'opinion publique dans ces affaires délicates a parfois ses dan-
possible; elle peut déranger les combinaisons de la diplomate
en tenant en éveil les susceptibilités : l'opinion néanmoins peut souvent aussi
,-.,„. un appui ntfle. Elle a été ici l'auxiliaire la plus efficace de la diplomatie^
par cela même qu'elle a toujours réclamé une transaction pour q ques-
tion de Neuchatel disparût enfin de lu politique, et emportât avec elle ces
chancesde conflit pour une souveraineté si étrangement disputée.
Et quand cette affaire .1" Neuchatel aura disparu de la scène, I Europe
n'aura pas tout fini : elle aura le lendemain à régler une autre quesli, n de
lVeraineté, ou du moins la question d'une organisation nouvelle i
principautés danubiennes. Il j a plus d'un an déjà, les plénipotentuur
rEurope, réunis pour signer la paix, inscrivaient dans le traité de Paris te
ni;\i i;. — CHB0NIQ1 B. 21 5
principe de la reconstitution des provinces du Danube, en reconnaissant
aux populations roumaine te dn.it de faire entendre leursvœux. Cette pro-
mess,- commence à Be réaliser aujourd'hui après une année, et elle se ré*
lise au milieu de tontes 1rs agitations d'une crise électorale. C'est le mommt
en effet ou vont être ■lus les divans appelés à être -.oins
et des intérêts de ces populations. Le combat est déjà commencé, et il
«livra, on peul te dire, autour d'une seule Idée, celle de la réunion des
deux i" Sl l'on consuhe le sentiment intime des populations rou-
maines, oel Instinct de nationalité qui ne trempe pas, il rfest point douteux
que la masse du pays est favorable à la fusion des deui provinces. On comité
' tonné à Jassj : il a publié an programme, et 1rs points les plus
satilans de ce programme sont l'union des principautés, la création d'un pou-
voir héréditaire, l'établissement d'âne sente assemblée générale b
représentant! tes intéréte de toute la nation Partout la même pensée
manifestée sous des formes dur,-, s. „ n est an manu bien clair que l'opi-
nion favorable à l'union des deux principautés est très puissante; elle a
même gagn ■ du terrain dans ces derniers temps. I Ir c'esi justement ce pro-
Bpès 1ai a in'i,r toutes 1rs passions hostiles, Intén impêcher l'ex-
Pfession d'un vo»u dans ce sens. Le gouvernement lui -marne en Moldavie
oeuvre pour diriger les élections selon ses vi ; rnier cai-
œacan de la Moldavie, M Balche, qui est mort il j a quelque temps, était
déjà entré dans t-nn- voie; son successeur, M. Vogoridès, marche plus har-
diment encore à son but Toute manifestation favorable à l'union a et
tordit»; i ont reçu l'ordre de disperser par la force les comités qui
- pour 1rs élections, Les arrestations
des violences ont été exercées contre tes | les plus p
feblfe.mais même les journaux qui oJ laits
léfenseurs des id>'-rs d'union nVml pu continuer a paraître i oet-
tant aux prescriptions de cette censure. Le gouvernement moldave a trouvé
du reste le moyen de perfectionœ ,„. a,, hbertél Lu même
temps qu'il réduit ses adversaires au silence, il répand de son côté des pu-
blications, accusant ceux qui ne peuvent lui répondre dene prêcher l'union
que pour introduire tesocialia n Moldavie et remplacer la rrii -ion grec-
que par lr catholicisme, be socialisme a été employé a bien des usages; il
lui .'tait réservé en •,., a ,-.■ qu'il parait, de sr trouver mêlé à l'idée d'une
nstitution nationale des principautés. Que 1rs violences exercées par
M Vogoridès aient pu avoir tout d'abord un certain s ,, de
surprenant : il agissait seul dans l'omnipotence de ses caprices; mais aujour-
d'hui 1rs membres <{■■ l.t commission européenne des principautés sont an*,
sur lr Danube. L'envoyé français, M. de Talleyrand, a été reçu avec de
vives acclamations à Bûchai i si s,,,,, les yeux des représentans de
l'Europe désormais m'"' 1rs élections vont s,- (aire, et, s'ils n • peuvent en-
core tout empêcher, ils assureront un pea mieux du moins une liberté qui
jnsi|tfici a été dans les firmans turcs bien plus que dan- la réalité.
Bstril dans 1rs affaires intérieures de la France des incidens de nature à
rappeler 1rs regards et à distraire l'attention de ces questions diplomatiques
ou du spectacle des autres pays? Non, le corps législatif poursuit ses tra-
vaux silencieux, touchant déjà au terme d'une session qui est la dernière de
•546 BBVOT DES DEUX MONDES.
lalégtatature actaeile,et qui aura été sans doute plus pratiquement utile
^S^Mh^-^ graud-duc Constantin qui «£***£;
LntàTbulonetqulavlritenosétabUsseme,^
„.-,. ^1,6 aujourd'hui à Paris; I- frère de l'empereur de Barie" "■" <•
eTrêSqullt, ueuli déjà depuis quelques années la ^«*»£
le roi de Sardaigne, le prince de Prusse. Bn même temps de nouveaux h.
,.,,,„ ,,,. ,:humnimt, „,.,. c'était la vole qui pénètre jusqu au - osur di ta Bre-
tagne, jusqu'à Rennes. Par une sorte de compensation, s'il a pend. Wta
,..,.,.,.,,. pontique, ,1 s'élève depuis quelque temps toute m te de polo-
XesTej L!n,.despo^oes»r.«él^P^^
qulls «nient trop prouver quelquefois, il > a aussi a ai
icensions miraculeuses de saint Cupertta; mata parHtessus tout 11 y a
grande polémique engagée par un journal anglais, blta* .^
,,,„. .,„',, sujet, la décadence de la France. Le i»»e a et '» ; ' ' r
LpréeBedenos révolutions, il a tauiltata - m. ta • att*B£
^successions 11 a mesuré la taUle .ta nos conscrit», et 11 rert ™™™™
^etouïïe^ dans notre pays, que ta taUlemê les hommes dtataue
S iourni anglais aura probable ut oubUé B y ; *^*££
^pondre a m, Bvre écrit par un Wii«,n. f^ 1 _ dée *ence
de l'Amdeterre, et aujourd'hui, les élections le laissant libre d ailleurs, u
! ir ' M U" repon* sous la forme d'un chapitre sur la déeadence Jeta
^nce^sluTtout n'est point fait, r«l.«-«JJ
momens .ta notre histoire, et il n'y a aucune raison pour nous .ta n . tee pas
LU le y/,^ ne voit pas cependant qu'il a en face un pays qui n
^^es yeuxlto clalrvoyîms. U France a une merveiBeuse ressou,
JiuedondeUverser le tau, non sans se brûler, mais sans y rester; . est
^3éJévoludon et de changement qu'eBe possède Fl-MPf"*»;
,U ,. , ' tout e.ta abuse souvent, et qui fait que, si elle tombe facilement
£îSïï ,,..• S'en relève aussi aisément. .1 y a une £«»»•-*£-
«ntre l'Angleterre et la France : la première sait tirer p . ta ■ me
de ses faut,, ,-lta sait se tromper, si eBe y a quelque .n -r. tel ta ■
„.,„„,,. m léslntéressement, et tant qu'on ne lui aura pas oté son esprit,
55 ivM..i,-ati„n .ta s. supériorité et de ses mobBltés, on n en aura pas
•JSTiw dans le mouvement des choses publiques, en dehors* tou-
tes faits officiels, diplomatiques, économiques, ■«-«*«* ,r ;.,,,.
ionrs des Questions qui touchent aux côtés les plus Intimes d« 1 1 usten.
ïTp ounlcT; qui replacent en quelque sorte la politique sous ta lumière
d^r philosophie et d.' .'histoire. De toutes ces questions, <£»«-"£
temps à autre, qui passent dans les polémiques, toujours agitées et amas
Ses 1 une des plus sérieuses et des plus délicates peut-être est celle que
pose un "écrivain consciencieux, M. Dupont-VVhite, dans un »£»»£;
Hdu et l'état. L'auteur remue de nouveau ce problème sans . éxla.rer d in
J5 hi.-n inattendu il est vrai, sans le dégager peut-être assez de* ob^u£
lés d'une étude abstraite, mais avec talent et avec la sm cénte d ^ £
^ui cherche la vérité. Sans doute les rapports de 1 individu et de 1 état
REVUE. — CHBONIQDE. 217
sont par eux-mêmes qu'un fait secondaire qui se rattache à des phénomènes
supérieurs, qui dépendent entièrement de lois plus générales; mais ces rap-
ports, tels qu'ils sont, tels qu'on les voit chaque jour, ont le singulier avan-
tage de donner la mesure des idées qui régnent, de montrer les tendances
d'une société. U. Dupont- White, il nous semble, incline singulièrement
vers l'état, en étendant les droits el les limites de son intervention légitime
Ce n'est pus qu'il nie le droit de l'individu, mais il lui donne le rôle subor-
donné; il le restreint au domaine privé, le plus souvent il voit en lui plutôt
un obstacle au progrès qu'un Instrument nécessaire de toutes les grandes
choses, u. Dupont-White s.- donne peut-être asses beau jeu, lorsque, tra-
çant le programme de ce qu'il faudrait faire pour donner satisfaction à
l'individu de notre temps, il Indique la suppression du budget de l'instruc-
tion publique, du budgel des cultes, du budget des travaux publics, la sup-
pression de la banque, des offices ministériels, du régime protecteur,
hôpitaux, de. la loi but le travail cl.s en/ans, de la loi sur les heure- de tra
vail, etc. Il n'en faudrait pas tant L'individu tel qœ nous le connaissons
n'est pas si difficile, et ceux qui réclament pour lui n'eut pas de si grandes
prétentions, ils demandent simplement que l'état reste ce qu'il doit être, le
protecteur et le médiateur de tous les intérêts, l'instrument toujours puis-
sant de la défense nationale, le négociateur de toutes les transactions diplo-
matiques, le garant de la paix publique, en laissant à l'individualité humaine
le droit d'intervenir dans tentes les affaires. Il n'y a qu'a regarder notre
temps et a voir ses tendances. Quelle est sa directionî Ce ne sont peint à
coup sûr les droits de l'état qui sent en péril. L'état vit, et quand un le me-
nace, quand on l'ébranlé, il se relève tout à coup avec une force nouvelle
et plus grande. C'est bien plutôt l'individualité humaine qui s'allaiblit el
disparaît dans la confusion, et c'est le sentiment individuel qu'il faudrait ré-
veiller en lui montrant ce qu'il peut, ce qu'il doit, et ce qui lui est perntie
quand l'homme, en exerçant s » droits, obéit a une |0j morale supérii
qui le stimule et le contient à la fois.
Cependant la littérature qui vit par l'imagination, par toutes les facultés
créatrices et poétiques, cette littérature se remue, cherche à attester sa.
présence par une activité apparente et produit peu réellement Elle souffre
d'un mal invétéré et profond : elle semble s'être séparée du sentiment de la
vérité morale, de l'observation Adèle et sincère de la vie humaine. Que lui
reste-t-ilî Elle en est à l'imitation, ou elle se réfugie dans quelque combi-
naison dont l'unique originalité consiste à mêler ensemble beaucoup de ma-
térialisme et de vides abstractions qui prennent le nom d'idéal. La littéra-
ture romanesque surtout s'agite plus qu'elle ne vit, elle se démène plus
qu'elle ne marche; elle reprend, en les exagérant, de vieux sophismes et de
vieilles peintures qui ressemblent à des fragmens inédits d'autrefois, et c'est
ainsi que dans un moment où l'on ne voit naître ni .-tndrë, ni Colomba, la
grande nouveauté est Madame Bovary, œuvre de M. Gustave Flaubert, écri-
vain de Rouen, puisqu'il est avéré que non- avons aujourd'hui une école de
Rouen, comme nous avons eu une école de Marseille. .M. Gustave Flaubert est
le romancier de cette école de Rouen dont le poète est M. Bouilhet, auteur
de Me/œnis et de Madame de Montarcy. M. Bouilhet imite M. de Musset
dans son poème, l'auteur de liuy Mas dans son drame; M. Flaubert imite
.)|S lîEM I DBS l'i I X HOHDBS.
„ „e Bâta» dans «nroma», comme H Imite M. Théophile <^«« «"J
,'„.,,„,, auuv. frag asquIontétéréceinmentpuUi^L'm.tem.deJK*-
, /;„„„v,r,— evoit,àuneuttératore —'--';''
e ouln'arien £ .nouveau, hélas!- quln'estmême pas jeune, ca, la , ■
.... .,, œ .'inspirant que d'elle-même, . Ina d'expérience motos d .ai . .-
S^ntaue. eTplusdefralcheurd-inspiratlon.il Gustave Flaubert Imite
, *,, , ,",.,, ' .s;illmltodu la.1 BP* «■**
"tauZS - prétention, d'analyse et de dissection, se. néologlan*
foTsun cachet si vigoureu, dans les ébauches puissant grossière .de
•„, ,-. h, /■■„ — r.Qu'esVce. i >. que cette hé, de la Normandie,
lZaZeB°£vf Cest encore fe b prise de provi , qu
,.,,..,, JLs,. .u. .il,-; .raii klucatl à la fer le père qui
5SÏ ÎS verre de curaçao. «opré^^FJ^
EmomSar de santé veuf, se d r .on chemin deux ou ^toamaon,
Ee banqueroute de huit mille fr » pour satisfaire détaxe,
ÏSf pTïadministrer , forte d 'arwnic qu'elle dérobe *e»i son
^"apothicaire Homais, notable de ïonville-1'A , an .,„..„,,,..;■.
ZfcffLes perplexités d'un pauvre médecin vnlgaire et obtus, taeu£
jerapothicairevoltairien, un étudiant en notariat, un jeune fermier
«ai bon abonnesfort 0«peti lavtedeprov .
U.', le 'auteur. placé la figure resplendis. «on hér *
£„ une personne d'un tempéraments idéal, tfestvr. .1.. ma. heur
de" .enoontter qu'un étudiante terlatpre l'acheter une étude et
de «s ranger, ou un jeu t robuste fermier gâté par ses succès auprè.
Danaé du théâtre de B d. Pour femme q
H,,; ,, ferme a, „„ ,.-■,,• a. oûterto, pteositésdelavlelaplus
££.TE* cruel, onn'en peut dl eren route f. te
STilUe franc L'aventure est peu poôUque; eue prouve de plus ce quU
vad^danger pour une femme de province à faire des dette, e^ poursuivre
lll,,„,,,1,a,'l..„„,,.„in.i..al1.ar.a, uodité de VOr^deUe voiture qui
Stteser^cedeYonviUe-1'AbbayeàRouen.Onftiiitpari tce
, (,.ruim. détails „n peu libres, a fini par lui donner bien l,u,; „-.„„•, t
^Légale pour le renvoyer devant «m vrai juge, q tfh -
S p^ U faut bien le remarquer, que 3fod Bacary soit un ou;
,7/5 point de talent; seule utdan. cetalent U y ajusquic. ph«
oTjuJonetde recherche que d'origiuali '•■ a .«a .m.. dob-
^aïonvigoureu t acre; mais U saisit les objet* ipour atam dire par
t , 1t^.sprm-tn-rj..s.,u'a..xp.-..rund.-ursd,lau, rate 11 croit t
îne«mtqu'étran. >'•» »"" lll/J'
:,,,. d^us qui ne sauraU surprend, a». dent évidemment
ia,,„ „,„.' ,„,,.,, sociale, bien que cette pen ne soil point facile k démêler,
.., r',,,,,.,,!, sous forme de compliment, dit à l'avocat qu, la défendu, à
M Senart, que par sa magnifique plaidoirie il a donné k l'œuvre w* avorté
ie |aparole de m S aartaitdon autorité imprévue à
Z «ocar», il est inutile de le rechercher; il resterait a .avoir si
REVIE. — ( HBONIQCE. 219
Madame Bovary peut rendre le même service à la parole de M. Senart.
Q lel e d ail! m aujourd'hui le roman, lu nouvelle, le conte où n'appa-
raisse point l'idée sociale et régénératrice 7 Cesl le propre de cette littérature
à laquelle se rattache, il nous semble, \l- Gustave Flaubert. Cette littérature
prend aisément le tun apocalyptique, elle fait de ses personnages des pré-
dications vivantes de démocratie humanitaire. Dans une collection de | ■■ i it^
récits qui s'appelle la Six ./>> ntures, II. Maxime Ducamp va jusqu'en Nubie
pour révéler lu grande idée, et c'est à propos'de l'histoire d'une Nubienne
rendue ù un pacha qu'il s'arrête tout a coup pour parler de l'étut stupide
d'infériorité où les femmes sont tenues encore en Fran< pur une lé
luiiun brutalement incomplète, qui, grâce ù la puissante impulsion donnée
parles apôtres d'une d sur des principes éternels, ne tardera
pus ù disparaître. » L'idée, le monde nouveau, l'émancipation universelle!
le sujet de la i \i Laurent Pichat. Le vieux m
est assez maltraité dans ce conte; il est représenté par divers pers i
qui parcourent toute l'échelle du ridicule, depuis le pair de France, qui
sun> doute aujourd'hui sénateur, jusqu'au savant officiel, qui est toujours de
r \ :adémie. Le monde nouveau ! il u pour représentant un jeun.' écolier im-
berbe de di\-huit uns, Daniel d'Espouilly, qui parle fi icra-
tie à -"u père et à sa mère, et qui, cela dit, part pour l'Amérique, où U trouve
lu bien-aimée de - .uis lu fille d'un instituteur français que ses dis-
grâces ont poussé en Californie. Le monde nouveau esl aussi quelque peu
représenté par un certain Louis Beaudoin, un antre exilé volontaire en Amé-
rique, qui s'est lié d'amitié avec rhéroîque Daniel, et <pii, revenant en
France, est chargé par smi ami de préparer su famille ù son mariage. Or
savez-rous ce que fait cet étrange chargé de pouvoirs? Il noue tout simple-
ment une intrigue d'amour avec lu propre mère de son ami, M"' Suzanne
d'Espouilly, qui a eu, il est vrai, bien d'autres aventures, muis qui rachète
son passé pur une pass ette fuis de tout préjugé. Il f.mi voir
ment Louis Beaudoin prend possession en souverain de cet ultérieur de
inné d'Espouilly, et fait maison nette d - savans d'autrefois, de
ces oisifs de salon 1 II faut voir aussi comment Daniel, revenant d'Amé-
rique plus vite que ne l'auraient voulu les deux amans, uiin de faire autori-
son mariage, humilie cette vieille société en l'invitant ù lu cérémonie de
ses noces! Ce sont de jolis personnages, qui n'ont qu'un malheur, celui de
ne pus vivre, et d'être, peur tout dire, des caricatures précieuses. Hélas! le
. monde, comme on l'appelle, a ses faiblesses, ses ridicules, ses vices, si
Ton veut; le inonde qui nous est promis, s'il est tel qu'on le peint, est-il donc
si merveilleux? A-t-il le droit de reprocher à l'autre ses laideurs morales?
Le monde qu'on nous décrit a tous les vices et même les ridicules du vieux
ne iule, et il a les siens propres. Une chose doit frapper dans beaucoup de
c îs peintures, qui ont lu prétention de révéler l'idéal des sociétés nouvelles.
Autrefois les héros et les héroïnes de romans qui se livraient à leurs pas-
sions, ù leurs sens, ne prenaient pas tant de peine pour déguiser une liaison;
ils étalent licencieux souvent, ils n'étaient pas trop guindés. Depuis que le
monde nouveau est annoncé, tout change. M°" Bovary a des soifs de félicité
et d'ivresse; Mme Suzanne d'Espouilly s'initie aux idées de l'avenir en allant
avec son amant sous les ombrages de Versailles; elle épure sa vie par cet
'220 ni.w i D] - DEUX MONDES.
.amour suprême qui lui fait entrevoir les destinées futures de l'humanité. Il
m'_\ a point certainement Ici moins de matérialisme; c'est un matérialisme
plus acre, plus ardent, plein d'ambition et de prétentions à l'Idéal, et le pins
grand malheur est de voir souvent un (■••nain art, des dons faciles prodigués
dans ers peintures puériles ou bizarres; c'esl de voir des esprits croire qu'ils
\ont trouver la nouveauté dans les débris de toutes les vieilles inspirations,
pi'en suivant une direction meilleure, par on travail plus sévère, avec
on -' -il liim -n t plus élevé el plus juste il" la vérité el de la vie, ils pourraient
à leur tour contribuer à charmer, à éclairer et à épurer l'intelligence des
hommes lassés de sophismes.
L'intelligence, de quelque nom particulier qu'on la nomme, qu'elle s'ap-
pelle le -''>ih >'n littérature ou l'opinion en politique, joue un rôle singuliè-
rement actif dans notre siècle. L'opinion publique en effet, ce n'es) point
autre chose que l'intelligence s'appllquant à suivre les intérêts contempo-
rains et intervenant partout, comme on l'a vu déjà dans la question de Neu-
cbatel. C'est l'opinion allemande, ou, si l'on veut, c'est la passion allemande
qui a déterminé la politique -u i\ >•■ dans ces derniers t.-m|>s par l'Autriche
■ ■t la Prusse ris-à-vis du Danemark; c'est aussi l'opinion européenne qui a
peut-être fini par retenir un pen cette politique, au moment où elle '•'■in-
itiait tout près de s'engager dans une vole scabreuse. Les affaires de Dane-
mark touchent aujourd'hui à un point où une solution doit nécessairement
r de la situation même qui vient de »• produire, Deux faits caractéri-
sent cette situation, ainsi que nous le disions l'autre jour: les cabinets de
Vienne et de Berlin, répondant aux dernli du Danemark, ont re-
nouvelé récemment leurs représentations diplomatiques, en modifiant un
pen toutefois l'objet de ces représentations, --t en même temps ■
ministérielle éclatait à Copenhague. <>n sait où en était resté ce démêlé entre
les detu puissances allemandes et le gouvernement danois. Si la Prusse '-t
l'Autriche avaient maintenu l'intégrité de leurs réclamations primitives, en
menaçant, an cas d'un refus <ln Danemark, de faire Intervenir la diète de
Francfort, rien ne pouvait empêcher la question de prendre un degré nou-
veau d'importance, de devenir en un mot européenne. Pour qu'il en fût ainsi,
la France et l'Angleterre n'avaient nullement à se livrer à des manifesta-
tions diplomatiques --t à | n 1 1 > I i . - r leur opinion; elles n'avaient, si elles ont
'•té interrogées, qu'à constater on fait qui découlait de la nature même
choses, puisque l'indépendance '-t l'intégrité de la monarchie danoise ont
l'objet <i"un>> garantie européenne. Les cabinets de Vienne et de Berlin
l'ont bien senti, et la diplomatie allemande a Imaginé une combinaison in-
génieuse qui consiste à réclamer pour les duchés un droit de consultation,
non plus sur l'organisation générale de la monarchie, mais seulement sur
leur propre constitution provinciale. Ainsi on évitait de laisser laquestion
prendre un caractère européen. Telle est la proposition que les cabinet
Berlin et de Vienne ont fait parvenir an gouvernement du Danemark, en lui
laissant un délai de quelques jours pour apprécier la valeur de cette transac-
tion. C'est dans l'intervalle que la crise ministérielle a éclaté à Copenhague.
Quel rapport y avait-il entre ces deui laits? || y a eu coïncidence, simul-
tanéité, plutôt que corrélation directe et intime. La vraie cause de la
ministérielle a été la position particulière que If. de Scheele, ministre des
REVUE. — CHBONIQUE. 221
relations extérieures et des affaires du Holstein, s'était faite dans le cabinet
danois. H. de Scheele est un homme capable, mais qui s'est créé des inimi-
tiés nombreuses et dans le Holstein et dans le reste du Danemark par une
politique acerbe, par une ambition de prépondérance personnelle. Sa force
ven ut des appuis qu'il avait su se ménager dans l'entourage le plus intime
du roi. Des division- existaient depuis longtemps déjà entre II. de Scheele et
ses collègues; elles produisaient même, il y a quelques mois, une première
cri-.- cpii se terminait par une espèce de compromis. La paix cependant •'■tait
i'' ii sincère; malgré tout, les dissidences ont persisté : elles s.' sont réveillées
plus particulièrement, dit-on, à l'occasion d'une circulaire récente sur lf.
scandinav: isme, que If. do Scheele avait cru devoir expédier sans consulter -'-s
collègues, el qui n'a point lais-'' d'irriter le gouvernement suédois. Le fait a
d'autant pins surpris, que l'an dernier encore le ministre des affaires étran-
3 de Copenhague ne négligeait rien pour se maintenir dans les bonnes
grâces ili- la Famille royale de Suède. Dans cette circon tance même, i
vu un témoignage de plus de cette politique entièrement personnelle que
prétendait suivre M. de Scheele, tantôt cherchant à plaire à la Suède, tantôt
se rapprochant de M. de Ifanteuffel au sujet des affaires du Holstein, tantôt
enfin s'efforçanl de gagner la faveur do la Russie, comme le laisserait croire
sa dernière circulaire sur le scandinavisme. Cela a suffi pour déterminer une
crise qui par elle-même n'avait rien d'imprévu.
l)è- que le ministère a eu donné sa démission, II. de Scheele s'est mis à
l'œuvre pour former un nouveau cabinet; il s'est adressé a des hommes an-
piens, à des hommes nouveaux; il n'a éprouvé que des refus. Le roi. mécon-
tent do ne pouvoir garder son ministre de prédilection, n'a pas voulu non
plu- tout d'abord maintenir les autres membres du cabinet; il a fait appel à
II. Bluhme, à II. île Tillisch, qui ont successivement décliné la mission qui
leur était offerte. Enfin, au bout de huit jours, la démission de II. de Scheele
a été acceptée, et des deux ministères qu'il exerçait, l'un, celui de- affaires
étrangères, a été confié provisoirement au ministre de la marine, tandis que
le ministre de la guerre '''tait chargé des affaires du Holstein. Tout n'était
pas fini encore cependant. I.e président du conseil ministre de- finani
\l tadras, a reçu la mission de compléter le cabinet, et -m- -un rein- c'est
au ministre des culte, H. Hall, que ce soin est échu. D'un autre côté, M
Bulow, qui a rempli une mission diplomatique extraordinaire à Vienne et a
Berlin, a été appel,' à Copenhague. C'est, comme on voit, un travail qui n'est
pas sans difficultés. Au reste, malgré les interpellations qui leur ont été
adressées dan- le l'dgsraad, les ministres se sont retranchés dans un silence
absolu sur la cause de cette crise. Dan- ton- le- cas, il résultait de cet inci-
dent une première conséquence : c'est que le Danemark, faute d'un gou-
vernement, ne pouvait répondre, dans le délai voulu, aux propositions de
l'Autriche et de la Prusse. Les deux puissances allemandes ne sauraient évi-
demment se refuser à attendre la reconstitution d'un cabinet à Copenhague.
Maintenant, quand le ministère sera reconstitué, quelle sera sa politique?
cpiel accueil fera-t-il aux communications de l'Autriche et de la Prusse? Tous
le- intérêts légitime-, toutes les opinions sensées appellent justement ce
transaction, que redoute le parti aristocratique, et qui peut ôter à cette
question ce qu'elle a de plus actuellement périlleux.
'2-2'l ni me des ni i \ \m\ni -.
L'Espagne, après bien des traverses, arrive enfin an momenl ou sa situa-
tion rede* ï* - 1 1 1 complètement régulière : c'est aujourd'hui mêi |ue les cham-
bres s'ouvrent à Madrid Vvanl d'arriver ;\ cet Instant de l'ouverture des
cor tes, l'Espagi ncore une fois s'est trouvée cependant, il y ;i pende
jours, en présence d'une conspiration carliste dont le gouvernement :i ~.iisi
tous les flls Des arrestations ont été opérées à Madrid et dans les provinces.
Dj a un an, il j ;i\ ait au-delà des Pyrén conspirations démagogi-
ques; il j a aujourd'hui des conspirations carlisti - : ce sont li ippo-
de situations fort dlflTén l irté, il ne reste qu'un événe-
ment d'un in' irleur, l'ouverture des chambres. Ce n'esl pointai
reine, en ce moment retenue par un état de gn [ui « l « > ï ï ouvrir per-
sonnellement les cortès; elle « i » « î t être remplacée par le président du con-
Le discours royal ne conserve p.i< moins I Importai : il est
i i, à (•■■ qu'il paraît, de I amer les traits principaux de la situa-
tion de i i ï >.iii- les affaires extérieures, il j a plusieurs faits : la cour
de Madrid a repris Rome; les relat la i ï < ï - ~ i • ■ . In-
terrompues depuis \ Ingt-clnq uns. ont été renouées : des difficultés ont surgi
a\>'<- le Mexique à la suite des assassinats commis sur des Espagnols, mal
difficultés mêmes semblent approcher d'un dénoûmenl pacifique, et l'Esp
i première Int oltat, ne fût-ce que pour empêcher les
i i se mêler d'une querelle dont Ils profiteraient assurément \u
de vue Intérieur, le dl la reine annonce la proposition pro-
chalne de diverses réformes d'un ordre tout politique et constitutionnel.
Or quel sera L'objet >'t quelii I les llmiti réfor bT Des mo-
difications seraient Introduites dans le règlement Intérieur de la char
des députés, de façon à restreindre le droit d'Interpellation et ù diminuer
le nombre des discussions Inutiles. La principale réforme concernerai) le
sénat, où une part serait faite à rélément héréditaire. Les sénateurs héré-
ditaires seraient choisis parmi les grands d'Espagne jouissant d'un re
territorial de cent mille francs. La dignité et le revenu, constitué en i
rut. ut a l'atné de la famille lors de la mort du titul i l tant
parlé de ces réfor - au-delà des Pyrénées, qu'elles ne causent point main-
aide émotion. L'important est aujourd'hui dans les discus
qui s'élèveront au sein des chant ins les rapports qui \'>nt s'établir
entre le gouvernement et les partis.
h m- les anxiétés si nombreuses el si variées de la \i>' pi . ri:—
te u conservé nn sentiment <i"i est toujours une force i r une na-
tion : elle al son passé, il j a mieux, comme ses révolutions Intérieures
n*i nu jamais eu le caractère (Tune rupture i lolente et radicale avec tout ce
qui a existé autrefois, elle se senl encore pour ainsi dire \ ivre dans ce passé,
auquel elle s.' rattache par mille liens Intin l $\ pas le sentiment d'un
parti, c'est un senti nt universel et national. L'Espagne aime qu'on lui rap-
pelle certains noms, certaines périodes de son existence i d habile et sé-
rieux écrivain, U Intenta Ferrer del lii", n'a fait que répondre à cet instinct
profond dans une récente et remarquable Histoire du rèyne de Clmrlrs lit.
Ce règne, commencé vers le milieu du dernier siècle, a duré jusqu'à la veille
de la révolution française. Le nom même de Charles fil résume toute une
époque, et il est resté populaire au-Uelà des Pyrénées. Dans les souvenirs
REVUE. — CHRONIQUE. 223
du peuple espagnol, il vient après celui d'Isabelle la Catholique, et les es-
prits éclairés le mettent au même rang. Cela s'explique aisément. Le nom
de la première Isabelle se lie à la plus belle époque de l'histoire de l'Es-
pagne, à cet instant merveilleux où le génie espagnol était dans son épa-
nouissement el prenait en quoique sorte possession de lui-même. Deux
siècles plus tard, Charles III préside à une renaissance dont le point de
départ est la révolution dynastique qui mettait la maison de Bourbon à la
place de la maison d'Autriche. C'est de là en effet, c'est du traité d'iu-echt
el de L'avènement définitif de la maison de Bourbon que date l'ère nouvelle
pour la Péninsule, el c'est ce que M. Ferrer del EU -t en relief en décri-
vant avec éloquence la détresse profonde où les derniers rois autrichiens,
ces pales héritiers de( barles-Quint, avaient laissé le pays.
Le xviii' siècle a eu en Espagne un caractère particulier <pii ressort des
récits mt mi s d< l'historien nouveau. Ce n'est point, comme en France, un
siècle de grand mouvement philosophique, mais en même temps violent,
Irréligieux el dissolu; c'est un siècle de grand travail Intérieur, supérieu-
rement décrit par l'auteur de V Histoire du règne de Charles ///■ On ne
connaît guère ce ivui* siècle espagnol que par quelques faits saillans,
comme l'expulsion des jésuites, le pacte de famille, la guerre contre l'Ao-
gleterre. Il est bien moin connu par ce côté <le rénovation pratique, par ce
retour graduel de la \ le accompli à l'aide de toul un ensemble de réfoi i
dans la législation civile, dans les finances, dans l'administration écono-
mique. Politiquement, l'Espagne restait la même, elle ne cessait pas d'être
une monarchie absolue; matériellement, comme puissance, elle x relevait,
elle se faisait compter en Europe Dans ce mouvement de renaissance, s]
in l'approfondissait, on venait figurer tout un groupe d'hommes éminens,
Annula, Campomanès, La i nsenada, FIorida-Blanca, Jovellanos. Vu milieu
de ces hommes apparaît Charles lll. Ce n'était pas un grand roi, si l'on veut,
dans le sens ordinairement attaché- à ce mot; c'était un roi éclairé, homme
de bien, qui, en étant pieux, ne craignait pas de toucher aux abus de l'église,
et qui, en tenant fort à son pouvoir, aimait h-< réformes. Ou'a-t-il donc
manqué à ce mouvement? M lui a manqué de durer, d'être continué par le
successeur de Charles lll. le faible Charles i\, et c'est ee qui donne à ce
règne, dont \i. Ferrer del Rio s'est fait l'historien, l'intérêt d'i uvre
trop ti'it interrompue. L'Espagne souffre peut-être encore de cette inter-
ruption d'un travail qui l'eût bien plus sûrement conduite à ses transfor-
mations contemporaines, et voilà comment le présent se lie toujours au
passé dans l'histoire d'un pays. tu- ■>£ m.uade.
REVUE MUSICALE.
Pendant que les concerts et les soirées plus ou moins musicales se mul-
tiplient d'une manière effrayante pour la sécurité- publique, les théâtres lyri-
ques s'endorment, ou ne donnent que de rares occasions de parler de leurs
l'aii- et gestes; mais, contrairement au proverbe qui dit que le silence de
l'histoire est une marque de félicité pour les peuples dont elle ne s'occupe
pas, les théâtres lyriques, pour ne pas trop faire parler d'eux, n'en sont ni
224 REVTK DES DEUX MONDES.
pins heureux ni plus Qorissans. L'Opéra surtout esl dans un état fâcheux; rien
oe s'y fait qui soit digne do mémoire. — Comment en un \ il plomb l'or pnr
sVst-ii changé! — Par la faute des nombreux chimistes et physiciens qu'on a
consultés, si votre fille est devenue muette, prenes-vous-en aux médecins qui
l'ont soignée. Trop de gens se mêlent de guérir l'Opéra; il n'j a plus de res-
ponsabilité, partant plus d'initiative. La parole est a des discoureurs de bas
étage, dont la plume n'a jamais eu d'autre valeur que celle d'intimidei
honnêtes gens. Cest peut-être à des Importunités plus ou moins intéressées
qu'on doit la traduction du Drouvire sur la scène de l'Opéra, et il n'a sans
doute pas dépendu de ces mêmes traque le premier théâtre lyrique
du inonde ne devint une sorte de nécropole de tous les oui rages de M. Verdi.
Cependant, pour dédommager un peu le public de l'ennui que lui ont fait
éprouver lescloches et les enclu s du compositeur lombard, l'Opéra
enrichi d'un mauvais ballet de plus, Maroo Spada. c'est le sujet de l'opéra-
Comique de MM. Scribe et Auber transporté tel quel d'un théâtre a l'autre
a\ee 1,-s mêmes péripéties et le même dénoûment. L'invention n'a point paru
trop heureuse, et \l Auber, qui aurait pu et qui aurait du B'épargner la
peine de broder --in- ce canevas de charmana souvenirs, eu a éprouvé une
fatigue qui n'esl que trop sensible, Le seul attrait qu'offre Marco Spada est
la lutte Inégale de deux ballerine italiennes, la llosati et la l'erraris. La
Rosati est surtout une min tcellente, dont la physionomie expressive et
le geste plein d'élégance sont Ie> qualités principales. Pourquoi donc l'avoir
mise eu présence d'une rivale qui brille par d'autres avantages, tels que la
vigueur d'un jarret d'acier et la prestidigation de -is pieds Incomparables,
qui semblent à peine effleurer la terre qui les porte? (>• duel entre deux ta-
lens de nature différente, dont on n'a pas su ménager les propriétés respec-
tives, n'est pas. toujours agréable à voir. Pour accompagner ce malencon-
treux ballet de Mann Spada, l'Opéra a fait l'effort d'accoucher d'un petit
ouvrage en un acte dont le héros ,-st français Villon, qui sut le premier,
dans les siècles grossiers,
I' uiller l'art confus de nos viens o.inauciers.
Rien n'est plus difficile que de concevoir une fable qui, en un si court
espace de temps, puisse offrir quelque Intérêt sur la scène de l'Opéra. On ne
peut ni dessiner un caractère, ni développer une passion. I.es plus habiles
m ceux qui, Franchissant rapidement les épisodes Intermédiaires, s'ar-
rêtent à une ou deux situations Importantes auxquelles le musicien puisse
se prendre et donner un relief suffisant. Le Ubrettoée Franeoi* fil/an, qui
est le fruit d'une muse pédestre, nous voulons dire de M. Got, de la C '-die-
Française, est après tout estimable, et ce n'est pas la faute du poète si l'ac-
cueil qu'on a fait à ce lever de rideau n'a pas été plus chaleureux. I.a mu-
sique de François Villon est la première œuvre dramatique de M. Edmond
Membre, compositeur peu connu du public, et dont la renommée dis-
cret*', s'est épanouie doucement dans quelques salons de bonne compagnie.
M. Roger, de l'Opéra, toujours empressé à venir en aide aux jeunes musi-
ciens qui aspirent à la lumière, a pris sous sa protection plusieurs composi-
tions légères de M. Membre, telles que Paye, ecuyer et capitaine, qu'il a
chantées dans le monde et dans les concerts avec succès. Appuyé et prôné
REVUE. — CHHOOTQtJE. 2*25
ainsi par un virtuose de mérite, M. Membre a vu se lever devant lui bien des
obstacles, et a pu pénétrer jusqu'au grand sanctuaire de l'Opéra, dont les
portes ne devraient s'ouvrir qu'à des compositeurs éprouvés. On assure même
que M. Membre nourrissait l'espoir de débuter sur ce grand théâtre par un
ouvrage en cinq actes qu'il a composé dans la solitude, et dont il a fait en-
tendre dans les salons les morceaux importans. Pourquoi M. Membre n'a-t-il
pas tenu ferme a ses prétentions mi peu ambitieuses! Puisqu'il était décidé
■a jouer le tout pour le tout, il eût mieux valu se présenter ave un ouvrairc
m cinq actes et tomber avec fracas que de voir se brûler les ailes an grand
lustiv de l'Opéra en bourdonnant quelques > hansonnettes. M. Membre aurait
mieux agi encore en refusant une laveur aussi dangereuse et en allant sVs-
sayer la main sur un- Bcène moins importante. M. Membre est le troisième
ou quatrième exemple de la fragilité des réputations d'atelier et de l'im-
puissance des coteries pour constituer une réputation durable. Que j'en ai
\ u mourir do jeunes compositeurs... que les applaudissemens préventifs dos
amis ont étouffés avant l'heure de la moisson! Cependant il serait injuste de
méconnaître le talent réel de M M et quelques morceaux bien venus
(prou trouve dans François Pillon. Nous a\ons remarqué ce passage de l'air
que chante le poète amoureux :
lu bracelet, c'est tout. Pourtant, pauvre rêveur,
Je l'ai conserve la, ce mystérieux gage;
celui de la bohémienne Aika :
Des chagrins... elle en eut, nia m> r. ,
et plusieurs autres chœurs pleins d'allégresse. Ce n'est donc pas une i
taine habileté ni d'heureuses inspirations qui manquent à M. Membre, mais
un peu de variété dans les idées et l'habitude de s'entendre. M. Obin fait
bien valoir le personnage du poète gaulois, dont il est eh .
I..' théâtre de l'Opéra-Comique, n'étant pas très heureux avec les compo-
siteurs vivans, est obligé de s'adresser à ceux qui sont morts et enterrés de-
puis longtemps. Aussi a-t-on repris, il y a quelques jours, un opéra d.' bonne
humeur, Joconde, que le public a revu avec d'autant plus de plaisir qu'on
ne le gâte pas souvent par de. telles friandises musicales. Joconde est l'heu-
reux fruit d'un hymen fécond entre Etienne, de spirituelle mémoire, et Ni-
COlO, compositeur aimable et facile. Né à l'Ile de Malte en 1775, Isouard, qui
s'est fait connaître sous le nom de Nicolo, eut à surmonter beaucoup d'ob-
stacles avant de pouvoir entrer dans la carrière où il s'est illustré. Il vint à
Paris au commencement de ce siècle, après avoir Ion-temps habité l'Italie,
et particulièrement la ville de Naples, où il connut le vieux Guglielmi, qui
lui donna des conseils, ainsi que d'autres maîtres de l'école napolitaine, alors
défaillante. Nicolo se produisit sur le théâtre de l'Opéra-Comique par un
petit ouvrage, le Tonnelier, qui n'eut aucun succès; puis il écrivit succès, .
vement Michel-Ange, le Médecin turc, V Intrigue aux fenêtres, et vingt opé-
ras faciles, parmi lesquels nous citerons les Rendez-vous bourgeois, joyeu-
seté carnavalesque qui n'a pas quitté le répertoire, Cendri/hn. Jeannol et
Colin, Joconde, et la Lampe merreilleuse au Grand-Opéra. Nicolo est mort à
Paris le 23 mars 1818. Joconde est de l'année 1814. Martin y chantait le rôle
TOME IX. 15
"2"2»> r.i \t i DES Dl i I MONO! 5.
de Jocond m BouJ ir celui d'Édile. La pièce, bâtie but le conte bien
connu de La Fontaine; est fort amusante, el les pointes grivoises dont le
texte est parsemé b'j trouvent sufllsammi pour n'effaroucher que
les imbéciles. La musique de Nicolo esl très agréable, facile, mélodique el
toujours en situation. Presque tous les morceaui de la partition de Joconde
-i>iu devenus populaires. Qui ne connaît le grand air descriptif du premier
acte: J'ai longtanpt parcouru le mowde, où l'on remarque un léger n
venir de l'air de Leporello : Madamina, U cattalogo i quettoi les jolis cou-
plets chantés tour a tour par Joconde et la iii.iii.iiu~,' Édile :
1 1
i |i ane et 'liscret;
i.i charmante chansonnette du - : Parmi (et fiUté il" canton; la
belle rama onde : Dont 'm </■ ■ nw, et le quatuor :
i on attend i ;
Dai i groupe de musiciens qui appartiennent à l'école française depuis
la lin du xvui* siècle jusqu'à l'avénem R ccupe un rang
fort distingué entre Berton et Boïeldieu, dont il fut l'é le 'Ét le rival ja-
loux Si i; ii Idieu n'eût fait en 1825 la i>"ii ■ . où l'Influence du génie
de Rossini est di |à v i^i i»l«-, l'histoire pourrait bésiter entre l'auteur du (
Ma 2
./c Village, du Cal celui de Joconde, de Jeannot
niifii/t. Tous déni avaient plus d'instinct q Ii
. plus de grâce, d'esprit el nt, que de force et de past
l'oeuvre de ts Idieu avant la Dame h os «■< ■[ 1 1 i de \ colo,
on trouve la finesse, la grâce, le bon sens dramatique, qui ^"M les pro-
priétés de la nation française, mêlées & une forte dose de mélodie et d'imi-
tation de l'école Italiei L'influence de Gimarosa, de Gugllelmi el
Paesiello esl aussi sensible dans les opéras de Boïeldieu, de Nicole i
m, que celle de Pergolèse dans les charmans chefs-d'œuvre de Ifon-
signj '■! ili- Grétry. La France --t l'Italie, qui ront les deux flllet de la
latine -'i celles qui ressemblent le plus à Valma pa
s'entendre >'t de mêler leurs eaux comme deux fleuves uni ■-•■ croi-
sent si Brunetto Latin! -<• vanta mi* siècle d'écrire dans la lan-
gue française, parée qu'elle ''-tau la plus répandue en Europe, -i Boa
et VA ont pria aux poM<'s >-i aux conteurs de la France la rabat ince de
leur double épopée, -i Palestrina enfin est sorti de l'école du contre-poin-
ti<t'' frani >, i iii.' a i >i»-n payé depuis à la France ^a dette de
reconnaissance en fécondanl le génie un peu timoré de la race gaulp*se par
les chefs-d'œuvre ii>-- Raphaël, dee Michel-Ange, des Léonard, des Titien, et
enfin de Rossini, le dernier géant qu'ait produit cette terre de promission.
J"< té avec s,, in. \i"r Lefebvre chante et joue avec esprit le
rôle de la petite paysanne. H. M toujours un comédien charmant
sous le costume du comte Robert, ••! M Paure 'liant'' le rôle Important
difficile de Joconde avec un véritable talent. Qu'il y prenne garde toutefi
i\, d'un timbre caverneux, commence à vibrotter d'une manière des-
BEVUE. — CHB0NIQ1 1 . 227
agréable, et il se pourrait que M. Faure, qui est dans la fleur de ses ans,
survécût au virtuose.
Le Théâtre-Lyrique fait toujours merveille. La Reine Topaze et Oberon
remplissent chaque soir la salle et la caisse de la direction. Les recettes du
chef-d'œuvre de Weber l'emportent même sur celles que produit l'agréable
partition de H. Massé, malgré le concours et la bravoure de M"" Carvalho.
Ou i d'entendre cette musique, qui semble venir d'un monde
enchanté où ne pénètrent que les artistes divinement inspirés \i Ifeillet
a remplacé \i Rossi-Gaccia dans le rôle si important de Rezia. M"" Meillet
quitte avec zèle el souvent avec bonheur d'une tâche qui exigerait une
' mi" cantatrice coi M"" Hallbran-,
Qu'on ne dise pas de mal du théâtre lilliputien où règne et gouverne
i Offenbach : il rend des services réels à l'art de Duni et deGavaux, puis-
qu'il accueille les inconnus et qu'il leur permet de glisser sur rherbette de
ses prés, "ii l'on peut tomber sans risquer de se casser le cou. Aussi les
tites partitions s*j succèdent-elles comi les ombres chinoises / • D leur
'de, qui a tant fait parler de lui et qui a été couronné par îles membres
Institut, ne méritait pas, ce dous semble, une telle apothéose. La pièce
i i moins très mé lioi ri . et des deux partitions qui ont été compo
sur un texte suranné, celle de M. Bi/'-i nous parait la mieux venue. Si le
i ips, '|ui a ruiné tau nds empires, emporte un jour le royaume
d'Yvetol fondé par II 0 les mauvais libretti en seront la eau- C
ourtanl dommage, car nous avon B Parisiens
une jeun \i \ H rchal, dont la grâce, la voix fraîche et
les bonnes manières nous semblent dignes d'un meilleur son.
neiens élèves d'Alexandre Choron se sonl réunis cette année, comme
l,.s nnées précédentes, en un banquel fraternel où Qs ont ravivé le souve-
nir de leur illustre maître, i ne grand'mi sse en musique de la composition
de M \ ou-Choron, artiste d'un vrai mi gendre >lu fondateur de
ilèbre de musique classique et e, a été exécutée dans
l'église de ta \i i . au milieu (Tune foule compacte de fidèles emj
d'un très beau style, a été exécutée par deux cents instru-
mentisl - • t chanteurs sous la direction de \i Dit tsch, maître de chapelle.
M Duprez a dit un motet de Cberubini avec cette profondeur de sentiment
et cette phrase ample et pleine d'horizon dont il garde le secret. Sa digne
fille. M""' Van den Beuvel, a chanté un <) salutaris de M Nicou-Choron qui a
la nombreuse assemblée qui l'écoutait. La cérémonie a été digne de
l'homme vénérable dont je m'honore d'avoir été le disciple. p. sccdo.
ESSAIS ET NOTICES.
BATTIIESOS ET SON TEMPS.
Theoretiktr ton Zopf md Schwerdl. Matllieson und seine Zeil, von W. H. Riehl, Slnltparl.
Etant dans le Hanovre il y a quelques années, j'en visitais les musées et
les bibliothèques, à la recherche des moindres traces de cette étrange famille
H'IS REVl E Dl - DEUX UOKD] -.
des Kœnigsmark, dont l'histoire, ou, si on l'aime mieux, le roman, me pas-
sionnait beaucoup à cette époque. <> fut en paperassant dans les archives de
la petite \ ille de Wolfenbûttel, et en quoique sorte à la cour du duc Vntoine-
l Irlc de Brunswick, l'un des | »i- i 1 1 « •• -~; allemands du wir siècle qui s'enten-
dait le mieux à tourner un madrigal français, que je lis connaissance d'une
grave et plaisante figure de diplomate et de musicien, — Mattheson. si. au
lieu de s'escrimer pendant quarante ans comme il l'a fait sur l'histoire et lu
théorie de la musique, l'auteur du Variait Maître de ChapelU eût écrit sur
la poésie et les beaux-arts, il aurait peut-être sa place marquée entre Wino
kelmann et Leasing. Il :i appliqué à la musique les grandes facultés di son
esprit éminemment initiateur; il a, par une admirable divination des besoins
nouveaux, essayé de rattacher au mouvement général des idées un arl jus-
que-là retenu dans les étroites bornes du métier. Et pourtant, bI l'on excepte
quelques rares >;i\ an-, tout le monde l'ignore; l'Allemagne, si verbeuse d'or-
dinaire à l'endroit de ses lettrés el de ses artistes, se tait obstinément Bur
cehii-là. }<• me trompe, il existe Bur Mattheson (et c'esl là tout) quelques
- excellentes de II. Rlehl, l'homme le plus épris de curiosités musicales
qui se rencontre en ce moment de l'autre côté du Rhin.
Cependant cette indu Iduallté si profondément oubliée de nos jours exerça
une influence des plus vivaces et des plus remuantes sur s.,n temps, !■
était celui des Haendel el des Bach, celui d'où les Gluck et les Mozart allaient
sortir. D'ailleurs il s'en fallait que M tttheson fût Beul; les agitateurs de cette
espèce ne procèdent point Isolément, ils viennent quand l'heure les com-
mande et B'appellenl légion. Le croirait-on? \ une époque mi la production
littéraire n'atteignait pas la dixième partie de ce qu'elle est à présent, il se
publiait en fait de littérature musicale deux fois autant d'ouvrages que nous
en voyons aujourd'hui. Dan- cette fulminante polémique qui préparait les
voies de l'avenir, Mattheson ne pouvait figurer qu'au premier rang. On le
volt dirigeant les uns, combattant les autres, et montrant toujours par quel-
que endroit, dans ses pins brutal ince et l'élévation de sa
nature. Ces! ainsi que nous l'entendons, à une époque où les notions les plus
frivoles avaient cours, en présence de l'école littéraire deGottsched et du
ridicule engouement où l'on \ Ivalt de notre issique, prêcher l'étude
de l'histoire nationale et le retour aux grandes origines de l'art. Ceux qui
prétendent que la musique n'est qu'un simple amusement des sens, il les ren-
voie aux Grées, à la plastique des anciens; il intitule un de ses princip
ouvrages le Patriote musical, et parle de la mi.— ion politique et religieuse
de l'art en termes où l'homme d'état se trahit presque. .N'en est-ce point a
pour inspirer le désir d'aborder de plus près cette physionomie et de voir en
même temps se grouper autour d'elle diverses figures de l'époque?
Dès le berceau, Mattheson fut un enfant prodige, autant vaut dire un en-
fant L'ùto; à neuf ans, s'il faut en croire M. Rlehl, il enseignait en public, et
c'était à qui dans la ville prendrait des leçons du petit drôle. Ainsi, dès sa
première jeunesse, se développe chez lui ce besoin de spéculer Bur le pa-
raître, cet amour de l'effet, qui caractérise entre toutes la société de ce
siècle, fâcheux travers dont il ne sut jamais trop se défaire, et qui du <
ne devait lui porter qu'un assez mince préjudice en des temps où l'on pas-
sait très volontiers condamnation sur la moralité d'un homme, pourvu que
REVUE. — CHR0NIQ1 E. 229
eet liomme eût bonne mine et grand air, qu'il eût la jambe leste, l'œil vif,
la perruque bien poudrée, et qu'il sut galamment manier une épée. Le viee
en tuions rouges, la corruption en habit brodé, beaucoup d'élégance, infini-
ment d'aplomb, de la bravoure et de l'esprit argent comptant, de la dignité
même parfois, voilà Mattlieson. Chez lui. le grand seigneur et l'aventu-
rier Be coudoient; il y a de l'homme de génie h ^- l'enfant perdu. Pour
savant, H l'était autant qu'on peut l'être et versé à fond dans le répertoire
universel des connaissances humaines : un véritable cerveau encyclopédique,
Léonard de Vinci doublé de Cagliostro. Virtuose, maître de chapelle, diplo-
mate, organiste, jurisconsulte, courtisan, il avait épuisé l'érudition, pratiqué
tous 1rs arts, exercé tous les métiers Qui l'eût pris en défaut sur les langues
modernes eût été bien babil'', et quant à l'antiquité grecque et latine, il en
possédait V alpha et Voméga. Parlerai je de ses connaissances musicales
que chacun sait qu'il fut le théoricien le plus habile de son siècle? Re-
marquez toutefois que y dis théoricien, el non point compositeur, car l'ima-
gination était sa partie faible, et ses écrits sur la musique l'emportaienl
beaucoup sur sa musique même, laquelle n'avait guère que des qualités mé-
diocres, qu'encore on n'osait pas lui reprocher tout liant, car maître Matthe-
son n'entendait point raillerie sur l'article, et sa rapière aimait fort à reluire.
tprès avoir commencé par l'étude do la musique, nous le voj
d'abord à la jurisprudence, et plus tard servir en qualité de page ch / le
comte do Gflldenlow, vice-roi de Norvège, ou il apprit les manières de la
cour et la pratique des affaires, tour à tour compositeur, écrivain, secré-
taire d'ambassade, et se mêlant avec un égal succès do beaux-arts, do litté-
rature et de politique, i n trait pour caractériser l'espèce d'ubiquité musi-
cale de ce singulier personnage et montrer ce qu'était l'art dramatique à
cette époque : dans les opéras écrits par lui, — mais cela seulement aux
beaux jours do sa jeunesse, car plus tard, étant devenu sourd, il dut aban-
doi r complètement la pratique pour la théorie, — dans les opéras <u- -j.
composition, Mattlieson s'attribuait d'ordinaire une dos premières parties,
qu'il exécutait on virtuose de renom. Or, quand il lui arrivait d'avoir fini
son rôle avant la chute du rideau, il n'avait garde do se tenir pour satisfait,
ot cherchait à se rendre Utile SOUS une autre forme. Ainsi dans sa Clio-
pâtre, où il jouait Antoine, on le voyait héroïquement se poignarder sur la
scène, puis un moment après ressusciter au pupitre du chef d'orchestre ot
conduire l'opéra jusqu'à la dernière mesure. Tout ce qu'avait lu cet homme,
tout ce qu'il avait amassé d'érudition classique épouvanterait un philosophe.
D'ailleurs, s'il faut ne rien cacher, l'érudition était alors bien autrement que
,1e nos jours on honneur dans la littérature musicale, ot s,-s instincts natu-
rels ne portaient nullement notre homme à mettre -a lumière sous le bois-
seau, c'était l.' temps «les liantes investigations et des savantes hypothèses,
le temps des pliiloloL'ues et des bonnets carrés. Athanasius Kirolier tenait
en émoi toutes les imaginations avec sa prétendue découverte de la musique
des anciens Grecs, et dans un divertisse nt donné à la cour de Suède, le
grave professeur Ueibom, qui ne se contentait point de si peu, s'évertuait
à danser une gigue lydienne sur une ariette de ballet composée au siècle de
Périclès.
Critique, polémiste, agitateur, polygraphe, Mattheson a produit, je ne dirai
2S0 REVi i. m S DECX M"\hi B.
roi urnes, mais des montagnes d'esthétique, de gloses e1 de commen-
tairi i grand i>ut qu'il se proposait, c'était d'écrire autant d'ouvi
qu'il vivrait d'années: cette magnifique ambition fut encore dépassée, car
n'ayant vécu que quatre-vingt-trois ans, il eul le bonheur Inestimable de
mettre au jour quatre-vingt-huit volu s, et quels volume i. m l 'quex que
je n'entends parler ici que des travaux liwés à l'impression, et tai
'les manuscrits, dont, >'il (allait en croire H. RIehl, la somme serait encore
plus copieuse. Convenons qu'auprès d it, les plus Illustres d'aujour-
d'hui nesonl que de pauvres pygmées, car alors on n'avait pas encore inventé
la race des collaborateurs, et tout ce que signait un écrivain «'■ t.ii t son osu\ re.
I traductions lui servaient de délassement, et la locomotive, une f"i- lan-
• toute vapeur, s'en allait à traver incalculables : soixante-
neuf feuilles d'impressi >n en un mois, que vou e du chiffre, su
bI i • qu'il s'agissait d'un livre d'histoire, solide et comp
os allemands de ce temps là: Il va sans dire que toi
<iu'iin pareil auteur ( »< >n \ .i i t produire n'était point absolument chef-d'a
i*a l'or sorti de sa plum oup de clinquant se devait mêler. Néan-
velne iTapplii atlon intarissable, térai
d'un certain degré de i me, en faisant la pari du fatras, on ne
peut s'empêcher, quand on parcourt Bes principaux hum-.il'''-, de remarquer
■ la divers pai preints de cette profondeur d'idée et de i
tenl dans l'histoire et la critique des beaux-arts
nie vraiment original. < M on peut le dire, que l'i
allemande doit les procédés de discussion encore en laveur aujourd'hui.
\ P ntz ■•! les littérateurs de la période pn n'employaient
«i1"' le latin, et ce fat l'auteur d I M de chapelle qui le pre-
mier remplaça le jargon pédante i long le tout le monde, un al-
1> -111.111.1 corsé, nerveux, parfois même nn peu brutal, mais qui ilit ce qui]
veut dire et carrément •'.•■t exemple di M ufvi par
tous les écrivains de Pi , l'esthétique musicale Be trouva de la sorte
affranchie des entraves routinières du passé. H j eul dans le i ivemeut
ilnMt Uattheson donna le signal, et qui du reste ne devait point Be borner à
lu musique, quelque i :hose de cet esprit de réforme et d'émancipation qui
■ ' en littérature la fameuse période contint a Ulemagne sous la
dénomination de Slurm I tte réforme de la langue au
• de rue technique, cet art merveilleux de germaniser l'expression et
(!<• remonter -an- cesse au radical, ont même tellement frappé If. RIehl, qu'il
n'hésite pas à prononcer le nom de Luther, nom bien grave en pareil chapi-
tre, mai- qui prouve du moins quel Immense cas font certains bons esprits
des services rendus par \i ' -"n à leur langue. Ainsi que
nous l'observions, il faut s'attendre cependant à de terriM'-- Inégalités, et
savoir séparer le bon grain de l'ivraie, car pas n"> i ■•marquer que
ne touchons point & Goethe. Aussi parfois, quels mélanges Imprévus,
quel- singuliers contrastes! A côté d'un excellent morceau d'histoire, d'une
suite de commentaires exposés du meilleur style, une phraséologie lourde et
nauséabonde, tantôt se hérissant d'expressions pédau touques, tantnt se pana-
chant de mots empruntés au vocabulaire des halles. uUe dire en outre de
ces préfaces, dont une, dédiée au landgrave Ernest-Louis de Hesse, s'ouvre
REVI'E. — CHR0NIQ1 1 . 231
par cet impayable exorde : « Si Dieu n'était point Dieu, qui mieux que votre
altesse sérénissime mériterait de l'être? »
La critique de Uattheson, a]ili< >ri~tique et tranchante, rappelle souvent Les-
aing, mais avec un ton beaucoup moins parlementaire, car c'était alors le
beau temps des luttes homériques. Quand on avait épuisé la discussion, on
en venait aux voies de fait, et les adversaires, las de s'apostropher, se jetaient
leurs épais bouquins à la tète :
a Ma ilumr t'apprendra quel h^mme je puis être!
— Et la arienne suua t.> faire vi ii ton mattrel
— j. ie défie >-n v< ee et latin! »
(Tétait, au naturel, l'admirable scène (1rs pédans de Molière, eu, si vous l'ai-
mez mieux, ce duo grotesque des deux basses qu'on retrouve dans presque
tou- les \ ieux opéras bouffes. I ir do cette pléiade illustre, Soi
sa \ le à rédiger d'énormes volumes tout gonflés d'injures et <\<- venin, el cela
à propos de rondes et de croches, et com il s'agissait de réfuter un de
livres, maître Uarpurg, son aristarque, n'imagina rien de mieux que de réim-
pri i' l'ouvrage mot pour mot, en mettant sous chaque phrase une anno-
tation destinée à la rendre ridicule. Quant à Uattheson, il ne se contentait
pnint de si peu, et lorsqu'il s'était assez escrimé de la plume, il remettait
vaillamment à son épée le soin de \ Ider ses querelles musicales et littéraires.
A i.i suite d'une de ces impitoyables polémiqu , n ndel et lui se rencon-
trèrent sur le pré. L'attaque fut chaude et vive, aussi la riposte. L'auteur du
Vessie avait, on le sait, la tête près 'lu bonnet '-t ne souffrait point qv
dédaignai -a musique. Le plu- célèbre, le plu- influent théorii ien de l'i
que au\ prises avec son compositeur le plus illustre, l'affaire était de con-
séquence, et d'autant plus curieuse que les deux adversaires, par
de leur corpulence, la rougeur et la boursouflure du visage, la violence
lérique du tempérament, se ressemblaient prodigieusement L'un ■
tirent en gentilshommes. L'assaut ayant dun B tende], qui
jusque-là avait tenu ferme comme un roc, essaya de rompre; ee un,- voyant
\i tttheson, il se tendit avec vigueur et l'allait transpercer d'entre en outre,
quand son épée se heurta contre un obstacle métallique. A quoi tient la d
tinée des chefs-d'oeuvre? lu simple bouton d'acier de moins à l'habit que
Baendel portait ce jour-là, et de combien d'oratorios et de cantates, de
musique sacrée et profane la postérité n'eût-elle pas été privée)
Gardons-nous de croire cependant que Uattheson ne procédât jamais qu'au
nom de son amour-propre ou de ses haines. De plu- nobles mobiles le diri-
geaient, et lui-même tiens a\ |ue sa polémique littéraire n'était <-n résumé
autre chose que le « commandement du devoir et de la conscience, » que le
vrai réformateur ne manque jamais d'obsen ir rigoureusement. Rien n'est
plus beau que ee, emportemens superbes d'un grand esprit qui s'autoi
rait au besoin, contre les profanateurs de l'arche sainte, de' l'exemple du
divin maître chassant du temple le- usuriers et les marchands. D'ailleurs ces
violi n s ,t ces paroxysmes n'étonnaient personne en un temps où c'était la
coutume (le traiter les questions musicales et littéraires avec cette fouj
ardente et passionnée qui devait signaler plus tard les débats politiques. Et
nous-mêmes, serions-nous donc eu droit de nous récrier, nous tous qui jadis
'l.'rl ni.vi 1. DES I>1 I \ H0ND1 S.
a\nns pris part nu lattes si tapageuses du romantisme) Seulement, il faut
bien le dire à notre éloge, jamais sur ce champ il.- bataille la frénésie n'alla
i - terribles assauts entre musiciens ont un riir.ici.-iv particulier,
rt i.' naturel s*j montre dans toute su rudesse Inculte, dans tout le fruste
éclat d'une énergie m1"' nulle éducation n'a policée. Veut-on avoir un simple
échantillon des aménités de cette polémique, qu'on lise les lignes suivantes
inscrites en tète d'un libelle rédigé contre Hattheson --t portant le millésime
il.- Cannée 17'JS: « i ne paire de soufflets musicaux et patriotiques an sieur
Hattheson, le moins musicien des patriotes et le moins patriote des musi-
ciens, lequel ne fait que multiplier dans chacun de ses ouvrages les preuves
uV Mm Infamie et de son cynisme; une paire de souffleta qui, vigoureusement
appliquée sur les deux joues par les honorables virtuoses Musander '-t Har-
monio, serviront, il faut l'espérer, à lui éclairclr Poule et l'intellect »
.si grotesques aujourd'hui que nous semblent ces passes d'armes entre \ leux
pédans barbouillés de doubles-croches, cet «'tui de constante polémique n'en
témoigne pas moins d'un sèle ardent et sincère pour la science et pour l'art
Rions perruques magistrales, mais n'en rions pas trop, car c'es^
d'elles que procède l'esthétique moderne. Bien avant Leasing et son Laocom,
bien avant que dans les autn -s arts une voi\ -.• lut élevée pour clore l'ère
du rococo, Hattheson posait en musique les vrais principes du beau dans la
forme et dans l'expression, il Faut le voir, ce cuistre sublime, pourfendre
les hérés n temps et B'armer en guerre contre ces praticiens ridi-
cules qui s'acharnent a vouloir soumettre la musique aux traditions de la
poésie et de la peinture I Celui-ci, voulant peindre la folie du roi San], n'ima-
rlen de mieux que d'attacher à la queue les un. -s des autre- les harmo-
nies les plus discordantes; celui-là s'amuse à traduire en agréables symphe-
les Métamorphoses d'Ovide I rêves d'harmonie Imitative dont le bon Bens
de Frédéric il faisait justice (1), marottes éternellement baffouées et toujours
reprises. Nous-mêmes, à rheure où je parle, où en Bommes-nous avec
romances sans paroles et va galimatias ridicule mi-partie musique et dia-
logue que tant de bonnes gens appellent encore en Allemagne Vopéra de
t'arenir! Quel H n nouveau se lèvera pour venir en aide au bon sens
outragé? quel réformateur virulent déblaiera le sanctuaire obstrué, et du
bout de ce fouet dont il aura dispersé les charlatans, trac, Ta d'une main
ferme la ligne de démarcation t|iii doit exister entre les art-*'.'
C'est un curieux spectacle que la peine que se donnent ces preux île la
littérature musicale pour étendre au-delà du possible les limites de leur
science et de leur art. Ainsi Mattlieson veut absolument nous démontrer les
rapports qui existent entre l'harmonie musicale et l'harmonie des sphères; il
n'hésite pas a rédiger à ce point de vue de volumineux traités de métaphy-
sique et d'histoire naturelle où se trouve exposé- remploi que la médecine
doit faire de la musique comme agent thérapeutique. \ l'en croire, rien ne
vaut une bonne audition musicale pour aider à la transpiration, il suffit d'un
simple rondo agréablement i - our rendre Inoffensive la piqûre de la
(1) Frédéric II. OBucra posthumes, t. XI, p. 19. Voir la lettre \ d'Alemhert : « Je ne
suis qu'un dil--tta.it.', et je n-1 décide point sur d.-s matières qu'à peine il m'est permis
d'effleurer; mais vous avez voulu que je vous dise ce que je pense, le voila. »
REVUE. — CHRONIQUE. "233
tarentule, et l'histoire du castrat Farinelli, dont la voix charmait les sombres
ennuis du roi d'Kspagne, lui sert à classer l'art des sons dans la psychiatrie.
C'est avec la même gravité naïve qu'un autre écrivain illustre de la pléiade,
Marpurg, divise son histoire de la musique en diverses périodes : la première
qui s'étend depuis Vdam et Eve jusqu'au déluge, la seconde qui va du déluge
ù l'expédition des Argonautes, et enfin la troisième qui comprend le siècle de
Pythagore, où il s'arrête. Et pourtant, qui le élirait.' en dépit de ce fatras
ridicule, l'ouvrage, est empreint par moment d'un tel caractère de sineérité,
il apporte à l'étude de l'antiquité tant et de si précieux renseignemens, que
les plus érudits en tiennent compte, et que c'est encore là qu'il faut aller
chercher la source do peu que nous savons sur la musique des anciens Grecs.
Soyons justes néanmoins, et convenons que ces hommes, qu'il est si facile
tourner en ridicule puni- avoir voulu étendre hors de propos le domaine
d'une science dans laquelle tout était à créer, promenèrent le regard divi-
nateur du vrai génie au-delà de l'étroit horizon des théories de leur époque,
et se sent trouvés définitivement avoir émis dos yues qui, cinquante ans plus
tard, passaient peur >{<■< découvertes de l'esprit moderne. Lorsque Goethe et
v>\aiis (1) établissaient entre la musique et l'architecture cet admirable pa-
rallèle proverbial en Allemagne, et que depuis l'ouvrage de M ' de Staël tout
le monde connaît en France, ces deux grandes Intelligences en lesquelles, à
de si divers degrés, s'incarne l'esprit des temps nouveaux, ue faisaient en
quelque sorte que formuler un pressentiment de Ifattheson. Lui aussi définit
la pantomlm ne musique muette dépourvue de fermes mélodiques et
harmoniques, une espèce de silhouette purement rhythmlque d'un morceau. »
Et quand ce même Uattheson Imaginait pour la musiq sette devise pro-
phétique : ditcordiA ooneors, s.' deutait-il qu'il résumait en deux mots |(.
grand art des yVeber, des Cherubinj et îles Beethoven'.' Tels sont les .'clairs
précurseurs de la science moderne qui nous frappent à chaque pas dans le
chaos de ces épais volumes conçus et rédigés en des jours où l'esthétique,
il faut l'avouer, ne brillait pas d'un bien merveilleux lustre.
On a beaucoup reproché à ces agitateurs littéraires et musicaux de la pre-
mière moitié ilu xvme siècle d'avoir délibérément répudié la tradition de
l'art du moyen âge et de s'être livrés à la guerre la plus impitoyable tant
contre les anciens chorals que contre toute espèce de compositions classi-
ques dues au style religieux des xvi* et xvn* siècles. Rien de plus juste au
fond que ce reproche, qui du reste les atteint sans les entamer, car, en le
méritant, ils n'en étaient que mieux dans l'esprit de leur époque. S'ils eussent
fait autrement, s'ils n'eussent pas, pour une centaine d'années au moins,
déblayé le terrain obstrué par tous ces bons vieux maîtres de la tablature
liturgique, et préparé ainsi la voie à la musique moderne, à la musique ga-
lante, comme on dit en Allemagne, jamais nous n'aurions eu cette immor-
telle renaissance inaugurée par Haydn, et dont Mozart fut le Raphaël. Ce
retour aux graves études du passé, cette restauration du style pur et cano-
nique qui aujourd'hui, au lendemain d'une grande période parcourue, nous
(1) « L'architecture est une musique solidifiée, la musique une architecture flottante. »
On prête aussi cet aphorisme à Schlegel; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il appartient à
Mattheson, et que Goethe, Novalis et Schlegel n'en ont donné que des variantes.
•j:','l BEI I I l'i S im\ «0ND1 -•
apparaît comme le signe manifeste d'une salutaire réforme, n'eût jamais
été, en ces heures de tendance et d'aspiration vers Pavenlr, qu'une de ces
manoeuvres dont les cerveaux routiniers se servent d'ordinaire
pour enrayer la marche du temps. Pendant que ceux-ci étendaient jusqu'aux
domaine de la musique, ceux là au contraire s'évertuaient à le -
treindre outre mesure. \insi IHtxler en roulait faire purement et simplement
une science exacte comme les mathématiques; d'art il n'en était plusqu
lion, toul .m plus s'agissalt-U d'une nouvelle branche de la philosophie. Ceat
ce mouve ni d'idées qui poussa vers la d esthétique des ma-
th imatictens de profession tels que Euler et Bernouilll par exempte, lesquels,
ayant pur circonstance appliqué à la musique leurs hautes hcultés d'inves-
on, ont droit de Ogurer dans cet DJustre groupe des fondateurs de la
littérature musicale. Du reste, c'est on d du temps qui
. pour ["histoire et la théorie «l'un art qui, < une l'a si bien dit Ici
même H. Charles de Rémusat, devait être Part moderne par excellence. \ tout
le ode la matière paraît neuve, et neuve elle est en effet, car c'est nn art
;h'mii vieil art qui se \ Ji avec quelle fougue ne s'em]
- pas les uns et les anl rpérer a l'œuvre qui B*élabore1 Comme
, mathématicleni et phfli littérateurs et gens du
métier, disputant, glosant, argumentant a Penvi, en attendanl que Haydn,
Mozart <-t Beethoven viennenl accomplir i mation préparéel
point seulement en Allemagne que cette littérature
musicale prend carrière de la sorte, mais aussi et à la même heure chex
b'ons ayant qualité pour Intervenir dans les questions d'art.
. ■ plus curieuse, on collabore a d tend la main par-di
h - \ pes; le plu^ Bubtll, le plus profond entre les antiquaires Italiens, le père
I ide au prii G ert, la lumière des docteurs du paya
rhénan. (Test à Bologne que ces deux I '»-
tendirenl pour composer, d'après les intiques et modernes, la pre-
mière histoire unit s la musique dont on bb fût jamais avisé jusque-
là. Dans la répartition mutuelle de l'immense tache, Ëartlnl s'attribua
fin; l'illustre abbé de ta] t-Noirel •■ cher-
ches sur la musique reHgteo I i peu de temps,
deux eurenl amoncelé de \rais trésors qu'ils échangeaient i dent
•!in a |-au, ■ ce zèle exempt d'envie des gran-
des intelligences travaillant en commun. Gerbert, incitant à profit les privi-
ta les diffêrens cloîtres de PAllemagne, rouilla b
ibliothèques, compulsa un à un tous les manuscrits ayant traita la mu-
sique, et finit par rassembler dans sa retraite de la i N une des plus
p,-,. des plus ran - cumens qu'on ait vues. Tout
cela malheureusement devait être perdu pour la postérité. A peine le docte
religieux avait-il commencé le classement de ses innombrables richi
qu'un Incendie, éclatant tout à coup, vint en quelques heures anéantir,
le d qui le contenait, le fruit de tant de laborieuse el sublime pâ-
ti, h . i. ablait que la destinée, qui se joue si volontiers des efforts de
Phewme, n'eût permis a ce digne abbé de réunir tant de BWtérianx que
pourl^s détruire plus à son aise en une seule fois. A quoi bon en effet I
ces paperasses pour s'en aller reconstruire, û travers la nuit des temps, les
REVUE. — CHRONIQUE. 235
origines douteuses d'un art dont, à proprement parler, la véritable et sé-
rieuse histoire allait seulement commencer? I perte à ce point de vue ne
serait pas trop regrettable, d'autant plus que le monument ssre perennius que
l'illustre !" ince-abbé et l'imperturbable professeur de Bologne avaient alors
à cœur d'élever en commun n'en \ il pas moins le jour. Les hommes de cette
trempi ne e détournent jamais de leur voie, et 1rs épreuves de ce genre ne
font que les raffermir dans leur dessein.
Quel investigateur passionné, quel Infatigable antiquaire, était en musique
ci Gerbert, on ne l'imagine pas. J'en dirai autant de son collaborateur de Bo-
logne, dont l'influence fut d'ailleurs sans bornes sur s époque. Jamais en-
seignement ne jouit 'l'un pareil crédit, ivoir été rélève 'lu père Martini |
sait dans le monde musical pour le plus beau til ire, un simple mot
if émané il'- -.1 bouche d'oracle valait mieux j • l'avenir d'un ar-
ii l que tous les diplômes académiques. Comme on voyait aux jours d'Abai-
lanl s'acheminer vers Paris des multitudes déjeunes gens altérés delà parole
du maître, ainsi des bandes de disciples fervens affluèrent dans Bologn
telle était l'immense autoritéjdu père Martini, telle était la considération uni-
vei elle dont il marchait ''in Ironné, qu'on a quelque peine à se figurer que
semblable chose ail pu avoir lieu eu plein icviu* siècle, et qu'on se oroirait
presque transporté au -'in de quelqu' le ces périodes naïves du passé qui,
■ Mt de scepticisi -t de de ces raffine-
Riens de critique el de sagacité, permettaient à un homme de sedévelopper
tout entier sans encombre el de valoir librement ce qu'il vaut.
\i nt, -i du spectacle auquel nous venons d'assister nous reportons
nus regards sur ce qui nous entoure, quelle différence entre ces hautains <'t
vigoureux polémistes 'lu bon vieux temps, ces paladins de la double-croche,
à la perruque ébouriffée, à l'épée toujours bien affilée, >'t l'honnête mi
d'à présent, si tranquille et si casanier 1 Des ^.i\.m> illustres, la musique en
possède encori i n'indique, Dieu merci, que la race en doive dispa-
raître, lai France, en Allemagne, en Italie, il en est bien de huit à dix que l'on
pourrait nommer; mais, je le demande, qui s'occupe de leurs recherches? En
dehors d'un petit cercle d'initiés, quelle influence exercent leurs travaux ''t
leurs doctrines? Où sont-ils, les grands agitateurs de l'opinion publique?
J'avoue qu'en France je n'en vois guère, et que de Pautre côté du Rhin mes
yu\ mit beau chercher, ils ne découvrent rien. Peut-être me cftera-t-on
U.Richard Wagner, ce doctrinaire, hélasl trop fameux, dn radicalisme musi-
cal! Sans aucun doute M. Richard Wagner voudrait jouer un rôle; malheu-
reusement le public s'entête à ne se point vouloir prêter à cette fantaisie;
pour se battre, il faut être deux, et jusqu'ici la mauvaise étoile de M. Wa-
gner semble vouloir que le- adversaires lui manquent. Vussi n'est-ce point un
spectacle médiocrement bouffon que de voir ce duel à outrance, cette lutte
d'extermination, où M. Wagner s'obstine avec des adversaires qui lui jouent
le malin tour de ne poinl apparaître, il défie le monde entier, et, l'indiffé-
rence publique seule lui répond. Parlez-moi de Matthes t des polémistes
de son époque. Ceux-là du moins combattaient au milieu du vacarme, les
applaudissemens ni les huées ne leur faisaient défaut, et s'ils pouvaient avoir
à craindre quelque chose, ce n'était certes pas l'indifférence de la galerie.
Ajoutons, à l'honneur de ces guerroyeurs imperturbables, qu'ils combattaient
236 REVI I l>l - I >1 l \ MnNIil s.
pour des principes généraux, et aon pour de misérables questions d'amour-
propre et d'intérêt personnel, ricins de fol dans l'avenir d'un art dont Us
fixaient la théorie, ce qu'ils voulaient les uns et les autres, c'était la musique,
on pas leur musique, ils avaient le verbe grossier et trivial, Ils étaient
forti en gueule : qu'importe, bI leur langage remuait la (bule, si ce style
bizarre et Imagé popularisait la science i lerneï Aujourd'hui cuistres pé
dantesques, demain muslcastres frivoles, leur autorité ne laissait pas un In-
Btant de s'exercer partout, et les sens du métier, non moins que le Bgens du
monde, reconnaissaient leur compétence. Bien plus, quelques-unes de ces
œu\ res que tant d'alliage critique et polémique semblait devoir entraîner ont
été maintenues a Dot pa r la justesse de raisonnement et l'esprit de clair-
voyance qui les anime. Il en a été uin-i du Parfait maitre </c Chapelle de
Hatthes resté en Allemagne un admirable monument d'esthétique musi-
cale, < >u la philosophie la plus avancée aurait peine a trouver à reprendre.
D'une part, on jetait à bas le moyen âge, — transports furieux d'inonoclastes
en perruque, qui seraient grotesques sans ce pressentiment sublime de l'art
\ ••.m qui les agite à leur Insu; — de l'autre, on se martelait le i sens
pour trouver le secret de la musique antique, Insoluble énigme qui, pendant
toute la durée du mu1 Bièclei tint les plus fortes têtes en échec, et dont la
découverte reste un mystère con la pierre phllosophale, avec cette diil'é-
rence toutefois que dans la fabrication de Por la théorie aussi bien que la pra-
tique devaient nous demeurer Interdites, tandis que pour la musique grecque
le désappointement ne devait du moins pas être si universel. J'ignore en eflel
m jamais les savans parviendront a nous démontrer d'après quelles règles les
i imposaient leur musique; tuais ce qui à mes yeux ne souffre point de
doute, c'est qu'un homme, un génie s'est rencontré qui a donné a la mu-
sique moderne la majesté de l'art antique, et que cet bon • s'appelait Gluck.
1 qui nous frappe en effet dans Gluck, et ce que nous ne pouvons
omettre d'indiquer à propos du mouvement d'études musicales où figure
M d et d'où ce grand maître est sorti, — c'est la filiation nette et
directe par laquelle il Be rattache au\ Grecs de la plu- pure époque. Son
art, comme celui des anciens, procède uniquement de la manifestation de
l'idée, 11 l'expose, il s'y attache, il la suit dans ses évolutions naturelles, tou-
jours clair, élevé, conséquent A-t-il à peindre un doux sentiment, tout
est douceur dans les Instrumens qu'A emploie, tout est analogie et sym-
bole dans les voix de son orchestre. Là où le sujet n'offre point de con-
trastes, la musique n'en admet point, et vous pouvez vous laisser aller à
l'émotion du tableau qu'il évoque, certain qu'une nuance Intempestive
n'en viendra pas tout à coup altérer l'harmonie. An point de vue de cet
inaltérable euhe de la forme classique, de cette plasticité qui jamais ne se
dénient, Gluck est en musique un véritable statuaire du temps de Périclès.
Les grands principes de ce vigoureux génie vous frappent bien plus encore
lorsque vous compares les partitions de Gluck avec les opéras des autres
maîtres, de nos contemporains surtout, où si souvent le plus Incroyable
désaccord règne entre l'idée dramatique et les instrumens appelés ù l'ex-
primer, à ce point que VOUS entendez tous les jours les cuivres prendre la
parole dans une scène qui semblait ne vouloir éveiller que des sentimens
de la nature la plus douce. Est-ce à dire que Gluck renonce au contraste,
REVUE. — CHRONIQUE. 237
et se prive par lu d'un des grands moyens d'effets qui existent au théâtre?
Non certes; seulement il ne l'emploi qu"au moment où la situation le com-
mande. Le contraste est une curiosité du cerveau humain, un besoin du gé-
nie épris de changement et d'antithèses : aussi la plupart du temps ne lui
voit-on d'autre raison d'être que cette curiosité et ce besoin; mais alors il faut
bien reconnaître qu'il ne produit sur nous qu'un effet secondaire et ne nous
eau •■ que ce plaisir qui nait du changement. Autre chose est quand le sujet
l'indique el le réclame, quand le sentiment dramatique lui demande une ex-
pression plus \ raie et plus puissante. Dans sa manière de l'aire usage du con-
traste et de l'opposition, Gluck a toujours en \ ue d'obéir aux luis d'une rigou-
• esthétique. Chez lui, le forte et le piano, comme aussi les nombreuses
aces qui vont de l'un à l'autre, ne cessent pas un instant d'être en fidèle
mcordance avec les gradations de sentiment, avec l'accent plus ou moins
énergique, plus ou moins doux et pathétique de la déclamation. Il faut ici que
tout forte signifie un sentiment qui s'accentue davantage, tout piano une
situation qui cherche à se détendre, qu'un rinfonando soit l'avant-coureur
d'une émotion soudaine et véhémente. Vous auriez grand'peine à trouver
de ces oppositions à effet, contre-sens techniques dont la musique de no-
jours Foisonne à tel point que les oreilles u\ prennent en quelque sorte
plus garde : la note lugubre en pleine joie, le motif guilleret au sein de
l'épouvante et du désespoir, et mille autres ornemens qui finissent par faire
perdre à l'art contemporain toute destination sérieuse. Quand le ciel de
Gluck est calme, aucun nuage, si imperceptible qu'il puisse être, n'en trouble
la lumineuse transparence; quand il est sombre et morne, aucun rayon n'y
perce a travers la nuit profonde. Si vous aimez les contrastes et les péripé-
ties, attende/ un de ces momens où l'âme, en proie à la tourmente des pas-
sions, Qotte pareille au vaisseau battu par la tempête; alors, ero\ez-lo bien,
le- antithèses ne vous manqueront pas, vous verrez la paix et la fureur alter-
ner sans transition, les rhythmes \ioleiis jaillir des rhythmes calmes, et les
plus noires ténèbres succéder sans crépuscule au jour le plus radieux. Dans
Alceste, où les situations et les sentimens ne varient guère, je dirai même
que ce système, auquel (iluek demeure inflexiblement attaché, engendre par
moment une certaine monotonie, tandis que dans lr m'aie au contraire et
dans les deux Iphigénie, ouvrages où l'action abonde en traits hardis, en
fortes ('■motions, cette manière de n'employer jamais le contraste par des
raisons purement techniques, mais comme un moyen de mieux rendre l'ex-
pression et la vérité, produit des effets qu'il faut compter au nombre des plus
sublimes conceptions de l'art musical.
A ce point de vue, et si extra\ agante que cette opinion dût sembler aux
honnêtes gens qui de nos jours estiment que Gluck a besoin d'être renforcé, je
n'hésiterais pas à soutenir que l'auteur il'./Uesle et iï Iphigénie est le plus
grand artiste en fait d'instrumentation qui ait jamais existé. Personne avant
lui ne. s'était douté du parti qu'on pouvait tirer de l'orchestre, et depuis au-
cun ne l'a surpassé dans le but qu'il se proposait. Que les modernes aient
découvert des ressources instrumentales, des variétés de formules, des effets
de sonorité qu'il ignore, c'est là un fait hors de discussion; ce que je pré-
tend, avancer et soutenir, c'est que dans la connaissance approfondie des
instrumens en tant que moyens d'expression des caractères, des mouvemens
i;i \ ! r in - ni i \ UONDl -•
du cœur <'t des passions, dans l'intelligente el souveraine distribution
forces sonores et des analogies qu'elles peuvent avoir avec les phénomi
psychologiques, bien peu, même parmi les plu- Illustres, lui doivent être
comparés. Qu'était-ce, avant (iiu^k, «jm- l'instrumentation î Quelque ihuse
d'aride et de conventionnel, beaucoup moins un art qu'un métier dont on
apprenait professionnellement les règles immuables :Oboi coiflauti, clarinette
te. Charles Marie de Weber persifle très spirituellement dans un de
apprentissage routinier qu'on se transmettait de maiti
l'Imperturbable aplomb des statuaires de la vieille Egypte hiératique,
Gluck fut li- premier à changer tout cela, le premier qui lit de l'orchestra un
réflecteur - *e ■ ! ne, ■■! qui, après avoir assigné a chaque
Instrument une \"i\ propre et spéciale, s'imposa la lui de ne l'employer ja-
mais m11'' dans l.i mesure 'lu caractère i|u'il lui avait reconnu, qu'à
dater de cette heure l'orchestre eut des échos pour tout ■ , ont
toutes I'-- plaintes, pour toutes les fureurs de l'homme et des dieux.
i • \..i\, il.- quelque façon d'ailleurs qu'il les assemble et qu'il les mêle,
ront dan- l'avenir Incessamment fidèles a Nui' destination native, et \<ms
ponvei compter que le trombone, Instrument des
des esprits de baine el lira point lia au milieu
d'uni' scène de tendresse et d'amour II même des clairons, des h.iut-
i . hier en< aux
nétal Inertes, et qui ivoque di
la vie de Pinte! is minutieux ne faut-il pas qu'A i
ide partii u instrumen dnsl rendu c pte
non-seulement du caractère général de chacun, mai- » l ■ - — mille et une nu u
dont il est susceptible dans ses nu • les plu I nue
tel on tel Instrument \aut dan- ses moindres détails, ce qu'il peut dan- le
haut, dan- le bas, dan- li intermédiaires, dai
dan- , ce qu'il peut comme wio et nixj-
Uaire, ce qu'il lies modifications U m la nature et
le nombre des autres instrument qu'on lui adjoin
incomparable lui a surtout appris, ce qu'il ne mon-
trer par son eiemp . ne les Insfrumens ne produisent d'effet
pénétrant que lorsqu'on niser remploi, et que le luxe et la pro-
fil i . i < 11,1 mériti
..-..\lli
■ '.'
l'instrument funi
•
que 1 tnblent ,iff-
veut pir> ; ni les mécl mble
Dé aux imouMBi qn'on s'attache à le -iiivre
dans ce chœur : I frappe de morne et sirii-tr>- que jiersonne
n'avait s uis l'inuiicent pipeau dont Gluck, m dépit des n
fera _ane de la fatalité. C'est ainsi qu.- toujours, rom[iaiil i
donnée ordinaù • i trombones et les trompetta poui nous peindte Isa
splendeurs et les jouissances des champs el)séens.
REVUE. — CHRONIQUE. 239
dualité des moyens rendent au contraire impossible toute action caractéris-
tique : précepte de vérité dont nos grands maîtres modernes ont, hélas!
médiocrement tenu compte, ainsi qu'il est aisé de s'en convaincre en écoutant
leurs opéras. Gluck a montré au drame Ivrique la voie qu'il devait suivre
pour se rapprocher de la nature et de la vérité. Je n'ai point à parler ici du
degré d'influence qu'il a exercée sur les plus grands maîtres; je n'ai point a
démontrer par quels liens les Mozart, les Beethoven, les Weber, les che-
rubini, les Iféhul el les Spontini se rattachent à cette haute tradition, ce
qu'ils en ont pris et ce qu'ils en ont laissé: ce que j'ai voulu seulement indi-
quer en passant, c'est le caractère antique de Gluck, la grandeur el la sim-
plicité de son art, et sur ce peint je ne pense pas que la contradiction soit à
ater. Tous ceux en effel qui auront jamais entendu Orphie, Alceste, IpM-
• en Vauritk .née les ravtssemens que ces sublimes inspirations com-
mandent, tous ceux qui se soin iendronl de cet unisson âpre et forcené, coupé
de si brutales dissonances, par lequel les esprits infernaux accueillent l'époux
d'Eurydice, dent Ils étouffent bous un aboiement réroce la voix plaintive et
suppliante, tous ceux qui auront présentes à la mémoire les diverses péripé-
ties de cette émouvante scène où la puissance de l'harmonie apaise et dompte
le- monstres qui reculent à regret et comme Fascinés, bous ceux qui auront
té au spectacle du désespoir d'Oreste, qui auront prêté leur oreille et
leur ame à l'auguste affliction d'Iphigénie, — tous ceux-là reconnaîtront que
pour poser une telle musique il fallait un cerveau Bur lequel eût passé
le souffle de l'antiquité.
Dans ce nde des lettres et des arts, tout n'est qu'action et réaction. Les
savans du uni' siècle avaient systématiquement, en haine du moyen
tourné leurs études du cet.' de l'antiquité grecque; les savans de nés jours
n'eut de ireùt et de feu que peur le- origines de la musique sacrée, et sem-
blent ne s'être Imposé cette pénitence que pour non- taire expier le ri
olympien de leurs fougueux prédécesseurs. Malheureusement ce sont là des
travaux isolés dont se seiicic a peine la classe de lecteurs à laquelle ils sont
spécialement adressés. Ce n^est point la science qui manque au siècle, •'
hélas! bien plutôt le siècle qui manque à la science. Pour m'en tenir à
question de l'érudition musicale, je vois, en Allemagne comme
en France, divers groupes i lu meilleur esprit, et qu'échauffe un
saiiu /Me investigateur. Ceux-ci, préoccupés d'un certain idéal historique,
vendraient dégager la musique du bloc de marbre qui la retient, et faire
pour elle ce que tant d'écrivains célèbres eut tait pour la poésie et la pein-
ture. Ceux-là, plus naïvement absorbés dans le culte et la contemplation du
passé, m 'miraient pouvoir doter l'art des sons de quelques-unes des réformes
qu'ont values à la peinture l'étude des temps pré-raphaélesques, à l'archi-
tecture la revivification du style roman et germanique, à la poésie la mise
en lumière des romans de chevalerie et des chansons populaires du moyen
âge. .le le répète, de unis ces travaux péniblement conduits, la vie est dé-
sormais absente, et ces efforts si consciencieux restent sans influence sur
personne, les simples lettrés --'en éloignant comme d'une affaire en dehors
de leur compétence, et les musiciens se tenant d'avance pour informés, at-
tendu qu'un musicien a pour besogne d'écrire beaucoup d'opéras, et que
l'étude de l'histoire de son art est une distraction dont il doit savoir se pri-
"240 REVIT DES l>H \ MONDES.
ver. «Je peins les belles femmes toul simplemenl pane qu'elles sont belles, »
disait un Vénitien de la vieille roche; il se peut qu'en peinture cette philo-
sophie soit la bonne. Tout ce que je sais, c'est qu'en musique ce n'était point
celle de Gluck, ni de Mozart non plus, ni de Beethoven, aussi Cette indiflï-
renee on l'on vit aujourd'hui en matière d'érudition musicale m'afflige et
m'épouvante. Hendeissohn, cet esprit doux el fort, honnête el puissant à la
fois dont la France n'a pas encore mesnfe toute l'élévation, Hendeissohn ae
s'j est pas trompé, el quiconque saura lire dane son obu\ re y verra l'influence
- de l'érudition moderne, aujourd'hui les musiciens de profes-
sion Ont bien d'autres OhoWS en tète : il leur faut satisfaire à d'incessantes
commandes, flatter le mauvais goût de la cantatrice régnante, être les rom-
plaisansdu public et des directeur, de spectacles. Parlez-leur de. travaux, de
découvert, s Intéressant l'histoire de l'art qui les occupe, ils las ignorent; in-
-i>te/, ils les liront peut-être, mais sans conscience, sans profit, et pour re-
venir imperturbablement au train-train routinier, à ce rOCOCO d'hier et
d'avant-hler, plus vermoulu que tontes les vieilleries du temps passé. D'ail-
leurs, pour ces esprits mondains, uniquement absorbés dans les combinai-
sons les plus frivole,, mi savant n'est jamais qu'un dilettante, un homme à
de la question ol qui trouve son plaisir à fouiller des textes oiseux, car
l'important est de faire beaucoup d'opéras, et non point de connaître l'his-
toire de la musique, de savoir d'où l'on vient, où l'on va. et de quel mouve-
ment d'idées procède tel ou tel système
Quelle différence entre le calme, la solitude, le délaissement auxquels nous
assistons de nos jours, et l'agitation que menaient autour d'eux ces reltres
littéraires du crni* siècle, ces Incorrigibles batailleurs toujours prêts s mettre
flamberge au vent pour une discussion de doubles croches I Ceux-là savaient
du moins faire respecter leurs théories, et n'y allaient pas de main morte.
Ils étaient factieux, pédantesqnes, bretteUTS, ils avaient la perruque près du
tricorne; mais en dépit de ces mines grotesques et peut-être à cause de tout
cet appareil, ils passionnaient la foule & des questions auxquelles de nos
jours restent Insensibles les p-ns les plus faits pour s'y Intéresser. Aussi nous
a-t-il paru curieux de les montrer dans le mouvement, l'effervescence et le
vacarme de l'action, se démenant la perruque en tête et l'épée au côté, et,
tantôt de la plume, tantôt de leurs discours forains, aidant à la vigoureuse
impulsion d'une époque OÙ Gluck, Haydn et Mozart allaient naître, liions de
listes boursouflés, de ''es zélateurs matamores, dont l'immense
savoir égalait l'impertinence; mais n'en rions pas trop, car si l'épaisse et
crasse suffisance, si le charlatanisme survivent encore, nous avons malheu-
reusement vu disparaître l'esprit militant d'érudition et de prosélytisme, et
l'absence de ce puissant auxiliaire pourra bien être cause que l'histoire un
jour reprochera aux musiciens de notre âge d'avoir sottement laissé à l'écart
tant de matériaux dont la poésie et les arts du dessin ont su précieusement
profiter pour retremper leur forme et se régénérer. a. blaie de bcrv.
V. de Mars.
DU
TRADITIONALISME
DEIIIEME PARTIE.
JOSEPH DE MAISTRE.
I. — Us Poutvirs constitutifs de tÊgHu, |-.i r M. Rnntas llemoiilin, )8S5.
11. — Essais sur lu Heformc ttitholiqut, par MM. IIuhIjn Heiiimilin cl t. M
Les lettres du comte de Maistre, publiées il \ a quelques ann
font mieux que ses livres juger son cara h re. Le ton de ses écrits
imprimés oe permettait guère de deviner qu'il fût aussi aimable, el
ses lecteurs pour la plupart ignoraient ce que racontaienl de lui
ceux qui l'avaient connu. Considéré dans les relations de famille et
du monde, il parait avoir réuni tous les titres à l'affection comme au
respect, el sa correspondance atteste combien son esprit ajoutait
d'agrément à ses qualités sérieuses. 11 j a de lui des lettres char-
mantes; celles qu'il adresse à sa tille le sont toutes. 11 y règne une
sorte de coquetterie paternelle qui n'ôte rien à la tendresse, un sen-
timent sincère, s'il n'est toujours naturel, une lionne grâce qui plaît,
si elle ne touche pas vivement. Dans les autres lettres, l'écrivain
montre généralement beaucoup d'élévation personnelle, souvent de
la bienveillance et même de l'équité, l'une et l'autre un peu capri-
cieuses, une envie de plaire un peu gâtée par le désir d'étonner,
une véritable indépendance dans les jugemens et la conduite, enfin
tome II. — 13 MAI 1857. 16
242 BEVUE DBS lui S BONDI 5.
beaucoup d'esprit. Sans doute il n'j faul pas chercher plus de ji.>-
tesse el de mesure dans les opinions que n'en oflrenl ses pages des-
tinées à l'impression : souvent la violence des paroles j accompagne
la singularité des idées el dépare ou compromet la vérité, quand
par aventure elle lui échappe; mais une foule il'' pensées vives, pre-
nantes, spécieuses du moins, et qu'il n'a empruntées a personne,
attestent une facilité improvisatrice parfaite ni ru accord pour le
fond avec la méditation sententieuse donl en public il garde les ap-
parences, ei chaque lig iffre la preuve que lorsqu'il se laisse aller
ou se recueille, il pense el il écrit absolument de même. Cette lec-
ture sérail « î ♦ ■ tout poînl parfaitement agréable, >i trop de passages
ne laissaient percer une vanité un peu puérile que les gens du monde
cachent d'ordinaire avec plus d'adresse. Il est trop évidenl que le
mérite d'un-' diversité d'études rare dans -a condition et dans -on
pays, des réflexions constantes sinon profondes, l'originalité un peu
cherchée de ses vues, l'habileté de déguiser des idées parfois su-
perficielles ou (ouiiiii - MHh iinc- toi me brillante qui le séduit lui-
même, un certain amour du beau séparé du sentiment du vrai, une
bardiesse d'esprit plu-, littéraire que philosophique, une haine con-
contre le mal vu d'un Beul côté, enfin les succès que
dans la société une telle étrangeté d'aperçus el d'expressions ne pou-
vail manquer d'obtenir, oui l'un par lui faire a lui-même une entière
illusion sur la valeur, l'autorité, et j'ajouterai la mission de son
esprit. Il se croit réellement a part au milieu des hommes de son
siècle el comme envoyé pour les « - 1 1 .\ t i • ■ î et les surprendre, ce qu'il
aimait encore mieux que les éclairer el les convaincre. L'excessive
prétention ferait ici quelquefois douter do la supériorité, si trop
d'exemples ne laissaient entrevoir de pareilles faiblesses, mê :heï
des hommes de génie. \ plus forte raison les gens d'esprit n'en sonl
pas exempts. C'esl d'ailleurs une remarque qui me semble vraie que
lorsque les hommes qui appartiennent a une certaine clause élevée
de la société s'j font remarquer par les talens qui n'en sont pas
l'apanage naturel ni le privilège obligé, ils se soustraient difficile-
ment a un.' sorte d'infatuation donl les gens de lettres de profession
se préservent plus facilement. Le plus célèbre écrivain de nos jours
est tombé sous ce rapport en d'étranges puérilités, et si Clitandre
eût écrit, il n'est pas impossible qu'il eût enchéri sur la vanité de
Trissotin.
('.clic de M. de Mai-tic était du moins justifiée par un talent re-
marquable, et le sérieux et la dignité de sa vie l'autorisaient a s'es-
timer fort au-dessus du monde frivole où l'avait placé sa naissance.
L'activité et la fécondité de son esprit pouvaient l'abuser sur sa
puissance intellectuelle, et l'on conçoit qu'il se crût un des grands
DE TRADITIONALISME. 243
maîtres de la pensée, car cette erreur complaisante a gagné d'aï
que lui, et dans un certain monde elle subsiste encore.
On peut exalter à loisir des talens que nous ne contestons pas.
Nous ne nous soucions pas d'enlever à un excellenl écrivain une
seule louange; qu'il garde sa renommée, mais qu'il perde son au-
torité. Ceux a qui sont chères les grandes causes qu'il a cru servir,
la religion et la monarchie, ne -auraient choisir un plus funeste gu
Lorsque par habitude, déférence ou orgueil de parti, on l'invoque
encore c< e un maître, on renouvelle imprudemmenl des dissi-
ices ou plutôt des incompatibilités qu'il esl pressant de faire dis-
paraître. Je le remarque, parce que je pourrais citer un auteur de
l'esprit le plus élevé et le plus conciliant qui ne s'est pas aperçu,
dans un ouvrage récent et distingué, qu'en prenant M. de Maistre
pour un des grands philosophes de son parti, il semblait chercher
la discorde éternelle et recommencer la guerre de principes. Voici
l> quoi. Quelque place que les questions religieuses aient paru te-
nir dans les ov\ rages de SI. de Maistre, on ne peut se dissimuler qu'il
les considère presque exclusivement au point de vue de l'intérêt
social. Ce n'esl pas de l'autre vie, c'esl du salul de ce monde qu'il
nous entretient. Il s'agit avant tout pour lui de relever ou de raffer-
mir l'égli e. le trône, toutes les garanties de l'ordre dans l'I tanité,
telles qu'il les conçoit, telles qu'il les regrette, telles qu'il les dé-
clare ébranlées ou ruinées par le vent du siècle. C'est au génie «les
temps moderne-, qu'il déclare une guerre mortelle, à ce génie te)
qu'il -'est manifesté par les principes de la révolution française.
ne sont pas les excès, le- égaremens, les crime- qu'il attaque: les
excès, le- égaremens, les crimes -ont pour lui de l'essence de la révo-
lution, et vouloir la séparer du mal qu'elle a lait, c'est entreprendre
de la séparer d'elle-même, Cette pensée est partout dans ses livres,
mais nulle part plus condensée que dans ce- paroles répétées deux
fois : « La révolution française est satanique dan- son principe (1).»
Or je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que les voix mêmes
de ceux pour qui M. de Maistre écrivait se sont, depuis ces der-
niers temps, réunies pour proclamer leur adhésion aux principes de
17St>. Ou'est-ce que les principes de 1789, si ce n'est la révolution
française dans son principe ou dans son essence? Quiconque se rallie
à cette déclaration de concorde se sépare donc de M. de Maistre de
toute la distance qui sépare l' affirmation de la négation et le bien du
mal, et il importe, si l'on veut que cette profession de foi ait toute
l'autorité qui s'attache à la sincérité sans réticence, et qu'elle soi;
significative autant qu'intelligente, il importe que, par aucun retour
(1) Lettres et Opuscules inédits, t. Ier, p. 3S1 île la 3e édition. « La révolution fran-
çaise est satanique dans son essence. » Du Pape, préface de la 2e édition, 1. 1", p. xuv.
244 REVUE DES DEI \ MONDES.
imprudent vers les idées de celui qu'elle eût indigné, on ne relève
d'une main ce qu'on détruit de l'autre, et l'on oe paraisse souscrire
el protester à la fois. L'aband les doctrines de M. de Mai-treest
de toute évidence une condition du iap | > ri >t 1 n • m. ■ 1 1 1 îles esprits.
C'esl a faciliter cet abandon, en soumettant ces doctrines à la cri-
tique, que peuvent servir les réflexions qui suivent.
II.
Les personnes qui avaient connu le comte Joseph de Haistre van-
taient beaucoup sa conversation. De tous les éloges qu'il a reçus, ce
doit être le plus mérité. Sa conversation devail être tour à tour éle-
vée el piquante. \vec de fortes convictions, il s'amusait a jouer aux
idées. La discussion suivie, mesurée, régulière, lui allait peu. Il
n'aimait pas la méthode, et la méthode n'est guère de mise dans les
entretiens du monde, il préférait les traits aux raisonnemens, oe re-
connaissait la vérité que sous les traits de l'hvpeiliolr, c| se plaisait
à transformer en paradoxes jusqu'aux lieux communs. Sérieux,
n'en doutons pas, dan- ses opinion-, il l'était moins dan- -a manière
de les défendre. Se- adversaires ne lui inspirant aucune estime, tout
était contre eux de bonne guerre, el se croyant juste dan- ses baines,
il s'inquiétait peu de l'être dans se- accusations. Intoléranl et irrité,
il ne songeait qu'à se divei tir el a se venger. Tout lui était bon pour
la vérité, même l'erreur, pour le bien, même le mal, el mêlant la
plaisanterie à l'indignation, les jeux de mots aux anathèmes, il de-
vait .-eduire l'irréflexion par L'assurance, raffermir les croyances en
les exagérant, les consoler de leurs disgrâces par L'invective, éblouir
enfin des auditeurs déjà gagnés, en leur persuadanl qu'il \ avait
beaucoup d'esprit dan- leur- préjugés, et qu'il- étaient persécutés
par des sots. La conversation peut être inexacte, superficielle, dis-
parate, outrée, fausse, sans cesser d'être éloquente, et si la grâce de
la personne relève encore celle des paroles, elle procure le- plus
grands succès qui soient accessible- aux gens du momie. Telle pou-
vait être la conversation du comte de Maistre, si elle ressemblait à
ses ouvrages, et ses ouvrages ne m'ont jamais paru autre chose
qu'une étincelante conversation. Sans nie piquer d'être au-dessus de
tout esprit de parti, je me crois pourtant capable d'en sut monter les
préventions, au point de rendre justice au talent, à la conviction,
à la puissance de raisonnement de mes adversaires. Je les ai lus de
tout temps avec une sorte de préférence, et il m'est arrivé plus d'une
fois d'être non-seulement ravi de leur talent ou touché de leur sin-
cérité, mais encore ramené par eux, soit à modifier des opinions
antérieures, soit à concevoir quelques doutes qui m'obligeaient à les
raffermir par un nouvel examen; mais, je l'avoue, si j'ai parfois
Dl TRADITIONALISME. 245
éprouvé la triste émotion de me sentir ébranlé dans re que je croyais
la vérité, jamais je n'ai Lu dix pages du comte de Maistre sans éprou-
ver une joie profonde de ne point penser comme lui. La langue fran-
çaise manque d'un adjectif qui suit l'opposé de persuasif; c'est pour
lui qu'il faudrait l'inventer.
Les Considérations sur Ui France ont commencé sa réputation.
Suivant quelques bons juges, c'est ce qu'il a fail de mieux. On dit
cela volontiers du premier ouvrage d'un auteur. D'autres de ses
écrits pourtant me semblent préférables; au moins dans ceux-ci
défend-il une meilleure cause, car il s'j agit de religion plus encore
peut-être que de politique. Dans les Considérations, sa cause est la
contre-révolution, et la plaidoirie répond à la cause. L'idée géné-
rale a laquelle il s'attache esl le gouvernement de la Providence. 11
en voit la preuve dans les fautes, les succès, les revers de la révo-
lution française. Plus tout cela est invraisemblable, plus il faut que
Dieu s'en mêle. Conclusion: la Providence fera la contre-révolution,
et elle la fera par les moyens qu'elle choisira dans sa suprême sa-
gesse. La première assertion esl gratuite; la seconde est incontes-
table, la première admise. Le tout esl plutôt don ne comme un oracle
que comme une conjecture raisonnée.
Si quelqu'un trouve à redire à l'idée d'une providence divine, ce
n'esl pas nous. Si l'on y ajoute qu'elle gouverne le monde, que son
action, tout à la fois générale et particulière, est directe sur les
choses humaines, cette pensée ou plutôt cette croyance peut eue
pour l'âme un principe de consolation et surtout de résignation dans
le malheur: elle n'est pour agir ni un stimulant, ni une règle. \
côté de cette idée: toul esl conduit par la Providence, se place de
plein droit cette autre idée : les voies île la Providence sont impé-
nétrables, et ces deux idées s'annulent l'une l'autre dans là pratique.
Nous ignorons le but auquel Dieu nous mène, nous ignorons les
moyens par lesquels il veut l'atteindre. Si donc nous ne considérions
dans les événemens de la vie que les effets de sa volonté, nous per-
drions la faculté aussi bien que le droit de juger ces événemens; nous
pourrions tomber dans l'indifférence et dans l'inertie, c'est-à-dire
dans un absolu fatalisme. Si par exemple je me persuadais, comme
on le prétend quelquefois, que Dieu veut amener le bien par l'excès
du mal. il se trouverait qu'en m.' opposant au mal j'entrerais en lutte
contre le ciel, et travailler au bien deviendrait une sorte de révolte.
Heureusement une philosophie plus véritablement religieuse nous
enseigne à mettre au-dessus de toute conjecture sur les vues de la
Pro\idence la notion du devoir. Nous ignorons les volontés parti-
culières de Dieu, si cette expression est permise: mais nous connais-
sons parfaitement sa volonté générale par rapport à nous : il veut
que nous fassions le bien. Quand je serai persuadé que les événe-
•2'|(> RI \ I I l.l S Dl l \ i|"\m -.
mens oe Boni que des moyens donl il daigne se servir pour accom-
plir l'inconnu, quand on m'aura convaincu que tout conspire, le
mal comme le bien, la faiblesse comme la force, pont an bul n
i\. je n'en aurai pas on indice plu-- sûr de oe que je dpi . ou
plutôl je saurai uniquement comme auparavant que je dois chercher
le vrai, le juste, l'utile et le possible, prier le ciel de me le faire
connaître par la raison et de me soutenir dans l'épreuve. Si la dis-
tinction admise par de grands esprits h par Bossuet lui-même
entre ce que Dieu veut el ce qu'il permet esl Bans nul fondement,
m Malebranche a tort el que Dieu fasse pour ce monde quelque
chose de plus que de lui donner des lois générales, si non-seule-
ment il embrasse tous les événemens «lu regard uniq le son uni-
verselle prescience, mais encore les prépare, les amène, el dirigea
la lettre le cours de l'humanité, il veut alors également les insti-
tutions stables el les révolutions passagères; il veut également qu'il
\ ;iit des nations catholiques, des nations protestantes, des na-
tions infidèles, et les hommes, ne connaissant ses volontés qu'après
qu'elles sont accomplies, ne peuvenl en juger que par l'événement.
\.' sachani commenl s'j conformer, ils agissent en aveugles, et
leur aveuglement les absout; mais quoi qu'ils fassent, ils travaillent
toujours i>"nr une bonne fin, qui est celle de Dieu, et ils lui obéis-
sent encore en faisant le ma d'où son infinie adécrél
faire Bortir le bien... Di meîiora piis.
induit l'abus de la pensée du gouvernement de la l'n>\ idence,
(>tn- rui o'esl juste qu'autant qu'elle est générale. Dès qu'ell se
particularise, elle oe mel en lumière que notre profonde ignorance.
Jamais cette ignorance ne se manifeste par <!<■> erreurs plu-- humi-
liantes que lorsque nous entreprenons d'expliquer le cours des
choses par les desseins divins, ou le connu par l'inconnu. C'est uous
exposer a rapporter en quelque Borte .1 Dieu tous les faits qu'en-
fante la fantaisie, la faiblesse ou la perversité des hommes. <oii,
sans doute, Le monde esi sous le gouvernement de la Providence:
c'est une croyance à laquelle la raison ne saurait rien objecter;
mais il y a une témérité folle a ri-quer une conjecture sur les con-
ditions, les formes, les détails de ce gouvernement. Prétendre re-
connaître dan- un événemenl l'action de Dieu et le motif de cette
action n'est permis qu'a celui qui en aurait reçu la révélation. Il ne
faut pas, ainsi qu'on le l'ait souvent, prendre les rapports qui ré-
sultent entre les choses de l'harmonie de l'ensemble comme des
pieu\e, spéciales d'une intervention actuelle et directe de la Divi-
nite. Par exemple, il y a des relations entre l'ordre physique et
l'ordre moral : s'il survient dans l'un des calamité-, l'homme peut
n'\ pas demeurer indifférent, quoiqu'il appartienne surtout à l'autre;
mais il serait Vain d'imaginer qu'elles eussent l'homme pour bul,
1)1 TRADITIONALISME. *>!\~
et que son existence en fût la raison suffisante. Des perturbations et
des désastres affligent la nature dans le désert, en l'absence de
l'homme. Avant même que notre espèce eût paru sur la terre, le
monde a subi plus d'un bouleversement. Les cataclysmes onl donc-
dès causes propres qui tiennent à la constitution de l'univers, et
qui agiraient quand nous n'existerions pas. Lorsqu'il se manifeste
quelqu'un de ces troubles de la nature qui deviennent pour nous
des calamités, comme un tremblement de terre, comme une inon-
dation, libre à l'homme assurément de s'j intéresser; il aura raison
d'en faire un sujet de réflexion, pour chercher à les é> iter, à s por-
ter remède, en tout ras à les supporter. Il devra apprendre <le ce
spectacle la prévoyance, le courage, la résignation. Enfin, sous un
point de vue plus éle\é. « « - 1 1 . - expérience pourra développer en lui
le sentiment de Bon impuissance, et, si l'on veut, de son néant de-
vant les vastes lois de la création; il admirera la puissance de Dieu,
la grandeur de la Providence, et, convaincu de sa faiblesse, il se
tiendra prêt à endurer toutes les épreuves et à comparaître à toute
heure devant le juge de l'avenir. Unsi, pour la prudence, la sa-
gesse, la religion, lé spectacle des calamités naturelles n'est pas
indifférent, et l'écrivain pieux v trouve matière de conseil ou d'en-
seignement. Dire que l'homme, créature intelligente et morale, et
qui communique avec toutes choses par la faculté de connaître, est
fait pour j chercher une idée, pour en déduire une leçon, c'est affir-
mer l'évidence; niais de là il v a loin a prétendre deviner a ipielle
lin tel événement matériel est arrivé, à soutenir que Dieu l'a déter-
miné tout exprès dans un moment donné pour agir sur telles ou
telles personnes et produire tels et tels résultats. Ce -onl suppo-
sitions gratuites, arbitraires, souvent immorales, puériles ou ridi-
cules. Quand on s'engage dans cette voie, on ne sait OÙ l'on peut
étie entraîné, et il peut arriver qu' lise au public que les inon-
dations du Rhône ont eu pour but providentiel de rappeler à l'ob-
servation du dimanche les habitans de la province honnaise, ou que
Dieu a permis l'invention des chemins de 1er particulièrement pour
punir les aubergistes d'avoir fait faire gras aux voyageurs le vendredi.
Je le répète, lorsque l'on se risque à interpréter en détail et par
les faits les volontés de la Providence, en reconnaissant, comme il
le faut bien, que le choix des moyens qu'elle se réserve est hors
de toute science humaine, et qu'il n'existe ni analogie visible, ni
proportion apparente dans l'ajustement div in des effets et des causes,
il y a une petite condition à remplir, c'est d'être inspiré. Bossuet a
tenté de suivre la Providence dans l'histoire universelle, et il l'a pu
sans une témérité insupportable, non parce qu'il était Bossuet,
c'était encore trop peu pour une telle œuvre, mais parce qu'il con-
sidérait une longue suite de siècles révolus, et puisait ses explica-
•248 BEVUE l>Ks DEUX M0ND1 s.
dons dans la Bible; il écrivait les prophètes à la main. Mais l'Écri-
ture n'a rien dit des événemens de la révolution française : en
essayant, sept ou huit ans après qu'elle avail éclaté, de montrer
dans s i marche les desseins d'en haul et de prédire l'avenir à l'aide
d'un passé si court, en annonçant les faits, oon parce qu'ils sont
logiquement probables, mais miraculeusement singuliers et oppo-
sés a 1 1 sagesse humaine, l'auteur des Considérations sur la France
se mettait dans l'obligation d'avoir un don surnaturel. La Provi-
dence étant, d'un avis commun, mystérieuse dans ses voies, le mys-
tère reste mystère tant qu'il n'est pas révélé. La révélation de l'ave-
nir, c'est l'inspiration prophétique, el les admirateurs de M. Je
Maistre n'ont pas uniquemenl cédé a un enthousiasme adulateur en
le traitant parfois de prophète; ils n'ont lait que dire qu'il était ce
qu'il faudrait qu'il eût été.
Lorsqu'on lit aujourd'hui son ouvrage à la distance des événe-
mens, on ne pont malheureusement lui accorder aucun don de divi-
nation, ni même \ admirer le bonheur des conjectures. \ travers
mille sarcasmes contre la révolution, contre ses principes el
œuvres, contre les constitutions et leurs auteurs, il pose gratuite-
ment que la vanité ou la brièveté de quelques-unes de ses créa-
tions, ia viol 1 1 perversité de ci rtains actes, La grandeui
certains succès, que tout en un mot témoigne que Dieu se propose
immédiatement la contre-révolution. Pourquoi cela? Il oublie de le
dire; mais il se montre convaincu en 1797 que La contre-révolution
va se faire, et que Louis Wlll est près de revenir avec l'ami, n ré-
gime. Par là toutes les choses révolutionnaires rentreront dans le
néant, ou plutôt, les gouvernemens révolutionnaires n'ayant rien
produit, la restauration n'aura rien à détruire. Tout ira de soi; la
contre-révolution s'opérera en un tour de main. Le chapitre où elle
esl décrite à l'avance la présente co un incident des plussimples
amené par les plus petits moyens. Pas une haute pensée, pas une
volonté énergique, pas un mouvement national, pas un événement
dramatique n'esl indique comme nécessaire. Bien de grand en un
mot ne se lie, dans l'esprit du prophète, à la crise réparatrice qu'il
liait à prédire. 11 la souhaite mesquine, apparemment pour qu'elle
soil plus humiliante. Lorsqu' en effet, pour avoir vu dans les affaires
humaines le mal se mêler au bien, la petitesse à la grandeur, le
ridicule au sérieux, on se plaît à exagérer en quelque sorte i
incohérence des choses et à outrer nos misères, parce qu'on croit
idir la Providence en lui prêtant des calculs fantasques, on ra-
petisse les b mes alin de les confondre, et l'on arrive peu à peu,
sans s'en douter, à considérer le train de ce monde précisément au
même point de vue que Noltaire. Comme Voltaire, M. de Maistre a
besoin que l'humanité n'ait pas le sens commun, pour que Dieu seul
DL TRADITION ALIsMI . 249
ait raison, et quelquefois les choses lui paraissent d'autant plus di-
\inrs qu'elles sont plus moquables.
Mais enfin cette peinture satirique des événemens mêmes qu'il
désire est-elle exacte? Pas le moins du monde. En considérant la
France vers 1797, il ne s'esl point avisé de cette prédiction facile
qu'il aurait pu recueillir dans l'histoire, qu'il aurait pu lire dans
Platon, savoir que l'anarchie pourrait amener la dictature militaire.
Tout le monde alors s'j attendait, M. de Maistre n'j pensait pas. Ce
que chacun prévoyait échappait à sa prévoyance, car ce lieu com-
mun eût dérangé ses paradoxes. La république devait en effet périr;
mais la monarchie qui lui devait succéder n'était ni la restauration,
ni l'ancien régime. L'anarchie devait disparaître sans que la contre-
révolution prit sa place, puis a son tour cette monarchie nouvelle
devait tomber. Par la révolution? Non, par la guerre. C'est alors,
c'est dix-sept ans plus tard que la restauration devait s'accomplir.
Et comment? Parce que l'empire aurait abouti à la conquête de
la France. Cette restauration, qui devait être amenée comme par
hasard et que Dieu devait réduire a un changement subi'epiire, n'a
été possible qu'à la suite d' événemens gigantesques. Il a fallu pour
la réaliser des guerres inouies, des événemens dont les proportions
dépassaient tout ce qui s'était vu depuis Cbarlemagne; il a fallu
l'Europe deux fois envahie en sens contraire, par la France de Paris
à Moscou, par la Russie de Moscou à Paris, en un mot le boulever-
sement du monde. Qui ne voit ici que les causes ont été tout autre-
ment grandes que les effets? Quoi de plus complètement différent
de ce chapitre i\, OÙ la restauration est donnée connue si rapide et
si aisée a faire qu'on dirait qu'elle est pour le lendemain? Et non-
seulement aucun des incidens qui, selon \l. de Maistre, pouvaient
la ramener ne s'est produit, mais encore elle devait être, il n'en
doute pas, la contre-révolution, et elle ne l'a pas été. Sans con-
tredit, plus d'un germe de contre-révolution a pu se cacher dans
son sein, mais c'est le jour où ces germes se sont développés qu'elle
s'est perdue. Elle n'a duré qu'autant qu'elle a démenti son pro-
phète. Voilà soixante-huit ans révolus depuis Si) : où en sont les
prédictions politiques de M. de Maistre? On me dira : La révolution
n'a pas définitivement triomphé. Soit, mais ht contre-révolution en-
core moins. Il n'a prévalu, ce semble, que cette vérité expérimen-
tale : l'anarchie mené au despotisme, et le despotisme peut rame-
ner à l'anarchie: mais cette vérité un peu vulgaire, M. de Maistre
n'en dit mot.
Tout cela ne l'empêchait pas d'écrire en 181ZI avec une admi-
rable confiance : « .Mes Considérations sur la France, où, par un
insigne bonheur, tout s'est trouvé prophétique. » — Comment en
serait-il autrement? N'écrivait-il pas longtemps auparavant : « 11 y a
•250 REVUE DES DKIX MONDES.
quinze ans que j'étudie la révolution française; je me trompe peu sur
les grands résultats, i El une autre fois : Je ne puis m'empécber
de croire que j'ai deviné ce qui se fail aujourd'hui dans le a de
et le l'ut vers lequel nou9 marchons. » De telles paroles suffisent
pour diminuer grandement l'autorité de ceux qui les prononcent.
III.
Si l'observateur s'est assea constamment mépris, les systèmes du
publiciste ont-ils plus de valeur el méritent-ils plus de confiance? Ici
la raison humaine est sur un illeur terrain, et il esl plus aisé de se
faire une idée des institutions qui conviennent i la société que de
destinées futures el des événemens prochains qui l'attendent;
mais la philosophie politique de If. de tfaistre, lorsqu'on la distin-
gue de sa philosophie religieuse, n'est pas facile à caractériser. On
voit bien qu'en généra] il aime l'ancien régi des sociétés euro-
péennes, et préfère les monarchies qu'on appelle absolues aux gou-
vernemens qui se < ) i - » ■ 1 1 1 libres. En principe, il ne semble pas mettre
de borne au despotisme : Il n'j :< point de souveraineté limitée,
dit-il: toutes sont absolues et infaillibles. » Il s'élève en tout lieu
contre le droit de résistance. La révolte lui parait toujours un crime.
La réforme exigée par voie de remontrance, imposée même par La
volonté du peuple, n'a rien de légitime à ses veux. Toute révolution
esl interdite. Cependant en fait il se félicite de ce que nulle souve-
raineté ne peut tout. La toute-puissance effective est impossible, il
ne se contente pas de souhaiter au pouvoir politique le contrôle
du pouvoir spirituel, ce serait trop simple; il accepte toute force
qui lui sert de frein : i c'esl une loi, c'est une coutume, c'esl la
conscience, c'est une tiare, c'est un poignard; mais c'esi toujours
quelque chose. Il n'\ a qu'une chose qu'il ne puisse souffrir, i
une limitation constitutionnelle, c'est une garantie «le droit écrit.
S m f'ssni sur le Principe générateur des Constitutions, «m\
didactique par la l'orme, el qui. SOUS ce rapport, rappelle la manière
de M. de Bonald, le contredit sur beaucoup de points, en étant ce-
pendant consacré à la défense de la même cause, \insi. tandis que
M. de Bonald veut tout écrire, même la loi des lois, même la légis-
lation primitive, M. de tfaistre prétend qu'aucune constitution ne
doit être que rien de ce qui est écrit n'est durable, et que la
religion chrétienne n'a duré que parce qu'elle est fondée sur la pa-
nne, oubliant apparemment qu'elle n'est pas moins fondée sur l'Écri-
ture. De toutes les législations, celle qui jusqu'ici a eu la plus Ion
vie, c'esl le droit romain, qui s'est appelé la raison écrite. La con-
tion anglaise qu'il cite, et dont il ne veut faire qu'un assemblage
•lièrent d'usages qui n'ont pas été recueillis, est un \aste en-
m ir.Mti riONâj i - m i . 251
semble de lois fondamentales et de luis réformatrices dont le texte
est partout. Dieu lui-même enfin n'a-t-il pas voulu que ses lois lus-
sent gravées sur des tables de pierre, et le Décalogue a-t-il passé?
Nous avons nommé la constitution anglaise. C'est qu'en elli't M. de
Maistre en l'ait quelquefois l'éloge, se séparant sur ce point dp M. de
Bonald par une assez singulière inconséquence, i C'est, dit-il, l'unité
la plus compliquée et le plus bel équilibre «le forces politiques qu'on
ail jamais \ u dans le inonde. » — « Quel peuple, dit-il encore, sur-
passe r Angleterre en force, en unité, en gloire nationale? » Cela ne
l'empêche pas d'écrire ailleui - : I.' Angleterre me parait assez dis-
posée à nous donner quelque tragédie du grand genre. Ce ne sera
pas sans l'avoir bien mérité. ' Il n'en es( pas moins persuadé que
la réformation a dans ce pays abrégé la durée des règnes el «les
familles patriciennes. Il n'en admire pas moins, eu contemplant son
église, fabime d'égarement où le plus juste des châtiment plonge lu
plus criminelle des révoltes. Il n'en regarde pas moins toute imita-
tion des formes du gouvernement anglais comme l'a\eu d'une grande
misère et la preuve d'une grande extravagance. « Jamais on n'a rien
vu d'aussi fou, Vous ne m'avez jamais dit, monsieur le vicomte
Bonald), si vous croyez à la charte; pour moi, je u'v crois pas plus
qu'à l'hippogriffe et au poisson rémora. Non-seulement elle ne du-
rera pas. mais elle o' existera jamais, car il n'est pas vrai qu'elle
existe 1819). » Le grand tort de la charte en effet, de toute charte,
c'est d'être écrite, et il importe a la gloire de la l'iovidence qu'on
ne croie à rien de ce qui est prévu ei réglé par la sagesse humaine.
C'est manquer à Dieu que de oe passe fier à l'imprévu, el tout gou-
vernement constitué par des lois positives esl une usurpation sur
l'autorité du divin législateur. L'auteur esl si sur de son fait, il
doute si peu de l'impossibilité de rien décréter qui vaille, que bien
que les Américains, dénués d'un gouvernement antérieur, soient
excusables d'avoir essayé de s'en donner un, il offre de parier que
la ville de l'union ne se bâtira pas, ou qu'elle ne s'appellera pas
Washington, ou que le congrès u'v résidera pas. Par malheur, la
ville s'est bâtie, eue s'appelle Washington, el le congrès y réside.
U serait très difficile de faire un système de la politique propre-
ment dite de M. de Maistre. Clle se compose plutôt d'imprécations
et d'épigrammes contre tout ce que le \i\c siècle a rêvé ou tenté
que de principes et de conséquences touchant la constitution des
états. Beaucoup de goût et de respect pour ce que les faits ont pro-
duit, pourvu toutefois «pie le produit des faits ne contrarie pas ses
vues, une idée mystérieuse de l'élection des races royales et de
l'autorité des rois, pourvu que les rois et leurs races respectent le
pouvoir pontifical, une certaine disposition à regarder les familles
nobles comme privilégiées d'en haut avec la persuasion qu'elles ont
%2b'l REVUE DES DEUX KONDES.
fort compromis leurs privilèges, enfin une véritable admiration pour
l'ancien régime unie à la conviction qu'il ;i à peu près mérité ses
malheurs, tout cela ne forme pas une politique dont on puisse tirer
un parti spéculatif ou pratique. \u fond, s'il fallail trouver un prin-
cipe .1 ces déclamations constantes contre l'œm re des hommes, con-
tre leur prétention a organiser la justice el la liberté, contre leur
idée absurde ou criminelle de réformer ce qui s'est fait sans eux,
contre la témérité séditieuse qui veul affranchir leurs pas-ions du
frein de certains moyens rigoureux de contrainte et de châtiment,
<m irait forcément tomber sur les principes mêmes de Hobbes.
C'était, c'oiiiu ii sait, la seule philosophie politique que compris-
sent les Stuarts. M. de Maistre, il est vrai, est religieux, »-t Hobbes
m' l'était pas; mais les Stuarts l'étaient, et leurs confesseurs sor-
taient d'une ''iule que M. de Maistre a rouverte. Le hobbisme chré-
tien est bien le fond de la doctrine des apôtres il'' contre-révolution;
m. u- c'est une alliance de deux principes fort différens qu'il faut
rompre, car le hobbisme n'j gagne rien qu'une bonne appan ni e, el
le christianisme b'j compromet.
En politique comme dans le reste, la philosophie 'lu comte de
Maistre est tout agressive. Hormis sur quelques point- du symbo-
lisme théologique, ne lui demande/ pas de rien affirmer, ni Burtoul
de rien déduire, il n'.i point de méthode et d n'\ prétend pas. Ce
n'est pas qu'il n'j ait de l'unité dans son esprit. Toute.- ses idées
-nui dans la même direction. Elles vont dan- le même -en-, mais
ep.u-es et eoiiuue ,i l'aventure. Il court en tirailleur sur le même
ennemi, l'esprit du ivm' siècle. Il fail une guerre < 1« - partisan plu-
tôt qu'une guerre régulière, ou, pour le traiter d'une manière plus
conforme a -on rang et a .-es goûts, il combat eu chevalier errant.
Il attaque, il défie, il soutient a coups d'épée que -a dame est la
plu- noble et la plu- belle. || le soutienl en frappant plutôt qu'il ne
le prouve, et pourvu qu'il ait blessé l'adversaire, il le tient pour
convaincu. Dans la controverse, il ignore ou dédaigne les objection-,
passe a côté des difficultés, prend l'offensive avec autant de dexté-
rité que de vigueur, -'arme de son mépris comme d'une lame acé-
pousse la raillerie jusqu'à l'insulte, et se moque de ceux qu'il
tt'écoute pas. Cette manière de discuter n'est pas de très bon aloi,
mais elle est utile, et elle venait bien à propos pour venger des gens
qui craignaient d'avoir l'esprit contre eux. Ce n'e-t pas ainsi que
l'on résoul les questions difficiles, que l'on établit de saines théo-
rie--, mais qu'importe, si l'on satisfait ses amis, si on leur restitue
l'entrain qu'ils ont perdu, si l'on amuse les siens en rendant en-
nuyeux se- ennemis? Non- avons ici a faire a un écrivain qui ne se
pique nullement d'être difficile dans le choix des armes. Capable
de vues élevées, quelquefois heureux en beaux traits, il semble ai-
Dt TRADITION U.ISME. 253
mer autant les jeux d'esprit que les raisons: il ne s'interdit pas une
pointe qui l'amuse; il va jusqu'au non-sens, si le non-sens a l'air
d'une pensée. Encore une fois, il .1 une éblouissante conversation.
Inutile donc de le suivre sur le terrain de la philosophie propre-
ment dite, non qu'il y lut étranger, mais il y était peu propre. Ses
idées avaienl un tour élevé qui dans la métaphysique le portait du
bon coté. Ses lectures l'avaient initié beaucoup plus directement que
M. de Bonald aux secrets de la sagesse antique. Familier avec les
langues anciennes, il semble, à une époque où c'était rare, avoir
quelque teinture d'Aristote, et il choisit avec bonheur des citations
dans Platon; mais il lui manque pour la philosophie deux grandes
choses, la dialectique et le '-alun'. Son intelligence laissée à elle-
même serait peut-être propre à tout comprendre; mais son pli est
pris, et sa résolution Formée : il ne comprend rien île ce qui le con-
trarie. On n'est point philosophe avec cela.
Citons pour exemple le seul de ses ouvrages qui puisse être re-
gardé comme appartenant à la philosophie pute. Impatienté d'en-
tendre sans ces>e depuis l'Encyclopédie les philosophes invoquer
Bacon, il imagina un jour qu'il devait \ avoir là quelque funeste
gloire à détruire et un prince des ténèbres a détn ner. Il se mil aus-
sitôt a l'ceuvre el composa un Examen de la Philosophie de Bâton,
qui a paru après sa mort. C'est assurément le plus médiocre de ses
écrits; mais peu importerait, un méchanl livre est -ans conséquence,
si celui-ci n'offrait à chaque page les tristes preuves de l'incroyable
légèreté avec laquelle le fougueux critique accuse ceux qu'il soup-
çonne el juge ceux qu'il accuse. Les intentions de Bacon, le sens de
ses idées, le but de son ouvre, la sincérité de ses convictions ou de
son langage, rien de tout cela ne semble accepté ni compris. La cri-
tique prend le ton de l'injure, la réfutation est un réquisitoire. La
haine aveugle entraine l'aveugle censeur aux méprises les plus plai-
santes. Unsi tout le monde sait qu'un des principaux ouvrages de
Bacon a pour titre : Nooum Organum, et peu de gens ignorent ce
que ce titre veut dire. Ce que nous appelons la Logique d'Aristote
est connu depuis des siècles sous ce nom A' Organum, c'est-à-dire
d'instrument ou de clé, et ce titre s'explique de lui-même. Lorsque
Bacon crut apercevoir que, guidées par la scolastique, les sciences
avaient lait fausse route, et qu'il fallait, pour les rendre plus sûres
et plus fécondes, les affranchir du joug de ce que lui et Descartes
après lui nommaient logica vulgaris, il entreprit de leur donner
une logique nouvelle: c'était, comme on l'a dit, celle de l'induc-
tion substituée à celle du syllogisme, et il intitula naturellement
son ouvrage : .Xovum Organum, c'est-à-dire nouvel instrument, nou-
velle méthode, et voilà plus de deux siècles qu'on estime la pensée
juste et le titre bien choisi. Que trouve à dire à cela M. de Maistre?
25fl i;i m i DBS ni i l U0ND1 5.
(i J'honore la sagesse qui propose an nouvel organe autanl que celle
qui proposerait une nouvelle jambe. Voilà cou mt un écrivain
qui appelle Voltaire bouffon comprend e1 juge un des plus mémo-
rables monumens <lu génie de l'homme.
I\.
Les croyances religieuses de M. de Maistre sonl assurémenl son
meilleur côté, même au ) > ■ > i ■ 1 1 de me purement intellectuel. Ce sont
elles qui donnem du sérieux a son esprit, uw certaine règle à son
humeur, et qui le retiennent dans le cercle d'un spiritualisme élevé.
Sans elles, ce i onte npteur satirique de la raison humaine tomberait
dans un scepticisme moqueur, et peut-être les choses de ce monde
ne ■■ montreraient-elles a lui que sous l'aspect qui frappait Voltaire,
erail Voltaire avec moins d'amour de l'humanité, avec moin! de
fiance dans les lumières de la raison. Il n'a déjà que trop de pente
le fait plus que le ili"it. à s'exagérer la part de la
• ■ dans la direction <l>'> affaires de la société. Vrra< hez-lui ce que
le christianisme ajoute nécessairement de hautes contemplations
el de convictions désintéi la considération lapins malveil-
lante et la plus prosaïque des choses d'ici-bas, rompez ce lien qui
rattache la terre au ciel, el l'on ne sait vraimenl à quelles extrémités
inions arides el décourageantes cel esprit dédaigneux el sardo-
nique pourrail être conduit. Déjà même la Bincérité de sa foi ne
suffit pas pour le préserver du penchant à l'incrédulité et au dénigre-
ment, quand il s'agit de justice, de grandeur, de liberté. Elle ne lui
inspire qu'à de longs intervalles le langage communicatif de l'amour
spérance, et il s'amuse trop souvent à rendre impitoyable
une doctrine de charité, à diminuer La dignité humains, comme si
prandeur divine avait besoin de notre petitesse, ;i prêter aux in-
itions mêmes et aux puissances qu'il veut sanctifier un<
d'utilité pratique et d'efficacité oppressive plus fait pour contenter
Ha hiavel que Pénelon. Q dt -ce donc s'il n'avait appri
l'Éva | le L'homme ne vil pas seulement de pain, que la vraie
lumière éclaire tout homme venant ;ui monde, el qu'il n'a pas reçu
■ lit (!<■ servitude pour se conduire toujours par la crainte?
\ . n'hésité-je pas à regarder comme son meilleur ouvrage de
tcoup les Soirées de Saint-Pétersbourg. Il semble, en effe
considérer les vérités religieuses un peu plus en elles-mêmes, un
peu moins dans leur influence sur la société. Là elles sont plus des
nés <|ui élèvent l'esprit que des moyens de police qui l'inti-
mident, s'il ne parvii lis à leur prêter l'accenl de l'enthou-
ni' et de l'amour, s'il cherche plus à 1rs rendre extraordinai
que pénétrantes et terribles qu'adorables, s'il donne à l'orthodoxie
DU TRADITIONALISME. 255
même un air fâcheux île paradoxe, cependant il se montre ingénieux
à rajeunir d'antiques croyances, à découvrir un sens caché aux tra-
ditions judaïques, qu'il s'efforce de rendre chrétiennes. Sa sévérité
un peu rade c'est pas sans élévation morale, el il dévoile avec au-
tant d'adresse que de vivacité les côtés faibles ou abjects des sys-
tèmes auxquels il s'attaque. L'ouvrage, un peu moins systématique,
un peu moins visiblement politique que ses antres écrits, semble plus
appartenir à la réflexion désintéressée : c'est une suite de disserta-
lions, quelquefois même de divagations, où l'esprit parait se jouer
.i\ une certaine Liberté, el suivre 1rs lueurs qui naissent et bril-
lenl toul à coup dans le cours d'une lecture ou d'une conversation.
La forme du dialogue d'ailleurs permet davantage de s'abandonner
aux aventures de la pensée, el de hasarder des singularités ou des
exagérations qui offrent une apparence fugitive <le vérité. On peut
se tromper en causant, pourvu que l'on pense el que l'on fasse pen-
ser, et quoique le publie se rappelle surtoul «les Soirées de Saint-
Pétersbourg certaines déclamations clinquantes sur le bourreau el
les expiations sanglantes, nous persistons à croire que c'est encore
l'ouvrage de M. de Maistre le plus propre à faire admirer el même
goûter son auteur. Il s'j otre plus libre et moins passionné, plus
intelligent et moins absolu; il se meut dans un cercle dont le rav on
esl plus I tendu, et, moins préoccupé <U's intérêts el des inimitiés du
moment, il se rapproche davantage de la sphère des pures idées.
Mais il ne pouvait s'j maintenir longtemps; sa vocation ne l'y
portait pas: même dans les choses de religion, la religion pour lui
est encore le siècle. 11 serait indigne d'élever l'ombre d'un doute sur
la sincérité de sa foi; mais il faut avouer que si elle n'avait pas été
sincère, il aurait pu encore écrire une grande partie de ce qu'il a
écrit, tant il s'obstine à considérer le christianisme au point de v ne
terrestre, humain, politique, tant il aime à le présenter surtout
comme la sauvegarde des souverains el la première propriété des
nobles, puisque la religion conserve leur privilège oui tombe toujours
avec elle! Il ne se lasse pas de la recommander aux princes, aux
grands, aux puissans pour leur sûreté. Il semble s'acharner à la
transformer en inslrumentutn regni. 11 supplie les hommes d'état,
pour épargner les deux choses les plus précieuses de l'univers . le
temps et l'argent, de reconnaître en toute dispute religieuse l'autorité
de Home, ce qui est pour lui le fond de la religion. « Si j'étais athée
et souverain, je déclarerais le pape, infaillible par édit public pour
l'établissement et la sûreté de la paix dans mes états; » ce qui trans-
forme la religion en une bonne politique d'athée. Charmé de cette
idée, il aime à répéter qu'il se chargerait d'amener des athées à son
avis sur l'église, et il ne voit pas que de telles paroles sont l'arme
la plus redoutable livrée à l'incrédulité. 11 ne voit pas que c'est
'256 BEVUE I » 1 s nu \ U0NDJ S.
rendre des points à l'opinion qui ne prétend voir dans les religions
qu'un moyen de tromper les hommes, assurément il est permis de
rappeler qu'elles sont utiles à la société, aucune Dation civilisée De
s'est passée de culte public, et sous une forme sacrée rumine elles,
les croyances régulatrices du cour humain ont obtenu plus d'em-
pire et «le popularité, l d homme sincère doit donc respecter la reli-
gion de son pays, lors même qu'il ne verrail pas en elle la vérité
parfaite. Il peut s'abstenir de chercher à séparer les grandes vérités
qu'elle renferme îles illusions qui s'j mêlent, quand cette sépara-
tion est impraticable dans l'esprit de- peuples, et préférer encore la
vérit ■ même altérée à l'erreur intégrale, à la négation de la vérité;
mai> c'est la crainte et la haine de l'athéisme qui l'inspirent alors et
le justifient, et l'athée n'a pas le droit de l'imiter, s'il ne confesse le
projet odieux de réaliser l'oppression par l'imposture.
Les argumens de ce genre ont ce grand inconvénient, qu'ils peu-
vent presque également servir pour une religion vraie et pour une
religion fausse. C'est | -cela que tout fidèle n'eu doit user qu'a-
\f, réserve, et que M. de Maistre, qui n'en connaît presque pas d'au-
tres, compromet une cause digne pourtant d'être plus noblemenl dé-
fendue. Presque jamais la religion n'est présentée dans ses \,s res que
Comme une institution consacrée par l'histoire, salutaire dans ses
efTets, conservatrice des gouvernemens, en un mot contre-révolu-
tionnaire. La vérité divine en est supposée plutôt qu'exposée, et bien
rarement fait-il quelque allusion à la sublimité philosophique du
dogme pour établir l'autorité de l'institution. C'est au contraire I in-
stitution qui semble toujours recommander le dogme; c'est l'église
qui sert de fondement a la loi, ou plutôt c'est I'- pape, cal l'égllSC
ou le pape c'est tout un. Ce ne sont point ici des manières de parler.
« Le dogme capital du catholicisme est le souverain pontife, dit
en toutes lettres M. d-- Maistre. Les droits du souverain pontife
et sa suprématie spirituelle, ajoute-t-il, forment l'essence même de
la religi 'ii l . Le premier, je crois, il a exprimé en français d'une
manière aussi absolue, aussi violente, ces mavimes, qui SOUl deve-
nues courantes aujourd'hui. Il y a cinquante ans qu'elles auraient
bien surpris les vénérables restaurateurs de notre église. Je ne sais
si de ce côté des Upes un seul prêtre se fût permis au XVH' siècle un
pareil langage; mais on a changé bien des choses pour la plus grande
gloire de l'unité et de la perpétuité de la foi.
Nous arrivons ainsi au livre Du Pape. C'est assurément celui OÙ
l'auteur a le plus clairement montré combien les questions spiri-
tuelles étaient au fond pour lui des questions politiques, et il siillit
(!) Lettres et Opuscules, t. 1", p. M4j t. II, p. 389. — Du /><;/.", t. II, p. Î01 et
passtm .
DU TRADITIONALISME. 257
de comparer cet ouvrage à l'Essai sur l'Indifférence, qui traite en
réalité le même sujet, pour apercevoir la distance qui sépare M. de
Maistre de .sou ancien émule. M. de Lamennais a fait un effort, mal-
heureux il est vrai, |>our établir philosophiquement le principe de
l'autorité. M. de Maistre fonde sur des considérations empiriques ce
qu'il \ a de moins empirique au monde, l'infaillibilité. L'infaillibi-
lité est en effet pour lui le synonyme de la souveraineté, et comme
le pape est souverain, il est infaillible : tel est le fond de la doc-
trine. Or il faut se bien peu soucier de la rigueur et de l'exactitude
pour établir, comme un point convenu et incontestable, que toutes
Il souverainetés étant tenues pour infaillibles, on ne demande pour
le chef de l'église aucun privilège particulier; on demande seulement
qu'il jouisse du droit commun à imites les souverainetés. Il est trop
évidenl que hormis peut-être en ^sie, on n'a jamais pensé ni pré-
tendu qu'aucun pouvoir souverain fut infaillible. L'orgueil des rois,
la bassesse des courtisans ne sent jamais ailes jusque-là. 'fous les
gouvernemens se sont trompés, l'histoire l'atteste, et la raison l'af-
lirmerait a défaut de l'histoire; tous les pouvoirs humains peuvent
se tromper, et tous se réforment, se rétractent, se de utent, quand
la nécessite l'exige OU quand la raison les éclaire. Sans doute dans
la législation, dans l'administration, dans les tribunaux, il faut bien
des décisions définitives et dont on n'appelle pas. Les questions ne
peuvent rester sans solution. les contestations ne peinent être éter-
nelles: il faut en finir. Res judicata pro veritate kabetur, et puisque
la chose jugée est prise pour la vérité, c'est qu'elle peut n'être pas
la vérité, c'est que celui qui prononce n'est pas infaillible. S'il l'était,
elle serait la \erite même: mais il suffit toujours OU presque toujours
qu'elle soit tenue pour elle : c'est une Gction, c'est une convention
utile au repos de la société. L'intérêt général la justifie dans la plu-
part des cas. Tout le monde consent que la cour de cassation juge
définitivement; personne, pas même elle, ne la tient pour infaillible,
et elle ne se fait aucun scrupule de réformer sa jurisprudence. La
loi même, la loi, ce qu'il y a de plus auguste et de plus définitif
dans les décisions des hommes, peut bien avoir droit à l'obéis-
sance tant qu'elle reste loi : je ne veux pas même parler des cas ex-
trêmes et rares où elle commanderait une telle iniquité qu'elle auto-
riserait la résistance; mais tandis qu'elle est en pleine vigueur, il
n'est point d'état si absolu où quelqu'un n'ait le droit d'en conseiller
ou d'en solliciter soit l'abrogation, soit l'amendement, et toute re-
présentation contre la loi, fût-elle la plus humble et la plus modeste
des prières, implique que le législateur n'est pas infaillible. M. de
Maistre cite hardiment le parlement d'Angleterre, dont les publicistes
vantent l'omnipotence, comme un pouvoir dont les actes portent le
17
REM I 1)1 - M I \ MONDES.
lu de l'infaillibilité. 11 oublie que d'une année à l'autre un chan-
gement de ministère, une nouvelle élection, un mouvement d'opi-
nion peut faire varier la volonté de cet immuable arbitre, et que le
lendemain même du jour où ses décrets ont été promulgués, la
presse, les pétitions, la clameur des réunions populaires peut en dé-
noncer l'erreur et en solliciter bruyammenl la réforme, (le -ont là
des faits simples et notoires qu'on esl embarrassé de rappeler, parce
qu'on ne sait comment qualifier la légèreté qui les omet.
Il n'\ a personne en effet qui ne comprenne que, lorsqu'on ré-
clame pour l'église et pour son chef l'infaillibilité, un réclame pour
l'une ou l'autre ce qui n'appartient à personne. <>u leur attribue une
prérogative unique, incommunicable, et qui n'est possible qu'à la
condition d'un miracle toujours subsistant, d'une intervention di-
rect 5tante du Saint-Esprit. Lssimiler cette autorité unique à
l'infaillibilité artificielle et provisoire qui n'est que le dernier re-sort
légal des pouvoirs temporels, c'est confondre le ciel el la terre, ou
diminuer l'église et la religion pour les faire passer plus aisément.
Est-ce donc par Qction ou convention, est-ce pour terminer les que-
relles, pour éviter le bruit, est-ce parce qu'un mauvais jugement
vaut mieux qu'un lonf -, qu'on veut que l'autorité pontificale
soit l'interprète divin «le la vérité? M. de Maistre, en matière de re-
ligion, pen.M'-i-il donc, comme Voltaire, que
x rjin> l'on trouble et qu'on aime
Soit d'an prii aussi grand ave ta rérité même?
Plus grand, faudrait-il dire, car ses raisonnemens vont à conclure,
non qu'une infaillibilité existe, mais qu'il \ faut croire. Il semble
que le titre du saint-siége soit uniquement dans la nécessité d'une
décision. C'est pour la même raison que la sentence d'un tribunal
de simple police esl sans appel dans certaines affaires minimes. Noilà
certes le successeur de saint Pierre placé bien haut! Hais l'autorité
spirituelle ne statue pas sur des intérêts transitoires. Se- décisions
portent sur des chose- 5, sur des vérités éternelles. 11 faut que
jugemens soient à la lettre irréformables. Lorsqu'elle déclare par
exemple que la vierge Marie a été conçue sans péché, elle ne le fait
pas pour l'amour de la paix; elle entend proclamer un dogme vrai
dans tous les siècle-, et sa compétence, si elle existe, ne se fonde pas
sur des motifs qui pourraient aussi bien servir à légitimer les ukases
de l'empereur de Russie que les sentences d'un juge de paix.
Tel est pourtant le fondement de tout l'ouvrage. Qu'ensuite l'au-
teur montre historiquement que l'autorité du pape est loin d'avoir
constamment méconnue, qu'elle a pour elle de nombreux témoi-
gnages, qu'elle a été souvent exercée utilement, et que son interven-
ni TRADITIONALISME. 259
tiou a parfois mis obstacle aux violences du moyen âge, qu'enfin elle
n'a pas toujours été dirigée par l'ambition, el que les papes ont été
dans l'occasion moins passionnes que les rois : c'est ce qu'on lui
accordera aisément, et ce qu'un Le dispensera même de prouver,
pourvu qu'il accorde que la suprématie pontificale a été souvenl
conte-Le dans Les prérogatives qu'elle s'attribuait, qu'on peut invo-
quer contre elle d'imposantes autorités, qu'elle a souvent été con-
tenue et réprimée a\ec avantage, que Les princes ont eu souvent
raison «le la restreindre, el que si L'orgueil ou la passion Les a quel-
quefois dirigés, ils uni Bouvenl aussi, dans La Lutte, défendu le heu
droit et l'intérêt légitime de L'état et de La société. De la manière
donl étaient constituées les deux puissances, leur conflit était inévi-
table, et il a iln servir à Limiter les excès de l'une ou de L'autre. Le
bien dans ce inonde ne se fait le plus souvenl que par la lutte, el il
est peu de résistances qui n'aienl leur jour d'utilité. Mais toutes ces
considérations historiques, toutes ces vues de politique pratique,
n'ont rien à faire avec La question de l'infaillibilité.
Si L'on ne pouvait soutenir L'autorité absolue des papes sans ren-
contrer le pouvoir et l'indépendance des gouvernemens, on ne pou-
vait soutenir l'infaillibilité des premiers sans se heurter aux droits
de L'église el des conciles. Toutes Les recherches de M. deMaistre
uni abouti seulement à prouver qu'en toutes ces matières le pour et
le contre avaient été soutenu-, et que des deux côtés des Upes per-
sonne n'avait formellement cédé. Rien d'absolu ne peut être établi
par Les laits: il faudrait donc îles raison- spéculatives ou une révé-
lation spéciale. Les premières ne vont pas à notre habile écrivain,
et la seconde ^'^ pas été donnée sur ce point a l'église. Quoi qu'on
soutienne aujourd'hui dan- les bulle- et dans les livres, quoi qu'on
prononce dans l'avenir, on ne pourra faire que rétroactivement L'in-
certain ait été certain, le Litigieux résolu, el ce qu'on établira man-
quera toujours de perpétuité et d'unité. En particulier, on rencon-
trera toujours la vieille et célèbre dissidence de ce no église de France
tant prônée par la chrétienté, tant louée par les papes eux-mêmes, et
qui, sans ..voir jamais été ni séparée ni condamnée, a maintes fois,
el pendant de longue- périodes, protesté cintre la doctrine ultra-
montaine tant de La suprématie absolue que de l'infaillibilité ponti-
ficale, il sera toujours impossible de regarder avec M. de Maistre
cette doctrine comme un dogme capital, de dire : i C'est un point
fixe;... qui balance sur ce point n'entend rien au christianisme, » et
uir en même temps l'église gallicane pour constamment ortho-
doxe et catholique. Or, comme elle n'a jamais été sérieusement ac-
cusée de n'être ni l'un ni l'autre, c'est abuser des paroles pour ef-
•r Les gens que d'incriminer si violemment les maximes qu'elle
"260 REVl i Dl - DEDI UOND1 S.
a soutenues pendant plusieurs siècles. Je sais qu'on peul ainsi lui
faire peur, et que ineine on v est parvenu: mais elle aurait beau chan-
ger de langage et se désavouer elle-même, en renonçant à sa gloire
elle ne referait pas ses antécédens. Toutes ses \aiiations. toutes ses
rétractations, toutes ms déclamations, ne feront jamais que le passé
ne soit point le passé, et que Gerson ou Bossuel aient été des héré-
tiqu<
l.i pourtant, OU peu s'en faut, devait être conduit M. de Maistre.
On sait que, prenant enfin son parti, il a joint un troisième volume
a son ouvrage sur le pape, et dressé l'accusation de l'église lt ■■ t II î -
cane dans son rapport avec le souverain pontife. ■ L'opposition Fran-
çaise a tait de grands maux au christianisme, •• dit-il au début, et
cette opposition, remarquez-le bien, ce o'est pas celle de Voltaire
on de Mirabeau, c'est celle de Philippe le bel comme de boni- \|\,
de Gerson comme de Bossuet. Il est divertissant de voir l'embarras
de l'auteur obligé de mettre des rOÎS dan- leur tort, de s'en prendre
.1 des prélat- qui ont illustré l'église, d'inculper, sur la question la
plus grave, les pouvoirs et les institutions de l'ancien régime. Il s'j
résout bravement néanmoins, et ce n'est pas de faiblesse ni de com-
plaisance qu'on peut l'accuser. Toute analyse sérail ici oiseuse; rap-
pelons seulement qui' l'expression la plus réfléchie et la plus mo-
dérée de l'ancienne doctrine île France, atténuée même dans les
termes, si on la compare a ce que disait sainl boni-, est la décla-
ration de l'assemblée du clergé en 1682, ■ cette célèbre déclaration
qui e-t. dit le cardinal de |',au--et. un de- beaux titres de la gloire
de l'église 'le France,» — « et qui est au fond, ajoute M. de Maistre,
ce qu'on peut imaginer de plus méprisable et de plus dangereux. >
— « C'esl surtout dans la vie de l',o— net. dit encore le cardinal,
qu'elle doit être inscrite comme le plus 1 » * - .- 1 1 ■ monument de son his-
toire. » — «Tant qu'un homme tel que vous M. de Bonald), disait
le laïque, regardera la déclaration de ins-2... comme une chose mé-
diocrement mauvaise, il n'v a plu- d'e-pérance de salut. » Voilà les
variation- de l'unité.
Le caractère le plus saillant de ces derniers ouvrages de \|. de
Maistre comme de tout -on système, c'est que tout v e-t poussé a l'ex-
trême, qu'aucune place ne reste aux transactions, aux tempéramens,
aux nuances, \in-i chacun sait que le gallicanisme et certaines opi-
nions sur la grâce, sur la morale, -ont condamnées à la fois parles
jésuites et toute l'ancienne école ultramontaine, et il faut bien recon-
naitre que ces diverses doctrines, bien que catholiques encore, sont
à une distance un peu moindre des croyances protestantes que les
doctrines romaines. Ces degrés sont inév itables, eu personne ne peut
empêcher que saint Augustin ne soit, touchant le libre arbitre, moins
DU TRADITIONALISME. 261
éloigné de Calvin que de Pelage. Avant Dotre temps et surtout avant
M. de Maistre, rien de ce qui pouvait être distingué n'était con-
fondu, et les mots tout ou rien n'étaient la devise d'aucun esprit
sage; mais maintenant parcoure/ la M''rie des assertions sui\antes :
« 1° 11 n'y a plus que deux systèmes possibles, le catholicisme et le
déisme... Fn protestant, s'il existait, serait un être risible. 2° Toutes
les sectes sont filles du calvinisme; la plus dangereuse est le jansé-
nisme, parce qu'elle se couvre d'un masque catholique. . . Calvin
n'aurait pas mieux dit que Pascal et sa hideuse secte 3* l n augus-
tinien ou thomiste rigide pourra bien condamner le jansénisme, mais
non le haïr;... jamais il ne le poursuivra comme ennemi. ■ 'r Enfin
on connaît la phrase célèbre : Si Bossuet n'a pas avant de mourir
abandonné sa Défense des quatre article» [et l'on sait bien qu'il n'en
a rien fait), il n'y a point de milieu: il faut croire que Bossuet est
mort protestant. > 5' I d ridicule gallican, c'esl d'opposer constam-
ment le protestantisme el l'ultramontanisme comme deux systèmes
également éloignés de la vérité; c'est oublier en effet qu'il n'y a
point de milieu.
Il n'y a point de milieu! Tel es1 le texte Favori des esprits de la
trempe de M. «le Maistre, el c'est, en toutes choses intéressant la so-
ciété, la plus funeste conclusion à laquelle puisse mener l'union de
la logique et de la passion. C'esl parce qu'il tend constamment à
l'excessif el à l'absolu que dous croyons l propos de rele-
ver ses erreurs. C'est par là que son influence, en lui survivant, mé-
rite encore d'être combattue, et qu'il faut prémunir contre elle qui-
conque veut le ralliement des opinions vraiment nationales et des
convictions honorable-, 11 ne faut pas qu'il se forme sons son nom
une école politique à La suite d'une école religieuse, car, on doit le
dire avec douleur, dans l'église il a trop réussi.
On a vu que notre foi était médiocre aux prophéties de M. de
Maistre; en voici une pourtant qu'il écrivait en 1819, et dont nous
ne pouvons contester l'accomplissement : « Le souverain pontife et
le sacerdoce français s'embrasseront, et dans cet embrassement sa-
cré ils étoufferont les maximes gallicanes. » 11 est vrai qu'il ajoute :
h alors le clergé français commencera une nouvelle ère et recon-
struira la France, et la Fiance prêchera la religion à l'Europe, et
jamais on n'aura rien vu d'égal à cette propagande. » Ceci reste à
prouver; mais quant au premier point, c'rn est fait : tout ce qui parle
haut dans l'église -exprime sur les doctrines gallicanes, sur les liber-
tés chères à nos pères, sur la déclaration de 1682, sur Pascal et les
REV1 1 Dl - DE1 \ U0ND1 S.
Provinciales, sur Bossuet et les quatre articles, sur Le jansénisme et
Port-Royal, comme M. de Maistre l'a voulu.
C'est là un fait grave et dont il est impossible qu'il ne sorte pas
d'importantes conséquent es. Le cardinal de Lorraine n'est pas susr
pect; c'était l'apôtre de la sainte Ligue, et cependant, assistant au
concile de Trente, voici quel était son Langage ; Je ne puis nier que
je suis Français nourri en l'I niversité de Paris, en laquelle on t î< ■ 1 1 1
l'autorité du concile par-dessus le pape, el sont censurés comme né?
rétiques ceux qui tiennent le contraire;... et pour ça on fera plutôt
mourir les Français que d'aller au contraire. L'église gallicane,
iln m. de Bausset, a donné à la France Bes plus grands ministres et
a l'Europe ses plus grands orateurs; mais sa plus grande gloire est
d'être La seule qui ait eu constamment un esprit national. C i si cet
esprit national qu'on l'exhorte à déposer. Il s'est manifesté, il s'est
épanoui au xviT siècle, et comme pour la -rie ■nie, La critique et l'élo-
quence, le > l'i gé n'a point eu dans notre pays de plus belle époque,
I celle-là qu'il est juste et naturel de choisir pour le juger.
\u--i. pendant près de cinquante ans, la plus grande partie de la
jeunesse a-t-elle été élevée à chercher lises maîtres et ses mod<
à considérer Le siècle de Louis \IN comme L'âge d'or de la religion
aussi bien que des lettres. Qu'on exagérât cette opinion, la chosi
possible; mais on la ion, lait mu- «1rs laiis éclatans, et que notre pays
irde avec raison comme une partie de sa gloire. Or, s'il fallait
riser d'une manière générale l'esprit du clergéau xvii* siècle,
on pourrait dire qu'il tendait a ce que dans les deux derniers siècles
on a appelé une religion éclairée ou un christianisme raisonnable.
Ce qui le signalait, c'était, dans (apolitique religieuse, un cerl
goût d'indépendance et de nationalité, dans les lettres l'amour in-
telligent de l'antiquité, dans la morale une sévérité conséquente,
«la us la liturgie une pieuse Gdélité à des usages révérés, dans le dogme
un certain éloignement pour les accessoires superstitieux, pour les
puérilités du moyen un soin jaloux de purifier la foi de
tout élément légendaire. Que cet esprit s'unit par un rapport très
explicable avec une interprétation particulière des doctrines de la
chute, de La grâce el de la liberté qu'on appelle le tbomis l'au-
gustinianisme, et dont le jansénisme est l'expression la plus accu-
. que malgré un contraste apparent, le gallicanisme, favorableà
idées rigoureuses, eût un secret penchani mus ce que les mo-
dernes ont appelé le Libéralisme, comme l'a montré par exemple
l'Oratoire et comme le soupçonnail l'âme tyrannique de Richelieu,
er sont la des laits donnes par l'histoire, et qui peut-être sont 1''
Mai motif de la réaction immodérée dont nous sommes témoins.
Vn peut dire, afin de se servir d'un seul mot, que vl esprit du
I)U TBADITIOXAMS.UE. "2<>3
clergé était janséniste on puissance, ou du moins par tendance. As-
surément ni Bossuet, ni une foule de gallicans, n'étaient actuellement
jansénistes; mais M. de Maistre ne me démentirait pas, si je disais
f|u'ils étaient en voie de l'être. Bossuet se déclarait thomiste sur
les matières de la grâce. Dans les affaires de la bulle, il demandait
toujours qu'on ménageai M. tarnauld, un si grand homme; il com-
battait la morale relâchée des ca-uistos, il se déliait des jésuites.
Fleury était son secrétaire et son ami. « Quoi! < f i -. = i î t l'évoque de
tteaux en parlant de Rome, Bellarmin \ tient lieu de toul et \ l'ait
. q] toute la tradition! Où en sommes-nous si cela est, et si le
va condamner tout ce que condamne cel auteur? » Tout cela
bien gallican; tout cela est dans le .-eus du jansénisme. On ne
peut nier que les livres de Port-Royal n'aient été l'école de la jeu-
nesse française. Les sentimens presque unanimes de l'ancienne ma-
gistrature ne peuvent être méconnus, et h l'exception de Fénelon, on
citerait difficilement un grand écrivain qui se soil explicitement dé-
claré pour les maximes ultramontaines. Encore Fénelon était-il libé-
ral à sa manière, et a-t-il plus poussé qu'aucun amie, par l'indé-
pendance de se-, idées, a la sécularisation de la philosophie morale.
Ce caractère, que j'appelle janséniste faute d'ui iilleur mot, et
que j'attribue au génie du xvn* siècle, esl précisément ce qu'on tient
aujourd'hui à effacer sans retour. L'église, qui vit du passé, l'église,
àqui importent tant les exemples et les traditions, en est venue â
reconnaître, a proclamer qu'en Ses JOUTS de splendeur elle a l'ait
fausse route, et elle cherche â innover entre une tradition plus que
séculaire. Pascal a eu tort d'écrire 1rs Provinciales et de prendre
si fort au tragique la misère de l'homme depuis le péché. Vrnauld,
Meule et tant d'autres ont égaré les esprits par ces livres de piété,
,l(. morale et d'éducation, si longtemps étudiés avec autant de uroùt
cpic de respect. Bossuet e.-t un eaiide périlleux, dès qu'il s'agit du
libre arbitre, des cas de conscience et de l'église. Les sermons du
père Latour ne peuvent être lus qu'avec défiance, et Massillon a
pousse le rigorisme jusqu'à l'hérésie. Dans l'histoire, non-seulement
les Diipinet lesLaunoy, mais les Tillemont, les Mabillon, les Fleury,
sont suspects. On venin funeste avait été sucé avec le lait du chris-
tianisme par ces poètes admirables et ces prosateurs habiles, bonneur
de notre langue et de notre littérature. En un mot, le xvir3 siècle,
ce temps de génie qui est certainement le zénith éclatant de l'an-
cienne France, s'est dangereusement trompé sur le péché originel,
sur les rapports de la grâce et de la liberté, sur l'essence de la na-
ture humaine, sur le gouvernement de la conscience, sur les condi-
tions du salut, sur les rapports des deux puissances, sur la constitu-
tion de l'église, et par suite sur le principe même de l'autorité et
•iti'l BEYt B DBS 1)1 I \ RONDES.
['unique garantie de la vérité dans ce monde. S'il en est ainsi, une
telle dissidence entre cette époque et la nôtre, toutes deux catholi-
ques, oe constituerait-elle pas des variations aussi considérables que
celles qu'on reproche si bruyamment aux églises protestantes? S'il
in est ainsi, que faut-il penser de la sagesse «lu passé, de ces retours
qu'on nous prêche vers les maximes et les institutions de dos pères,
et quel est donc le régime religieux et civil auquel on voudrait re-
venir? Nous soumettons ces deux questions aux partisans avoués des
idées d'unité et de-- idées conservatrices.
On ne contestera point apparemment la rigueur des condamna-
lions lancées contre ce que j'ai appelé la tendance janséniste du
inr siècle. Elles se lisent partout. Je ne citerai plus M. deMaistre
parlant du jansénisme comme de « l'hérésie la plus subtile que le
diable ;iit tissue. » adressons-nous a des autorités plus Fortes, parce
qu'elles sont plus raisonnables. M. Gratxj a l'esprit élevé, étendu,
bienveillant, et voici comme il parle : >> il faut extirper entièrement
le- dernières fibres du jansénisme; il en faut signaler jusqu'aux
moindres ouani es d ras notre ivu* siècle, dans dos plus grands au-
teurs, et les oratoriens doivent savoir les trouver et les effacer au
b. soin, même dans leur (dus classique écrivain, i Hou exemple, qui
nous vaudrait une édition des classiques du wii' siècle expurgée a
l'usage du ux" '. Nous avons, dans une précédente étude, rendu nom-
mage a un écrivain judicieux et sincère, au père Chastel; son ou-
vrage semble dicté par la modérati -me. el dan- cet ouvrage si
modéré on lit : « Iriuset Pelage, Béranger et Wicleff, Luther et les
jansénistes, furent-ils coupables dès le début comme ils le lurent
plus tard.' Nous l'ignorons. Unsi l'auteur du livre de lu Perpé-
tuité </»• lu Foi toinliaut l'eucharistie est, pour l'hérésie, mis sur la
même ligne que Luther. Il existe une vie du cardinal d'Âstros par
le père Caussette, supérieur des pères du Sacré-Cœur. C'est un ou-
vrage intéressant, écrit avec mesure, el cependant, après une com-
paraison de Port-Royal avec les disciples de la première école de
M. de Lamennais, l'auteur n'hésite pas a donner en ces tonne- la
préférence à ceux-ci. > Les solitaire.- de Port-Royal, dit-il, ont tous
laissé une mémoire équivoque qui fait trembler pour leur éternité; il
n'en Bera pas de même des solitaires de LaChenaye. < Enfin mon
habile confrère, II. de Falloux, dans le manifeste conciliant et cou-
rageux qu'il a publie contre les opinions extrêmes, s'est cru lui-
même obligé de dire à ses adversaires: « Vous détestez le jansé-
nisme, et vous avez bien raison, fl Or, si l'on a raison de détester le
jansénisme, c'est apparemment qu'il est détestable.
Nous n'avons pas mission pour le défendre, et M. Royer-CoUard
n'est plus: mais a-t-on bien pensé à la portée de ce lang;i
IX TBADITIONALISMB. 265
on qu'il serait indifférent, même dans L'intérêt delà religion, de dire
à ses ministres : Fuyez l'exemple du wir siècle; l'œuvre de Bos-
suetet de la majorité des évèques en 1682 est le grand anallième qui
pesait sur le sacerdoce français; — aux théologiens et aux philo-
sophes : Pascal et \rnauld ont prêché les doctrines d'une secte hi-
deuse;— à tous les chrétiens : 11 faut trembler pour le salut de
Nicole et de Sacj : — aux hommes d'étal : Le gallicanisme esl
V exemple le plus funeste qui ail été donné dans le monde catholique
aux peuples et aux rois; — aux écrivains el aux gens de Lettres :
l ■ s opinions religieuses de Despréaux el de Racine riaient détesta-
bles; — à tous Les gens d'espril enfin : M"" de Sévigné dans sa dé-
votion suivait des maîtres coupables, comme Lriusel Luther, el pre-
nait parti pour un fanatisme dangereux que hop de yens confondent
encore avec le christianisme'.' Le ciel me préserve de supposer qu'on
ne croie pas ce qu'on dit, quand on parle ainsi; mais à côté d'une
conviction nouvelle n'j a-t-il pas dans quelques réformateurs ultra-
montains un peu de tactique politique el beaucoup de déclamation?
L'église connaît ses devoir.-, et elle doit connaître ses intérêt-. C'est
à elle île savoir s'il lui importe de sortir -ans retour de ce large mi-
lieu, de cette liberté modérée dont un grand siècle lui avait donne
l'exemple, pour se jeter dan-, une extrémité, au risque de provoquer
l'extrémité contraire. Elle seule peut décider quel avantage elle trou-
verait à se taire nouvelle après un tel passé, étrangère après avoir
été nationale. L'état ancien du clergé français eoinportait.de- diver-
sités d'opinions, de tendances et de conduites dont il semble qu'il
n'avait pas a rougir, et l'on croyait ju-qu'ii i qu'il n'avait pas lieu
de portei- envie au clergé d'Espagne ou d'Italie, aurait-il raison de
rechercher avec les églises exotiques jusqu'à L'uniformité de costume
et de bréviaire'.' serait-il jaloux à bon droit d'égaler les clergés de
Rome ou de Madrid dan- Leur empùe sur L'esprit du siècle et dans
leur influence pour prévenir ou comprimer les e\plo.-ion> des idées
<le bouleversement, et pour mettre la barque de saint Pierre a l'abri
des tempêtes?
La réponse, je le sais, serait celle-ci : L'ancienne église de France
n'a pa- empêché La révolution française. — Sans doute, ni l'église
de Rome la révolution romaine.
VI.
Nous avons trouvé d'excellens écrivains qui, du sein de l'église,
ont combattu le traditionalisme en philosophie. Nous désirerions sin-
cèrement que l'orthodoxie opposât des adversaires non moins ha-
biles aux tendances analogues d'une certaine politique ecclésiastique.
•Jtili r.i roi DES DEUX MONDES.
Il Berail l>on que ces innovations ou cea rénovations ne passassent
point sans débat, et que tout fui discuté avant d'être adopté. Il est
vrai qu'un grand courage esl né< essaire pour lutter contre le cou-
rant, quand on appartient au saint ministère. On doit autant de res-
pect que de sympathie à ce j •« -i i de lévites persévérans, isolés, qui
bravent le discrédit, le dédain, l'injure, et quelquefois une sorte de
persécution, pour témoigner qu'ils pensent encore comme saint Louis
sur l'autorité royale, comme Baint Thomas sur le libre arbitre, ou
comme les cardinaux de Bausset <■[ de La Luzerne sur l'autorité du
pape. Les historiens de l'école de Fleurj . les théologiens de celle d' \r-
n.it 1 1. 1 s'exposent aux Bévérités de l'index, à la défiance de l'épi i o-
pat, à la disgrâce et à L'abandon. Honorons la sincérité et la fer-
meté de leurs convictions, et regrettons que leur cause n'ait pas été
jusqu'ici plaidé* avec plus d'éloquence.
Ce serait pourtant une injustice que de laisser dans l'oubli un
écrivain à qui le talent ne manque pas, mais qui n'appartient pasà
l'église. M. Bordas Demoulin est un cartésien catholique. Il s'est
(ait connaître par un essai but Descartes qui atteste de la force d'es-
prit, el où, dans un Btj le remarquable, Boni exposées d'une manière
;inale les doctrines et les destinées de la plus grande école phi-
losophique du \nuc siècle. Des mélanges pubUés depuis onl con-
firmé l'opinion qu'on avait pu se former des mérites el des défauts <lu
système de l'auteur, il a étudié avec soin tous les cartésiens « i > i i ont
suivi ou cm enté le maître; mais il n'en sait pas beaucoup plus
de l'histoire de la philosophie. Ne lé consultez donc pas sui les
doctrines de la G ir la scolastique, sur la philosophie alle-
mande, anglaise, se; il les connaît trop peu pour n'être pas
injuste. C'est un esprit distingué, mais Bolitaire, et qui s'est un peu
rétréci dans l'isolement. Chrétien ardent, avec quelques nuances
d'hétérodoxie, plein d'une foi \\\<\ attestée, dit-on, par les austéri-
tés de sa \i>\ il croit avoir découvert le point de jonction <lu catho-
licisme au cartésianisme, et il s'esl persuadé que La science lui de-
vait une vérité nouvelle; mais en même temps qu'il tient fei mement
a la tradition dogmatique de l'église, il se sépare hautement d'elle
suc toutes les questions d'organisation, de politique et d'histoin
convaincu que le progrès démocratique des sociétés esl à la fois dans
les vues de la Providence et dans l'esprit du christianisme, il se pose
en ennemi déclaré du moyen âge, de l'ultramontanisme, de l'abso-
lutisme, et en général de toute doctrine qui tend à l'alliance du
dogme et de la force. C'est plus qu'un libéral, c esl un démocrate
chrétien. Sans lui attribuer cette prudence d'esprit qui juge avec
calme et s'arrête à temps, sans ignorer qu'il B'est trop étroitemenl
renfermé dans ses méditations propres, et qu'il aurait eu besoin,
ni TRADITIONALISME. 267
pour étendre ses idées, du commerce des livres et des hommes, on
doit aimer à lui reconnaître une intelligence élevée, hardie, sincère,
et ce courage de la conviction qui sait braver tout pour la vérité.
M. Bordas Demoulin, peu connu du public, a un petit cercle d'ad-
mirateurs, ou plutôt de disciples, parmi lesquels nos lecteurs auront
distingué \l. Huet, dont la Revue a publié un travail remarquable.
Cette école est, on le pense bien, l'antipode do M. de Maistre.
01e est profondément mécontente <\r l'esprit qui semble dominer
dans le monde religieux, et elle se croit f lée à défendre le cbris-
i me contre l'église. Quelques écrits dignes d'attention ont ma-
nif ié son opposition, et, quoique rédigés avec négligence et singu-
sont d'intéressans mémoires pour servir a l'histoire des
controverses du six* siècle.
'l'ouïe la philosophie, suivant \1. l'.ordas Demoulin. est dans la
question des idées, puisque l'bomme ne pense que par elles. Lors-
qu'on les ramène tomes aux sensations, ou les annule; lorsqu'on les
c mit toute- humaines, on n'est, comme \ristote, haut ou Reid, qu'à
demi philosophe; lorsqu'on les croit toutes divines, avec Zenon ou
Malebranche, on tombe dans le panthéisme. Le vrai, c'esl qu'elles
SOnl les unes divines, les autres humaines, ce qui est la doctrine de
Descartes et ce qui devrait être la doctrine de l'église, en dépit de
la scolastique. Par une erreur analogue à celle du panthéisme,
l'église et la théologie ont professé depuis Constantin la théocratie.
Celait l'effet d'une interprétation erronée du dogme de la chute de
l'homme. Lorsque par suite d'une fausse théorie des idées on pense
que l'homme est tombé d'un étal de perfection surnaturelle, toute
valeur de la nature humaine esl anéantie, el les doctrines de tj ran-
nie et de servitude absolues prévalent. Si l'on pense au contraire
avec la vérité chrétienne que l'état de chute n'est que l'étal de la
nature corrompue, un amendement, un progrès, une délivrance est
possible, grâce à l'intervention du Rédempteur, et l'histoire du
christianisme peut être celle d'une lente émancipation de l'humanité.
La doctrine contraire, dominante au moyen âge, a favorisé l'absolu-
tisme par la théocratie et engendré une trompeuse assimilation du
gouvernement de l'église aux gouvernemens temporels. Tout au con-
traire, ses pouvoirs sont d'une nature toute spéciale; ils n'ont rien
de commun avec les pouvoirs civils. Ce sont des pouvoirs purement
spirituels. C'est pour avoir méconnu ces vérités que Maistre (1) a
été conduit à de monstrueuses erreurs.
(1) C'est ainsi que M. Bordas Demoulin désigne son illustre adversaire, et il a raison-
malgré un usage contraire. Le comte de Maistre le remarque lui-même avec beaucoup
de justesse : « La particule de en français, dit-il, ne peut se joindre à un nom propre
commençant par une consonne , à moins qu'elle ne suive un titre. Ainsi vous pouvez
268 RI 1 I i DU DI i I K0ND1 B.
I église est divine, el la Bociété bumaine. La nature déchue aj anl
besoin, pour Ôtre réconciliée, de la foi, de la grâce et «le Dieu, la
communion des saint-- ou l'église n'est que la réunion de ceux qui
sont ainsi régénérés, ''t le pouvoir <!<■ régénération, c'esi à-dire le
pouvoir de donner la pénitence ••( Jésus-Christ, est le pouvoir émi-
nent du sacerdoce. Tous les pouvoirs de l'église sonl d'une nature
l>lu> ou moins r 1 1 \ ^ i i < 1 1 n ■ comme celui-là. Il s'ensuil que toute assi-
milation, t ■ > 1 1 1 • - union de sa puissance à la puissance temporelle i si
une hérésie; toute intrusion de la force dans le cercle de son autorité
tout intérieure et toute morale est un sacrilège. Cette puissance ou
cette autoril I innée à Pierre, «'t dans la personne de Pierre
à l'église, d'où il résulte que Pierre n'a rien reçu que l'église n'ait
i. Lors donc que l'on attribue a la papauté autre chose qu'une
primauté nominale, nu un pouvoir exécutif, pure délégation de la
• brétienne, on introduit au sein <1<- cette dernière la tyran-
nie, el avec la t\ rannie mille erreurs originaires de Rome. M. Bordas
Demoulin ne crainl pas il<' qualifier ainsi les indulgences, l'invo-
cation des saints, le culte de Marie, el surtoul la doctrine de l' in-
faillibilité, <•( il conclut que toute résistance a ce pouvoir usurpé el
;i >•■> effets a été util'' ou légitime. C'est dire qu'il prend sous sa dé-
fense le gallicanisme, le jansénisme, el que, bien que 1res op]
au\ dogmes particuliers du protestantisme, il esl porté à excuser el
même a justifier les protestans. S''- idées d'indépendance a cet
égard vont jusqu'à soutenir que la puissance spirituelle ayant été
donnée a l'église, c'est-à-dire a tout.' la société chrétienne, les
ux d>'- papes au spirituel, doivent être, dans les ma-
tières important) issistés d'un conseil de prêtres, et
que ceux-ci à leur tour ne peuvent se passer du concours des sim-
ples fidèles. Unsi les conciles doivenl être composés de trois et
les évèques, les prêtres, les laïques. Telle est la réforme a laquelle
il aspire |><utr l'église, et en me temps il lui conseille de se ran-
tort] i - utfd a dit, mais non ] 'rf a dit. 11 faut dire :
/■■ i lit Vous êtes donc obligé de dire : <• Enfin M. (liaistre) a paru, etc.,
(citii iviin saque] il adressa cette observation). •> L'exception même m faveur
des noms qui commencent pai nne voyelle n'est pas on* n ne <>n peut très
bien dire avec Buileau :
l'n tirait s'êpind qa'Eogbien el Condé sonl passes,
on
F.l se-; irnHs pir Arbnuville
Soui I ili'ii >L'rre exécutes;
mais les romanciers modernes, croyant très faussement prendre le ton aristocratique,
ont changé tont cela, et pour les imiter il faudrait dire : De Richelieu fut un grand
ministre, de Cou 1 1 bataille de R croy, de Voltaire est l'auteur de Zaïre, et
de Sluutesnuieu a écrit rSrprit d I
DL TRADITIONALISME. 269
ger du coté des libertés et des lumières modernes, et de cesser de
provoquer l'incrédulité et la révolte en se posant en ennemie devant
les progrès de la démocratie.
11 y a, .selon lui, deux cbristianismes, le christianisme religieux
et le christianisme social. Le premier est depuis longtemps vain-
queur du paganisme. 11 n'en est pas de même du second. Constan-
tin, ses successeurs, les papes, "lit maintenu sous la lui nouvelle la
société païenne, et c'est pour briser le joug qui pèse encore sur
l'humanité que le gallicanisme, le jansénisme, le libéralisme s' épui-
en pénibles efforts. Ils triompheront, c'est l'espérance de
)|. Bordas Demoulin; mai- la lutte est difficile, el L'école qu'il di-
rige la soutient avec passion. Son plan d'émancipation chrétienne,
qui rappelle la constitution civile du clergé, passera facilement pour
chimérique, et. quoiqu'il se fonde sur de- idées comparables a celles
que nous avons vu le docteur Arnold 1 proposera l'église angli-
cane, il paraîtra sans doute appuyé sur des considérations tus dou-
teuses ou des appréciations fort exagérées. L'auteur, habitué a vi\ re
avec lui-mê a se défier de tout ce qui choque ses croyances
comme du mensonge ou de l'iniquité, est âpre et violent dans son
langage, et il rend a M. de tfaistre rudesse démocratique pour aris-
tocratique insolence. Cependant on ne peut méconnaître dans ses
excès d'expression et de pensée une franchise honorable, et qui
tram lie avec la timidité cauteleuse du langage a la mode; il écrit
avec on talent un peu inculte, et tombe souvent dans la bizarrerie
et la confusion. 11 manque d'élégance et d'art, mais il a de la force,
et il faut convenir que sur quelques points, comme l'infaillibilité
romaine, comme l'indépendance du pouvoir politique, il presse ses
adversaires «le raisonne os et de citations qui ont leur valeur, et
contre M. de Maistre en particulier, il a presque toujours \ igoureu-
semeut raison. Les trois premiers chapitres de son livre v laissent
subsister peu de chose de l'ouvrage intitulé Du Pape.
Vprés un traité important sur les pouvoirs constitutifs de l'église
(1855), M. Bordas Demoulin a publié eu commun avec M. Huet un
volume sous ce titre : Essai sur lu Réforme catholique. C'est une
suite de morceaux détachés composes dans le même esprit, et parmi
lesquels les articles de \1. Huet méritent, pour le fond comme pour
la forme, d'être particulièrement distingués. 11 nous semble cepen-
dant que ces deux écrivains s'attachent trop étroitement aux prin-
cipes et aux exemples de quelques ecclésiastiques dont nous ne
nierons pas les intentions droites et la loi courageuse, mais enfin
qui, ayant essayé, à travers la révolution, de concilier l'Évangile et
(1) Voyez, sur le docteur Arnold, la Revue du 1" octobre 1856.
•270 RI \ll DES DEUX MOND1 -.
la démocratie, ont laissé une réputation contestée. Loin de nous la
pensée de nous faire les échos des haines calomnieuses des partis;
mais ces théologiens d'une école impuissante et oubliée n'onl point
eu les caractères de supériorité qui permettraient de les prendre pour
maîtres et d'invoquer leur autorité. Leurs écrits ne sont pas des monur
inriis du génie, et la métaphysique aride et subtile «le M. de Bonald,
la hauteur dictatoriale des paradoxes de M. de Maistre, la véhé-
mente dialectique du premier M. il'- Lamennais, enfin l'éloquj
capricieuse mais animée, affectée nuis brillante, de quelques pré-
dicateurs il'' notre temps, pèseront toujours dans la balance de l'opi-
nion plu- que les argumentations modestes et les apologies obscures
drs adversaires démocrates du concordat. Il faut une doctrine plus
nouvelle et moins compromise par dé recens naufrages. Il faut des
propagateurs d'idées dont l'esprit large parcoure tout le front de la
société moderne pour pénétrer dans ses rangs, dont la voix douce
et forte l'émeuve sans la troubler, dont la pensée sereine l'éclairé
sans l'éblouir. Il faudrait un Gioberti dont le jugement dominât l'en-
thousiasme, et qui sût donner en môme temps l'éclat h la solidité
SOI conseils de la raison et de la foi. Sans aucun doute on ne -au-
rait tenir le passé en mépris : la faute même de ceux dont on vou-
drait arrêter les progrès est de méconnaître un passé glorieux en
poussant la France .1 reculons dans la voie où les trois derniers siè-
cles la faisaient marcher; mai- en se réclamant des grands exem-
ples, on no doit pas s'attacher aux petits, et c'est d'une œuvre nou-
velle qu'il faut entretenir la raison publique.
Disons-le avec un sincère regret, cette oeuvre est presque tout
entière à commencer, ou plutôt à recommencer. Ceux qu'elle devrait
intéresser le plus, inquiet-, sur lépôt sacré, entraînés pai l'effroi
universel, dominés par cet esprit étroit de conservation qui <■ rifie
a la sûreté 'lu présent celle de l'avenir, n'ont su consacrer leur zèle,
leur énergie, leur talent, qu'aux restaurations éphémères d'un senv
blant de moyen àu'e affecté el puéril, et par un mélange de vieil-
lerie et de paradoxe, ils ont travaille a détruire et à décrier les tra-
vaux des siècles le- plus brillans de l'Europe moderne. A quoi sert
pourtant d'être dans //// ruisseau baltu de Forage, avec l' assurance
(pi'i/ ne périra pas, si l'on ne sait braver la haute mer, et si l'on
ne sinise qu'à, se réfugier dans le port ruineux et ensablé d'où l'on
était sorti stir la foi des astres et de l'espérance? Veut-on que l'église
paraisse avoir cessé de croire en elle-même, qu'elle se sauve à la
façon des pouvoirs de la terre, et comme si elle avait meilleure idée
de son passé que de son avenir? Plus elle compte sur l'éternité,
moins elle doit se défier du temps.
f'.IIARLES DE RÉMl.'SAT.
LA
PRESSE AMÉRICAINE
DEPUIS L'INDEPENDANCE
i.
La lutte de l'indépendance a été le plus beau temps de la presse
américaine, peut-être même pourrait-on dire qu'en aucune occasion
il n'a été donné à la presse périodique de jouer un rôle plus consi-
dérable et d'exercer sur les eveneincns une influence plus décisive.
Dans une première étude sur l'histoire «les journaux américains (1),
nous avons essayé de montrer avec quelle vivacité la querelle entre
les colonies anglaises et la métropole se débattu* sur ce terrain avant
de se vider sur les champs de bataille; on demeure frappé néanmoins
de la disproportion entre les moyens employés et le résultai obtenu.
De ces feuilles éphémères, publiées à de longs intervalles et vouées
à une rapide destruction, quelques-unes à peine sont conservées au-
jourd'hui a la bibliothèque de la Société historique du Massachu-
setts et dans des collections particulières : à voir ces petits carrés
de papier gris, imprimés avec des caractères de rebut, personne ne
soupçonnerait en eux les instrumens tout puissans d'une révolution.
Pourtant ce lurent ces journaux qui instruisirent le peuple améri-
cain de ses droits, qui éveillèrent en lui le besoin de l'indépendance,
et qui le. jetèrent clans la lutte inégale d'où il devait sortir victorieux
à force d'énergie et de persévérance.
(1) Voyez la livraison du 1" août 1853; pour la Presse en Angleterre, voyez les
livraisons du 15 décembre 1852 et du 1er janvier 1853.
272 RKVi r. m - ni i \ UONDI 5.
M - ce n'est pas seulement la grandeur des événemens et l'im-
portance des services rendus « | ■ i i il" nt un vif intérêt aux jour-
naux de cette époque. Si la presse américaine eut alors nne action
m puissante sur 1rs esprits, c'est qu'elle avait à s;i tête tous les
hommes êminens des colonies. Il ne fut possible à personne de
der la neutralité, et tous ceux que le rang, la fortune, le savoir
investissaient de quelque autorité, tous ceux qui pouvaient tenir une
plum ■ durent prendre parti •MHh Pun< sous l'autre bannière. Pour
leur part, les journaux populaires offrirent une réunion de talens
qu'on verra raremenl égaler : Franklin, les deux tdams, lefferson,
J;i\. flamilton, tous ces noms appartinrent à la presse avant d'appar-
tenir à l'histoire. Iprès avoir préparé la révolution par leurs écrits,
hommes d'élite soutinrent pendanl toute la durée de la guerre le
courage de leurs concitoyens, et ce fut encore a eux qu'on s'adn
quand, au lendemain de la victoire, il fallut fonder un gouverne-
ment. Ils déposèrent alors la plume pour devenir membres du con-
comroe Carroll, Ja\. Hadison, ou ambassadeurs comme Fran-
klin et tdams, ou ministres comme lefferson et Hamilton, et la place
qu'ils laissèrent \'nl<' dans les rangs de la presse ne fut pas remplie.
I 3 gens instruits, bien élevés et capables de conduire les affaires,
étaient peu nombreux dans les' colonies : une grande partie des
classes lettn ■ prononcée contre la révolution, et la plupart
des membres du barreau et du clergé avaient émigré ou étaient
proscrits comme loyalistes. La jeune république n'eut donc pas trop,
pour son gouvernement, pour ses chambres législatives, poui
assemblées provinciales, de tous les hommes éminens qui avaient
embrassé la cause populaire, et le recrutement de la presse devint
de plus en plus malaisé.
\ in-seulemenl les journaux tombèrent ril<>i > des mains des chefi
de la révolution il ms celles d'obscurs satellites ou il'' purs spécula-
teurs, mais les questions que les écrivains eurent a débattre perdi-
rent en m ni" temps de leur grandeur «-t de leur intérêt. Il ne s'agit
plus désormais 'lu salut de la nation, ni des libertés publiques, con-
par la victoire; les luttes des partis tinrent le premier rang
avec leur cortège de passions envieuses et de sourdes intrigues, et
rivalités de personnes se firent jour par 'I»-- polémiques achar-
i s. Kn outre, les affaires intérieures des treize petits états qui
composaient la confédération occupèrent dans les journaux une place
de plus eu plus considérable, et les querelles provinciales, toujours
si fécondes en animosités el en scandales, achevèrent d'oter à la
presse américaine son autorité moral'' et sa dignité première. \u\
argumentations .-.Avant'-- d' Hamilton, aux éloquentes philippiques
d'Adams succédèrent des diatribes grossières, où le raisonnement
LA PRESSE EN AMÉRIQUE. "273
disparaissait sous des flots d'injures : le moindre dissentiment sur
une question locale semblait légitimer toutes les violences, et les
personnalités, la diffamation même devinrent l'ordinaire ressource
des écrivains contre leurs adversaires. Plusieurs \oi\ s'élevèrent
pourtant et protestèrent au n des lettres contre cet abus de la
presse. Francis Hopkinson, qui, avant d'être un des signataires de
la déclaration d'indépendance, avail défendu les droits des colonies
dans des pamphlets amusans et de spirituelles brochures, essa^ a de
ramener la presse à la décence par le ridicule. De malicieuses satires
qu'il laissa tomber de son siège de magistrat, — «n Scandale dans
une grande famille, le Projet d'une cour d'honneur, l'Art de laver son
linge sale, — vinrent à plusieurs reprises mettre fin à de déplorables
polémiques et imposer silence à des journalistes diffamateurs. C'é-
taient la par malheur de courts temps d'arrêt, après lesquels l'esprit
de parti prenait sa revanche en suscitant de nouveaux scandales.
I n écrivain plus habile el plus accrédité qu'Hopkinson, Franklin
lui-même, fui impuissant à lutter contre le mal. C'était une douleur
de tons les jours, pour ce patriarche de la presse américaine, de voir
quels successeurs étaient entrés après lui dans la carrière, el com-
ment s'en allait en lambeaux cette bonne réputation qu'il avait voulu
l'aire a l'art d'imprimer. Son chagrin se traduit en plaintes amères
à toutes les pages de sa correspondance ; connue écrivain, il s'indi-
gnait de voir d'éhontés pamphlétaires déshonorer les lettres et com-
promettre par leur- excès une liberté salutaire; comme patriote, il
appréhendait que le retentissement de ces querelles ignobles et le
spectacle de cette licence effrénée n'eussent pour effet d'affaiblir ou
même de changer en mépris la sj mpathie que l'Europe avait d'abord
témoignée pour la cause américaine. Dans les derniers jours de 1 782,
il écrivait de PaSSJ a son ami Francis Hopkinson : ci VOUS avez bien
raison de demeurer étranger a tons ces articles de personnalités qui
se multiplient d'une façon si scandaleuse dans nos journaux. Le
mal en esl a ce point, (pie je n'ose prêter ici à personne les journaux
américains avant de les avoir lus et d'avoir mis décote ceux qui fe-
raient honte à notre pavs en provoquant sur notre compte, de la
part des étrangers, la réflexion qu'inspira une lois à un homme
comme il faut une querelle de cale. Les deux parties, après s'être
libéralement prodigué les noms de drôle, de misérable, de pendard
et de coquin, se tournèrent vers leur voisin comme pour le faire
juge entre eux. — Je ne sais rien ni de vous ni de vos affaires, leur
dit-il, je vois seulement que VOUS vous connaissez parfaitement l'un
l'autre. » Fidèle aux principes que, pour sa part, il avait toujours
pratiqués, Franklin ajoute dans la même lettre : « Le directeur d'un
journal devrait, à mon avis, se considérer comme responsable jus-
tome ix. 18
274 REVl'E DES [>EIX. MONDES.
qu'à un certain point de la réputation de son pays, el refuser d'insé-
rer des articles de nature à faire tort à cette réputation. Que les gens
qui veulent imprimer le mal qu'ils ont à dire d' autrui fassent des
brochures et les distribuent comme 1>< m leur semble, il est absurde
d'en fatiguer tout le monde, el c'est raire tort aux abonnés que de
bourrer leur journal d'une littérature si malsaine et si désagréable. »
Franklin était encore en Europe quand il s'exprimait ainsi sur le
compte des journaux américains. \ son retour dans sa patrie, il
trouva le ma] bien pins grand encore qu'il ne l'avait imaginé. Ni la
position sociale, ni la rei imée, m l'éclat des services oe mettaient
personne à l'abri >\<-> imputations les plus odieuses el les plus insen-
\ >n-eeule ni les journaux de Pensylvanie faisaient active-
ment leur partie dans ce concert d'injures h de calomnies qui s'éle-
vait de la presse américaine; mais cette chère cité de Philadelphie,
où Franklin ><■ Oattait d'avoir il lé de si bons exemples et d'avoir
répandu tant il<' bonnes maximes, était un des foyers principaux de
la contagion. Les journaux n'j étaient ni plus retenus ni moins in-
grats qu'ailleurs. Franklin eal beau Be plaindre, et prier, et prè ner;
il ne gagna rien sur personne, et, tout gouverneur qu'il était, mal-
gré son âge vénérable, malgré sa grande réputation, malgré l'es-
time universelle, il fut attaqué, bafoué, insulté comme le moindre
des aldermen on des députés. Gela n<' laissa point de lui être sensible
en dépit de toute Ba philosophie, et à l'âge de quatre-vingtrdeux
il reprît la plume, su pour récriminer, au moins pour prémunir
ses concitoyens contre ce qui lui paraissait être un danger sérieux.
i dernier écrit qu'ait tracé cette main m ferme en< ore, mais que la
mort allait bientôt glacer, est une critique ingénieuse des écarts de
la presse; il a pour titre : Notiet sur le Tribunal suprême de Pensyl-
vanie, autrement dit le Tribunal de la Presse. C'est une satire allé-
gorique, genre que Franklin a toujours affectionné. Quelques mois
avant cette brochure, Franklin avait publié ce qu'on peut appeler
dernier article. Il s'était adress m nom supposé, au jour-
nal que lui-même avait fondé, à la Gazette de Pensylvanie, dirij
alors par les Bis il»; son ancien associé David Bail, et avait demandé
qu'on voulût bien \ insérer une lettre qu'il prétendait avoir r<
d'un di' ses amis de New-York. II avait entendu dire, assurait-il, à
L'éloge de la Gazette de Pensylvanie, que, depuis cinquante ans
qu'elle existait, elle n'avait pas publié un seul article diffamatoire;
elle ne devait donc pas hésiter à publier une lettre qui montrait
quelle mauvaise réputation les excès de la presse pensylvanienne
faisaient à. la province, et qui servirait peut-être d'avertissement* à
tous les écrivains des lt.it — l ni-. En effet, un journal d'Europe,
accusé de calomnier souvent les américains, avait pu alléguer, pour
i.a i'ressi i \ SlMérique. 275
SiSaBST scontradicti tdesyi0 '•■'-•-"■'■i —
Est-il besoin de dire que les épigrammés dé Franklin ne cnrri^
te violences de la pr n'étaient que l'écho fidèle des na ,
Pulairff. et celles-ci parlaient trop haut, ^I^ffTïS"
°n *»' se * ^ndre. Du reste, malgré des excilicontS
fenl toi» te esprits élevés et tous les bons citoyens on S
". irrêt de condamnation : quelques-uns de ses organes ne lafc
^llton'<P,.1'dans le tumulte des camps et accablé des occultions
-P -/-rses, trouvait le temps décrire r SiSïïS
' ■"" ^a guerre avait révélé tous les incînvéniens du .ver-
sement improvisé qui régissait les États-Unis. L'absence de C
«tu», le dtffi l'unité dans,le commandement, f^onflS e„S
e Ingres et es assembk ['états, de continuels tirïuemens ££
des autorités issues d'origines différentes, avaient en «3SSÏÏ!
ions compromis la cause américaine. Hamilton lut un damiers
*"£*«JPf du mal et à chercher le remède. Autour IbïïS
te espnts flottaient entre mule combinaisons chimère S;TeS
fZi \ " songeaie* à affaiblir encore la débde autorité du
ST* lesautresau contraire étaieni prêts à faire bon marché
" l-,;,n,Illllt ,té provinciale; .,".-l.|".'s-..,n.l„1,IM. ,„,,;,,;,.
^»arCnhie^L œd pénétrant d'Hamilton vil le salut de l'Im^Z
ton au. assembées locales et remettrait entièrement au congrî
le règlement des ^intérêts généraux, -qui, en respectant l'indeS-
(am';Vmi""'11 5 tiennes colonies, substituerait une fêdérEn
Ï'S8 à ™£*»* Précaire- U fo°da un journal pourexpo^r
^èsefavonte de l'uni* ide la nation américaine. Plusieurs nSrS
de ce journal, ou plutôt de cette puMcation périodique -ont an
paître les vues de l'auteur: Hamilton y mettait à nu tous les d2
auts du gouvernemenl alors subsistant, h i] 5 posait ,es bases de
la constitution qui régit aujourd'hui les États-Unis
276 EU \ i i DES ni I S MONDES.
\u Conliumlaliste succédèrent les Lettres de Phocion, publiées
dans un journal de New-York à propos d'une loi présentée au con-
grès, et qui prononçait la peine de l'exil el de la confiscation contre
tous les américains demeurés fidèles à la métropole. Hamilton s'indi-
gna qu'on voulût déshonorer la victoire populaire par d'inutiles pro-
scriptions, et il combattit avec toute l'éloquence du cœur cette me-
sure de vengeance. Qui croirait aujourd'hui que cette intervention
généreuse en faveur d'adversaires vaincus faillit lui coûter la vie?
Telle était encore l'irritation laissée dans les esprits par la guerre,
qu'une association de jeunes gens se forma à New-York pour provo-
quer successivement Hamilton jusqu'à ce qu'il eût succombé. Par
bonheur cette abominable conspiration vint à la connaissance d'un
autre écrivain, de John Ledyard, adversaire d' Hamilton dans la po-
lémique provoquée par la loi, mais adversaire loyal, et qui lit bonté à
oa de leur indigne projet. Bientôt après se réunil La con-
vention chargée de donner une constitution aux États-1 ois : les tra-
vaux de i ette assemblée furent naître un journal qui est demeuré un
livre immortel; nous voulons parler du Fédéraliste, auquel concou-
rurent Ja\ et Madison, mais dont la j <1 u- grande partie fui l'œuvre
d' Hamilton. dette publication eut a la fois pour objet de commenter
et «le défendre la constitution, d'en faire connaître l'esprit, d'en ex-
pliquer le mécanisme à la foule, et de réfuter les attaques contradic-
toires auxquelles le nouveau pacte fut en hutte des le premier jour.
(lettre à la portée du vulgaire les plus hautes considérations de la
politique o'est pas une tache facile : Hamilton s'en acquitta avec un
rare bonheur, et le Fédéraliste , chef-d'œuvre d'analyse, de clan, el
de sagacité, vivra autant que la constitution dont il estle commen-
taire lumineux et dont il détermina l* adoption.
Ce fut la le dernier effort d'Hamilton, que la confiance de Washing-
ton, devenu président, appela aux plus importantes fonctions, et qui
dut déposer la plume. \|>i<-> l'auteur du Fédéraliste, on ne trouve
plus que deux écrivains qui méritent un'' mention, Fisher \saes et
J. Quincj \dam-. Celui-ci collabora a un journal de Boston -ou- les
pseudonj mes de Publicola et de Marcellus : sous cette dernière signa-
ture, il détendit la politique de neutralité que Washington eu1 la sa-
se d'adopter et le courage de suh re, même aux dépens de sa po-
pularité. Quant a Fisher Imes, ne dans le Massachusetts en 1758,
il débuta au barreau et dans la presse à l'âge île vingt-trois an-, et
se lit tout aussitôt remarquer par ses talens. En 17.SS, il lu partie de
la convention chargée de ratifier la constitution fédérale, et Boston
le choisit pour son représentant au premier congrès. Par ses cou-
naissances étendues, par son éloquence, par l'intégrité de son carac-
tère. Fisher Ames s'acquit une haute considération et devint en peu
LA PRESSE EN AMI.Rinl E. 277
de temps l'âme du parti fédéraliste et son chef dans la chambre des
représentait; il semblait appelé à jouer un rôle important, mais il
fut trahi par une santé toujours défaillante. Il donna sa démission de
député lorsque Washington quitta le pouvoir, et décima la prési-
dence de l'université d'Harvard comme une tâche trop lourde pour
ses forces épuisées. Il continua pourtant tic consacrer à la presse les
inten ailes de repos que lui laissa la maladie jusqu'à sa mort, arrivée
en 1808. J. (Juin. \ \danis et suit., ut Fisher \ines furent les écri-
vains du parti fédéraliste, les défenseurs de la tradition puritaine,
les adversaires de ce qu'on appelle aux États-1 ois, non sans quel-
que raison, les idées françaises {french opinions).
Quand les hommes éminens, qui taisaient encore de rares appa-
ritions dans la presse, eurent tout à fait renoncé a écrire, le ton des
journaux américains descendil au-dessous de tout ce qu'il esl pos-
sible d'imaginer. Les plus forcenées et les plus ignobles de nos feuilles
révolutionnaires en donneraient à peine une idée; mais les excès qui
lurent en France l'ou\ re de quelques bandits et le produit passager
de quelque-, mois de lièvre lurent ,n \u,en,pie le langage habi-
tuel de la presse et formèrent le fonds de sa polémique. On a peine
;i comprendre commenl un peuple civilisé a pu, au milieu d'une
tranquillité profonde et d'une prospérité croissante, supporter pen-
dant de longues années, sans un invincible dégoût, un système ré-
gulier de diffamation el d'insultes contre tous ses fonctionnaires,
tous ses magistrats et tous ses hommes publics, \ucun journal ne
résista à la contagion, pas même la Gazelle nationale, fondée en \ ir-
ginie par Jefferson et Madison, el qui passa toutes les bornes dans ses
attaque.-, entre Washington et contre les chefs du parti fédéraliste.
Néanmoins la palme de l'injure el de la calomnie appartint a un jour-
nal de Philadelphie, i'Awora, rédigé, on a regret à le dire, par le pe-
tit-fils et le filleul de Franklin, Benjamin Franklin Bâche, dernier et
indigne héritier d'un nom glorieux. L'Aurora, publiée sous le patro-
nage de Jefferson, et organe de toutes ses rancunes et de toutes ses
passions, prit pour objet de ses attaques incessantes Washington,
Ja\, \danis, llamilton, tous les hommes qui faisaient la force et
l'honneur de la démocratie américaine. Disons tout de suite que
Y Auront eut le sort qu'elle méritait : elle n'enrichit aucun de ceux
qui la rédigèrent. File passa des mains de Franklin Bâche en celles
de Duane sans devenir plus modérée ni plus prospère, et en 1811,
en attaquant avec acharnement Madison et Gallatin, .pie l'unanimité
de la nation allait élever aux fonctions de président et de vice-pré-
sident, elle se mit en opposition si directe avec l'opinion publique,
qu'elle fut l'objet d'un abandon universel. Jeflerson essaya de lui
venir en aide ; mais ce fut en vain qu'il lit appel à ses amis person-
278 i'.r\ i i DES l » t i \ M0ND1 I.
nels, il m- pul obtenir d'eux aucun sacrifice en faveur de l'Âurora.
Les journaux de la Nouvelle-Angleterre o'apportaienl pas dans
leur polémique plus de retenue el de décence que ceux de la Virgi-
nie ou de li Pensylvanie. I a documeni officiel en fait foi. Elbridge
Gerry, un des signataires de la déclaration d'indépendance el l'un
des chefs du parti démocratique, avait été élu gouverneur de l'état
de Massachusetts. Quoique son parti eût adopté comme un des points
de son programme la liberté illimitée de la presse, Gerrj voulul sa-
voir à quoi s'en tenir sur les plaintes que beaucoup de \<nw- esprits
faisaient entendre au Bujel de la licence des journaux, et il demanda
un rapport au procureur-général et fa l' avocat-général du Massachu-
setts. Ce rapport lui fut présenté dans les premiers jours de février
1812; il embrassait les journaux publiés a Boston depuis le lpr juin
1MI. Il faut m' rappeler qu'à cette époque les feuilles quotidiennes
étaient l'exception : quelques-unes paraissaient trois fois, et le plus
il nombre une fois seuleraenl par semaine. Les deux magistrats
commençaient par faire observer qu'ils n'avaient pu se procurai de
collections complètes des journaux soumis à leur examen; il- ajou-
taient qu'ils n'avaient pas tenu compte des articles calomnieux diri
contre des gouvernemens autres que celui des États-1 nis ou ci ntre
des étrangers de distinction, ni des imputations diffamatoires échan-
gées de journaliste fa journaliste. Malgré toutes ces défalcations, il
ultaft «lu rapport que dans tu te péi unir il avail paru dans
tes journaux de Boston "221 articles susceptibles de donner lieu •
procès >ii diffamation : à savoir, dans la Verge tin- Scourge 53;
dans /</ Sentinelle 51, dans la Gaxette de Boston 38, dans le Réper->
toire 34, dans le Palladium 18, dans le Patriote 9, dans /'/ Clno-
uiijiii' s. dans /e Hessager 1, dans/0 Yankee 0. Le rapport donnait la
date de tous les articles qu'il divisait en deux classes : les art
dont les auteurs auraient pu, en cas de poursuites, demander à faire
la preuve, el ceux à propos desquels la preuve des faits n'était pas
admissible. Cette statistique paraîtra -an- doute une marque décisive
de l'état d'abaissement dans lequel était tombée la presse améri-
caine.
Toute législation eût été impuissante à arrêter un mal qui avait
fait de tels progrès; l'opinion publique d'ailleurs ne permettait pas
qu'on essayai d'un semblable remède. Le président Adams, en hutte
aux attaques les plus odieuses pour être demeuré fidèle à la politique
de Washington, avait bien obtenu du congrès une loi qui mettail au
rang des délits les imputations calomnieuses contre les fonction-
naires publics, el qui autorisait le gouvernement à instituer des pour-
suites; mais le seul effet de cette loi avait été d'attirer sur ceux qui
Pavaient présentée Panimadversion de toute la près-» el de déterau-
LA PRESSE EN Wll I.lui 1 .. "270
ner la défaite du parti fédéraliste. Jefferson avait été élu président,
et, en prenant le pouvoir, son premier acte avail été de faire aban-
donner les poursuites ordonnées par son prédécesseur. Ainsi la loi,
sans être rapportée, avait été déchirée des mains mêmes de ceui qui
auraient pu seuls l'invoquer. On ne pouvait songera recommencer
une pareille expérience, el depuis cinquante ans en effet il n'v a pas
eu d'exemple de procès de presse intenté soit par les autorités fédé-
rales, soil par les autorités d'aucun état. Les circonstances spéciales
dans lesquelles l'I uion américaine ><• trouve placée on1 rendu la liberté
illimitée et même les abus de la presse 'sans danger pour elle; mais
si rien jusqu'ici n'esl venu justifier les craintes exprimées au com-
mencement de ce siècle par quelques-uns des hommes d'état améri-
cains les plus éclairés et les plus libéraux, on reconnaîtra du moins
que les inquiétudes de ceux-ci étaient légitimes en présence des faits
que dous venons de rapporter.
■ à peine si dans cet abaissement général de la presse améri-
caine on trouve une couple <lr dodos en faveur desquels il soil pos-
sible de faire une exception. Nous citerons pourtant Théodore
Dwight, qu'on pourrait considérer comme une sorte de trait-d'union
entre les écrivains d'autrefois el la presse contemporaine, car, né
en 1765, il débuta dans la carrière sous 1rs auspices d'Hamilton, de
Fisher \ -. d'Oliver Walcott et des autres chefs du fédéralisme,
et il a'est mortqu'en 1846, à l'âge de quatre-vingt-un ans. après
avoir appartenu à la presse pendant près d'un demi-siècle. Dwight,
homme instruit, de convictions sincères et d'un caractère irrépro-
chable, dirigea pendant plusieurs années à Hartford le Miroir Mir-
ror), le journal whig le plus influent du Connecticut. Sur les instances
de ses amis politiques, il transporta sa résidence à New-Vu k, où
fonda en L817 Le Daily Advertiser, qui existe encore sous le nom di
New-York Express. Sous La même bannière que Dwight combattait
William \\ in, avocat distingue du barreau de Richmond en N irginie.
Wirt commença en août L803, dans ['Argus de Richmond, une série
de lettres ou d'articles évidemment imites du Spectateur, et qu'il
signait l'Espion anglais [british Spy). C'était un tableau assez pi-
quant des mœurs et des usages de la \ irginie. avec des portraits des
hommes les plus influens de cet état, alors le premier de la confé-
dération. Ces lettre- eurent un immense succès, elles turent repro-
duites par un grand nombre de journaux des états du nord, et elles
furent réunie- en un volume. Pareille VOgue accueillit les trente-trois
lettres d'un Vieux Célibataire [OUI Bachelor), que le même écrivain
adressa, de novembre lsin à la lin de 1811, a l' Enquirer de Rich-
mond, et qui, reunies en deux volumes, n'eurent pas moins de trois
édition-. Win s' essaya aussi dans la politique. En 1808, il défendit
''M> EU \ l l DBS DEUX HORDES.
dans ['Bnqvirer el réussil à faire adopter par la Virginie la candida-
ture de Madison à la présidence. Il eul en cette occasion une polé-
mique acharnée à soutenir contre Le parti démocratique, qui se croyait
maître du terrain en Virginie, et dont la fraction lapins ardente,
avec lohn Randolph à Ba tête, ne craignait pas de demander haute-
ment la dissolution de la confédération, Iprès avoir puissamment
contribué a la nomination de Ifadison, Wirl continua à défendre sa
politique dans la presse, el ne déposa la plume que lorsqu'il fut ap-
pelé a un poste ilans la magistrature.
Wirt et Dwigbt lui-même étaient des hommes médiocres qui n'ar-
rivèrenl à la réputation que grâce à l'infériorité intellectuelle el mo-
rale de tous ceux qui écrivaient autour d'eux. La presse américaine
était vouée à une incurable stérilité faute de pouvoir se recruter
dans un pas- on l'instruction primaire est universelle, mais ne
éducation supérieure est encore une exception. Le développement
<li-> publications religieuses, qui forment la principale lecture dn
peuple américain, la controverse el la littérature 1 » \ 1 » I î » 1 1 1 * • absor-
baient l'activité du clergé, obligé de vivre de l'autel et tenu sans
i esse sur la brèche par la multiplicité des sectes rivales. Quant aux
gens de l"i. tous ceux qui avaient quelque valeur faisaient une for-
tune rapide an barreau et dans la politique à raison de leurs connais-
sances et de leurs aptitudes spéciales, et ceux qui ne réussissaient
point a percer dans les états anciens étaient surs d'arriver au pre-
mier rang par le seul lait <lr leur émigration a l'ouest; il leur suffi-
sait de se transporter dans les états nouveaux, au milieu des pion-
niers, pour posséder aussitôt l'influence politique, qu'ils n'avaient
pu acquérir dans leur état natal. Ce n'était donc pas au sein du bar-
reau qui' la presse pouvait se recruter : au milieu de cette popu-
lation laborieuse et affairée, il n'existait point encore, et «m aurait
peine à trouver aujourd'hui même, une classe lettrée el oisive vouée
aux plaisirs et aux travaux de l'intelligence, et capable de produire
d>- écrivains, ajoutons que, par une autre conséquence du même
fait, il n'\ avait pas non plu- aux Etats-1 ni- de lecteurs exigeans
dont la sévérité lit du mente littéraire une condition de succès poul-
ie- journaux. Pourvu que le public- ne se plaignit pas, et Dieu -ait
-'il était aisé a contenter! qu'importait tout le reste? Lorsque des
besoins d'un ordre plus élevé commencèrent a se manifester dans
les grandes villes du littoral de l'Atlantique, il- reçurent satisfaction
par la création des reçues et magazines, dont la naissance lut une
nouvelle cause de faiblesse pour les journaux. Les recueils pério-
diques enlevèrent en eflet à la presse quotidienne le petit nombre
d'écrivains de mérite qu'elle comptait dan- -on sein, et appelèrent
à eux tous les jeunes talens. Si donc quelques hommes de valeur
LA PRESS1 1\ Wlir.IQIE. 281
ont débuté dans la presse américaine, ils n'ont jamais fait que la tra-
verser sans s'y fixer. C'est ainsi qu'Henry Wheaton, après avoir lait
de L812à L815 lafortunedu National Advocate de New- York et avoir
conquis à ce journal une grande influence pendant la guerre contre
l'Angleterre, l'abandonna au bout de trois ans pour entrer dans la
diplomatie, et a'écrivit plus que dans les revues. Vers la mêmi
époque, James Hall, qui, après avoir été soldat, esi devenu un juris-
consulte éminent, fondait un journal a Shawneetown, dans l'LUinois;
mais au bout de quelques années il déposait la plume pour entrei
dans la politique, et il renonçait pour toujours a la pressé.
La presse n'était donc'point une carrière; elle n'aurait pu en de-
i ùr une que -il était ne au\ États-Unis comme en Angleterre de
grands journaux s'adressanl a de nombreux lecteurs, disposant de
capitaux considérables et capables par conséquent de rallier autour
d'eux et de letmii les hommes (le lettres. C'est ainsi que le Times,
le Chronicle, le Pott, ont été autant de foyers littéraires autour des-
quels se sont toujours groupes des hommes d'une incontestable va-
leur. Il n'en pouvait être de même en Amérique à cause de la divi-
sion du pays en un grand nombre de petits états. Quelle que soit
l'importance des questions de politique générale, celles-ci pâlissent
toujours devant les questions d'intérêt local, qui s'adressent aux be-
soins ou aux liassions de tous les jours. Les dissensions intérieures
de l'état, les rivalités personnelles, les débats de l'assemblée, les
élections locales, voilà quelles étaient partout les premières et con-
stantes préoccupations du citoyen américain. Les lecteurs recher-
chaient donc de préférence les journaux de leur état, et quelquefois
même seulement les journaux de leur comté. 11 en résultait qm les
journaux, même les mieux conduits, parqués dans un cercle exces-
sivement restreint, ne pouvaient étendre leur clientèle ni acquérir,
par l'accroissement de leur publicité, les moyens de se développe!
et de se créer une influence sérieuse. Rien n'était plus aisé que
de fonder un journal: point de nécessité de se faire autoriser, point
de timbre, point de droit sur le papier, point d'impôt d'aucune
so,-te : il suffisait d'avoir à sa disposition, par argent ou par cré-
dit, du papier et une imprimerie. Rien aussi n'était plus difficile
que de donner au journal ainsi fondé un peu de notoriété et d'in-
lluence et une existence durable, parce qu'à chaque pas, dans la
ville la plus proche et quelquefois dans le village voisin, il rencon-
trait des concurrens nés dans les mêmes conditions. Créé par la fan-
taisie et l'intérêt d'un individu, le journal demeurait nécessairement
une œuvre toute personnelle; sa carrière reproduisait toutes les
vicissitudes de la fortune du fondateur. Que celui-ci vînt à s'en-
richir ou à se fatiguer d'écrire, qu'il acceptât une place ou qu'il
REVU Dl - Dl i \ «oiroi -•
tombal malade, ou seulement qu'il fût pris de l'envie de voyager,
c'en était fait du journal le plus prospère. Nous en avons déjà donné
des exemples; on en pourrait citer des centaines. Il nesl pointue
ville aux Btats-1 nis qui n'ait vu ainsi naître et mourir un nombre
considérable de journaux, aussitôi remplacés par des successeurs
,,r;i,,.,11,,,1, éphémères. Disséminés Bur toute la surface du pays et
ignant même les points les plus reculée, croissanl conUnuelle-
ren nombre et en popularité, mêlés àtous les mtérêts et à toutes
les passions, affranchis de toute entrave, les journaux exercent en
Amérique une influence sans rivale, mais cette influence appartient
a la presse prise en masse; aucune feuille ne sort de la foule et ne
oeut revendiquer une place à part.
N'oublions pas d'ailleurs, pour être équitables, que la pressi
,„ i i ois dans des conditions toutes spéciales, qui lavo-
riaeot son développement rapide, mais qui lui rendent p. iwe
la supériorité littéraire. Bn Europe, le journal, qui répond surtout à
un besoin intellectoel, a devancé les annonces; en Amérique, ce son
les ai nces qui enfantent les journaux, et ceux-ci se ressentent
nécessairement de leur origine toute mercantile. S. dans le vieux
monde, M «in de nos villes populeuses, l'affiche « re le
moyen de pnbticité le plus général el le plus sur il n en saurait
être, ainsi dans un 'pays toul neuf : aux États-lnis, 1 affiche, quand
die n'esi pas materieUemenl impossible, esl unproductive, parce
la population est clair-semée h disséminée sur de yasti = éten-
dues de terrain: il faut que l'annonce aille trouver le client ju
dans la solitude de la forêt; elle est donc conduite nécessairement a
emprunter la voie .lu journal, el ou le journal .. existe pas, elle u
fait naître. Le journal d'ailleurs esl toujours le bienvenu au milieu
des défricbemens; il esl nne mine de renseignemens indispensal
il ,i ie les jours de marché dans tout le district, il fait connaît
prix des denrées, il enseigne où Toi. pourra trouver au p us pu
dont on a besoin; en politique, il enregistre les décision
,., ,. jppejie ['époque des élei lions, il indique les candidats en s]
Bam leurs opinions et leurs titres : il sert à la fois d'almanach, .1 an-
nuaire et d'agenda, el souvent il est toute la bibliothèque du squatter.
En France, le gouvernement ne se borne pas à i s gouveri
lui qui nous instruit de ce que nous avons à faire, qui nous ren-
sur ce que nous devons savoir, qui nous convoque quand nous
,1,., ï réunir: peu s'en faut qu'on ne le charge du soin de
erei de nous Bourrir. In journal esl donc pour nous un objet
de luxe : en Amérique, où il est souvent le seul lien qui rattache au
monde le colon isolé, le journal est un objet de premu -'"■•
Quand les chênes séculaires sont ton is la cognée, quand le
! \ PRESSE EN AMl.IUoi I . 2S3
feu a déblayé la plaine et que des cabanes s'élèvent où le buffle et le
daim avaient jusque-là régné sans partage, les pionniers réunissenl
leurs efforts pour bâtir La maison de Dieu. Quand, à côté du temple
achevé, s'élève la maison d'école, le village est né, mais son exis-
tence esl encore incomplète. Bientôt un homme arrive avec quelques
livres de caractères dans nue couple de caisses; cel homme .-'intitule
imprimeur, el le lendemain de sa venue il sera journaliste. Ce qu'il
aura écrit le matin, il le composera le soir, souvent seul, quelquefois
aidé d'un apprenti, de deux tout au plus; il fera lui-même le tirage,
I lui serait presque impossible de trouver un manœuvre pour
sister, el le lendemain matin deux ou trois enfans iront vendre
pour un -nu une petite feuille de papier, imprimée d'un seul côté,
dont la moitié, peut-être les trois quarts, seront occupés par les
annonces les plus diverses. L'Aigle, le Courrier ou l'Indépendant
de *** esl m': le village esl devenu ville. \pre- le temple, l'école;
après l'école, le journal, t> 1 esl l'ordre invariable dans lequel les
trois grands besoins de toute commune américaine reçoivent satis-
faction. Quand le village s'est accru el qu'un peu de loisir fail éclore
parmi irs pionniers les discussions politiques, le journal prend cou-
leur, el le pai li contre l< qu< 1 il se prononce Fail des offres à quelque
ouvrier imprimeur de la ville la plus proche. [lu second journal
esl créé, qui engage aussitôt avec son aîné une polémique achar-
née. I n troisième naîtra bientôt, qui se dira indépendant el qui
recueillera les souscriptions et les annonces des neutres el des indé-
cis. Puis, a mesure que la population croîtra et que les annonces se
multiplieront, chacun des trois journaux, au lieu île se publier tous
les buil jours, paraîtra deux luis, puis trois lui- par semaine; quel-
ques années encore, et tous les trois seront quotidiens. Voila ce qui
s'e-1 passé depuis le commencement (le ce Merle dan- les états qui
s'intitulent anciens parce qu'ils ont au moins cinquante ans d'exis-
tence; voilà ce qui se passe encore journellement dan.- les états nou-
veaux. Veut-On avoir une idée de cette rapide multiplication de-
journaux : les chiffres suivans paraitronl suffisamment éloquens. En
1775, il j avait aux États-Unis 37 journaux, dont 36 étaient hebdo-
madaires: un seul, YAdcertiser de Philadelphie, paraissait trois l'ois
par semaine, parce qu'il se publiait dans la ville où siégeait le con-
gres: vingt-cinq ans plus tard, en 1800, on comptait déjà 200 jour-
naux, dont dix-sept quotidiens; en 1810, 35S; en 182S, 812; en
is.io. i;,:.."); en 1850, 2,800, et aujourd'hui le nombre des feuilles
américaines approcherait de /i,000, si la période de calme que les
États-Unis viennent de traverser n'avait coûté la vie à quelques
centaine- de journaux, créés à l'occasion des grands débats sur la
question de l'esclavage. 11 importe de faire remarquer que cette mul-
"2S4 REVUE DES Kl 1 \ MONDES.
tiplication inouïe des journaux n'est pas due uniquement au déve-
loppement de la population et à sa dissémination sur un plus vaste
territoire; le nombre des journaux continue de -' accroître dans les
états anciens, et d'autant plus rapidemenl même que ces états étaient
déjà mieux pourvus, linsi l'état de New-York, qui avait 245 jour-
naux en ls'ri, en avait 160 en 1850. Pareil fail s'esl produit dans
la l'ensvlvanie, l'Ohio et le Massachusetts.
l.e tableau suivant, résumé des statistiques publiées par ordre du
congrès à la suite du recensemenl de 1850, permettra d'embrasser
d'un coup d'œil le développement qu'avait atteint dès-lors la pr< SSe
unéricaine :
Bxmplalna Feuilles
par ii ■ I'.t an.
J urnaux quotidiens 350 à 750,000 ou 235,000,000
— paraissant tr.'U rois l'.ir semaine. 150 75,000 11,700,000
— paraissant deux fois par semaine. 125 80,000 8,320,000
— hebdomadaires 2,000 î,875,ooo 1*9,500,000
— s. ini-Iii.ii.-u. 1.- 50 300,000 7,200,000
— mensuels 100 900,000 10,800,000
— trimestriels 25 »oo 80,000
Tulaui 2,800 à 5,000,000 ou 422,600,000
sont la de merveilleux progrès; ajoutons que la presse améri-
caine n'a point grandi -au- s'améliorer. Non- avons été sévère pour
elle, et il non- eût été facile d'accumuler les témoignages améri-
cains pour motiver une cond unnation plu- rigoureuse encore: mais
on ne saurait, sans manquer a l'équité, m- pas reconnaître qu'elle
c pte aujourd'hui dans son sein quelques heureuses exceptions,
et même qu'à la prendre en masse, elle n'e-t plus ce qu'elle était
il \ a trente an-. L'homme à qui revient l'ho sur d'être entré le
premier dans la voie du progrès existe encore, il tient encore la
plume, et c'est justice «le pavera sa verte et laliorieu-e vieillesse
le tribut d'hommage auquel elle a droit. M. Robert Walsh est né
1 Baltimore vers 17S-2. Fils d'un négociant aisé, il reçut une édu-
cation libéral^, et, -e- etud'- terminées, il vint en Europe pour
compléter son instruction. Pendanl plusieurs années, il parcourut la
Grande-Bretagne, la France et une partie du continent; il sefamflia-
risa avec la civilisation et les inouïs du vieux inonde, et il xit par-
tout le spectacle d'une presse lettrée et polie, pour qui l'observation
des convenances et la courtoisie étaient des conditions d'existence.
l'.e spectacle ne fut pas perdu pour une intelligence d'élite et pour un
esprit observateur. Revenu en Amérique en ISOS. à l'âge de vingt-
-ix ans. M. Walsh établit sa résidence à Philadelphie et se fit recevoir
au barreau. Toutefois la presse était sa carrière naturelle, et il ne
tarda point à y entrer. Immédiatement après son retour, il axait pu-
LA PRESSE EN AMÉRIQUE. *285
blié, sur le caractère et les tendances du gouvernement de Napo-
léon I", une brochure qui fit sensation aux Etats-Unis, et qui eut un
grand retentissement en Angleterre. Ce succès lui ouvrit l'entrée du
Portfolio, recueil mensuel alors l'oit eu vogue. Deux ans plus tard,
en 181 1, il publia le premier numéro de la /irrite américaine, recueil
trimestriel sur le modèle de la Reçue d'Edimbourg; mais il n'y avait
point encore aux États-Unis assez d'esprits lettrés, assez de lecteurs
d'élite pour taire subsister une publication de ce peine, et la pre-
mière revue américaine put à peine achever sa seconde année. Sans
se laisser décourager, M. Walsh fonda en I s 1 7 un recueil mensuel
consacré à la politique, à l'histoire el a la statistique, qu'il intitula
Y American Regisler, el qu'il rédigea presque seul. Enfin en I8S4 il
s'associa avec M. William Frj pour fonder a Philadelphie, sons le
nom de Gazette nationale, un petit journal du soir qui paraissait
d'abord trois luis par semaine, mais qui devint bîentôl quotidien.
M. Walsh en fui le rédacteur m chef. H y donna aussitôt l'exemple
d'un langage élégant el poli, d'une polémique courtoise, qui savait
allier la liberté de discussion avec le respect de toutes les conve-
nances, lui outre, s'inspiranl de ce qu'il avait vu en Europe, M. W alsh
ne laissa point envahir exclusivement son journal par la politique,
les Douvelles locales et les annonces; il lit une place, el une plaie
considérable, à la littérature, aux sciences et aux beaux-arts. Il ren-
dit compte des représentations théâtrales, il apprécia les livres pu-
bliés en Angleterre el aux États-1 ois dans îles articles qui attes-
taient beaucoup de savoir et «le conscience, el un sens très droil el
très ferme. C'étaient là autant d'innovations, el elles obtinrent le
succès qu'elle-; méritaient. Le public fut charmé de trouver dans un
journal une lecture instructive et variée; il fallut agrandir le tonnât
de la Gazelle nationale, qui compta bientôt plu-- d'abonnés qu'au-
cun journal de Pensylvanie, et qui commença même à se répandre
dans les états voisins. C'est le premier et presque le seul exemple
d'un journal américain qui ait trouve des lecteurs en dehors de l'état
dans lequel il se publiait. Pendant quinze ans. M. Walsh dirigea la
Gazette nationale, et le succès de ce journal ne se démentit point.
En 1837, obligé de se rendre en Europe pour rétablir sa santé alté-
rée, M. Walsh vendit sa part de propriété; il est venu se fixer en
France, et après avoir été longtemps le correspondant parisien du
National fntelligencer de Washington, il est aujourd'hui le corres-
pondant très lu et très goûté du Journal du Commerce de New-York.
Le succès de la Gazette nationale fut contagieux: il apprit au pu-
blic qu'un journal pouvait être une œuvre honnête, sérieuse et utile;
il apprit aux écrivains que, pour arriver à la popularité, s'adresser
à l'intelligence valait mieux que flatter les passions; il rendit le pu-
286 r.i.u i m 5 Dl i \ UONOl -.
blic plus exigeant et les écrivains |>lu> sévères pour eux-mêmes. H
fut donc véritablement le point de dépari d'une réforme de la presse,
el l'opinion publique ne s'j est pas trompée : elle associe invariable-
ment le nom de M. Walsb avec l'amélioration qui s'esl produite <l:ni>
le ' >ii el les habitudes de la presse depuis trente ans. Ces! a New-
ïork que M. Walsb trouva ses premiers Imitateurs. Trois jeunes
gens tir talent, MM. Charles King, James Hamilton et Gulian <i. Ver-
plank, B'associèrenl pour fonder lf New-York American, qui se
maintint pendant vingt ans an premier rang par l'habileté et l'ho-
norabilité il'1 sa rédaction, et qui exerça par contre-coup la plus sa-
lutaire influence -m- le- autres journaux de New-York. M. Charles
King, <[ni fii .- 1 \ .lit toujours été le rédacteur en chef, et qui en fiait
resté If seul propriétaire, l'a réuni en mars 1845 au Courier and
Jaquirer, qui est aujourd'hui une des feuilles les plus accréditées el
les plus répandues des États-1 nis. \ Philadelphie, l'héritage de
M. Walsb a ri" recueilli par M. Joseph Val, ne en 1m>7, dans If
\ ■ Hampshire, mais qui vint de bonne heure s'établir en Pensyl-
vanie. M. Neal prit en 1 *s :*. I la direi Li lu Pensyloanien, « I < > 1 1 1 il fit
en très peu de temps le journal le plus influent de l'état par un ta-
lent polémique qui unissait l'éclat et la vivacité à une extrême cour-
toisie. \u bout de treize ou quatorze ans, M. Neal, donl la santé
avait succombé à l'excès «lu travail, s'est retiré du Pensylvanien
pour se borner a la direction d'un recueil littéraire auquel sa grande
réputation a assuré aussitôt la popularité. Citons encore, comme
ayant appartenu à la même école, un journaliste du sud, I'. 11. Cruse,
aé a Baltimore en 1793 et mort du choléra en |s:;->. \i. Gruse
tait destiné au barreau, mai- nu penchant irrésistible l'entralnail
\ - la carrière des lettres. Il délaissa le <lr"it pour l'étude approfon-
die de l'antiquité, et quoiqu'il n'ait éoril que dans les revues et les
journaux, il a laissé aux États-Unis la réputation d'un des écrivains
les plus purs que l'Amérique ait produits. Il fut pendant près de
di\ ans le rédacteur en chef de Y Américain de Baltimore, auquel pol-
irait son ami Kennedy, comme lui déserteur du barreau, quis'esl
l'ait connaître par des romans historiques avant «le devenir un homme
politique influent.
I es écrivains que oous venons île nommer appartenaient au parti
whig. Dans les rangs opposés se trouve le poète W. •'.. Bryant. Ne
eu 1794 àCummington, dans le Massachusetts, Bryant vint s'éta-
blira New-York eu lS-J.i, et débuta dans la Revue de New-York,
pour laquelle il écrivit plusieurs de ses poème-, et des articles de
critique. En IS27, il devint un des propriétaires el le rédacteur en
chef de V Evening-Posl, fonde au commencement du siècle par Ha-
milton et Walcott pour être l'organe dirigeant des fédéralistes et
LA PRESSE EN AMERIQUE. 287
des whigs leurs héritiers, et dont Bryant lit bientôt le journal le plus
important <lu parti démocratique. Bryant suivit dans Y Evening-Posl
l'exemple donné par M. Walsh dans la Gazette nationale; il lit une
place considérable à la littérature, il s'associa même en 1832 le lit.—
térateur Leggett, afin de pouvoir se consacrer exclusivement à la po-
litique. Depuis trente ans en effet, Bryant a pris une part très ac-
tive a toutes les luttes politiques, el il a exercé une incontestable
influence sur l'opinion. Épousanl avec ardeur les opinions démoefat-
tiques dans ce qu'elles avaient de plus absolu, il a été l'ennemi
acharné de la banque des États-1 ois, l'adversaire du pouvoir cen-
tral el de -es prétentions a diriger lui-même des entreprises d'utilité
publique, ei le défenseur de la liberté illimitée des échanges. Seule-
ment la vigueur et la droiture de sou espril l'ont toujours élevé au-
dessus des passions et des préjugés de son parti, et il n'a cessé de
réclamer, même pour ses adversaires, la plu- entière liberté de dis-
cussion. 11 a donc été conduit a combattre bien souvent ce qui est
et ce qui demeurera aux États-1 nis le Héau de la liberté, a savoir la
tyrannie île la majorité, qui ne se contente pas de faire prévaloir sa
volonté, mais qui veut trop souvent étouffer la voix du parti opposé.
Il est demeuré pur de toutes les intrigues où sont trop souvent en-
trés des publicistes de son opinion, el avec un talent hors ligne qui
aurait justifié toutes le- prétentions, avec une influence «pie per-
sonne ne conteste, il n'a jamais voulu être qu'un simple écrivain. Le
stvle de Bryant est clair, vil', anime: mai- c'esl a une évidente sin-
Cérité et a un accent de profonde conviction (pic ses articles doivent
surtout leur succès et leur autorité.
Pour clore la liste des écrivains qui se sont fait nu nom dans la
presse américaine, il nous faut mentionner encore Nathaniel I'. Wil-
lis et M"" David Lee Child. Tous deux sont avant tout des littéra-
teurs, mais c'est à la presse quotidienne qu'ils ont dû lem
N.-P. Willis, né en 1S07, a l'ortland, dans le Massachusetts, n'avait
écrit encore que dans les magasines lorsqu'il entreprit un voyage
en Europe. Il parcourut successivement la France, l'Italie, la Grèce,
I" \sie-Mineuiv. et revint en Angleterre, OÙ il séjourna deux ans. Pen-
dant cette longue absence, il adressa au Miroir de New-York, s
le titre de Coups de Crayon sur la route (Pencillings bij the way),
une série de lettres ou d'impressions de voyage qui eurent le plus
grand succès. Réunies en volumes, ces lettres ont été goûtées en An-
gleterre presque autant qu'aux Ktats-I nis, et ont eu plusieurs édi-
tions. \1. Willis est aujourd'hui le directeur de la Feuille du Foyer
[Home Journal . journal hebdomadaire qui se publie à New-York et
qui est consacre presque exclusivement à la littérature. Mme Child a
débuté dans les lettres en 1824, sous le nom de miss Lydia Francis :
288 REM E ni - M l \ U0N01 S.
elle c'avait pas encore vingt ans. Elle a i m l > 1 i * • d'abord des romans,
ffobomok, les Iteùels, el un assea grand nombre d'ouvrages de mo-
et d'éducation. Devenue M"" Cbild, elle Buivit son mari à New-
ïork, et dans l'été de 18A1 elle commença une Bérie de lettres
hebdomadaires dans le Courrier de Boston. Ces lettres, imitation
américaine du courrier de la semaine de quelques feuilles pari-
siennes, étaient une chronique de New-York, mais avec une ten-
dance morale très manifeste. Elles roulaient sur tous les thème
que | »* - ■ 1 1 suggérer a un esprit élevé, Bincère et légèrement u to-
piste 1'- tableau d'une grande ville à une époque de fermentation
politique <-t religieuse. Par leur grâce familière et leur vivacité pi-
quante, les Lettres de Mew-ïork charmèrent le public: elles furent
reproduites par des journaux de tous les états et de toutes les nuances,
elles furent longtemps l'événement de chaque semaine. Réunies en
volumes, elles u'ont pas «mi moins «If Buccès >"u> cette forme : il
s'en vendit n i i i ^ t mille exemplaires en deux ou trois ans, el aujour-
d'hui encore elles sont fréquemment réimprimées.
on vient de Buivre l'histoire politique do la presse américaine
jusqu'à .-.i dernière période. C'est sui les conditions présentes <\<'
cette forme de publicité aux Etats-! ois que doit maintenant se por-
tei outre attention.
II.
Il existe aujourd'hui dans les états riverains de l'Atlantique el
dans toute la Nouvelle-Angleterre des journaux sérieux, faits avec
honnêteté, sinon avec un grand talent, el qui ont, i hacun dans on
cercle d'action, une incontestable importance. \ New-York, nous
citerons le Courier and Lin/ tarer. \e Journal of Commerce, le Com-
mereial Advertiser, VEvening Post;à Boston, le Courier et ['ÂlU
Philadelphie, V United norlh américain (Jnzette et le Ledijer. aucune
des feuilles que nous venons de nommer a'-a cependant, soil comme
organe poUtique, soil comme entreprise commerciale, l'importai
des grands journaux de Londres nu de Paris, et n'exerce, a beau-
coup près, une action aussi directe et aussi puissante sur l'opinion
publique,
La cause de cette infériorité inévitable, on le sait déjà, t î * - 1 1 1 a la
constitution poUtique du pays. Bien que les Etats-I uis forment une
nation homogène, ils sont avant tout une agrégation de petits états,
dont chacun a sa métropole particulière i t son foyer d'activité. 11
en résulte qu'aucune ville n'a uni' influence un peu sérieuse au-
delà d'un certain rayon, et surtout qu'il n'j a point de capitale en
qui viennent se résumer les forces vives du pays, et d'où puisse
LA PRESSE EN AMI Rlt.U E. 289
partir en retour une impulsion prépondérante. Les journaux de
Washington, où réside le président et où siège le congrès, doivent
à eur position particulière certains avantages et certaines charges;
nuis, a tout prendre, l'importance de ces journaux s'efface devant
celle des principales feuilles des grandes villes du littoral. 11 est
même à remarquer que le gouvernemenl américain n'a point jus-
qu'ici éprouvé !«• besoin d'un organe officiel et n'a attribue à aucun
journal le rôle qui en France est l'apanage du Moniteur. Tout au
plus peut-on dire qu'il existe une feuille semi-officielle. Cette si-
tuation a longtemps appartenu au National Intelligencer, dont l'éta-
blissement remonte à 1800, à l'installation même du gouvernemenl
rai dans la capitale nouvellement fondée, et qui fut crée pour
exposer et défendre la politique léguée par Washington à ses pre-
miers successeurs. Malgré son origine fédéraliste et sa prédilection
incontestable pour les whigs, Le National Intelligencer a conservé
pendant près de quarante ans des rapports plus ou moins étroits
avec la présidence; mais en is-ji». après la complète disparition des
hommes qui avaient débuté dans la politique sous les auspices des
fondateurs de la confédération, lorsque les partis se dessinèrent
d'une façon plus tram liée et que la faveur populaire sembla bannir
pour longtemps les whigs du pouvoir, les démocrates, victorieux
avec le général Jackson, voulurent avoir a Washington un organe
qui leur appartint exclusivement, et te Télégraphe fut fondé a ci té
du National Intelligencer, qui, depuis lors, n'a plus été qu'un jour-
nal whig, rédigé avec talem et habileté, exclusivement consacré à
la politique, — OÙ l'on suit avec autant d'intelligence que d'exacti-
tude le mouvement politique et littéraire de L'ancien monde, et qui
se rapproche des journaux anglais plus qu'aucune feuille améri-
caine. Le Télégraphe, qui avait remplace le National Intelligencer
dans le privilège des communications gouvernementales, a été a son
tour dépossède en lSiS'i par le Globe, auquel ont succédé depuis
l'Union et la République. .Maintenant presque chaque présidence voit
naître un nouveau journal destine à servir d'organe au ministère.
Ce n'est pas que le gouvernement américain dispose de fonds a
l'aide desquels il puisse contribuer à l'établissement d'un journal:
mais au nombre des attributions du pouvoir exécutif est le droit de
désigner l'imprimerie à laquelle sont confiées les publications ofli-
cielles et les innombrables impressions que le congrès ordonne cha-
que année. Cette désignation équivaut à une fortune pour rétablis-
sement qui en est l'objet, et aucun imprimeur ne croit acheter trop
cher une pareille faveur en courant les chances de la fondation d'un
journal a la rédaction duquel il est assuré de voir concourir les
hommes influens du parti dominant.
TOME IX. 19
290 REVU] ni S DEDX H0ND1 S.
Placés au centre de la vie politique, les journaux de Washington
peuvent suh re exactemenl les débats du congrès, en pressentir l"s-
sue, en reproduire la physionomie : en outre ils sonl à même, pen-
dant toute la session, de recevoir les inspirations des chefs de parti,
el ils se trouvent plus facilemenl el plus vite au courant des rivalités
et des intrigues que ne manque jamais de faire naître l'approche
d'une élection présidentielle. < I«-t i<- double circonstance ni rend la
lecture indispensable aux nommes qui s'occupenl de politique, elle
leur assure une petite clientèle dans tous les états et leur donne
ainsi un caractère d'universalité que n'ont point les journaux des
autres villes. En effet, en dehors des chefs de partis qui ont inté-
suivre le mouvemenl <l«* l'opinion sur les divers points du ter-
ritoire, el qui sonl obligés de consulter assidûment les journaux des
grandes villes, personne en Amérique n'a souci de ce qui se p
< I . t n - un autre él il que le Bien, de même qu'i n Prani e personne ne
recherche les journaux du départemenl voisin. C'esl à point- si les
feuilles «If-, villes les plus considérables fonl exception à cette règle
i , urnaux de l!<»t<in sont lus dans la Nouvelle-Angle-
terre, parce que le Massachusetts entraîne habituelle ni du côté
ou il penche le Maine, le Vermonl et le Conneeticut; les journaux de
New- York sont assez répandus dans les états du centre et au Canada;
i de Philadelphie pénètrenl dans le sud et dans l'ouest : encore
i est-il vrai surtout dos feuilles publiées en allemand, qui trou-
vent chez les nouveaux colons un débouché assuré. I n journal de
New- York, le Herald, qui s'était posé franchemenl en défenseur de
l'esclavage, a dû a cette circonstance une clientèle assez étendue
dan- quelques villes du sud, el spécialement a Baltimore et à Char-
leston. On voit, en somme, que les journaux les plus favorisés ne
dépassent point un cercle a-- ez restreint. <>n peul résumer ainsi ta
répartition de leur tirage : six dixièmes dan- la ville nu me ou ils
se publient, trois dixièmes dans l'état, un dixième an dehors.
\ part les causes déjà indiquées, les règlements de la poste ont
contribué à maintenir à la presse américaine son caractère pure-
ment local. Jusqu'à ces dernières années, la taxe était proportion-
nelle à la distance, et le journal le moins coûteux <\f New-York serait
revenu très obéra un abonné de la Nouvelle-Orléans. Depuis is">3,
la taxe est uniforme; elle est de 1 cenl ou un peu plus de •"> rem,
pour tout le territoire des I I ■'--! ah, -an- excepter la Californie;
mai- elle n'e-t que d'un demi-cent dans l'intérieur de l'étal où le
journal se publie, ajoutez que la poste ne distribue pas les journaux
à domicile : il faut ou envoyer prendre chaque jour son journal, ou
payer aux employés des postes une rétribution supplémentaire. 11 y
a donc tout avantage sous le rapport du prix, de la commodité 1 1
LA PRESSE EN AMERIQUE. '291
de la célérité d'information, à prendre un journal de la \ille que l'on
habite, quelle qu'elle soit, de préférence aux journaux de Boston,
New-York ou Philadelphie. Ceux-ci en effet, tout en routant •_!(> ou
25 pour 100 plus cher, sonl nécessairement en retard sur les feuilles
locales, qui se font expédier par le télégraphe les nouvelles impor-
tantes, les cour- des fonds publics et 1rs mouvemens des marchés.
P( ur la majorité des habitans, les affaires locales ont d'ailleurs plus
d'intérêl el d'importance que le- nouvelles du dehors, e1 même que
la politique fédérale. La meilleure preuve qu'on en puisse donner,
c'esl qu'il n'j a pas un seul journal qui n'accorde plus d'atten-
tii i/ el plus oV place aux débats de la législature de l'étal qu'aux
discussions du congres. Les journaux de Washington -ont [es seuls
qui publient régulièrement et in extenso les débats du congres : les
journaux des autres villes se contentent d'une analyse qui leur esl
envoyée par le télégraphe, el qui, dans les occasions les plu- graves,
ae il p guère une colonne. Seulement, quand il s'agit d'une de
ces questions brûlantes qui ont le privilège do remuer l'opinion,
Us manquent rarement de reproduire, d'après les Feuilles do Wa-
shington, les discours do hommes considérables.
On doit Comprendre maintenant que si, aux États-1 ais, aucun
journal n'a pu prendre le rôle ni acquérir l'importance dos grands
journaux européens, cola tient surtout aux condition- toutes spéci
dan- lesquelles la presse américaine se trouve placée. Joignez-j une
Qoncurrence rendue très active par L'absence de toute entrave "légis-
lative et de tout impôt, et la facilité de fonder un journal sans une
avance de Fonds considérable. New-York, qui. avec ses Faubourgs et
Brooklyn, présente une agglomération de 700,000 âmes, compte
quinze journaux quotidien-, c'est-à-dire autant que Paris et Londres.
Ces quinze journaux distribuent 130,000 Feuilles par jour: six jour-
naux a un et deux cents entrent pour les deux tiers dan- ci' chiffre;
ce qui no permet pas d'élever au-dessus de quatre ou cinq mille le
tirage moyen des meilleurs journaux de New-York. Boston, avec
140,000 âmes, compte douze journaux quotidiens: Philadelphie,
avec 340,000, en compte dix. et Baltimore six. avec 170,000. On
peut évaluer a 15,000 numéros le tirage maximum des deux princi-
paux journaux de Philadelphie; aucun journal de Boston n'a une
vente supérieure a lu, itou exemplaires. Dans les état- du sud, où la
population est beaucoup moins dense, et où elle est pour moitié dans
les lions de l'esclavage, les journaux sont à la fois beaucoup moins
nombreux et beaucoup moins répandus qu'au nord. En somme, au
témoignage de M. Horace Greeley, directeur de l'un des principaux
journaux de New-York, on ne saurait évaluer au-delà d'un million
de feuilles par jour le tirage total des deux cent cinquante journaux
292 REVUE DES DEl \ K0ND1 B.
quotidiens des Êtats-1 ois, ce qui d an tirage moyen de 4,000 nu-
méros par journal.
Uec un. • clientèle aussi peu considérable, les journaux améri-
cains, obligés parla concurrence à se vendre bon marché, ne peu-
venl faire que de faibles recettes el disposenl de très peu de res-
sources, hissi les conditions faites aux écrivains ne sont-elles pas
, ,,,,,,. :1 retenir dans la presse les hommes à qui leur talenl peut
,lU\ i ir i autre carrière. Le directeur d'un journal influenl <\<' New-
York, interrogé i Londres en Is.M par la commission d'enquête
sur le timbre, déclarait qu'il connaissait un écrivain en possession
d'un traitèmenl de »'><>" livres sterling, mais que c'était une excep-
tion : il évaluail >\<' L00 livres à 500 le taux ordinaire des traitemens
dans les principaux journaux. Pour apprécier combien esl faible ci tte
rémunération d'un travail toul intellectuel, qui exige des connais-
sances étendues el certaines aptitudes spéciales, il suffiï de se rappe-
ler que le taux des salaires aux États-1 nis esl de beaucoup supé-
rieur a ce qu'il esl en Europe. I n écrivain attaché a la presse gagne
moins à New-York qu'un ouvrier mécanicien ou <p''1111 ébéniste un
peu habile. Lesj naux a bon marché, introduits, il j a vingt ans,
aux Êtats-1 nis par une révolution toute semblable à celle qui s'ac-
complissait, a la même époque, dan- la presse française, d'j onl ;
comn h France, amélioré la condition des écrivains. Il esl pro-
bableq ;'esl de leur initiative que viendra cette réforme, mais elle
oe se réalisera pas >\>' quelque temps, parce que ces journaux sont
encore à l'état d'exception, el surtout parce qu'ils s'adressent à un
public spécial, qui n'a aucune exigence littéraire.
Le prix ordinaire des grands journaux quoditiens était, jusqu'en
[833, de 6 cents 31 centimes 1 2) par uuméro. \ ce prix, un
journal qui avait un millier d'abonnés el quelques ani ces suffi-
sail a ses dépenses. D'une industrie qui ue donnail que des profita
très médiocres, mais où les chances de perte étaient à peu près uujles,
les journaux a bon marché onl fail une industrie précaire, mai- on
,1 esl possible de réaliser de grands bénéfices. Leur concurrence a
obligé les grands journaux à réduire leur prix à 3 ou à 'i cents, et
meme un peu au-dessous, pour les personnes qui s'abonnent aux
313 numéros de l'année à raison de s ou de L0 dollar-. \ vrai dire,
l'abonnement, qui était autrefois la règle générale, est aujourd'hui
l'exception. C'est là le changement le plus radical apporté par les
journaux a bon marché dans la situation de la presse américaine,
autrefois toute personne domiciliée dan- une xille et un peu connue
recevait un journal sur sa simple demande; hors de la ville, il suffi-
sait de consigner d'avance au bureau de poste de sa résidence le port
«In journal pendant un trimestre. La grande majorité des abonnés
LA PRESSE EX AMERIQUE. 203
n'acquittaient le prix de leur abonnement qu'à la fin du trimestre,
souvent même pas avant la fin de l'année. Cet état de choses entraî-
nait pour les journaux de, très graves inconvéniens : la nécessité de
l'aire des avances considérables, une grande irrégularité dans les re-
cettes, et des pertes fréquentes. Nombre d'abonnés, par oubli ou par
mauvaise foi, faisaient banqueroute au journal. On spéculateur in-
telligent s'avisa qu'en substituant à l'abonnement la vente au nu-
méro, un dispenserait un journal de tons Irais d'administration inté-
rieure, de toute écriture et de toute comptabilité, et on le mettrait à
l'abri des non-valeurs. Réduire le pri\ à la dernière limite du bon
marché pour attirer l'acheteur, ne demander à une vente, même con-
sidérable, que de couvrir les frais généraux, et attendre son bénéfice
uniquement ries annonces, tels lurent les principes qui présidèrent à
cette transformation de la presse: mais pourrait-on, en réduisant le
prix des journaux, compter sur un accroissement considérable dans
le débit '.' Cet espoir était permis aux États-1 nia plus que partout ail-
leurs à raison de deux circonstances spéciales, — la diffusion de
l'instruction primaire et le suffrage universel. Dans un pays où
tout le inonde sans exception .sait Lire et écrire, et OÙ tout le monde
est électeur, la lecture d'un journal est un besoin de première
nécessité; on peut même «lire que c'est un besoin plus impérieux
pour les classes inférieures que pour les classes élevées, attendu
que le journal seid peut guider les premières dans l'exercice de leurs
droits politiques. Les faits d'ailleurs ont répondu. Les 700,000 lia-
bit ; 1 1 1 - de New-York et des environs absorbent 130,000 exemplaires
des journaux quotidiens, c'est-a-dire qu'un citoyen sur trois achète
OU reçoit un journal. Les feuilles du matin sont obligées d'avoir ter-
miné leur tirage pour l'heure à laquelle les ouvriers vont déjeuner,
parce que la lecture du journal est pour ceux-ci l'assaisonnement
indispensable du premier repas.
Le succès récompense rarement les inventeurs: les premiers jour-
naux qu'on essaya de fonder à I cent le numéro ne parvinrent point
à vivre: une nouvelle tentative, en portant le prix à 2 cents, fut plus
heureuse et provoqua des imitations. Le Herald et quelques autres
feuilles réussirent à faire une concurrence victorieuse aux journaux
d'un prix élevé, et. quand ces feuilles mêmes eurent pris racine, elles
virent naître un concurrent h 1 cent, le Sun, qui se fit à son tour la
part du lion. C'était là une spéculation hasardeuse, s'il en fut. Quoi-
que le Sun ne donnât que quatre pages d'impression au lieu de huit,
le bénéfice sur chaque feuille vendue était tellement faible, qu'il fal-
lait une vente régulière de 40,000 numéros pour couvrir les frais gé-
néraux de l'entreprise. Comme le Sun est arrivé à une vente moyenne
de 43 à 45,000 numéros, les annonces ont afflué dans ses bureaux,
294 RBl I I- Dl S Ml t BONDI s.
el il a fait la fortune de ses heureux fondateurs. On a vu pour ta pre-
mière fois aux État— I ni- un journal assez riche pour se loger chez
lui. La construction de l'immense édifice où Le Sun a installé ses ate-
liersel ses bureaux a coûté 500,000 francs. Vprès B'ètre enrichi, le
propriétaire du Sun, M. Benjamin l>a\, l'a vendu 250,000 dollars
(1,250,000 francs), et ce prix n'a point paru excessif, puisque la
vente quotidienne du journal couvre les dépenses et que les an-
nonces, qui presque toute- sont affermées à l'année, donnenl un bé-
néfice net de 1,500 francs par jour de publication, c'est-à-dire d'en-
viron 500,000 lianes par an.
os approcher de pareils résultats, les journaux à 2 cents sont
également des entreprises lucratives. Comme le Sun, ils attendent
des annonces tout leur bénéfice, mais il- s'imposent pour la ré-
daction des sacrifices beaucoup plus considérables. Les deux plus
prospères sont le Herald et In Tribune, qui, outre l'édition «lu ma-
tin, publient une édition «lu soir et une édition hebdomadaire, et
dont le tirage total, sous ces diverses formes, s'élève jusqu'à 20 el
n> numéros. Lu Tribune, rédigée par M. Horace Greeley, date
de 1841. !-'■ Il avril 1853, jour où elle accomplissait sa douzième
année, elle a pris le Format des plus grands journaux de New- York,
c'est-à-dire qu'elle a paru sur huit pages, et ses propriétaires, en an-
nonçant ce changement, déclaraient «j n< • le coût seul du papier but
lequel ils imprimaient leur journal dépassait La valeur de l'abonne-
ment. C'est donc uniquement le produit des annonces qui coui re les
frais de rédaction et d'impression, ainsi que toutes les dépenses de
L'entreprise. On rattache généralement lu Tribune au parti whig; mais
elle est avant tout L'organe des doctrines socialistes. Elle a été long-
tem] il assidu du fouriérisme, et il n'est guère d'utopie venue
d'Europe qui ne trouve dans ses colonnes un accueil empressé. Le He-
rald esl aujourd'hui avec le Sun le doyen «!<■ la presse h bon marché;
mais ce n'est point à cette circonstance qu'il doit d'être incontestable-
ment le journal américain le plus connu et le seul répandu en Eu-
rope. Le procédé employé par Bon fondateur a été des plus sim-
ples : -ans attendre les abonnemens, sans réclamer un échange que
Les exigences de la poste auraient rendu difficile et onéreux, il a
adressé gratuitement son édition hebdomadaire aux principaux jour-
naux d'Europe, aux clubs et aux cercles en renom. Il a poussé l'obli-
geance plus loin : il a l'ait pour l'Europe un tirage spécial <!<• cette
édition, afin d'j introduire un résumé des nouvelles américaines de
la semaine, condensées avec soin. Les journaux sont œuvre d'im-
provisation, on j aime la besogne facile et surtout La besogne toute
laite : le- écrivains européens, généralement peu au courant des af-
faires américaines, ont transcrit purement et simplement les résu-
LA TRESSE EN AMERIQUE. 295
mes du Herald en citant le journal auquel ils faisaient cet emprunt.
Quand ils onl eu «1rs jugemens à porter sur ce qui se passait aux
États-1 nis, c'est dans le Herald qu'ils mit puisé leurs renseignemens,
ce -oui ses opinions qu'ils onl adoptées ou combattues. Comme il n'y
a guère que les journaux «le Liverpool qui s'imposent la dépense de
Caire venir des journaux américains, le Herald s'esl trouvé la seule
feuille des États-1 nisdont le oomse rencontrât jamais dans les feuilles
européennes. Or (mis les articles où il étail question du Herald, qu'ils
fussent laudatifs ou désapprobateurs, onl toujours été soigneusement
reproduits dans les éditions américaines du journal, afin de constater
qu'il est lu et discuté au-delà de l' atlantique, et de diminuer, pai" le
prestige de cette aotoriété européenne, le discrédit dont il est frappé
aux États-1 nis. Le Herald en effet, malgré son incontestable suc-
cès, n'a point d' autorité, et, tout en taisant la pari «le l'inimitié et de
l'envie dans un pays de concurrence acharnée, il tant bien dire que
l'opinion générale ae lui esl point favorable. Il doit cette sévérité
ou cette injustice aux nombreuses excentricités qui <>nt signalé les
premiers temps de son existence, excentricités qui onl contribué à
son succès ''H éveillant la curiosité el en attiranl de vive force l'at-
tenti mais qui dépassaient souvenl les bornes dos convenances et
du respect qu'on doil au public. En outre, le caractère agressif du
fondateur du Herald, II. lames Gordon Bennett, lui a valu de nom-
breuses el désagréables querelles, donl l'éclat fâcheux a rejailli dé-
favorablement sur le journal (1). Néanmoins on 'luit reconnaître
que le Ife/nld a rendu de grands services à la presse américaine;
il l'a tirée violemment de sa torpeur el de sa somnolence, el c'esl
à lui qu'elle doit une bonne partie des progrès qu'elle a faits de-
puis vingt ans. M. Bennett, quelle que soit sa valeur morale, sur
laquelle nous n'avons pas à nous prononcer, est incontestablement
un homme d'espril et d'initiative aussi bien qu'un journaliste habile.
Ce n'est point seulement à loue d'audace el d'excentricité qu'il a
conquis des milliers de lecteurs et un succès croissant, c'a été sur-
tout en déployanl une infatigable activité et en accomplissant des
tours <le force analogues à ceux de certains publicistes anglais. Il a
su hardiment el a propos jeter l'argent par les fenêtres pour avoir
la primeur des nouvelles importantes, pour donner en entier des
dominons dont les autres journaux n'avaient que de maigres ana-
lyses; c'est lui qui a imaginé d'envoyer des bateaux à vapeur au-de-
vant des paquebots européens, obligés d'aller loucher à Halifax avant
de venir a New-York; c'est lui qui a fait du télégraphe électrique
(l) Voyez, dans la Reuue des Deux Mondes du 1" juin 185G, l'article intitule .1/
et Caractère du Journalisme américain,
296 BEVUE l>ES DEC! MONDES.
le collaborateur principal des journaux; c'est lui enfin qui a orga-
nisé le premier, 9ur une vaste échelle, tout un réseau de corres-
pondances. Tous les propriétaires de journaux américains sonl en-
trés dans cette voie, mais c'est à lui que doil rester l'honneur de
l'avoir ouverte. Les excentricités sonl demeurées; on peul extraire
de ses colonnes bien des vanteries bouffonnes el bien des diatribes :
ce cynisme el ces hâbleries sont, il faul le dire aussi, rachetés par
un esprit vif et mordant, une verve railleuse, un grand fonds de
bon sens écossais; le Herald a f.iit souvent une guerre heureuse aux
rêveries socialistes ou mystiques des deux continens, aux exagéra-
tions puritaines, aux hypocrisies de l'abolitionisme américain. En
politique, il n'a d'autre couleur que le succès, mais tel est le cas
de la majeure partie des journaux américains : c'est ce qu'on appelle
être indépendant.
Il serait fort malaisé d'établir le budget d'un journal américain,
parce que la quotité <U-> recettes el la nature des dépenses varient à
l'infini suivant les localités. Le prix d'abonnement des journaux de
premier ordre est de 8 et I" dollars 13 fr. :).<i et .">'i Dr.), non com-
|n is les frais de poste, qui sont a la charge de l'abonné. C'esi un prix
plus élevé que celui des journaux français, puisque les feuilles amé-
ricaines ne publienl que SIS numéros par an et Bont exemptes de
tout impôt, tandis que les feuilles parisiennes publient :5»>o numé-
ros et -"Ht assujetties au timbre, <|ui représente un tiers de la somme
payée parle public. L'abonnement auxjournauxà2centsest de 6 dol-
lars. Le paiement en est maintenant exigé d'avance, mais l'abonne-
ment est, mi le -ait. devenu L'exception, an moins à L'intérieur des
villes. Il j a dans chaque quartier des agens qui prennent à forfait un
certain nombre d'exemplaires des journaux et qui bc chargent de les
placer, soit qu'ils les fassent crier dans la rue, soit qu'ils \< s colportent
a domicile. Les Le» leurs préfèrent s'adressera eux, surtout dans Les
classes inférieures, parce qu'il Leur est plus facile il»' faire tous les
jours la dépense de 1 ou 2 cents que de payer en une fois le prix de
l'abonnement, et parce que Les agens se plienl aux habitudes et aux
exigences particulières de leurs pratiques. De leur côté, lès jour-
naux ont intérêt à favoriser un système qui simplifie Leur comp-
tabilité, qui leur assure une recette quotidienne et leur épargne
les frais de distribution. Du reste, quelque rigoureuse économie
qu'ils apportent dans Leurs dépenses, Le produit de l'abonnement mi
de La vente représente à peine ce <m'il> donnent au publie, et le plus
sou\eiii même ne corn re pas Les irais matériels. Ce sont les annoi
qui se chargent de' combler Le déficit et de rendre un bénéfice pos-
sible. Viis-i les annonce^ tiennent-elles La première place dans Les
feuilles des Êtats-l ois comme dans les habitudes du publie aineii-
LA TRESSE EN AMEBIQI K. 297
cain. Nous ne saluions nous faire une idée du développement qu'ont
pris les annonces au-delà de l'Atlantique. On se récrie bien souvent
sur la prodigieuse quantité d'annonces que publienl les journaux
anglais, et 1rs huit pages que le Times distribue à ses abonnés en
sus (le leur numéro régulier paraissent la dernière limite du pos-
sible Cependanl on n'évalue pas à plus de 2 millions par an le nom-
bre des annonces publiées par tous les journaux anglais réunis, et
eu portant à 10 millions le nombre de celles que publient annuel
ment 1rs feuilles américaines, on esl plutôt au-dessous qu'au-dessus
de la vérité. Non- ne saurions trop le répéter, les journaux améri-
cains n'existent que par les annonces el que pour elles. On n'en
trait juger par les numéros des feuilles de Boston ou «lé New-York
qui parviennent en Europe. Les journaux a 2 cents donnent à l<
lecteurs quatre pages de matière et quatre pages d'annonces; les
journaux a I cenl consacrenl aux annonces trois pages sur quatre.
\ mesure que l'on s'éloigne des bord, de l'Atlantique, où le public
a certaines exigences littéraires <i où la concurrence commande
d'offrir quelque pâture au lecteur, la pan faite aux annonces va
toujours en augmentant. Urnsi Saint-Louis du Missouri, ville de
44,000 aniés éi métropole d'un état, possède un journal quotidien
plus grand de formai que lé Times, imprimé en caractères beaucoup
plus serrés el plus fins, mais qui esl tout entier, sauf quatre co-
lonnes, envahi parlés annonces. Du reste, cette multiplication pro-
digieuse «lé- annonces s'explique par l'absence de tout autre moyen
de publicité et par un bon marché extrême. I ne annoncé de quatre
lignes coûte 25 cents la première lois, et elle peul être répétée indé-
finiment a raison de 12 cents par l'ois. Des arrangemens intervien-
nent en outre entre les habitués et le journal, et il n'est pas rare
dans l'ouest de voir le prix des annonces acquitté en nature, dépen-
dant le modo lé plus usité parmi les cou rcans et les industriels
consiste à louer à l'année un emplacement spécial, et toujours le
même, dans mi journal. Le locataire dispose souverainement de l'es-
pace qui lui est attribué par son marché; il peut l'aire usage d'une
petite vignette représentant un bateau à vapeur, un cheval, une
charrue, une botte, suivant qu'il est armateur, éleveur, mécanicien
ou bottier. 11 peut l'aire imprimer son annonce en renversant les
caractères de telle sorte qu'il faille retourner le journal pour la lire,
ou diagonalement, la disposer en losange ou en rond, la rédiger en
prose ou en vers : c'est pour lui une affaire de goût, et le journal, à
qui ces fantaisies rapportent le plus clair de son revenu, n'a garde
de les décourager.
Si, dans les dépenses des journaux américains, les frais de ré-
daction entrent pour une très faible part, les frais matériels sont
298 RK\l 1 Dl - M I X M" Mil ».
assez considérables l . I ne des plus fortes dépenses des journaux
américains leur est imposée par les innombrables dépêches télégra-
phiques qui en remplissent les colonnes. En vain les tarifs du télé-
graphe sont-ils infiniment moins élevés aux États-1 nis qu'en Eu-
rope, les Irais demeurent très considérables. Les cinq journaux à
2 rritts de New-York se sont associés pour recevoir en commun l'ana-
lyse des débats du congrès de Washington, le compte-rendu des
séances de l'assemblée législative à Ubany, le résultat des élec-
tions, etc., el la dépense s'élève annuellement a 100,000 doll
soit plus de 500,000 francs. Cela ne dispense pas chaque journal de
isacrer il''- sommes très fortes aux dépêches particulières qui lui
sont expédiées par ses coi respondans. Comme les paquebots anglais
doivent toucher a Halifax avant de venir a New-York, !>■- feuilles
il.' cette dernière ville envoient a irai- communs on séparémenl des
bateaux a vapeur attendre les paquebots à la hauteur de Terre-
Neuve, pour rapporter directement a New-York les paquets a leur
adresse. Il D'est guère de journal américain qui n'entretienne a Ha-
lifax un correspondant chargé il'- lui transmettre par le télégraphe,
aussitôt après l'arrivée de chaque paquebot, l'analyse des nouvelles
d'Eui
\piv- les dépêches télégraphiques, la dépense la plu- considé-
rable des journaux des États-I nis est leur i"i respondance. Non seu-
lement il- oui >ui- les points principaux du territoire des correspon-
dans, avec mission de recourir au télégraphe et d'écrire chaque fois
qu'un événement se produit, mais ils en ont également en Europe h
dans toutes les villes un peu importantes 'l'- I' Amérique du Sud. Les
journaux anglais se contentent des nouvelles du continent européen :
un journal américain est comme un panorama du monde entier, il
(t) 0« nous p I pan menl -. Le
-
tint qu'il ne parait-, U est en général d'une nna '•• > l'œil el pu
'tir l'impres i ^ fin, est Urajonn f"rt lisible; l'im-
pression est nette et d'une belle i I d'autant pins grand] qu'il s'aug-
mente de la difficulté vaincue. La ooncurri ition d'un tirage
aement lapide : il faut pouvoir mettre eu Tente une a une troii
édition une heure au plus tard après l'arrivée d'un paquebot d'Europe on la réception
d'une u uv. U,- iniportante. Aussi, SOUS ce rapport, les journaux des Et its-l nis laissent
loin i - européens et l< / n !.. -mi / I ibune et le
Bera ut de presses à cylindres horizontaux qui impriment régulièrement
lo,ooo exemplaires ■ l'heure; mais les presses du Sun, qui paraissent jusqu'ici le der-
nier mot de la mécanique, peuvent tir.-r jusqu'à îo,ooo feuilles a l'heure, 't le tirage
moyen de ces presses n'est jamais au-dessous de 1S,000 feuilles. Elles impriment donc
de 5 à G feuilles par seconde : c'est une rapidité qui confond l'imagination. On n'ob-
tient de pareils résultais qu'avec des machines puissantes, d'un établissement et d'un
entretien très coûteux, et qu'au prix d'une usure tris rapide du caractère.
I..V PRESSE EN AMÉRIQUE. "299
enregistre ce qui se passe au Brésil, au Pérou, au Chili, avec autant
de soin el autant de détails que les nouvelles de Paris el de Londres,
et une lettre de Chine j lait quelquefois suite à une lettre de Con-
stantinople. Le Delta el les autres grands journaux de la \nu\elle-
Orléans publient ions 1rs jours de- nouvelles de la Californie et de
tous les points de l'Amérique «lu Sud. qu'ils se procurent régulière^
ment au prix de dépenses énormes, envoyani au besoin des exprès,
avec ordre de noliser des navires quand les moyens de transport
ordinaires manquent, ou sont trop lents. Quanl aux nouvelles trans-
atlantiques, ces mêmes journaux les publient toujours avanl l'arrivée
malles; elles leur sont transmises par le télégraphe d'Halifax,
de Boston, de New-York, de Philadelphie, de tous les pointe où peut
aborder un navire venant d'Europe.
■ multitude de correspondances et de dépêches ne contribue
pas médiocre ni à l'aspect étrange que les feuilles des États-1 nis
présentent à l'œil du lecteur européen. Rien ne diffère plus d'un
journal tramais qu'un journal anglais : cependant, avec un peu
d'habitude, on se reconnaît aisément au milieu des immenses co-
lonnes du Times ou du Chronicle; chaque matière a sa place spé1-
ciale, où l'on esl assuré de retrouver tous les jours 1rs faits du
même ordre. Rien de pareil dans les journaux américains: quand on
les ouvre, l'œil se noie dans une iiht de caractères microscopiques
où rien ne le guide, où rien ne lui sert de point de repère. Point
de classemenl méthodique des matières; aucune différence dans les
caractères employés ne vienl détacher l'un de l'antre des articles sans
rapport entre eux, et appeler l'attention sur 1rs parties importantes
du journal. Des annonces au commencement, des annonce^ au milieu,
des annonces a la lin. voilà ce qu'on aperçoit d'abord. De distance en
distance, le haut d' ! colonne est bariolé de sept ou huit litres a la
suite desquels se trouve une note d'autant de lignes; quelquefois il
s'agit simplement d'une dépêche dont on a dépecé et retourné le
texte a\ anl de le donner purement et simplement. Trois colonnes pins
loin, vous pouvez retrouver de nouveaux détails sur le même fait, ou
une variante de la même dépêche, et rien autre chose que le caprice
du journaliste ou de l'imprimeur ne peut vous expliquer pourquoi
un article est :, t » * 1 1 * - place plutôt qu'à telle autre. Quant à l'article
éditarial . c'est-à-dire a l'article qu'on pourrait appeler le premier
New-York ou le premier Philadelphie, il est toujours extrêmement
court : il est très rare qu'il excède une demi-colonne ou trois quarts
de colonne. Il est suivi d'une multitude de petits paragraphes, en-
core plus courts, qui traitent des matières les plus diverses. En re-
vanche, mie même question fait quelquefois l'objet de trois ou
quatre notes successives qu'on n'a pas pris la peine de fondre en
300 REVUE DES DEUX MONDES.
un seul article. Les nouvelles locales sont données à profusion, avec
une abondance et une minutie de détails qui impatienteraient un
lecteur français. A la suite des nouvelles locales, il est rare de ne
pas rencontrer deux ou trois listes de candidats, car les élections
sont perpétuelles : élections fédérales, élections pour l'état, pour le
comté, pour la ville; élections de députés, à'aldermen, de juges, de
collecteurs de taxes, d'inspecteurs de la voirie, etc. Un citoyen exact
et zélé a toujours quelqu'un à élire à quelque chose entre son dé-
jeuner et son dîner, et il faut que son journal lui fasse connaître les
candidats au poste vacant. Viennent ensuite des statistiques où l'on
compare les résultats des élections avec ceux des élections précé-
dentes, pour savoir qui des vvhigs ou des démocrates a gagné ou
perdu des voix. Enfin une grande place est réservée aux nouvelles
commerciales, et l'esprit pratique de la nation américaine se re-
trouve là tout entier. Rien n'est plus lucide, plus sensé, plus nourri
de faits et d'argumens que les articles où l'on rend compte du mou-
vement des valeurs, où l'on apprécie la situation des affaires. Les
nouvelles sont classées avec ordre et méthode, résumées avec une
concision qui n'ôte rien à la clarté. Quant aux variations des fonds
et des denrées sur toutes les places des deux mondes, elles sont scru-
puleusement enregistrées, parce que le moindre oubli, le moindre
retard, mécontenteraient gravement les gens d'affaires. Presque cha-
que ligne de cette partie du journal représente une dépêche télé-
graphique, et lorsqu'on voit ces cotes, qui offrent pour la plupart
l'aspect de véritables hiéroglyphes, remplir deux et trois colonnes,
et quelquefois davantage , on est effrayé des dépenses que cette
accumulation de renseignemens impose aux journaux américains.
Lorsque les diverses matières que nous avons énumérées ne suffisent
pas, avec les annonces, à remplir le journal, l'éditeur bouche le trou,
car c'est là la véritable expression à employer, avec tout ce qui lui
tombe sous la main, avec des pièces de vers, avec des citations em-
pruntées aux bons auteurs, quelquefois avec un roman, qu'il dé-
coupe en morceaux suivant les besoins de l'imprimerie. En somme, si
l'on retranchait d'un journal américain tout ce qui est oiseux et dé-
pourvu d'intérêt, tout ce qui sent le caquetage de petite ville, il res-
terait souvent assez peu de chose à lire, et un écrivain anglais avait
le droit de dire que toutes les nouvelles du plus grand journal des
États-Unis tiendraient dans une seule page du Times ou du Daily-
News.
Nous ne saurions terminer ces observations sur la .presse politique
des Etats-Unis sans dire quelques mots de sa situation morale. Ici
encore la vérité ne permet point de conclusion trop absolue. Comme
instrument de publicité, la presse américaine joue un rôle immense :
LA PRESSE EN AMERIQUE. 301
on peut dire qu'elle fait partie de la vie même de la nation, et qu'elle
est le complément nécessaire de ses institutions politiques. C'est la
presse seule qui anime et vivifie cet immense système électif; c'est
elle seule qui suscite et entretient les compétitions, sans lesquelles
les élections dégénéreraient souvent en de pures formalités; c'est
elle seule qui, en attachant une signification à des noms propres, en
associant une nomination au triomphe d'une idée ou d'un parti, ap-
pelle au scrutin les masses populaires. A un autre point de vue, le
journal n'a pas moins d'importance : lecture des classes laborieuses,
il est le grand éducateur du peuple; c'est lui qui instruit l'ouvrier
de ses droits, qui le guide dans l'exercice de ses prérogatives civi-
ques, qui le renseigne sur les hommes et les choses, qui combat et
qui trop souvent fortifie ses préjugés. Dans un pays de suffrage uni-
versel, quiconque dispose des masses est maître des destinées natio-
nales : lors donc que la majorité de la presse s'accorde à pousser la
nation dans une voie, vers la paix ou la guerre, vers l'annexion du
Texas ou la conquête de la Californie, et qu'aucun événement im-
prévu ne vient absorber l'attention publique, cette incessante prédi-
cation finit toujours par déterminer un mouvement d'opinion auquel
rien ne résiste. C'est là un pouvoir immense, mais chaque journal
n'en possède qu'une minime fraction, et qui ne suffit point à faire
un piédestal à un homme. La collaboration à un journal, même con-
sidérable, ne donne donc point aux États-Unis ce prestige qui en Eu-
rope s'attache aux écrivains politiques : elle mène rarement à l'in-
fluence, plus rarement encore à la renommée.
On pourrait citer, comme preuve de l'importance acquise par les
écrivains, la présence de plusieurs journalistes au sein du congrès:
il est certain qu'en 1851 on en comptait six dans la chambre des re-
présentans et quatre clans le sénat, ce qui est beaucoup plus signi-
ficatif; mais il est douteux que ces représentans et ces sénateurs
aient été élus uniquement comme écrivains. En outre, la carrière
politique est aux Etats-Unis la moins fructueuse de toutes; elle ne
tente guère ceux qui ont une fortune faite, et encore moins ceux qui
ont une fortune à faire. Dans les états nouveaux, on est quelquefois
embarrassé pour trouver quelqu'un qui veuille quitter tous les ans
sa famille et ses affaires pour aller, à trois ou quatre cents lieues,
siéger au congrès, et quiconque veut bien consacrer son temps à
la politique est sûr d'y arriver promptement à la situation de chef
de parti. Seulement, s'il est aisé de devenir une notabilité sur les
bords de l' Illinois ou de l'Arkansas, il faut franchir encore bien des
échelons avant de faire entendre sa voix de la confédération entière,
comme les Clay, les Calhoun et les Webster. Entreprise toute per-
sonnelle, le journal aux États-Unis n'a d'autorité et de valeur que
302 REVUE DES DEIX MONDES.
celles qu'il reçoit de l'écrivain qui est le principal rédacteur, et ce-
lui-ci à son tour est jugé sur son œuvre. Dans les plus grandes
villes, un homme de mérite qui conduit habilement et honnêtement
un journal est sûr d'obtenir l'estime et la considération, mais il arri-
verait plus vite à la notoriété et à l'influence par la chaire ou par le
barreau. Si, sur le littoral de l'Atlantique, il faut pour écrire dans
la presse des connaissances et de l'aptitude, — dans les solitudes
de l'ouest, le journaliste pourra n'être qu'un spéculateur sans édu-
cation, et il sera apprécié suivant ses mérites. La statistique que
nous avons donnée plus haut prouve que les deux tiers des jour-
naux américains sont des feuilles hebdomadaires, c'est-à-dire de ces
journaux à l'état rudimentaire dont nous avons expliqué la nais-
sance, et dans lesquels un seul homme est à la fois rédacteur, com-
positeur et imprimeur. Partageant les travaux, les habitudes et les
passions des populations rudes et turbulentes au milieu desquelles
ils vivent, ces journalistes improvisés se font les échos fidèles des
pionniers ou des planteurs qui les entourent : leur unique tâche est
de servir des inimitiés de clocher, et comme la lutte politique se
complique souvent de rivalités d'intérêt personnel, ils en viennent
très vite à l'injure et aux violences, bientôt après aux voies de fait.
De là ces provocations fréquentes, ces duels et même ces assassi-
nats qu'enregistrent trop souvent les feuilles du Nouveau-Monde. On
croit faire le procès de la presse américaine en représentant le jour-
naliste écrivant avec des pistolets chargés sur son bureau, et ne
sortant qu'armé jusqu'aux dents : ce portrait, qui peut être vrai sur
les rives du Mississipi, qui ne serait qu'une fantaisie sur les bords
de l'Océan, est simplement la condamnation des mœurs violentes
de l'ouest et du sud. Si les journalistes se battent plus souvent et
sont plus fréquemment assassinés que leurs voisins, c'est parce
qu'ils sont plus en évidence, et que leur profession leur crée plus
d'inimitiés.
Demander si la presse est libre aux États-Unis peut sembler une
question paradoxale : on est cependant fondé à la faire. A défaut
d'entraves législatives, les journaux américains sont dans la dépen-
dance absolue d'un maître capricieux et despotique qui est tout le
monde. Ce qui fait la grandeur et la noblesse des lettres, c'est la
mission que l'écrivain semble avoir reçue d'éclairer et de guider
l'opinion, et de la ramener au vrai quand elle s'égare. Malheureuse-
ment le public est prompt à former ses jugemens; il obéit à ses in-
stincts plutôt qu'à la raison, et il faut quelque temps pour le dé-
tromper. Ce temps manque toujours à la presse américaine. N'ayant
pas d'abonnés, elle n'a pas, comme les journaux européens, une
clientèle captive qui assure son existence pendant la durée d'une
LA PRESSE EN AMÉRIQUE. 303
crise; elle vit au jour le jour de la vente de ses numéros : lorsque la
foule mécontente délaisse la feuille qui a été l'objet de sa prédi-
lection, lorsque les crieurs et les agens restreignent leurs achats, la
famine frappe à la porte, et le journal est obligé de se condamner
au silence, ou de changer d'opinion et de hurler avec les loups. 11
y a souvent pour procéder ainsi un mobile plus impérieux encore que
la crainte de la ruine. La multitud# est aussi absolue dans ses exi-
gences que le despotisme, et elle n'a pas besoin comme celui-ci de
recourir à l'hypocrisie. On a vu plus d'une fois aux États-Unis la
populace envahir les bureaux d'un journal et les mettre à sac pour
étouffer une contradiction qui déplaisait. Les journaux catholiques
ont eu mille persécutions à endurer, et il est rare que du sein du
parti vainqueur il ne sorte pas des menaces à l'adresse des journaux
qui ont défendu et qui soutiennent encore l'opinion qui a succombé.
Vingt fois l'écrivain le plus écouté du parti démocratique, Bryant, a
dû élever la voix et réclamer pour ses adversaires la liberté de la con-
tradiction. Lorsque la question du Nicaragua, assoupie plutôt que ré-
solue par le traité Clayton-Bulwer, passionnait l'opinion publique et
que les tètes tournaient à la guerre, le National Intell 'igencer garda un
silence absolu. Ce mutisme fut d'autant plus remarqué, que ce jour-
nal, en relations alors avec le ministère des affaires étrangères, était
plus en état qu'aucun autre d'éclairer le public et d'exprimer un avis
sur la question en litige entre les Etats-Unis et l'Angleterre. Inter-
pellé par ses confrères, le National Intelligencer se contenta de ré-
pondre : « 11 est des sujets sur lesquels un journal quelconque ne
peut entreprendre de dire la vérité sans risquer moins que la pen-
daison. » En enregistrant cet aveu, le Journal du Commerce de New-
York le faisait suivre des réflexions suivantes : « On a souvent re-
marqué, et cela est parfaitement vrai, que l'opinion est moins libre,
que la presse est plus enchaînée dans ce pays que dans aucun autre
en possession d'institutions libérales. La presse des États-Unis a la
licence sans avoir la liberté; elle sert d'organe à bien des calomnies,
mais à fort peu de vérités. Elle a le courage de falsifier et de défigu-
rer, et elle n'a pas l'énergie d'exprimer des opinions qui ne seraient
point agréables à certaines cliques, ou qui seraient contraires au cou-
rant des préjugés aveugles. » Nous nous en tiendrons à cette appré-
ciation, dont la sincérité ne saurait être suspecte, puisqu'elle émane
d'une plume américaine.
Il est une justice à rendre aux journaux des États-Unis, c'est
qu'ils sont généralement irréprochables au point de vue de la mo-
rale. Tout ce qui peut porter atteinte à la religion ou blesser une
oreille délicate est soigneusement banni de leurs colonnes. Ils ont
sous ce rapport des scrupules qui leur font honneur, et ils sont sou-
304 REVUE DES DEUX MONDES.
tenus dans cette voie par le public. On a fait deux ou trois tentatives
pour établir à New-York de petits journaux consacrés aux gaillar-
dises et destinés à vivre de scandale : ils sont morts en naissant.
L'expérience a rassuré les Américains sur les prétendus dangers que
la liberté de la presse ferait courir aux mœurs. Il y a dix ou douze
ans, quelques membres du clergé s'alarmèrent fort de la vogue im-
mense qu'obtenait la publication par livraisons du Juif-Errant et
d'autres romans équivoques traduits du français. Cette vogue fut pas-
sagère : au bout de deux ou trois ans, toutes ces publications ne
donnaient plus que de la perte à leurs éditeurs, et on signalait un
accroissement notable dans la vente des magazines et des publications
irréprochables. Il en est de l'esprit comme de l'estomac, qui ne peut
supporter longtemps qu'une nourriture'saine et fortifiante. Les jour-
naux américains ont créé et entretenu dans les classes laborieuses
le besoin de lire, et ce besoin, qui a d'abord accepté toute pâture,
sert puissamment aujourd'hui la cause de la morale et de la vérité.
Ceci nous amène naturellement à faire connaître un des élémens
les plus reconunandables de la presse américaine : nous voulons
parler des journaux religieux, qui se publient en grand nombre et
avec un remarquable succès. Ces journaux (1) sont destinés à fournir
le dimanche une lecture instructive et morale aux familles, et ils sont
rédigés avec beaucoup de soin. Presque tous contiennent une grande
quantité de nouvelles politiques ou littéraires, mais sous la forme
de résumés très serrés. La plus grande partie du journal est con-
sacrée aux nouvelles religieuses, soit de l'intérieur de la confédéra-
tion, soit des pays étrangers. Une place est également réservée à la
polémique. Ces feuilles absorbent toute l'activité intellectuelle du
clergé américain, et quoiqu'elles soient créées et soutenues par
l'amour de la controverse qu'entretient aux États-Unis la rivalité des
sectes religieuses, quoiqu'une part considérable y soit forcément faite
à la théologie, on ne peut disconvenir qu'elles n'offrent un réel intérêt
à ceux qui aiment les lectures sérieuses. Il existait depuis longtemps
aux États-Unis des recueils consacrés spécialement aux matières de
piété; mais le premier journal religieux rédigé sur le plan que toutes
les publications du même genre ont adopté a été fondé à Boston en
1816 par le révérend Sydney E. Morse; il portait le titre de Boston
Recorder. Il n'a point tardé à avoir beaucoup d'imitateurs, parce que
chaque secte a voulu avoir son organe. C'est ainsi qu'à New-York
seulement se publient : Y Observer, YEvangelist, le Christian Advo-
cate, le Presbyterian, Y Indépendant, qui tous ont un très grand
(1) D'un format in-quarto, imprimés très fin, pouvant contenir la valeur de ISO pages
in-12; ils paraissent une fois par semaine, et ne coûtent que 2 dollars par an.
LA PRESSE EN AMERIQUE. 305
nombre d'abonnés. Il existe aujourd'hui aux États-Unis 120 journaux
de ce genre, et on ne peut évaluer à moins de 500,000 exemplaires
leur tirage de chaque semaine.
Nous avons à peine besoin de dire qu'on publie aux États-Unis,
comme en Angleterre, un très grand nombre de journaux spéciaux.
Toute doctrine inconnue, toute opinion naissante a recours à la
presse pour conquérir la faveur publique, et tout novateur com-
mence par fonder un journal. La tempérance, l'abolition de l'escla-
vage, la franc-maçonnerie, l'agriculture, les sciences, la pédagogie,
ont enfanté et enfantent tous les jours une multitude de feuilles. Il
n'est point jusqu'aux sauvages qui n'aient des journaux rédigés
dans leur langue : les Choctaws en ont un, les Cherokees en ont
deux. L'immigration européenne a donné également naissance à des
feuilles françaises, italiennes et allemandes. Les journaux allemands
sont aujourd'hui au nombre de plus de cent; quelques-uns d'entre
eux semblent n'avoir d'autre objet que de continuer en Amérique
une polémique devenue impossible en Europe : ils sont exclusive-
ment envahis par l'exposition des doctrines les plus contraires à tout
esprit religieux et à tout ordre social. Ils obtiennent d'ailleurs le
succès qu'ils méritent. Quelque haine que l'émigrant allemand ait
apportée contre la société, une fois qu'il a un champ à mettre en
culture et une famille à nourrir, il oublie ses préjugés; il délaisse la
politique pour la cognée ou la charrue, et s'il ouvre un journal, ce
n'est point pour y lire quelque tirade contre les tvrans ou contre la
superstition, c'est pour y chercher le prix courant du froment et des
salaisons.
III.
Les commencemens de la presse périodique ont été aux États-
Unis plus pénibles et plus laborieux que ceux de la presse quoti-
dienne. De longues années s'écoulèrent avant qu'un seul recueil
mensuel, du genre de ceux qui sont aujourd'hui si répandus en
Amérique, réussît à vivre. Cependant c'est un nom illustre, celui de
Franklin, qui s'offre à nous le premier. Franklin fut séduit par le
succès qu'obtenait en Angleterre le Gentleman s Magazine, qui date
de 1731 et qui existe encore, et dès 1741 il publia à Philadelphie,
sous le titre de The gênerai Magazine andllistorical Chronicle, le
premier numéro d'un recueil analogue. Franklin attachait beaucoup
d'importance à cet essai. Une publication mensuelle lui paraissait
avoir beaucoup d'avantages sur le journal : il y voyait un moyen
précieux de répandre l'instruction parmi les masses^ de combattre
les préjugés, et de mettre, par des résumés substantiels, le public
TOME IX. 2()
306 REVUE DES DEUX MONDES.
au courant de toutes les questions propres à l'intéresser. 11 apporta
donc un soin infini à la composition de son recueil, mais ce fut
peine perdue : il lui fallut, faute de souscripteurs, s'arrêter après le
sixième numéro. Un recueil rival, qu'un certain John Webbe s'était
empressé de créer sous le titre d' American Magazine, était déjà mort
après le second numéro. Deux tentatives furent essayées en 1757 et
en 1769 pour faire revivre Y American Magazine : toutes deux furent
également malheureuses. En juillet 1771, Aitkin fonda à Philadel-
phie le Pennsylvania Magazine, ou American Monthhj Muséum, dans
lequel écrivirent Thomas Paine et Francis Hopkinson. Ce recueil ac-
quit, grâce à leur collaboration, une certaine popularité, niais il dut
suspendre sa publication en juillet 1776, lorsque éclata la guerre de
l'indépendance. Au lendemain de la paix, en 1787, Matthew Carey
ressuscita Y American Muséum, qui ne put prolonger son existence
au-delà de 1798.
Les essais tentés dans la Nouvelle -Angleterre pendant la même
période ne furent pas couronnés de plus de succès. La plupart des
recueils fondés à Boston de 17Zi3 à 1796 ne fournirent qu'une courte
carrière; quelques-uns même moururent dans l'année qui les avait vus
naître. Il faut arriver jusqu'au commencement de ce siècle pour ren-
contrer aux États-Unis des recueils mensuels qui aient eu une existence
sérieuse et une véritable valeur littéraire. En 1800, la démission du
secrétaire d'état Pickering entraîna celle de Joseph Dennie, ancien
avocat de Boston, à qui Pickering avait fait donner une petite place
à Philadelphie. Dennie, esprit cultivé et causeur séduisant, fort re-
cherché dans les salons et amoureux des lettres, s'était plié malaisé-
ment aux exigences d'une situation officielle : il dit de grand cœur
adieu à la politique, et résolut de ne demander qu'à sa plume ses
moyens d'existence. Il fut, avec le romancier Brockden Brown, le
premier Américain qui fit franchement profession de n'être qu'un
homme de lettres, et son exemple resta longtemps sans imita-
teurs. Il fonda en 1801 le Portfolio, recueil hebdomadaire qu'il
rendit mensuel en 1809, et qui obtint un rapide succès. Écrivain
recherché et un peu prétentieux, Dennie rachetait ces défauts par
infiniment de vivacité et d'esprit : il eut d'ailleurs pour collabora-
teurs des hommes de mérite. John Quincy Adams publia clans le
Portfolio de curieuses lettres sur la condition sociale et industrielle
de la Prusse; Robert Walsh y fit ses débuts; iNicholas Biddle, le
célèbre directeur de la banque des États-Unis, et James E. Hall y
travaillèrent assidûment. Dennie mourut en 1812, mais le recueil
qu'il avait fondé lui survécut, et ne cessa de paraître qu'en 1820.
Depuis 1813, le Portfolio avait un concurrent redoutable dans
Y Analectic Magazine, fondé également à Philadelphie par Moses
LA PRESSE EX AMERIQUE. 307
Thomas, et auquel collaboraient Washington Irving, le romancier
Paulding, et le célèbre ornithologiste Wilson. Le succès de YAna-
leclic Magazine fut très grand et s'étendit à toutes les parties de
la confédération; mais les frais étaient excessifs. Malgré le grand
nombre des souscripteurs, il fut impossible d'y faire face, et YAna-
lectic Magazine cessa de paraître après huit ou neuf ans d'existence.
11 avait cependant ouvert la voie que des successeurs plus heureux
ont parcourue avec honneur et profit. Aujourd'hui encore les ma-
gazines de Philadelphie l'emportent de beaucoup sur ceux de ÎNew-
York et de Boston par la variété de la rédaction, par la beauté des
gravures, et par le nombre des abonnés. Les plus prospères sont
le Livre des Dames (the Lady's Book) et le Graham's Magazine.
Tous deux ont commencé très modestement, et ne vivaient d'abord
que des dépouilles d' autrui, choisissant dans les divers recueils
publiés en Angleterre et aux États-Unis, et surtout dans les ma-
gasines anglais, les matériaux de leurs numéros mensuels. A me-
sure que leur clientèle s'est étendue et que leurs ressources ont
augmenté, ils ont joint à ces articles d'emprunt un nombre de plus
en plus considérable d'articles originaux, et ils ont fini par s'atta-
cher à grands frais les meilleurs écrivains des Etats-lnis. Aujour-
d'hui le Graham's Magazine est presque exclusivement composé
d'articles et de romans inédits : c'est pour ce recueil que Fenimore
Cooper a écrit les Ilots de la Baie (the Islets of the Gulpli). Le Gra-
ham's Magazine est le plus répandu de tous les recueils américains,
car il tire au-delà de 35,000 numéros. Le Livre des Dames a environ
30,000 lecteurs; le Godey's Magazine et le Sartain's Magazine,
qui se publient également à Philadelphie, en ont chacun de 15,000
a -20,000.
New-York n'a possédé aucun recueil littéraire digne de mention
jusqu'en 1824, époque où fut fondé Y Atlantic Magazine, qui ne
tarda pas à échanger ce titre contre celui de New-York Monlldy
Review, et qui dut quelques années de succès à la collaboration
d'un écrivain spirituel, Robert C. Sands, et du poète Bryant. C'est
aussi dans ce recueil que Dana a publié son premier poème, le Cor-
beau mourant (the Dyirtg Raven). En 1832, le romancier C.-F. Hoff-
mann fonda le Knickerbocker Magazine, qui passa bientôt de ses
mains dans celles de Timothée Flint, puis dans celles du rédacteur
en chef actuel, Lewis Gaylord Clark. Le Knickerbocker a été un des
recueils les plus brillans des États-Unis; il a eu pour collaborateurs
assidus Washington Irving, Paulding, William \\are, qui y a publié
son roman épistolaire de Zénobie, Bryant et Longfellow. C'est dans
ses colonnes qu'ont débuté, comme critiques ou comme auteurs de
nouvelles, presque tous les jeunes écrivains qui, depuis vingt ans,
sont arrivés à la réputation aux États-Unis. Le magazine de New-
30S REVUE DES DEUX MONDES.
York qui vient immédiatement après le Knickerbocker est celui de
Putaam. La Revue démocratique, fondée à Washington en 1837 par
M. O'Sullivan et transférée à New-York en 1841, est le recueil po-
litique qui a eu le plus de succès aux États-Unis : elle a été diri-
gée à la fois avec habileté, dignité et bon goût. Le parti whig a
cru devoir lui opposer un recueil mensuel qui se publie également a
New-York : c'est la Revue américaine, établie en 1844 par George
H. Colton.
A Boston se publient les recueils mensuels les plus anciennement
fondés Le premier en date est {'American Baplist Magazine, crée
en 1803 par le révérend Thomas Baldwin. Après lui vient le Mis-
sionaru Herald, qui ne porte ce nom que depuis 1820, et qui a ete
formé en 1808 par la réunion du Missionary Magazine, fondé en
1805, avec une publication rivale, le Panoplist, datant de 1800.
Ces deux recueils, dont la circulation est très grande, ont pourtant,
comme le titre l'indique suffisamment, un caractère religieux, et
sont presque exclusivement rédigés par des membres du cierge
protestant. Les recueils purement littéraires ont eu beaucoup plus de
peine à se faire une place. En 1803, Phineas Adams forma a Boston,
sous le nom de Club de l'Anthologie, une réunion de jeunes gens
qui avait pour objet la culture des lettres et la discussion des ma-
tières philosophiques. Les principaux membres de cette société
littéraire étaient le professeur Ticknor, connu depuis pour son His-
toire de la Littérature espagnole, l'aîné des deux Everett William
Tudor, les docteurs Bigelow et Gardner, les ministres Buckminster,
Thatcher et Emerson, père du philosophe. Dn recueil fut tonde, sous
le nom d'Anthologie, pour publier les productions des membres de
la société; il parut jusqu'en 1811. La guerre éclata alors avec la
Grande-Bretagne, et l'élection de Madison à la présidence fut 1 occa-
sion d'une lutte acharnée entre les partis : au milieu de cette crise,
là plupart des membres du club se dispersèrent ou se jetèrent dans
la vie politique, et Y Anthologie discontinua sa publication. Ce re-
cueil parait avoir eu quelque valeur; mais son principal titre es
d'avoir été le berceau de la revue la plus estimable que possèdent
les États-Unis, la Revue de l'Amérique du Nord, qui a eu, on le verra.
les mêmes fondateurs. Aucun des recueils mensuels publies a Bos-
ton ne s'est distingué jusqu'ici par un mérite exceptionnel Le seul
qui ait fixé l'attention et exercé une action sur les esprits n a eu
qu'une existence éphémère : c'est le Dial, recueil philosophique et
littéraire, établi en 1840 par Ralph Waldo Emerson, et qui lut rédige
presque entièrement par lui et la célèbre Marguerite Fuller (1). Le
Dial ne vécut que quatre années.
(i)
Voyez, sur Marguerite Fuller, la Revue du 1" avril 1852.
LA PRESSE EN AMERIQUE.
309
Dans les états à esclaves, on ne trouve à mentionner que le Sou-
lliern Lilerary Messenger, fondé en 183A à Richmond, par T. W.
White, et qui, à la mort du fondateur, est passé entre les mains
de M. B.-B. Minor. La collaboration de quelques écrivains distin-
gués de la Virginie et des hommes politiques les plus influais des
états du sud ont donné de l'importance et de la valeur à ce recueil,
qui se soutient honorablement à côté des publications analogues
de New- York et de Philadelphie.
L'agriculture, la pédagogie, la jurisprudence et la médecine
comptent aux États-Unis des organes spéciaux qui acquerront plus de
valeur h mesure que les institutions scientifiques, en se développant,
leur fourniront des collaborateurs plus assidus et plus nombreux.
L'économie politique et la statistique sont représentées par deux
recueils mensuels excellens : la De Bow' s Review, qui se publie à la
Nouvelle-Orléans depuis 1840, et le Magasin du Marchand, fondé à
New- York en juillet 1835 par M. Freeman Hunt. M. De Bow a en-
trepris la tâche difficile de défendre l'esclavage au nom et parles
armes de la science économique : il y usera sans doute inutilement
un savoir étendu, un esprit pénétrant et un grand talent de dialecti-
cien. Une meilleure fortune est réservée à ses travaux de statistique.
M. De Bow a été chargé de diriger le recensement de 1850, et il
en a résumé les résultats en un petit volume rempli des détails les
plus instructifs. Le Magasin du Marchand, de M. Hunt, est incon-
testablement le meilleur recueil d'économie politique qui existe dans
aucune langue et dans aucun pays. La science théorique y occupe
une place suffisante, et il est impossible d'imaginer rien de plus clair,
de plus net et de plus substantiel que les travaux consacrés à suivre
le mouvement de la richesse dans l'ancien et le nouveau monde. Il
ne parait nulle part un document statistique, un renseignement pré-
cieux, un livre instructif, qui ne soit ou reproduit ou analyse et
commenté dans ce recueil, empreint à chaque ligne de l'esprit pra-
tique et du génie commercial des Américains.
On ne saurait non plus donner trop d'éloges au Journal améri-
cain des Sciences et des Arts, publié à New-Haven par MM. Silliman
père et fils, et qui tient aux États-Unis la même place que les An-
nales de Physique et de Chimie et les Annales des Ponts et Chaus-
sées en France. Le recueil de MM. Silliman a paru longtemps
quatre fois par an; il paraît maintenant tous les deux mois, et un
inévitable progrès en fera une publication mensuelle. C'est une
œuvre de dévouement et de patriotisme qui fait honneur au pays
qui Fa vu naître et aux hommes qui l'ont entreprise. Les États-
Lnis ne comptaient en 1817 qu'un seul recueil purement scienti-
fique, le Journal de Minéralogie, que la santé défaillante de son
310 REVUE DES DEUX MONDES.
directeur condamnait à une disparition prochaine. Un homme de
mérite, le colonel Gibbs, rencontrant M. Silliman, professeur de
chimie, de minéralogie et de géologie, au collège de Yale, à New-
Haven, lui témoigna qu'il y allait de l'honneur des savans améri-
cains di1 ne pas laisser la science sans organe aux États-Unis. M. Sil-
liman tut aisément convaincu, et, après s'être assuré le concours
d'un certain nombre d'écrivains^ il lit paraître en juillet 1818 1e
premier numéro de son journal. En assumant cette tâche, il avait,
dit-il, le sentiment que l'œuvre qu'il entreprenait absorberait sa vie
.•ntière, et une expérience de trente-cinq années lui a l'ait voir qu'il
ne s'était pas trompé. Toutes les difficultés se réunirent en effet
pour entraver son entreprise. Au bout d'un an, le Journal n'avait
encore que 350 abonnés, et comme les recettes ne couvraient pas les
dépenses, les éditeurs avec qui on avait traité ne voulurent pas con-
tinuer. 11 fallut que M. Silliman leur garantît le remboursement de
huis frais, et empruntât en son nom personnel à une banque la
somme nécessaire pour sen ir de fonds de roulement. Après le dixième
volume, en février 1826, les éditeurs mirent M. Silliman en de-
meure de discontinuer la publication ou d'en prendre toutes les
charges à son compte. Les frais avaient absorbé tous les produits
du recueil, qui s'était agrandi, et de nouveaux fonds étaient néces-
saires. Confiant dans son œuvre et convaincu de la nécessité de la
persévérance, M. Silliman racheta sur sa fortune personnelle les
exemplaires disponibles, remboursa les éditeurs, et se chargea dé-
sormais d'administrer aussi bien que de rédiger son recueil. Depuis
lois, le Journal des Sciences et des Arts a continué sans interruption
sa publication; mais malgré le soin merveilleux avec lequel il est
fait, malgré sa grande et légitime réputation, il a été plus profi-
table à la science qu'à son propriétaire. Pendant bien des années,
il a été complètement improductif, et maintenant encore c'est à
peine s'il couvre ses frais matériels. On doit ajouter, il est vrai, à
l'honneur de M. Silliman et de son fils, qu'il s'est associé en 1838,
rpie le résultat aurait pu être tout autre, si le moindre calcul d'in-
térêt personnel les avait dirigés. Non -seulement les gravures et les
planches qui accompagnent chaque livraison sont en quelque sorte
des œuvres d'art; mais ils ont accepté et ils continuent des échanges
onéreux avec presque toutes les publications scientifiques du monde,
i t jamais, aux États-Unis, les fondateurs d'un collège, d'une biblio-
thèque ou d'une académie, ne se sont adressés à eux sans recevoir
gratuitement la collection complète de leur publication. Ce sont là
des faits auxquels on ne saurait donner trop de retentissement, parce
qu'ils honorent l'humanité. Il est beau devoir, au fond d'une univer-
sité, dans une petite ville des États-Unis, deux hommes consacrer
IA PRESSE EN AMERIQUE.
811
leur vie entière et le modeste salaire qu'ils gagnent par leur savoir et
leur travail à élever un monument à la science, s' épuisant clans un
labeur sans relâche pour maintenir leur pays au niveau des autres
nations. Cependant on aurait tort de ne voir dans une pareille ab-
négation et dans un désintéressement si obstiné que le fruit du pa-
triotisme ou l'inspiration d'une âme généreuse : le sentiment reli-
gieux a rendu les sacrifices faciles. Familier avec l'esprit qui anime
encore les classes élevées de la Nouvelle-Angleterre, nous n'avons
pas été surpris de lire à la fin de la préface du cinquantième volume
du Journal des Sciences les lignes touchantes que voici : « Quand
nous remontons le cours des années écoulées, et que nous songeons
aux relations d'autrefois, une foule de pensées s'éveillent en nous.
et le souvenir des collaborateurs qui ne sont plus jette une ombre
épaisse sur le regard avec lequel nous embrassons le passé. L'at-
tente de l'heure de la délivrance, quand viendra notre tour d'être
appelés, arrête l'élan de notre pensée, et modère la confiance que la
santé et l'intégrité de nos forces nous inspireraient sans doute, si
nous n'étions avertis presque chaque jour par la mort d'un contem-
porain, d'un collaborateur, d'un ami ou d'un patron. Le moment
même où nous écrivons est attristé par un semblable événement,
niais nous continuerons à travailler, nous ferons en sorte d'être
trouvés au poste que le devoir nous assigne, jusqu'à ce qu'il n\
ait plus rien à faire pour nous, remettant nos espérances [tour une
vie future entre les mains de celui qui nous a placés au milieu des
splendeurs de ce bas monde, et qui n'a pas pris moins de soins pour
notre passage dans un monde meilleur. » Depuis que ces ligues ont
été écrites, plusieurs années se sont écoulées sans que les efforts de
M. Silliman se soient ralentis, et les amis de la science espèrent qu'il
pourra continuer longtemps encore son utile et honorable entreprise.
Nous ne pouvons quitter ce sujet sans donner quelques chiffres
qui feront juger de l'accroissement des recueils mensuels aux Etats-
l nis : on en comptait 26 seulement en 1810, liO en 1835. et !7.">
en 1850 : le nombre actuel de ces recueils ne saurait être évalué au-
dessous de 200.
Les recueils trimestriels auxquels, en Amérique comme en Angle-
terre, le nom de revues est plus spécialement affecté, sont de date
récente aux États-Unis, et ont eu beaucoup de peine à se faire une
place dans les rangs de la presse. Ils sont voués par nature aux
discussions philosophiques et littéraires, et le contenu en est trop
grave et trop sérieux pour un peuple qui, à aucun degré, n'a le
goût de la métaphysique, et qui ne cherche dans la lecture qu'une
distraction ou un moyen d'instruction rapide : en outre ils ont le
tort, impardonnable en Amérique, d'être devancés sur toutes les
312 REVUE DES DEUX MONDES.
questions par les recueils mensuels, et ils ne rachètent pas toujours
ce retard inévitable par la supériorité de la rédaction; mais le prin-
cipal obstacle qui a arrêté le développement des recueils trimestriels
aux Etats-Unis a été la concurrence qu'ils ont toujours rencontrée
dans les revues anglaises. Il n'est en eflet aucune de celles-ci qui,
aussitôt après la publication à Londres ou à Edimbourg, et dans
les quarante-huit heures qui suivent l'arrivée en Amérique, ne soit
réimprimée à Boston, à Nevv-Haven, à New-York et à Philadelphie.
Or, comme les libraires américains qui se livrent à cette spéculation
médiocrement honnête n'ont à supporter que les frais du papier et
de l'impression, la Revue d'Edimbourg, la Quarterly Review, la
Revue de Westminster non-seulement se vendent aux États-Unis meil-
leur marché qu'en Angleterre, mais y coûtent moins cher que les
revues américaines, qui, outre leurs frais matériels, ont un person-
nel de rédaction à payer. La North British Review et le Christian
Observer de Londres, organes des deux partis entre lesquels se di-
vise l'église anglicane, et qu'on appelle la haute et la basse église,
sont également réimprimés aux Etats-Unis aussitôt après la publica-
tion. Il en est de même du reste de la plupart des magasines an-
glais, et spécialement du Rlackwood's Magazine, recueil radical qui
a plus d'abonnés en Amérique qu'en Angleterre, sans que ses pro-
priétaires et ses rédacteurs en tirent le moindre profit. Il existe en
outre aux États-Unis diverses publications périodiques, telles que le
Magasin éclectique, le Magasin international, le Magasin de ffarper,
le Littell's Living Age, qui ont pour unique destination de repro-
duire les meilleurs articles des recueils de Londres et d'Edimbourg.
Ces réimpressions des publications étrangères ont fait aux recueils
nationaux une concurrence d'autant plus irrésistible que les Améri-
cains ont été moins prompts à secouer le joug de l'Angleterre en lit-
térature qu'en politique.
Nous avons eu déjà occasion de dire que le premier essai d'une re-
vue américaine fut l'œuvre de M. Robert Walsh, qui, en 1811, fonda
à Philadelphie Y American Review of Bislory and Politics. Cette ten-
tative était prématurée, et le moment était d'autant moins favorable
que la guerre absorbait l'attention de tous les esprits. Le recueil de
M. Walsh ne vécut que deux années. Une existence plus courte en-
core fut le partage du General Repcrtory and Review, recueil de lit-
térature et de théologie établi à la fin de 1812, à Cambridge près de
Boston, par Andrews Norton avec le concours des professeurs de la
plus florissante université du Massachusetts : la publication s'arrêta
après le quatrième numéro. Enfin en 1815 naquit la Revue de l'Amé-
rique du Nord, la plus ancienne et la plus prospère des revues améri-
caines, et la seule jusqu'ici qui ait marqué sa trace. Faire l'histoire
LA PRESSE EN AMERIQUE. 313
de cette revue, c'est presque faire l'histoire de la littérature aux États-
Unis. Elle a eu pour fondateur un des membres de l'ancien club de
l'Anthologie, William Tudor, qui en commença la publication avec
ses ressources personnelles. Au bout de deux ans, il céda son droit
de propriété à Willard Phillips, ou plutôt au club de l'Anthologie,
reconstitué sous le nom de club de l'Amérique du Nord, et dont
les membres les plus actifs étaient Edouard E. Channing, Richard
H. Dana et Jared Sparks, l'historien de Washington, alors répéti-
teur à l'université d'Harvard. A la fin de 1819, M. Edward Everett,
qui voyageait en Europe, fut élu professeur de littérature grecque à
Harvard, et revint en Amérique après quatre ans d'absence. La ré-
daction en chef de la Revue de l'Amérique du Nord lui fut aussitôt
confiée. M. Edward Everett, qui depuis la mort de Daniel Webster
est le premier orateur des États-Unis, qui a été tour à tour secré-
taire d'état et ambassadeur à Londres, jouit d'une réputation plus
grande encore comme écrivain que comme homme politique. Pro-
fondément versé dans la connaissance des littératures anciennes, il
possède en outre la plupart des langues de l'Europe. C'est un éni-
vain ingénieux et disert, dont le style abondant et flexible convient
merveilleusement à la critique littéraire, et un savoir étendu lui
fournit une mine inépuisable de rapprochemens heureux et d'ins-
tructives comparaisons. C'est sous sa direction que la Revue de
l'Amérique du Nord a jeté le plus d'éclat. Dans le cours de quatre
années, il écrivit pour elle près de cinquante articles, c'est-à-dire à
peu près la moitié du recueil. Plusieurs de ces articles, notamment
ceux sur la Grèce moderne, que M. E\erett venait de visiter, et sur
la littérature anglaise contemporaine, eurent l'honneur d'être re-
produits et commentés en Angleterre. A.ux États-Unis, la vogue fut
très grande : il fallut réimprimer jusqu'à trois fois certains numéros.
Ce succès attira sur M. Everett l'attention publique, et à la fin de
1823 il fut élu membre du congrès pour le Massachusetts; il avait
alors vingt-neuf ans. 11 résigna la rédaction en chef du recueil entre
les mains de Jared Sparks, mais il en demeura encore pendant près
de dix ans un des collaborateurs les plus assidus. On évalue à près
de soixante le nombre des articles qu'il \ a publiés pendant cette pé-
riode, et qui sont le fruit des heures qu'il a pu dérober à une vie
politique des mieux remplies. M. Jared Sparks dirigea la Revue de
l'Amérique du Nord jusqu'à la fin de l'année 1829 : il abandonna
alors la rédaction en chef pour se consacrer à ses travaux histori-
ques, et pour commencer la publication en douze volumes de la Cor-
respondance diplomatique de la révolution américaine, suivie bientôt
de la Vie de Washington. Depuis l'achèvement de ces grands tra-
vaux, c'est-à-dire depuis 1S39, M. Sparks est professeur d'histoire
314 REVUE DES DEUX MONDES.
ancienne et moderne à Harvard. Il eut pour successeur dans la di-
rection de la revue M. Alexandre Everett.
Plus âgé que son frère de quatre ans, M. Alexandre Everett, né à
Boston en 1700, débuta dans Y Anthologie presque au sortir du col-
lège. Il entra de bonne heure dans la carrière politique, où son sa-
voir étendu et sa rare capacité hâtèrent ses progrès. Dès 1818, il
fut envoyé en Hollande avec le titre de chargé d'affaires, et il y de-
meura jusqu'en 1824. Les loisirs de ses fonctions officielles furent
consacrés par lui à des études sur l'économie politique, qui abou-
tirent à la publication d'une réfutation de Malthus. Il adressa en
outre d'Amsterdam au recueil que dirigeait son frère quelques ar-
ticles sur la littérature et la philosophie françaises au xvine siècle,
dont il avait l'ait une étude spéciale. En 1824, il alla représenter son
pays à Madrid, où il continua d'écrire sur l'économie politique. Le
service le plus grand qu'il ait rendu aux lettres pendant son séjour
à Madrid a été d'user de sa situation et de son crédit pour ouvrir à
\\ ashington Irving, à Prescott, à Ticknor et à Longfellow les archives
el les bibliothèques de l'Espagne, et de contribuer ainsi à faire naître
unis ouvrages remarquables : la Vie de Christophe Colomb, Y Histoire
d'Isabelle et de Ferdinand, et Y Histoire de la littérature espagnole.
De retour aux États-Unis à la fin de 1820, il acquit la propriété de
la Revue de l'Amérique du Nord, où il traita personnellement les
questions d'économie sociale et de politique intérieure. Supérieur
peut-être à son frère Edward pour la profondeur du savoir et la'
portée d'esprit, M. Alexandre Everett est toujours demeuré au-des-
sous de lui comme critique et comme écrivain. Il céda sa revue au
docteur Palfrey en 1835 pour rentrer dans la politique active, et
depuis lors il n'a guère écrit que dans la Bévue de Boston ou dans
la Bévue démocratique de New-York. Des mains du docteur Palfrey,
la Revue de l'Amérique du Nord est passée, en 1842, dans celles de
\1. Francis Bowen.
Outre Jared Sparks et les deux Everett, presque tous les écrivains
éminens des États-Unis ont collaboré à la Bévue de l'Amérique du,
Nord. Elle acompte parmi ses rédacteurs le célèbre' jurisconsulte
Story, M. Henry Wheaton, connu par ses écrits sur le droit interna-
tional et par son Histoire des invasions des Normands, Daniel Web-
ster, l'historien Prescott, qui, au retour de ses voyages, y publia des
articles sur la littérature italienne et sur l'Espagne, enfin l'émule de
Prescott, M. Bancroft. Le premier poème de M. Cullen Bryant, Tha-
natopsis, a paru en 1818 dans la Bévue de l'Amérique du Nord. Un
nom glorieux manque à cette liste, celui de Fenimore Gooper, dont
cette revue critiqua amèrement le premier roman américain, l'Es-
pion, et pour qui elle est toujours demeurée fort injuste. La critique
LA PRESSE EN AMÉRIQUE. 31 &
littéraire, flans la Revue de l'Amérique du Nord, était confiée à Ri-
chard H. Dana, qui fut le premier en Amérique à s'affranchir de
la tutelle des aristarques anglais. Les écrivains de laîjQuarterly Re-
view et de la Revue d'Edimbourg étaient encore à cette époque Les
fidèles gardiens de la tradition du xvm' siècle : ils ne juraient que
par Pope et par les contemporains de la reine Anne, et pendant qu'ils
conservaient à des productions aussi glaciales que régulières une
admiration exclusive, ils accueillaient avec une impitoyable sévérité
les débuts de Byron, de Moore et de toute l'école nouvelle. Comme il
arrive toujours, les littérateurs de Boston, les universitaires d'Harvard
et de Cambridge renchérissaient encore sur les rigueurs de Jeffrey.
Dana rompit avec les défenseurs de la règle, et tout en blâmant la
recherche, la prétention et les écarts des premiers essais de Moore, il
osa trouver à louer et chez Moore et chez Byron: au grand scandai*
de tous les classiques, il se fit le preneur de Wordsworth, de Cole-
ridge et de Southey. A ceux qui reprochaient aux poètes lakistes de
s'affranchir de toute règle, de déserter la réalité et de se perdre con-
tinuellement, dans les régions du m\ sticismeet de l'abstraction, Dana
répondait en défendant le droit de la poésie à poursuivre l'idéal et
à s'aider de l'imagination pour s'élever par-delà le monde sensible.
Trop libéral et trop éclairé pour apporter dans le jugement des œu-
vres de goût un esprit étroit et .des préventions exclusives, Edward
Everett s'affranchit, comme Dana, de tous les préjugés du passé.
Longfellovv, qui vint ensuite, renchérit sur tous les deux et appliqua
à la critique les règles d'une esthétique obscure et raffinée qui res-
semblait trop à une importation malheureuse de la métaphysique
allemande. Tout au contraire le docteur Cheeve, ministre congré-
gationaliste à Salem, qui débuta dans la Revue de l'Amérique du
Nord en 1832, apporta dans la critique littéraire toutes les qualités
d'un esprit à la fois ferme et pénétrant et une grande sûreté de
jugement unie à une diction élégante. M. Cheeve a considérablement
écrit sur la littérature et la théologie dans les recueils périodiques
de la Nouvelle-Angleterre. Beaucoup plus jeune que ses devanciers,
M. E. Whipple, qui n'a commencé à écrire qu'en 1843, a fait preuve
d'une facilité élégante et spirituelle, mais sa critique est essentielle-
ment laudative.
La Revue de l'Amérique du Nord n'a pas rendu moins de services
aux études philosophiques qu'à la littérature. Au commencement de
ce siècle, les doctrines de Locke régnaient encore sans partage dans-
toutes les écoles de la Nouvelle-Angleterre; c'est à peine si dans quel-
ques cours de timides emprunts faits à Reid et à Dugald-Stewart ve-
naient mitiger la philosophie dominante. La première attaque contre
l'école sensualiste partit de la Revue de l'Amérique du Nord; elle était
316 REVUE DES DEUX MONDES.
l'œuvre d'un jeune étudiant en théologie d'Andover, James Marsh,
aujourd'hui docteur en théologie et président de l'université du Ver-
mont, où il professe la philosophie. Esprit vigoureux et lucide,
M. Marsh entreprit de réhabiliter le spiritualisme dans des articles
qui remuèrent les universités et les séminaires. 11 fut suivi bientôt
dans cette voie par Orestes Brownson, qui se déclara ouvertement le
disciple de M. Cousin et de l'école spiritualiste française; par le doc-
teur Walker, professeur de philosophie à Harvard; par le révérend
Théodore Parker, et par un métaphysicien original et profond, le
révérend W. R. Greene. La défaite de la philosophie sensualiste fut
complète, et l'honneur d'avoir porté le premier coup appartient à la
Revue de l'Amérique du Nord. Cependant les spiritualistes victorieux
n'ont pas tardé à être dépassés et compromis par les transcenden-
talistes, qui, sur les traces de Ralph Waldo Emerson, sont allés se
perdre dans les nébuleuses régions du mysticisme. Ces exagérés
n'ont pas eu d'adversaire plus habile et plus résolu que M. Francis
Bowen, qui a pris, en 1842, la direction de la Revue de l'Amérique
du Nord. M. Bowen, dont toutes les études ont porté sur la méta-
physique et sur la philosophie du droit, est un esprit net et péné-
trant, un logicien vigoureux et un écrivain plein de nerf. 11 a fait
une guerre acharnée au transcendentalisme, qu'il définit un mélange
de prétentions, de sentimentalité et de déraison, et sa polémique
contre Emerson et son école est ce que la philosophie a produit de
plus solide aux Etats-Unis.
La Revue de l'Amérique du Nord est le seul recueil trimestriel qui
ait parcouru une longue carrière; on ne trouve à mentionner à côté
d'elle que des publications éphémères ou de fondation toute récente.
La Revue Américaine, établie en 1827 à Philadelphie par M. Robert
Walsh et rédigée dix années par lui avec un grand succès, disparut
en 1837, lorsque son fondateur quitta les Etats-Unis pour l'Europe.
L'existence de la Revue trimestrielle du Sud a été plus courte encore.
Ce recueil avait dû pourtant un grand éclat à la collaboration de
quelques hommes de talent tels que Hugh Legaré, Stephen Elliott et
W. G. Sinmis. Legaré, né à Charleston en 1792 et tué par accident
en 1S/|3, lorsqu'il était ministre de la guerre sous la présidence de
M. Tyler, était d'origine française. Il vint en 1818 à Paris pour étu-
dier la philosophie et le droit, et il passa ensuite quelque temps à
l'université d'Edimbourg. A son retour aux Etats-Unis, il débuta dans
le barreau à Charleston et se plaça immédiatement au premier rang
des avocats et des hommes politiques de la Caroline du sud. Lorsque
la Revue trimestrielle du Sud fut créée en 1827 à Charleston pour
défendre les intérêts et les opinions des états du sud en matière de
politique et de finances, Legaré en devint le principal collaborateur,
LA PRESSE EN AMÉRIQUE. 317
et ses articles en firent le succès. Legaré a été souvent mis en ba-
lance, aux États-Unis, avec Edward Everett; le savoir de tous les
deux était immense, et si le second avait dans le style plus de sou-
plesse et d'éclat, le premier passait pour avoir un talent plus ferme
et plus vigoureux. La Revue du Sud ne survécut point au départ de
Legaré pour Bruxelles, où il fut envoyé en 1833 comme chargé d'af-
faires. Elle a été ressuscitée en 1842 par le révérend Whittaker,
mais elle n'a point jusqu'ici jeté un vif éclat. La Revue du Massa-
rhusetls, qui se publie à Boston, Y American Régis ter de Stryker, et
les autres recueils trimestriels de la Nouvelle-Angleterre n'ont jamais
pu s'élever au-dessus de la médiocrité. Une seule revue eut un mo-
ment de vogue, dû à l'attrait de la curiosité : c'est la Revue trimes-
trielle de Rrownson, ainsi appelée du nom de son fondateur. M. Ores-
tes Brownson, né dans le Vermont en 1802, est l'un des écrivains les
plus remarquables et les plus discrédités des États-Unis. En poli-
tique, il a été tour à tour whig et démocrate; en philosophie, il a
professé, puis combattu l'éclectisme; en religion, il a été successive-
ment déiste, universaliste, unitaire, et depuis 1844 il est catholique
ultramontain. On a dit malignement de lui que, si tous ses écrits et
ses discours étaient recueillis et classés chronologiquement depuis
Charles Elwood, le roman qui fut son début dans les lettres, jusqu'à
son dernier article en faveur du catholicisme, ils formeraient l'étude
psychologique la plus curieuse et la plus intéressante. Ce qu'on ne
lui conteste point, c'est un grand savoir, beaucoup de subtilité et
de ressources d'esprit, un talent puissant et nerveux.
C'est M. Brownson qui fit connaître aux États-Unis, vers 1830,
les travaux de l'école philosophique française. Il ne jurait que par
Boyer-Collard, Cousin et Jouffroy, qu'il a fort attaqués depuis. S'é-
tant associé de toutes ses forces à la réaction qui se produisit alors
en Amérique contre la philosophie de Locke, il écrivit dans le
Christian Examiner, sur la métaphysique, des articles éloquens et
fort remarqués. En 1836, il publia ses Vues nouvelles sur le Chris-
tianisme, la Société et l'Église, qui signalèrent sa rupture avec les
unitaires, et en 1838 il commença la Revue de Boston, qu'il rédigea
presque seul, pendant cinq années, avec un talent et une originalité
qui lui valurent une grande réputation. La métaphysique, la théo-
logie et la politique étaient ses sujets de prédilection , et il y dé-
ployait une égale supériorité. A la fin de 1842, il se décida à fondre
la Revue de Boston avec la Revue démocratique de New-York; mais
il ne put s'entendre avec les directeurs de ce recueil, et en 1844 il
ressuscita son ancienne revue, qu'il a depuis lors rédigée presque
seul, et qui a naturellement reflété toutes les variations du fondateur.
Les seuls recueils trimestriels qui aient une existence assurée aux
3 I S REVUE DES DEUX MONDES.
États-l iris sont ceux qui s'adressent à une secte religieuse en parti-
culier, et dans lesquels la littérature et la philosophie cèdent la pre-
mière place à la théologie. Les revues religieuses réunissent en effet
les deux conditions qui peuvent donner de la vitalité et de la va-
leur à une publication périodique, d'une part une clientèle fidèle,
de l'autre des traditions et l'esprit de suite. Le départ ou la mort
d'un homme ne suffit pas pour faire périr le recueil le plus floris-
sant : il se trouve toujours quelque membre du clergé ou quelque
professeur de séminaire pour reprendre et poursuivre l'œuvre com-
mencée. On ne sera donc point surpris de trouver aux États-l ois
des revues religieuses qui comptent déjà de longues années, et au
double point de vue du mérite littéraire et de l'influence, elles l'em-
portent peut-être sur les recueils politiques et littéraires. La plus
ancienne est aujourd'hui le Christian Examiner, établi en 1818,
mais qui succédait immédiatement au Christian Disciple, fondé à
Boston en L812 par Noah Worcester, un des premiers apôtres delà
doctrine unitaire. Le Christian Examiner a eu dans la Nouvelle-
Angleterre une popularité et une influence qui s'expliquent par la
collaboration de tous les membres éminens du clergé unitaire. Le
docteur Devvey, qui était le métaphysicien de la secte, Channing,
qui en était le moraliste, les deux Ware, qui en étaient les théolo-
giens, ont été pendant de longues années les rédacteurs assidus de
l'Examiner, et c'est à côté d'eux que M. Brownson a débuté dans la
carrière des lettres. Le Répertoire biblique, qui se publie depuis
182/i, est l'organe d'une école théologique renommée, le collège de
Princeton. La Revue chrétienne, qui remonte à 1835, a eu pour rédac-
teurs principaux les docteurs Wayland, Sears, Williams, et autres
notabilités du clergé baptiste. Le New-Entjlander a été fondé en
1843, à New-Haven, par les congrégationalistes. Néanmoins tous
ces recueils s'effacent devant une revue qui a droit à une mention
spéciale à cause de l'action puissante qu'elle a exercée.
Les études théologiques ont toujours été florissantes aux Ltats-
Dnis : la rivalité des sectes n'a pas faiblement contribué à ce résultat
en entretenant une vive émulation entre les membres des différens
clergés; mais ici encore l'impulsion venait des universités et des
écoles d'Angleterre, envahies depuis longtemps par le relâchement
et la routine. La théologie semblait avoir presque entièrement pour
objet la controverse, surtout la controverse avec, le catholicisme,
et quoique l'étude de l'hébreu fût cultivée plus généralement et
avec plus de succès aux États-Unis qu'en Angleterre et en France,
elle était invariablement ramenée à l'interprétation littérale des
textes sacrés. Les commentaires sur la Bible pullulaient, mais les
commentateurs semblaient n'envisager les deux Testamens que
LA PRESSE EN AMÉRIQUE. 319
comme matière obligée de sermons et de lectures édifiantes, et leurs
écrits n'étaient pour la plupart que de longues dissertations morales,
émaillées de citations plus ou moins nombreuses. Quant aux im-
menses travaux dont les livres saints ont été l'objet en Allemagne
depuis soixante ans, s'ils n'étaient pas tout à fait inconnus aux
États-Unis, ils y étaient peu compris et peu goûtés. Une véritable
révolution s'est enfin accomplie, il y a trente ans, dans les études
ibéologiques. Elle a été l'œuvre de deux hommes et d'une revue.
Edward Robinson, né dans la Nouvelle-Angleterre en 1790, se des-
tina de bonne heure au ministère sacré. Après avoir terminé une
éducation brillante, il s'appliqua tout entier à l'étude de la théolo-
gie et des antiquités judaïques. Doué d'une volonté peu commune
et d'une incroyable puissance de travail , il épuisa bientôt , dans
un labeur sans relâche, toutes les ressources que les États-Unis
offraient à l'instruction d'un hébraïsant; il recourut alors aux tra-
•vaux de l'érudition allemande, qui lui devinrent promptement fami-
liers. Appelé malgré sa grande jeunesse à professer au séminaire
d'Andover, dont il devait faire la première école théologique des
États-Unis, il enflamma de son ardeur les jeunes disciples qui se
pressaient autour de lui. Il publia coup sur coup divers écrits qui
furent lus avidement dans les universités de la Nouvelle-Angleterre,
et provoquèrent des travaux analogues. Le mouvement imprimé par
Robinson fut secondé par son ami Moses Stuart, auteur de savans
ouvrages sur la langue et la littérature hébraïques. Tous les deux
cependant comprirent que des livres isolés ne suffiraient pas pour
commencer la réforme des études théologiques, et que des publi-
cations périodiques seraient un moyen d'action infiniment plus puis-
sant. Ils fondèrent en 1831, à Andover, un recueil trimestriel sous
le nom de American Biblical Reposilory. L'objet de cette revue était
de faire connaître aux étudians des universités américaines les ré-
sultats les plus importans et les moins contestables de la critique
germanique, et de suivre le mouvement des études théologiques
dans le inonde.
Longtemps Y American Biblical Reposilory fut rédigé presque en-
tièrement par Robinson et par Stuart, et comme ce recueil embras-
sait l'exégèse, la philologie et l'archéologie hébraïques, l'interpréta-
tion des livres saints et toutes les branches de l'érudition biblique,
il imposa cà ces deux savans hommes des efforts extraordinaires. Le
résultat obtenu fut très grand. Le Biblical Reposilory pénétra dans
toutes les écoles de théologie, et y détermina la rénovation de l'en-
seignement. La réputation du Reposilory ne demeura pas longtemps
circonscrite dans les limites des États-Unis : elle s'étendit jusqu'en
Europe. Après la publication des premiers numéros, un professeur de
320 REVUE DES DEUX MONDES.
l'université anglaise de Cambridge, le docteur Lee, reconnaissait que
l'Angleterre n'avait aucun recueil ni même aucun livre qui fût com-
parable à cette publication américaine. Quelques années plus tard,
le célèbre professeur de théologie de l'université de Halle, Tholuck,
proclamait le Biblical Repository un livre vraiment classique. La
direction de ce recueil n'empêchait pas Robinson de poursuivre un
grand ouvrage, les Recherches bibliques {Biblical Researches), qui
devaient être le résumé de tous ses travaux, et qui ont obtenu l'admi-
ration de Ritter et de toute l'Allemagne savante. Désireux d'y mettre
la dernière main et de vérifier par lui-même la géographie des lieux-
saints, Robinson partit à la fin de 1837 pour Jérusalem; mais son
absence se prolongea plus qu'il n'avait pensé, car, après avoir visité
la Palestine et la Syrie, il passa deux années entières à Berlin pour
revoir et compléter son livre. A son retour à Andover en 1843, il an-
nonça, sous le titre de Bibliotheca sacra, la publication d'un recueil
trimestriel, exclusivement consacré à l'exégèse, qu'il rédigea seul
pendant six ans. Après le départ de Robinson, Stuart, aidé des
professeurs Park et Shepard et des autres membres du séminaire
d' Andover, avait continué avec un succès croissant la publication
du Biblical Repository. Après avoir absorbé en 1833 un recueil du
même genre, le Quarterly Observer, le Repository absorba en 1839
Y American Spectator, et en 1850 ce fut le tour de la Bibliotheca
sucra elle-même. Le Riblical Repository est toujours au premier
rang des recueils théologiques des États-Unis, et on a plusieurs fois
imprimé en Angleterre, avec un grand succès, un choix de ses meil-
leurs articles.
Nous voilà arrivé au terme de la tâche difficile que nous nous
étions imposée. Nous nous sommes efforcé de dire le bien et le mal
sur la presse périodique des États-Unis avec une équitable impar-
tialité, et quoique nous n'ayons dissimulé ni les écarts des publi-
cistes américains, ni les progrès qu'il leur reste à accomplir, nous
croyons que l'opinion qui demeurera dans les esprits sera plutôt fa-
vorable que contraire. La presse américaine n'est encore aujourd'hui
qu'un levier puissant, mais elle contient déjà tous les germes d'un
grand mouvement intellectuel. A mesure qu'une prospérité sans exem-
ple augmentera et fortifiera aux États-Unis les classes qui peuvent
élever leurs idées au-dessus du culte des intériels matériels, des be-
soins nouveaux se révéleront, qui ne trouveront leur satisfaction que
dans les jouissances de l'esprit. Alors les lettres tiendront dans la
vie des Américains la place qui leur revient de droit chez toutes les
nations civilisées, et la presse, qui aura préparé et rendu possible ce
triomphe de l'esprit sur la matière, en recueillera sa bonne part.
Cucheval-Clarigny.
DE
LA MORALITÉ DE L'HISTOIRE
DU REGNE DE HENRI IV
Histoire du Règne de Henri IV, par M. Poirson, 3 vol. in-8°.
Le sens des événemens se renouvelle d'année en année. De nou-
veaux documens se produisent qui demeuraient enfouis depuis long-
temps, et dont la lecture attentive nous force à changer d'avis
sur des faits qui semblaient définitivement jugés. Pour ceux qui
se complaisent dans la paresse, qui chérissent l'indolence comme
une des joies les plus douces de ce monde, c'est un grand mal-
heur sans doute, et qui nous inspire une compassion sincère.
Pour ceux qui tiennent à connaître la vérité sur le passé, et qui
savent de combien de voiles elle s'enveloppe, ce n'est pas un sujet
de découragement. Si le sens des événemens se renouvelle, si le
point de vue se déplace, ce n'est pas une raison pour douter du
savoir acquis et proclamer la vanité de l'étude. Quand on connaît le
développement de la science humaine, on s'aperçoit que l'histoire
n'est pas placée dans une pire condition que les autres parties du
domaine scientifique. Pour l'intelligence des faits qui s'accomplis-
sent chaque jour, il y a eu, qu'on ne l'oublie pas, autant de tâton-
nemens, autant d'hypothèses que pour l'interprétation des faits ac-
complis depuis longtemps, et qui, par leur nature même, ne doivent
TOME IX. 21
3-2-2 REVUE DES DEUX MONDES.
plus se reproduire. L'histoire n'est donc pas condamnée à des
chances d'erreur plus nombreuses que l'étude des lois qui régissent
le monde extérieur. On se trompe sur l'origine d'une guerre, sur la
portée d'une négociation; faut-il nous en étonner, nous en affliger?
Ne s'est-on jamais trompé sur l'origine de la foudre, sur les affini-
tés qui président à la composition des corps? Les découvertes de
Franklin et de Lavoisier sont-elles donc si vieilles? La physique et
la chimie, cultivées aujourd'hui avec tant d'ardeur, ont-elles débuté
par la certitude, et sommes-nous assurés que les théories acceptées
maintenant ne subiront aucun changement d'ici à dix ans? Ce qui se
passe dans l'étude du monde extérieur se reproduit dans l'étude du
monde moral. Les théories se multiplient et se détrônent à propos
des phénomènes dont nous sommes témoins chaque jour, et nous
trouverions singulier que les faits accomplis sous les yeux des gé-
nérations qui nous ont précédés donnent naissance à des théories
contradictoires! Notre étonnement serait de l'ingénuité. Les mêmes
événemens racontés à cinquante ans de distance ne peuvent pas se
présenter sous le même aspect à l'esprit des hommes studieux. Ils
ne demeurent ce qu'ils étaient que pour les lecteurs frivoles qui né-
gligent les nouvelles sources d'information. D'ailleurs, en dehors des
documens inattendus qui se produisent, que souvent le hasard met
entre nos mains, il y a d'autres raisons pour que nous changions
d'avis sur le passé. Ce qui se fait dans le temps présent nous oblige
à juger les événemens du siècle dernier autrement que ne les ju-
geaient nos pères. 11 suffit d'ouvrir les yeux pour comprendre qu'il
n'y a pas en histoire d'opinion définitive.
Parmi les momens du passé qui ont donné lieu aux interprétations
les plus diverses, il faut placer au premier rang la renaissance et la
réforme; mais il y a deux manières d'étudier la réforme et la re-
naissance, comme les autres époques de l'histoire. On peut se placer
au point de vue scientifique et chercher la vérité clans les livres;
on peut se placer au point de vue politique et demander au passé
la raison du présent. On peut interroger la renaissance et la réforme,
et, s'inspiiant des passions qui animaient le xve et le xvie siècles,
écouter la parole de Luther dans l'église de Wittenberg, le suivre
à la diète de Worms, se glisser parmi les soldats qui allaient com-
battre les armées espagnoles. L'application de la seconde méthode
conduit à écrire des récits vivans qui excitent dans les cœurs géné-
reux des frémissemens de colère, d'indignation. L'application de la
première nous donne des livres sérieux , instructifs, mais dégagés
de toute passion. Chacun est libre de préférer le point de vue scien-
tifique ou le point de vue politique. Pour ma part, je crois que ces
deux points de vue ont une (égale importance, une égale utilité. La
DE LA MORALITÉ DE L'HISTOIRE. S23
science désintéressée nous révèle bien des choses qui ne sont pas
aperçues par un esprit passionné, et la passion politique devine,
sans qu'on sache comment, bien des secrets qui demeurent impéné-
trables pour la science désintéressée. Il ne faut ni décourager, ni
proscrire aucune interprétation, pourvu qu'elle soit sincère. L'écri-
vain même qui se trompe, lorsqu'il se trompe de bonne foi. ren-
contre sur sa route des vérités dont nous pouvons faire notre profit.
Le but qu'il touche n'est pas le but qu'il devait toucher; mais en
s' égarant il a suivi des sentiers inconnus que nul pied n'avait encore
foulés, et c'en est assez pour que nous lui tenions compte de ses
efforts.
Le mérite dont je parle se rencontre surtout dans les monogra-
phies. L'esprit le plus laborieux, lorsqu'il embrasse un large espace
de temps, se trouve obligé malgré lui de négliger un grand nombre
de détails. 11 voudrait tout connaître, et se voit forcé d'abréger ses
études. S'il poussait à bout ses investigations, sa vie serait trop
courte pour accomplir son dessein. En circonscrivant le champ de
ses recherches, en se résignant à n'embrasser qu'une courte période,
il peut scruter les causes des événemens et ne rien négliger pour se
mettre en possession de la vérité complète sur un point déterminé.
Il est donc sage d'encourager les monographies. A toutes les épo-
ques où la science historique a senti le besoin de se renouveler,
avant de raconter la vie entière d'une nation d'après les documens
que le hasard ou la persévérance venait de lui livrer, elle a réuni
ses efforts sur un espace étroit, et cette résolution a toujours été
féconde. Pour justifier ce que j'avance, il me suffira de citer les
noms de Sharon Turner et d'Augustin Thierry. Gomment ces deux
grands esprits sont-ils parvenus à enrichir la science historique de
faits nouveaux, de faits inattendus? N'est-ce pas en concentrant
tous leurs efforts sur un espace facile à embrasser? G'esl à l'appli-
cation de cette méthode que nous devons l'Histoire des Anglo-
Saxons et l'Histoire de la Conquête de l'Angleterre par les Nor-
mands. Si Augustin Thierry eût tenté le récit de la vie entière de la
France, aurait-il pu fouiller en tous sens l'époque mérovingienne?
Personne n'oserait le croire. Aujourd'hui nous savons sur cette
époque, je ne dis pas tout ce qu'il est permis de savoir, car l'avenir
peut nous livrer bien des secrets qui ne sont pas même entrevus,
mais du moins tout ce qui demeurait enfoui dans l'ombre et la
poussière des bibliothèques. A moins qu'on ne découvre dans le
fond d'un château ou d'un couvent quelques manuscrits ignorés de
ceux qui les possèdent, l'époque mérovingienne sera pour ceux qui
viendront après nous ce qu'elle est pour nous dès à présent. Malgré
la persévérance et la pénétration qui recommandaient Augustin
324 REVUE DES DEUX MONDES.
Thierry à l'admiration de tous les érudits, il y a cent contre un à
parier qu'il n'aurait jamais pu épuiser et mettre au net la narration
de Grégoire de Tours, si, au lieu de s'enfermer dans la période mé-
rovingienne, il eût essayé d'embrasser d'un regard tous les événe-
mens accomplis dans notre pays depuis le V* jusqu'au xixe siècle.
Nous devons souhaiter qu'un esprit aussi courageux, aussi péné-
trant que le sien fasse pour la période carlovingienne ce qu'il a fait
pour la première période, car la période carlovingienne n'est pas
encore inondée de lumière. A partir de la troisième race, tout de-
vient plus facile à comprendre. Les témoignages se multiplient en
même temps que la société s'organise.
M. Poirson vient de publier sur le règne d'Henri IV une mono-
graphie qui mérite d'occuper l'attention. Lors même qu'on ne parta-
gerait pas toutes ses opinions, on serait forcé de reconnaître qu'il
a épuisé toutes les sources d'information. On peut juger les faits
autrement que lui; dans les documens que nous possédons, il serait
difficile de trouver un fait qu'il ait passé sous silence. Peut-être ne
s'est-il pas renfermé rigoureusement dans les limites de l'histoire
proprement dite. Passionné pour la tâche qu'il s'était imposée, il
a voulu l'accomplir jusqu'au bout, et dans son désir de ne rien
omettre, peut-être lui est-il arrivé de traiter des questions qui ne
se rattachent pas directement au sujet de son livre. Ce surcroît
de bonne volonté doit exciter notre sympathie. Parmi les écrivains
de nos jours, il y en a bien peu qui cèdent à une pareille tentation.
Au lieu de franchir les limites qui leur sont assignées, trop souvent
ils s'arrêtent en chemin, et achèvent par l'imagination ce qu'ils
n'ont pas le courage d'achever par l'étude.
Si la monographie offre à la science un immense avantage, elle
n'offre pas un avantage moins évident à l'art historique. Chez les
modernes, chacun le sait, dans le domaine de l'histoire, la science et
l'art sont trop souvent séparés. Le public s'est habitué à croire
qu'une science profonde ne peut se concilier avec les artifices de
la narration. Or c'est une des opinions les plus fausses qui circulent
aujourd'hui. La science et l'art sont faits pour se donner la main
dans tous les ordres d'idées, et dans le domaine historique plus na-
turellement que partout ailleurs. Il y a des géomètres qui écrivent
élégamment, comme Legendre, Lacroix et Poinsot. Il y a des natu-
ralistes qui connaissent tous les artifices du style, comme Buffon et
Ceorge Cuvier. Sur le terrain de l'histoire, la conciliation de l'art et
de la science est encore plus facile. Cependant la plupart des écri-
vains qui entreprennent le récit des faits accomplis depuis long-
temps accordent volontiers à l'érudition plus d'importance qu'à l'art
d'écrire. Ils dédaignent les ornemens du style, comme si élégance
DE LA MORALITÉ DE l' HISTOIRE. 325
était Synonyme de frivolité, et je dois reconnaître que trop souvent
les lecteurs se rangent à leur avis. Un récit qui émeut inspire la
défiance. La Grèce et l'Italie, qui nous ont laissé d'incomparables
modèles de narration historique, procédaient autrement que les
écrivains modernes. Elles ne séparaient pas l'art de la science, et
je crois qu'elles faisaient bien. Les historiens qui ont excellé parmi
nous tiennent compte de leurs enseignemens. Ils s'efforcent de con-
naître les faits comme pourraient les connaître les témoins ocu-
laires, et quand ils sont en possession de la vérité, ils la présentent
tantôt en orateurs, tantôt en poètes. C'est ainsi que procédait
Augustin Thierry, c'est ainsi que procède aujourd'hui M. Thiers.
Les beaux récits qui nous émeuvent dans Ynistoire du Consulat
et de l'Empire ne seraient pas ce qu'ils sont, si l'auteur n'eût tenté
la conciliation de l'art et de la science; mais ce qu'il a fait, il est
à peu près certain qu'il n'aurait pas pu le faire, si, au lieu d'em-
brasser la période comprise entre le 18 brumaire et la bataille de
AVaterloo, il se fût proposé comme sujet de narration une période
plus longue. Quand il s'agit de parler aux penseurs, on peut ré-
sumer les événemens et les caractériser en quelques traits hardis;
quand il s'agit de parler à la foule, résumer est dangereux, ou du
moins il est difficile d'émouvoir la foule en résumant les faits. Ce
qui plaît au plus grand nombre des lecteurs, ce qui grave dans leur
esprit le souvenir des événemens, c'est un fait raconté dans tous ses
détails, et pour l'application d'une telle méthode, la monographie
est excellente, car cent volumes ne suffiraient pas pour raconter la
vie entière de la France comme M. Thiers vient de nous raconter
le consulat et l'empire. La prise de Saragosse, qui sera comptée
certainement parmi les modèles de narration, aurait perdu la meil-
leure partie de son intérêt, si l'auteur eût été obligé de se renfermer
dans un petit nombre de pages. Si la prise de Saragosse est pleine
de vie et d'angoisse, si elle excite tour à tour l'admiration et la
pitié, c'est que nous assistons heure par heure à toutes les péripé-
ties de ce drame sanglant. Résumées en quelques pages, la défense
et la prise de Saragosse ne pourraient intéresser qu'un petit nombre
d'esprits. Or l'histoire qui raconte la vie des nations doit s'adresser
aux nations tout entières. Il faut qu'elle émeuve si elle veut instruire,
pour émouvoir elle ne peut se dispenser de présenter les faits sous
un aspect animé, et comme il est impossible d'animer les faits sans
appeler les détails à son aide, les monographies historiques devien-
nent nécessaires.
Le temps manquerait aux lecteurs les plus laborieux, si toute notre
histoire était divisée en monographies. — Cette objection ne m'ef-
fraie pas. Qu'y a-t-il en effet de plus intéressant pour une nation
320 REVVE DES DEUX MONDES.
que de se connaître elle-même? Savoir ce qu'ont voulu, ce qu'ont
souffert les générations qui nous ont précédés, n'est-ce pas en effet la
plus noble étude que puisse se proposer un homme intelligent, dont
l'éducation a développé les facultés? Au lieu de dépenser des heures
sans nombre en lectures frivoles, ne vaut-il pas mieux concentrer
notre attention sur un sujet digne de toutes nos sympathies? Ceux
mêmes à qui le courage manquerait pour donner à l'étude de l'his-
toire nationale une dizaine d'années n'oseraient blâmer ceux qui se
dévouent à ce noble dessein. La vie humaine est comprise entre des
limites bien étroites: l'étude de l'histoire agrandit notre vie. Le
souvenir du passé élargit le présent. En assistant aux grandes
actions accomplies par nos pères, notre personne, notre volonté
nous paraissent moins petites; indolens ou actifs, nous sentons le
besoin d'achever ce qu'ils ont commencé. Or, si les grands esprits,
si les cœurs généreux conçoivent ce projet en lisant le résumé de
la vie d'une nation, les esprits ordinaires, les cœurs tièdes le con-
çoivent difficilement quand les faits ne leur sont pas présentés dans
tous leurs détails. Le récit d'une bataille écrit par un témoin ocu-
laire donne au lecteur le moins hardi des frissons belliqueux, et
ce mérite se retrouve dans les monographies historiques. L'his-
toire d'une nation résumée en quelques centaines de pages ne
réussit à susciter de grandes pensées que chez les esprits préparés
déjà par des études spéciales et capables de comprendre à demi-
mot. Quant à la foule, il faut pour l'enflammer recourir à d'autres
procédés. La foule ne comprend pas à demi-mot; l'historien qui
veut lui inspirer de généreux projets doit lui raconter les faits tels
qu'il les a vus dans le récit des contemporains et n'omettre aucune
des circonstances qui l'ont frappé.
Si nous possédions une histoire de la France sous le règne de
Louis XIV conçue dans les mêmes proportions que Y Histoire du Con-
sulat et de l'Empire, combien d'illusions s'évanouiraient! combien
d'erreurs accréditées seraient réduites à néant! La valeur person-
nelle de Louis XIV et de ses ministres ne serait pas supprimée, mais
elle deviendrait pour tous ce qu'elle est déjà pour quelques-uns,
une chose qui n'a rien à démêler avec le merveilleux. On saurait au
prix de combien de souffrances s'est établi ce gouvernement pro-
clamé parlait par les partisans de l'ancien régime. L'histoire de cette
période racontée dans un tableau général de la vie française laisse
dans l'ombre de nombreux détails que la foule apprendrait avec
étonnement, dont elle ferait son profit. Et ce que je dis de la pé-
riode comprise entre 16A3 et 1715, je pourrais le dire avec une
égale justesse de la période comprise entre 1515 et 1547, car les
opinions accréditées sur François I" ne sont guère mieux fondées
DE LA MORALITÉ DE L'HISTOIRE. 327
que les opinions répandues sur Louis XIV. L'amant de Françoise
de Foix, le prisonnier de Pavie est accepté comme le Mécène le plus
généreux de la science, de l'art, de la pensée. Si les trente-deux ans
dont se compose son règne étaient racontés par un historien ha-
bile, résolu à tout dire, décidé à ne ménager aucun orgueil, les pro-
portions du personnage seraient un peu amoindries. On saurait
qu'il n'avait pas pour la science un ardent amour, qu'il redoutait la
pensée, et l' étouffait au besoin par les moyens les plus cruels.
Ce que je dis n'est pas une nouveauté pour ceux qui étudient;
pour la foule, qui ne vit pas avec les livres, ce serait une révé-
lation inattendue. Les faits que je rappelle sont en effet mention-
nés dans toutes les histoires générales de notre pays, mais souvent
atténués. Une monographie du règne de François Ier pourrai! seule
les remettre dans leur vrai jour et leur rendre toute l'importance
qui leur appartient. C'est pourquoi nous devons accueillir avec em-
pressement toutes les monographies qui s ■■■ produisent sur l'histoire
de notre pays. Et lorsque l'auteur a voué toute sa v ie à l'étude du
passé comme M. Poirson, lorsqu'il a suivi d'un regard attentif le
développement moral et politique des nations anciennes et mo-
dernes, nous sommes sûrs du moins qu'il ne se méprendra pas
faute d'informations. S'il lui arrive de contrarier nos convictions,
nous accepterons cette divergence intellectuelle comme une consé-
quence de ses études, et nous trouverons dans les documens qu'il
invoque le moyen de contrôler sa pensée. S'il raconte sans paraître
s'émouvoir, s'il n'émeut pas, nous hésiterons avant de l'accuser
d'indifférence, car il n'est pas donné à tous les esprits d'exprimer
leur pensée de façon à la rendre contagieuse. Il y a des artifices de
style familiers aux écrivains les plus tièdes, et qui abusent la crédu-
lité du lecteur.
Au moment où l'invention languit, les ouvrages historiques ré-
clament une attention spéciale. Quand la vie entière de l'auteur
nous prouve qu'il n'a interrogé que des documens originaux, quand
nous sommes assurés qu'il ne dit rien sans pouvoir le démontrer,
nous devons l'écouter avec confiance. ;V l'heure où nous parlons,
l'invention sommeille, nous sommes obligés de le reconnaître; ceux
qui expriment sous la forme lyrique ou narrative leurs impres-
sions personnelles paraissent désespérer de l'attention des lec-
teurs. Sans partager leur découragement, nous croyons que le
vent n'est pas aujourd'hui à l'invention. C'est une raison de plus
pour lire, pour étudier d'un œil attentif toutes les œuvres d'histoire
qui se produisent de nos jours. L'histoire en effet, si l'on prend la
peine d'en mesurer la portée, est un des enseignemens les plus salu-
taires que puisse se proposer l'intelligence humaine. Si l'histoire,
328 REVUE DES DEUX MONDES.
comme je le souhaite sans oser l'espérer pour un avenir prochain, de-
venait une science populaire , si l'on se donnait pour la propager la
peine qu'on se donne pour propager les notions de chimie et de méca-
nique, je crois pouvoir affirmer que la civilisation prendrait bientôt
un autre cours. A l'heure où j'écris, tous les efforts sont dirigés vers
le bien-être matériel. La mécanique et la chimie sont des moyens de
fortune dont la puissance ne peut être contestée par personne. Ce qui
manque à la société moderne, j'ai regret à le dire, c'est le sens moral.
Je ne crois pas calomnier mon temps. Il existe encore parmi nous un
petit nombre d'esprits chez qui le sens moral n'est pas complètement
aboli; mais, s'il nous était permis de les compter, nous serions ef-
frayés. Ceux qui s'applaudissent de leur condition, ceux qui obtien-
nent les suffrages, l'admiration du monde, n'ont aucun souci de la
valeur morale des actions dont ils sont témoins. Qu'un homme réus-
sisse par des moyens illégitimes, pourvu que son succès soit parfai-
tement avéré, ils ne songent pas à le blâmer. Le fait accompli s'élève
à la hauteur du droit. Or l'étude attentive de l'histoire est le plus
sûr moyen de ruiner l'opinion que je signale. Si le passé n'était
pas ignoré du plus grand nombre, nous ne verrions pas ce que nous
voyons chaque jour, la foule indifférente aux événemens qui s'ac-
complissent; la connaissance du passé l'obligerait à comprendre le
présent. La foule n'abandonnerait pas au hasard la solution des
questions qui seraient posées; elle n'assisterait pas, le cœur tiède
et indifférent, aux transformations du gouvernement.
Malheureusement l'histoire n'est pas aujourd'hui populaire. On
s'est habitué à croire que l'étude du passé est une étude superflue.
Ceux qui s'occupent des événemens accomplis sont rangés parmi
les rêveurs; le présent absorbe l'attention de tous ceux qui se don-
nent pour sages; bien vivre et bien dormir sont l'idéal suprême. Tout
ce qui s'éloigne de cet idéal ne mérite pas un regard. L'histoire ne peut
rien pour notre bonheur présent; elle peut tout au plus nous ensei-
gner la notion de nos droits. Que signitie l'histoire, comparée à la
mécanique, à la chimie? Elle n'enseigne qu'à juger les actions hu-
maines, et c'est un bien maigre profit. La mécanique et la chimie
sont des sources de richesse, des sources fécondes, qui frappent tous
les yeux d'admiration. Il ne faut pas parler d'histoire aux heureux
du siècle. Qu'on ne s'y méprenne pas pourtant : la mécanique et
la chimie ne régissent pas le monde; elles peuvent donner la ri-
chesse, mais elles n'ont rien à démêler avec le développement mo-
ral des nations, et la notion du droit, qui relève de la philosophie
et de l'histoire, demeure aujourd'hui ce qu'elle était avant les pro-
grès récens de la mécanique et de la chimie. Savoir ce qu'on doit
faire, ce qu'on doit défendre, ce qu'on doit espérer, trois idées qui
DE LA MORALITÉ DE l' HISTOIRE. 329
n'ont rien de commun avec la prospérité matérielle de la nation. Les
magasins peuvent s'emplir, les navires peuvent emporter sur l'aile
des vents les richesses du coin de terre que nous habitons, sans rien
changer aux lois morales, que nous devons respecter. L'étude de
l'histoire est le plus sûr moyen de populariser la valeur de ces lois.
C'est pourquoi j'attache une immense importance à toutes les œuvres
consacrées au récit du passé, conçues lentement, exécutées par un
esprit patient. Or le livre de M. Poirson se présente précisément
dans ces conditions.
On m'a conté qu'il voulait d'abord écrire un volume ; puis la ma-
tière s'est agrandie à mesure qu'il l' étudiait, et sans le vouloir, sans
l'avoir prévu, M. Poirson a écrit trois volumes. Loin de moi la pensée
de lui reprocher son imprévoyance; il n'avait pas mesuré d'abord
l'étendue du champ qu'il avait à parcourir. Quand il s'est aperçu
de sa méprise, il n'a reculé devant aucun effort. Il a senti la néces-
sité de se livrer à des investigations nouvelles pour obtenir la vé-
rité qu'il cherchait, et ne s'est pas effrayé de la tâche qui s'offrait à
lui. Nous connaissons désormais d'une manière complète tous les
événemens compris entre 1589 et 1610. Ce que l'avenir pourra
nous apprendre à cet égard ne changera pas grand'chose aux ju-
gemens qu'il nous est permis de porter aujourd'hui. La maison
de Bourbon a joué un rôle immense dans la vie de la nation fran-
çaise, et l'écrivain qui raconte fidèlement le règne de Henri IV
rend à son pays un service éminent. Qu'il soit absorbé par l'érudi-
tion et néglige d'insister sur le sens politique des événemens, c'esl
un malheur sans doute; mais comme il a tout vu de ses yeux,
comme il a fait tout ce qui dépendait de lui pour s'éclairer, nous
sommes assurés, en le prenant pour guide, de ne pas nous égarer.
Que son sentiment s'accorde avec le nôtre ou le contrarie, nous
sommes certains du moins de ne pas faire fausse roule. Il expose
les faits; nous pouvons les juger librement. Il place sous nos yeux
les événemens racontés par les témoins oculaires; il a lu et consulté
tout ce que nous serions forcés de lire, si nous voulions connaître
complètement la période qu'il a choisie comme sujet de ses études.
Sa bonne foi n'est pas douteuse. Nous savons qu'il appartient à la
science, et que jamais les passions politiques n'ont altéré la recti-
tude de son jugement. Si son opinion ne s'accorde pas avec la nôtre,
ce n'est pas qu'il se laisse entraîner par des prédilections que nous
pourrions condamner. Entouré de livres, étranger à tous les mou-
vemens qui se produisent, il s'est fait le contemporain des événe-
mens qu'il raconte, et arrive à son insu à partager les illusions des
hommes dont il accueille le témoignage. Une critique sévère peut
le blâmer; mais tout en le blâmant, elle doit reconnaître qu'il n'a
330 REVUE DES DEUX MONDES.
rien néglige pour s'éclairer. Enseveli dans l'étude du passé, il as-
siste sans passion et sans colère à tous les âges de l'humanité; il
ne s'émeut pas, parce qu'il sait le passé tout entier. 11 vaudrait
mieux s'émouvoir, oui, sans doute; mais quand on n'a pris aucune
part au gouvernement de son pays, quand on a vécu dans le com-
merce dès livres, il n'est pas étonnant que l'on juge les événemens
autrement qu'un homme mêlé à la vie publique. La comparaison
des faits, en élevant l'intelligence, attiédit parfois le cœur. Il ne faut
pas s'indigner contre cette impassibilité apparente. Les écrivains
mêmes qui ne semblent pas s'émouvoir ne sont pas indifférons aux
choses qu'ils racontent, mais, prenant l'histoire comme une matière
purement scientifique, ils ne veulent pas paraître déroger, et dédai-
gnent tout ce qui paraît ressembler à l'émotion. Les livres qu'on
est habitué à déclarer inanimés sont souvent plus profitables que les
livres déclarés vivans. Aux livres en effet qui éblouissent par une
parole ardente, il manque souvent la connaissance des faits. Les
monographies écrites par des hommes studieux et sincères sont une
bonne fortune pour ceux qui aiment à s'instruire; il y a dans ces
livres, conçus en dehors de toute passion, un charme singulier. Un
homme qui oublie le monde entier pour étudier une période com-
prise en d'étroites limites arrive à découvrir un nombre infini de
choses inattendues, souvent même il ne prévoit pas la portée de ses
découvertes; mais que nous importe? Il nous révèle des vérités que
nous n'aurions pas entrevues. C'en est assez pour que nous lui prê-
tions une attention vigilante, et son œuvre est d'autant plus digne
de notre sympathie, qu'elle peut réveiller dans les cœurs les plus
tiècles, dans les esprits les plus indolens, les passions les plus géné-
reuses.
L'histoire est l'étude la plus féconde, la plus salutaire que les
peuples puissent se proposer. Si, en présence de chaque événement
qui bouleverse la face d'un pays, la foule pouvait se rappeler les évé-
nemens de même nature qui ont agité les générations précédentes,
j'ose croire que les révolutions deviendraient plus rares. La foule ne
puiserait pas dans la connaissance de l'histoire le goût de l'immobi-
lité, mais le sentiment de son droit, et le jour où ce sentiment de-
viendrait populaire, il n'y aurait plus ni découragement ni surprise.
Une nation s'interrogerait comme un homme s'interroge, et trou-
verait dans son passé des leçons éloquentes pour sa conduite dans
le présent; elle ne marcherait plus au hasard, mais s'avancerait d'un
pied ferme vers le but marqué par l'expérience et la raison. La con-
naissance de l'histoire fait d'une nation adolescente une nation vi-
rile. C'est là une vérité vulgaire parmi les hommes studieux, qu'il
ne faut jamais perdre de vue. En présence de cette vérité, toutes
DE LA MORALITÉ DE l'iIISTOIRE. 331
les chicanes sur la certitude historique, comparée à la certitude des
sciences qui se donnent pour positives, s'amoindrissent singulière-
ment. Il n'y a pas pour les nations qui prétendent à la dignité mo-
rale une étude plus profitable que l'étude de l'histoire. Tous ceux
qui par leurs ell'orts accroissent le trésor de nos souvenirs ont bien
mérité de la chose publique. M. Poirson, connu déjà depuis long-
temps par des recherches persévérantes sur la vie des peuples an-
ciens, s'est détourné de sa route pour concentrer son attention ^ai-
le règne de Henri IV. S'il nous arrive de le contredire, nous le con-
tredirons toujours avec déférence : il a recueilli tant de témoignages,
que nous ne pouvons pas l'accuser de légèreté; mais il nous permet-
tra de ne pas partager son avis en toute occasion. Nous n'avons pas
vécu dans le passé aussi longtemps que lui, et nous ne pouvons pas
evcuser ce qu'il excuse, admirer ce qu'il admire, sans renoncer à
nos espérances.
Les hommes qui veulent toujours garder leur dignité personnelle
ont soin de n'oublier aucune des actions de leur vie. S'ils ne les con-
signent pas dans un journal, ils les gravent dans leur mémoire, et
toutes les fois qu'ils ont à prendre une résolution décisive, toutes les
fois qu'ils se trouvent en face d'un danger, ils interrogent leur passé
comme le guide le plus sûr et le plus fidèle. Ceux qui suivent celte
méthode ont rarement à se reprocher une faiblesse qui les oblige à
rougir. Ils ne sont pas prémunis contre tout égarement, car s'ils par-
venaient à se prémunir contre les périls imprévus sans exception,
ils sortiraient de la condition humaine. Cependant, quoi qu'il arrive,
a quelque épreuve qu'ils soient soumis, ils portent légèrement le
poids de leur conduite, parce qu'ils n'abandonnent rien au hasard.
Si les grands événemens du passé étaient gravés dans toutes les mé-
moires, les peuples ne seraient pas exposés à des changemcns de
fortune si soudains et si nombreux. Le vœu que j'exprime sera-t-il
jamais réalisé? Les peuples arriveront-ils a comprendre la solidarité
qui unit entre elles les générations mortes et les générations vi-
vantes? Sera-t-il donné à ceux qui viendront après nous d'interroger
le passé de notre pays comme un homme attaché à sa dignité per-
sonnelle interroge le souvenir de son adolescence et de sa virilité
pour assurer la paix et le bonheur de ses dernières années? Les
esprits livrés aux plaisirs du monde accuseront mon vœu de folie et
me renverront au pays des chimères. J'ai meilleure opinion de l'ave-
nir, et quoique je n'ajoute pas foi au progrès indéfini de l'humanité,
je suis convaincu pourtant qu'un jour viendra où les principes au-
ront autant d'importance que les intérêts. Que ce jour soit près de
nous ou loin de nous, c'est une question qu'il ne m'appartient pas
de décider, car je n'ai pas entre les mains les élémens d'une solu-
332
REVUE DES DEUX MONDES.
tion; mais si mon espérance s'accomplit, l'étude de l'histoire aura
certainement joué un rôle immense dans cette transformation morale,
qui mérite bien autant d'attention et de sollicitude que les trans-
formations de l'industrie. Il n'est pas dans la nature de la philoso-
phie de devenir jamais populaire. L'histoire au contraire, si l'on
consent à la présenter sous une forme vivante, en la dégageant de
tout ce qui n'appartient pas au récit proprement dit, l'histoire
s'adresse à tous les esprits, et quand tous les esprits seront amenés
à s'en occuper, un monde nouveau s'ouvrira devant les générations
assez heureuses, assez sensées pour ne pas mettre les intérêts au-
dessus des principes. Pour que l'histoire soit vraiment digne d'oc-
cuper une nation entière, il ne faut pas qu'elle se contente d'exciter
la curiosité; il faut que les faits soient caractérisés en même temps
que racontés, de manière à servir de leçons. L'histoire ainsi présen-
tée ne peut manquer de porter ses fruits; mais le nombre des écri-
vains qui conçoivent ainsi le récit du passé est malheureusement
bien restreint.
Je ne m'étonne pas que tant de lecteurs soient dépourvus de sens
moral. Il y a d'excellentes raisons pour qu'ils en soient dépourvus,
c'est que la plupart des historiens attachent plus d'importance à
la révélation de faits nouveaux qu'à l'estimation des hommes et des
choses. Ils tiennent à montrer l'étendue de leur érudition, et né-
gligent trop souvent de caractériser les événemens en prenant pour
guides des principes sévères. Or, comme les trois quarts des lecteurs
ne sont pas en mesure de contrôler les pages qui passent sous leurs
yeux, ce n'est pas merveille si l'insouciance morale des historiens se
retrouve dans la foule. Le problème à résoudre dans la composition
d'une monographie historique, c'est de concilier l'exactitude, le nom-
bre et la variété des détails avec le respect du sens moral. M. Poir-
son, j'aime à le dire bien haut, s'en est vivement préoccupé. On
sent à chaque page de son livre qu'il ne sépare pas la conscience
de l'érudition, ou plutôt que, privée du contrôle de la conscience,
l'érudition n'est à ses yeux qu'une chose sans valeur. Il veut que
la connaissance de la vérité mène à la pratique du bien, et lors même
qu'il n'aurait pas puisé dans les documens originaux que nous pos-
sédons sur le xve et le xvie siècles de quoi renouveler la physionomie
de cette période, il se détacherait de la plupart des écrivains qui ont
traité le même sujet par la franchise et la fermeté de ses principes.
Il aime la justice, et ne néglige aucune occasion de le prouver. Ce
mérite n'est pas vulgaire, et suifirait pour lui concilier notre sym-
pathie. On suit avec confiance un maître qui n'oublie jamais le droit
pour s'incliner devant le fait. Le passé jugé par lui, à mesure
qu'il le raconte, nous intéresse comme un événement accompli sous
DE LA MORALITE DE L HISTOIRE.
333
nos yeux, et qui nous aurait atteints dans notre bonheur, clans nos
affections. Si la narration n'est pas toujours conçue avec toute l'ha-
bileté qu'on pourrait souhaiter, en revanche la conscience du lec-
teur est constamment satisfaite. Chacun, après avoir suivi le déve-
loppement de sa pensée, sait- à quoi s'en tenir sur la valeur des
hommes dont les actions viennent de se dérouler sous ses yeux. Ni
embarras, ni hésitation, ni doute, ni obscurité. M. Poirson parle des
plus grandes choses avec simplicité, et la rectitude de son esprit
n'est jamais troublée par le nombre ou l'éclat des événemens : heu-
reux privilège des travaux entrepris dans la retraite, loin du bruit
des affaires, achevés sans autre ambition que la connaissance de la
vérité. M. Poirson, je n'en doute pas, a commencé l'histoire du règne
d'Henri IV sans aucune idée préconçue. Il s'est souvenu de la parole
de Quintilien : « On écrit l'histoire pour raconter, non pour démon-
trer. )) Seulement il s'en est souvenu en homme qui possède les
Annales aussi bien que les Institutions Oratoires, et qui ne com-
prend pas le récit sans moralité. On sent que dans sa pensée l'in-
différence n'est pas moins coupable que l'ignorance. Réfléchir
l'image du passé comme le fleuve réfléchit les arbres de ses rives
n'est pas le rôle d'une créature intelligente.
L'époque choisie par M. Poirson est une des plus importantes de
notre histoire, car c'est l'époque de la renaissance et de la réforme.
Quoique le Béarnais ait régné de 1589 à 1610, quoique la renais-
sance, pour les chronologistes, commence en 1453 et la réforme en
1517, cependant la renaissance et la réforme jouent un grand rôle
dans le gouvernement de Henri IV. Chose digne de remarque, et je
ne suis pas le premier à le dire, en même temps que la renaissance
ouvrait à l'esprit humain des perspectives nouvelles en lui révélant
le secret de la sagesse et de la science antiques, en même temps que
les prédications de Luther revendiquaient comme un droit sacré la
liberté de conscience, la condition politique de la société, au lieu de
faire un pas en avant, faisait un pas en arrière; le champ de l'intel-
ligence s'élargissait, la liberté d'examen devenait familière à tous
les esprits élevés, et cependant le gouvernement devenait de plus
en plus absolu. L'avilissement des mœurs de la cour rendait encore
plus odieuses les formes tyranniques de l'administration. M. Poir-
son, qui, avant d'écrire l'histoire du règne de Henri IV, a pris la
peine d'étudier l'histoire entière de notre pays, n'a pas négligé ce
point de vue. Pour lui, Dieu merci, la science ne commence pas au
sujet qu'il traite aujourd'hui; il connaît l'origine des faits qu'il ex-
pose. Charles IX et Henri III lui sont aussi familiers que Henri l\,
et lui permettent d'expliquer ce qui resterait obscur sans ces no-
tions préliminaires. Il existe en effet une contradiction apparente
334 REVUE DES DEUX MONDES.
entre la renaissance, la réforme et l'accroissement de la tyrannie
politique; mais cette contradiction s'évanouit devant la réflexion.
Que la renaissance ait préparé La réforme, ce n'est plus aujourd'hui
une question. Les Crées réfugiés en Italie et en France après la prise
de Constantinople par Mahomet II avaient préparé les esprits à toutes
les hardiesses de la pensée. Dans l'espace compris entre la chute de
l'empire d'Orient et les premières prédications de Luther, c'est-à-
dir-e dans l'espace de soixante-quatre ans, l'Europe avait eu le temps
de s'habituer à toutes les hardiesses de l'intelligence, ne prenant
conseil que d'elle-même, et ne reculant devant les conséquences
d'aucun principe. Les quêtes faites par les moines pour l'achève-
ment de Saint-Pierre, les indulgences promises à la générosité des
fidèles, n'ont été que l'occasion et non pas la cause de la résistance
opposée à l'autorité pontificale. Lors même que la papauté n'eût
rien demandé aux âmes pieuses pour enrichir les églises consacrées
à la foi catholique, la liberté d'examen en matière religieuse eût
trouvé moyen de se produire.
Le nouvel historien de Henri IV a très bien montré que le x vic siècle,
qui est un siècle de progrès, si l'on ne considère que le développe-
ment général de l'esprit humain, est un siècle rétrograde, si l'on s' ap-
pliqua à D'envisager que le développement politique de l'Europe. Il
marque avec une précision parfaite l'intervalle qui sépare le do-
maine des idées pures du domaine des faits. Les grands esprits,
qui forment toujours la minorité, les esprits généreux, plus nom-
breux sans doute , mais qui ne sont pas la multitude, sentaient le
besoin de consacrer la liberté de conscience; mais leur franchise
déplaisait au pouvoir établi, car du libre examen en matière reli-
gieuse au libre examen en matière politique, U n'y a qu'un pas,
et ce pas, il fallait à tout prix empêcher les esprits de le franchir.
Les bûchers allumés sous François Ier révèlent assez clairement les
inquiétudes, les terreurs du pouvoir. On a dit que la résistance re-
ligieuse masquait la résistance de l'aristocratie à la royauté. Il y
a dans cette affirmation une part de vérité, et je le reconnais d'au-
tant plus volontiers que cette affirmation s'accorde parfaitement
avec la libation des idées qui ont dominé la seconde moitié du
xve siècle et le xvie siècle tout entier. Élargissement du champ des
spéculations philosophiques , revendication de la liberté de con-
science, résistance au pouvoir absolu, trois termes qui s'enchaînent,
et qui expliquent très nettement les événemens compris entre les
années 1515 et 1589. Sans doute la résistance de l'aristocratie à la
royauté a pu s'abriter derrière la liberté de conscience; mais lors
même que l'alliance de la cause politique et de la cause religieuse
serait pleinement démontrée, il n'en resterait pas moins avéré que
DE LA MORALITÉ DE L'HISTOIRE. 335
la liberté de conscience a suscité la guerre civile, car, sans la liberté
de conscience, qu'elle revendiquait, une partie de la noblesse fran-
çaise n'eût jamais trouvé moyen de tenir tête à la royauté. Préparé
à l'intelligence, à l'explication de ces faits, l'historien de Henri I\
n'a rien négligé pour les mettre en évidence. Il a compris que le
règne des derniers Valois pouvait seul rendre compte des premières
années du règne de Henri IV. Sa prétention n'est pas de donner au
Béarnais une physionomie nouvelle. Il contrôle librement les té-
moignages; mais après les avoir contrôlés, il les accepte sans ré-
serve, et ne s'attache pas à les interpréter d'une manière inatten-
due. Il consent à se trouver de l'avis de ses devanciers, quoiqu'il
ait étudié autrement qu'eux le sujet qu'ils ont déjà traité. 11 n'a pas
le goût du paradoxe, et ne cherche pas à tirer parti des documens
qu'il tient entre ses mains pour étonner le lecteur. C'est une preuve
de bon sens et de modération que je loue avec empressement, car
ce n'est pas une vertu vulgaire parmi les historiens de nos jours.
Chaque fois qu'ils disposent de documens inédits, ils n'ont rien de
plus pressé que de concevoir et de dessiner une physionomie inat-
tendue. Leur plus grand plaisir est de dérouter les opinions accrédi-
tées. M. Poirson, qui a dépensé les plus belles années de sa vie dans
l'enseignement de l'histoire, dont l'autorité est depuis longtemps
établie, ne cède pas à ces tentations puériles. Il ne tient pas à éton-
ner, il tient à instruire. Quand ses études l'obligent à confirmer les
croyances acceptées depuis nombre d'années, il ne s'effraie pas de
cette nécessité. Ainsi ceux qui chercheraient dans son dernier livre
un portrait du Béarnais qui ne s'accorde pas avec les portraits des-
sinés par les historiens qui l'ont précédé seraient complètement
désappointés. La figure que nous avons devant nous ressemble à
celle que nous connaissons déjà. Ce qui donne au livre de M. Poir-
son une valeur singulière, ce qui le recommande à l'attention des
érudits et des hommes du monde, c'est qu'il n'y a pas dans son ré-
cit un fait dont il ne puisse fournir la preuve. Il dit ce qu'il sait et
n'invente rien, il raconte ce qu'il a trouvé dans le témoignage des
contemporains, et n'essaie pas d'ajouter des traits nouveaux qui
pourraient séduire l'imagination, mais qui ne s'accorderaient pas
avec la sévérité loyale de l'histoire. Ceux qui aiment l'inattendu se
plaindront sans doute, car M. Poirson laisse debout le Béarnais des
croyances populaires; mais ceux qui aiment la vérité ne se plain-
dront pas, car ils sauront gré à l'auteur de n'avoir rien négligé pour
former sa conviction, et pour eux croire ce qu'ils croyaient ne sera
pas un désappointement.
D'ailleurs, si M. Poirson ne donne pas au Béarnais une physiono-
mie nouvelle, il traite avec un soin scrupuleux toutes les questions
336
REVUE DES DEUX MONDES.
de droit public qui se rattachent à son avènement, toutes les ques-
tions de politique intérieure ou extérieure comprises dans son règne.
Les missions diplomatiques et les mesures économiques tiennent
une grande place dans son livre, et quand on a tourné la dernière
page, on connaît sur le bout du doigt les relations de la France
avec l'Europe depuis la mort de Henri III jusqu'à l'avènement de
Louis XIII. La conduite et les projets de Sully sont expliqués de
manière à contenter les esprits les plus curieux. La tâcbe de l'histo-
rien ainsi comprise a déjà de quoi contenter son ambition, et pour-
tant l'auteur ne s'en est pas tenu là. Après avoir traité les ques-
tions de finances, d'agriculture, de commerce, d'industrie, il traite
avec le même soin toutes les questions qui intéressent le développe-
ment du génie national. Sciences, littérature, beaux-arts, il a tout
abordé sans s'effrayer du champ qui s'ouvrait devant lui. Peut-être
n'a-t-il pas étreint d'une main assez puissante tous les épis qu'il
avait moissonnés, peut-être n'a-t-il pas noué la gerbe qu'il nous
donne d'un lien assez solide; mais sa faucille n'a pas laissé grand'-
chose à glaner. Ceux qui viendront après lui pourront ordonner
d'une manière nouvelle les faits qu'il a recueillis, il est douteux qu'ils
recueillent des faits nouveaux. C'est pourquoi on est obligé d'attri-
buer au livre de M. Poirson une très grande valeur, car c'est, dans
le domaine scientifique, un des ouvrages les plus consciencieux qui
honorent notre temps. A proprement parler, il ne raconte pas ce qu'il
sait, il se contente de l'exposer. Aussi pour les hommes d'étude son
livre est une œuvre satisfaisante; mais pour ceux qui désirent l'union
d'une forme attrayante et d'un enseignement sérieux, c'est une
œuvre incomplète, car l'histoire est tout à la fois une science et un
art. La science privée du secours de l'art effarouche les esprits qui
n'aiment pas la vérité pour elle-même, et le nombre en est grand.
L'art privé du secours de la science n'offre au lecteur qu'un passe-
temps puéril. Quelle que soit mon estime pour la science pure dans
le domaine historique, je regrette que M. Poirson, qui a vécu dans
le commerce familier des grands écrivains de l'antiquité, n'ait vu
dans le règne de Henri IV qu'un sujet d'étude et d'enseignement.
S'il eût essayé de vivre de la vie de ses personnages, de les mettre
en scène, son livre, au lieu d'obtenir un succès inférieur à son mé-
rite, serait aujourd'hui connu de tous ceux qui aiment l'histoire de
leur pays, mais qui ont besoin d'être attirés vers la science, et
n'osent l'aborder quand elle se présente seule et sans ornement.
Vouloir appliquer à l'histoire les procédés de style qu'on emploie
dans un traité de chimie ou de botanique, c'est se tromper, c'est
méconnaître la nature du sujet qu'on a choisi. La décomposition et
la composition des corps, le développement et la reproduction des
DE LA MORALITÉ DE l'hISTOIRE. 337
plantes se passent très bien des artifices oratoires; mais lorsqu'il
s'agit d'événemens historiques, c'est-à-dire d'actions conçues, pré-
parées, accomplies par des hommes, nous ne voulons pas séparer
l'émotion de l'enseignement. A cet égard, M. Poirson ne partage pas
notre avis. Comment pourrions-nous en douter? 11 expose les évé-
nemens compris entre 1589 et 1(510 comme un professeur du Col-
lège de France ou du Muséum d'histoire naturelle décrirait la
croissance du chêne ou du palmier, la formation d'un sel ou d'un
oxyde. Au point de vue scientifique, son exposé ne laisse rien à dé-
sirer : après avoir lu son livre, on sait touchant ce règne laborieux
tout ce qu'il est permis de savoir; mais la science présentée sous
une forme plus animée ne perdrait pas une parcelle de sa valeur.
M. Poirson n'a pas tenté une seule fois de nous émouvoir : il acompte
sur les habitudes studieuses de ses lecteurs, et s'il n'a pas obtenu
tout ce qu'il espérait, on ne peut pas dire cependant qu'il ait été dieu
dans son attente. Ceux mêmes qui ne jugent pas Henri IV comme il
l'a jugé reconnaissent et proclament le caractère sérieux de ses in-
vestigations.
En voyant avec quelle persévérance l'auteur évite tout ce qui
pourrait sembler attrayant, je me suis demandé si je devais attri-
buer cette résolution singulière aux fonctions qu'il a remplies pen-
dant un grand nombre d'armées, ou si quelque motif tiré de l'état
présent de notre littérature n'était pas venu s'ajouter aux habitudes
de l'enseignement. M. Poirson a longtemps professé l'histoire dans
nos collèges, il a formé des élèves qui font aujourd'hui pour la géné-
ration nouvelle ce qu'il a fait pour la génération précédente; mais
je ne crois pas m'abuser en affirmant qu'il y a derrière son dédain
constant pour les artifices de la narration un sentiment plus vif.
Depuis quelques années, nous avons vu se produire des œuvres
qui se donnaient pour historiques, où l'éclat du langage ne réus-
sissait pas à déguiser l'ignorance des faits. Ces œuvres qui n'en-
seignent rien, qui peuvent tout au plus obscurcir et troubler les
idées acquises dans des livres sérieux, ont obtenu un succès popu-
laire. Témoin de cette injustice de la foule, M. Poirson, je suis porté
à le croire, a pensé que la seule manière de restituer à l'histoire le
caractère qui lui appartient était de proscrire sans pitié tout ce qui
accuse le désir de plaire. Il s'est dit en lui-même : « Je me suis donné
pour mission de propager la connaissance du passé; je ne veux pas
être confondu avec ceux qui parlent du passé sans le connaître. La
foule dévore aujourd'hui d'un œil avide de prétendus récits qui ne
sont qu'un vain assemblage de mots; elle va chercher l'histoire dans
un pompeux entassement de périodes sonores et vides; je ne ferai
rien pour attirer là foule. Ceux qui aiment la science viendront à
TOME IX. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
moi, car ma parole est depuis longtemps respectée. Quant à ceux
qui ne goûtent l'histoire que sous la forme du roman, leur sympa-
thie ne me flatterait pas, je n'accepterais pas leurs éloges, et je me
sens incapable de rien faire pour les obtenir. » En se plaçant à ce
point de vue, on arrive à trouver tout naturel le dédain de M. Poirson
pour les artifices de la narration. Cependant il s'est laissé emporter
trop loin, il a dépassé le but qu'il se proposait. S'il a cru réagir
ainsi contre la frivolité des œuvres qui se donnent pour historiques,
je ne puis que m'associer à cet excellent dessein; mais pour ruiner
la popularité de ces œuvres, il aurait fallu présenter la science sous
une forme qui n'effarouchât point la foule, et dans l'histoire du règne
de Henri IV il n'y a pas une page qui ne soit l'expression austère des
faits. Si M. Poirson a conçu l'espérance d'envoyer à l'oubli les livres
qui jouissent aujourd'hui d'une renommée illégitime, il n'a pas pris
le moyen le plus sûr de remplacer le roman par la vérité. Un peu
plus de mouvement dans l'exposé des faits serait une excellente ruse
de guerre. Les lecteurs qui manquent de courage pour suivre pen-
dant un millier de pages le développement d'une pensée toujours
grave s'instruiraient à leur insu, si l'auteur consentait à raconter
ce qu'il sait, au lieu d'exposer les causes et les effets sans tenir
compte de la force moyenne des intelligences. Ce serait, à mon avis,
l'expédient le plus adroit, et les amis de la science ne pourraient
trouver mauvais qu'on ornât la vérité pour la populariser. M. Poir-
son, en offrant au public le fruit de ses études, n'y a pas songé.
L'auteur a publié pour ses élèves un précis d'histoire de France
qui s'arrête à l'avènement de Henri IV. Par ce livre, justement es-
timé comme ouvrage d'enseignement élémentaire, il s'est cru dis-
pensé de rappeler les règnes des derniers Valois. Je pense pourtant
qu'il eût fait une chose utile en réunissant dans une large intro-
duction les événemens compris entre 1515 et 1589, car son his-
toire de Henri IV est destinée aux gens du inonde aussi bien qu'aux
érudits, et les gens du monde, qui ont quitté depuis longtemps les
bancs du collège, ont oublié son précis. Le règne du premier Bour-
bon est difficile à comprendre pour ceux qui n'ont pas sous les yeux
la conduite de François Ier, de Charles IX, de Henri III. Les der-
nières années du xvie siècle et les dix premières années du xvnc de-
meurent à peu près lettre close quand on ne connaît pas familière-
ment les rois dont je viens d'écrire les noms. L'historien a beau
prodiguer les détails, reproduire sa pensée sous des formes nom-
breuses et variées; il n'est jamais compris qu'à demi de la plupart
des lecteurs. La conduite de Henri IV, qui n'est pas irréprochable
aux yeux mêmes de ses admirateurs, soulève des objections faciles
à réfuter dès qu'on sait la conduite de ses prédécesseurs. Pour tout
DE LA MORALITÉ DE L'HISTOIRE. 339
dire en un mot, M. Poirson a trop compté sur l'érudition et sur la
mémoire de la génération à laquelle il s'adresse. C'est de sa part une
courtoisie qui sera, je le crois du moins, payée d'ingratitude. Les
persécutions de François I" contre la réforme naissante, le massacre
de la Saint-Barthélémy, l'organisation de la ligue, sont les prolégo-
mènes nécessaires de l'histoire de Henri IV. Bien des gens ont en-
tendu parler des faits que je rappelle: mais pour bien comprendre
en face de quels périls se trouvait le Béarnais le lendemain de son
avènement, il faut quelque chose de plus qu'un vague souvenir. Le
bûcher de Berquin, le meurtre de Coligny, la conspiration des Guises,
marquent dans la défense de l'église romaine contre la réforme trois
momens décisifs, et sans la connaissance complète de ces trois mo-
mens il est à peu près impossible de juger sainement les actions
dont se compose le règne de Henri IV. M. Poirson n'avait qu'à dé-
tacher quelques pages de son précis, à les remanier, pour nous don-
ner l'introduction que je regrette de ne pas trouver en tête de son
livre. J'insiste d'autant plus volontiers sur ce point, que malgré les
travaux récens publiés en France et en Allemagne, la réforme et la
ligue ne sont pas encore entrées dans le domaine des connaissances
populaires. Bien des esprits qui se croient éclairés ne voient dans la
Saint-Barthélémy qu'un coup de tête, dans la révolte des Guises
qu'une question politique. Et comment juger avec de telles données
le règne de Henri IV? Les prolégomènes que je demande explique-
raient ce qui demeure obscur pour le plus grand nombre.
On sait aujourd'hui que le massacre de la Saint-Barthélémy n'est
pas un coup de tète, que dans la conspiration des Guises contre la
royauté la religion tenait autant de place que l'ambition politique.
On a renoncé à ne voir dans François Ier qu'un protecteur dévoué
de la science et des lettres. Les palais qu'il a construits, les statues
dont il a orné ses jardins, ne suffisent pas pour caractériser son
règne. Ce qu'il combattait dans la réforme, ce n'était pas seulement
l'hérésie, mais bien aussi et surtout la liberté de penser. Il n'accep-
tait de la renaissance que le développement des arts; quant à la pen-
sée, il n'en voulait pas. Il se posait comme le défenseur de l'église,
et l'église acceptait avec empressement le secours de son épée; mais
ce qu'il défendait, c'était son gouvernement. M. Poirson, qui, mal-
gré sa prédilection pour la monarchie, pour la foi catholique, est
animé de sentimens libéraux, n'aurait pas eu de peine à caractéri-
ser très nettement la conduite de François Ier. A l'égard de Charles IX,
sa tâche eût été encore plus facile, car il n'y a pas de catholique
sincère qui ne maudisse et ne flétrisse la Saint-Barthélémy. Tout
homme qui se dit soumis à l'église romaine et ne voit dans la Saint-
Barthélémy qu'une rigueur salutaire perd le droit d'accuser Dio-
3A0 REVUE DES DEUX MONDES.
clétien et de plaindre les chrétiens envoyés au supplice. Il n'y a pas
deux justices. Si Charles IX a pu, sans mériter l'exécration de la
postérité, verser le sang des huguenots, les empereurs romains ont
pu, sans appeler notre haine sur leur mémoire, verser le sang des
chrétiens et les jeter aux lions dans le cirque frémissant de joie.
M. Poirson, comme tous les cœurs généreux, comme tous les es-
prits droits, condamne et maudit Charles IX; pour éclairer pleine-
ment la conduite de Henri IV, il eût bien fait de développer ce qu'il
avait dit dans son précis. Enfin il était de son devoir d'insister sur
l'avilissement de la royauté dans la personne du dernier Valois pour
expliquer la hardiesse des ligueurs et les espérances de l'Espagne.
Henri III appelait sur sa tète le mépris de la France; ses mœurs
dissolues, le scandale de ses débauches et la puérilité de sa dé-
votion le rendaient indigne du trône. M. Poirson, en esquissant le
règne du dernier Valois, eût donné plus de relief au règne du pre-
mier Bourbon. Comme la substance des prolégomènes réclamés par
le sujet de son nouveau livre se trouve dans son précis d'histoire
de France, les lecteurs ne peuvent mieux faire que de consulter ce
dernier ouvrage pour se préparer à l'intelligence du règne de Henri IV.
Ils apprendront en quelques jours ce qu'ils ont besoin de savoir
pour saisir la cause et l'enchaînement des faits. S'ils négligent de
s'éclairer par cette étude préliminaire, ils assisteront aux batailles,
ils suivront les négociations, mais ils ne réussiront pas à démêler
l'origine des événemens. Ignorant le caractère des personnages entre
qui s'engage la lutte, ils seront réduits aux conjectures.
Avant d'entamer l'histoire du Béarnais, M. Poirson esquisse en
quelques pages l'état de l'Europe dans les dernières années du
xvi" siècle. Pour ceux qui ont appris ailleurs ce qu'il rappelle, c'est
un tableau plein de précision et d'intérêt; mais ce tableau n'est
pas à la portée de tous les lecteurs. L'auteur a cru faire tout ce
qu'il devait, et sa confiance est d'autant plus excusable, que son
nom se rattache à la renaissance des études historiques dans notre
université. Par son enseignement oral, par ses livres, il a puissam-
ment contribué à propager parmi la jeunesse la connaissance du
passé. C'est un mérite que personne ne lui contestera. Comme il ne
sépare pas notre histoire de l'histoire générale de l'Europe, il se
contente de rappeler ce qu'il croit connu de ses lecteurs. Je voudrais
pouvoir lui donner raison et dire que la génération instruite par ses
leçons sait encore aujourd'hui ce qu'elle apprenait il y a trente ans;
mais je suis forcé de reconnaître et d'avouer que M. Poirson a trop
présumé de la mémoire de ses auditeurs. L'état de l'Espagne et
de l'Italie, de l'Allemagne et de l'Angleterre pendant le xvie siècle
n'est pas un sujet familier à tous les esprits. Si je voulais apporter
DE LA MORALITÉ DE L'HISTOIRE. 341
des preuves, je n'aurais que l'embarras du choix : l'ignorance ou
l'oubli de l'histoire est trop facile à démontrer. Non-seulement les
poètes qui mettent en scène les plus célèbres personnages du passé
leur prêtent des actions et des paroles qui ne s'accordent pas avec
leur caractère; mais parmi les hommes qui parlent du haut de la tri-
bune, nous retrouvons trop souvent la même légèreté. Les orateurs
qui connaissent la vie politique de leur pays composent une mi-
norité affligeante. La chaire à cet égard n'est guère plus savante
que la tribune. Je me souviens d'un sermon fort applaudi où ne
manquaient pas les énormités historiques. Le prédicateur affirmait
que Charles-Martel avait terrassé l'islamisme, et que François 1er
avait exterminé la réforme. Eli bien ! ces énormités excitaient à
peine l'étonnement de quelques auditeurs; la foule croyait le prédi-
cateur sur parole. Dans un pays et dans un temps où de telles
choses peuvent se dire et passent inaperçues, il est imprudent de
compter sur l'érudition et la mémoire des lecteurs. 11 ne faut pas
leur dire seulement ce qui se rattache directement au sujet du livre,
mais leur apprendre ce qu'ils doivent savoir pour saisir le sens de
la première page. Et pourquoi nous en étonner? A quoi mène la
connaissance de l'histoire? A penser. Ce n'est pas là un sujet de
convoitise. Autant vaut dire que l'histoire ne mène à rien. Penser
ne donne pas une position, réfléchir sur le passé n'est guère plus
utile que de connaître la langue du Céleste-Empire.
L'historien ne néglige rien pour susciter dans l'esprit du lecteur
des idées de nature diverse; il envisage avec une égale attention tous
les aspects du règne de Henri IV. J'ai parlé de sa méthode, qui me pa-
raît convenir aux sciences naturelles beaucoup mieux qu'à l'histoire.
J'ai lieu de croire que mon opinion sera celle de tous les hommes
qui ont lu et relu les grands historiens de l'antiquité. Néanmoins cette
méthode, que je blâme parce qu'elle remplace la narration par l'ex-
posé-des faits, offre à ceux qui veulent étudier un avantage précieux.
L'impartialité ou, si l'on veut, l'impassibilité de l'érudit laisse au
lecteur une entière liberté. L'analyse des documens originaux, si
complète, si fidèle qu'elle soit, ne peut être acceptée comme une
œuvre vivante; mais si elle ne présente pas la vérité sous une forme
animée, du moins elle la dégage, et celui qui veut l'exprimer n'a
plus devant lui qu'une tâche facile. Il y a bien des livres histo-
riques d'une forme plus séduisante qui ne portent pas le même
profit. M. Poirson excelle à classer les faits. Il introduit dans son
livre une nomenclature sévère qui plaît à tous les bons esprits. Il
croit que l'émotion se concilie malaisément avec les devoirs de l'en-
seignement, et comme son but n'est pas de nous offrir un plaisir pas-
sager, mais de graver dans notre mémoire l'image de la vérité, il se
342 REVUE DES DEUX MONDES.
défie de l'émotion. Aussi son livre, envisagé au point de vue didacti-
que, réunira de nombreux suffrages. Quant aux gens du monde qui
cherchent dans l'histoire une distraction plutôt qu'un enseignement,
je crains fort qu'ils ne lisent pas sans désappointement cette nomen-
clature de faits si laborieusement réunis. Qu'importe à l'auteur? 11 a
touché le but qu'il se proposait, et ne regrettera pas ses veilles. Il y
a d'ailleurs dans ces pages, qui effarouchent d'abord les esprits fri-
voles par leur physionomie austère, de quoi exciter la curiosité. Les
indolens, les désœuvrés qui ont peine à porter le poids de leurs loi-
sirs, s'ils réussissent à surmonter leur frayeur, s'applaudiront bientôt
de leur courage. Après avoir lu d'un œil attentif les cent premières
pages, ils s'étonneront du monde nouveau qui s'ouvrira devant eux.
Le spectacle des choses accomplies dans une période de vingt et un
ans, en détachant leur pensée des mille puérilités dont leur vie se
compose, leur donnera d'eux-mêmes une opinion meilleure. L'aus-
térité de la forme, qui décourage les esprits sans vigueur, est une
épreuve salutaire pour les esprits qui ne sont qu'engourdis et se
réchauffent aux rayons de la vérité. On a tenté depuis quelques
années de rendre la science amusante, et je ne crois pas que la
science y ait gagné grand'chose. La science qu'on déclare en-
nuyeuse a cela d'excellent, qu'elle commande le silence et la mo-
destie à ceux qu'elle effarouche. La science amusante fait croire
aux ignorans qu'ils en savent assez pour parler en toute occasion,
à tout propos. On aura beau s'évertuer, on ne fera jamais de l'his-
toire une lecture divertissante comme les contes de Perrault. L'in-
telligence du passé exige autant d'attention que l'intelligence des
phénomènes astronomiques et physiologiques. M. Poirson n'a pas
tenté de rendre amusant le règne de Henri IV, je ne m'en plains
pas, car je ne confondrai jamais l'émotion produite par un récit
bien fait avec le plaisir futile que donne le passé arrangé en roman.
Nous pouvons, après avoir lu le livre de M. Poirson, dessiner le
caractère politique de Henri IV. Il ne dit rien de nouveau quant aux
conclusions, mais les idées reçues trouvent dans les documens qu'il
produit une confirmation imposante. Ce qui paraît évident dans la
conduite de Henri IV de 1589 à 1594, c'est qu'il a parfaitement com-
pris son rôle, et s'est attaché à le remplir avec» une résolution qui
devait amener le succès. Or quel était ce rôle? C'était un rôle de con-
ciliation. Appartenant à la religion réformée, qui n'était pas celle de
la majorité des Français, il ne pouvait, sans s'avilir, sans se désho-
norer, abjurer la foi de sa famille. Il a très bien senti le côté délicat
de sa position, et avant d'abjurer il a voulu conquérir son royaume.
Il y avait dans la tâche qui lui était échue des difficultés sans nombre.
Il en a triomphé avec un courage, avec une sagacité au-dessus de
DE LA MORALITÉ DE L'HISTOIRE. 343
tout éloge. Ce qu'il a fait, bien peu d'hommes auraient pu le faire.
Tous ceux qui ont étudié d'un œil attentif les luttes soutenues par le
Béarnais de 1589 à 1594 rendront pleine justice à son énergie en
même temps qu'à la souplesse de son caractère. Intrépide en face du
danger, il savait charmer, convertir ses adversaires devenus prison-
niers. Or, pour un roi qui doit conquérir son royaume, ce n'est pas
là un médiocre avantage. Toutes les fois qu'il trouvait l'occasion de
ramener ou d'amener à son parti un homme nourri d'autres convic-
tions, il n'omettait rien pour atteindre son but. Naïf dans son com-
merce particulier, naïf jusqu'à l'abandon, il défiait les plus habiles
lorsqu'il s'agissait de rallier à son drapeau des convictions chance-
lantes. C'est ce qui lui donne dans l'histoire une physionomie à part.
11 y a cela de singulier dans le premier Bourbon qui ait régné sur là
France, qu'il paraissait libre, imprudent dans ses manières, dans ses
propos, jusqu'à compromettre la dignité de la couronne, et que ce-
pendant il n'a jamais été bon et familier sans profit. C'est pour les
souverains une leçon sur laquelle je n'ai pas besoin d'insister.
Henri IV, avec le ton de sa parole, avec la simplicité de son langage,
a autant fait pour lui-même et pour la France qu'avec ses batailles
gagnées. La victoire d'Arqués lui a conquis moins de terrain que son
aménité, la souplesse de son langage et la grâce de son accueil. Ce
n'est pas sans raison que le peuple bénit sa mémoire
L'historien ne tient pas à paraître nouveau, il tient à demeurer
vrai. Pourvu que la vérité se propage et fasse son chemin, il est
satisfait. Il n'essaie pas de présenter sous un aspect inattendu les
combats de Henri IV contre Mayenne. Il se borne à enregistrer les
défaites et les victoires, et quand il voit le Béarnais triompher, il
mesure pied à pied le terrain conquis par le vainqueur. Cette mé-
thode pourra sembler singulière aux lecteurs qui ont vécu dans le
commerce des historiens modernes. Habitués aux coups de théâtre,
et, comme on l'a dit récemment, toujours prêts à contempler l'inat-
tendu, ils pourront trouver que M. Poirson marche terre à terre et
ne sort pas assez souvent des routes battues. Malgré mon amour
pour la nouveauté, je ne saurais donner tort à M. Poirson. J'aime
mieux, qu'on me le pardonne, une vérité consacrée, fût-elle même
vieille de vingt années, qu'un paradoxe éclatant paré de toutes les
grâces du langage. M. Poirson, en dessinant la figure de Henri IV,
a consulté Tallemant des Réaux moins souvent que Du Fay, petit-fils
de L'Hôpital. Qui oserait s'en plaindre? Au lieu d'anecdotes plaisantes
ou scandaleuses, nous avons des traits qui appartiennent à l'histoire.
Nous pouvons trouver que Du Fay apporte un peu trop de pompe
dans l'expression de son sentiment, mais nous sommes du moins for-
cés de reconnaître qu'il y a dans ses discours un accent de sincérité.
34A REVUE DES DEUX MONDES.
Henri IV, après avoir conquis son royaume pied à pied, s'occupa
sérieusement de l'administration intérieure de la France. Il avait
fait la guerre avec courage, de façon à se concilier la sympathie et
l'admiration des plus braves. Dès qu'il fut maître incontesté du
trône, il sentit le besoin de justifier sa conquête, et voulut répandre
sur ses sujets tous les bienfaits de la paix. Doué d'une vive in-
telligence, mais incapable d'une longue attention, il se faisait lire
pendant une demi-heure le Théâtre de l'Agriculture d'Olivier de
Serres, et se préparait ainsi à l'œuvre de pacification qu'il avait en-
treprise. Avant d'abjurer, il avait voulu vaincre, et son abjuration
échappait ainsi atout reproche de lâcheté. Maître absolu du royaume
de France, il choisit pour but unique de ses efforts la dignité de son
pays et le bonheur de ses sujets. C'est là le caractère que lui ont
assigné les devanciers de M. Poirson, et le nouvel historien n'y a
rien changé. Est-ce donc à dire que son livre soit inutile? Loin de
moi cette pensée. Toutes les fois qu'une idée vraie se trouve confir-
mée par des faits nouveaux, on doit s'en applaudir. M. Poirson cé-
lèbre avec un égal empressement les victoires glorieuses et les bien-
faits de la paix. Après avoir lu les documens réunis par lui, on se
sent pénétré d'une respectueuse admiration pour le Béarnais, qui fut
d'abord un grand roi de guerre, et plus tard le protecteur assidu,
éclairé des gentilshommes campagnards de son royaume. Il rêvait
pour l'abaissement de la maison d'Autriche ce que Richelieu réalisa
plus tard, mais il voulait l'accomplir dans d'autres conditions. Sa
diplomatie généreuse et loyale se conciliait avec le respect des sei-
gneuries locales. Avait-il tort? J'abandonne la réponse à ceux qui
ont suivi le développement politique de la France de 1610 à 16/|3.
Ce qu'il y a de certain, c'est que la politique intérieure et la diplo-
matie de la France sou Henri IV ont pour la morale publique un
aspect plus satisfaisant que la politique intérieure et la diplomatie
de Richelieu. Permis à ceux qui ne voient dans les révolutions na-
tionales que des accès de fièvre de dire que la tyrannie de Riche-
lieu est pleinement justifiée par l'arrogance de l'aristocratie. Avec
de pareilles théories, on trouve moyen d'amnistier les plus grandes
cruautés. Quant à nous, qui plaçons en toute occasion le droit au-
dessus du fait, nous ne plions pas le genou devant la puissance de
Richelieu, et nous préférons le gouvernement conciliateur du roi
Henri IV au gouvernement tyrannique du cardinal-ministre. L'écha-
faud envisagé comme remède drastique n'est pas de notre goût, et
nous croyons que tous les hommes d'état vraiment dignes de ce nom
partagent à cet égard notre répugnance. La hache n'est pas un argu-
ment, le sang qui coule n'est pas un aveu d erreur; ceux qui mettent
Richelieu au-dessus de Henri IV me paraissent l'avoir oublié.
DE LA MORALITÉ DE L'HISTOIRE. 345
Tous les rois qui ont laissé dans l'histoire une trace glorieuse de
leur passage comprenaient qu'ils avaient une tâche à remplir, et que
le pouvoir ne leur était pas donné pour contenter leurs passions
et leurs caprices. Henri IV était du nombre de ces rois. Il savait
que sa tache était de réconcilier les partis, et s'il n'a pas accom-
pli son dessein comme il le souhaitait, il faut du moins lui rendre
cette justice, qu'il n'a rien négligé pour toucher le but de son am-
bition. Sans être doué d'une intelligence supérieure, il possédait
une sagacité qui pouvait abuser ses contemporains. Sa force était
dans l'intelligence du passé. Toute sa vie politique doit s'expliquer
par une préoccupation unique et constante : il voulait effacer au-
tant qu'il était en lui le souvenir de la Saint-Barthélémy. Parvenu
au trône après l'avilissement de la royauté par Henri III, il songeait
surtout à réhabiliter la royauté, rendue odieuse par Charles IX. Le
règne de Henri IV ainsi envisagé est un de ceux qui méritent l'atten-
tion la plus sérieuse et la plus sympathique. La réforme, combattue
par François Ier avec le secours du bûcher, avait grandi dans la lutte.
Charles IX avait cru pouvoir l'exterminer en versant le sang à flots;
mais le sang criait vengeance, et la réforme grandissait toujours.
L'Espagne prit en main la cause de l'église romaine; Henri 111, al-
faibli par la débauche, répondit à la ligue par le meurtre de Blois.
Henri IV prit pour règle de sa conduite le souvenir de François 1",
de Charles IX et de Henri III. 11 sentit le besoin de réunir tous ses
sujets dans une foi commune, et comme il désespérait de les réunir
au pied des autels, il voulut du moins qu'ils fussent animés d'une
confiance unanime dans la royauté. Nous savons par le témoignage
des contemporains que ses vœux n'étaient pas demeurés stériles.
Après avoir gagné sa couronne sur les champs de bataille, il s'effor-
çait d'effacer le souvenir de ses victoires, et confondait dans une
même affection les vainqueurs et les vaincus. Pour conquérir le trône
dans ces années difficiles, le courage ne suffisait pas; il fallait jouer
sa vie comme un soldat, et ruser comme si l'on ne payait pas de sa
personne. Les seigneurs rangés sous le drapeau du Béarnais crai-
gnaient de vaincre trop vite et ménageaient leurs succès pour ne pas
devenir inutiles. Pour garder près de soi de pareils capitaines, il
devait unir la patience à la générosité. Il n'a pas failli un seul jour
à ce double devoir. Il leur pardonnait de ne pas pousser trop avant
ses affaires sans avoir arrangé leur fortune. S'il était permis de pé-
nétrer, à la distance où nous sommes, les pensées secrètes du vain-
queur d'Arqués, je dirais qu'il n'aimait pas la royauté pour le seul
plaisir de régner, mais pour le bonheur de faire le bien dans la plé-
nitude de sa volonté. Je n'irais pas jusqu'à lui prêter le sentiment
démocratique : son éducation, demeurée très incomplète, ne lui avait
346 BEVUE DES DEUX MONDES.
pas révélé de tels sentimens; mais s'il ne se croyait pas pétri du
même limon que ses sujets, il trouvait dans la supériorité qu'il s'at-
tribuait un puissant aiguillon. Il voulait le bien non-seulement par
générosité de nature, mais par fierté de race. Il faut bénir de telles
erreurs qui peuvent invoquer de telles excuses. Henri IV, malgré
ses faiblesses, n'a pas besoin d'être défendu. Il a trop bien com-
pris son rôle, il a dépensé trop d'énergie et de sagacité au service
de la justice, pour que la postérité estime toutes ses actions avec
une sévérité absolue.
Parmi les adversaires les plus acharnés du roi de France, nous
rencontrons les coreligionnaires du roi de Navarre. J'excuserais leurs
rancunes, si le Béarnais n'eût pas triomphé avant d'abjurer; mais
quand il entra dans le sein de l'église romaine, il avait prouvé à ses
ennemis, l'épée à la main, qu'il était en mesure de les contenir et de
les dominer. Son abjuration n'était donc pas une lâcheté. Les protes-
tans qui veulent trouver dans cette résolution toute politique un su-
jet de condamnation ne paraissent pas tenir compte de la condition
où il était placé. Sans doute, pour me servir d'une expression mon-
daine, son abjuration arrangeait ses affaires; mais il avait vaincu as-
sez souvent pour les arranger sans abjurer : voilà ce qu'oublient ses
adversaires protestans. D'ailleurs, et c'est là ce qui demeure son éter-
nel honneur, en abandonnant le parti de la réforme, il ne s'est pas
tourné contre les réformés. Il n'a pas persécuté ceux qu'il avait con-
duits à la victoire. Ce n'est pas une abjuration digne de mépris que
celle d'un roi qui garde son affection à ses compagnons d'armes
après avoir renoncé à leur croyance. L'histoire est pleine de con-
versions et d'apostasies qui se traduisent en cruelles représailles,
pleine de vainqueurs qui renient la cause victorieuse, et se font par-
donner leur victoire en frappant ceux qui les ont servis au péril de
leur vie. La mémoire de Henri IV n'est pas souillée d'une pareille
tache. Assis sur le trône, il a respecté la liberté de conscience, qu'il
avait défendue de son épée. Il avait senti la nécessité d'abaisser la
maison d'Autriche, et Richelieu n'a fait que suivre ses desseins. C'est
là sans doute une preuve de sagacité, mais qui ne suffirait pas pour
justifier le rang glorieux qu'il occupe dans l'histoire de notre pays.
A mes yeux, son titre le plus solide, c'est d'avoir fait le bien dans la
mesure de sa puissance, de n'avoir pas renié ses amis huguenots en
embrassant la foi catholique. Il avait maudit la Saint-Barthélémy, il
aurait cru s'y associer par la pensée, en répondre devant Dieu comme
un complice dévoué, s'il n'eût pas traité ses sujets huguenots avec la
même bienveillance que ses sujets catholiques. Vainement dira-t-on
que cette justice égale pour tous était un trait d'habileté; c'était
aussi un trait de courage, car, en ne témoignant pas la même sympa-
DE LA MORALITÉ DE L'HISTOIRE. 347
thie aux deux croyances, il eût rendu son règne plus facile. Son res-
pect pour la liberté de conscience, en faisant de son gouvernement
une tache plus laborieuse, a marqué sa place parmi les souverains
les plus aimés.
Le livre de M. Poirson, écrit en vue de la seule vérité, semble
destiné à justifier la vénération traditionnelle qui entoure le nom
de Henri IV. Après avoir lu ces pages savantes, où l'œil le plus clair-
voyant ne saurait surprendre le désir de conquérir la faveur popu-
laire en atténuant la portée d'un fait, on sent que la sympathie des
générations qui nous ont précédés ne s'est point égarée. Henri IV
n'était pas un homme de génie; mais quoiqu'il fît semblant de se
décider par lui-même en toute occasion, il écoutait avec attention,
avec profit les avis qui combattaient le sien. Ceux qui lui appor-
taient leur pensée, heureux de la voir appliquée, lui en laissaient
volontiers l'honneur et ne songeaient pas à se plaindre. Il se mon-
trait si joyeux d'accomplir un dessein qu'il n'avait pas formé, que
l'indiscrétion eût été de mauvais goût. Comment ne pas accepter
sans dépit ce petit manège de roi? Les souverains ne savent pas
tout; ils s'instruisent, comme les autres hommes, à la sueur de leur
front; c'est chez eux un travers fréquent de ne vouloir pas avouer
qu'ils ignorent. Pourvu qu'ils consentent à écouter ceux qui savent,
on aurait mauvaise grâce à leur demander un aveu en forme.
Henri IV, dont la pensée n'embrassait pas un vaste horizon, mais
qui possédait pour le gouvernement une aptitude singulière, aimait
à s'instruire, à s'éclairer, pour se tenir à la hauteur de sa tâche.
Non-seulement il écoutait sans impatience ceux qui venaient sol-
liciter son attention pour leurs projets, mais il interrogeait avec
empressement les hommes dont le savoir était prouvé, pour donner
à ses idées personnelles une forme plus précise et les rendre plus fa-
cilement applicables. De la part d'un souverain, cela s'appelle mo-
destie. M. Poirson, en dessinant la figure de Henri IV, n'essaie pas de
dissimuler ses faiblesses; il ne tente pas de grouper les témoignages
qui s'accordent avec ses prédilections, en laissant dans l'ombre ceux
qui pourraient les blesser. Il dit ce qu'il sait, il nous associe à ses
lectures, et arrive sans effort au but qu'il se proposait. Si les con-
temporains eussent donné tort à la tradition populaire, M. Poirson
s'en fût affligé sans doute, mais il n'aurait pas lutté contre l'évidence.
Les contemporains l'ont affermi dans sa croyance, il s'en réjouit, et
ne cherche pas à le cacher. Ce qui excite surtout son admiration
dans le Béarnais après l'amour de la justice, c'est l'art de gagner
les cœurs. C'est en effet un don précieux chez un souverain, et l'art
de se faire aimer entre pour beaucoup dans la pratique du gouver-
nement. La crainte contient, l'affection entraîne; Henri IV ne l'igno-
rait pas.
348 REVUE DES DEUX MONDES.
Or tous les traits que je rassemble ici se trouvent épars dans le
livre de M. Poirson. Après avoir lu les trois volumes qu'il vient de
publier, on connaît le Béarnais comme si l'on avait vécu dans son
intimité. On l'a suivi sur les champs de bataille, on a surpris le se-
cret de ses entretiens avec ses conseillers, on connaît le mobile de
ses actions, on n'a plus rien à souhaiter pour former son jugement.
On regrette avec lui que Henri IV n'ait pas gardé le trône pendant
quelques années de plus pour continuer son œuvre, sinon pour
l'achever, car dans le domaine politique il n'y a pas d'oeuvre qui
s'achève. Les desseins commencés dans la paix sont interrompus et
souvent ajournés à long terme par une guerre inattendue. Une chose
digne de remarque dans les derniers temps de ce règne glorieux et
bienfaisant, c'est le soin avec lequel le souverain s'appliquait à tenir
les seigneurs éloignés de la cour. Il tenait à les voir ou du moins à
les savoir activement occupés de l'administration de leurs domaines,
et ne craignait pas le réveil de la puissance féodale. Il voulait une
aristocratie agricole, et, si le temps ne lui eût pas manqué pour ac-
complir son vœu, le gouvernement de Richelieu n'aurait pas ordonné
tant de supplices avec la signature de Louis XIII. A Dieu ne plaise
que j'essaie de refaire le passé au gré de mes conjectures : ce serait
pour moi et pour le lecteur un passe-temps puéril. Cependant,
comme j'ai une foi profonde dans la liberté humaine, je ne crois pas
à la nécessité des événemens. Il ne m'est donc pas défendu de me
demander ce qu'aurait pu devenir la France, si Henri IV eût vécu
seulement dix années de plus. Le pouvoir royal, affranchi dans une
certaine mesure par l'éloignement de l'aristocratie, mais soumis au
contrôle de l'opinion, aurait pu réaliser les réformes qu'il méditait.
La hache de Richelieu n'aurait pas tranché tant de tètes, et Louis XIV
n'aurait pas trouvé le sol préparé pour l'établissement de la monar-
chie absolue. Si l'aristocratie ne se fût pas avilie en quittant ses
châteaux pour mendier des charges de cour, les scandales de la ré-
gence et du règne de Louis XV devenaient impossibles, et Louis XVI,
malgré la médiocrité de son intelligence, entouré de conseillers éclai-
rés, aurait peut-être suffi à sa tâche. Turgot aurait repris les projets
de Sully en les agrandissant. Il y a dans l'enchaînement de ces icîées
quelque chose de plus qu'un rêve, et le livre de M. Poirson les
suggère naturellement. Sans doute il n'est pas donné à la sagesse
humaine de prévenir les secousses politiques, il y a dans la vie
des nations comme dans la vie des individus des crises que nulle
prévoyance ne saurait conjurer; mais il n'est pas interdit aux sou-
verains pénétrés de leurs devoirs d'en diminuer le nombre et le
danger. Henri IV est de cette famille de souverains heureusement
inspirés. Doué de facultés qui ne relevaient pas au-dessus du niveau
commun, il avait conquis l'affection et le dévouement de ses sujets
DE LA MORALITÉ DE L'HISTOIRE. 349
par le respect du droit, par la pratique de la justice. S'il lui est ar-
rivé plus d'une fois, au début de son gouvernement, d'accepter des
compromis que sa conscience ne ratifiait pas, nous devons lui par-
donner cette faiblesse, car il a fait tout ce qui était en lui pour en
effacer le souvenir. S'il n'est pas demeuré à l'abri de tout reproche,
il a fait assez de bien pour qu'on excuse ses défaillances.
J'ai dit librement ce que je pense du livre de M. Poirson. Quoique
je le compte parmi les maîtres de ma jeunesse sans avoir jamais as-
sisté à ses leçons, je n'ai pas cru devoir atténuer pour lui ce qui me
paraît la vérité. J'honore son érudition, qui lui a coûté tant de veilles.
Les sentimens généreux qui animent toutes ses pages excitent ma
sympathie. Cependant je suis obligé de reconnaître qu'il ne réunit
pas l'art à la science de l'historien. Si je parlais autrement, je par-
lerais contre ma pensée, et M. Poirson ne m'en saurait aucun gré.
11 cultive la science pour la science elle-même, et la connaissance
complète des faits qu'il étudie suffit à le contenter. D'ailleurs, quand
je compare son livre aux trois quarts des livres qui se publient au-
jourd'hui, et qu'on nous donne pour des compositions historiques,
je me sens porté à excuser sa prédilection pour la science pure. Son
livre nous explique les campagnes, le gouvernement, les finances,
la diplomatie de Henri IV. Les œuvres historiques applaudies dans
les salons, que les désœuvrés dévorent d'un œil avide, ne sont guère
qu'un assemblage de mots sonores. Aussi, quoique l'art fasse défaut
dans cette composition savante, je souhaite de grand cœur qu'il
s'en produise beaucoup de pareilles, car on peut dire sans exagéra-
tion que l'auteur a épuisé son sujet, et l'habileté suprême, aux yeux
du plus grand nombre, est de l'effleurer si légèrement, que le lec-
teur ne se défie jamais de vous. C'est là ce qu'on appelle l'élégance,
le charme du style. Bien dire sans trop dire, parler à l'imagination
sans commander l'attention avec trop d'autorité, voilà le moyeu de
plaire; on laisse aux érudits l'ennui de traiter les questions qui se
présentent, hélas ! sur tous les sentiers de l'histoire. Les érudits ont
du temps de reste pour un pareil labeur, et d'ailleurs c'est leur mé-
tier. A quoi bon empiéter sur leur besogne? Quant aux lecteurs du
monde, il faut offrir à leur appétit un régal plus friand. On esquisse
pour eux quelques détails biographiques, en ayant soin de nommer
les questions qu'on se dispense de traiter, et l'on gagne ainsi un bre-
vet d'historien. Ceux qui veulent savoir posent le livre après avoir
tourné la vingtième page; mais sur cent lecteurs qui ouvrent un
livre, combien veulent s'instruire? On cherche à tromper l'ennui, et
pourvu que la curiosité soit excitée, on ne demande rien de plus.
L'Histoire du Règne de Henri IV est écrite pour ceux qui veulent
connaître le passé. C'est la science toute nue, mais c'est la science.
350 REVUE DES DEUX MONDES.
Je ne fais pas fi d'un récit bien ordonné; j'aime et j'admire l'emploi
de l'imagination, lors même qu'il s'agit de représenter un fait réel.
Cependant je verrais avec joie se produire des œuvres consacrées
à l'enseignement du passé, où l'imagination ne jouerait aucun rôle,
car le moyen le plus sûr d'élever l'esprit public, c'est d'offrir à la
génération présente la vie des générations qui nous ont précédés.
Pour agrandir le champ de la pensée, pour donner aux sentimens
plus de vigueur et de générosité, il ne s'agit pas de chercher dans
les événemens accomplis des épisodes singuliers, des scènes émou-
vantes; il s'agit de suivre pas à pas la lutte du droit contre le fait.
Si l'art vient s'ajouter à la science, tant mieux; mais l'historien qui
veut émouvoir à tout prix est bien près de ne vouloir rien enseigner.
Or, quoique M. Poirson n'ait pas dit sur la réforme tqyt ce qu'il
pouvait, tout ce qu'il devait dire pour éclairer le règne de Henri IV,
il ne présente jamais un fait sans en mesurer la portée, sans en ex-
primer le sens moral, et ce mérite lui assigne parmi les érudits une
place à part.
Que d'autres le suivent dans la voie où il est entré, qu'ils fouillent
le passé sans préoccupation étrangère à la science, et la foule com-
prendra tout ce qu'il y a de honteux dans l'indifférence politique.
Ceux qui ne vivent que pour eux-mêmes n'oseront plus avouer leurs
secrètes pensées. L'homme dépourvu du sentiment de la responsabi-
lité est une chose dont tous les gouvernemens disposent à leur gré.
Or l'histoire écrite par un esprit sérieux excite infailliblement le
sentiment de la responsabilité, qui manque au plus grand nombre.
Ceux qui lisent le récit des événemens politiques sans comprendre
que toute action sollicite un jugement ne comptent pas parmi les
hommes intelligens : ce n'est pas à eux que l'historien s'adresse;
mais il y a des milliers de lecteurs qui n'attendent qu'un guide pour
marcher dans le droit chemin. M. Poirson, pour qui le bien n'est que
le vrai mis en œuvre, sait depuis longtemps que le récit des évé-
nemens n'est pas un délassement, mais une leçon. Que ceux qui
peuvent le suivre prennent courage. Si la popularité leur échappe,
s'ils ne sont pas vantés dans les salons oisifs, ils auront une joie
meilleure et plus solide que la popularité, le sentiment du devoir
accompli. Ils verront la génération nouvelle attentive au présent,
parce qu'elle connaîtra les luttes et les souffrances de ses aïeux, et
ils pourront se dire avec orgueil : « L'esprit qui anime cette généra-
tion est notre esprit; elle vit de notre pensée. «.Cette joie n'est-elle
pas une assez belle récompense?
Gustave Plancue.
GEORGE SAND
SES MÉMOIRES ET SON THEATRE
Dans ce monde éclatant et varié de l'imagination, il y a des ta-
lens dont la nature est un problème moral autant que littéraire. Ils
réunissent tous les dons de la séduction, et ils portent le germe des
plus dangereuses faiblesses. — Leur essence est semblable à celle
de ces fleurs dont le parfum capiteux trouble et énerve. Ils ont la
grâce sans la pureté; ils ont l'éloquence extérieure, ils manquent de
cette sève généreuse des esprits nourris dans une saine atmosphère;
ils ont l'instinct ardent de la passion, ils n'ont pas le sentiment de
ce qui la relève et l'ennoblit. On dirait que chacune de leurs qualités
est ternie par une ombre tous les jours envahissante, ou plutôt ils
sont dans tout leur être un mélange de lumière et d'ombre, de bien
et de mal, se livrant un perpétuel combat, dont chaque notion mo-
rale est par malheur le prix. Tant que la jeunesse dure, le charme
de l'éloquence couvre merveilleusement cette lutte intérieure, en lui
donnant presque un aspect héroïque, et jette dans les imaginations
une sorte d'éblouissement. Dans le premier essor d'une nature vi-
goureuse, rien n'est plus difficile que de démêler le vrai et le faux,
l'entraînement juste et le pli fatal d'une secrète corruption d'esprit;
mais à mesure que les années passent, le charme s'atténue, les dé-
fauts se prononcent, et l'éclat de la parole ne parvient plus à dissi-
muler le vide de la pensée. L'heureuse fécondité se change en abon-
dance verbeuse, l'élan passionné se fige et devient le froid sophisme.
Est-ce le même esprit? est-ce la même imagination? Il semble qu'il
se soit opéré une métamorphose, et cependant il n'en est rien; seu-
lement le temps vient , il agit sur le talent comme il agit sur ces
352 REVUE DES DEUX MONDES.
beautés un peu étranges et sans durée, auxquelles il ravit leur pre-
mier prestige, pour ne laisser subsister que les saillies inquiétantes
et accusatrices, les traits crians, disparates et souvent vulgaires.
N'est-ce point l'histoire de ce talent qui s'est jeté dans la mêlée
littéraire de notre siècle sous le nom de George Sand? Peu d'esprits
ont eu au même degré que Mme Sand le privilège de captiver les
âmes. Elle a été un des poètes de ce temps les plus passionnés et les
plus écoutés. Ses inventions et ses peintures ont semblé une révéla-
tion du monde intérieur hardiment dévoilé par une main de femme.
Tout au plus, en scrutant de près de telles hardiesses, pouvait-on se
permettre de répéter à l'écrivain la question que Stenio adresse à
Lélia : « Qui es-tu?... A coup sûr, tu n'es pas un être pétri du même
limon que nous; tu n'es pas une créature humaine. » Pour ce talent
aussi, le temps a fait son œuvre, et en observant cette vie de poète,
en rassemblant par la pensée les traits épars dans tant de créations
heureuses, on se prend à dire : Ici fut la vive et ardente éloquence
d'Indiana et de Valentine, là la grâce élégiaque et touchante de Ge-
neviève et d'André. — Que reste-t-il? Il reste toujours sans doute la
même nature qui semble retrouver par instans ses dons merveilleux;
mais c'est la même nature, avec ses qualités diminuées et ses dé-
fauts exagérés. D'une main qui paraît trop souvent avoir perdu sa
puissance, Mme Sand ourdit une multitude d'œuvres de théâtre, Fa-
villa après Claudie, Lucie après Favilta, et Françoise après Lucie,
sans compter la pâle imitation d'un des drames romanesques de
Shakspeare. Un jour, — il y a plus d'un siècle, il y a un an, — elle
déroule cette incompréhensible et insipide vision d'Evenor et Leu-
cippe, qui n'exprime ni un idéal saisissable ni la vérité humaine;
hier encore, elle racontait les aventures de la Daniella, une de ces
histoires semi-poétiques, semi-sensuelles, qui ne laissent pas de
devenir vulgaires en abusant de l'Italie et des filles de la nature.
Dans l'intervalle, elle a, elle aussi, ses conversations ou ses divaga-
tions autour de la table, moins éloquentes à coup sûr que celles du
critique anglais. Dans ces dernières années enfin, Mme Sand a écrit
ce livre de ses impressions et de ses souvenirs intimes, — l'Histoire
de ma vie, — qui commente, résume et clôt une carrière d'un quart
de siècle : livre singulier où l'auteur a résolu le problème de racon-
ter sa vie sans se faire très exactement connaître, mais non sans
dissiper beaucoup d'illusions, et en donnant surtout le droit de ser-
rer de plus près ce talent pour lui demander ce qu'il est définitive-
ment, d'où il vient, où il va.
Le nom de Mm° Sand se lie à toute une époque qui disparaît déjà
derrière nous, à une période de grandes tentatives et de grandes
déceptions. Qu'on se reporte un instant vers une heure précise de
cette époque si étrangement vivante dans sa confusion, vers 1830 :
GEORGE SAND ET SES MÉMOIRES. 353
une double révolution transformait à la fois les lettres et la politi-
que. Dans la poésie lyrique comme dans la philosophie, dans l'his-
toire comme dans le roman ou au théâtre, partout éclatait un souille
ardent d'innovation. Enivrés par la lutte, les esprits poursuivaient
la liberté dans l'art, l'originalité dans l'expression de la vie hu-
maine, de même que dans la politique ils cherchaient, ils pensaient
avoir trouvé la liberté incontestée et durable. C'est dans cette atmo-
sphère bridante du lendemain d'une révolution, dans ce pêle-mêle
d'idées et de systèmes, crise morale d'une civilisation, que se révé-
lait tout à coup un talent nouveau, inconnu la veille, et qui sem-
blait n'avoir rien de commun avec les écoles régnantes. Ce nom
même de George Sand inscrit sur les premières pages à'Indiana et
de Valentine, qui paraissaient à peu d'intervalle, avait je ne sais
quoi d'imprévu et de mystérieux, en sortant soudainement de l'ob-
scurité. Était-ce le nom d'un homme? était-ce une femme qui pre-
nait un déguisement pour mettre le pied sur la scène, après avoir
fait, elle aussi, sa révolution de juillet? On ne le savait encore, bien
qu'en regardant de près il fût difficile de se méprendre. One chose
n'offrait point de doute, c'était le talent de l'écrivain nouveau. In-
diana et Valentine n'étaient point, il s'en faut, des œuvres accom-
plies, dans la plus entière acception de ce mot; mais à tout ce qui
portait la trace de l'inexpérience, à ce qui pouvait passer pour une
réminiscence personnelle, venait se joindre d'une façon visible l'ac-
cent vibrant du poète, l'art d'un peintre émouvant et hardi. L'au-
teur avait surtout entre les écrivains de son temps le don merveil-
leux de faire mouvoir le drame de la passion humaine au sein d'un
paysage enchanteur.
Vous souvenez-vous de cette scène de la Vallée-Noire où, sous la
chaleur du jour, tous ces personnages, Valentine, Benedict, Louise,
Athénaïs, se reposent à l'ombre, au bord de l'Indre? Louise, d'une
main distraite, jette des feuilles dans le courant; Valentine contemple
le jeune homme sans s'avouer ce qu'elle éprouve; Benedict suit dans
l'eau les traits fuyans de Valentine, le cœur gonflé d'un amour nais-
sant. Tout vit, tout palpite dans cette scène muette. C'est là ce qui
n'a point vieilli, ce qui conserve sa jeunesse et sa fraîcheur. A cette
époque et dans les années suivantes encore, Mme Sand se laissait aller
avec une sorte de bonne grâce à la vie littéraire, jouissant de son
succès avec une insouciance peut-être un peu affectée, restant dans
son rôle de conteur et dominant tout autour d'elle par la séduction.
Ses amis lui avaient décerné dans l'intimité le titre de reine de France,
et ils n'ont pas perdu le souvenir d'un repas presque célèbre d'où le
penseur Joulfroy se retira subjugué par cette image vivante de la
poésie qui devait un jour se glisser dans la république malgré Platon,
TOME IX. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
et non sans justifier quelque peu les exclusifs dédains du philosophe
grec. On en était alors au charme des premiers ouvrages, et ce
charme était grand. Seulement, jusque dans ces premiers tableaux,
à travers le mélange des qualités littéraires les plus brillantes, il est
facile aujourd'hui de distinguer le cri de la nature révoltée, la dé-
clamation prête à déborder. On ne peut surtout s'empêcher de re-
connaître une secrète et menaçante parenté entre cette inspiration et
les théories sociales de l'époque. En un mot, à côté du génie heu-
reux il y avait une imagination mobile et inassouvie, capable de su-
bir toutes les influences et de succomber à tous les pièges, si même
elle n'allait au-devant des plus grossiers, parce que ceux-ci flattaient
mieux ses instincts.
Cette lutte intime entre les bons et les mauvais élémens au sein
d'une organisation rare à travers tout, c'est l'histoire tout entière
de George Sand. Dans cette nature, il y a comme deux^êtres qui se
combattent. Il y a un poète qui n'a qu'à rester lui-même pour ra-
conter, analyser ou peindre supérieurement, et qui écrit alors les
scènes charmantes de Valenline ou André, certaines pages des Let-
tres d'un Voyageur ou Mauprat, et il y a un esprit à qui la vérité
et le naturel ne suffisent pas, qui semble altéré de chimères et de
romanesque. — Eh quoi! dira-t-on, le romanesque n'est-il point
à sa place dans le roman? Ceci a besoin d'une explication : il y a en
effet un genre de romanesque qui est l'œuvre délicate et juste de
l'imagination et qui est l'essence du roman dans tous les temps.
C'est cette partie idéale que l'art ajoute en quelque sorte à la réalité
humaine en la recomposant, en la transfigurant. C'est ce monde
d'êtres fictifs que la pensée crée, qui n'ont jamais vécu, mais qui
gardent le caractère de la vérité morale par les idées et par les émo-
tions qu'ils expriment. Les aventures sont fabuleuses, les sentimens
sont puisés au plus profond de l'âme. C'est ce qu'on pourrait ap-
peler le romanesque vrai, par opposition à un romanesque d'une
autre nature qui vit d'idées fausses, de faux sentimens et de fausses
exaltations, qui substitue le système et la conception chimérique à
l'humanité réelle ou idéalisée. Ici tout prend une couleur factice,
tout disparait dans un travestissement violent que l'art le plus sa-
vant ne peut parvenir tout au plus qu'à pallier.
Le goût du romanesque faux, c'est la maladie secrète et envahis-
sante chez l'auteur à'Indiana. Mme Sand raconte dans ses mémoires
que, jeune encore, elle s'était créé un personnage idéal qui la sui-
vait partout et dont elle faisait le héros d'un roman perpétuel; elle
lui avait donné le nom de Corambé. L'invention n'est point absolu-
ment neuve : elle rappelle presque, quoique 'n'ayant ni la même
puissance, ni la même poésie, cette sylphide dans laquelle Chateau-
briand résumait tous les rêves, toutes les ardeurs de sa jeunesse.
GEORGE SAND ET SES MÉMOIRES. 355
Elle n'est pas moins curieuse par la lumière qu'elle jette sur le dé-
veloppement moral de l'écrivain. Considérez d'abord que Corambé
n'a point de sexe bien déterminé, chose essentielle! L'enfant qui
devait être Mmo Sand, anticipant un peu trop peut-être sur les pro-
cédés futurs de l'auteur, fait subir à son héros toute sorte de mé-
tamorphoses, et rassemble en lui tous les traits préférés. Corambé
a quelque chose de Jésus et beaucoup des déesses païennes. Tout
cela forme un assemblage très merveilleux pour une imagination
enfantine. Ajoutez quelques années, changez le nom; Corambé de-
viendra l'orageuse Lélia. Lélia participe aussi de cette nature qui
flotte entre tous les sexes et qui n'a rien d'humain. Ce n'est point
un type, comme René ou Werther, résumant les inquiétudes et les
mélancolies d'un temps. Je ne sais si Lélia a vécu, si elle est morte
en faisant à Trenmor la dernière confidence de son scepticisme dans
la solitude de sa montagne. Je crois bien qu'en se guindant en hé-
roïne de l'idéal, elle a l'ambition de réaliser quelque type de femme
supérieure au sein d'une société menacée de dissolution. Elle s'est
trompée certainement; pour peu qu'on analyse cette héroïne, elle
ne fut jamais qu'un être à part prétendant ériger en loi son humeur
exceptionnelle, cherchant à se mettre au-dessus des obligations et
des faiblesses de la vie et se faisant une grandeur de son impuis-
sance, un être pétri de désirs et de dégoûts, passant des curiosités
dépravées à une sorte de mysticisme incohérent, et s'enveloppant,
si l'on peut ainsi parler, dans l'ombre de ses passions et de ses pen-
sées comme dans une triste auréole. Sans sexe et sans vérité, cette
créature étrange ne s'élève point à la hauteur d'un personnage de
l'idéal. Elle ne semble faite que pour plier sous le regard de quelque
sophiste comme Trenmor, pour briser quelque poète comme Stenio,
et laisser une marque indélébile dans l'âme de ceux qui l'auront con-
nue sans jamais avoir son secret. Lélia, c'est le faux romanesque
dans son épanouissement, dans sa première invasion, lorsque la ma-
ladie originelle se cache encore sous l'exubérance de l'imagination.
Bien des années sont passées depuis Lélia, bien des œuvres se
sont succédé, montrant ce talent sous une multitude d'aspects, et
faisant pénétrer en quelque façon jusque dans l'intimité de cette
nature d'artiste. Si l'on consulte un certain ordre apparent, si l'on
se fie à certaines divisions, toujours un peu factices et superficielles,
la carrière poétique de M"" Sand compte plusieurs périodes, ou plu-
tôt dans l'ensemble des productions de Mmt Sand il y a divers
groupes d'ouvrages qui se rattachent aux phases successives de la
vie morale de l'écrivain. Il y a les ouvrages purement romanesques,
fruits de l'imagination de l'inventeur, du conteur. Il y a les œuvres
où règne sans partage l'esprit social, démocratique, humanitaire;
c'est la période monotone et malsaine du Compagnon du Tour de
356 REVIE DES DEUX MONDES.
France, à'ïïorace, du Meunier d'Angibaut, de Consuelo même, où,
sauf quelques éclairs, le génie s'obscurcit, parce que les préoccupa-
tions de secte et d'école se substituent à la peinture de la vie. Un
instant l'auteur retrouve son art savant et délicat dans ces aima-
bles légendes de la campagne dont lu Mare au Diable, par sa cou-
leur rustique, par sa grâce reposée et tranquille, est le plus vrai et
le plus poétique spécimen. Cette fantaisie de grâce et de simplicité
s'épuise rapidement, et Mme Sand, par la plus courte voie, arrive
aussitôt à ses derniers ouvrages, les derniers par la date comme
par le mérite. Les nuances extérieures du talent ou de l'invention
se modifient et se multiplient singulièrement dans ce long travail.
Vu fond, ne serait-il pas possible de ramener tout ce que Mme Sand
a produit à quelques sources habituelles et déterminées d'inspira-
tion, à un petit nombre d'idées qui, rapprochées elles-mêmes des
faits, mettent à nu tous les ressorts, tous les mobiles de cette orga-
nisation d'artiste?
Mme Sand a été sans nul doute dans notre temps le plus éloquent
poète de la passion; elle en a décrit les orages, les combats, les sub-
tilités avec une merveilleuse puissance; elle lui a prêté un langage
enflammé digne d'une telle cliente. C'est là peut-être, à vrai dire,
ce qu'on pourrait appeler la vocation la plus claire et la plus mar-
quée de son génie. Seulement Mme Sand ne s'est point aperçue que
la passion, pour être vraie, a besoin de rester dans les conditions de
la vie humaine. Elle est dramatique et touchante parce qu'elle ren-
contre partout des limites, le devoir, la pudeur, les lois morales, les
lois sociales. Le trouble est son essence. C'est une lutte souvent poi-
gnante où toutes les âmes ne triomphent pas, où celles qui triom-
phent souffrent de leur victoire, et où celles qui succombent aiment
encore quelquefois leur défaite, sans vouloir s'en faire un titre d'or-
gueil aux yeux du monde. Cette lutte intérieure, ce duel dans le
silence, ce tourment d'un cœur obsédé de tout ce qui lui rappelle
que le bonheur au prix d'une faute est une déchéance, ces scrupules
de la délicatesse qui hésite et qui tremble, tout cela, c'est la poésie
mystérieuse de la passion; c'est ce qui fait qu'elle s'élève au-dessus
d'un mouvement vulgaire des sens ou d'une ardeur de tempérament.
Si elle se dépouille de cette poésie, si elle s'affiche avec orgueil et
ne sent plus le frein des lois morales, ce n'est plus la passion, c'est le
vice. Et si elle prétend s'imposer en puissance légitime, transformer
sa révolte en vertu pour la plus grande gloire du progrès humain,
créer une société nouvelle à son image, ce n'est plus même le vice,
c'est l'esprit de sophisme, d'autant plus dangereux qu'il est plus élo-
quent. Cet esprit est répandu dans les romans de Mme Sand; il s'y
déploie avec une effrayante intensité; il est la clé des caractères et
le ressort de l'action. La véritable héroïne, ce n'est point Indiana ou
GEORGE SAND ET SES MEMOIRES. 357
Valentine, Lélia ou Fernande, c'est la passion libre, émancipée et
couronnée. Tous les personnages de Mme Sand restent persuadés
qu'en préparant le règne de l'amour, ou en commençant par prati-
quer ses lois, ils travaillent vertueusement à une œuvre sociale. L'a-
mour libre a un nom, mais ce n'est pas la vertu ni même la passion.
Il est impossible de ne point remarquer dans tous ces personnages
enfans de l'imagination de Mme Sand une absence complète de no-
blesse morale. Ils ont l'ardeur effrénée, ils marchent droit au but
avec une impétuosité singulière; ils n'ont pas le sentiment élevé, ils
n'ont au fond rien d'idéal. On n'aurait pu saisir qu'imparfaitement
la cause de ce fait à l'origine; on l'aperçoit clairement aujourd'hui
à la lumière de l'Histoire de ma Vie. C'est que la passion dont l'au-
teur de Lélia s'est fait le peintre éloquent n'est encore, à tout pren-
dre, que la passion du xvme siècle, qui n'avait rien de noble ni d'é-
levé. Mme Sand tient pour ainsi dire par toutes les fibres à cette
époque. Elle n'a voulu laisser ignorer aucun détail de sa ûliation.
Qu'on se rappelle d'abord qu'elle remonte à la belle Aurore de Kœ-
nigsmark et au roi de Pologne Auguste II, unis, comme chacun sait,
par un commerce des moins légitimes (1). Au premier degré, en sui-
vant cette ligne capricieuse, on trouve le maréchal de Saxe qui s'ou-
blie lui-même un moment, dans ses fréquentes distractions, avec
une comédienne du temps, M"e Verrières, tout exprès sans doute
pour laisser un poète dans sa descendance assez nombreuse et assez
mêlée. Mme Sand n'est séparée en effet de son aïeul Maurice de Saxe
que par deux générations à peine, son père et sa grand'mère, Mme Du-
pin de Francueil, fille de M"e Verrières. Cette grand'mère, qui n'est
morte que sous la restauration, est vraiment un type du xvine siècle;
elle en a les élégances, l'esprit et la supériorité, ou, si l'on veut, la
liberté mondaine. Elle avait de l'aristocratie et de la frivolité, elle
était incrédule, indulgente pour tout, hors pour les mésalliances,
royaliste d'ailleurs, et elle cachait dans ses coffrets de petits vers ob-
scènes contre la reine Marie-Antoinette. C'est un type merveilleuse-
ment reproduit, peut-être à l'insu de l'auteur, dans un personnage
de Vatentine, dans cette vieille marquise de Raimbault, sceptique du
beau monde qui date de la Du Barry, croit surtout au plaisir, et re-
commande en mourant à sa petite-fille de ne prendre que des amans
de qualité. Mme Sand a une autre parenté avec un cousin qu'elle
traite d'évèque, et qui est le fils du mari de sa grand'mère, de Fran-
cueil et de Mme d'Épinay, la célèbre amie de Grimm. L'auteur d'/n-
diana, on le voit, plonge par toutes les racines dans cette époque.
Il s'ensuit qu'à côté de la généalogie du sang il y a une généalogie
(1) A ce sujet, on fera bien de consulter les études curieuses de M. Henry Blaze qui
ont paru sur Aurore de Kœnigsmark dans la Renie du 15 octobre 1852, et sur le Dernier
<ies Kœnigsmark dans la livraison du 15 mai 1853.
358 REVUE DES DEUX MONDES.
spirituelle tout aussi logique. M. Sainte-Beuve a déjà remarqué dans
une des femmes les plus distinguées du siècle dernier ce mélange
d'ardeur et d'ennui, de désir et d'impuissance, qui deviendra l'es-
sence de Lélia.
La passion telle que la peint Mme Sand peut se résumer en quel-
ques mots d'un de ses romans sur deux de ses héros : « L'un était
nécessaire à l'autre;... mais la société se trouvait là entre eux, qui
rendait ce choix mutuel absurde, coupable, impie. La Providence
a fait l'ordre admirable de la nature, les hommes l'ont détruit.
Faut-il que pour respecter la solidité de nos murs de glace tout
rayon de soleil se retire de nous?... » Supprimez ici la Providence
et les murs de glace, il reste évidemment la théorie ou plutôt la
pratique du xvme siècle. C'est la morale de M"e d'Ette dans ses con-
versations avec Mme d'Épinay. Le xvme siècle ne mettait à l'amour
qu'une condition, au risque de ne point voir toujours la condition
remplie : l'essentiel était dans le choix. « Dans ces choses-là, dit
Duclos, je ne fais point un crime à une femme d'avoir un amant, au
contraire; mais je veux qu'elle ait le courage d'avouer hautement la
préférence de cœur qu'elle lui donne. » Le fonds moral est le même
dans les romans de Mme Sand, le procédé seul est différent. Sur cette
donnée libre, l'auteur de Jacques n'a fait que jeter comme un voile
la pourpre de son lyrisme, une métaphysique ardente et subtile, et
la théorie réparatrice des droits sociaux de l'amour. De là cette
étrange complexité des inventions de notre contemporaine, où l'on
sent un épicuréisme enflammé jusque dans les aspirations en appa-
rence les plus idéales, où l'on voit à chaque instant et souvent dans
le même être poindre la bacchante Pulchérie sous la raisonneuse
Lélia. Ce mélange même est-il donc si nouveau? 11 se retrouve en-
core au siècle dernier dans la Nouvelle Ilélotse, dans ce livre où un
spiritualisme prétentieux ne sert parfois qu'à recouvrir de vérita-
bles grossièretés de sentiment. C'est ce qui explique aussi comment.
Mme Sand, puisant à cette source troublée, n'a jamais réussi à pein-
dre l'innocence d'un cœur vierge; ses héroïnes manquent essentielle-
ment de pureté. Obsédées d'une seule pensée ou d'un seul instinct,
elles secouent violemment le lien qui les attache; elles plaident pour
l'émancipation de leurs désirs, pour la légitimité de la passion libre,
et au bout de chacun de leurs actes on aperçoit le dessein avoué par
l'auteur, de mettre à nu « le rapport mal établi entre les sexes par
le fait de la société. »
Le monde s'est laissé prendre plus d'une fois à ces plaidoyers
ardens dirigés contre lui-même, à ces images séduisantes et trom-
peuses de la passion opposée au devoir, et ici pourrait naître une
de ces délicates questions qui touchent au plus vif des choses du
temps. Quelle a été l'influence de la littérature d'imagination sur la
GEORGE SAKD ET SES MEMOIRES. 359
société actuelle? quelle a été en particulier l'influence du roman
contemporain? Cette influence a été immense, au point qu'on a pu
voir quelquefois des types conçus par les romanciers passer tout à
coup dans la vie sociale, et des fictions devenir des réalités, ou du
moins des apparences de réalités. C'est un phénomène naturel dans
une société où un goût très vif et très raffiné d'imitation littéraire
n'a pour contre-poids ni la force d'une organisation traditionnelle,
ni l'intégrité des mœurs, ni la vigueur des croyances. Le roman, il
est vrai, a eu souvent en France le privilège de créer de ces épidé-
mies morales et de tourner les tètes. Seulement autrefois les livres,
en restant des livres, se répandaient moins; le monde qui lisait était
borné, une certaine discipline générale survivait toujours, de sorte
que les modes d'imagination, limitées de toutes parts dans leurs
effets, devaient être nécessairement plus superficielles et plus éphé-
mères. Aujourd'hui, dans une société nivelée, décomposée et scep-
tique, tout semble préparé pour favoriser et étendre ces contagions
de l'intelligence qui réagissent sur la vie réelle. Les traditions et les
mœurs se sont affaiblies, l'ardeur des changemens est sans limites,
les livres vont partout, et non-seulement les livres vont partout,
mais encore ils se dénaturent, ils prennent les formes populaires, ils
se plient à toutes les combinaisons d'une action de tous les jours,
comme pour mieux entretenir l'effet des idées et des images qu'ils
répandent. En ce moment même, les romans les plus discrédités ne
cessent de poursuivre leur fortune par une sorte de diffusion inaper-
çue. Jugés comme œuvres d'art, reniés par certaines classes, ils vont
dans d'autres régions chercher un nouveau genre de succès.
Ceux qui pensent qu'une société peut défendre ses mœurs en livrant
son imagination et rester honnête dans ses actes en laissant pervertir
ses idées et ses goûts, ceux-là ne savent pas ce qu'il y a de puis-
sance dans cette propagande assidue, subtile, implacable des mau-
vaises lectures, et de toutes les surexcitations de l'esprit s'étendant
jusqu'au dernier confin de la vie sociale, pénétrant jusque dans l'in-
timité du foyer. Le talent seul séduit d'abord dans ces peintures si
savamment combinées pour vous détacher des simples règles de la
vie. Bientôt la tête s'exalte, les sens fouettés se révoltent à leur tour
et applaudissent secrètement. Sans que rien soit changé, on ne porte
plus dans le foyer qu'une humeur chagrine, un esprit inquiet, un
mécontentement inexpliqué, et si la foudre éclate, on s'écrie : Voyez,
le poète avait raison! Alors on s'éprend d'un amour étrange pour
toutes ces créations impossibles accumulées par un art insinuant et
corrupteur. On cherche à se modeler sur ces personnages de la fic-
tion dont on commence par imiter le langage avant d'arriver à imiter
leurs mœurs. Peu à peu l'influence gagne, et la province elle-même
a ses tribus de femmes émancipées, qui ne manquent pas de se
360 REVUE DES DEUX MONDES.
croire des héroïnes parce qu'elles secouent la poussière du foyer et
se mettent galamment au-dessus des lois communes. Les romans de
Mmc Sand ont été trop souvent de ces œuvres qui caressent les fai-
blesses secrètes, poétisent l'effervescence du désir vulgaire, don-
nent au vice lui-même les dehors d'un grand sentiment et célèbrent
la prédominance de la passion effrénée sur le devoir en persuadant
aux âmes molles qu'elles s'élèvent par la chute : c'est là leur moralité.
M"'0 Sand a trouvé une autre source d'inspiration dans toutes, les
choses de l'art et de l'idéal et dans la vie des artistes. L'art est
aussi, comme l'amour, un des déshérités de ce monde que l'auteur
a admis dans sa poétique clientèle. Or il y a le sophisme de l'art,
comme il y a le sophisme de la passion. 11 s'est formé, en effet,
dans notre temps, une idée singulière, une sorte de légende sur
l'homme qui vit par l'intelligence ou par l'imagination. On l'appelle
indifféremment le penseur, le poète, l'artiste. De quelque nom qu'on
le nomme, c'est toujours un être exceptionnel, placé dans une sphère
à part et ne relevant que de l'indépendance de son génie. Ne le jugez
pas d'après les règles vulgaires : il a rompu avec cette réalité pro-
saïque et laborieuse, tissu trop habituel de l'existence humaine. Ses
désordres sont un effet de l'idéal, ses caprices sont des vertus, ses
mobilités et ses vices sont le luxe légitime d'une nature généreuse.
S'il condescend à gouverner le monde, le monde doit s'estimer heu-
reux de recevoir la loi de sa fantaisie, car sa fantaisie même est
sacrée; elle pèse dans la balance plus que la sagesse des hommes
d'état. C'est lui qui a découvert la supériorité des rêveurs et des
utopistes sur les esprits sensés et les hommes d'action. 11 ne compte
pas avec la vie, ou plutôt il se fait une vie tout artificielle, enflam-
mée et dévorante, et si un jour, par hasard, il se heurte à la ruine,
à l'abandon ou à l'oubli, c'est évidemment la société qui est cou-
pable; pour lui, il a reçu en naissant le droit de tout faire et le pri-
vilège de n'être responsable de rien, pas même de ses fautes.
L'essence de ce caractère est un sentiment personnel outré et plein
de puérilités, où il entre une certaine exaltation nerveuse, un âpre
amour des jouissances, beaucoup d'enivrement de soi-même et le
goût des émotions factices. Plus qu'aucun autre écrivain, Mmc Sand
a mis tout son zèle à illustrer ce type de l'artiste conçu dans notre
temps, à montrer la supériorité de cet idéal sur la réalité, de la
bohème sur la vie réglée. La théorie et les exemples se mêlent dans
ses livres depuis les Lettres d'un Voyageur jusqu'à Favilla. Mme Sand
a mieux fait : sans doute pour rendre le contraste plus saillant et
l'idée plus plausible, elle a dressé le piédestal de l'artiste exécu-
tant, du musicien, du comédien. Elle a pris un plaisir extrême à
faire plier la vertu des grandes dames devant les chanteurs; elle a
créé des joueurs de violon qui étaient de véritables génies et des
GEORGE SAND ET SES MEMOIRES.
361
actrices qui étaient presque des modèles de grandeur. Dans cette
couvre empreinte au début d'un si vif coloris, et qui va bientôt se
perdre dans les brouillards, — dans Consuelo, — quel est le type de
la supériorité morale? C'est la petite chanteuse Consuelo, devant
qui s'abaissent toutes les têtes d'Allemagne au siècle dernier. M. de
Kaunitz n'est qu'un petit homme frisé et coquet, un personnage
de pastorale burlesque, une vieille commère. Marie-Thérèse elle-
même est une autre commère. Frédéric II de Prusse est aussi traité
d'une façon fort leste. L'art, c'est la royauté du droit divin; le vrai
roi, c'est l'artiste écrasant de sa supériorité réelle ces pauvres puis-
sances de la terre qui jouent leur comédie en grimaçant. Après cela,
il ne reste plus qu'à prier Consuelo de passer au rang d'impératrice
d'Allemagne, reine de Hongrie, et de prendre le vieux Porpora, son
maître, pour premier ministre. Le conte de fées sera complet; il est
moins naïf, hélas ! et moins inoffensif que ceux de Perrault.
Invoquer la bohème, la verte patrie de l'idéal et des arts, c'est
un thème qui prête à mille variations merveilleuses; on peut même
gravir les glaciers des Alpes en libre enfant de l'imagination et de la
fantaisie. Il ne faut rien grossir cependant : ce serait étrangement
se méprendre de supposer que notre brillante contemporaine subisse
absolument cette fascination de l'idéal, qu'elle reste en tout et tou-
jours inaccessible aux considérations positives de la vie, et ici on
pourrait peut-être entreprendre un assez singulier plaidoyer au nom
de Mme Sand contre Mme Sand elle-même. Au fond, l'auteur de
l' Histoire de ma Vie a toujours su calculer et diriger ses intérêts plus
que ne l'indiquerait la poétique insouciance de quelques-unes de ses
pages. Que M1"" Sand soit de la bohème par bien des côtés, qu'elle
en ait les humeurs et les goûts, cela n'est point douteux; mais on
peut dire aussi qu'elle n'a vécu dans ces régions qu'autant qu'elle
l'a voulu, sans en connaître les rigueurs, comme on vit en ayant
tout à la fois les privilèges des libertés qu'on se donne et les avan-
tages d'une situation matérielle toujours facile à retrouver. Les lois
sociales sont pleines d'iniquités, c'est un point admis; heureusement
il est une de ces iniquités qui s'appelle le régime dotal et qui sert
à préserver les femmes des suites de leurs faiblesses, ou, si l'on veut,
de leur vocation pour l'indépendance. On ne voit pas dans les mé-
moires de Mn,e Sand qu'elle ait eu la dangereuse pensée de diminuer
l'héritage paternel au profit de la fantaisie. Dans les momens diffi-
ciles, elle songe bien plutôt a faire appel à son art d'écrivain pour
mettre de l'ordre dans ses affaires. Quand elle a pris une plume, elle
s'est dit qu'elle pouvait écrire « \ite, facilement, longtemps et sans
fatigue, » et si dès l'origine elle était frappée de la fécondité d'un
Walter Scott, elle voyait dans cette fécondité, qu'elle espérait égaler,
moins la puissance de l'esprit que les fructueuses promesses d'une
362 REVUE DES DEUX MONDES.
production sans limites. M"" Sand, comme elle l'a dit, s'est pénétrée
de bonne heure de cette vérité, que « dans notre société toute factice
l'absence totale de numéraire constitue une situation impossible; »
elle s'est arrangée pour déclamer contre la société factice et pour
s'assurer une situation possible. Chose surprenante, dira-t-on, que
ce mélange de préoccupations très positives et d'aspirations idéales!
Chose bien simple au contraire, et qui se voit tous les jours! On fait
marcher ensemble le calcul et l'utopie, un matérialisme mal déguisé
et un certain mysticisme prétentieux , la vulgarité et le rêve, et le
dernier mot de ces mélanges est la falsification de tous les instincts
simples et vrais de l'âme humaine.
La raison secrète et fatale de ces déviations, M"1" Sand a pu la
trouver en elle-même, sans aller plus loin; mais il est surtout une
influence qui a été comme l'épreuve suprême de son talent, et qui
a énervé ses plus brillantes qualités en donnant à ses défauts une
intensité périlleuse : c'est l'influence de toutes les idées sociales,
démocratiques, révolutionnaires. Il fut pourtant un moment dans
l'origine où M"" Sand semblait entrevoir le piège. « L'art seul est
simple et grand, disait- elle, restons artistes, et ne faisons pas de
politique. » On a su depuis, il est vrai, ce qui se cachait sous ce mot;
alors l'artiste séduisait par le charme émouvant de ses premiers
récits, en écrivant André, et bien des hommes, ne voyant que le
conteur, s'attelaient au char de cette gloire naissante. L'auteur de
Valentine n'a pas su ou n'a pas voulu rester ce séduisant artiste des
premiers jours. Pour une imagination plus mobile que forte, c'était
d'ailleurs une dangereuse époque. Le fanatisme couvait dans cer-
tains cœurs exaltés par une révolution récente; les passions écla-
taient dans des batailles de rues, dans des luttes audacieusement
engagées avec la justice ou dans les dissolvantes prédications de
tous les systèmes de régénération sociale. Mme Sand ne résista point;
son malheur est d'avoir eu toujours un goût prononcé pour les tri-
buns, les sophistes et les sycophantes qui l'entouraient, qui la flat-
taient pour se servir comme d'un porte-voix de cette merveilleuse
faculté de vibration lyrique. Un poète, une femme éloquente qui
croyait avoir à se plaindre de la société, c'était plus qu'il n'en fallait.
Qu'on se représente un instant notre contemporaine s'initiant aux
doctrines de l'avenir, entre minuit et trois heures du matin, sur le
pont des Saints-Pères ou dans les rues de Bourges, avec Éverard,
qui depuis ; mais alors c'était Éverard, celui des Lettres d'un
Voyageur, non l'Éverard quelque peu détérioré de l'Histoire de ma
Vie. Ce ne fut pas le seul initiateur, on le sait bien. Mme Sand a cru
peut-être faire preuve de virilité et s'élever au-dessus du niveau de
son sexe en se jetant ainsi dans la mêlée des systèmes, en plantant
le drapeau d'un parti ou d'une école sur ses œuvres légères; jamais
GEORGE SAND ET SES MÉMOIRES. 363
elle n'a mieux montré ce qu'il y a de féminin clans son génie. Ses
inspirations politiques ou philosophiques à une certaine heure sont
uniquement le reflet de ses amitiés et de son entourage. Ce sont des
idées qu'elle a reçues la veille, qu'elle embrasse successivement ou
simultanément, et qu'elle reproduit avec la docilité d'un enfant ter-
rible ou d'un écho répétant la chanson d'un pâtre. Ainsi s'explique
dans ses romans l'invasion croissante d'un élément tout factice, de
l'esprit social et révolutionnaire, c'est-à-dire la substitution d'un
idéal systématiquement faux à l'observation directe et juste de la vie
et des sentimens humains. Mn,e Sand met le radicalisme et l'ilhuni-
nisme démocratique dans ses contes. Elle fait des ouvriers déclama-
teurs, des paysans presque philosophes. Dans ses personnages, on
cherche des hommes, on trouve des sophismes qui marchent, qui
parlent, qui prennent la place des passions et des caractères. On
voit à tout moment, pour ainsi dire, le point où la vérité finit, où
comnfêncent les développemens artificiels et déclamatoires, et c'est
surtout depuis Horace et le Compagnon du Tour de France qu'a
éclaté cette prétentieuse manie de mettre toutes les utopies révolu-
tionnaires en romans (1).
Certainement la spontanéité et la réflexion ont peu de part dans
ce que notre contemporaine appelle ses idées sociales, et cependant
ce n'est pas le hasard qui l'a jetée dans cette voie. Elle est allée
droit à la démocratie la plus extrême par une intuition secrète, par
une sorte d'intime affinité, parce que dans tous ces systèmes qui
commencent par l'abolition des vieilles lois morales, elle a vu la
théorie, la légitimation de ses instincts. Elle a cédé à l'attrait mal-
sain des sophistes et de leurs œuvres, parce que de bonne heure elle
a aimé tout ce qui ressemble à une révolte. Ceux qui se souvien-
nent de ce temps n'ont pas oublié l'espèce de vivacité qu'elle mettait
un jour à poursuivre une découverte dont elle attendait les plus mer-
veilleux effets : elle avait trouvé dans son Béni, elle se préparait à
lancer dans le monde un prêtre qui préméditait une scission avec
son évêque, et qui s'occupait de confectionner dans le plus grand
secret des romans humanitaires destinés à régénérer la société et la
littérature. Mme Sand a découvert au courant de sa vie plus d'une
gloire semblable. Dans ces entraînemens, qui peuvent quelquefois
ne paraître que bizarres et puérils, il y a au fond plus de fanatisme
qu'on ne pense et que ne voudrait le laisser croire le poète lui-
même. C'est un fanatisme étourdi, inconsistant et léger, soit; mais
qu'on ne s'y trompe pas, à travers des insouciances d'artiste, en
(1) C'est quand Mme Sand fut entrée dans cette phase du radicalisme social que la
rupture de la Revue avec le célèbre écrivain devint imminente. Cette rupture se fit
d'une façon définitive en octobre 1841, à l'occasion du roman d'Horace, que la direction
de la Revue refusa de publier. (N. du D.)
364 REVUE DES DEUX MONDES.
affectant de se représenter comme un rêveur étranger aux choses de
ce monde, et tout en disant qu'on ne s'occupe pas plus de politique
que son vacher, ce qui prouve tout au moins qu'on a un vacher,
— Mme Sand était fort capable de laisser échapper de ces paroles
qui montrent jusqu'où peut aller une imagination égarée.
Tout bien considéré, puisque M°ie Sand a raconté sa vie (1), elle ne
peut trouver mauvais qu'on l'aide à préciser ses souvenirs en cer-
tains points qui touchent à l'histoire de son esprit et qu'on ajoute à
ce qu'elle dit aujourd'hui ce qu'elle a pensé, ce qu'elle a exprimé
sous d'autres formes dans des circonstances décisives. Elle s'est dé-
fendue d'avoir eu jamais du goût pour les sociétés secrètes, pour
l'assassinat politique, et même elle se défend dans son Histoire d'a-
voir jamais porté des cheveux d'un régicide. Il n'y a rien à dire à
cela, seulement on aurait pu s'y méprendre. Que disait-elle en effet
lorsqu'en un lieu bien connu d'elle à cette époque, on s'élevait un
(1) Que l'auteur de cette étude nous permette ici une observation. L'Histoire de ma
Vie n'est-elle pas l'histoire (l'histoire assez peu fidèle, hélas!) des personnes que
Mme Sand a connues plutôt que celle même de l'écrivain? Puisque Mme Sand nous a
mis en scène dans ses mémoires, on ne peut nous blâmer de saisir, quoiqu'à regret,
l'occasion qui se présente de noter les singulières assertions qui nous touchent. Est-ce
la peine en effet d'avoir vécu près de dix ans en relations familières, quotidiennes, avec
quelqu'un pour ne rien savoir de précis sur sa vie, du moins pour oublier ou confondre
tout à plaisir, pour nous dénationaliser par exemple et nous attribuer une nationalité
qui n'a jamais été la nôtre? Mmo Sand a été le collaborateur assidu de la Revue des
Deux Mondes pendant neuf ou dix ans, à partir de ses débuts : qu'elle veuille bien se
remettre en mémoire ces belles années, se rappeler tout ce que nous n'avons pas
oublié, et sans doute elle avouera que le milieu où elle était, que les conseils des
amis sûrs et éclairés qui l'entouraient ne lui ont pas fait défaut, ne lui ont pas été inu-
tiles, si de son côté elle a jeté quelque éclat sur ce recueil. Nous avons de cela des
témoignages qu'elle ne récusera pas. Pendant ces neuf ou dix ans, Mme Sand a donné
à la Revue dix ou douze romans sans compter bien d'autres travaux ; elle a publié là
ses œuvres les plus célébrées peut-être, puisqu'on y voit André', Mauprat, Leone Leoni,
les Lettres d'un Voyayeur, etc. Eh bien ! elle oublie tout pour dire dans ses mémoires :
« Je fis pour ce recueil la Marquise, Lavinia, je ne sais quoi encore! » Or jamais lu
Marquise et Lavinia n'ont paru dans la Revue des Detu- Mondes. Mme Sand ajoute d'un
ton léger que depuis notre rupture nous ne lui avons plus guère trouvé de talent. Ceci
prouve que sous ce rapport Mme Sand est aussi fort mal informée, car si nous avons
déploré les écarts de son esprit, les dissidences regrettables sur les principes, qui
devaient nécessairement amener une rupture, nous n'avons jamais parlé de l'auteur
d'André et de Mauprat qu'avec une vive sympathie pour son talent. Mais c'est assez
de rectifications. Ces mémoires sont-ils d'ailleurs les vrais mémoires de George Sand?
L'écrivain éminent que nous avons connu, aimé et admiré n'en laissera-t-il pas de plus
sincères et déplus complets? Nous ne pouvons le croire; nous n'avons pas oublié non
plus que dans l'hiver de 1835 Mme Sand eut pour la première fois l'idée d'écrire quatre
volumes seulement de mémoires, qui ne devaient paraître qu'après sa moi t. Quand il
nous arrive de feuilleter encore les trois ou quatre cents lettres de Mme Sand qui nous
restent entre les mains, nous y trouvons non-seulement crayonné le plan de ces mé-
moires, mais quelques-uns même des élémens de ce livre posthume, du moins pendant
les dix premières et plus belles années de la vie littéraire de l'auteur. (.Y. du D.)
GEORGE SAND ET SES MÉMOIRES. 365
jour contre l'assassinat politique et contre l'une de ces odieuses ten-
tatives de meurtre qui assaillirent si souvent le roi Louis-Philippe
dans ses luttes soutenues au grand jour sous le feu des factions?
Elle protestait dans des epanchemens particuliers qui prenaient vrai-
ment la forme d'une remontrance; ses injures étaient pour le roi et
pour ceux qui le défendaient; ses enthousiasmes étaient pour le
meurtrier Alibaud, qu'elle appelait « un homme des temps anti-
ques,... un héros dont le nom sera mis dans l'histoire à côté de Fré-
déric Stabs, » et elle appelait cela parler de conviction! « Je vous ai
dit, reprenait-elle, que je vous laissais la théorie du système en gé-
néral. Proscrivez l'assassinat politique, si cela vous plaît et si vous
aimez les rois, peu m'importe; mais vous ne deviez pas toucher à
la personne sacrée d'Alibaud. Vous ne deviez pas répéter les calom-
nies infâmes que le gouvernement faisait publier contre lui... Ce
qu'il y a de pire au monde, c'est d'être lâche, et lâches sont ceux
qui flétrissent le seul homme de cœur qui soit en France... Rien ne
me fera changer d'avis. » Mme Sand trouvait insupportable que dans
cette Bévue même on pût appeler Alibaud un assassin, et qu'on ne
put pas dire « que Mme de Staël est ennuyeuse : » tant il est vrai
que dans cette atmosphère irritante et lourde des passions démocra-
tiques, où elle se plongeait chaque jour davantage, elle avait rapi-
dement contracté le goût littéraire et le sentiment de la grande mo-
ralité sociale et politique!
Malheureusement cet accent de déclamation n'a fait que persister,
et il éclate en plus d'une page de Y Histoire de ma Vie, non â propos
des régicides il est vrai, mais â propos de tous les chefs de sédi-
tions. L'auteur n'y va pas de main légère pour peindre un homme
de son choix. Cet homme est grand, héroïque, il s'élève jusqu'à la
sainteté... « C'est du silence de cette âme profondément humble et
pieusement résignée qu'est sorti le plus pur et le plus éloquent ensei-
gnement à la vertu qu'il ait été donné à ce siècle de comprendre...
Ses lettres sont dignes des plus beaux temps de la foi... 11 s'est assi-
milé la force du stoïque unie à l'humble douceur du vrai chrétien...
C'est par là que sans être créateur dans la sphère des idées il s'est
égalé sans le savoir aux plus grands penseurs de son époque... Son
cœur est le miroir de la vérité, une pierre de touche pour les con-
sciences délicates, etc.. » De qui est-il donc ici question? Est-ce de
quelque saint, de quelque héros méconnu? Il s'agit d'un des plus
célèbres factieux du temps, d'un personnage plusieurs fois condamné
sous la monarchie et sous la république. Mme Sand s'est accoutumée à
ce langage, et elle le parle comme un langage naturel. Ce n'est point
sans doute qu'elle soit une révolutionnaire bien menaçante; c'est
tout simplement le signe d'une intelligence qui a eu le malheur de
venir au monde avec le goût du faux, et qui ne s'est jamais guérie
366 REVUE DES DEIX MOHDES.
de son mal, parce que des flatteurs lui ont dit que c'était là une
marque de génie.
Ce qui a toujours fait illusion chez l'auteur de Mauprat, c'est l'ar-
tifice de la parole, c'est une vive et séduisante éloquence. Plus que
tout autre écrivain dans notre temps, M"" Sand réunit tous ces dons
merveilleux du récit, de la description, d'un lyrisme spontané et
débordant: elle excelle à désarmer par le charme de son art et à sur-
prendre en jetant sur tout ce qu'elle touche comme un voile éblouis-
sant de poésie. Ecartez ce voile, vous trouverez une nature intellec-
tuelle pleine de ressources il est vrai, mais aussi pleine de faibh
et de mystérieuses contradictions, frivole et fanatique, blasée et
inassouvie, prétentieuse avec mille affectations de simplicité et d'a-
bandon, une nature qui aime à dominer et qui plie sans discerne-
ment sous les dominations les plus vulgaires. Tribuns, philosophes
incompris, sophistes obscurs ou musiciens de haute école, peu lui
importe; elle se fait un panthéon familier peuplé de dieux assez bi-
zarres. Avec une finesse d'observation bien réelle, M"" Sand manque
de véritable délicatesse, et les plus poétiques élans cachent mal ce
qu'il y a parfois de grossier en certains mouvemens d'imagination.
Avec des dons supérieurs, elle manque même souvent d'esprit, ou
plutôt c'est un esprit versatile et déréglé qui s'agite dans le vide,
qui prend des aspirations vagues ou des engouemens pour des idées
et d'insatiables désirs pour des lois morales. Ce n'est point là peut-
être l'image qu'on se crée d'habitude quand on cherche à se repré-
senter cette exceptionnelle personnalité littéraire; la poésie, si l'on
veut, perd un peu à ce portrait, la vérité y gagne. Cela ne diminue
pas le talent qu'a eu M™" Sand, qu'elle a montré en ses plus belles
heures : on comprend mieux les égaremens de cette imagination plus
hardie et plus capricieuse que juste; cela explique surtout comment,
après avoir semé sur sa route tant d'histoires brillantes, 51°' Sand
en est venue par degrés à ses dernières œuvres, — à ses romans ac-
tuels, qui semblent n'être plus que des variations sans éclat et sans
nouveauté sur des thèmes connus, à son théâtre, qui n'est que la re-
production terne et effacée de ses romans, et enfin à ce livre, l'His-
toire de nia Vie, qu'on ne peut considérer que comme une opération
mal venue d'industrie littéraire, comme une provocation indiscrète-
ment ou trop habilement jetée à des curiosités malsaines qui ne
pouvaient au demeurant être satisfaites.
Ce n'est point évidemment que les derniers ouvrages de l'auteur
de Valent ine soient dénués de tout intérêt et qu'on n'y retrouve en-
core de ces traits de génie naturel dont l'écrivain a le merveilleux
secret. A prendre cette étrange carrière dans son expression la plus
récente, on peut dire que c'est la lutte extrême et inégale d'un talent
supérieur aux prises avec trois dangereux ennemis : l'inquiétude
GEORGE SAND ET SES MEMOIRES. 367
d'une nature orageuse, la prétention philosophique, et l'esprit d'in-
dustrie, qui est venu à son tour se substituer aux élans spontanés de
l'imagination, en créant pour le poète une sorte de fécondité factice
et vulgaire. Mme Sand a eu pourtant, il y a quelques années, un der-
nier bonheur d'inspiration : c'est lorsqu'elle a écrit ces séduisantes
légendes de la campagne, gracieux épisode de sa vie littéraire qui
commence au roman de Jeanne et qui se continue par la Mare au Dia-
ble, François le Champi, la Petite Fadelte, pour s'arrêter tout à coup.
Parmi les dons que Mme Sand a reçus et dont elle a usé trop sou-
ven avec une prodigalité malheureuse, l'un des plus rares peut-être
est un sentiment incomparable des beautés naturelles. Même dans
ceux de ses romans où le paysage n'est pour ainsi dire qu'un cadre,
cet instinct se révèle par des peintures pleines de vérité et de fraî-
cheur. Mme Sand, elle l'a dit elle-même, a beaucoup vécu à la cam-
pagne, dans ces contrées du Berri et de la Creuse qu'elle a chan-
tées, dont elle a si poétiquement décrit les sites; elle n'a eu qu'à
rassembler ses souvenirs, à leur donner une forme vivante, et c'est
ainsi qu'un jour, après avoir épuisé toutes les ressources de la pas-
sion, elle s'est trouvée conduite, ne fût-ce que pour chercher la
nouveauté, à un certain genre de littérature qu'elle croit être popu-
laire, qui ne l'est pas à la vérité, mais qui reproduit quelques-uns
des aspects les plus séduisans de la vie rustique. S'il fallait abso-
lument choisir entre ces quelques récits pleins d'une saveur agreste
et qui ont pu faire croire un moment à l'apparition imprévue d'une
pastorale moderne, le plus charmant sans nul doute serait la Mare
au Diable, ce petit drame qui commence comme une églogue de Vir-
gile et finit par la description pittoresque des noces de campagne.
La scène du labour où l'on voit tout ce mouvement du travail rural
et la terre fumante sous la charrue, les perplexités de Germain, le fin
laboureur, au moment de mettre un terme à son veuvage pour donner
une seconde mère à ses enfans et une ménagère à sa maison, le dé-
part à travers les prés quand le jeune veuf va chercher bien loin une
prétendue qui est tout près de lui, cette nuit agitée et chaste passée
dans la lande, à la clarté des étoiles, par Germain et la petite Marie,
cet amour sérieux et simple si délicatement noué par la main d'un en-
fant entre le laboureur et la jeune fille, tous ces tableaux, habilement
nuancés, sont d'un trait exquis, et abondent en fines observations.
Que manque-t-il donc à ces récits qui ont charmé un instant? Il
manque à cette simplicité idyllique d'être vraiment aussi simple
qu'elle le paraît. Il faut bien s'entendre en effet : cette littérature
peut être populaire et rustique par le paysage, par la couleur pitto-
resque, par mille détails intimes et familiers de la vie des campa-
gnes; elle ne l'est pas par l'esprit qui circule dans ces pages, par les
idées qui viennent se mêler comme une ombre à la grâce descrip-
368 REVUE DES DEUX MONDES.
tive, et jusque dans cette voie d'heureuse inspiration on sent l'affec-
tation et le raffinement, on voit le sophisme qui s'attache à cette
vaillante imagination. Avant d'arriver aux plus frais tableaux, il faut
subir je ne sais quelle déclamation sur les oisifs, ou passer à travers
les broussailles de je ne sais quelle dissertation sur la connaissance,
le sentiment et la sensation. Fanchon Fadet elle-même, la petite
vagabonde, avec son visage ingrat et son âme fière, avec ses mœurs
de bohémienne et son esprit rare, n'est encore en son genre qu'un
de ces types de femme supérieure caressés et adoptés par l'auteur.
La Fadette sait tout, elle a le secret des plantes et des cœurs, elle
exerce autour d'elle une sorte de magnétisme, et quand le soir, dans
la traîne qui longe la côte du Chaumois, elle essuie ses pleurs pour
parler à Landry, pour se révéler à lui tout entière, est-on bien sûr
de ne pas entendre une petite Lélia, ou, si l'on veut, une Consuelo
devenue bergère? Et puis Mme Sand a cru sans doute se rapprocher
du naturel et de la simplicité en dépensant des trésors d'érudition
locale, en se façonnant pour ses fables champêtres un langage tout
rustique : elle n'a réussi qu'à mieux faire sentir ce qu'il y a d'arti-
ficiel et d'archaïque dans ses créations, elle n'a fait que rendre plus
frappant le contraste entre ces paysages, ces scènes, ces héros, ce
langage, et les idées qu'on voit poindre à chaque instant. Les pay-
sans de Mme Sand sont bien trop subtils pour être des paysans, ce
qui ne veut point dire qu'ils aient un autre genre de vérité, qu'ils
soient d'un autre monde vivant, et ce qui apparaît déjà dans la Pe-
tite Fadette devient bien plus palpable dans les Maîtres Sonneurs,
cette pâle et triste suite des bucoliques nouvelles. On n'a plus que le
Grand-Bucheux et Brulette, ces merveilleux joueurs de cornemuse
qui notent la musique des vallées et des montagnes. Alors cette ten-
tative apparaît telle qu'elle est réellement, comme une fantaisie raf-
finée et prompte à s'épuiser, comme l'effort capricieux d'un talent
qui sent diminuer sa sève primitive, qui cherche artificiellement la
simplicité, et ne la trouve qu'un moment pour retomber bientôt dans
l'affectation et la monotonie.
Cela tient à bien des causes peut-être, aux habitudes d'esprit que
l'auteur s'est faites, et aussi à la nature essentiellement personnelle
de ce génie, on pourrait même dire d'une façon plus générale, à la
nature du génie des femmes. On n'en est point à l'observer en effet,
dans les lettres et dans les arts comme dans la vie, les femmes ont
un génie qui leur est propre. Ce n'est point par l'intelligence en un
certain sens, ce n'est point par la puissance abstraite de la réflexion
et de l'étude, qu'elles conçoivent et qu'elles sont artistes : tout vient
de l'instinct chez elles, tout se rapporte à un ordre particulier de
facultés et d'impressions vives, délicates, personnelles. Elles excel-
lent à raconter ou à peindre ce qu'elles ont vu, ce qu'elles ont senti;
GEORGE SAND ET SES MÉMOIRES. 369
la puissance et l'originalité de leur esprit disparaissent dans l'ob-
servation des phénomènes qui leur sont étrangers, dans ce qu'on
pourrait appeler la création désintéressée et permanente de l'art.
Elles ont du génie dans les lettres familières, dans l'analyse des
mouvemens de la société mondaine, parce que là tout a un carac-
tère intime, vivant, personnel, et parce que leur regard embrasse
un horizon connu; elles n'en ont plus dans les recherches et dans les
récits de l'histoire. Elles peuvent être touchantes et vraies dans la
poésie, dans l'expression directe des sentimens et des passions,
qu'elles surprennent et qu'elles décomposent avec une délicatesse
infinie; elles sont dépaysées dans l'étude philosophique de la nature
humaine, ou même au théâtre. Il en est qui écrivent supérieurement
un ou deux romans, et qui ne peuvent aller au-delà d'un petit nombre
d'oeuvres émouvantes et choisies. Par un privilège de leur organisa-
tion, les femmes sont dans l'heureuse impuissance d'écrire absolu-
ment pour écrire, et de se faire hommes de lettres. Elles peuvent
sans doute courber leur imagination sous ce joug vulgaire d'une
production quotidienne et incessante; mais elles ne le peuvent qu'en
abdiquant ce qui fait le charme et l'éclat de leur esprit.
De là des conséquences frappantes qu'il n'est point difficile de sui-
vre jusque dans les œuvres de l'auteur d'fndiana, l'une des plus puis-
santes pourtant parmi les imaginations de femmes. D'abord cela est
bien sensible, malgré le nombre des romans de M"1" Sand, malgré
cette fécondité apparente qui a donné le jour à tant de personnages, il
y a moins de variété qu'on ne le pense dans ces fictions. Combien de
fois n'a-t-on pas vu se reproduire cette image de Lélia, de Gonsuelo,
image habilement nuancée, il est vrai, allant de la grande dame à
la bohémienne, de l'artiste à la bergère, mais au fond invariable-
ment identique? Stenio, Octave, André, Sylvinet dans la Petite Fa-
dette, n'est-ce pas toujours le même type, c'est-à-dire un être faible
et incomplet? Mrae Sand aime à se jouer avec ces natures d'hommes
relativement inférieures, comme elle aime à montrer la supériorité
dans les femmes. Les situations se ressemblent comme les person-
nages, et même dans ses peintures descriptives, qu'on le remarque
bien, ce n'est point le sentiment général de la nature que possède
M"" Sand, c'est le sentiment de ses contrées natales, des campagnes
de la Creuse et du Berri.
En outre, si Mme Sand est éloquente quand elle est vraiment elle-
même, quand la femme est en quelque sorte la complice du poète,
elle l'est déjà moins là où il ne reste que l'artiste cherchant labo-
rieusement une inspiration, et elle ne l'est plus du tout au théâtre,
parce que le théâtre suppose justement les qualités les plus étran-
gères au génie des femmes, une sorte de désintéressement de soi-
TOME IX. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
même, une puissance d'observation tout impersonnelle, l'art de
ressaisir les caractères les plus divers, une certaine conception gé-
nérale de la nature humaine et de ses mobiles. Lorsque 1 auteur de
Mauprat, allant d'expérience en expérience, a voulu a son tour ten-
ter la fortune du théâtre, qu'est-il arrivé? On s'est montré acile
pour ses premiers essais, par une secrète considération pour le ta-
lent d'autrefois, pour le conteur émouvant. Avec un peu de sevén te
ou un peu plus de liberté, on eût dit que M" Sand se trompait,
qu'elle n'inventait rien, et que ces œuvres dramatiques, qui ont me-
nacé un moment de devenir nombreuses, n'étaient, a tout prendre,
qu'un reflet diminué de toutes les inspirations et de tous les person-
nages que l'auteur a semés dans ses romans. Claudie qu est-ce autre
chose que ce thème épuisé de la réhabilitation de la faute et de a
vertu purifiante de la passion, thème singulier dans un cadre de
scènes rustiques? Dans Françoise, c'est encore une de -ces éternelles
providences féminines dont l'accablante supériorité a la monotonie
du sophisme. Flaminio, c'est la fantaisie, c'est le génie dans le va-
gabondage et dans la vie de bohème; Flaminio est une édition nou-
velle d'un roman oublié, de Teverino. Favilla, c'est 1 artiste c es
le joueur de musique réunissant toutes les perfections morales, et
faisant honte au médiocre philistin. _ . , t
C'est ainsi qu'on voit se succéder toutes ces inventions qui n ont
plus rien de nouveau, et qui, en passant du roman au théâtre, per-
dent leur originalité et leur relief. Ici, en effet, le poète n a plus
pour le soutenir la facilité du récit, l'abondance du lyrisme, la fé-
condité des descriptions pittoresques. 11 ne reste que deux choses
au théâtre, l'action et les caractères; or c'est là justement qu éclate
l'inaptitude de M™ Sand, et dans cette dangereuse perspective de
la scène il est bien plus aisé d'observer ce qui manque a ces per-
sonnages dénués de vie et de vérité, à ces drames sans mouvement
à ces bergeries mises en dialogue. Les paysans de M" Sand il
faut le dire, ont eu tout particulièrement à souffrir de cette transtor-
mation, car ce qu'ils ont de faux et de prétentieux est devenu plus
appare.it. Ils intéressaient dans le roman, ils ne font plus illusion
au théâtre. Otez à la Mare au Diable ou à la Petite Fadelteune cer-
taine couleur poétique et ce souille qui renaît par intervalles, vous
aurez quelque drame vulgaire comme le Pressoir. Ce ne sont pas
des pavsans faux comme ceux du xvm- siècle, ils sont laux d une
autre manière en faisant la leçon à la société, sans devenir surtout
des personnages plus vivans et plus dramatiques. M« Sand n a point
réussi et ne pouvait réussir au théâtre, parce que c était une tenta-
tive en dehors des facultés naturelles de son génie. Elle s est dit sans
doute que ce qui ne valait plus la peine d'être conté pouvait encore
être mis en vaudeville.
GEORGE SAND ET SES MÉMOIRES. 371
Mais de toutes les tentatives qui ont rempli cette carrière roma-
nesque, la plus étrange peut-être, la plus incompréhensible est cette
longue, verbeuse et insignifiante confidence que Mme Sand a appelée
Y Histoire de ma Vie. Non pas que rien ici soit en contradiction avec
les facultés de cet esprit; c'est plutôt l'excès d'une prédisposition
native, c'est l'abus des divulgations intimes, ou, si ce n'était un si
gros mot, on pourrait dire que c'est une sorte d'orgie de la person-
nalité exaltée et enivrée d'elle-même. Mm" Sand ne s'est point aper-
çue que ses œuvres, comme les œuvres de toutes les femmes, où il
y a souvent plus de réminiscences que d'invention, étaient ses mé-
moires les plus fidèles, et que, si tant est qu'elle éprouvât le besoin
de se démasquer un peu plus, elle en avait dit assez dans les Lettres
d'un Voyageur, — assez pour que nul regard curieux ne pût se mé-
prendre, sans que ces aveux à demi voilés encore fussent dépouil-
lés de toute poésie. Les Lettres d'un Voyageur n'ont pas suffi, et
Mme Sand est allée mêler sa voix à ce chœur discordant de révéla-
tions, de confessions et de commentaires qui encombrent notre
temps. Depuis quelques années, en effet, n'a-t-on pas vu se déve-
lopper singulièrement cette littérature de mémoires? Qui n'écrit
point ses mémoires aujourd'hui? Ce ne sont pas seulement les morts
qui ont le privilège de ce genre de souvenirs d'autant plus pré-
cieux jusqu'ici qu'ils gardaient le caractère d'un témoignage pos-
thume. Tout s'est perfectionné, la postérité est loin, et les vivans
eux-mêmes s'arrangent pour assister à l'effet de leurs divulgations
en prétendant se faire une sorte de postérité contemporaine. 11 n'est
plus d'ailleurs nécessaire d'avoir été mêlé aux affaires de son temps,
d'avoir vu les hommes de près, d'avoir été initié aux secrets d'une
société dans laquelle on a vécu, ou, en d'autres termes, d'avoir quel-
que chose à dire. Le procédé est plus simple : on rassemble quel-
ques anecdotes qui ont couru le monde ou on raconte les révolutions
du siècle, et quand on est tout à fait à la hauteur du genre, on écrit
soi-même son odyssée. On livre à une curiosité indiscrète l'inti-
mité du foyer, la dignité de la famille, les amours de son père ou
de sa mère. On met ses contemporains dans la confidence de sa
beauté, de ses goûts, de ses passions, de ses intérêts, de ses mi-
sères, et on dit à l'univers : Me voilà! OEuvre de puérile et gros-
sière vanité, frivole autant que dangereuse pour des hommes, bien
autrement dangereuse pour une femme, et même impossible au
moins sous cette forme directe et nue d'une révélation personnelle.
C'était, au reste, une pensée conçue de bonne heure par l'auteur
de Y Histoire de ma Vie, une pensée qui n'a rien gagné en vieillis-
sant. 11 y a longtemps déjà que sur cette idée de laisser des mé-
moires Mme Sand avait fondé je ne sais quelle combinaison qui de-
vait lui survivre. Elle a véeu heureusement plus qu'elle ne le croyait
372 REVUE DES DEUX MONDES.
alors, et malheureusement pour elle elle a tenu sa parole en écri-
vant Y Histoire de ma Vie. Or, cette pensée de discourir de soi-même
une fois admise, il ne restait plus qu'à savoir comment le poète se
tirerait de ce piège tendu par sa vanité à son talent. Mme Sand, par
une de ces audaces de sincérité et d'exactitude qui prennent parfois
un autre nom, raconterait-elle sa vie tout entière sans déguisement
et sans réticence? En vraie fille et en héritière de Rousseau, irait-
elle jusqu'au bout de ses confessions? Elle ne le pouvait évidem-
ment; un récit circonstancié et complet de tout ce qui a pu remplir
sa vie lui était interdit. A défaut de ce récit simple et nu, écrirait-
elle une de ces autobiographies morales et littéraires qui sont la
révélation d'une âme, d'un esprit? Ici l'idée, en se transformant,
prenait un caractère nouveau. L'auteur écrivait les mémoires de
son intelligence, et retraçait l'histoire de ses livres en montrant
comment l'inspiration littéraire jaillit du foyer de la vie intérieure.
De telles œuvres, d'une analyse délicate et profonde, sont souvent
éloquentes et toujours instructives. Par un singulier renversement
d'idées, Mm" Sand n'a nullement fait ce qui eût été possible, et elle
s'est jetée dans la voie la plus scabreuse, celle des révélations in-
times et personnelles, et comme elle ne pouvait tout dire, elle a fini
par substituer à ce qu'elle devait passer sous silence mille puéri-
lités, mille détails indifférens ou vulgaires. Elle n'a point écrit des
mémoires, elle a fait comme un virtuose supérieur qui vit d'un
vieux succès et qui se donne toute liberté; elle s'est mise à impro-
viser tous les matins, devant le public, sur les différentes circon-
stances de sa vie qui revenaient successivement à son esprit, en re-
montant jusqu'à son aïeul le maréchal de Saxe.
L'aventure ne fut guère amusante pendant deux ans; au huitième
volume, on touchait à peine à la naissance de l'auteur, et on avait
tourné la dernière page sans en savoir beaucoup plus. Comment
d'ailleurs Mme Sand eût-elle écrit ses mémoires? Elle ne se souvient
pas, elle a au plus haut degré le don merveilleux de l'oubli. M°" Sand
ne sait pas même où ont paru quelques-uns de ses plus charmans
ouvrages, Lavinia, la Marquise; elle attribue aux hommes ce qu'ils
n'ont jamais dit, ce qu'ils n'ont jamais fait. Dans ce livre frivole, il
y a un fait plus grave, une dissonance étrange et permanente qui ne
naît point sans doute d'une absence de sincérité actuelle, mais qui
laisse voir ce qu'il y a de mobilité dans cet esprit, et qui finit par ôter
tout accent de vérité à de tels récits. L'auteur parle de son enfance,
de son passé, des choses et des hommes avec ses impressions du mo-
ment. On pourrait presque dire qu'à quelques mois d'intervalle, dans
le travail successif de cette prolixe improvisation, les mêmes faits
apparaissent sous un aspect tout différent, parce que le point de
vue personnel de l'écrivain a changé. UMsloire de ma Yie repose
GEORGE SAND ET SES MÉMOIRES. 373
sur ce perpétuel anachronisme moral. A tout prendre, c'est là peut-
être l'explication la plus claire des singulières libertés que Mmo Sand
prend aujourd'hui à l'égard de bien des hommes de ce temps qu'elle
a connus, et qu'elle croit devoir introduire dans ses mémoires sans
les avoir consultés. Il ne faut pas s'en étonner, la vie est si longue,
les impressions se succèdent si rapidement! Mme Sand a oublié ses
relations d'autrefois, elle a oublié ses amis, ou, s'il lui en souvient,
il ne lui en souvient guère, et même au besoin, pour mieux attester
sans doute l'impartialité de l'historien, elle les exécute merveil-
leusement avec une grâce supérieure et un magnifique détachement
du passé, comme elle juge chaque chose du haut d'une philosophie
puérilement prétentieuse qui travestit tout, même les scènes naïves
de l'enfance. D'une plume libre et légère, elle sabre ses amis, ses
souvenirs et la vérité.
Encore si M"" Sand n'avait pris de ces étranges libertés qu'avec
ses amis, avec d'anciennes connaissances qui ont fait place à des
connaissances nouvelles! mais elle est allée plus loin, et c'est là un
des traits choquans de ce livre. Pour tout dire, l'auteur de l'His-
toire de ma Vie a fait le contraire de ce que faisaient ces enfans
d'autrefois qui jetaient un manteau sur la nudité de leurs parens.
Chose bizarre ! Mme Sand n'a point dit sur elle-même ce qu'elle ne
devait pas dire, ce qu'elle ne pouvait pas dire, ce que nul ne lui
demandait d'ailleurs, et en même temps elle s'est crue autorisée à
dire sur sa mère ce que personne ne savait, ce qu'elle pouvait bien
certes se dispenser de révéler sans diminuer l'intérêt de son récit,
car enfin qui pouvait éprouver le désir de savoir que cette mère
avait eu une jeunesse orageuse, exposée « à des hasards effrayans, »
qu'elle était de l' état-major de nos armées dans les campagnes d'Ita-
lie, et qu'elle avait eu à quitter « une riche protection » pour suivre
le père de M""5 Sand? Il est vrai que l'auteur aussitôt se tourne vers
la société pour l'accabler de ses objurgations et pour rejeter sur elle
la responsabilité de tous les entraînemens d'une jeune fille qui
tombe après être venue au monde avec sa beauté pour tout patri-
moine. Le thème n'est point nouveau, comme on voit; il traîne dans
toutes les fictions de Mme Sand, et c'est là vraiment sa place. Rap-
proché de ces tristes réalités, ne semble-t-il pas indiquer la pensée
secrète d'aller chercher jusque dans la révélation des misères ma-
ternelles de quoi étayer un sophisme ? Ou bien notre contemporaine,
en mettant le nom de sa mère, fille du peuple, à côté de celui de
son père, petit-fils du maréchal de Saxe, a-t-elle cédé à la fantaisie
de se montrer dans la double splendeur de son origine aristocra-
tique et plébéienne? On ne le sait. Ce qu'il y a de plus singulier,
c'est que Mme Sand, interrogée un jour sur les Mémoires de Cha-
teaubriand, répondait d'un ton leste : « C'est un ouvrage sans mora-
374 REVUE DES DEUX MONDES.
iité;'}& ne veux pas dire par là qu'il soit immoral, mais je n'y trouve
pas cette bonne grosse moralité qu'on aime à lire même au bout
d'une fable ou d'un conte de fées. Jusqu'à présent, cela ne prouve
rien et ne veut rien prouver. L'âme y manque, et moi qui ai tant
aimé l'auteur, je me désole de ne pouvoir aimer l'homme. Je ne le
connais pas, je ne le devine pas en le lisant, et pourtant il ne se fait
pas faute de s'exhiber, mais c'est toujours sous un costume qui n'est
point fait pour lui. Quand il est modeste, c'est de manière à vous
faire croire qu'il est orgueilleux, et ainsi de tout... C'est un fan-
tôme, et un fantôme en dix volumes, j'ai peur que ce ne soit un peu
long... » L'Histoire de ma Vie a vingt volumes! je ne sais trop ce
qu'elle prouve; je suis bien sûr que dans les affectations de sincérité
et de modestie de l'auteur il y a au moins autant de vanité qu'il y a
d'orgueil dans l'indifférence superbe de Chateaubriand, et en fait
de bonne grosse moralité, Mme Sand a mis dans ses mémoires les
amours de sa mère et de son père. Elle a fait plus que Jean-Jacques,
qui ne mettait dans ses Confessions que l'épisode de Mme de Warens.
Voilà le malheur de M"" Sand : elle a cru pouvoir tout penser,
tout dire, tout oser. Douée d'instincts puissans, mais dangereux,
elle a cru qu'elle pouvait impunément promener son esprit dans
toutes les régions du sophisme, et qu'il suffisait de vouloir pour effa-
cer toute distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faux, entre ce
qui est permis à une imagination bien inspirée et ce qui est sim-
plement l'œuvre d'une imagination licencieuse. Avec des facultés
littéraires dont l'éclat a été un des charmes de ce temps, Mme Sand
a manqué de ce sens moral supérieur qui règle ou féconde la sève
de l'intelligence, et qu'arrive-t-il aujourd'hui? 11 arrive quelque
chose de bien simple. A mesure que les années et les œuvres se suc-
cèdent, l'esprit s'épuise dans cette lutte permanente contre la vérité
morale, les dons brillans pâlissent, et cette diminution des qualités
premières laisse apparaître je ne sais quel élément grossier et vul-
gaire qui était sans doute dans la nature de ce talent, mais qui se
perdait pour ainsi dire dans l'éloquence.
Lorsque Mme Sand décrivait clans sa jeunesse les orages de la pas-
sion, la vivacité du coloris suppléait à la pureté de la pensée, le
souille de la poésie animait tout; aujourd'hui elle fait dans ses mé-
moires des théories sur l'accouplement des sexes et sur leur part ré-
ciproque dans la procréation de l'espèce humaine ; elle en vient,
selon son expression, à dire sans délicatesse les choses délicates, et
elle ne craint nullement de se servir de ces mots qui semblaient ré-
servés jusqu'ici à la langue de Rabelais et de Molière. M™ Sand a
tant chanté l'amour libre, que son imagination a fini par se créer
un monde particulier de mœurs étranges, où l'on se mêle, où l'on
vit ensemble, où règne une saveur de sigisbéisme et d'illégitimité.
GEORGE SAND ET SES MÉMOIRES. 375
Je ne sais si on l'a remarqué, tout le monde est bâtard ou près de
l'être dans les dernières inventions de Mme Sand; les champis ont
pullulé; c'est une société qui semble avoir pour unique origine et
pour unique loi le caprice des sens dans la liberté des liaisons, et il
ne tient à rien vraiment que par amour de l'art le poète, dans son
histoire, ne proclame sa propre illégitimité. Peintre de la passion,
Mme Sand écrivait dans les premiers temps Valentine ou André; main-
tenant elle écrit la Daniella, une œuvre de sensualisme débordant,
recommencée déjà bien souvent par l'auteur, et visiblement desti-
née à démontrer une fois de plus la supériorité des femmes de cham-
bre dans l'amour. Il en est ainsi de tout. Autrefois, dans les Lettres
d'un Voyageur, Mme Sand parlait de l'art avec feu, avec une grâce
entraînante; elle se représentait parcourant l'Italie et les Alpes, re-
cueillant sur son passage des images nouvelles; elle traçait de l'ar-
tiste un portrait sinon vrai, du moins brillant de poésie. Aujourd'hui
elle écrit Favilla; elle construit de petits drames avec de petites
idées qui ont déjà passé dans ses romans, et il lui arrive parfois de
laisser échapper de ces phrases d'industriel dans l'embarras : « D'un
côté, dit- elle en parlant de sa position en 1848, d'un côté on me
menaçait d'une saisie sur mon mobilier, de l'autre les prix du tra-
vail étaient réduits des trois quarts; encore le placement fut-il sus-
pendu pendant quelques mois! » Dans cette plainte touchante, re-
connaissez-vous l'artiste des premiers jours? Enfin veut-on savoir
où en est Mme Sand dans les évolutions philosophiques et sociales
de sa pensée? Elle a bien erré, elle en est venue à se faire un petit
symbole bien simple, bien clair, qui est le dernier mot du progrès,
et qu'elle inscrit dans ses mémoires; il lui faut « la terre de Pierre
Leroux, le ciel de Jean Reynaud, l'univers de Leibnitz, la charité de
Lamennais. » On ne peut certes demander mieux.
Je ne veux dire qu'une chose, c'est qu'il y a dans ce talent un in-
stinct grossier, une ivresse du sophisme, un goût de tous les excès
qui ont sans cesse tendu à prédominer, et par une combinaison sin-
gulière plus ces élémens se sont fait jour, plus l'auteur s'est rejeté
dans une phraséologie philosophique, sentimentale et mystique. Pre-
nez bien garde : que Mmc Sand décrive les impétuosités les plus ar-
dentes des sens ou les liaisons les plus vulgaires, elle se servira de
ces mots de vertu, de chasteté et à'extase idéale; qu'elle mette la
main sur quelque système violent ou sur quelque factieux, elle par-
lera de progrès, d'héroïsme, elle invoquera les saints, les martyrs-
et Jésus- Christ lui-même; qu'elle trouve sur son passage quelque
pauvre diable de comédien, elle va parler tout simplement de sa
sublimité et de son génie, et Mme Sand, qui vit désormais dans cette
atmosphère, qui s'est fait une habitude de ce langage, tout en assu-
rant que <i le faux, le guindé, l'affecté lui sont antipathiques, »
376 REVUE DES DEUX MONDES.
M"" Sand ne voit pas même que cette emphase vulgaire n'est plus
que le signe bizarre des défaillances de la véritable inspiration.
Esprit ardent et inégal, organisation fougueuse et incomplète,
imagination puissante et raison faible, M"" Sand a été malgré tout
assurément une des plus curieuses natures littéraires de ce temps,
et par ses facultés, et par l'action qu'elle a exercée, et par ses éga-
remens mêmes. De toutes les causes qui ont si étrangement contri-
bué à pervertir un si brillant talent, j'en voudrais dégager une pri-
mordiale, profonde, qui est venue en aide à toutes les autres : c'est
que Mme Sand a voulu être plus qu'une femme ou autre chose qu'une
femme, lorsque son génie était avant tout essentiellement féminin.
Si elle l'eût voulu, elle aurait pu certainement couronner d'un mer-
veilleux éclat cette tradition littéraire des femmes qui, à ne prendre
que le roman, commence à Mme de La Fayette en France. Lui cher-
cher absolument des modèles dans le passé serait difficile. Elle n'au-
rait jamais eu, je pense, cette délicatesse et cette grâce suprême
qui ont fait de la Princesse de Clèves une des plus charmantes pein-
tures de la passion dans une société de gentilshommes; elle eût été
le conteur plus large, plus libre, plus saisissant d'une société si
complètement transformée. Sans avoir moins d'esprit que bien des
femmes du xviir5 siècle, elle aurait eu plus d'éloquence, plus de
génie inventif et créateur. Avec moins de sûreté de jugement et
moins de fermeté d'intelligence que n'en eut Mme de Staël dans les
choses philosophiques ou politiques, elle aurait eu toujours un plus
vif sentiment de l'art, plus de, grâce et de facilité de récit. S'il est
une femme de qui elle se rapproche, c'est une personne qu'elle a fait
oublier, dont la vie fut douloureuse et courte, et qui fit de ses ro-
mans, au commencement du siècle, l'écho de son âme brûlante; c'est
M"" Cottin, l'auteur de Malvina et d' Amélie de Mansfield. Dans les
ouvrages des deux écrivains, on trouverait plus de points de ressem-
blance qu'on ne le suppose. Mm° Sand n'a pas plus de feu dans l'ex-
pression intense et vive de la passion, mais elle a plus d'étendue,
plus de poésie, et elle possède surtout le sentiment pittoresque, qui
manquait à M"" Cottin, cet art merveilleux de faire revivre un pay-
sage dans sa vérité et dans sa fraîcheur. Enfin cette tradition,
Mme Sand aurait pu la continuer en l'agrandissant, en l'enrichissant
de créations nouvelles; elle eût été la dernière venue et la plus élo-
quente de toutes les femmes qui ont laissé la trace de leur génie ou
de leur esprit dans les lettres en France.
Gela n'a point suffi à cette inquiète activité; Mrae Sand a eu l'am-
bition d'être plus qu'une femme, je le disais, et elle n'a point réussi
à coup sûr. Gomment eût-elle réussi? Elle a voulu abdiquer son sexe,
oubliant qu'une femme se trahit toujours par un geste, par les habi-
tudes de son esprit, par sa façon d'observer et de sentir, par toutes
GEORGE SAISD ET SES MEMOIRES. 377
ses qualités, et quand elle ne se trahit pas par ses qualités, elle se
trahit par ses défauts. M— Sand a prétendu à une certaine virilité,
et elle n'a pu prendre aux hommes que le reflet de leurs idées, l'om-
bre de leurs systèmes, les petitesses de leurs passions. Elle s'est fait
une organisation tout artificielle dont la naïveté est certes le moindre
défaut, et, après avoir été un des enchanteurs des générations con-
temporaines, Lélia, par une secrète et ironique vengeance de la
nature, Lélia finit comme M- de Genlis,— une M- de Genlis qui a
rédigé des bulletins de la république, qui a écrit, elle aussi, ses
mémoires, qui fait des romans avec des thèses de philosophie, et
multiplie sans compter des récits devenus vulgaires.
Le prestige est évanoui. Hélas! il s'évanouit tous les jours pour
bien d'autres et par des raisons qui ne sont pas essentiellement dif-
férentes, par des causes générales dont l'influence s'est fait sentir
sur M01' Sand et sur bien des talens qui se sont révélés comme elle
à un certain moment de notre vie contemporaine, et comme elle
finissent mal. La littérature d'imagination, vue dans son ensemble,
offrira certainement dans l'histoire intellectuelle de notre siècle un
des chapitres les plus curieux. On y verra, à peu d'exceptions près,
de la séye, du mouvement, et aucune idée de prévoyance supérieure,
des instincts énergiques à qui il a manqué de devenir une force d'in-
telligence réfléchie, de grandes et poétiques existences allant se
perdre obscurément dans de vulgaires labeurs sans dignité ou sans
puissance, un premier essor merveilleux suivi d'étranges déceptions.
A quoi cela tient-il? C'est que la plupart de ces talens qui se sont
élevés, qui ont charmé une génération, ont eu plus d'éclat et d'exu-
bérance que de vraie grandeur; ils n'ont pas su discipliner leurs
facultés sous l'empire d'un sentiment moral prédominant. Ils ont eu
de la jeunesse, ils ne sont jamais arrivés à une haute et sérieuse
maturité ; ils ont été surpris dans leur croissance, pour ainsi dire„
par mille influences subtiles et violentes, la vanité, la manie de l'im-
portance et des rôles publics éclatans, les tentations du lucre, l'épi-
démie du sophisme. Dans l'indépendance de leurs rêves, ils ont cru
que le monde leur appartenait, qu'il était en leur pouvoir de se faire
une vérité à eux et de l'assouplir à toutes les mobilités de leur fan-
taisie, déjouer avec toutes les choses de la vie publique ou privée,
idéale ou pratique, comme avec un instrument sonore. La vérité
s'est éclipsée dans leurs œuvres, la saine vigueur n'a fait que dimi-
nuer dans leur talent, et ce qu'ils ont pris pour une fermentation
généreuse n'était, à tout prendre, qu'une maladie morale qui les a
exténués eux-mêmes, qu'ils ont communiquée, et dont les imagina-
tions sentent le besoin de se guérir, pour se relever au niveau des
justes conceptions de l'art et de la poésie.
Ch. de Mazade.
LES ÉLECTIONS
DE 1857
EN ANGLETERRE
■ Je remporterai en France l'impression profonde
que laisse dans les âmes faites pour le comprendre
le spectacle imposant qu'offre l'Angleterre, ou la
vertu sur le troue dirige les destinées du pays, sous
l'empire d'une liberté sans danger pour sa grandeur.»
(Discours de l'empereur eu réponse à l'adresse de la
Cite de Londres.)
Les élections qui viennent de donner à la Grande-Bretagne un
nouveau parlement ont offert un grand et curieux spectacle, qui pour
tout observateur désintéressé doit tourner à l'honneur des institu-
tions du pays; elles ont montré le progrès des mœurs publiques
chez un peuple habitué à un long et paisible exercice de la liberté,
et elles ont fait voir que les ressorts de son antique constitution,
loin d'être rouilles, n'avaient au contraire jamais eu plus de force et
de souplesse. Pendant tout un mois, le gouvernement s'est tenu
comme à l'écart; la royauté a semblé se retirer de l'arène; la nation,
appelée à prendre part au choix des députés de la chambre des com-
munes, a pu se prononcer à son aise sur les hommes et sur les choses
dans là pleine possession du droit de tout dire et de tout écrire, et
les grands pouvoirs publics, loin d'avoir couru le moindre péril a
cette épreuve du jugement du pays, en sont sortis au contraire,
comme toujours, mieux affermis et plus respectés. L'ordre dans le
mouvement est la consigne répétée de génération en génération, et
LES ÉLECTIONS ANGLAISES. 3791
à laquelle le pays ne s'est pas lassé de se montrer fidèle. La déca-
dence peut être vainement prédite à l'Angleterre par de faux pro-
phètes; la Grande-Bretagne leur oppose avec confiance le permanent
témoignage de sa virile grandeur, et en dépit des médecins qui cher-
chent des cures à faire et qui voudraient la faire passer pour malade,
elle continue à donner elle-même le bulletin le plus satisfaisant de
sa force et de sa santé.
Tel est l'enseignement que peuvent donner aujourd'hui les der-
nières élections en mettant sous nos yeux le mouvement de la vie
politique du pays affranchi de toute contrainte : elles ne doivent pas
seulement servir à faire connaître la lutte des partis entre lesquels le
pouvoir est pacifiquement disputé; il faut surtout y chercher le spec-
tacle d'un peuple qui est accoutumé à user de ses droits sans être
tenté d'en abuser, et qui a toujours su concilier l'amour du progrès
avec le respect des traditions. Le rôle des personnages qui sont sur
la scène a sans contredit son importance; mais il s'efface devant le
rôle de ce personnage anonyme qui est la foule, et qui, comme le
chœur de la tragédie antique, applaudit les uns, gourmande les autres
et les juge tous. C'est cet esprit public qui est l'âme de la consti-
tution britannique et comme le souille de cette grande création : mens
agitât molem. Il peut seul faire saisir la physionomie et le caractèn
des élections de la Grande-Bretagne : il en anime le tableau, ii
en éclaire tout le système, et il en résume également toutes les
garanties.
Les élections qui donnent à la Grande-Bretagne sa chambre des
communes n'ont pas lieu à huis clos, et elles n'intéressent pas seu-
lement les électeurs : elles se font devant le peuple, sinon par le
peuple, et sans donner à la nation tout entière un droit d'entrée
dans le corps électoral, elles ne la tiennent pas cependant à l'écart.
Elles ont un autre intérêt que celui d'un vote silencieusement donné
et silencieusement reçu. Elles engagent en effet devant le pays comme
un grand procès où tous les principes s'exposent, où toutes les ques-
tions se débattent, où toutes les causes s'instruisent, se plaident et
se jugent. Elles sont un appel à l'opinion, qui, librement consultée,
se prononce librement, tout en restant défendue contre elle-même
par la résistance que les institutions peuvent opposer à ses caprices
passagers. Destinées à assujettir la responsabilité des gouvernans au
contrôle des gouvernés, elles font des affaires publiques les affaires-
privées de tous les citoyens. Elles ne mesurent pas ainsi au pays la
vie politique à petites doses; elles la répandent à flots, non pas en
la précipitant tout à coup comme un torrent qui tour à tour se gros-
sit et se dessèche, mais en la faisant couler comme un grand fleuve
qui n'est exposé ni à tarir ni à déborder. Elles font assister à un
380 REVUE DES DEUX MONDES.
spectacle qui se passe au grand jour et en plein air, et qui de-
mande à être compris par les yeux et par les oreilles : ce sont les
meetings où elles se préparent, les huslings où elles se discutent et
se décident, qui leur servent de théâtre. Telle est la scène sur la-
quelle il faut les étudier et suivre les différentes phases qu'elles tra-
versent.
Le signal de l'élection générale des membres de la chambre des
communes est donné par l'acte royal de convocation d'un nouveau
parlement, soit à raison d'un nouveau règne qui commence, soit à
l'expiration des pouvoirs du parlement en exercice, qui ne peuvent se
prolonger au-delà de sept ans , soit enfin , comme dans le cas qui
vient de provoquer les dernières élections, par suite d'une dissolu-
tion qui permet aux ministres de la couronne d'exercer un droit
<T appel de la chambre au pays. Le lord chancelier chargé de l'exé-
cution des ordonnances royales donne son ordre {writ) au secré-
taire de la couronne auprès de la chancellerie, et celui-ci envoie aus-
sitôt au shériff de chaque comté l'ordre de faire élire les députés qui
doivent représenter soit le comté, soit tel ou tel bourg dépendant du
■comté. Dans un délai de deux jours, les shériffs doivent faire publier
une proclamation qui appelle les électeurs du comté, aujourd'hui
comme autrefois, à la vieille cour du comté, et les invite à s'y réu-
nir six jours après au plus tôt, douze jours après au plus tard. Les
électeurs des bourgs qui ont le droit de représentation sont convo-
qués en général, suivant les instructions du shériff, par l' officier mu-
nicipal préposé à l'élection, et l'élection doit avoir lieu trois jours
francs au moins après la convocation, dans un délai de six jours
au plus. Toutes les précautions sont prises pour donner la publi-
cité nécessaire à cette convocation; l'heure à laquelle elle doit être
annoncée est fixée entre huit heures du matin et quatre ou six
heures du soir, suivant la saison, afin de prévenir le retour de la
ruse intéressée dont un candidat s'était servi autrefois dans le bourg
de Shaftesbury, en faisant publier, entre onze heures du soir et mi-
nuit, le jour de l'élection, qu'il voulait laisser ignorer à son compé-
titeur.
La convocation du shériff appelle les combattans dans l'arène :
ils ne s'y font pas attendre pour s'y assurer ou s'y disputer la vic-
toire; mais avant de s'y présenter, ils ne négligent pas les précau-
tions nécessaires pour se préparer le terrain, et pour ne pas se laisser
prendre au dépourvu, ils se mettent en mouvement avant que le
signal soit donné. Les affaires d'avant-poste s'engagent dans les
meetings ou réunions populaires, qui sont entrées dans les mœurs et
dans les lois du pays, et qui semblent faire partie de sa constitution.
C'est dans les meetings que les candidats viennent reconnaître la
LES ÉLECTIONS ANGLAISES. 381
position et essayer leurs forces : ils les font annoncer d'avance par
les journaux et les affiches, et y donnent un rendez-vous à tous
ceux qui partagent leurs opinions. C'est en promenant ainsi leur
candidature dans tout un comté ou dans les quartiers d'une ville
qu'ils se ménagent des relations publiques avec leurs concitoyens,
et vont au-devant de toutes les explications qui peuvent leur être
demandées. Leurs amis viennent en même temps à leur aide en mul-
tipliant les réunions en leur faveur, afin de faire valoir les titres qui
peuvent les recommander aux électeurs. Ceux qui ne sont pas élec-
teurs ne sont pas écartés, et comme ils peuvent contribuer à former
l'opinion publique, même sans donner leurs suffrages, ils sont égale-
ment appelés à entendre discuter le mérite et la politique des can-
didats. Les candidats ou leurs amis viennent même quelquefois les
haranguer dans des réunions où ils les ont spécialement convoqués,
et sans faire appel à leurs passions, ils les engagent à user de la part
de droits qui leur appartient, à se servir par exemple de leur in-
fluence de pratiques sur les petits marchands qui sont électeurs, afin
de les décider à voter pour le candidat de leur choix. C'est dans les
meetings qui couvrent l'Angleterre de réunions le jour et le soir, dans
les villes et dans les campagnes, que se fait entendre la voix du pays,
dont l'écho se prolonge dans toutes les feuilles publiques; ces mee-
tings garantissent à la minorité l'exercice de ses droits légitimes, et ils
empêchent la tyrannie de la majorité; ils donnent l'élan aux bonnes
causes, et découragent les factions en traînant au grand jour les
erreurs et les mauvaises passions qui aiment à s'abriter dans l'ombre;
ils ne font pas perdre au pays le respect de l'ordre public, protégé
par de justes lois de répression, et en même temps ils l'élèvent à
l'école d'une discussion sérieuse où les artifices du langage ren-
contrent peu de faveur, et où c'est le bon sens qui finit aisément par
prévaloir.
Les meetings ouvrent la campagne des élections, et tant qu'elle
dure, ils se continuent sans relàcbe, mettant a l'épreuve l'infatigable
activité de parole du candidat et de ses amis; mais les meetings
eux-mêmes ne suffisent pas, et il y a d'autres liens qui doivent en-
core resserrer les rapports du candidat avec ses commettans. La.
préparation d'une élection ne s'arrête pas aux discours prononcés
en public; elle demande des efforts plus persévérans et des démar-
ches plus pressantes, et elle est même désignée par un mot parti-
culier à la langue anglaise, le canvass. La conquête des votes ne
s'emporte pas seulement par le succès de la parole; il faut le plus-
souvent que la popularité vienne s'y joindre. Il ne suffit pas que le
candidat fasse dans les meetings sa profession de foi; il est encore
nécessaire, surtout si l'élection doit être contestée, qu'il rende lui-
382 REVUE DES DEUX MONDES.
même ou qu'il fasse rendre visite à ses électeurs, afin de leur de-
mander de lui envoyer leurs voix. Quand le jour de l'élection appro-
che, il est d'usage qu'il aille leur offrir ses devoirs suivant l'expression
consacrée, et porte ses remerciemens à ceux qui se sont déjà pro-
noncés en sa faveur; le dernier des citoyens, s'il est électeur, peut
ainsi recevoir la visite d'un grand seigneur ou d'un riche bourgeois
qui vient solliciter son suffrage et s'exposer à ses refus. Dans les
comtés et dans les villes où le corps électoral est trop nombreux
pour que le candidat puisse suffire aux exigences de cette tournée,
ce sont ses agens payés ou volontaires qui le remplacent; ils vont
porter la parole en son nom et remettre au moins sa carte : si l'on suit
les candidats ou leurs amis de maison en maison, on peut entendre
se succéder les réponses de ceux qui leur disent oui, ou de ceux qui
leur disent non, et les voir échanger avec les premiers un cordial
serrement de main, avec les autres un froid salut. La négligence
dans toutes ces démarches peut faire échouer une nomination, qui
n'est quelquefois emportée qu'à une seule voix de majorité, et quand
la lutte est engagée entre les personnes plutôt qu'entre les opinions,
il n'est pas rare qu'un électeur se refuse à donner sa voix à celui qui
lui a manqué de politesse. Aussi les candidats ont-ils soin ordinaire-
ment, le jour de l'élection, de prier leurs commettans d'accepter
leurs excuses pour tous leurs oublis involontaires : l'un se rejette
sur le défaut de temps, l'autre sur l'inexpérience d'un nouveau venu;
celui-ci craint que ses cartes n'aient pas été régulièrement distribuées,
et explique comment quelques-unes ont pu être égarées en chemin.
Les élections sont par là un moyen puissant de rapprochement entre
les différentes classes et pour ainsi dire un pont jeté entre elles;
c'est comme une chaîne d'égards qu'elles établissent de haut en bas,
et elles imposent aux candidats des ménagemens de toute sorte aux-
quels doit se plier un patron librement choisi envers tous ceux qu'il
veut gagner ou garder comme cliens.
Les discours et les visites, la propagande publique et la propa-
gande privée, tel est donc le double travail qui demande aux can-
didats tout leur temps et toute leur peine; mais ils ne pourraient
pas assurément le mener à bonne fin sans l'active intervention de
leurs comités respectifs. En effet, ils y trouvent l'appui et le concours
des principaux citoyens intéressés par amitié ou par opinion au
succès de l'un des compétiteurs, et prêts à prendre sur eux seuls
tout le poids de la lutte, si par exception le candidat absent ou
malade ne peut s'aider lui-même. Le lieu de réunion de chaque
comité est rendu public, et il devient aussitôt le quartier-général
où chacun peut venir donner les nouvelles et chercher les ordres.
Ce sont les comités qui dirigent la tournée électorale des candidats,
LES ÉLECTIONS ANGLAISES. 3S3
et qui prennent toutes les mesures propres à les faire réussir; des
rédacteurs y sont chargés de composer les adresses, les requêtes,
les appels aux électeurs, de les faire distribuer et de les envoyer
aux journaux, qui en remplissent leurs colonnes. D'autres y donnent
toutes leurs instructions aux nombreux agens, souvent bien pa\ es
et bien nourris, qui sont occupés à faire le triage des électeurs, à
leur envoyer leurs cartes, à compter ceux dont on est sûr, à recher-
cher les douteux, et à supputer ainsi les chances de défaite pour les
prévenir, les chances de victoire pour ne pas les laisser échapper.
En même temps les souscriptions destinées à couvrir les frais sont
ouvertes, et plus d'une fois elles ont défrayé le candidat de toutes
les dépenses, quand il ne pouvait pas les supporter. L'esprit d'asso-
ciation, qui semble être l'attribut du caractère anglais, montre ainsi
sa force et sa puissance; il détermine ce mouvement et cette mise
en commun de tous les efforts, qui, au lendemain d'une révolution
à la fois puérile et menaçante, avaient fait en France, sous le feu
de l'ennemi, le salut du parti de l'ordre : s'il y a des pays où cette
activité, brusquement jetée hors de ses voies régulières, parait une
crise, il y en a d'autres où elle est la condition ordinaire de la santé.
L'élection une fois préparée, il faut voir comment elle se passe :
c'est là un tableau vivant sur lequel se dessinent tour à tour les scènes
les plus variées qui renouvellent l'intérêt permanent du spectacle.
Le premier jour de l'élection est le jour de la nomination; il a été
proclamé par le shériff ou par l'officier préposé, et les journaux,
ainsi que les affiches, le rappellent à l'envi a ceux qui pourraient
l'ignorer ou l'oublier. Dans une grande ville comme Londres, divisée
en plusieurs bourgs électoraux, et où le candidat est plus facilement
exposé à rester étranger à ses électeurs, la nomination dérange peu
le mouvement habituel des affaires, et n'empêche pas que beaucoup
d'indifférens, dans les classes les plus élevées, ne se tiennent à
l'écart. Dans la province au contraire, où la vie politique garde toute
son énergie, elle suspend les occupations et les plaisirs : tout contri-
bue à lui donner l'air d'une fête. Si l'on se transporte, par exem-
ple, dans un chef-lieu de comté, dès le matin les cloches sonnent à
toute volée, les hôtels se pavoisent de bannières rivales, on entend
le bruit des nouvelles qui circulent, des acclamations qui se suc-
cèdent. Quoique toutes les processions publiques des partis soient
maintenant interdites et punies par la loi, on peut encore, au moins
la veille d'une nomination, assister à l'arrivée solennelle d'un can-
didat suivi à cheval par des centaines de partisans. Aux dernières
élections, le jeune lord Althorp, qui venait à vingt-quatre ans briguer
la candidature du comté de Northampton, entrait ainsi dans la ville,
accompagné d'un cortège qui rappelait les temps de la féodalité.
384 REVUE DES DEUX MONDES.
L'aspect du lieu de l'assemblée n'est pas moins curieux. Qu'il soit
en plein air ou à couvert, on y distingue d'abord un vaste écha-
faudage élevé de dix à douze pieds au-dessus de terre, et qui paraît
destiné à des spectateurs de courses : ce sont les fmstings, l'appareil
principal de la cérémonie. Au milieu, une petite balustrade posée à
hauteur d'appui indique la tribune, et quelquefois c'est seulement
une saillie de l'estrade qui en tient lieu; elle ressemble alors à une
planche de tremplin sur laquelle on viendrait chercher l'élan : tel
est le trépied sacré où chacun de ceux qui veulent prendre la parole
vient chercher l'inspiration sans pouvoir toujours la trouver. Au-
dessous, une galerie avec des sièges et des pupitres est réservée
aux sténographes des différens journaux, et l'orateur qui ne peut se
faire entendre borne ses efforts à leur dicter son discours, en se con-
solant par la pensée qu'il aura au moins des lecteurs. Ce sont les
principaux amis des différens candidats et les membres de leurs
comités qui occupent les fmstings, où des billets de faveur peuvent
donner entrée aux étrangers et môme aux étrangères; ils s'y grou-
pent en général suivant leurs sympathies, et se réservent de part
et d'autre un des côtés de l'estrade. Devant l'estrade, la foule se
presse; électeurs et non électeurs sont mêlés, et c'est souvent par
milliers qu'il faut en faire le dénombrement; ils suivent d'ordinaire
l'exemple qui leur est donné sur les fmstings et se partagent, s'il y
a lieu, en deux camps. C'est dans cet auditoire bruyant et agité,
aux apparences tantôt grossières, tantôt plus sociables, que toutes
les opinions vont trouver un écho : il représente la partie intéressée
au débat qui va s'ouvrir, et n'attend pas toujours patiemment qu'il
commence.
Une tout autre assistance encadre en quelque sorte le lieu de
l'assemblée. Si les hustings ont été élevés près d'un chef-lieu de
comté, au milieu d'une de ces belles prairies qui font l'ornement de
l'Angleterre, de nombreuses voitures viennent se ranger souvent en
une double file autour de la corde qui en marque l'enceinte; elles
sont dételées sur place, et ainsi rapprochées les unes des autres, elles
offrent un cercle élégant et gracieux où revivent les dernières tradi-
tions des vieux tournois. Dans de riches équipages, amenés au galop
par quatre chevaux pomponnés en faveur de tel ou tel parti, sont
assises des dames et des jeunes fdles avec de larges rubans qui
flottent sur leurs chapeaux ou leurs mantelets, et dont la couleur
indique le candidat de leur choix. La dernière ligne est formée par
des omnibus et des chariots, dont les impériales peuvent servir de
galerie à ceux qui cherchent les meilleures places. Entre tous ces
rangs de voitures circulent des propriétaires et des fermiers à che-
val, les véritables country-gentlemen, arrêtant leurs montures pour
LES ÉLECTIONS ANGLAISES. 385
ne rien perdre de ce qu'ils peuvent entendre. Enfin, au milieu du
champ d'élection, se promènent tranquillement des constables spé-
ciaux, pris à la journée pour prêter main-forte aux policemen du
comté, et qui n'ajoutent à leur accoutrement de tous les jours qu'une
pancarte sur leurs chapeaux et un grand bâton dans leurs mains,
insigne respecté de l'autorité de la loi. On voit ainsi passer sous
ses yeux le panorama de l'Angleterre campagnarde. Sur les places
des villes, il n'y a que l'apparence du spectacle qui change; mais on
y retrouve toujours le même auditoire : seulement c'est aux fenêtres,
quelquefois sur les terrasses des maisons voisines, que les dames
intéressées à la lutte prennent leur place, quand elles ne vont pas la
chercher hardiment jusque sur les Imstitigs, pour animer la lutte,
comme il a été dit autrefois de l'une d'elles, « par la céleste rhéto-
rique de leurs yeux. » Les femmes des candidats manquent rarement
de venir s'associer à la bonne ou à la mauvaise fortune de leurs
maris, et elles sont souvent saluées pour leur compte par les accla-
mations populaires : les hourras pour lady Palmerston ou pour lady
Russell témoignaient des galanteries spontanées de la foule. Il n'y a
pas jusqu'aux jeunes gens à peine sortis de l'enfance qui ne viennent
parfois accompagner leurs pères sur les hustiiigs; à l'élection de la
Cité, dans cette vieille salle de Guild-Hall où se pressait au-dessus
de la foule frémissante une élite de spectateurs et de spectatrices,
lord John Russell, ayant à côté de lui un de ses jeunes fils, semblait
montrer comment les grandes familles de l'Angleterre préparent de
bonne heure leurs enfans à la vie publique, en les élevant à l'école
des traditions héréditaires du pa\ s.
C'est devant cette assistance si variée que s'ouvre la séance de la
nomination, avant midi dans les comtés, avant ou après midi dans
les villes. Elle commence par la proclamation qui ordonne le silence.
Après avoir donné connaissance de l'acte de convocation, le shériff
ou l'officier municipal préposé à l'élection prête le serment requis
pour le loyal accomplissement des devoirs de sa charge, et le fait
suivre, sous peine d'une amende de 50 livres, de la lecture de l'acte
destiné à la poursuite de la corruption (1). Il ne lui reste plus alors
qu'à demander quels sont les candidats; mais avant de se présen-
ter eux-mêmes, les candidats se font tour à tour présenter par leurs
amis : ils ont toujours au moins un second qui se charge de poser et
de justifier leur candidature, en défendant les opinions que chacun
d'eux représente et en les opposant à celles de leurs compétiteurs,
dans le cas où l'élection doit être contestée. Ainsi se prépare l'entrée
en scène des candidats, qui manquent bien rarement de faire appel
(1) Statuts 4 et 5 Vict. c. 57 (22 juin 1851).
TOME II. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
à leurs concitoyens et de plaider eux-mêmes leur cause. L'exemple
d'abstention volontaire donné par le grand historien de l'Angleterre,
M. Macaulay, aux avant -dernières élections à Edimbourg, est trop
opposé aux mœurs politiques du pays pour pouvoir être suivi. Au
contraire la tradition ne permet pas aux candidats de payer de leur
personne dans les universités d'Oxford et de Cambridge, afin que
leur dignité ne coure aucun risque d'être compromise, et la nomi-
nation donne le spectacle d'une grave cérémonie devant l'assemblée
des professeurs et des gradués : à Oxford, le discours latin a même
seul droit de cité. Cependant ces exceptions ou ces anomalies n'em-
pêchent pas l'usage général de suivre son cours, et, d'après l'usage
général, les candidats une fois présentés, après être restés confondus
dans les rangs de leurs amis, en sortent tout à coup pour se frayer
passage jusqu'au-devant des hustings, où ils se découvrent devant la
foule.
Leur apparition est le signal qui met en mouvement le zèle de
leurs partisans ou l'opposition de leurs adversaires. S'ils n'ont pas
de compétiteurs, ils ne sont accueillis que par des hourras; mais si
l'élection est sérieusement disputée entre différens adversaires, les
acclamations et les grognemens se livrent presque toujours un assez
long combat auquel tous les assistans prennent part, aussi bien sur
les hustings que devant les hustings. En même temps que toutes les
bouches s'ouvrent, les mains se lèvent, les chapeaux s'agitent, et,
dès que le tumulte commence à s'apaiser, c'est au candidat qu'il
appartient d'achever de s'en rendre maître. Plus d'une fois il s'agit
pour lui de ramener en sa faveur les sympathies d'une population
mal disposée, et dans de telles circonstances le modèle du genre
peut se trouver dans le discours prononcé à Carliste par un des pre-
miers hommes d'état du parlement, sir James Graham, qui était
combattu par le parti ministériel. Il en faut citer l'heureux début :
a Messieurs, disait-il, j'aime cette place du marché où je me retrouve
sur les hustings; nous respirons ici un air libre, la lumière du ciel
se répand sur nous, il n'y a ici à craindre ni l'obscurité ni l'intrigue.
Vmis et adversaires, nous pouvons nous regarder face à face, et ce
jeu loyal, si précieux pour toute assemblée d'Anglais, a ici quelque
chose de sacré. Oui, j'aime cette place du marché, parce qu'elle me
rappelle bien des batailles et des victoires d'autrefois; elle me rap-
pelle le temps où nous combattions pour la réforme de la loi électo-
rale, pour la réforme de la loi municipale, à laquelle vous devez votre
conseil de ville et votre corps d'aldermen, choisis par les contribua-
bles et responsables envers le peuple. Ici fut livrée encore la bataille
de la liberté religieuse et civile; ici prévalut le grand principe qui
était le signe de ralliement du parti libéral, le grand principe qui
LES ÉLECTIONS ANGLAISES. 387
condamne toute exclusion des droits civils à raison de la foi reli-
gieuse. Et comment donc ne pas parler encore de cette grande ba-
taille de la liberté du commerce qui a donné au peuple la vie à bon
marché? Ce sont là les batailles qui ont été livrées et gagnées ici, et
voilà pourquoi moi, qui y ai toujours combattu avec vous, voilà
pourquoi, je le répète encore, j'aime cette place... Pour moi, la jour-
née est déjà bien avancée; j'en ai supporté le poids et la chaleur; la
onzième heure est venue; c'est à vous de dire si je dois, oui ou non.
rester encore une heure de plus à votre service. »
Le ton n'a pas toujours besoin d'être aussi solennel, et parfois
c'est la grâce légère qui fait les frais de l'exorde. A Douvres, M. Os-
borne, secrétaire de l'amirauté, après s'être adressé aux électeurs
et non électeurs, s' apercevant qu'un groupe de mutins se préparait
à continuer le tumulte, fait une brusque diversion en demandant
qu'on lui laisse aussi la liberté de s'adresser à ces non électeurs qu'il
voit aux fenêtres, et qui valent à cette assemblée la gracieuse pré-
sence d'un nombreux cercle de dames. « J'espère, dit-il, que les
non électeurs qui sont de l'autre sexe réussiront à faire prévaloir
dans cette réunion, sinon l'urbanité élégante qu'on ne peut guère
leur emprunter, au moins cette bonne humeur qui ne doit jamais
faire défaut quand de telles personnes font à une discussion l'hon-
neur de venir l'entendre. Je compte bien qu'il n'y aura pas d'autre
moyen d'intimidation à craindre que leur défaveur, et qu'aucune autre
corruption ne s'ajoutera à l'attrait de leurs sourires. » L'auditoire
ne se montre pas indifférent à ces coquetteries, et le candidat saisit
aussitôt le moment favorable pour reprendre l'offensive contre ses
adversaires. « Je suis surpris, ajoute-t-il, après avoir entendu mon
honorable compétiteur déclarer qu'il ne veut faire aucune opposition
au premier ministre, de le trouver en face de moi, combattant en
ma personne l'élection d'un membre du gouvernement; je veux bien
croire qu'il a pour le premier ministre les meilleures intentions,
mais je sais aussi que l'amour peut prendre bien des formes diffé-
rentes, et j'ai même connu des hommes qui battaient leurs femmes
tout en passant pour les aimer : je pense qu'un tel procédé manque
au moins de logique. » Il fallait mettre les rieurs de son côté; une
fois que ce pas difficile est franchi, les bonnes dispositions du pu-
blic sont gagnées.
C'est à l'aide de toutes ces précautions plus ou moins habilement
ménagées que le candidat réussit à se faire écouter, et met à profit
le silence que la foule lui accorde au moins par intervalles. 11 lui
faut alors reprendre et varier sa profession de foi, compléter l'exposé
de ses opinions, répondre à toutes les questions par de nouveaux
engagemens, et donner en sa faveur toutes les raisons de préférence
388 REVUE DES DEUX MONDES.
qui peuvent faire écarter son compétiteur et ranimer la confiance de
ses partisans par l'assurance du succès. Ainsi engagé sur toutes les
affaires publiques, le débat intéresse le peuple tout entier aux des-
tinées du pays; il le fait pénétrer dans toutes les questions qui tou-
chent à la grandeur et à la prospérité de l'Angleterre, à sa bonne
administration, à la gestion avantageuse de ses finances; il lui fait
connaître tous les progrès qui améliorent la condition des classes
laborieuses, et il lui apprend comment les candidats entendent jus-
tifier la confiance des électeurs. Sans doute de tels discours ne sont
pas des harangues de parlement approfondies à loisir, finement ai-
guisées, ornées de citations grecques ou latines, et il fallait être servi
comme M. Disraeli parles plus heureux dons d'une parole pleine de
saillies pour s'engager hardiment à garder avec ses auditeurs le
langage qu'il aurait tenu devant les membres de la chambre des
communes. Cependant les traditions des hustings ont leur part d'in-
fluence sur le caractère qui distingue en Angleterre la parole poli-
tique; elles donnent même aux orateurs du parlement ces habitudes
d'aisance et de simplicité qui sont nécessairement de mise dans ces
grandes assemblées de la place publique, avec un peuple ennemi de
la déclamation, même passionnée, plein de défiance pour la rhétori-
que, et aimant à se vanter de n'être pas le peuple athénien (1).
Si l'on peut trouver souvent dans les discours des hustings des
exemples de gravité parlementaire, il ne faut pas néanmoins ou-
blier de faire la part des incidens qui en sont parfois comme les
intermèdes comiques, et qui demandent encore aux candidats un
grand talent d'à-propos. Le jour de la nomination des députés du
comté de Middlesex, à Brentford, lord Robert Grosvenor était mal ac-
cueilli par la populace rassemblée devant les hustings, et qui lui gar-
dait rancune de la proposition qu'il avait faite au parlement en 1855
pour la fermeture des boutiques de consommation pendant toute la
journée du dimanche. Au milieu du tumulte, on lui présente au bout
d'une perche une petite boîte disposée en cercueil et où l'on a écrit
son nom à la craie. Loin de se troubler, il réplique qu'il a devant
lui un gentleman (c'était un homme en guenilles) qui n'était pas
seulement disposé à prendre soin de lui pendant sa vie, mais qui se
préoccupait encore de lui rendre service après sa mort; il ajoute
« qu'il doit le remercier de mettre ainsi sous ses yeux un souvenir
de mortalité, afin de ne pas lui laisser oublier devant quel tribunal
chacun ira rendre compte de ses actions et faire juger la droiture
vie ses intentions. » 11 y a des candidats avec lesquels le jeu des in-
terruptions bruyantes peut coûter cher à ceux qui se le permettent,
(1) Voyez le Times du 27 mars.
LES ÉLECTIONS ANGLAISES. 389
et l'on peut encore aujourd'hui retrouver dans les journaux anglais
le souvenir des mésaventures d'un de ces imprudens qui, aux avant-
dernières élections, s'était fait bafouer par lord Palmerston, en s'ex-
posant à ses plaisantes reparties.
En dépit de toutes ces apparences de jovialité dont il ne faut pas
tenir trop grand compte, la journée des hustings n'est pas une vaine
représentation; elle entre dans le système des institutions électorales
du pays, et quand elle ne décide pas l'élection, elle est au moins
destinée à la préparer. Elle se termine par un appel fait à toute
l'assemblée du peuple pour la nomination des candidats, et c'est la
levée des mains qui doit faire connaître en leur faveur l'opinion pu-
blique. S'il n'y a pas à décider entre différens compétiteurs, il n'y
a lieu qu'à une acclamation générale. Dans le cas contraire, l'as-
semblée est consultée successivement en faveur de chaque concur-
rent; tout assistant, fùt-il un étranger, peut devenir pour un moment
électeur; ceux mêmes qui sont restés à cheval autour de l'enceinte
réservée peuvent prendre part au vote, et ajoutent par là à la sin-
gularité du spectacle. Sur les hustings, devant les huslings, à l'ap-
pel du nom de tel ou tel candidat, les mains se lèvent ou s'abaissent
tour à tour : le shérilf ou l'officier préposé à l'élection doit aussitôt
décider à première vue en faveur de quel candidat la foule s'est pro-
noncée, et il annonce sa nomination au milieu des hourras de ses
partisans. Toutefois cette nomination n'est pas définitive, et chacun
des amis du candidat opposé ou le candidat opposé lui-même peut
y mettre son veto en venant demander immédiatement le poil, c'est-
à-dire l'enregistrement du vote des citoyens qui sont électeurs. C'est
là l'épreuve décisive qui peut faire du vainqueur d'un jour le vaincu
du lendemain. La nomination populaire, frappée d'appel, peut être
infirmée par le corps électoral; elle n'en garde pas moins la valeur
d'une épreuve préparatoire. Le peuple tout entier n'a jugé, il est
vrai, qu'en première instance; mais il a été réellement consulté.
Le poil lui-même, ou l'élection proprement dite, qui est destiné à
faire réviser, sur la requête de la partie intéressée, par le corps élec-
toral, c'est-à-dire par l'élite des citoyens, le suffrage de la multi-
tude, donne encore certaines garanties à la partie de la nation qui
n'est pas appelée à y prendre part. 11 est public, et par là il assure
à ceux qui n'en usent pas un droit de contrôle sur ceux qui votent.
Les électeurs, comme les candidats eux-mêmes, sont ainsi rendus
responsables envers toute la nation.
Le lendemain de la nomination dans les bourgs et dans les villes,
et dans les comtés le troisième jour qui la suit, si ce n'est pas un
dimanche, est maintenant l'époque fixée pour le poil. C'est à un seul
jour, et pour les comtés d'Irlande à deux jours, que les derniers actes
390 REVUE DES DEUX MONDES.
législatifs en ont uniformément réduit la durée, qui autrefois pouvait
se prolonger pendant toute une quinzaine : dans les universités seu-
lement, le poil peut encore se continuer pendant cinq jours. 11 doit
commencer à huit heures du matin, et il doit se terminer à quatre
heures dans les villes , à cinq heures dans les comtés. Les votes, qui
ne pouvaient être auparavant recueillis qu'en un seul lieu pour toute
une ville ou tout un comté, doivent maintenant être reçus dans dif-
férentes places. La désignation de tous ces districts doit être publiée
deux jours à l'avance, et dans chacun de ces districts il faut qu'une
espèce de hangar, appelé la baraque du poil, soit élevé, à moins que
l'estrade des hustings ou bien quelque grande salle ne soit appro-
priée à cette destination; mais il ne peut pas être fait choix d'une
auberge, d'une taverne, ou d'un hôtel. Les baraques du poil peuvent
servir à la fois à plusieurs paroisses, localités ou corporations, qui
doivent avoir chacune son compartiment spécial, indiqué par un
écriteau. Néanmoins elles doivent être toujours proportionnées au
nombre des électeurs, qui pour chaque baraque ne doit jamais excé-
der 450 votans pour les comtés, 300 pour les villes, ni même 100,
si l'un des candidats le requiert. Telles sont les dispositions minu-
tieuses qui ont été prises pour mettre le vote à la portée des votans,
et pour empêcher que l'épreuve du poil ne fût traînée en longueur.
C'est aux baraques établies pour le poil que doit se présenter
chacun des citoyens inscrits comme électeurs à l'époque déterminée
par la loi pour la révision annuelle des listes. Un des clercs ou secré-
taires publics désignés par l'officier préposé pour chaque paroisse ou
corporation écrit le nom de l'électeur, qui est contrôlé aussitôt sur la
liste générale; il y ajoute l'enregistrement de son vote sur un grand
livre dont tout intéressé pourra prendre connaissance. En même
temps, derrière le clerc, un fondé de pouvoir, désigné par chaque
candidat, consigne pour le compte de son commettant les noms de
ceux qui lui dorment ou lui refusent leurs suffrages, et son interven-
tion prévient toutes les erreurs intéressées ou involontaires.
Aucune justification de son droit, même par serment, n'est de-
mandée aujourd'hui à l'électeur enregistré (1), et aucune fin de non-
recevoir ne doit être opposée à son vote. Il n'est plus assujetti à
aucun examen, il n'a plus à subir d'interrogatoire, et il n'est plus
tenu à l'observation des formalités d'autrefois, par exemple au ser-
ment d'allégeance et de suprématie, qui pouvait, sur la requête d'un
candidat, exclure les catholiques du droit de voter, en leur imposant
une déclaration contraire à leurs croyances : toutes ces vexations
(1) Le serment de l'électeur pour la justification de son droit a été supprimé pour
l'Angleterre par un acte de 1843, rendu plus tard applicable à l'Irlande, et en Ecosse
c'est seulement en 1856 qu'il a cessé d'être exigé, au moins pour les élections des bourgs.
LES ÉLECTIONS ANGLAISES. 391
et toutes ces injustices ne sont plus que des souvenirs. La loi (1) se
borne à permettre que le serment soit déféré à l'électeur par l'offi-
cier préposé ou par tout autre intervenant, si son identité est mise
en doute, ou bien s'il est soupçonné d'avoir déjà voté dans la même
élection; le serment prescrit contre la corruption, et par lequel
il doit affirmer qu'il n'a rien reçu pour son vote, peut également
lui être demandé. Des agens attitrés par les candidats exercent sur
les votans auprès des baraques du poil une surveillance active, et
ils désignent les suspects à l'officier préposé; mais les suspects eux-
mêmes, une fois qu'ils ont répondu au serment, peuvent donner
valablement leur vote, sans préjudice du droit qui appartient à tout
intéressé d'en poursuivre légalement l'annulation et la punition.
La régularité pacifique apportée dans l'inscription des \ otans n'em-
pêche pas que la journée du poil, malgré la répartition des électeurs
en diflërens lieux, ne renouvelle le mouvement de la journée de la no-
mination. En effet, la publicité du scrutin, en permettant de suivre
de baraque en baraque, presque vote par vote, les chances heureuses
ou malheureuses de chaque candidat, entretient et prolonge toutes
les émotions de l'espérance et de la crainte. Le nombre des voix,
compté d'heure en heure, est aussitôt affiché avec profusion de pla-
cards et colporté de place en place par des messagers à pied ou à
cheval. Des voitures, louées par chacun des concurrens, parcourent
la ville complètement habillées de pancartes, sur lesquelles peuvent
se lire, soit le mot d'ordre qu'il faut suivre, par exemple : no phm-
per (pas de division), s'il s'agit de l'élection de deux candidats
qui ont associé leur cause, soit les appels les plus pressans et les
plus touchans, qui donnent aux candidats le surnom le plus popu-
laire. Dans le bourg de Finsbury, qui fait partie de Londres, on
pouvait lire en grosses lettres sur bien des cabs et des omnibus :
Vote for Duncombe, the Finsbury pet (allez voter pour Duncoffibe, le
favori de Finsbury). L'électeur en retard n'a qu'à entrer au comité
pour se faire transporter gratuitement au lieu du vote, sauf à être
poursuivi plus tard pour le paiement, s'il est prouvé, comme dans
de récens procès, qu'il s'est servi de la voiture d'un des candidats
pour aller donner sa voix à son compétiteur. Dans la Cité de Lon-
dres, la candidature de lord John Russell, à qui était opposée la
liste unie des trois candidats portés par le parti ministériel, donnait
au vote l'intérêt d'une lutte vivement soutenue de part et d'autre.
En même temps la candidature du baron de Rothschild, à qui le
maintien du serment à prêter sur la foi du chrétien n'a pas permis
jusqu'ici de siéger dans la chambre des communes, achevait d'exci-
(1) Statut 6 Vict. di. 18, sect. 81-82.
392 REVUE DES DEUX MONDES.
ter l'empressement des électeurs; elle mettait en campagne tous ses
coreligionnaires, et pour leur permettre de venir exercer leurs droits
un samedi, les rabbins avaient dû décider que le vote n'était pas
une infraction à la loi du repos du sabbat. A mesure que les der-
nières heures approchent, les candidats et leurs agens renouvellent
les plus énergiques efforts; les candidats paraissent aux fenêtres de
leur comité et se montrent à leurs partisans, qui les saluent par des
acclamations prolongées, ou bien ils vont se promener dans la salle
du vote avec leur famille; quelquefois ils se décident à remonter sur
les hustings pour essayer une dernière harangue. D'autre part, leurs
amis ou leurs agens semblent se multiplier : on les trouve aux abords
des baraques, auprès des pupitres des clercs, exhortant les indiffé-
rais, encourageant les incertains, remerciant les fidèles, et quelque-
fois entre-croisant leurs voix pour répéter aux électeurs le nom de
celui qu'ils leur recommandent. A l'heure de la fermeture du poil,
les clercs enferment le registre dans une enveloppe cachetée et le
remettent à l'officier préposé à l'élection ou à son délégué. C'est seu-
lement le jour suivant que le registre doit être ouvert publiquement
et rapproché de tous ceux qui ont servi en diflerens lieux à la même
élection pour être renvoyé ensuite, sans aucun retard, au secrétaire
de la couronne auprès de la chancellerie, qui en garde le dépôt et
peut en délivrer des copies authentiques. L'ouverture des registres
est la préface delà déclaration.
La déclaration est le complément d'une élection. Elle est toujours
fixée au lendemain du poil, ou bien, à défaut de la demande du poil,
elle succède immédiatement à la nomination. Elle consiste dans la
proclamation publique des députés qui sont appelés à servir le bourg
ou le comté.
Quand la journée de la déclaration n'est pas confondue avec celle
de la nomination, elle ramène une nouvelle solennité, dont l'ancien
cérémonial s'est en partie conservé, au moins dans les comtés. Le
candidat vainqueur arrive encore quelquefois au lieu de l'assemblée
en grande pompe, dans un équipage de gala, suivi d'un cortège as-
sez nombreux de pareils et d'amis en voiture ou à cheval, et salué
par les fanfares de musiciens ambulans. Le spectacle du jour de la
nomination se reproduit alors sur les hustings et devant les hus-
tings; seulement toutes les passions se sont en général calmées, et
les candidats, vainqueurs ou vaincus, en venant reparaître en face
de l'assemblée, ont en général l'habitude d'échanger entre eux un
de ces serremens de mains dont les usages anglais font comme une
loi entre adversaires de bonne compagnie. Ils entendent l'annonce
du recensement des votes, et l'officier public préposé à l'élection
donne la lecture solennelle de l'acte qui transmet à chaque eau-
LES ÉLECTIONS ANGLAISES. 393
didat élu le pouvoir de représenter au présent parlement le bourg
ou le comté qui l'a choisi. La déclaration est parfois encore suivie
dans quelques comtés de l'investiture de l'épée, que le shériff est
chargé de ceindre lui-même au nouveau député, qui est ainsi armé
chevalier du comté, vieux titre qui n'a jamais cessé d'être donné et
d'être porté comme témoignage du constant respect de la tradition.
La cérémonie de la déclaration se termine par les harangues des
candidats, qui, soit qu'ils aient réussi, soit qu'ils aient échoué,
sont dans l'usage de venir remercier leurs électeurs. Dans le cas où
l'épreuve de la nomination par acclamation doit suffire pour décider
l'élection, le candidat, n'ayant pas eu besoin d'engager la lutte contre
des compétiteurs, attend en général que l'élection soit déclarée pour
prononcer son principal discours. Autrement, quand il a dû dès la
première journée commencer par défendre et justifier sa candida-
ture, il se borne, après la déclaration, à adresser quelques paroles
à l'assemblée, à moins qu'il ne lui convienne de refaire au profit
de ses opinions de nouveaux frais d'éloquence. S'il est vaincu, il a
soin de cacher tout embarras ou tout dépit, il ne se condamne pas
au silence, et il remercie ses partisans de lui avoir assuré par leur
sympathie la consolation d'une défaite dont il compte bien un jour
prendre sa revanche. S'il est vainqueur, il en fait honneur à la bonté
de sa cause. Fier et reconnaissant du mandat qu'il a reçu, il s'engage
à ne négliger aucun effort pour continuer à mériter la confiance de
ses commettans. Ce sont là les phrases d'usage et comme les pa-
roles consacrées; elles ne comportent que des variantes.
Le nouvel élu ne s'enlève pas toujours le plaisir d'opposer son suc-
cès àses adversaires, et en revenant sur les hustings de Brentibrd, lord
Grosvenor se plaisait à rappeler que l'emblème de mortalité qui lui
avait été présenté le jour de sa nomination s'était trompé d'adresse.
Cependant il a soin en même temps d'éviter à l'égard du parti vaincu
toute arrogance et toute provocation; lord Palmerston, en s' adressant
après sa nomination à ses électeurs de Tiverton, trouvait à propos de
citer la vieille et bonne maxime qui, loin de permettre de dire du mal
des morts, recommande d'en dire du bien. « Rien ne convient mieux
que la modération dans le triomphe, disait un autre député qui venait
d'obtenir la majorité, et elle n'a pour moi aucun mérite, car je n'ai
jamais eu que des sentimens de respect et même d'amitié pour mes
adversaires. Aussi j'espère ne m'être pas fait d'ennemis : si j'ai tiré
des (lèches, elles ont dû tomber à terre, car je n'avais pas cherché
à leur donner des ailes, et elles n'ont dû blesser personne, car elles
n'avaient pas de pointes. Les électeurs mélodieux qui devant les hus-
tings ont opposé à ma candidature un concert de voix hostiles peu-
vent être sûrs que leur opposition ne m'empêchera jamais d'avoir
l'oreille ouverte à toutes leurs plaintes et un cœur toujours disposé
394 REVUE DES DEUX MONDES.
à les bien servir. » Ce sont là les paroles de paix et de concorde avec
lesquelles les candidats heureux ou malheureux se séparent en géné-
ral de leurs électeurs, et le congé qu'ils prennent de l'assemblée de
leurs citoyens ne manque jamais d'être fort pacifique.
. Ainsi, sans compter les assemblées préparatoires des meetings et
la tournée de visites des candidats, l'élection d'un membre du par-
lement dans la Grande-Bretagne occupe trois journées en cas de
contestation, et ne se termine en une seule journée qu'à défaut de
toute opposition. A moins qu'elle ne puisse s'achever en un seul
acte, elle doit passer par trois phases distinctes : la nomination, le
poil ou l'élection proprement dite, et la déclaration. Toutes ces
grandes épreuves publiques contribuent à achever d'unir les candi-
dats à leurs électeurs par une étroite communauté d'opinion libre-
ment manifestée, et en même temps elles les rapprochent de tous les
citoyens, appelés dans les meetings ou devant les hustings à prendre,
sans aucun danger pour la société, une part plus ou moins active à
la vie politique. C'est à l'aide de toutes ces garanties que les dépu-
tés envoyés à la chambre des communes ne sont pas exposés à être
des inconnus nommés par des indiflerens.
Pour compléter la connaissance générale du tableau qu'offre une
élection anglaise, il faut savoir quel est le rôle de l'officier public
qui y préside et comment il s'exerce. Il importe de s'en rendre compte
pour pouvoir reconnaître, en face de l'intervention du pays, l'ab-
stention du gouvernement.
L'officier public qui est préposé à l'élection, et dont le nom de
returning o/ficer indique l'emploi, est seulement chargé de faire
envoyer des membres au parlement par les comtés, les bourgs ou
les universités de la Grande-Bretagne. Cette charge appartient clans
les comtés au shériff (1), dans les bourgs qui jouissent du droit élec-
toral au maire (2), ou à défaut du maire à tel ou tel officier muni-
cipal. Dans les universités, c'est le vice-chancelier qui en fait l'of-
fice (3). Elle peut être déléguée, sous la responsabilité du déléguant,
à tel ou tel adjoint (depnty) que l'officier préposé à l'élection est
libre de choisir soit pour se faire remplacer, soit pour se faire repré-
senter à chacune des places où le vote doit avoir lieu.
Les devoirs de l'officier préposé à l'élection sont rigoureusement
déterminés, et les instructions qui lui sont données par le dernier
acte de 1843 règlent les plus petits détails de sa conduite : il n'a qu'à
se conformer strictement au formulaire de sa charge, et depuis le dé-
fi) Le shériff, qui, dans chaque comté d'Angleterre, est chargé de l'administration,
doit être choisi ou confirmé annuellement par la reine sur la liste de présentation dres-
sée par les juges et les membres du conseil privé.
(2) Le maire est toujours nommé par le conseil de la ville et choisi dans son sein.
(3) A l'université de Dublin, le vice-chancelier est remplacé par le prévôt.
LES ÉLECTIONS ANGLAISES. 395
but jusqu'à la clôture de l'élection, chacun de ses actes est tour à
tour spécifié de façon à prévenir l'usage de tout pouvoir arbitraire.
Étranger à la formation de la liste électorale, il a cessé également
de conserver son ancien droit de contrôle sur la capacité légale des
électeurs qui y ont été enregistrés, et il est tenu de faire inscrire
leurs votes sans aucune discussion (1). 11 n'est plus autorisé à dé-
battre avec eux, ni à laisser débattre par les agens des candidats
aucune de ces questions qui, antérieurement à l'acte de réforme de
1832, pouvaient soumettre, pendant la durée du poil, la validité de
chaque suffrage à une véritable enquête, souvent tumultueuse. Les
seules occasions où il puisse se trouver en rapports directs avec les
votans ne sont pas de nature à faire naître la moindre contestation;
même lorsqu'il est appelé à leur déférer l'un des sermens qui sont
encore reconnus par la loi, dès qu'il l'a reçu, il n'est pas en droit de
faire aucune opposition à leur vote, quelles que puissent être les
présomptions de parjure ou d'illégalité. 11 peut, il est vrai, mettre
à part les votes qui ne lui paraissent pas admissibles, et dont il ne
devra même pas tenir compte dans le relevé du poil jusqu'à ce
que l'autorité compétente en ait apprécié la validité; mais cette
inscription d'un vote conditionnel n'est autorisée que dans des cas
rigoureusement déterminés, elle n'est légalement prescrite qu'à
l'égard d'un vote donné pour la seconde fois sous le nom de la
même personne, ou bien s'il s'agit d'un électeur qui paraît s'être
substitué à un autre (2). La prévention de substitution, sans pouvoir
donner lieu à l'exclusion du vote, permet au moins à l'officier élec-
toral de faire mettre en prison à ses risques et périls l'électeur qui
paraîtrait lui en avoir imposé sur son identité, à charge de le faire
traduire devant un juge de paix quatre heures au plus après la
fermeture du poil. L'examen des votes contestables et contestés
appartient aujourd'hui exclusivement aux différens comités de la
chambre des communes, qui sont chargés de la vérification de cha-
que élection; ils sont appelés à recevoir et à juger les réclama-
tions auxquelles les votes peuvent donner lieu. Toute compétence
à cet égard a été ainsi soigneusement retirée à l'officier électoral.
L'intervention de cet officier dans l'élection lui donne seulement
le pouvoir de constater le choix des électeurs, en annonçant officiel-
lement quels sont les candidats en faveur desquels a lieu soit l'é-
preuve de la nomination, soit l'épreuve du poil, et en les déclarant
dès-lors envoyés au parlement. 11 est ainsi chargé de reconnaître la
majorité des voix; mais ni par son influence, ni par son vote, il ne
(1) 6 Vict., C. 18, S. 82.
(2) 6 Vict., c. 18, s. 86, 91. — Dans une assez récente occasion, le recensement de
tels votes avait produit une majorité apparente, et le relevé du poil, tel qu'il avait été
proclamé par l'officier préposé, fut déclaré entaché de fraude.
39(i REVl'E DES DEUX MONDES.
dispose d'aucun suffrage. Dans le cas d'égalité des votes, c'est seu-
lement en Irlande qu'il jouit du privilège de la voix prépondérante,
en fccosse, il lui est enjoint de proclamer les deux membres élus
par le même nombre de voix, et en Angleterre, si le silence de
la loi semble lui laisser la liberté de prendre l'un ou l'autre parti,
l'usage lui commande l'abstention : c'est à la chambre des com-
munes que doit être laissée la responsabilité de la décision, qui
aboutit soit à une enquête sur les votes, soit à une nouvelle élection.
Jusque-là, le droit de siéger provisoirement au parlement appar-
tient au premier occupant, s'il prend à l'un des nouveaux élus la
fantaisie d'user d'un tel privilège, et il devient alors comme le prix
de la course.
C'est uniquement en vue de la protection de l'ordre public que
l'officier électoral est appelé, s'il y a lieu, à exercer les pouvoirs qui
lui sont confiés. Il est particulièrement chargé de ne négliger aucune
précaution pour mener l'élection à bonne fin, et si les mesures de
sûreté qu'il a prises sont insuffisantes pour la conservation ou le
rétablissement de la tranquillité, il peut appeler à l'aide de la police
la force militaire, afin que la répression ne se fasse pas attendre.
Dans le cas de tumulte, il est même autorisé à suspendre les opéra-
tions et à ajourner soit la nomination, soit le vote.
L'impartialité la plus scrupuleuse peut seule assurer, dans la lutte
électorale, à l'officier qui est préposé à l'élection le respect de son
autorité, et en aucune circonstance elle ne lui fait défaut, malgré
toutes les difficultés qui peuvent se rencontrer sur les huslings dans
la conduite d'une discussion. Ainsi, le jour de la nomination dans le
comté de Middlesex, après les discours des candidats, un partisan de
lord Grosvenor, l'un des concurrens, avait repris la parole en sa
faveur, et un second orateur se disposait à lui succéder en vue de
défendre la même candidature; mais les amis du compétiteur de lord
Grosvenor, le vicomte Chelsea, voulaient l'en empêcher et lui oppo-
saient leurs réclamations. Leshérilf Mechi, les trouvant fondées, dé-
clare qu'il ne peut pas laisser parler à la suite deux partisans du
même candidat, et il veut faire retirer le nouvel orateur de la tribune.
Celui-ci faisant quelque difficulté pour obéir, le shériff , s' avançant
sur le devant des hustings , s'interpose courtoisement entre lui et
l'auditoire, et il l'empêche de reprendre sa place en lui opposant sa
haute stature avec son ample vêtement de soie et de fourrure. La
foule accueillit cet incident par des rires auxquels l'orateur réduit au
silence ne fut pas le dernier à prendre part, et le shériff s'empressa
de venir avec bonhomie donner quelques mots d'explication pour
justifier, on pourrait presque dire pour excuser son intervention. En
effet, l'officier préposé à l'élection met ses efforts à donner tous les té-
moignages de son impartialité en évitant les actes, les mots, les appa-
LES ÉLECTIONS ANGLAISE*. 397
rences qui pourraient la faire soupçonner; il sait que les obligations
de sa charge ne lui permettent de connaître ni amis, ni ennemis, et la
libre poursuite que chaque citoyen auquel il aurait donné droit de
plainte peut intenter contre lui pour le faire condamner soit à l'amende,
soit à l'emprisonnement, achève de garantir l'accomplissement de
tous ses devoirs. Aussi la journée de la nomination ou celle de la dé-
claration ne se termine-t-elle jamais sans lui valoir les remerciemens-
publics de tous les candidats, auxquels se joignent ceux de l'assem-
blée, et il ne s'expose pas à ce qu'une pareille récompense puisse
lui manquer. Pour rappeler une expression heureusement échappée
à l'un des shérifl's de Londres et accueillie par l'hilarité de la foule,
c'est là un toast d'honneur qui a son prix pour ceux qui le reçoivent.
11 ne faut donc pas chercher dans l'intervention de l'officier électo-
ral, qu'il soit le shériff nommé par la couronne ou le maire choisi par
les conseils électifs des villes, l'intervention d'un agent du gouver-
nement, qui représente ses vues et ses intérêts, sinon ses passions, et
qui soit chargé de faire accepter ou même d'imposer au pays l'opi-
nion d'un ministère ou d'un parti : ce n'est pas à l'Angleterre qu'il
faut demander la pratique, même adoucie, d'un tel système. Le gou-
vernement n'a pas et n'a pas besoin d'avoir à son service un corps de
fonctionnaires destinés à prendre le rôle des citoyens et à assurer le
succès de telle ou telle politique. Les fonctionnaires du gouverne-
ment, quels qu'ils soient, loin d'être appelés à lui venir en aide,
sont au contraire tenus à l'écart sous peine de poursuites de chaque
partie intéressée, et, pour mieux marquer combien ils doivent res-
ter étrangers à toute élection, la loi électorale refuse tout droit de
vote à un grand nombre d'entre eux : tels sont, par exemple, les
magistrats et officiers de police, et en général les collecteurs d'im-
pôts (1). Toutes les précautions sont prises pour prévenir, de la part
du pouvoir, la moindre atteinte à l'indépendance des électeurs, et
pour ne donner prétexte à aucune crainte, les soldats, dans un rayon
de deux milles du lieu de l'assemblée, doivent se tenir renfermés,
pendant toute la durée de l'élection, dans leurs casernes et quar-
tiers ("2), à moins que l'officier préposé à l'élection n'ait à faire appel
à la force militaire pour le rétablissement de l'ordre.
Le gouvernement considère l'élection comme une affaire privée
entre le candidat et les électeurs. Aussi n'y a-t-il pas jusqu'aux dé-
penses de l'élection auxquelles il ne reste étranger, et jamais on ne
les porte au compte du budget de l'état. Les honoraires dus aux ad-
joints de l'officier préposé à l'élection, aux clercs qui inscrivent les
(1) L'autorité prépondérante que pourrait exercer un pair lui a également fait refuser
le droit de voter.
(2) 11 n'y a d'exception que pour les troupes employées à la garde de la reine, ou
pour les postes de service à la banque d'Angleterre.
398 REVUE DES DEUX MONDES.
votes, les frais de construction de toutes les baraques du poil, le
paiement des constables spéciaux chargés de maintenir l'ordre (1),
sont laissés à la charge du candidat : ils doivent être supportés par
parties égales entre les candidats qui se présentent aux électeurs, et
le vaincu les paie aussi bien que le vainqueur.
Vinsi tout contribue, dans la pratique des institutions anglaises, à
habituer les citoyens à se charger eux-mêmes des affaires publiques
et à ne pas s'en décharger sur le gouvernement. Les citoyens ont
tout à y gagner, et le gouvernement n'a rien à y perdre. Ce ne sont
(tas quelques désordres isolés et passagers qui peuvent troubler
['harmonie du spectacle donné dans le choix de ses représentais par
une grande nation qui se montre à la fois libre et digne de sa
liberté. Les élections de la Grande-Bretagne, quoi qu'on puisse dire
et écrire, ne reproduisent plus aujourd'hui ces scènes de violence
qui méritaient quelquefois d'être appelées des saturnales, ainsi que
le reconnaissait dernièrement le chef du parti conservateur, lord
Derby; elles sont restées une lutte, mais elles sont devenues pres-
que toujours une lutte pacifique. Les lois ont pris les devans pour
mettre lin aux abus qui ne tournaient qu'au profit de la licence, et
les mœurs ont suivi peu à peu le progrès des lois. La longue durée
du poil, l'inscription de tous les votes> à une seule place, la discus-
sion publique de la légalité du vote, entretenaient et irritaient les
passions des partis sans donner en compensation aucun avantage;
les nouvelles dispositions qui ont été établies en ont fait justice, et
ont garanti le tranquille exercice du droit des électeurs par les pré-
cautions les plus prévoyantes. Les promenades des partisans de cha-
que candidat réunis en troupe avec leurs insignes, leurs drapeaux,
leurs couleurs, provoquaient des rencontres belliqueuses et parfois
sanglantes; elles ont été interdites. La distribution publique des co-
cardes, des rubans, était une occasion fréquente de tumulte, et sem-
blait comme un signe de reconnaissance entre les partis : elle est
aujourd'hui passible d'une amende de 10 livres (250 fr.). Enfin
l'ovation du candidat vainqueur, qui dans certaines villes était porté
triomphalement en fauteuil sur les épaules de ses amis, suivi de tout
le cortège de ses électeurs, était souvent un défi auquel le parti
vaincu voulait répondre; elle a également cessé d'être autorisée. Ce
sont là les salutaires réformes qui, sans demander aucun sacrifice
à la liberté, pouvaient contribuer à assurer le bon ordre des élec-
tions. Dans la dernière épreuve que le pays vient de traverser, elles
ont continué à tenir tout ce qu'on pouvait en attendre, et elles peu-
(1) Les adjoints préposés à la surveillance des baraques du poil sont rétribués à
raison de 50 fr.; les clercs à raison de 25 fr. Les constables spéciaux sont payés de 6 à
12 fr. par jour. Le compte des frais de construction des baraques ne peut excéder
1,000 fr. pour les comtés, 625 fr. pour les bourgs.
LES ELECTIONS ANGLAISES.
vent donner encore un démenti à tous ceux qui, en invoquant les
anciens spectacles des journées d'élection, aujourd'hui si changés,
seraient tentés de chercher dans les assemblées électorales de la
Grande-Bretagne des lieux de pugilat.
Dans l'Angleterre et l'Ecosse, la libre réunion de tout un peuple
convoqué dans ses comices pour le choix de 551 députés n'a été l'oc-
casion de scènes de violences que dans une seule ville : c'est seule-
ment à Kidderminster qu'une foule en fureur, irritée de l'échec du
candidat conservateur, s'est précipitée à coups de pierres sur les par-
tisans du candidat libéral à la fin de la journée du poil, et les a dif-
ficilement laissé échapper à sa rage. Un tel attentat, auquel les
électeurs n'ont pris aucune part, et qui témoigne seulement de la
mutinerie d'une populace égarée, ne doit pas être passé sous silence,
et il donne des enseignemens dont il faut tenir compte. Par l'indi-
gnation qu'il a soulevée de toutes parts, il a pu montrer que le pays
n'est plus disposé à supporter le retour des anciens jours de dé-
sordre, et il a contribué aussi à donner l'exemple de l'énergie civile
qui met à l'abri de toute défaillance les mœurs politiques de la na-
tion. Les récompenses qui ont été promises pour la dénonciation
des coupables , les sommes qui ont été souscrites pour couvrir les
frais de la poursuite, peuvent apprendre à ceux qui l'ignorent ou
qui sont tentés de l'oublier que des soulèvemens de factieux ne
pourraient pas trouver en Angleterre des complices qui s'y associent
pour en profiter, ou des indifférens qui s'y résignent pour s'épargner
la peine d'y résister.
La même justice ne peut pas être rendue aussi complètement à
l'Irlande; sur cent cinq élections, douze ont donné lieu à de tristes
scènes de violences. Plus d'une fois ces émeutes populaires auraient
pu être facilement conjurées; partout au moins elles ont promptement
cédé à la répression, quand les mesures de prévention n'ont pas été
suffisantes. Mais en Irlande, comme à Kidderminster, ce ne sont pas
les intérêts ou les passions de parti qui ameutaient les séditieux:
c'était le goût du désordre, habilement exploité au profit de tel ou
tel candidat, qui mettait en mouvement une population toujours ha-
bituée à s'emporter plutôt qu'à raisonner. D'ailleurs comment oublier
que l'Irlande n'est pas l'Angleterre, et que trois siècles d'oppression
l'ont mal disposée à l'exercice pacifique des droits dont la longue pra-
tique peut seule faire l'éducation politique d'un peuple? L'Irlande
n'est, à vrai dire, qu'une affranchie, et si, malgré le progrès constant
qui permet d'opposer avec succès l'Irlande d'aujourd'hui à l'Irlande
d'autrefois, elle trouble encore la légitime fierté que l'Angleterre
peut tirer de ses institutions, c'est la moralité de l'histoire qui suit
son cours, en apprenant que les vieilles injustices, même réparées,
laissent après elles un lourd héritage d'embarras.
f|00 REVUE DES DEUX MONDES.
Toutefois les troubles de l'Irlande ou les désordres de Kiddermins-
ter, quand même ils auraient été suivis d'autres émeutes au lieu de
rester circonscrits k une seule ville d'Angleterre et en dehors de
l'Angleterre à quelques districts isolés, ne pouvaient faire courir
aucun danger à la société ou au gouvernement. Ils n'étaient provo-
qués que par des passions grossières et brutales qui n'avaient aucun
cri de ralliement; ils n'avaient d'autre importance que celle de rixes
privées, et ils ne dérangent pas ce merveilleux accord qui, même
au sein de la lutte légale des partis, ne met aux prises ni les classes
entre elles ni le pays avec le gouvernement.
C'est parce que l'Angleterre n'est pas un pays révolutionnaire
qu'elle est et demeure un pays libre. En effet, dans tout ce peuple
des villes et des campagnes réuni dans les meetings, assemblé de-
vant les hustings, y exerçant bruyamment son droit d'approbation
ou de critique, et appelé sur la place publique pour y entendre dis-
cuter toutes les causes, ce sont les sentimens conservateurs qui n'ont
pas cessé de prévaloir. On peut voir des hommes presque en gue-
nilles interroger des candidats sur leurs opinions, leur demander des
engagemens, leur témoigner sans ménagement leur opposition, et
en même temps on peut s'assurer avec surprise que les habitudes de
déférence gardent sur eux tout leur empire : ils se découvriront de-
vant celui dont ils repoussent avec le plus d'hostilité la candidature,
et même ils n'oublieront pas, si le candidat qui parle sur les hustings
porte le titre de lord, de l'interpeller en lui criant : Mylord. 11 faut
ajouter que de tels égards sont réciproques, et ce n'est pas seulement
aux jours d'élection qu'on verrait les héritiers des plus vieilles fa-
milles se mettre en rapports suivis avec leurs ouvriers ou leurs pay-
sans, se déclarant même honorés, comme le disait l'un d'eux, de sér-
ier des mains qui portent les respectables empreintes du travail. « Les
classes supérieures ont gardé l'attachement et la confiance du peuple
parce qu'elles ne s'en sont jamais isolées; elles se sont montrées sans
relâche sincèrement dévouées à tous ses besoins, profondément émues
et activement préoccupées de ses souffrances, et disposées à payer de
leur bourse et de leur personne pour prendre l'initiative de toutes
les mesures destinées à perpétuer leur légitime popularité (1). »
Aussi sont-elles restées comme l'état-major du pays, prêtes à se por-
ter en avant pour prendre la direction de toutes les causes, et n'ayant
jamais eu à défendre des intérêts de caste parce qu'elles n'ont pas
cessé de prendre la défense des intérêts publics. Le spectacle des
élections peut contribuer à faire reconnaître que l'Angleterre, comme
•on l'a dit si justement, a la démocratie la plus aristocratique et l'aris-
tocratie la plus démocratique que le monde ait connues. La haine ve-
(1) M. de Montalembert, (h l'Avenir politique de l'Angleterre, p. 24.
LES ÉLECTIONS ANGLAISES. 401
riant d'en bas, le mépris venant d'en haut n'y ont pas droit de cité.
La liberté s'y conserve à l'abri du respect pour les institutions
établies. On peut lire tour à tour les journaux les plus opposés: ils se
confondent tous dans les mêmes témoignages de respect et de fidé-
lité pour la royauté, et s'associent avec le même empressement
à toutes les joies domestiques du souverain. A l'occasion de la nais-
sance d'une nouvelle princesse d'Angleterre, le Daily News, journal
de l'opinion radicale, publiait ces lignes, qui méritent d'être repro-
duites : « Le monde doit à la sagesse politique et aux vertus privées
de la reine qui occupe le trône le spectacle d'une royale mère de
famille servie, soignée et chérie par un lion bien plus indompté et
bien plus sauvage que celui qui dans la fable courbe la tète sous la
main d'une timide jeune fille. La démocratie de la Grande-Bretagne
a pour sa reine un attachement qui dépasse l'amour qu'on peut don-
ner à une femme; elle la suit des yeux avec admiration, et elle tres-
saille de bonheur chaque fois qu'elle la sait heureuse. » Un tel lan-
gage est pour la liberté de la presse un titre d'honneur qui doit
être envié à l'Angleterre. De même on peut entendre les discours
les plus divers et prendre place dans l'auditoire le plus varié : mal-
gré l'ardente rivalité des opinions, il y aura toujours un lieu de
rencontre où le désaccord cessera pour faire place à l'entente com-
mune. Quiconque se tient en dehors de cette grande alliance du bien
public se met lui-même au ban de la nation : un des chartistes
encore survivans, Robert Owen, était forcé de reconnaître, dans
l'adresse aux électeurs de Londres où il leur annonçait le retrait
île sa candidature, « qu'il n'y avait pas eu dans le dernier parlement
et qu'il n'y aurait pas davantage dans le nouveau un seul membre
qui pût partager ses vues ni soutenir ses projets pour la transforma-
tion pacifique de la société. » Le sentiment public ne se laisse pas
prendre en défaut, ni égarer par les vaines théories de quelques
réformateurs isolés, et sans leur imposer silence il leur oppose sa
force toute puissante pour les désarmer. Chacun aime à s'en faire
l'organe, et c'est par l'hommage à la royauté qu'il a coutume de se
manifester. Il ne faut donc pas être surpris si dans les assemblées
électorales de la place publique, au sein des villes comme au mi-
lieu des campagnes, le nom de la reine n'est jamais prononcé
sans être salué aussitôt par des acclamations parties de tous les
rangs; les candidats qui soutiennent les propositions les plus
avancées se montrent parfois les plus empressés à provoquer ces
témoignages de fidélité, afin d'éviter toute méprise. Après s'être
passé, suivant son habitude, toutes les fantaisies politiques, après
avoir même fait fi de la dernière décoration qui lui avait été offerte
avec un dédain tout démocratique, l'amiral C. Napier en remerciant
TOME IS. 26
Ô02 REVUE DES DEUX MONDES.
ses électeurs de leurs suffrages à Southwark, un des faubourgs de
Londres, se parait en même temps de son dévouement à la couronne,
et il demandait pour la bonne reine, la bonne épouse, la bonne mère
qui occupe le trône de l'Angleterre trois salves d'applaudissemens,
répétées avec enthousiasme par toute la foule. 11 y a eu un temps
où en France de pareils exemples auraient été opportuns à suivre :
ils reportent tristement le souvenir sur ces réunions d'autrefois où
des députés du pays, liés par leur serment à la royauté, refusaient
ou laissaient refuser le toast à un roi qui, par son attachement aux
lois et aux libertés publiques, aussi bien que par toutes ses vertus
domestiques, n'avait jamais cessé de mériter la confiance et le res-
pect de la nation. Si l'ingratitude n'est pas seulement un vice du
cœur, mais encore une faute qui coûte cher, la reconnaissance est au
contraire une qualité qui l'ait honneur et qui profite. Elle a épargné
à la Grande-Bretagne les folles épreuves des révolutions de hasard,
et elle lui a donné l'heureux avantage de pouvoir mettre ses desti-
nées à l'abri de ses institutions.
De tels bienfaits, il est vrai, demandent à être achetés au prix de
l'effort; il faut les mériter pour les gagner : c'est en combattant qu'on
en fait la conquête, et c'est en restant sous les armes qu'on les con-
serve. Tel a été le puissant moyen de salut dont l'Angleterre s'est
servie pour sortir des dures épreuves qui, dans les mauvais jours de
son histoire, ne lui ont pas été non plus épargnées; telle a été la forti-
fiante école à laquelle chaque génération de citoyens a été élevée. Ce
sont les élections qui ont surtout contribué à garantir cette interven-
tion active du pays dans ses propres affaires : elles ont assuré la re-
présentation permanente de tous les intérêts et de tous les besoins,
elles ont empêché que le gouvernement ne se mît peu à peu à la
place de la nation. En perpétuant les traditions des meetings et des
hustitigs, de la nomination et du poil, elles ont conservé à la liberté
jusqu'à ce superflu qui, toutes les fois qu'il est sans dangers, n'est
pas de trop, parce qu'il assure le nécessaire.
Le tableau général des élections montre dans tout son dévelop-
pement la force croissante de la vie publique dans la Grande-Bre-
tagne. L'étude du système électoral, en faisant connaître les réformes
qui en ont changé les abus sans en détruire les principes, et qui peu
à peu ont pris le dessus sur les tristes habitudes d'une corruption
invétérée, pourra également permettre d'apprécier le progrès per-
sévérant de la constitution politique du pays. Après avoir fait la
part de la nation, il faudra faire la part des lois, pour se rendre
compte ensuite de la condition présente des partis dans le nouveau
parlement.
Antumn Lefèvre-Pontalis.
LES
VACANCES DE CA31ILLE
SCÈNES DE LA VIE RÉELLE.
TROISIÈME PARTIE. '
IX.
Tout en faisant la part la plus large au proverbial esprit de con-
tradiction féminin, Théodore Landry ne pouvait admettre, sans offen-
ser le bon souvenir qu'il avait conservé de Camille, que celle-ci
s'empressât autant de mettre à profit sa liberté nouvelle, et qu'elle
eût justement songé à lui pour en inaugurer les premières heures.
Lorsqu'au moment où il la supposait en proie à une vive douleur,
elle l'avait prié d'être son cavalier pour une nuit de bal, Théodore
avait été surpris; mais en se mettant aussi promptement à sa dis-
position, sans tenir compte des embarras d'une certaine nature qui
pourraient le lendemain être le résultat de sa complaisance, il n'o-
béissait à aucun mobile vulgaire. Il agissait sans autre arrière-
pensée que la curiosité. Camille avait pour lui l'intérêt d'un roman;
seulement il ne se dissimulait pas que ce roman lui semblait plus
intéressant que celui qui l'avait par hasard introduit dans l'intimité
de sa voisine.
A l'heure indiquée par celle-ci, il la trouva au lieu du rendez-
vous, c'est-à-dire à l'angle même de la rue. Camille vint à lui la
première et lui prit le bras sans lui parler : elle était en domino noir
(1) Voyez les livraisons du 15 avril et du 1er mai.
404 REVUE DES DEUX MONDES.
très simple et tenait son masque à la main. Comme au détour de la
rue on passait devant une station de voitures, Théodore s'empressa
de dire en montrant le ciel, qui était d'une sérénité merveilleuse :
— Nous avons un bien beau temps, nous pourrons aller à pied. — Et
il pressa le pas en passant devant la station, inquiet cependant, car
il sentait que sa compagne paraissait vouloir ralentir sa marche, et
craignait que la vue des voitures ne lui donnât l'idée d'en vouloir
prendre une. La halte de Camille avait un autre motif : elle atten-
dait qu'elle fut rejointe par sa çamériste, qui venait derrière elle, et
commençait, en se rapprochant, à révéler sa présence par une es-
pèce de petit carillon dont le bruit sortait des plis de son manteau.
Camille alla au-devant des questions de Théodore , qui paraissait
un peu surpris : — Marie m'a demandé à venir avec moi au bal
masqué, dit-elle; elle a eu peur de rester toute seule à la maison.
Elle aura assez à faire de me consoler demain et les autres jours :
elle peut bien s'amuser un peu ce soir. 11 ne faut pas toujours ne
penser qu'à soi.
Comme Théodore cherchait à s'expliquer l'origine du bruit singu-
lier que la çamériste faisait en marchant, un coup de vent entr'ou-
vrit son manteau; il s'aperçut alors qu'elle était vêtue d'une jupe
de gaze étoilée de paillon grossier et dentelée par le bas. A chaque
dent pendait une grappe de petits grelots qui rebondissaient inces-
samment sur le maillot que Marie portait par -dessous sa jupe his-
toriée d'emblèmes mythologiques. En lui permettant de l'accompa-
gner au bal, Camille avait dit à sa çamériste de prendre un domino
pareil au sien; mais ce déguisement sévère n'avait pas été du goût
de celle-ci. Elle s'était laissé séduire par un costume de folie, qui
lui semblait devoir produire plus d'effet, et qu'elle trouvait plus
commode pour danser. Camille avait été d'abord fort contrariée en
revoyant paraître Marie sous ce véritable costume de carnaval; mais
il était trop tard pour changer de déguisement. Marie l'avait d'ail-
leurs désarmée par une proposition naïve : supposant que sa maî-
tresse regrettait de ne pas avoir eu l'idée de choisir un costume pa-
reil au sien, elle lui avait offert de le lui échanger contre son domino.
En se rendant à l'Opéra, Camille avait dit à Théodore que c'était
la première fois qu'elle allait au bal masqué. Sans que celle-ci pût
s'en apercevoir, le jeune homme avait souri à cet aveu. Tant de fois
déjà il l'avait entendu faire par des femmes qui, à peine entrées dans
le bal, avaient trahi la plus exacte connaissance des lieux et des
usages! — Ai-je donc l'air si niais, se dit-il, qu'elle puisse supposer
qu'il soit facile de m'en faire accroire? Et clans quelle intention
d'abord? Quand elle serait déjà venue au bal masqué, où serait le
mal? Et si elle pense qu'il y en a, pourquoi y vient-elle?
LES VACANCES DE CAMILLE. 405
11 dut reconnaître pourtant, dès qu'ils fuient arrivés, que Camille
ne l'avait pas trompé; il y avait dans son étonnement ahuri une vir-
ginité d'impression qu'il n'était point possible de feindre. Penchée
sur le devant d'une loge de la galerie où Théodore l'avait conduite,
Camille regardait l'étrange spectacle de cette cohue frémissante,
dont les courans opposés soulevaient, en s' entrechoquant, des tour-
billons de poussière embrasée, comme la cendre qui s'élève d'un
foyer incendié. Camille n'était pas habituée à respirer cet ardent si-
moun de la saturnale. Les clameurs de la foule, les tempêtes de l'or-
chestre, que le démon du vertige semblait diriger, après l'avoir
étourdie un moment, commencèrent à la fatiguer. Elle quitta la salle
et se fit conduire au foyer. La camériste , ne pouvant la suivre à
cause de son costume, dut rester dans les corridors; elle ne devait
point y demeurer longtemps solitaire : une troupe de ces masques
excentriques qui ont le génie du haillon et de la guenille s'était pré-
cipitée de ce côté en poussant le cri significatif avec lequel les pre-
miers enfans de Rome réveillèrent le camp sabin dans une nuit mé-
morable. Marie eut beau protester et se défendre, elle fit partie d'une
razzia de danseuses, et cinq minutes après, entraînée dans la salle
du bal par un colosse dont la chevelure de flamme aurait pu inquié-
ter les pompiers de service, elle se trouvait initiée aux premiers élé-
mens d'une danse de caractère inconnue au ménétrier de son village.
Camille cependant se promenait dans le foyer, où l'encombrement
rendait la marche si difficile, qu'elle demanda à s'arrêter. Théodore
la fit asseoir et s'assit auprès d'elle sur un des divans circulaires qui
garnissent les petits salons choisis de préférence par tous les genres
de célébrités assidues au bal masqué, où les unes trouvent une sa-
tisfaction d' amour-propre à se montrer, où les autres sont amenées
par des raisons intéressées dont l' amour-propre n'est pas l'unique
mobile. Théodore lui désignait les passans célèbres, mettant les noms
sur les visages, et sa compagne était bien étonnée quelquefois d'en-
tendre des gens qui avaient une grande réputation d'esprit la com-
promettre publiquement, en acceptant des assauts de parole avec
quelques-uns de ces niais bavards toujours heureux d'attirer sur
eux-mêmes une partie de l'attention qu'excite un homme connu. De
même qu'en voulant apaiser une rage de dents on fait usage quel-
quefois d'un violent topique qui peut momentanément engourdir le
mal, Camille était venue à l'Opéra non point pour oublier sa dou-
leur, mais pour la fatiguer, et pour étourdir pendant quelques
momens sa pensée par les distractions d'un spectacle nouveau et
bruyant. En entrant dans le bal, elle savait bien mettre les pieds
sur un terrain ouvert à toute la licence de mœurs exceptionnelles,
elle était préparée à entendre plus d'un dialogue dégagé des len-
J06 REVUE DES DEUX MONDES.
teurs de la périphrase; mais elle comptait pourtant retrouver dans les
conversations du foyer un écho de cet esprit libre et tapageur (pie la
tradition d'une autre époque associe aux souvenirs du bal masqué.
Camille devait bientôt partager la déception de ceux qu'une curio-
sité pareille à la sienne avait attirés au bal. De plaisir, d entrain et
de gaieté, elle n'en voyait pas l'apparence. Des hommes lugubres,
qui semblaient échappés de l'abbaye de l'ennui, se promenaient gra-
vement et s'abordaient pour parodier, dans quelques lazzis emprun-
tés au répertoire des tréteaux, le vœu monacal des frères trappistes.
Les femmes, qui pour le plus grand nombre appartenaient à cette
population banale où le caprice des désœuvrés vient chercher des
distractions faciles, ne prenaient point même la peine de dissimuler
leur instinct vénal. Ce n'était ni la galanterie courtoise, m la vive
allure d'une fantaisie s' allumant à un contact imprévu, m même
le libertinage en quête d'un dénoûment d'orgie, qui accouplaient
les cavaliers aux dominos, mais une sorte de fade et silencieux abru-
tissement n'ayant pas toujours l'excuse de l'ivresse.
Dans un coin du salon où se trouvait Camille, la foule entoura.t
un groupe composé d'hommes dont le nom seul aurait du être une
obligation de dignité : c'étaient des artistes, des poètes, des écri-
vains, des fils de famille appelés à perpétuer par d'illustres alliances
les instincts de grande race, et formant une députation qui repré-
sentait pour ainsi dire l'autorité de l'intelligence et du nom. Au mi-
lieu de ces élus brillaient les grandes étoiles de la corruption élé-
gante, les aventurières du pavé que la publicité, cette courtisane de
tout ce qui réussit, met si complaisamment en évidence. Ces femmes-
là ne ressemblaient pas aux faméliques créatures qui viennent au
bruit des assiettes, comme les animaux parasites de 1 homme. biles
avaient une existence opulente, elles auraient pu dans lairequenta-
tion des gens souvent considérables et quelquefois considérés dont
elles s'entouraient, acquérir une sorte d'éducation factice : et superfi-
cielle peut-être, mais dont les traces devaient pénétrer leurs habi-
tudes et se retrouver au moins dans leur langage. Dans ce groupe,
où semblaient s'isoler ces hommes habitués à donner le ton a 1 es-
prit parisien et ces femmes désignées à l'attention publique, ceux
qui se tenaient aux aguets de leurs propos cherchaient peut-être une
certaine verve abondante et railleuse, dont les révélations pour-
raient défrayer le lendemain les causeries de la ville. -Leur curio-
sité fut promptement déçue. Ces hommes parlaient tout haut et
couramment une langue ignoble empruntée au vocabulaire des la-
quais et des pitres; les femmes qui, en les écoutant, jouaient de
l'éventail et respiraient les parfums de leurs bouquets, les compre-
naient et leur répondaient familièrement dans cette langue du ruis-
LES VACANCES DE CAMILLE. 4()7
seau qui leur revenait aux lèvres avec la douceur de l'idiome natal.
ht cependant on se pressait, on montait sur les divans, et chacun
voulait voir et entendre ces hommes célèbres, ces reines du scan-
dale parisien, et lorsque l'une d'elles, une belle fille de seize ans qui
avait le ciel dans les yeux, ouvrit la bouche et se mit à mâcher du
Rabelais tout cru, elle fut même accueillie par un tonnerre de bravos
qui la rendit tellement confuse, qu'elle remit son masque pour ca-
clier 1 orgueilleuse rougeur causée par cette ovation.
Camille n'était ni prude ni maniérée. Au milieu des réunions d'a-
mis ou Léon la conduisait quelquefois, jamais sa présence n'avait
été un obstacle a la familiarité qui peut régner dans une société com-
posée de jeunes gens. Seulement ceux qu'elle fréquentait l'avaient
accoutumée à une réserve qui d'ailleurs ne gênait pas leurs habi-
tudes. Bien élevés pour la plupart, ils pensaient que la gaieté, pour
être spirituelle, n'a pas besoin d'être épicée par le cynisme de l'ex-
pression, et estimaient un pauvre plaisir l'embarras qu'on cause à
une femme en s exprimant devant elle dans une langue qu'il ne lui
est pas permis de comprendre sans qu'elle s'expose à ce qu'on ne
lui en parle plus d'autre. Aussi, en écoutant les propos qui s'échan-
geaient autour d'elle entre des gens signalés pou,' leur esprit et pos-
sédant une apparence de distinction, Camille éprouvait -elle une
déception voisine de la répugnance. Elle ne comprenait pas quel sin-
gulier bénéfice d'amour-propre ils pouvaient recueillir de cette bru-
tale exhibition de mœurs douteuses. Théodore, s'étant aperçu de
1 embarras témoigné par sa compagne, l'éloigna du groupe au mo-
ment ou 1 un des personnages y commençait le récit d'une aventure
équivoque.
— J'ai déjà beaucoup abusé de votre complaisance, lui dit Ca-
mille; mais je ne veux pas être indiscrète plus longtemps, et si vous
voulez seulement m'aider à rejoindre Marie, je vous rendrai votre
liberté.
— Vous ne vous amusez guère ici, n'est-il pas vrai? lui demanda
Iheodore.
— Non, répondit Camille. Je n'y étais pas venue d'ailleurs dans
cette intention, mais seulement pour y chercher une fatigue phvsi-
que qui amènera sans doute un repos dont j'ai grand besoin JeVe-
grette d'avoir vu et entendu des choses qui sont loin de m'inspirer
le désir de les revoir et de les entendre. Ah ! si c'est là ce qu'on an-
pelle le plaisir, je trouve bien à plaindre ceux qui viennent lui de-
mander 1 oubli de leurs chagrins.
- Vous parlez comme une personne qui en aurait, dit Théodore
en provoquant la confidence.
Camille, en quelques mots, l'instruisit de sa situation nouvelle.
408 REVUE DES DEUX MONDES.
— Léon me gronderait bien, dit-elle en achevant, s'il savait que je
suis venue ici.
— Mais, interrompit Théodore, la personne dont vous parlez n'a-
t-elle pas perdu tout droit de contrôle sur vos actions en vous ren-
dant votre liberté?
— Ma liberté ! murmura Camille. Oh ! comme voilà un mot qui
m'épouvante !
En passant devant l'horloge, où l'aiguille marquait trois heures,
elle exprima de nouveau le désir de se retirer. — Nous partirons en-
semble, répondit Théodore, et quand il vous plaira; comme nous
sommes voisins, je vous remettrai à votre porte.
— Je ne voudrais cependant pas que ma présence fût un embar-
ras pour vous, lui dit Camille. Il est certain que vous avez ici beau-
coup de connaissances, et que les occasions ne vous manqueraient
pas de vous distraire de ma maussade compagnie. Je vous en prie,
insista-t-elle, si vous aviez quelque raison pour rester, ne vous gê-
nez pas à cause de moi.
— Je n'en ai pas plus pour rester que je n'en avais pour venir,
interrompit Théodore, qui s'empressa d'ajouter : Si ce n'est toutefois
le désir de vous être agréable.
Camille ne chercha point s'il y avait dans cette réponse quelque
chose de plus qu'une intention de politesse; elle était d'ailleurs pré-
occupée par la présence d'un domino féminin qui depuis quelques
instans paraissait s'attacher à leurs pas avec une persistance cu-
rieuse dont Théodore semblait être particulièrement l'objet. Profi-
tant d'un moment où la foule les obligeait à s'arrêter, le domino,
s' approchant du compagnon de Camille, lui posa la main sur l'é-
paule et, d'une voix dont la sonorité mal déguisée trahissait la jeu-
nesse, lui dit : — Je te connais.
— Ma chère, répondit lestement Théodore, nous n'avons qu'un
temps à vivre, ne le perdons pas inutilement à nous intriguer, c'est
un plaisir passé de mode. Une fois, deux fois, si tu me connais, qui
«s-tu ?
— Ah ! une vieille date.
— J'ai de la mémoire, une date rappelle un nom.
— Voyons si celle-là te rappellera le mien, dit le domino, qui
avait retiré l'un de ses gants, et mettait sous les yeux du jeune
homme une main délicate dont les doigts étaient richement omés
de bagues. A l'un de ces doigts, l'artiste reconnut une petite cicatrice
dont la vue éveilla sans doute un souvenir dans sa pensée, car il
serra avec vivacité la main qui lui était tendue, et murmura d'une
voix un peu émue : — Ah ! Geneviève !
Pour ne pas troubler une rencontre qui débutait par une recon-
LES VACANCES DE CAMILLE. 40^
naissance, Camille quitta le bras de Léon et se tint un peu à l'écart;
mais, poussée par le flot tumultueux de la foule, elle était souvent
ramenée malgré elle derrière le couple dont elle avait voulu s'isoler
par discrétion. Quelques lambeaux, de conversation qu'il lui fut im-
possible de ne pas entendre révélèrent à Camille l'intimité ancienne
qui avait existé entre Théodore et sa compagne. — Comme c'est
loin, comme c'est loin de nous, ce temps-là! disait la jeune femme.
Et quand je pense que voilà tout ce qui en reste, ajouta-t-elle en
montrant de nouveau la cicatrice qui l'avait fait reconnaître : la
trace d'une braise rouge tombée d'un tison de Noël, un soir que nous
faisions le réveillon avec des pommes de terre cuites sous la cendre!
Ab ! il faisait bien froid ce soir-là dans ta tour du nord. J'y ai at-
trapé des engelures.
— Il faisait encore bien plus froid le lendemain, va, répondit
Théodore, et si tu étais revenue, le tison de Noël où tu t'étais brûlée
la veille aurait à peine pu te dégourdir les doigts, car il donnait si
peu de chaleur et jetait si peu de clarté, qu'en passant la soirée au
coin de mon feu, je ne pouvais pas même voir que j'y étais tout seul.
Camille crut entendre que la compagne de Théodore essayait une
justification de sa conduite passée. L'artiste lui répondait : — Mais
je ne t'en ai jamais voulu. 11 y a dans la vie d'une femme une saison
pour le muguet et une saison pour les diamans. Nous aurions eu
beau aller nous promener tous les dimanches et même pendant la
semaine dans les bois de Meudon, nous n'aurions jamais pu y cueillir
des fleurs pareilles à celles que tu as dans les cheveux : on ne les
trouve que chez les bijoutiers. Je te fais d'ailleurs mon compliment,
tu parais toujours charmante, et les bagues vont aussi bien à tes-
mains que les engelures; c'est plus cher, mais c'est plus joli. Es-tu
heureuse d'ailleurs?
— Très heureuse, répondait le domino, mais si tu voulais, j'irais
bien de temps en temps me distraire de mon bonheur auprès de toi;
tu sais que j'ai conservé une clé de la tour du nord?...
— Eh bien ! mon enfant, envoie ta clé au musée, c'est un objet
d'art; ma serrure est changée, répliqua gaiement Théodore.
Le domino s'attacha plus étroitement au bras du jeune homme,
lui parlant à l'oreille avec une intimité qui, sans qu'on pût les en-
tendre, semblait révéler le sens de ses paroles. — Ma chère, lui ré-
pondait l'artiste, ne touchons pas à ces choses fragiles du passé et
n'essayons point de réveiller des sentimens qui n'auraient pas la
douceur et le charme que nos souvenirs ont pu leur conserver. Les
oiseaux empaillés ne chantent plus.
Comme Théodore lui donnait ainsi un congé définitif, sa com-
pagne aperçut Camille, qui marchait derrière elle. Se tournant de
ftlO REVUE DES DEUX MONDES.
son côté, elle lui fit une révérence courtoise et lui dit d'une voix un
peu dépitée cependant : — Ne crains rien, beau masque, et ne sois
point jalouse de moi. Lui-même vient de me le dire, je ne suis plus
pour lui que le moyen âge, et toi sans doute, tu es la renaissance.
— Oh! oh! fit Théodore avec une admiration ironique.
— Qu'a donc voulu dire cette dame? demanda Camille, lorsque le
domino, en s' éloignant, l'eut remise au bras de Théodore.
— Elle n'en sait rien, répondit celui-ci, ce sont des mots qu'elle
a dû entendre autrefois dans les ateliers.
Ils sortirent du foyer pour se mettre à la recherche de la camé-
riste, qu'ils avaient laissée dans le corridor des premières loges. La
foule y était encore plus compacte qu'ailleurs et se tenait presque
immobile. Théodore, ayant trouvé pour sa compagne un coin isolé
dans un angle de l'escalier qui montait aux étages supérieurs, lui
dit de l'attendre, tandis que lui-même irait à la recherche de Marie,
sans doute aventurée dans la salle. Camille ne resta pas longtemps
tranquille dans sa solitude. L'heure était venue où les gens qui ne
voient dans un bal à l'Opéra qu'un prologue à un souper et au
souper qu'un prologue à l'orgie commençaient à recruter des con-
vives féminins. Deux jeunes gens s'étaient approchés de Camille
et sans aucune transition lui avaient proposé de les accompagner
dans un restaurant voisin, où les attendaient déjà quelques-uns de
leurs amis. L'impertinence de cette proposition pouvait surprendre
une femme qui n'était point initiée aux traditions mises en usage
dans un certain milieu. En voyant autour d'elle des femmes accueil-
lir, sans montrer le moindre étonnement, des propositions pareilles
à celles qu'on venait de lui faire, en remarquant que quelques-unes
semblaient même les provoquer, Camille fit la réflexion qu'elle était
dans un lieu où la courtoisie n'était pas familière aux hommes
qui le fréquentaient : elle devait donc prendre le parti de suppor-
ter les ennuis d'une méprise, et répondit seulement de manière à
faire cesser celle dont elle était l'objet, mais elle ne put se débar-
rasser d'une obsession qui commençait à lui faire regretter très vi-
vement d'être restée seule. A quelques propos voisins de l'incon-
venance, elle ne put s'empêcher de répondre en des termes assez
vifs qui piquèrent l'amour-propre des deux jeunes gens. L'un d'eux,
dont le sang-froid n'était pas bien évident, ainsi que l'attestaient
son attitude équivoque et sa parole embarrassée, n'avait qu'un pas
à faire pour aller de l'impertinence à la grossièreté. Il le fit, et,
sous le prétexte de voir si Camille était jolie, il porta la main à la
barbe de son masque et souleva rapidement la dentelle. Camille se
sentit envahie intérieurement par une indignation qu'elle ne put
contenir, et la manifesta par un geste énergique qu'un homme ne
LES VACANCES DE CAMILLE. Z| 1 1
laisse ordinairement pas achever à un autre. — Ah! tu m'en ren-
dras raison! fit le jeune homme en ayant l'air de tourner en plai-
santerie la correction qui lui avait effleuré le visage, et se précipi-
tant vers Camille, qui essayait vainement de s'échapper, il la prit
par la taille et l'embrassa sur le col, aux grands applaudissemens
d'un groupe qui avait assisté à la scène.
Pendant que ceci se passait dans les corridors, Théodore, ayant
pénétré dans la salle, déjà un peu dégarnie, y rencontrait, non
sans l'avoir longtemps cherchée, la camériste de Camille. Cédant à un
entraînement communicatif, celle-ci faisait merveille au milieu d'un
quadrille, et se montrait d'abord médiocrement disposée à suivre
l'artiste. Elle y consentit cependant, après avoir promis à l'un des
masques avec lequel elle était encore engagée qu'elle reviendrait
bientôt.
— Mais nous partons, lui dit Théodore.
— Ah! fit-elle, je n'ai pas envie de m'en aller, moi. Je vais prier
madame de rester encore un peu.
Au moment où elle rejoignait sa maîtresse en compagnie de Théo-
dore, Camille était sur le point de recourir à l'intervention de l'au-
torité pour échapper aux brutalités des deux jeunes gens, qui l'eus-
sent peut-être laissée libre, si la galerie ne les avait pas encouragés
à vaincre sa résistance. — Ah! comme vous avez été long! s'écria
la jeune femme en apercevant Théodore, qui s'était brusquement
ouvert un passage dans le groupe. — Et, se cramponnant à son
bras, elle essaya de l'entraîner.
La présence de l'artiste avait dégagé Camille de ses agresseurs:
mais Théodore avait remarqué du trouble dans la voix de sa com-
pagne, et, voyant qu'elle s'appuyait sur son bras avec la sécurité
qu'inspire la certitude d'une protection, il devina que son ayrivée
était venue se mettre entre elle et quelque insulte dont les deux
jeunes gens étaient les auteurs, comme l'indiquait trop clairement
l'attitude ironique qu'ils conservaient encore en face de la jeune
femme.
— Qu'y a-t-il? demanda Théodore.
— Rien, rien, se hâta de dire Camille, effrayée par l'idée d'une
explication qui pourrait amener une querelle. Allons-nous-en. —
Venez, Marie, ajouta- 1- elle en faisant signe à la camériste de la
suivre.
La présence de celle-ci et la singularité de son costume excitèrent
de nouveau les ricanemens des deux jeunes gens, qui, pour se ven-
ger de Camille, lui préparèrent une sortie ridicule dans laquelle
Théodore éprouva un certain déplaisir à se voir enveloppé. Ils
avaient déjà atteint la moitié de l'escalier de dégagement, lorsque la
412 REVUE DES DEUX MONDES.
carriériste fit observer qu'on avait oublié de reprendre les effets dé-
posés au vestiaire. Théodore craignit qu'elle ne fût involontairement
attardée, et préféra les aller reprendre lui-même. Comme il rentrait
dans le corridor après avoir laissé les deux femmes sous le vesti-
bule et se dirigeait vers l'ouvreuse à laquelle on avait en entrant
confié les manteaux, il fut rencontré par les deux jeunes gens dont
l'attitude auprès de Camille venait de le blesser. Ceux-ci le recon-
nurent, et il entendit le plus jeune des deux qui disait à l'autre :
— Si tu m'avais cru, nous aurions suivi cette petite sauvage. J'au-
îais bien voulu l'apprivoiser.
— 11 est encore temps, répondit l'autre; puisque ce garçon est
remonté, c'est qu'il ne l'accompagne pas : nous la rattraperons dans
le vestibule. La folie qui est avec elle nous la fera reconnaître.
Ils se disposèrent aussitôt à prendre le chemin de l'escalier; niais
Théodore, s' étant fait délivrer les objets mis au vestiaire, traversa
le corridor et arriva sur le palier au moment où les deux jeunes
gens descendaient les premières marches. Se voyant rejoint et com-
prenant que le retour de Théodore allait de nouveau mettre obstacle
à son dessein, celui qui avait eu l'idée de poursuivre Camille dit
en désignant l'artiste chargé de manteaux : — C'est le domestique.
L'accent railleur qu'on avait donné à ce mot ne pouvait échapper
à Théodore, déjà mal disposé; aussi, en passant auprès des deux
jeunes gens, les heurta-t-il assez vivement sur l'escalier pour que
l'un d'eux fût obligé de s'appuyer au mur. Dans le mouvement que
celui-ci fit pour se retenir, son chapeau roula sur une marche. 11
arrêta par le bras Théodore, qui continuait sa route, et lui dit avec
hauteur : — Vous allez ramasser ce chapeau ! — Je ne suis pas votre
domestique, répondit Théodore avec une hauteur égale en se déga-
geant, par un geste brusque; mais le jeune homme, excité par cette
réponse et aussi par l'attitude provoquante de celui qui venait de
la faire, renouvela son injonction en des termes où éclatait une hos-
tilité déjà mal contenue. Les paroles s'échangèrent courtes, rapides
et pressées, suivant la marche ordinaire de toute querelle dont le
motif apparent n'est pas la cause réelle. Lorsqu'on intervint entre
Théodore et son adversaire, il était trop tard pour amener un dé-
noûment pacifique à leur débat. L'artiste avait été au-devant d'un
geste insultant qui l'avait menacé, et quittait la partie avec la po-
sition d'offenseur. Après un échange de cartes, les deux hommes se
séparèrent. L'adversaire de Théodore, accompagné de son ami, re-
monta dans la salle, et celui-ci rejoignit Camille, qui commençait
à s'inquiéter de son absence, bien qu'elle ne pût en soupçonner le
motif. L'artiste se justifia d'ailleurs en l'attribuant à la lenteur avec
laquelle était fait le service du vestiaire.
LES VACANCES DE CAMILLE. 413
Bien que le temps fût resté beau, Théodore proposa de prendre
une voiture pour s'en retourner. 11 avait hâte d'être chez lui et
d'y être seul. Quand ils arrivèrent à la porte de Camille, celle-ci
lui dit : — Je regrette bien de vous avoir dérangé, car je ne crois
pas que vous vous soyez amusé plus que moi au bal. Surtout,
ajouta-t-elle, si vous voyez M. Bernier, ne lui parlez pas de cette
escapade.
— Je ne lui dirai donc pas que nous nous sommes revus? dit
Théodore.
— Oh! reprit Camille, ce n'est pas à cause de cela, mais seule-
ment à cause de la circonstance dans laquelle nous nous sommes
retrouvés. Il m'avait défendu d'aller au bal. C'est un homme si rai-
sonnable! Nous nous reverrons, acheva Camille en serrant familière-
ment la main du jeune homme.
— Pas demain, interrompit-il avec vivacité; j'aurai une journée
très occupée.
— Non, pas demain, répliqua Camille en songeant à la visite que
Léon lui avait promise, je ne serai moi-même pas libre, mais plus
tard,... ajoata-t-elle avec un accent de tristesse.
— Eh bien! lui dit Théodore, puisque nous demeurons porte à
porte, venez me voir, et nous causerons en bons voisins.
— C'est que cela ne sera pas bien gai, ce que je vous dirai, fit
Camille, et puis je ne voudrais pas être indiscrète.
— Toutes les fois que vous apercevrez un petit drapeau bleu à
ma fenêtre, ce sera un signe que vous pourrez monter.
— Un drapeau bleu? répéta Camille comme pour se rappeler.
— Oui, reprit Théodore, c'est le pavillon delà flânerie.
La jeune femme avait la main sur le marteau de sa porte; elle le
laissa retomber en disant : — Bonsoir, mon voisin.
— Bonsoir, ma voisine, répondit Théodore.
Comme il rentrait chez lui, cinq heures du matin sonnaient aux
horloges d'alentour. — Récapitulons le total de ma soirée, dit-il
après avoir allumé sa lampe. Nous disons donc que j'ai un duel
avec, — il regarda la carte qu'on lui avait remise en échange de la
sienne, — avec M. Ferdinand d'Héricy, jeune homme mal élevé. —
L'idée de ce duel ne fut pas sans le préoccuper un peu. Étant d'un
caractère ordinairement doux et conciliant, Théodore n'avait jamais
eu d'affaire, et commençait à s'étonner de s'en trouver une sur les
bras, surtout lorsque la cause en était étrangère à toute passion, et
qu'il n'éprouvait plus aucune animosité contre son futur adversaire.
— Après cela, pensait Théodore, il peut arriver tous les jours qu'un
malappris vous entraîne involontairement dans une querelle d'où
l'on ne sort que la main levée; mais si je n'étais pas allé au bal
à\!l REVLE DES DEUX MONDES;
masqué cette nuit, je n'aurais pas rencontré ce monsieur, qui n'au-
rait pas eu l'occasion d'être impertinent avec ma voisine. — Théo-
dore fut quelque temps avant de s'avouer que c'était autant la cause
de Camille qu'il avait défendue que la sienne, et se demanda, pour
conclure, si Francis Bernier, en sa qualité d'homme raisonnable, eût
agi comme lui en se trouvant dans les circonstances qui s'étaient
produites pendant la nuit. Comme il s'était mis à sa fenêtre pour
voir si le jour allait bientôt paraître, Théodore entendit une fenêtre
qui s'ouvrait aussi dans le voisinage, et crut y apercevoir une forme
vaille qui se tenait immobile. Camille ne peut pas dormir, pensa-
t-il: mais ce n'est pas à cause de moi. — Et il fit cette réflexion que,
s'il ne dormait pas lui-même, c'était à cause de Camille.
\.
Dès que le jour fut levé, Théodore courut chez Francis Bernier,
qui demeurait dans le quartier de l'Observatoire; il le trouva dans
son atelier, et tout prêt à se mettre au travail. Comme il lui expri-
mait son étonnement, Francis répondit : — J'ai une séance de por-
trait, j'attends un officier de mes amis qui part pour l'armée; mais
vous-même, ajouta Bernier, également surpris de la présence de
Théodore, vous êtes matinal comme un garde du commerce.
— Je viens vous raconter une histoire.
— Si cela vous est égal et ne vous dérange pas dans votre récit,
reprit Bernier en jetant sur les épaules de Théodore un grand man-
teau rouge de spahi, posez-moi donc cette draperie, j'y travaillerai
en vous écoutant, et ce sera toujours cela de fait quand mon mo-
dèle arrivera.
— Vous ne perdez pas les minutes, fit Théodore en riant et en
prenant la pose que lui indiquait le portrait déjà ébauché.
— Les minutes sont la monnaie du temps, répondit Francis, en
se mettant à la besogne. Voyons votre histoire.
— Vous qui allez dans le monde, demanda Théodore, connais-
sez-vous un monsieur Ferdinand d'IIéricy?
— D'Héricy?... J'ai entendu ce nom-là, dit Bernier; mais je ne
connais pas la personne qui le porte. Pourquoi me demandez-vous
ce renseignement?
— C'est que j'ai un duel avec ce monsieur; je suis venu pour
vous demander si vous vouliez être mon témoin et si vous pouviez
m'en procurer un autre. Voilà mon histoire. Vous voyez qu'elle n'est
pas longue, acheva Théodore.
— Vous avez un duel! fit Bernier en déposant sa palette et ses
brosses. Et à quel propos?
LES VACANCES DE CAMILLE. A15
— Une querelle...
— Mon ami, dit Francis, vous venez me demander un service qui
ne se demande et ne s'accorde pas à la légère. Puisque je suis chargé
de vous représenter dans cette affaire, quelle qu'en doive être l'is-
sue, pacifique et j'y tâcherai, sérieuse si on ne peut l'arranger, il
est nécessaire que je la connaisse dans tous ses détails. Recommen-
cez donc votre histoire, que je trouve trop courte.
— Eh bien! hier soir, reprit Théodore, j'ai été au bal.
— Au bal masqué?
— Oui.
— A quel bal?
— A l'Opéra.
Francis regarda Théodore. — Hier soir, lui dit-il, je vous ai quitté
à dix heures et demie, et je vous ai laissé disposé à lire un roman
qui vous intéressait beaucoup; vous avez bien vite changé d'idée!
Voyons, Landry, dites-moi la vérité. Vous êtes allé au bal masqué
avec votre voisine, qui vous a demandé de l'accompagner, ce que
moi je lui avais refusé.
Théodore comprit qu'il était inutile de faire à Bernier un secret
d'une chose qu'il devait trop facilement deviner; il répondit affirma-
tivement.
— Je vous ai prévenu des étrangetés de Camille, reprit Francis,
et n'ai point d'ailleurs à m'occuper des intentions que vous pouvez
avoir ta son égard, surtout maintenant qu'elle est détachée de la
personne avec laquelle elle vivait; ce qu'il m'importe de connaître,
c'est le rôle que votre voisine a joué dans cette querelle, et quel en
a été le caractère. Voyons, rappelez-vous les faits.
— Le rôle de ma voisine est absolument neutre, répondit Théo-
dore; elle ignore même ce qui s'est passé entre moi et ce monsieur
d'Héricy, que je ne connaissais pas, et qui sans doute ne m'avait ja-
mais vu. Notre querelle a été le fait d'un hasard fâcheux, le choc
involontaire d'une mauvaise humeur réciproque.
— Mais, continua Bernier, cette mauvaise humeur devait avoir
une cause : voilà ce que vous ne précisez pas et ce qu'il faut expli-
quer. Si futiles que soient vos griefs communs, ils doivent exister.
Pressé par les instances de son ami, Théodore lui raconta une
partie de la scène de l'Opéra, celle qui s'était passée sur l'escalier.
11 supprima dans les détails tous ceux qui étaient de nature à faire
supposer à Bernier la part indirecte que Camille pouvait avoir dans
cette querelle.
Francis parut rassuré. — Si les choses se sont passées comme
vous me les racontez, dit-il à Théodore, tout peut s'arranger à
l'amiable. Si pressé que vous fussiez de rejoindre Camille, vous au-
416 REVUE DES DEUX MONDES.
riez pu adresser un mot d'excuse à M. d'Héricy quand vous avez
manqué de le renverser dans votre course; on peut être brusque et
poli à la fois. Votre tort, c'est de n'avoir été que brusque; celui de
M. d'Héricy, c'est d'avoir manqué de mesure dans l'expression de
sa contrariété. Il ne s'agit que de retirer l'un et l'autre des paroles
échappées à un emportement sans cause, et si on m'envoie des té-
moins concilians, tout en ménageant votre dignité et celle de votre
adversaire, j'espère que nous tomberons d'accord pour que cette
affaire n'aille pas plus loin.
— Pas plus loin! lit Théodore; elle ira au moins jusqu'à Vin-,
cennes.
— Quel Cid vous êtes! interrompit Francis en riant; mais si la
partie adverse accepte les torts et vous fait des excuses?
— Bien que je ne connaisse pas mon adversaire, répondit Théo-
dore, je ne lui fais pas l'injure de supposer qu'il fasse collection de
soufflets.
— Ah ! lit Dernier, redevenu très grave.
— Je ne vous l'avais donc pas dit?
— Mon, reprit Francis, qui se promenait dans son atelier; vous
aviez seulement oublié ce petit détail. Au reste, il simplifie beau-
coup la situation. Quel qu'ait pu être le prologue de votre querelle,
que vous ayez eu tort ou raison, le dénoùment qu'elle a eu vous
met entièrement aux ordres de votre adversaire. Vous savez cela?
— C'est élémentaire, répondit Théodore.
— Le rôle de vos témoins est donc dégagé de tout travail diplo-
matique. Ils n'auront qu'à accepter ce qu'on viendra leur proposer.
— Ils accepteront.
— Avez-vous quelques élémens d'escrime? demanda Bernier.
— J'ai ferraillé autrefois à l'atelier.
— Mauvaise école, dit Francis. Tirez-vous le pistolet au moins?
— Je ne sais pas.
— Voyons.
Et Bernier, prenant un petit pistolet de salon, le mit aux mains de
Théodore, qu'il plaça devant une plaque de tôle scellée sur un pan
de muraille de son atelier. Théodore brûla cinq ou six amorces.
Avant qu'il eût pu vérifier la précision de son tir, Francis avait ellacé
sur la plaque la trace de ses balles.
— Comment est-ce? demanda Théodore.
— Comme tout le monde, répondit Bernier, dissimulant son in-
quiétude. Maintenant une question, Landry : êtes-vous brave?
— Je n'étais pas à Austerlitz.
— J'aimerais mieux ne pas vous voir plaisanter. Vous aurez à
passer un moment sérieux.
LES VACANCES DE CAMILLE. 417
— Eh bien ! soyez tranquille, répliqua Théodore; je serai aussi sé-
rieux que le moment, et je ne fournirai pas aux autres l'occasion de
plaisanter.
— Je n'en doute pas, lui dit Francis en lui serrant la main. Votre
aventure est déplorable; ce qui importe maintenant, c'est qu'elle se
dénoue promptement.
— Aujourd'hui même, si c'est possible.
— Nous tâcherons, car votre adversaire n'aura, je pense, aucune
raison pour faire naître des lenteurs. Le marquis de Rions, que j at-
tends, ne peut tarder à venir. Restez ici, je suis avec lui dans des
ternies assez intimes pour lui présenter un ami et pour le prier de
vous assister. Si bien apparenté que puisse être votre adversaire, j»'
doute qu'il se présente sur le terrain mieux accompagné que vous ne
le serez, ayant M. de Rions pour second.
Comme Francis achevait, le marquis entra. C'était un jeune homme
de vingt-trois ans, qui avait préféré l'existence active et périlleuse
des camps à l'oisiveté corruptrice de la vie parisienne. Les mœurs de
la tente n'avaient point altéré en lui la distinction de la race, et ajou-
taient à sa personne une sorte d'élégance virile indiquant l'homme
d'épée et non le traîneur de sabre. En le voyant, on devinait le gen-
tilhomme qui s'était fait soldat, et un soldat qui était resté gentil-
homme.
Francis lui présenta Théodore, et lui expliqua en quelques mots
l'affaire dans laquelle celui-ci se trouvait engagé. M. de Rions se
mit avec la plus grande courtoisie à la disposition de Théodore. —
Je suis à vous pour toute cette journée et même pour celle de demain,
au cas où votre affaire ne pourrait pas se terminer aujourd'hui, dit
le marquis au jeune artiste, qui sut naturellement, par cette intui-
tion secrète commune aux gens intelligens, dépouiller ses manières
et son langage de tout ce qu'ils auraient pu avoir d'anormal dans
la situation. — Alors, interrompit Francis en s' adressant à Théo-
dore, vous allez retourner chez vous pour y attendre les témoins de
M. d'Héricy, qui viendront sans doute dans la matinée, et vous nous
les enverrez. Si ces messieurs ne perdent pas de temps et mettent
une bonne volonté que nous provoquerons au besoin, tous les arran-
gemens pourront être pris dans une courte séance, et vous pourrez
vous battre dans le milieu de la journée. M. de Rions et moi nous
irons vous prendre.
— Mais, interrompit Théodore, pour éviter tant de courses, ne
pourrais-je revenir ici en même temps que les témoins de M. d'Héricy?
— On voit bien que vous êtes un débutant, dit Francis en riant, et
que vous ignorez les traditions. Sachez donc, mon cher, qu'aucune
partie intéressée ne doit se trouver, en pareil cas, dans le heu ou
27
TOME II.
41S REVUE DES DEUX MONDES.
ses intérêts se discutent. Restez chez vous, encore une fois, nous
irons vous chercher en voiture. Ce sont les duels qui ont fait inven-
ter les fiacres, et maintenant que nous sommes seuls, avouez entre
nous que vous aimeriez autant n'avoir pas été à l'Opéra hier?
— Dame ! répondit naïvement Théodore, ce qui m'arrive est si
bête aussi.
— Et, si vous êtes franc, continua Bernier, ajoutez qu'en accom-
pagnant Camille au bal, votre complaisance était un jalon planté
pour l'avenir.
— Là-dessus, reprit Théodore, je ne puis véritablement pas vous
répondre, en ce moment surtout, où j'ai dans l'esprit bien d'autres
préoccupations. Adieu! c'est-à-dire au revoir!
Théodore rentra chez lui. A huit heures et demie, il reçut la visite
des deux témoins de M. d'Héricy. Bien qu'ils parussent appartenir à
une classe distinguée de la société, et qu'ils se fussent présentés
avec la plus grande politesse, l'intérieur de l'artiste et le costume
d'atelier dans lequel leur arrivée l'avait surpris semblèrent leur in-
spirer quelque défiance. L'un d'eux sortit même du caractère réservé
que lui imposait son mandat, et, refusant la chaise offerte par Théo-
dore, il lui dit assez sèchement : — > Nous ne sommes pas venus ici,
monsieur, pour entendre des explications, mais pour vous demander
une réparation sérieuse, c'est-à-dire par les armes.
— Il ne s'agit pas d'explications, monsieur, répondit Théodore;
niais je demeure au sixième, et vous auriez pu vous asseoir sans
compromettre, je crois, la démarche qui me vaut l'honneur de vous
recevoir. La seule excuse que je puisse vous adresser, c'est de vous
avoir fait monter si haut. Quant à la réparation que vous venez me
demander, mes témoins vous affirmeront comme moi que c'est la
seule qu'il me soit permis de vous offrir. Avant comme après votre
visite, j'avais l'avantage d'être d'accord avec vous sur ce point,
acheva Théodore en saluant les deux témoins, qui lui rendirent son
salut, et s'éloignèrent après avoir reçu les deux cartes de Francis
Bernier et du marquis de Rions.
Resté seul, Théodore se mit nettement de cœur et d'esprit en face
de la situation. — Après tout, se disait-il, qu'est-ce qu'un duel? Ln
quart d'heure de danger précédé de quarts d'heure ennuyeux, parce
qu'en menaçant la vie d'un homme, ils la rendent inquiète. Comme
pour tàter le pouls à son courage, il se rappela les circonstances
antérieures où il avait couru volontairement quelque péril. Un jour,
étant en Normandie, chez son parrain, il s'était élancé armé seule-
ment d'un bâton au-devant d'un chien qu'on disait enragé, et l'avait
assommé au moment où il se jetait sur des enfans qui sortaient de
l'école. — Eh bien! pensait Théodore en retrouvant ce fait dans sa
LES VACANCES DE CAMILLE. 41$
mémoire, et en évoquant les impressions qui lui étaient restées, je
savais que cette bête avait des dents dont la morsure était dange-
reuse. Pourtant je n'ai pas eu peur. Aussi je n'ai pas été mordu, et le
maître d'école a été décoré. .
En rassemblant ainsi dans son souvenir les actions où il avait lait
preuve de quelque sang-froid, Théodore se rassura sur son attitude
pendant ce combat, sans doute bien inégal, puisqu'il était presque
étranger à l'une et à l'autre des armes qui seraient employées,
et qu'il y avait des chances pour qu'elles fussent au contraire 1 une
et l'autre familières à sa partie adverse. 11 s'habitua peu à peu à ne
considérer son duel que comme un dérangement majeur qui suspen-
dait pour un jour ses occupations ordinaires. Cependant sa pensée
ne pouvait s'isoler entièrement de la situation, et il subissait l'in-
fluence fiévreuse qu'éprouve tout homme qui est sur le point d'aller
risquer sa vie, surtout à un âge où la vie commence à peine, sur-
tout s'il va la risquer sans but, sans intérêt, sans passion. — C'est
trop bête tout de même, disait Théodore en regardant un vieux fleu-
ret accroché au mur de son atelier : dire que je vais me trouver en
face de cet objet pointu, parce que j'ai rencontré hier un monsieur
qui ne se contentait pas d'avoir trop dîné, et qui voulait encore aller
souper... Mon Dieu! que c'est bête!
11 fut troublé dans ces réflexions par la visite du marchand de
tableaux. Bernard venait lui demander des nouvelles de la négocia-
tion dont il l'avait chargé auprès de Francis Bernier. Théodore n'a-
vait pas l'esprit aux détails d'intérêt, et oublia un peu le plan de
conduite que son ami lui avait tracé dans le cabinet du Cale-Anglais.
Le marchand de tableaux, voulant, comme Bernier l'avait bien
prévu, se ménager la petite influence de Théodore, laissa voir a
celui-ci qu'il était disposé à faire quelque acquisition. Désignant a
l'artiste, chez lequel il venait pour la première fois, une petite toile
à peu près terminée, il lui en offrit un prix qui s'éloignait un peu
de ses anciens chiffres, à la condition que le tableau lui serait hvré
le lendemain même. 11 voulait, disait-il, le joindre a un envoi en
province qui ne pouvait être retardé davantage.
— Je ne peux m' engager à rien pour demain, répondit Théodore.
— Non-seulement je vous paie mieux que d'habitude, mais en-
core je vous paierai d'avance, reprit Bernard, qui avait envie du
tableau. En vous y mettant tout de suite, comme les journées com-
mencent à être longues, vous pouvez très bien avoir fini ce soir.
Tenez, ajouta-t-il en déposant cent francs sur la table de Ihéodore,
voilà quelque chose qui vous encouragera à travailler.
— Mon cher Bernard, vous tombez mal, lui dit Théodore. Vous
me surprenez en m'offrant de l'argent d'avance, moi je vais bien
vous surprendre en ne l'acceptant pas.
fl'20 REVUE DES DEUX MONDES.
Le marchand lit un mouvement.
— Vous voyez comme vous êtes surpris, ajouta Théodore en riant.
Cependant, si vous voulez revenir demain, nous pourrons peut-être
nous arranger.
— Ah! ah! fit le marchand, vous abusez de ce que vous n'avez
point besoin d'argent aujourd'hui, et vous voulez me faire revenir
demain pour que je vous paie plus cher. Je connais cela. Je croyais
pourtant vous offrir une bienvenue convenable en vous donnant un
prix qui n'est pas dans mes habitudes. Entre nous, votre tableau
n'est pas ce que vous avez fait de mieux.
— Je suis bien de votre avis, reprit Théodore; mais alors pour-
quoi donc m'en donnez-vous un prix double du prix des autres?
— Parce que j'ai le placement certain de celui-là, et que je n'é-
tais pas sûr du placement des autres, répondit Bernard. Voyons,
oui ou non, puis-je compter sur vous pour demain?
— Non, répliqua Théodore, parce que moi-même je ne puis pas
compter sur moi !
— Alors adieu, fit le marchand en prenant sa canne et son cha-
peau.
— Ne me dites pas adieu, dites-moi au revoir; j'aime mieux ça,
dit Théodore.
— Non, c'est bien adieu, répliqua Bernard; je ne reviendrai plus.
Pour la première fois que je monte chez vous, vous n'êtes pas assez
gentil. Songez donc que vous demeurez au sixième, mon cher.
— Mais, dit Théodore, qui voulait en tout cas se réserver l'avenir,
si je vous refuse, c'est que je ne peux pas faire autrement. Je me
bats en duel tantôt; comprenez- vous?
— Farceur! dit le marchand, qui avait ouvert la porte et qui sor-
tit en riant.
Mais, arrivé au bas de l'escalier, il parut se raviser. — Si ce que
Landry m'a dit était vrai pourtant! pensa-t-il. C'est un garçon dont
la peinture vaudra de l'argent plus tard. S'il était tué, elle en vau-
drait tout de suite. — Bernard parut se consulter. — J'ai envie de
remonter et de lui offrir deux cents francs. Oui, mais si on ne le
tue pas, il prendra note du chiffre, et n'en voudra plus accepter
d'autre à l'avenir. Non, un duel d'artiste a le danger de ne pas être
assez dangereux. — A l'hôtel des ventes! dit-il à son cocher en mon-
tant dans la voiture qui l'attendait à la porte.
Un peu après la sortie du marchand, Théodore était descendu lui-
même pour aller acheter du papier à lettre, car, avant d'aller sur le
terrain, il voulait, en cas d'accident, écrire à son parrain. Comme
il traversait la rue, il reconnut le jeune homme qu'il avait la veille
\ u monter en voiture avec sa voisine : il entrait dans la maison de
celle-ci. — Pauvre tille î dit Théodore, elle aussi va avoir son mau-
LES VACANCES DE CAMILLE. 421
vais quart d'heure-, — car il savait par Camille qu'elle devait ce
matin même recevoir les derniers adieux de son amant.
Rentré chez lui, après avoir écrit à son parrain pour le remercier
de l'intérêt qu'il lui avait témoigné, Théodore eut l'idée d'écrire à
Camille, en se donnant pour raison que cela lui ferait toujours pas-
ser un peu de temps. Il commença donc une lettre assez étrange,
bouffonne dans la forme, mélancolique dans le fond, comme peut
l'être toute lettre qui exprime la pensée de l'adieu : « J'aurais voulu,
disait-il en terminant, que mon petit drapeau bleu pût vous rappe-
ler quelquefois que vous aviez dans votre voisinage un petit coin
hospitalier où votre tristesse et votre sourire eussent été les bien
accueillis toujours. »
Comme il mettait l'adresse, il entendit frapper à sa porte. C'é-
taient Francis Bernier et le marquis de Rions, qui venaient le cher-
cher.
— Vous vous battez à trois heures, dit Francis.
— Diable! fit Théodore, il n'est que midi. Où est le rendez-vous?
— Dans les bois d'Aulnay, répondit Francis. M. de Rions y con-
naît un charmant endroit...
— Qui m'a été très favorable, dit le marquis, et qui vous le sera
aussi, je l'espère.
— Le bois d'Aulnay! fit Théodore; cela se trouve très bien :
j'avais l'idée d'aller à la campagne, seulement je ne pensais pas y
aller armé.
— Ah ! reprit Bernier, comme votre adversaire en avait le droit,
il a choisi l'épée.
— Un conseil, demanda Théodore. Comment dois-je m' habiller
pour cette cérémonie?
— 11 faut toujours s'habiller convenablement, et surtout pour
aller à un rendez-vous d'honneur. Le costume est presque une forme
de politesse.
— C'est la nuit passée que nous aurions dû nous faire des poli-
tesses, murmura Théodore, et s'étant aperçu que le regard de Ber-
nier s'était arrêté sur sa lettre adressée à Camille: — Dame! ajouta-
t-il, je vais tantôt mettre le pied sur une planche pourrie, et à tout
hasard j'écris à ma voisine un mot d'adieu que je vous prierai de lui
remettre, s'il y a lieu.
— Espérons que vous ferez votre commission vous-même, répon-
dit Bernier, qui refusa de prendre connaissance de la lettre, bien que
Théodore l'y eût invité.
Au moment où l'artiste, qui était allé s'habiller dans sa chambre,
rentrait dans son atelier et se mettait à la disposition de ses témoins,
il entendit sur le bord de son petit balcon le gazouillement des oiseaux
h'2'1 REM'E DES DEUX MONDES.
du voisinage c[ii'il avait coutume d'inviter chaque matin aux reliefs
de son repas frugal; l'heure du déjeuner étant arrivée sans que le
déjeuner fût arrivé avec l'heure, toute la petite bande parasite était
en émoi sur le balcon, pépiant, sautant, volant, et frappant du bec
aux vitres pour demander pâture. — Mes pensionnaires que j'ou-
bliais! Ge n'est pas leur faute si je n'ai pas faim aujourd'hui, dit
Théodore, qui venait d'ouvrir sa fenêtre et endettait sur son balcon
le petit pain que sa femme de ménage lui axait monté. Je vais leur
en mettre pour demain; on ne sait pas ce qui peut arriver, conti-
nua-t-il en partageant tout sou pain par petits morceaux; puis, fai-
sant un geste vers les toits où tous les oiseaux s'étaient réfugiés et
le regardaient mettre leur couvert, il ajouta : Messieurs, vous êtes
servis. — Dès que la fenêtre fut fermée, tous les convives ailés s'a-
battirent sur le balcon.
— Vous allez déjeuner avec nous, dit Francis à Théodore.
— Non, répondit-il, la préoccupation du dessert m'ôterait l'ap-
pétit: je ne suis pas un mousquetaire, moi. Seulement, si je dine,
je dînerai bien. Allons-nous-en.
Comme on était arrivé à la porte de la maison, où attendait un
fiacre, Théodore dit à ses témoins, en leur désignant le numéro : —
Si j'étais superstitieux pourtant!
— Numéro treize, fit Bernier; nous n'y avons pas pris garde.
Voulez-vous prendre une autre voiture? demanda-t-il en riant.
— P.ath ! répondit Théodore, je reconnais cet antique carrosse; il
m'a porté bonheur un soir; c'était un vendredi, comme aujourd'hui,
dies Vcncris. En route!
XI.
Si fatiguée qu'elle fût par une nuit passée en dehors de ses habi-
tudes, Camille n'axait pu trouver le sommeil en rentrant du bal, et
lorsque Léon vint la voir à midi, elle était assoupie depuis une
couple d'heures à peine. Lorsqu'il était entré chez sa maîtresse,
Léon avait éprouvé une singulière impression en apercevant le do-
mino et le costume de folie qui n'avaient pas encore été reportés
chez le costumier. — Où est madame? demanda-t-il à la camériste,
un peu embarrassée en voyant qu'il ne quittait pas des yeux le divan
sur lequel étaient posés les costumes.
— Madame dort, dit-elle.
— Vous êtes rentrées tard du bal? ajouta Léon, devinant à la fa-
tigue empreinte sur le visage de la camériste qu'elle avait dû accom-
pagner sa maîtresse.
— A cinq heures, monsieur. — lit. entraînée par les souvenirs
LES VACANCES DE CAMILLE. 423
de sa nuit de plaisir, elle ajouta : — Ah ! nous nous sommes bien
amusées !
— Déjà! murmura Léon pendant que la camériste allait prévenir
Camille de son arrivée. C'est bien tôt! ajouta-t-il en se promenant
à grands pas dans la chambre. Ah! c'est bien tôt! répétait-il avec
un étonnement presque douloureux.
Camille sortit de sa chambre et vint à lui : — Qu'as-tu, Léon?
lui dit-elle en lui tendant la main, tu es pâle.
11 lui montra le domino sans répondre et s'assit sur le divan, où
elle vint prendre place auprès de lui : — Oui, dit Camille, j'ai eu
tort d'aller au bal, et j'en ai été bien punie par l'ennui et le dégoût
que j'en ai rapportés; mais que veux-tu? lorsque tu m'as quittée
hier soir et que je me suis retrouvée toute seule ici, je n'ai pas eu
le courage d'y rester. J'ai appris par hasard que c'était la mi-ca-
rème, et qu'il y avait un bal masqué, c'est-à-dire de la foule, du
bruit, un tumulte où je pourrais m'étourdir. J'ai demandé à Francis
de m'y accompagner, mais il n'a pas voulu.
— Et malgré cela vous y êtes allée toute seule... Et pendant toute
la nuit vous êtes restée dans cette infecte cohue, exposée à toutes ses
brutalités,... et vous vous êtes amusée... Ah! Camille, Camille!...
— Qui dit que je me suis amusée? demanda celle-ci, fâchée et
contente à la fois de l'accent un peu sévère avec lequel lui parlait
Léon.
— Mais, répliqua le jeune homme avec vivacité, si vous aviez
éprouvé de l'ennui et du dégoût, seriez-vous revenue aussi tard?
Pardon, pardon! lui dit-il avec une certaine douceur froide, j'ou-
bliais...
— Quoi? demanda Camille en lui prenant les mains, et voyant
qu'il faisait un mouvement pour les retirer, elle ajouta : Achève!
que veux-tu dire? — Puis, comme subitement éclairée sur la peu-'"
que cette réticence semblait ouvrir, elle murmura péniblement : Non,
j'aime mieux que tu ne dises rien...
— 11 faut dire ce qui est à dire, reprit Léon, renouant sa pensée.
J'oubliais que l'aveu d'hier au soir m'interdit désormais toute inter-
vention dans vos actes, et qu'en obéissant à une nécessité qui
m'oblige à séparer ma vie de la vôtre, j'ai perdu le droit du blâme
et de la remontrance. Conservez-moi du moins celui du conseil, et
puissent les souvenirs d'un autre temps s'attacher assez à mes avis
pour que vous trouviez encore quelque douceur à les suivre dans
l'avenir!
— Oh! fit Camille en secouant le bras du jeune homme avec une
pétulance fiévreuse, ne plaide pas, parle. Sois doux et bon, comme
tu l'as été toujours... Ne me dis pas vous, cela me fait autant de
h'ih REVUE DES DEUX MONDES.
mal de te l'entendre dire que cela m'en faisait cette nuit d'être
tutoyée par des gens que je ne connaissais pas... Oui, reprit-elle en
s'animant, gronde-moi, tu as raison. J'ai mal fait d'aller au bal,
c'est une mauvaise inspiration que j'ai eue; mais l'heure où elle
m'est venue était bien mauvaise aussi, tu le sais. Gronde-moi, mais
de ta bonne voix, et pas comme tout à l'heure: que les derniers
mots de toi qui me resteront dans l'oreille soient de bonnes pa-
roles. Ménage-moi, je souffre bien, tu t'en doutes, n'est-ce pas?
J'ai dormi sur un oreiller d'épines. Tiens, ma tête, comme elle est
brûlante! touche un peu. — Et, prenant une des mains de Léon,
elle l'appliqua sur son front, puis, voyant qu'il semblait s'alarmer,
elle s'empressa d'ajouter : IV aie pas peur, je ne serai pas malade, et
tu ne me quitteras pas, comme tu m'as connue, avec un médecin au
pied de mon lit. 11 est bien loin, ce temps-là, bien loin derrière moi!
Et, reportée par un brusque souvenir vers un épisode de cette
maladie qui avait été l'origine de son amour, elle dit à Léon : — Que
feras-tu des cheveux qu'on m'a coupés et que je t'ai donnés un jour?
Est-ce que tu voudrais me les rendre?... Conserve-les. Et tes let-
tres, est-ce que tu as l'intention de me les redemander? Non, n'est-ce
pas? Puisqu'il faut... puisqu'il faut nous quitter, répéta-t-elle comme
si ce mot avait eu de la peine à sortir de sa bouche, laisse-moi de
toi tout ce que tu pourras me laisser; qu'il me reste au moins les
preuves que j'ai été heureuse aussi en mon temps, et que ces quatre
années-là n'ont pas été un rêve! Te rappelles-tu qu'il y a trois mois,
le soir où tu es venu m'annoncer ton départ pour la campagne,
nous avons parlé de ce qui arrive aujourd'hui?
Le souvenir de cette conversation causa à Léon une sorte d'em-
barras; mais Camille vint elle-même l'absoudre du silence qu'il avait
gardé à cette époque. — Je te disais, je crois, reprit-elle, qu'il n'y
avait que ton mariage qui pût nous séparer, et je te demandais à
en être prévenue d'avance. Peut-être te doutais-tu déjà un peu de
quelque chose : eh bien! je ne t'en veux pas d'avoir oublié ce que je
t'avais demandé; j'y aurai toujours gagné quelques mois, et mon
hiver aura été moins triste que si je l'avais passé au coin de mon
feu avec la pensée de ton abandon. Voici le printemps qui approche,
les jours seront moins courts et plus beaux; je ne serai pas obligée
de rester chez moi, j'irai courir à droite, à gauche. Peut-être que
j'essaierai de travailler, — à quoi? je n'en sais rien; je suis bien pa-
resseuse d'ailleurs. Je n'étais guère bonne qu'à être heureuse, et
c'est toi qui m'avais trouvé mon état. 11 faudra pourtant bien en
imaginer un autre pour l'avenir.
— Mon amie, dit Léon en la faisant asseoir auprès de lui, c'est
précisément de cet avenir que je voudrais causer avec toi. Si pé-
LES VACANCES DE CAMILLE. 'l25
bible que soit cet entretien, il est nécessaire de l'aborder aujour-
d'hui que nous allons suivre chacun une route opposée Comme
tant d'autres, notre liaison n'a pas été une de ces ««^
sa-ères dont la rupture facile n'est qu'un déplacement d habitudes
Nols obérons à L nécessité prévue; mais aucune cloute mem
la nôtre, ne pourrait supprimer un passé qui aura été >la meiueure
époque de notre existence. C'est en souvenir de cette affection c est
au nom de ce passé que j'ai le droit de ^™**£n7ZZul
de connaître tes projets. Que vas-tu faire, mon enfant? Beaucoup
souffrir d'abord, et souffrir moins ensuite - Camil\^™U .^e
terrompre; mais Léon fit un geste et contmua : - La se ta re e
temps, lui dit-il avec un accent convaincu qui pouvait révéler que
lui-même avait pu expérimenter déjà l'efficacité du remède Tu
oulYriras donc, eUu rechercheras hors de ton isolement des dis ac-
tions à ta souffrance; mais quelles distractions, et ou les ^
tu' Égoïste et jaloux, j'ai pendant quatre ans renfermé mon bonta. m
danS intimité ouverte seulement à quelques affectons jou-
taient un charme de plus à la nôtre sans en troubler la tianquillite.
«ces quatre innées, tu as ignoré la vie et ses >*— *J»
monde et ses habitudes. Tant que j'aurais vécu avec t , je ^ • J
maintenue dans cette ignorance : il est toujours périlleux ^dévedler
dans une femme les instincts de curiosité. Tu vas donc leste seule
avec une dangereuse inexpérience. Comme un voyageu, en pays
nouveau, tu demanderas ton.chemin, et .1 ne manquera pas e
gens qui essaieront de t'égarer-. mais moi qui sais ce 4°»* «T*
jge puis du moins par le conseil te mettre en garde con e e -dan
le s de ta situation nouvelle. Je te connais as.,/ pour savon que tu
Sauras jamais l'initiative de ce qui est mal; mais tu es iaci te , 1 en-
raînement, docile au caprice du moment, et tu t y abandon,,, sans
feuler le 'résultat qu'il peut avoir. Ton ennemi le p us a cramdr
c'est l'ennui. Au lieu de le combattre, tu essaies de lu échappe
;i 1 première issue, sans prévoir où elle peut conduire Ce qm
m'inauète surtout, c'est ton étourdene. Tu pourrais portei une
g 3e dans ton écusson, dit Léon, jetant i***^"^
santerie au milieu de ses paroles, comme s .1 eut voulu rappeler*
Se qui tes écoutait les entretiens familiers d'un autre temps. Le,
occasions de nouer des relations nouvelles seront fréquentes; tu les
cTeXas p°aur échapper à la solitude, et à ton insu * te trou-
veras entraînée dans un inonde dont je t'ai soigneusement ecaitee
sachan q'"il est des fréquentations contagieuses et des exemple
pernicieux qui finissent toujours par avoir raison des répugnances
'"l^utquSques instans de silence, au bout desquels Léon reprit
REVUE DES DEUX MONDES.
avec une sorte d'hésitation pénible : -Tu es jeune famillp V ■
eu J'en suis certain, la meilleure part éelT^n^tou^
î^Ur^r même e- se ^^ « «£ ^
1 écarta doucement et continua : _ La question est délicate et
voÏaS^rf; ^ Uy faDt t0Uch- ^P«to et C !
voir dans 1 mtéret de ton avenir, qui reste mon plus cher souc II
p^ste dans ta nature un besoin d'ailéction qui ne pourra èreCOn
tenu et cherchera toujours à s'épancher. Eh bien si luZeZe
a} a" vécu dans la lutte, succombent à l'épuisement mà^ Dieu
ss s; sv: fu- pas du nombre- îu p= ='^
rZ™, P • ' " amieraS' Je le souhaite' car, une fois ton
Su da^slrZ riment ï ri6UX' ta We -—M-ra de not
Té illetes listi, " n°UVelle' 6t tU »'aurasPas à redouter les
nsôlement. °U *"""* "*■*» Ia tHstesse' ^^ «
ble" eïetTnnn *' "^ de Lé0n COmme line chose ^vita.
me elle savait qu il amenait entre eux une séparation des personnes
"de : ■ ffïïrî prs à la pensée que ce"e "**» p=£
au delà Lile s attendait presque à entendre Léon lui imposer en la
2u££ ïïfft fidélUé' -1— t ^ « -venir ma!
mte à oute's se V '"^ aVeC j°ie' av6C Joie eIle se f«t sou-
a'érées cai dans^T8' * "?*?* * ^"^ «* CU*Sentété les Plu*
exagérées, cai dans cette exagération elle aurait vu la preuve nue
parSléTidJTî Vf empl0^r' ne P™™it-elle voir dans ses
SZa]ï qUdIeS ^"naient. La raison, si ingénieuse
qu e le soit, auia toujours tort en face de la passion, qui éprouve et
d JTzr- (;a,,iiiieJftait **-* p- des suppoïïiirXm
t s rzâ^T dr ait,qu'elIe ne p°uvait ■*«*» «»
aie ,!- v TreÛS de Lé0n lui semblaient être une bru-
tale p. ovation a l'oubli; elle ne les pouvait croire dictés nar , e
^e prévoyante ayant le souci de son bonheur futur eh %™t
tôt 1 indifierence d un homme égoïste. Aussi fut-ce avec une amer
tume un peu ironique qu'elle lui répondit • ÏÏTLT
*«« douves à me dire au moment de m qmite7? Car si e" vT*
pant avec vivacité la poitrine à l'endroit du cœur. Allons! fit-elle en
LES VACANCES DE CAMILLE. ft27
se promenant dans sa chambre, s'asseyant et se levant, s'arrètant
et marchant, touchant à tous les objets qui se trouvaient so u sa
main comme pour mettre au dehors, par.ses ""f^****"
qui était en elle. Allons, la succession est <?««*****£*£
se rapprochant de Léon, ne vas-tu pas aussi me désigne! les heu
'"Léon, connaissant le caractère de Camille, <«j^*^£
sortie un peu vive qu'avaient provoquée ses paioks Can «Ue ne
pouvait en effet commander à ses impressions, et les exp mait
av un étrange mouvement d'idées et une singulière variété d nna-
"e II ava "habitude de la laisser dire, sachant bien que ces «*
po rtemens seraient suivis d'un retour à un langage plus modère. Les
KonTordinairement les plus calmes sont que JP^«£PJ
troublées, mais accidentées par des discussions futdes, donti unique
prétexte est un besoin vague de rompre 1 uniformité d un bonnuu
!^ &■ «P-S- sanS CaUSe' qUi " TSÏure
ne dues pour l'amour, se produisaient assez souvent entie L on et
Can iïe Celle-ci avait le défaut de ne pas supporter la contraction
et H Mtu 1 d'y être elle-même fort encline. Dans ces circonstances,
lion necrÏÏgiit pas d'exciter un peu Camille, dont humeur vive
commençait au moindre choc à fermenter comme une liqueur qu on
remue Une seule fois entre eux la discussion était sortie des limites
ré enees où un commun accord la renfermait de coutume L on-
L ne d ra querelle était des plus futiles. Camille avaitvu dans ^e
boutique de petits animaux sculptés destinés à servir de porte-allu-
m *teîe 'avait prié Léon de lui eu acheter un pour mettre sur sa
£££ Elle aïait paru préférer un chien. Léon e hm emam lui
en apporta un. L'animal figurait un vendangeur, et portait sui Le
dos Te l^etite hotte. En appuyant sur le socle, on ta^
un soufflet extérieur dont le bru,, simulait un aboiemen t. Ita ««
riant Léon Camille lui avait fait remarquer cependant que c . tait
un s n'e e't non un caniche qu'elle lui avait demandé Léon avait
^rTche Issez vivement à la jeune femme son défaut de mémoire
eUe riposte en riposte ils étaient arrives tous c leux a c e tte pé ode
inquiétante d'une querelle où personne ne veut avo o^ A e 1 , ne
trouvant pas dans le grief qui en est l'origine ***£**£££
la prolonger, chacun à son tour introduit des griefs m aginaiies
Léo'n avait quitté la place au moment où il sentait la *y*
Camille, lorsqu'elle s'était trouvée toute seule se. i eta t pnse a
l'objet inanimé qui avait été le point de départ du débat^t dans
sa fureur mutine elle avait lancé le chien à terre, si violemment que
a te é ait restée séparée du col. Lorsque Léon, qui ne voulait pas
la qu tter sur une mauvaise impression, était remonté chez elle cmq
^'2S REVUE DES DEUX MOPiDES.
minutes après, il l'avait trouvée assise tristement au coin de sa che-
minée, essayant de raccommoder le chien, qu'il lui retira d'entre les
mains tout mouillé de larmes. On s'était réconcilié bien vite et à
partir de ce jour ils avaient pris un singulier engagement, cmi'était
scrupuleusement tenu. Le chien, qui avait été raccommodé, et qu'on
avait baptisé Fidèle, devait, en souvenir de la première querelle sé-
rieuse dont il avait été l'objet, avoir la présidence de toutes les que-
lles ratures qui pourraient s'élever entre les deux amans- ceux-ci
avaient juré d'interrompre toute discussion commencée, quel qu'en
ut le motif, et de s embrasser aussitôt que l'un d'eux, appuyant sur
e socle qui supportait Fidèle, lui ferait aboyer un ouos ego pacifica-
teu . Grâce à cet ingénieux moyen, les querelles ne pouvaient jamais
irn"gUe, 6! m Une P°rtée Sérieuse' car au Premier mot
un peu Ml la réplique était coupée par un aboiement de Fidèle
*o,™U7IU'llS- aV?Qt été à la camP««ne, et que Camille était
sous une impression de contrariété causée par un accident de voyage
elle avait commencé une petite discussion qui n'eut pas le temps dé
e prolonger, car elle fut interrompue par le roquet d'une bonne
femme, qui passait dans le bois. En voyant l'animal s'arrêter devin,
elle en jappant Camille s'était aussitôt jetée en riant dans les bras de
Léon, a 1(l scaQdale de k bonne femm ^
le bois était vert, que Camille était belle et que Léon était jeune -
,mee ,nf f aVaU Ce!Ui~d' qUand I10US Viendr011s a Ia ^n.pagne
une autre fois, par prudence, nous emmènerons Fidèle
nJvZ Ies,circonstances bien différentes où, sous l'impression de
paroles mal comprises, éclatait l'irritation de Camille Léon eut
dée de la ramener vers un ordre d'idées plus calmes en employant
le moyen ordinaire. Il s'approcha de la cheminée sans qu'elle y m,
garde appuya la main sur le soufflet du chien, et Fidèle lit entendre
son ^aboiement. Camille se promenait alors avec agitation. Le re-
aSstôt ouhf \\ SeS Iè-reS; C,°nfUS' Vi0lent' ^ EUe s'arrêta
aussitôt, oubliant la gravité de la situation, et ne se rappelant plus
que les souvem et le§ habitudes du ratticLent à ce
bruit familier, elle obéit à la voix du chien, et voyant Léon debout
devant elle qui lui tendait les bras, elle s'y jeta en pleurant. -Al !
h -die cependant, ce n'est pas une querelle cela, mon ami, et ce bon'
Fidèle qui a été muet si longtemps, n'aboiera plus. Je t'en prie
àJrhle"elc'estetreVT 1StPlUS SU1" l6-SUJet C'Ue tU avais ■****£
a 1 heure . c est trop triste pour moi, trop triste pour tous deux
reprit-elle ensuite; ne regardons pas dans l'avenir ^Z fit Gammé
en se reprenant, tu le peux du moins, car, en me quit'tant, tu
le Lé' n 'S T' ] aVemi' I"'incluiète, parce que c'est l'inconnu.
Ici Léon croyait avoir à redoubler de précautions, car il avait à
LES VACANCES DE CAMILLE.
42î>
faire à Camille une de ces propositions qui pouvait encore faire
naître une méprise. — Écoute-moi, Camille, écoute-moi bien, lui
dit-il, nos pensées ont été communes toujours. Toi-même tu avoues
que l'inconnu t'inquiète. J'ai donc le droit de partager cette inquié-
tude, et j'ai dû, tu le penses bien, me préoccuper de les amoindrir,
— dans une certaine mesure et pour un certain temps, ajouta-t-il,
comme un homme qui, ayant à dire quelque chose de difficile à faire
écouter, lance en avant-garde les paroles insignifiantes qui doivent
préparer le mot décisif. Tout le temps que tu as vécu avec moi, tu
n'as eu d'autre état que d'être heureuse; toi-même, tu me l'as dit
tout à l'heure, tu es restée étrangère à toute préoccupation qui n'é-
tait pas ton bonheur ou qui ne s'y rattachait pas. Ce n'est pas un
reproche, mon enfant, entends-moi bien, et si c'en était un, je de-
vrais en prendre la moitié, puisqu'en nf efforçant de rendre ta vie
facile et de l'isoler clans un seul sentiment, je satisfaisais l'égoïsme
de mon amour. Si modeste cependant qu'ait été cette existence, où
le luxe, les plaisirs et toutes les habitudes coûteuses étaient incon-
nus, tu ne pourras pas la continuer. Aimer, c'est vivre, mais ce n'est
pas la vie. La vie a ses nécessités vulgaires, mais impérieuses. Tu
n'avais pas besoin d'y songer, et j'y ai songé pour toi autrefois. Ne
veux-tu pas me permettre d'y songer encore? acheva- t-il en lui ten-
dant la main.
Elle lui tendit la sienne : — Je te comprends, dit-elle, l'argent!...
— Non pas l'argent, reprit Léon, mais l'air, le feu, le pain, le
toit, les premiers élémens de l'existence pour tous les êtres, le bien
le plus précieux pour une femme, l'indépendance. Songe à cela, Ca-
mille, et si tu n'y voulais pas penser aujourd'hui, il faudrait bien y
penser demain. Tu n'as aucune profession, aucun talent qui puisse
te fournir des ressources suffisantes.
— Quand je t'ai connu, je vivais, interrompit doucement Ca-
mille.
— Quand tu m'as connu, répondit-il, tu avais l'habitude du tra-
vail, et je te l'ai fait perdre.
— S'il le faut cependant, interrompit Camille.
— 11 ne le faut pas absolument, reprit Léon, car moi vivant je ne
veux pas que tu saches ce que c'est que la misère, et par quel che-
min s'en éloigne une femme quand elle l'a connue. Je veux que tu
restes en tout temps libre et maîtresse de toi-même, sous la seule dé-
pendance de tes goûts et de tes sympathies. J'ai donc pris des dis-
positions qui t'assurent une certitude d'existence. Je ne t'impose
rien, Camille, et ne te fais pas de conditions. J'ajoute seulement un
conseil : efforce-toi de t' attacher à une occupation. Si elle est pro-
ductive, elle pourra ajouter à tes ressources. Si même elle ne devait
430 RE VIE DES DEUX MONDES.
pas l'être dans les commencemens, elle suffirait pour te fournir des
distractions utiles et t'éloigner de celles qui ne le sont pas.
— Mais que pourrais-je faire? demanda Camille.
— Consulte tes goûts et choisis le travail qui pourra le mieux te
convenir. Le retour quotidien d'un labeur quelconque est une pré-
occupation saine pour l'esprit. Si je t'engage à cesser d'être oisive,
c'est que je sais quels sont pour une femme les dangers de l'oisiveté,
et que je voudrais que la Camille de l'avenir pût se reconnaître en
regardant la Camille du passé. Pour dernier conseil, acheva Léon,
évite la société des femmes.
Une réaction s'était opérée dans l'esprit de Camille, qui était de-
venue peu à peu accessible au raisonnement. Elle demanda à Léon
de lui tracer le plan de sa conduite. — En faisant ce que tu me diras
de faire, disait-elle, je serai encore avec toi. Tes conseils resteront
dans ma vie comme une empreinte visible de toi-même, et il nie sem-
blera que je marche dans tes pas.
Elle voulait qu'il lui fit un programme qui réglât l'emploi de ses
jours et de ses heures. Comme le feu, qui s'empare de tout élément
nouveau qu'on lui jette, son esprit s'emparait avec rapidité de
toute idée nouvelle. Cette rupture était une douleur sans doute,
mais aussi c'était un changement. Elle entrait déjà pour ainsi dire
en imagination dans cette nouvelle existence qui devait amener
beaucoup de réformes dans sa manière de vivre ordinaire, car
la petite rente que Léon voulait lui constituer en la quittant, et
qu'elle devait recevoir par quartiers chez un notaire, restait bien
au-dessous du chiffre de ses dépenses annuelles. Camille demeura
très étonnée en apprenant que son budget avait toujours atteint
quatre mille francs. Cependant elle ne possédait aucun objet de va-
leur. Son écrin se composait d'une paire de boucles d'oreilles et
d'un bracelet qui était un objet d'art bien plus qu'un bijou. Léon
lui ayant donné une montre, elle l'avait perdue, dans la crainte de
la casser, lui avait-elle dit pour excuse. Elle avait plutôt des in-
stincts d'élégance que des instincts de coquetterie, et s'habillait avec
une grande simplicité; mais si elle n'avait ni le goût du luxe, ni celui
des plaisirs, elle possédait le génie du désordre et un penchant très
vif à satisfaire les mille petites fantaisies qui dans une promenade
peuvent exciter la convoitise d'une femme. Aussi ses armoires étaient-
elles encombrées d'une multitude d'objets dont la seule utilité avait
été d'exciter un instant son désir. Léon s'était toujours montré fort
indulgent pour ses instincts de prodigalité, mais en ce moment il
prouva à Camille qu'elle pourrait, en les restreignant dans une li-
mite plus raisonnable, réaliser de grandes économies. Elle lui fit à
ce propos toute sorte de promesses. Elle voulait quitter son loge-
LES VACAIXCES DE CAMILLE. 431
ment, vendre une partie de ses meubles, et renvoyer sa camériste.
— Qu'est-ce qu'il me faut? disait-elle. Une petite chambre, dont le
mur sera assez grand pour que je puisse y suspendre ton portrait,
avec une petite fenêtre où je mettrai des fleurs. Je renoncerai à la
toilette. Je porterai de l'indienne l'été et du mérinos l'hiver. Tu ver-
ras quand tu viendras chez moi comme cela sera gentil.
Camille s'aperçut que Léon avait détourné la tète comme un
homme qui ne veut pas répondre. Elle reprit aussitôt : •— Je veux
dire que si par hasard tu passais dans mon quartier, et qu'il te
prît la fantaisie de voir comment j'ai arrangé ma vie, tu ne serais
pas trop mécontent.
Dans l'arrangement de cette vie, Léon avait remarqué qu'il n'était
pas question de travail; il en fit l'observation à Camille. — Mais que
feras-tu chez toi toute seule? lui demanda-t-il. Tu t'ennuieras.
— Je me mettrai à la fenêtre, et je regarderai les passans ou les
voisins, répondit-elle avec une franchise qui amena un sourire sur
les lèvres de son amant. Sans doute elle en comprit le sens, car elle
ajouta, sur le ton de la prière : — Je t'en prie, ne reviens plus à
cette supposition de tout à l'heure.
Ils furent interrompus par la camériste, qui entrait pour chercher
les costumes qu'on venait reprendre du magasin. Elle venait de sor-
tir lorsqu'elle rentra presque aussitôt, rapportant le domino.
— Madame, dit-elle à Camille, le costumier se plaint que le do-
mino est déchiré, et ne veut pas le reprendre à moins qu'on ne lui
donne dix francs en plus du prix de la location.
Camille examina le dégât. En voyant un accroc très large dans
l'étoffe, déjà un peu mûre, elle dit tout haut, comme si elle se par-
lait à elle-même : — C'est probablement ce monsieur brutal que j'ai
rencontré cette nuit au bal qui m'aura déchirée.
— Marie, dit Léon, lui prenant le domino des mains et le jetant
sur les bras de la servante, rendez ce costume et donnez ce qu'on
demande. — Que veux-tu dire? demanda-t-il ensuite avec vivacité à
Camille, qui commençait à se repentir de l'aveu, quel monsieur?
que t'est-il arrivé?
— Mais rien, rien, fit Camille. Un monsieur, qui était très gai, a
voulu m' emmener souper; je me suis un peu débattue, et il m'a dé-
chirée, voilà tout. Heureusement mon voisin est venu et m'en a
délivrée, ajouta Camille naturellement.
— Tu n'étais donc pas seule avec Marie à l'Opéra? demanda Léon
avec vivacité.
— Je suis bien étourdie, répliqua-t-elle, mais pas encore assez pour
m'aventurer toute seule dans un lieu pareil. Francis Bernier n'ayant
pas voulu m' accompagner, j'ai pensé que son ami, M. Théodore,
h3'2 REVUE DES DEUX MONDES.
serait plus complaisant; c'est lui qui a été mon cavalier cette nuit.
Celle révélation parut singulièrement émouvoir Léon. 11 reprocha
à Camille son étourderie et ce penchant à la légèreté qui pouvait la
compromettre si facilement aux yeux des gens qui ne la connais-
saient pas. Il se calma cependant un peu en apprenant que les rela-
tions de Camille avec son voisin n'avaient que deux jours de date,
et qu'elles étaient le résultat d'une circonstance à laquelle elle était
restée étrangère, puisque Bernier avait été le seul auteur de cette
rencontre. Camille, voyant l'impression fâcheuse que ses aveux ve-
naient de causer à Léon, ne crut pas nécessaire de lui avouer qu'elle
avait promis à son voisin d'aller le voir. Les reproches de Léon lui
avaient d'ailleurs donné à penser. Elle commençait à reconnaître
qu'elle avait agi avec Théodore un peu trop familièrement, et que
cette familiarité pouvait amener une méprise. Elle renonça intérieu-
rement à continuer toute relation avec lui, et comme Léon faisait
quelques allusions aux conséquences qui pourraient par la suite
résulter de ce voisinage, elle se hâta de lui dire qu'elle allait dé-
ménager sans même attendre l'époque du terme, afin d'éviter tout
rapprochement nouveau entre elle et son voisin. — C'est dommage,
dit-elle, car il est bien amusant.
— Avoue qu'il t'a déjà fait sa cour? demanda Léon.
— Aucunement, répondit celle-ci; il a eu des manières très dis-
crètes avec moi, et la profession de foi qu'il a faite en ma présence à
propos des femmes n'indique pas qu'il ait eu l'intention que tu lui
supposes.
Il n'en fut pas dit plus long à propos de ce petit incident, qui
laissa néanmoins quelque préoccupation dans l'esprit de Léon.
En lui annonçant la veille qu'il viendrait la voir, Léon avait laissé
sa maîtresse ignorer si cette visite était la dernière qu'elle recevrait
de lui, ou si elle avait seulement pour but de régler les intérêts de
son avenir, qui avait jusque-là employé tout leur temps. Le jeune
homme avait appris la veille de son père que leur séjour à Paris
se prolongerait peut-être de trois ou quatre jours au-delà du terme
qui avait été fixé d'abord. Il promit à Camille de mettre à sa dis-
position le plus d'instans qu'il pourrait pendant ces quelques jours
de délai que le hasard accordait à leur séparation. — Peut-être, lui
avait-il dit, vaudrait-il mieux ne pas prolonger cette situation pé-
nible; mais je ne me sens pas le courage de rester à Paris sans te
donner jusqu'à ma dernière heure de liberté.
— Tu sais que tu m'as promis ta journée tout entière? lui dit
Camille.
— Je puis te donner jusqu'à ce soir huit heures, dit Léon. A
cette heure, je devrai aller rejoindre mon père.
LES VACANCES DE CAMILLE. 433
— Ne me dis pas où, interrompit Camille.
— Ce n'est pas où tu crois, répondit-il.
— Eh bien! reprit Camille, il n'est que midi et demi, nous aurons
le temps d'aller et de revenir.
— Aller où? demanda Léon.
— C'est aujourd'hui l'anniversaire'de la première promenade que
nous avons faite ensemble lorsque je me suis relevée de ma grande
maladie il y a quatre ans, dit Camille. 11 fait aujourd'hui un temps
très doux et très beau comme ce jour-là. Je suis sûre que la cam-
pagne doit être verte. Tu dois te rappeler qu'il y a quatre ans à cette
époque nous avons trouvé des violettes "dans les bois. Celles que j'ai
cueillies ce jour-là n'étaient pas de deuil comme le seront celles
d'aujourd'hui, acheva Camille, un peu inquiétée en voyant que Léon
ne s'empressait pas de lui répondre.
Celui-ci en effet n'avait pas accueilli sans quelque crainte l'idée de
ce pèlerinage vers un lieu où tant de souvenirs allaient se lever sous
ses pas comme pour souhaiter la bienvenue à son retour. 11 redoutait
surtout cette voix éloquente que prend la nature lorsqu'elle se mêle
aux impressions de l'homme et la mystérieuse influence qu'elle exerce
sur ses sentimens. Déjà la veille au soir, en présence de la maîtresse,
il avait senti dans son cœur pâlir un moment l'image de la fiancée,
exposée, elle aussi à son tour, aux dangers de l'absence. Pendant les
deux heures que Léon venait de passer auprès de Camille, quelques
incidens de leur entretien avaient réveillé en lui des émotions dont
la gravité du moment avait peut-être seule arrêté l'expression. Sans
doute il était prudent, autant pour lui que pour Camille, de ne pas
retourner, même pour quelques lieures, dans cette atmosphère du
passé, toute remplie d'enivrantes douceurs qui pourraient les affai-
blir au moment même où ils auraient le plus besoin de force. L'adieu
avait été à demi prononcé, et il restait peu de chose à faire pour le
rendre définitif. Et pourtant Léon consentit à faire cette promenade
périlleuse, qui, en le ramenant au bras de sa maîtresse dans les
chemins parcourus avec elle au beau temps de leur amour, allait
ajouter de nouveaux souvenirs aux souvenirs anciens, et rendre ainsi
plus difficile la tâche de l'oubli. Si on lui avait demandé en ce mo-
ment pourquoi il consentait à revenir sur une situation qui avait
presque eu son dénoùment, Léon n'aurait pas été sincère en répon-
dant qu'il voulait seulement, avant de la quitter, satisfaire un der-
nier désir de sa maîtresse, car il obéissait à une contradiction dont
l'égoïsme, deviné un jour par son père, avait été l'origine. Chose
étrange! Léon, qui en arrivant à Paris avait tant souhaité de trou-
ver Camille disposée à accueillir leur rupture avec résignation, qui
avait usé de tant de précautions de langage pour l'amener à écou-
TOME IX. 28
£34 REVUE DES DEUX MONDES.
ter avec calme tout ce qu'il avait à lui dire, éprouvait une sorte de
déception pénible en voyant qu'il avait réussi à la rendre en appa-
rence résignée et calme. Il trouvait qu'elle s'était laissé convaincre
bien vite de la nécessité de leur rupture, et qu'elle l'avait suivi bien
complaisamment dans les calculs et les suppositions où il s'était en-
gagé à propos de son avenir. Il avait tout mis en usage pour arrê-
ter les larmes, pour apaiser les regrets, pour tempérer les empor-
temens, et lorsque, pour lui plaire et le retenir auprès d'elle, elle
faisait violence à sa nature, il supposait une autre cause à cette re-
tenue, et n'avait consenti à conduire Camille à la campagne que
pour la replacer sous des influences qui ne pouvaient manquer de
porter un nouveau choc à son cœur et d'ajouter une nouvelle amer-
tume à ses défaillances.
— Habille-toi, dit-il à Camille; nous irons à Aulnay, et nous nous
arrêterons pour déjeuner dans cette petite auberge de Fontenay-
aux-Roses qui est si gaie. — Camille alla s'habiller, et revint bientôt
dans une toilette printanière qui était toute neuve, et qu'elle tenait
en réserve depuis un mois pour solenniser le premier jour de soleil.
XII.
A l'époque où se passe ce récit, le bois d'Aulnay, perdu dans
l'agglomération boisée qui s'étend entre Versailles et Sceaux, n'a\ ait
pas encore été atteint par cette lèpre de spéculation qui menace d'en-
vahir tous les environs de Paris. On n'y voyait pas alors, comme au-
jourd'hui, des billards dans les châtaigniers, mais des châtaignes
et des oiseaux, car, si voisin qu'il*fùt de la capitale, le pays d'Aul-
nay était presque ignoré de cette race de citadins qui a horreur de
la nature, et ne s'acclimate dans un lieu rustique que lorsqu'il a
cessé de l'être. Les gens qui fréquentaient les bois d'Aulnay avaient,
pour la plupart, leurs raisons pour rechercher la solitude, n'eussent-
ils eu que celle de l'aimer.
Théodore, accompagné de ses témoins et d'un médecin, que Fran-
cis Dernier était allé chercher par prudence, arrivait au village de
Fontenay -aux- Roses au moment où Léon et Camille quittaient Paris
pour s'y rendre. Afin de ne pas exciter la curiosité des habitans
qu'on pourrait rencontrer, les témoins des deux adversaires s'étaient
donné rendez-vous à l'étang du Plessis, situé au fond de la Vallée-
aux-Loups. De là on devait se diriger vers l'endroit dont le marquis
de Rions avait gardé un bon souvenir. Pendant le trajet, Théodore
était resté, dans son langage et son attitude, le même qu'au départ.
En assistant, sans vouloir y prendre part, au déjeuner de ses com-
pagnons, il s'était mêlé à leur conversation avec une grande liberté
LES VACANCES DE CAMILLE. 435
d'esprit, qui ne trahissait cependant aucune forfanterie, mais une
resolution dont la sincérité ne pouvait pas être suspectée. La seule
chose qui pouvait indiquer que, sans faire dans ses propos aucune
allusion au motif de sa promenade, il n'en avait pas oublié le but,
c est qu'il s'interrompait quelquefois pour demander l'heure à Ber-
nier. Comme Théodore renouvelait cette question pour la troisième
lois, Bernier, imaginant que l'immobilité pouvait lui être pénible
dans un pareil moment, supposa que la marche deviendrait une dis-
traction aux ennuis de L'attente: 11 proposa de se mettre en route et
d'aller tout doucement jusqu'au lieu où l'on devait se retrouver
avec les personnes attendues, ce qui fut accepté. Le fiacre eut ordre
d'aller stationner à un poteau de la route de Sceaux que le marquis
de Rions, familier avec les localités, se rappelait devoir être voisin
du lieu qui serait le thé.àtre du combat. Suivi de ses témoins et du
médecin amené par ceux-ci, Théodore s'engagea donc dans une
sorte de chemin creux appelé la Boule aux Bœufs, qui s'enfonçait à
travers bois par une pente ravineuse jusqu'à l'étang du Plessis.
Tout en marchant, Bernier, qui accompagnait Théodore, s'appliquait
a fournir à celui-ci des occasions d'éloigner de son esprit une pré-
occupation que son silence commençait à trahir. Il s'arrêtait devant
les curiosités du paysage, lui indiquant les motifs qui se rencon-
traient dans le chemin, discutant le style des châtaigniers sécu-
laires, dont les racines venaient ramper à fleur de sol jusque sous
leurs pieds, pareilles à des entrelacemens de serpens, établissant
des comparaisons entre les maîtres dont quelques œuvres axaient dû
être inspirées par la nature qu'on avait sous les yeux, et désignant
par les noms des peintres mêmes les sites qui pouvaient rappeler
leurs tableaux. Cependant cette inquiétude que Bernier s'efforçait
d'éloigner de l'esprit de son compagnon commençait à troubler le
sien au fur et à mesure qu'on avançait vers le lieu' du rendez-vous
Théodore put s'apercevoir plus d'une fois que Francis faisait confu-
sion dans ses citations et lui désignait, sous le nom d'un maître, tel
accident de terrain ou tel arrangement de lignes qui rappelait le
dessin ou la couleur d'une école opposée à la sienne. — Tenez, mon
cher, dit Théodore en arrêtant Bernier, qui, troublé par le roulement
lointain d'une voiture, venait de faire une erreur de ce genre, si vous
m en croyez, nous regarderons le paysage en revenant, et comme
nous le verrons sans doute beaucoup mieux que nous ne le voyons
dans ce moment, nos observations ne seront que plus justes, car il
ne faut pas nous dissimuler que nous ne savons guère ce que nous
disons l'un et l'autre.
Théodore se tut, et son ami l'imita. On approchait cependant.
A un détour de la route, on aperçut une voiture arrêtée, de laquelle
435 REVUE DES DEUX MONDES.
descendirent trois hommes. - Voici, je crois, notre monde qui ar-
rive, dit Théodore en allongeant le pas comme pour prendre les de-
Temier le retint. - H suffit d'être exact, dit-il; c'est poli; mais
ne montrons pas que nous sommes pressés, ce serait brutal.
_ Que de manières! murmura Théodore en passant derrière ses
témoins. Heureusement que tout cela va finir.
On arriva à l'étang du Plessis, comme M. d Hency et ses deux
amis v arrivaient eux-mêmes par une route opposée. Les témoins
échangèrent un salut, et on s'engagea aussitôt à travers bois sous
la conduite du marquis de Rions, qui dirigeait la marche et cher-
chait à s'orienter en suivant des points de repère. A cette mvasion
d'une troupe d'hommes au milieu de leur solitude, tous les oiseaux
étaient en émoi. La pie bavarde s'envolait d'un arbre à 1 autre,
échangeant dans son langage quelque injure avec le geai criard et
vorace comme elle; troublé dans sa picorée par le bruit des pas, le
merle prudent rasait de son vol agile le faîte des buissons, oui au-
bépine commençait à ileurir. Et tandis que le pivert grimpeur, oc-
cupé à perforer le tronc des chênes, interrompait par une note
claire le martellement régulier de son bec acéré, les petites mé-
sanges sautillaient en fredonnant leur babillage sur les branches
menues que leur poids léger inclinait à peine.
- Nous y voici, messieurs, dit le marquis de Rions en indiquant
une sorte d'éclaircie naturelle formée au milieu des bois.
Au centre, on trouvait un sol dégarni de gazon, égal et dur sous le
pied C'était, comme l'indiquait la teinte noirâtre mélangée a la terre,
•emplacement d'une charbonnerie qui avait exploité les coupes voi-
sines. Le terrain examiné, les témoins de M. d'Héricy tombèrent cl ac-
cord qu'on n'en pouvait pas trouver de meilleur, et se rassemblèrent
une dernière fois pour régler les conditions du combat et égaliser les
avantages de place entre les adversaires qui s'étaient éloignés chacun
de son côté. M. d'Héricy, en homme accoutumé à ces parties atten-
dait en fumant son cigare, et en repoussait méthodiquement la iu-
mée. Il était pâle cependant, et ses traits indiquaient une grande
fatigue. Voyant qu'il quittait sa redingote et son chapeau, Théodore
en fit autant de son côté. Comme il regardait autour de lui pour exa-
miner le lieu où allait se dénouer son aventure, ù entendit a quel-
ques pas dans le voisinage le murmure d'une source voisine indiquée
par quelques plantes aquatiques, au-dessus desquelles bourdonnait
comme un brouillard sonore un essaim d'insectes éphémères nés du
premier rayon de soleil. En écoutant ce bruit et en regardant le ter-
rain du combat, dominé d'un côté par une élévation boisée et limite
de l'autre par une prairie qu'on devinait au loin derrière les hauts
LES VACANCES DE CAMILLE. 437
peupliers, Théodore fut frappé d'un rapprochement, et chercha où
il avait déjà vu ce paysage. Le mouvement qu'il fit en jetant ses
habits sur le gazon compléta ce souvenir, et à mi-voix il chanta :
Là-bas, dans les prés verts,
Coule claire fontaine.
Il continua en prenant l'épée que Francis Bernier venait de lui ap-
porter :
J'ai mis mon habit bas,
Mon sabre au bout d' mon bras.
— Merci, reprit- il en serrant la main que Bernier lui avait
tendue après l'avoir armé, et il marcha résolument au-devant de
M. d'Héricy, qui s'avançait de son côté en faisant ployer son fer
sur le sol aussi tranquillement que s'il eût été, masque au front et
la main gantée, sur le parquet d'un prévôt. Le marquis de Bions, à
qui les autres témoins semblaient d'un commun accord abandon-
ner le soin de régler le combat et d'en arrêter les dernières dispo-
sitions, engagea les épées; puis, s'étant reculé pour prendre place
auprès de Francis, il fit un geste aux deux adversaires et leur dit
doucement : Allez, messieurs. — En achevant ces mots, il retira son
cigare et le jeta à ses pieds. Les deux amis de M. d'Héricy, qui
avaient gardé les leurs, imitèrent le marquis, et montrèrent quel-
que embarras en remarquant qu'ils n'avaient pas eu cette initiative
de convenance.
Trois heures sonnaient à la paroisse d'un village voisin. A la ma-
nière dont Théodore était tombé en garde, son adversaire comprit
qu'il n'avait jamais dû mettre le pied dans une salle. M. d'Héricy ne
s'était pas présenté sur le terrain avec la physionomie d'un homme
animé d'un ressentiment allant jusqu'à la haine; il n'avait témoigné
ni impatience, ni fiévreuse ardeur de vengeance, mais seulement le
désir de se trouver une arme à la main en face d'un homme qui lui
avait fait un de ces affronts qui brûlent le visage.
Avant le combat, il s'écoula quelques secondes indécises, pen-
dant lesquelles les deux adversaires se regardèrent avec attention,
comme s'ils eussent voulu, en pénétrant leur pensée dans les lignes
du visage, deviner la nature de leurs sentimens réciproques. En se
retrouvant en face l'un de l'autre à une longueur d'épée, avec une
injure entre eux, ils échangèrent comme une sorte d'aveu muet qui
pouvait signifier que malgré la gravité du moment, ils n'étaient que
des adversaires et non pas des ennemis. Supposant qu'ils n'avaient
peut-être pas entendu le signal, le marquis de Bions répéta de nou-
veau et plus haut que la première fois : — Allez, messieurs.
Le premier froissement du fer mit fin à toute hésitation. Le sou-
venir net et précis de ce qui s'était passé la veille revint à l'esprit
438 REVUE DES DEUX MONDES.
de M. d'Héricy. Théodore serra la poignée de son arme dans sa
main, et le duel s'engagea, non sans inspirer une grande inquié-
tude dès le début aux témoins de l'artiste, qui purent aussitôt
se convaincre de la supériorité que son adversaire avait sur lui.
Ils se rassurèrent cependant un peu, car, en observant le jeu de
M. d'Héricy, il devint évident pour eux qu'il n'avait pas l'intention
d'abuser de cette supériorité, et que, sans ménager trop visiblement
Théodore, il provoquait une occasion prudente de le blesser sans
qu'il y eût danger de mort. Il aurait sans doute pu diriger le com-
bat, si l'artiste s'était seulement borné a parer; mais impatient d'un
dénoùment et s' animant au choc des épées, celui-ci obligea M. d'Hé-
ricy à se montrer moins modéré, et par quelques audacieuses im-
prudences, lui rappela certain proverbe qui prête aux maladroits
une main malheureuse. Le duel entra dans une seconde période
d'un caractère tout différent de la première, et après un court et
vil' engagement, l'épée de M. d'Héricy atteignit Théodore assez pro-
fondément au-dessus du sein. M. de Rions et Bernier se précipitè-
rent vers l'artiste, qui avait fléchi sur le coup et lâchait son épée.
En le voyant tomber, son ^adversaire s'était approché très visible-
ment ému.
— Est-ce dangereux? demanda-t-il au médecin qui écartait la
chemise de Théodore.
— La blessure est profonde, répondit le docteur, mais on pourra
le transporter.
Après avoir échangé quelques mots avec les témoins du blessé,
qui reconnurent la loyauté du combat, M. d'Héricy s'éloigna, ac-
compagné de ses amis.
Pendant que M. de Rions courait vers la route où devait attendre
la voiture, pour la faire approcher le plus près possible, le méde-
cin donnait les premiers soins à Théodore. Celui-ci semblait être
étranger à la situation, et répétait machinalement, en portant la
main vers sa blessure :
J'ai mis mon habit bas.
Mon sabre au bout d' mon bras.
Tout à coup une espèce d'animation parut sur son visage. Il allon-
gea un doigt en indiquant le sommet de la colline, et son regard
parut s'arrêter avec une sorte de fixité vers ce point qui attira l'at-
tention du docteur et de Francis. Ils aperçurent deux personnes, un
homme et une femme, qui passaient dans une allée du bois, mais à
une distance trop éloignée d'eux pour qu'il leur fût possible de les
reconnaître. Francis, ayant remarqué que la femme se baissait sou-
vent, comme pour ramasser quelque chose dans l'herbe, dit au
docteur : — Ce sont des amoureux; ils n'ont pas plus envie d'être
LES VACANCES DE CAMILLE. Z(39
importuns, qu'ils n'ont le désir d'être importunés... Est-ce vrai-
ment grave, docteur? ajouta-t-il en désignant le blessé.
— C'est bien près du poumon, répondit celui-ci en soulevant
Théodore, qui venait de s'évanouir en murmurant encore :
Et je me suis battu
Comme un vaillant soldat.
M. de Rions, étant revenu, aida Bernier à transporter Théodore
vers la voiture, dont un roulement prochain annonçait l'arrivée.
La clairière où cette scène venait de se passer était abandonnée
depuis peu d'instans, lorsque Léon et Camille s'y dirigèrent en des-
cendant par un sentier la colline boisée au sommet de laquelle on
les avait aperçus quelques momens auparavant sans les reconnaître.
En arrivant à l'auberge de Fontenay, les deux jeunes gens s'\
étaient trouvés sans le savoir en même temps que Théodore et ses té-
moins, qui déjeunaient dans la salle commune; mais en voyant Ca-
mille et Léon, leur hôtesse, flairant un couple amoureux, avait dressé
leur couvert au fond d'un jardin dans un petit pavillon rustique.
Les deux amans, ne s'y attardant guère, s'étaient échappés dans le
bois aussitôt leur repas achevé. On se rappelle dans quelles inten-
tions Léon s'était décidé à conduire sa maîtresse à la campagne, au
risque de se mettre lui-même en contact avec les impressions qu'il
voulait réveiller en elle. Lorsque Camille, un peu fatiguée, avait de-
mandé à se reposer dans cette clairière, qui venait d'être le théâtre
d'un duel, la promenade avait déjà duré assez longtemps pour
qu'elle put, ainsi que Léon, commencer à en éprouver les influences.
Si pendant cette promenade Camille était allée la première au-de-
vant des souvenirs qu'elle croyait voir errer à travers les arbres,
Léon, quoi qu'il fit pour s'en défendre, ne tarda pas à se laisser
entraîner avec elle, et céda bientôt aux invincibles attractions exer-
cées par les fantômes du passé.
Au moment où il venait de prendre place à côté de Camille, as-
sise à l'endroit même où Théodore était tombé, le cœur de Léon
battait à l'unisson de celui de sa maîtresse, qui absorbait à pleins
poumons l'odeur amère exhalée par la pousse des chênes. Camille,
n'ayant pu réparer par le sommeil la fatigue qu'elle avait éprouvée
au bal pendant la nuit, et lassée encore par une course qui depuis
longtemps n'était plus dans ses habitudes, se sentit prise d'une
sorte de langueur douce qui lui fermait les yeux malgré elle. Endo-
lorie par une succession d'émotions vives, elle trouvait comme un
charme bienfaisant dans ce demi-engourdissement de l'être, et le
voulut prolonger. Appuyant sa tête fatiguée sur l'épaule de Léon,
elle le pria de la laisser ainsi quelque temps, lui disant de la réveil-
ler, si elle s'endormait. Comme elle avait retiré son chapeau pour
AÛO REVUE DES DEUX MONDES.
être plus à l'aise, la petite brise qui soufflait dans ses cheveux en
soulevait de temps en temps une boucle jusqu'au visage de Léon,
penché vers elle avec une tendresse rêveuse. Ce parfum connu qui
tant de fois l'avait enivré, lorsqu'il venait le matin surprendre Ca-
mille encore endormie, lui montait au cerveau en arômes irritans. Au
milieu de cette nature qui préparait son rajeunissement et se parait
de ses premières fleurs, Léon avait déjà été pénétré par cette atmo-
sphère juvénile qui l'enveloppait tout entier. En regardant reposer
dans ses bras cette femme tant aimée, dont le cœur battait si près du
sien, il sentit dans ses artères le sang de la jeunesse se mouvoir plus
actif, et pendant quelques minutes il regarda Camille à moitié as-
soupie, comme il n'avait jamais regardé cette fiancée, encore plus
éloignée en ce moment de sa pensée qu'elle ne l'était de lui-même.
Léon fut distrait par un incident de nature à tempérer la viva-
cité de ses sensations. En voulant secouer deux ou trois fourmis qui
s'étaient glissées dans sa manche, il trouva sous sa main, à côté
de lui, un petit portefeuille mémento qu'une machinale curiosité lui
lit ouvrir. Le contenu devait lui causer une double surprise. Le por-
tefeuille, tombé sans doute de la poche de Théodore au moment où
celui-ci avait jeté ses habits à terre, contenait la carte de son adver-
saire et la lettre que Camille avait la veille écrite à l'artiste pour lui
demander de l'accompagner à l'Opéra. Ce billet n'apprenait rien de
nouveau à Léon, et était conçu d'ailleurs dans des termes qui n'ac-
cusaient aucune intimité entre celle qui l'écrivait et celui auquel il
était adressé. La carte de M. d'Héricy, dans le portefeuille du voi-
sin de sa maîtresse, était un fait moins étrange que la rencontre
du portefeuille, et témoignait seulement que Théodore connaissait
M. d'Héricy, qui était le cousin de la fiancée de Léon. Celui-ci l'avait
vu tout récemment à la campagne, lorsque ce jeune homme y était
venu pendant deux jours chasser avec son oncle. Le mouvement
fait par Léon réveilla Camille; il lui montra sa trouvaille, et, lui dé-
signant la lettre adressée à Théodore, il ajouta en riant : — Tu vois
comme tout se sait.
— Mais, répondit-elle, tu ne sais rien de plus que ce que je t'ai dit.
— Tu remettras ce portefeuille à ton voisin, qui aura sans doute
eu comme nous l'idée de venir à la campagne, et qui l'a eue en
même temps que nous, acheva Léon.
Camille refusa de prendre le portefeuille. — Tu le remettras à
Bernier, lui dit-elle; il le rendra à son ami.
Mais intérieurement elle n'était pas moins surprise du hasard qui
avait amené Théodore à Aulnay en même temps qu'elle. Léon, se ré-
servant d'obtenir par son futur cousin quelque renseignement sur
Théodore, ne parla point à Camille de la carte de M. d'Héricy, et
comme le soleil commençait à s'incliner, il lui proposa de se re-
LES VACANCES DE CAMILLE. Mf
mettre en route. Avant de partir, Camille voulut joindre au bouquet
cueilli dans le bois un beau pied de jacinthe qu'elle aperçut à quel-
ques pas d'elle. Comme elle le retirait du milieu d'une touffe d'herbe
dans laquelle, à la fin du combat, M. d'Héricy avait essuyé son épée,
elle s'aperçut que ses doigts étaient rougis légèrement.
— Tu t'es piquée? dit Léon, attribuant la présence du sang à
quelque épine.
— Mais non, répliqua Camille en essuyant ses doigts; c'était dans
le gazon.
— Ce sang est peut-être celui de quelque bête dévorée par les
oiseaux de proie, répliqua Léon, n'établissant aucun rapport d'idées
entre cet incident nouveau et celui qui l'avait précédé.
Comme ils revenaient par l'omnibus qui fait le service de Fonte-
nay à Paris, Léon s'aperçut que Camille, penchée à la portière pour
jeter un sou à un pauvre, retirait vivement la tète. Il regarda sur la
route, et sur le siège d'une voiture qui passait près de l'omnibus il
reconnut son futur cousin, Ferdinand d'Héricy. Celui-ci, après son
duel, avait été déjeuner avec ses témoins à l'auberge de Fontenay,
et, comme le coupé était trop petit pour contenir trois personnes,
il avait pris place sur le siège. En le voyant, Camille s'était rap-
pelé l'homme qui l'avait abordée avec tant d'impertinence la nuit
précédente, et, oubliant qu'il n'avait pu voir son visage, puisqu'elle
était masquée, elle s'était retirée instinctivement pour qu'il ne pût
pas la reconnaître. Comme Léon lui demandait la cause de ce mou-
vement, elle lui répondit : C'est bien singulier! mais ce monsieur qui
était sur le siège de la voiture, c'est celui qui m'a déchiré mon do-
mino cette nuit.
— (7 est bien singulier en effet, répondit Léon préoccupé, et il j
a bien des gens qui ont été à la campagne aujourd'hui !
Arrivés à labarrière, ils quittèrent l'omnibus pour prendre une
voiture de place, et arrivèrent chez Camille à la tombée de la nuit.
Pendant le trajet, ils avaient peu parlé; une sorte d'inquiétude ina-
vouée existait entre eux. Léon quitta Camille, qui, se trouvant très
fatiguée, manifesta l'intention de se coucher aussitôt. En l'embras-
sant, Léon lui promit de revenir le lendemain. Sorti de chez elle, il
courut chez M. Ferdinand d'Héricy, dont il sut provoquer les confi-
dences, sans que le jeune homme pût deviner quel était le motif de
sa curiosité. Ferdinand lui raconta l'emploi de sa journée et quel en
avait été le dénoùment pour Théodore, qu'il déclara ne pas connaître.
— Mais à quel propos cette querelle? demanda Léon.
— 11 paraît, répondit M. d'Héricy, que j'ai été un peu léger cette
nuit avec une dame à laquelle s'intéressait M. Théodore.
— Sa maîtresse sans doute, fit Léon, que sa situation en face de
Ferdinand obligeait à se contenir.
£42 REVUE DES DEUX MONDES.
— 11 y a apparence, car, si protecteur qu'on soit des dames, on
ne se fait pas aussi énergiquenient le chevalier d'une étrangère. Au
reste, je regrette bien tout cela, reprit M. d'Héricy avec conviction. Ce
jeune homme n'a pas rompu d'une semelle, quoique ne sachant pas
tenir une épée, et j'apprendrais avec plaisir que sa blessure n'aura
pas de suites dangereuses.
Tendant que Léon était chez le cousin de sa fiancée, Francis Bernier
arrivait chez sa maîtresse. — Mon enfant, lui avait-il dit, -\ous n'avez
pas suivi mon conseil, hier soir; votre étourderie de l'Opéra a été
cause d'un grand malheur.— Et il lui raconta le duel de Théodore. En
apprenant que le blessé était seul, Camille, dont la sensibilité avait
été très vivement excitée, alla sans arrière-pensée au-devant de la
demande de Bernier, qui n'avait pas encore pu trouver de garde pour
son ami, et lui demanda s'il était convenable qu'elle allât voir son
voisin. — H est toujours convenable d'obéir à un bon mouvement,
répondit celui-ci.
Camille jeta à la hâte un châle sur ses épaules, et se disposa a ac-
compagner Francis.
— Comme ce pauvre garçon doit m'en vouloir! dit-elle dans 1 es-
calier.
— 11 ne vous en veut pas assez, je le crains, répliqua Francis.
Camille ne chercha pas à comprendre, et ne comprit pas. Comme
elle entrait dans l'atelier où l'on avait transporté le lit du blessé,
pour qu'il eût plus d'air, elle aperçut Théodore, qui avait le délire
et murmurait :
Que l'on mette mon cœur
Dans un' serviette blanche;
Qu'on l'envoie au pajs
Et, suivant d'un regard vague les mouvemens de Camille approchée
de'son lit, il ajouta, en la regardant avec une fixité qui trahissait une
pensée restée lucide dans la confusion de son esprit :
Dans la maison d' ma mie,
Disant : Voici le cœur
De votre serviteur!
À dix heures, Léon revenait chez sa maîtresse, ramené par un
étrange besoin de la voir. La camériste, qui s'était endormie, le lit
attendre quelque temps avant de lui ouvrir.
— Madame est sortie, dit-elle, assez embarrassée pour justifier
l'absence de sa maîtresse.
Le jeune homme parut hésiter un moment à prendre un parti. 11
entra dans la chambre de Camille et déposa sur une table le porte-
feuille de Théodore; puis, comme s'il étouffait dans l'atmosphère de
cette chambre vide, il en ressortit avec précipitation. 11 interrogea
LES VACANCES DE CAMILLE. 443
la carriériste; mais celle-ci était absente quand sa maîtresse était sor-
tie, et ne put lui donner de renseignemens. Le pressentiment qui
avait ramené Léon chez Camille lui disait, au moment où il ne la
trouvait pas chez elle, qu'elle ne devait pas être bien loin de lui.
D'un doute naissant qui était déjà entré dans son esprit, il voulut faire
une certitude. Le numéro de la maison de Théodore lui était in-
connu; mais il savait que le peintre habitait le voisinage, et sortit
de chez sa maîtresse, résolu à l'attendre à la porte jusqu'à onze
heures, et à monter chez l'artiste, s'il n'avait pas vu rentrer Camille.
11 aurait pu l'attendre aussi bien chez elle, et Marie lui avait pro-
posé d'allumer du feu; mais Léon avait besoin d'air et d'agitation, il
préféra l'attente anxieuse de la rue. Comme il fermait la porte de la
maison, il se trouva en face d'un homme qui se disposait à y frapper,
et reconnut un domestique de son père. — Vous, Joseph! fit Léon,
très surpris.
— C'est monsieur votre père qui m'envoie vous chercher, dit le
domestique. Il a trouvé en rentrant du cercle une lettre de la cam-
pagne qui annonce une mauvaise nouvelle.
— Qu'y a-t-il? demanda Léon avec inquiétude.
— J'ai cru comprendre, ajouta Joseph avec hésitation, que ma-
dame votre mère était malade... Monsieur paraît bien inquiet; il m'a
envoyé ici à tout hasard.
Léon entraîna le domestique vers la station voisine, monta dans
une voiture, et jeta au cocher son adresse en lui ordonnant de brû-
ler le pavé. — Non, monsieur, interrompit Joseph; monsieur votre
père m'a dit, si je vous rencontrais, de vous emmener directement
au chemin de fer. 11 y est déjà sans doute, car le train part à onze
heures.
En arrivant à la gare, Léon trouva son père, qui se promenait sous
le vestibule, en proie à une douloureuse inquiétude. — 11 mit sous
les yeux de Léon une lettre dans laquelle le jeune homme reconnut
l'écriture de sa tante. Elle commençait ainsi : « Viens vite, et amène
mon neveu, ma sœur veut te voir et voir son fils. Le médecin a parlé
du choléra. »
Comme la cloche du départ se faisait entendre, les deux voyageurs
furent rejoints par le médecin de la famille, que M. d' Alpins avait
été chercher au milieu d'une soirée. A l'heure où son amant montait
en wagon pour courir^au chevet de sa mère, Camille quittait le che-
vet de Théodore, où elle était remplacée par une garde que Bernier
était parvenu à découvrir dans le voisinage.
Henry Murger.
(La dernière partie au prochain n".)
LES COTES
DE
L'AMERIQUE CENTRALE
ET LA SOCIÉTÉ HISPANO-AMÉRICAINE.
Aucune partie de l'Amérique espagnole n'est restée aussi long-
temps inconnue à la France que la contrée comprise entre l'isthme de
Telmantepec et celui de Panama. La chute de la république centro-
américaine n'a pas eu chez nous un grand retentissement, et les noms
des cinq états qui se sont formés à sa place ne sont familiers aux
oreilles françaises que depuis quelques années, grâce aux expéditions
des aventuriers américains, aux différends de l'Angleterre et des
États-Unis, et surtout au projet toujours pendant d'un canal inter-
océanique. Ces tentatives, violentes ou pacifiques, diplomatiques ou
industrielles, sont toutes tournées vers la question du transit. On
ne voit plus dans l'Amérique centrale qu'un isthme à couper, soit
par canal, soit par chemin de fer. Cette préoccupation est celle des
gouvernemens américain et anglais, qui s'y disputent la prépondé-
rance, des voyageurs qui étudient les lieux, des économistes et des
ingénieurs qui apprécient l'importance et la valeur pratique des sys-
tèmes de communication proposés (1). On peut dire même que la
question du transit, dominant les esprits et les ambitions, fait trop
oublier qu'outre une voie de communication, ce pays offre des ri-
chesses naturelles à l'agriculture et à l'industrie. Le commerce du
inonde peut s'y créer non-seulement un passage, mais de nouvelles
ressources qui l'alimentent. L'Amérique centrale ne doit pas se con-
tenter du rôle de témoin inactif, regardant passer, sans y prendre
(1) Voyez, sur les Communications interocéaniques, la Revue du 15 janvier 1857.
LES CÔTES DE L'AMERIQUE CENTRALE. hhïi
part, le mouvement de plus en plus considérable des marchandises
qui la traverseront; elle doit aussi recevoir et fournir des produits
par sa fertilité particulière et par sa propre activité.
A ce point de vue, quelles données possède-t-on, quelles espé-
rances peut-on concevoir sur l'avenir de l'Amérique centrale? Poul-
ie côté oriental de cette contrée, celui qui confine à l'Océan-Atlan-
tique et qui regarde l'Europe, on a les relations de M. Stephens (1) et
de M. Squier (2). Quant à la partie occidentale, elle est délaissée et
peu connue. Cependant ce côté de l'Amérique prendra dans l'avenir
une importance incontestable, car il communique par le plus vaste
et le plus clément des océans avec l'Asie, où se trouvent les millions
de consommateurs de l'Inde et de la Chine, avec la Polynésie, avec
l'Australie, qui grandit si rapidement, avec la Californie et l'Orégon,
enfin avec l'Amérique méridionale. Un voyage exécuté de 1853 à 1856,
un séjour de trois années m'ont permis de voir de près ces parages
occidentaux, et je puis à bon droit parler du caractère du sol, de la
configuration des côtes, du commerce local et de la population.
Si nous jetons un coup d'œil sur la configuration générale du
pays, nous y verrons se dégager trois masses principales nettement
accusées dans la chaîne des Cordillères : d'abord le grand plateau
sur lequel est située la plaine de Guatemala, à près de 2,000 mètres
au-dessus du niveau de la mer; plus loin, vers le sud, un autre pla-
teau moins élevé, au centre de l'état d'Honduras; enfin un troisième
système de montagnes dominé par le volcan de Cartago, au pied
duquel s'étendent les fertiles plaines de San-José. Entre ce dernier
plateau et le précédent, les terres s'abaissent pour former le bassin
des lacs du Nicaragua, où ne se rencontrent que des hauteurs d'une
faible élévation. De cette division géographique est sortie la division
politique du pays, d'abord en cinq provinces, et plus tard en cinq
républiques. La première et la plus importante, celle de Guatemala,
occupe le plateau du nord, et l'état d'Honduras le second plateau;
entre les deux, sur des terres moins élevées, se trouve la république
de San-Salvador; le bassin des lacs, qui vient ensuite, forme la prin-
cipale partie du territoire de Nicaragua, et la république de Costa-
Rica comprend le dernier noyau de ces montagnes. La chaîne des
Cordillères traverse la province néo- grenadine de Veraguas dans
toute sa longueur, ne s' abaissant que vers Panama.
Les Cordillères séparent l'Amérique centrale en deux parties d'in-
égale largeur. Ici, comme au Chili et au Pérou, la chaîne est pres-
que continuellement très voisine du Pacifique. Entre la mer et le
versant occidental des Cordillères, les trois zones désignées sous les
noms de tierra caliente, tierra templada et tierra frta (chaude,
(1) Central America, Chiapas and Yucatan, Londres 1851.
(2) Nicaragua, its People, scenery, etc., Londres 1S52.
44<> REVUE DES DEDX MONDES.
tempérée et froide) sont étagées pour ainsi dire, et l'on pourrait,
en remontant du rivage aux majestueux sommets qui bornent l'hori-
zon, voir successivement dans le moindre espace possible les diverses
productions des diverses températures. Ce qui distingue surtout le
pays, c'est le caractère essentiellement volcanique du sol : depuis le
golfe de Fonseca jusqu'à San-José de Guatemala, on voit, — spec-
tacle unique au monde, — une suite non interrompue de hauts vol-
cans, dont plusieurs sont toujours en ébullition; un peu plus au
sud, la chaîne des Marabios en a quatorze sur une longueur de
trente lieues. Malheureusement aucun savant n'a fait de ces contrées
une étude spécialement géologique. M. de Ilumboldt, dont les re-
cherches n'ont pas dépassé le Mexique, a exprimé plusieurs fois le
regret de ne pas les avoir poussées jusque clans l'Amérique cen-
trale. Il aurait retrouvé là tous les phénomènes volcaniques, solfa-
tares, sources d'eau chaude, lacs placés sur le haut des monta-
gnes, enfin les tremblemens de terre et les éruptions, dont les
ra\ages combinés ont à plusieurs reprises détruit des villes entières :
ainsi eu IS.Vi la capitale du San -Salvador, en 1841 Gartago, dans
l'état de Gosta-Rica, et plusieurs fois, dans le siècle dernier, l'an-
cienne ville de Guatemala, dite la Antigua.
Les principaux volcans de l'Amérique centrale sont la Goseguina,
dont le cratère, après la désastreuse éruption du "20 au 24 janvier
1835, reparut effondré, comme affaissé sur lui-même, diminué de
mille mètres, c'est-à-dire de la moitié environ de sa hauteur, et le
Pacaya, dans lequel l'imagination des conquérans voyait un gigan-
tesque creuset d'or et d'argent en éternelle fusion. Le plus curieux
e t sans contredit l'Izalco, le seul avec le Jorullo qui se soit produit
au Nouveau-Monde depuis la conquête, et le seul absolument de notre
globe qui soit en éruption permanente depuis sa formation.
L'Izalco se dresse comme un phare au-dessus de Sonsonate. A côté
de lui se trouve le village d'Izalco, situé sur un de ces plateaux larges
et élevés où les Indiens établissaient de préférence leurs positions.
Ce village est un des plus anciens centres de population indienne du
pays, comme le montre l'étendue de terre cultivée qui l'environne;
pendant longtemps, son importance rivalisa avec celle de Sonsonate,
qu'il sur] tassait même en habitans. D'après Juarros, l'historien es-
pagnol de la principauté de Guatemala, on y trouvait encore au com-
mencement du siècle 6,000 âmes, aujourd'hui réduites à moins de
2,000. Peut-être la présence de ce fâcheux voisin a-t-elle contribué
à la dépopulation du village. Cependant jusqu'ici le courant de lave
s'est écoulé dans une direction opposée, et la continuité des érup-
tions en a modéré la violence. Dans le grand nombre de tremble-
mens de terre et d'éruptions qui désolèrent l'Amérique centrale en
1854, l'Izalco continua à se comporter le plus régulièrement du
LES CÔTES DE l' AMÉRIQUE CENTRALE. A47
monde, et nulle secousse n'y fut ressentie pendant cette désastreuse
nuit de Pâques, où la ville de San-Salvador, distante seulement de
vingt lieues, était détruite de fond en comble. L'activité constante
de ce volcan si bien réglé semble garantir, par l'issue qu'il donne
sans cesse aux humeurs souterraines, la tranquillité du pays.
Sur l'emplacement occupé aujourd'hui par l'Izalco, se trouvait
encore en 1768 une belle et riche hacienda (ferme), où l'on élevait de
nombreux troupeaux. De temps en temps les pâtres avaient entendu
sous leurs pieds des bruits menaçans; ils avaient parfois senti le
sol s'agiter d'une manière étrange. Vers la fin de l'année, ces aver-
tissemens sinistres devinrent plus nombreux, et le 23 février 1769
la terre s' entr' ouvrit à moins d'un quart de lieue de la maison de
Y hacienda. D'abord des cailloux et de la poussière, irrégulièrement
et faiblement lancés ou plutôt exhalés, sortirent seuls de cet orifice;
peu à peu vint la fumée, puis les flammes; le cratère s'élargit, et le
volcan se forma lui-même de sa lave, grandissant sur le flanc de la
montagne, jusqu'à ce qu'il atteignît sa hauteur actuelle, 1,500 mè-
tres au-dessus de la plaine. Les explosions de l'Izalco ne sont pas à
intervalles aussi égaux qu'a bien voulu le dire un voyageur améri-
ricain, qui les fait de seize minutes quinze secondes, ni plus ni moins.
Quelquefois il reste une heure et plus sans donner signe de vie. Tou-
tefois les détonations sont espacées le plus souvent de dix à quinze
minutes. Alors on entend comme une puissante décharge d'artillerie;
quelques secondes après s'élève une colonne de fumée, puis un nuage
de cendres et une pluie de pierres lancées dans toutes les directions.
La lave n'est jamais liquide, elle se produit sous forme de poussière
grise et ténue ou de blocs de même couleur, poreux, quoique peu
friables et d'une densité assez faible. Le sol, sauf de rares excep-
tions, ne s'ébranle qu'insensiblement dans les environs et même sur
le flanc du volcan.
Quelque point que l'on gravisse sur le versant occidental des Cor-
dillères, on aperçoit toujours l'Océan-Pacifique. La mer, c'est le
théâtre où doit se développer l'activité, la destinée commerciale du
pays. Là est la route qui mène en Asie, en Australie, vastes débou-
chés offerts à l'exportation. Les ports sur le Pacifique ont donc une
très grande importance. Je les visitai successivement en remontant
du sud au nord, étudiant les conditions physiques qui permettent
d'en présager la future prospérité.
Comparés aux ports de l'Amérique centrale situés sur l'Atlantique.
les ports des côtes occidentales sont d'une incontestable supériorité.
Yzabal, Belise, San-Juan-de-Nicaragua, sur l'Atlantique, sont incom-
modes et d'accès difficile. Moins rapprochées des Cordillères, les
côtes orientales ont une fâcheuse insalubrité, due en grande partie
à cet éloignement, et par suite à la formation de terrains d'alluvion
4/|8 REVUE DES DEUX MONDES.
bas et marécageux. Les vents du nord-est qui y soufflent pendant
la plus grande partie de l'année condensent sur le versant des mon-
tagnes des nuages qui retombent en pluie sur la côte. Les mêmes
causes assurent au contraire une grande salubrité aux rivages du
Pacifique; la saison des pluies y est rarement de plus de quatre mois.
L'élévation relative du territoire en écarte les fièvres, si fréquentes
dans ces latitudes, et le rideau des Cordillères maintient une pré-
cieuse égalité de température.
Le voyageur qui arrive à Panama après avoir suivi la cote aride
et brûlée du Pérou est vivement frappé de l'admirable tableau que
déroule à ses yeux un golfe profond et capricieusement découpé.
C'est d'abord l'archipel des Perles, collier d'émeraudes égrené à la
surface des flots; plus loin, les charmantes îles de Perico, d'Urava, de
Flamingo, de Taboga et autres, qui entourent la baie d'un cercle de
verdure; au fond brillent sous les feux du soleil les vieilles murailles
et les blanches maisons de Panama. Les montagnes, qui cachent un
autre Océan, viennent baigner leur pied dans la mer, et les forêts
qui les couvrent étalent les magnificences de la végétation tropicale.
lui approchant du port, le paysage change de caractère : une crique
s'enfonce dans un épais rideau de cocotiers, sous lequel s'abrite la
frêle cabane de l'Indien: à gauche, perchés sur les rochers, se dres-
sent les remparts avec leurs tours et leurs guérites ou poivrières, et
plus loin le môle construit en bois, toujours rempli d'une foule re-
muante et bariolée, qui charge et décharge les goélettes éparses
dans la baie.
Ce port est un exemple de l'énergique expansion des Américains
et du progrès continu de leurs envahissemens. Ici, comme aux îles
Sandwich, la ville leur appartient malgré le pavillon néo-grenadin
qui flotte sur les murs; langage, journaux, habitans, commerce haut
et bas, jusqu'à l'argent, trait significatif, tout est yankcc. De là le
contraste singulier d'une foule affairée qui s'agite dans une ville où
tout conserve l'empreinte espagnole. Panama est restée à peu près
telle qu'elle fut reconstruite après que le flibustier Morgan eut, en
1671, détruit et brûlé l'ancienne ville. Peu de constructions sont
nouvelles; les rues sont étroites, bordées de hautes maisons qu'en-
toure l'inévitable balcon vert fermé au regard du passant; le rez-de-
chaussée seul, avec ses bars (tavernes) si chers à l'Américain, vous
rappelle le présent. De nombreuses églises, dans les ruines des-
quelles paissent tranquillement des mules, témoignent de la piété
des premiers conquérans; aujourd'hui la population se contente des
deux seules qui subsistent. La cathédrale, située sur la place, est
un échantillon bien conservé du type adopté par les Espagnols pour
tous les temples de grande dimension qu'ils ont construits dans le
Nouveau-Monde. A l'extrémité de la rue principale, une porte d'une
LES CÔTES DE l' AMERIQUE CENTRALE. 449
architecture curieuse conduit à un faubourg peuplé d'Indiens, où
les maisons, moins rapprochées, sont comme ensevelies sous la ver-
dure. Puis commence le sentier qui, selon la tradition, date de Pizarre;
ce fut la seule route entre les deux Océans jusqu'à l'établissement du
chemin de fer américain inauguré au mois de février 1855.
Le chemin de fer amène à Panama presque tout le commerce de
transit. Malheureusement ce port, si pittoresque qu'il soit, est loin
d'être excellent. Entouré comme d'une ceinture pestilentielle de
plages vaseuses que chaque marée laisse à découvert et de fossés
convertis en marais, il est très insalubre. En outre, des bancs dan-
gereux reportent au large le mouillage des grands navires et ne per-
mettent l'accès de la ville qu'aux caboteurs, qui eux-mêmes échouent
à marée basse. C'est sur une des îles de la rade, Taboga, que s'est
transporté le véritable port de Panama. Là sont mouillés les na-
vires, là se font les vivres et l'eau, là sont les ship-chandlers (1). et
tous les établissemens des compagnies de bateaux à vapeur, dont
les départs fréquens et réguliers animent la rade. Un village com-
plet s'y est formé, dont la population est mêlée d'Indiens et d'Euro-
péens; il a son église, ses magasins, ses hôtels, ses cafés, et jusqu'à
ses maisons de campagne, où vient se reposer l'habitant de Panama.
L'établissement des Anglais est comme un Gibraltar en miniature :
c'est un rocher séparé de l'île par une langue de sable; ils ont trom é
moyen d'y caser leurs dépôts, leurs ateliers, leurs citernes, un gril
pour le halage de leurs navires, les logemens de leurs employés,
quelques jardins de terre rapportée, et même une batterie de canons
lilliputiens, qui semble là tout exprès pour compléter la ressem-
blance. En face sont leurs vapeurs, élégans de forme, ras sur l'eau,
construits pour la marche, tandis que de l'autre côté de la baie sont
rangés les monstrueux paquebots américains de la Californie, véri-
tables léviathans delà mer, pouvant porter jusqu'à mille passagers.
Les Américains ont la ligne du nord; les Anglais, celle du sud.
Entre Panama et l'état de Costa-Rica s'étend le pays de Vera-
guas, qui termine au nord le territoire de la JNouvelle-Grenade. C'est
là qu'aborda Colomb lors de son quatrième voyage; là aussi, un
peu plus tard, Pedro Arias de Avila soutint de rudes combats contre
les tribus de l'intérieur. Sauf ces deux souvenirs, les historiens se
taisent sur cette tranquille province, qui semble mettre, comme les
femmes de bien, sa gloire à ne point faire parler d'elle. Dn modeste
courant d'immigration s'y établit silencieusement. Aujourd'hui en-
core les habitans, dont le nombre ne s'élève guère qu'à 50,000,
sont Indiens pour la plupart; le commerce est à peu près nul. Au
(1) Marchands qui vendent tout ce qui concerne la marine.
TOME ix. 29
/|50 REVUE DES DEUX MONDES.
lieu des navires qui pourraient apporter sur ces rivages le mouve-
ment et la vie, l'étroite et longue pirogue de l'indigène est le seul
indice de la présence de l'homme. Pourtant le pays est beau et ad-
mirablement fertile; toutes les richesses des tropiques y sont accu-
mulées à profusion; bien plus, à chaque instant, sur les côtes, on
rencontre de magnifiques racles, d'excellens mouillages, de beaux
et bons ports. Pourquoi cet abandon? L'or et l'argent occupaient
exclusivement la pensée des conquérans, le travail des mines devint
la seule colonisation, et les provinces relativement pauvres en mé-
taux précieux, comme celle de Veraguas, sont restées jusqu'à ce
jour semblables à ce château des contes de fées, où la vie était sus-
pendue, où tout attendait l'heure du réveil.
Une compagnie américaine étudie un projet de chemin traversant
la province de Veraguas et reliant les deux mers. Ce serait une simple
route carrossable, partant, sur l'Atlantique, du beau port dWdmi-
ral's-Bay, aujourd'hui désert, passant par la ville principale du pays,
Chiriqui, et débouchant sur le Pacifique au port sûr et commode de
David. La réunion de ces deux tètes de ligue serait un avantage
précieux. Ce point est, après Panama, celui où l'isthme est le plus
étroit, et de vastes plaines rendraient, sur la plus grande portion du
parcours, les frais d'exécution à peu près insignifians. Cette position
ne pourrait cependant prétendre qu'à une importance secondaire,
sans la découverte d'un vaste bassin houiller (1) qui semble y tra-
verser l'isthme de part en part, et dont Tes traces, visibles aux deux
côtes, ont été constatées par M. Wheelvvright auprès de la ville de
Chiriqui. Des dépôts de charbon, placés d'une façon aussi providen-
tielle, devront amener un mouvement considérable dans cette por-
tion de la province de Veraguas.
Cette province a, du côté de la mer, un aspect particulier. De
nombreuses îles indiquent par leurs groupes les sommets principaux
d'une chaîne de montagnes sous-marine parallèle à celle de la côte.
C'est d'abord la magnifique île Coïba, de quatre-vingt-dix milles
carrés environ; à l'autre extrémité, les Pandas; au milieu, les trois
groupes des Ladrones, des Contreras et des Secas. Une tradition ré-
pandue dans le pays veut que, dans l'une de ces dernières îles, des
trésors aient été enfouis par les Indiens à l'époque de la conquête;
des fouilles y ont fait découvrir, je crois, sinon des trésors, du moins
des débris d'une curieuse antiquité. La côte même est très pittores-
quement découpée; tantôt, comme à Pueblo-Nuevo ou à Chiriqui,
(1) J'emprunte la note suivante à un rapport de M. Lagarde, chirurgien de la ma-
rine : « Sur l'ile Muerto, à l'entrée de la rivière de Chiriqui, on trouve un charbon de
terre de bonne qualité, dont l'analyse, faite avec soin par le professeur Rogers de Pen-
sylvanie, a donné pour résultat : parties volatiles et bitumineuses, 36.27; charbon so-
lide, 58.48; cendres, 5.25. »
LES CÔTES DE l' AMERIQUE CENTRALE. 451
elle montre l'embouchure de grandes rivières calmes, silencieuses,
bordées de manguiers et d'énormes palétuviers, sur lesquelles glisse
sans bruit le bongo (pirogue) de l'Indien, allant se perdre sous quel-
que voûte de verdure dans l'inextricable réseau des bras du fleuve.
Ailleurs elle se contourne en magnifiques baies comme celles de
Bahia-Honda, Pivay, el Pajaro, que dominent des montagnes toutes
vêtues d'une splendide et impénétrable végétation. Au bord de l'eau
se dressent, comme une gigantesque muraille, des arbres hauts de
cinquante pieds, aux troncs enguirlandés par d'innombrables plantes
grimpantes, qui s'enlacent de mille manières et retombent sous mille
formes; çà et là un coin de gazon, et de distance en distance une
cascade tombant du haut d'une falaise dans la mer. C'est la nature
vierge dans sa gloire, sur un point où l'esprit entreprenant du xixe siè-
cle aurait dû, ce semble, porter déjà sou audacieuse activité. Faut-il
désirer pour cette belle province la venue de l'Américain, ou sou-
haiter qu'elle soit annexée à la paisible et industrieuse république de
Costa-Rica, sa voisine? Aujourd'hui elle est comprise dans la me-
sure qui a séparé en partie le territoire de Panama du reste de la
Nouvelle-Grenade, mais on ne voit pas quel avantage elle en peut
retirer. Seule de toutes les puissances européennes, l'Angleterre vou-
lut y prendre pied par l'acquisition de l'île Coïba, à laquelle se re-
fusa le gouvernement de Bogota. Le jour viendra pourtant où quel-
que intervention étrangère saura tirer parti de cette riche nature en
\ répandant l'industrie, l'agriculture et le commerce, si un courant
d'immigration paisible n'y établit une nation.
\près un séjour de près de trois mois sur les côtes de Veraguas, je
visitai celles de Costa-Rica. En sortant du golfe Dulce, connu par la
profondeur de ses eaux et par une tentative avortée de colonisation
française, j'abordai à Punta-Arenas, dans le golfe de Nicoya. C'était
par une soirée du mois de février, époque où le grand produit du
pays, le café, arrive de l'intérieur pour être embarqué sur les na-
vires. La ville goûtait le repos qui suit une journée bien remplie; les
habitans respiraient la fraîcheur devant leurs maisons, dans leurs
petits jardins; plus loin, des boutiques éclairées attiraient les pro-
meneurs; les pulperias (cabarets) retentissaient de la joie bruyante
des matelots. Çà et là campaient en plein air les gens de l'intérieur
qui avaient apporté le cale, assis par groupes auprès de leurs cha-
riots qui encombraient les rues, causant, jouant ou dansant, tandis
que leurs grands bœufs, dételés et couchés, ruminaient devant quel-
ques poignées de zacate (fourrage de maïs vert). Déjà quelques cha-
riots se mettaient en marche pour le retour; d'autres arrivaient en-
core, s' annonçant de loin par le grincement aigu de leurs roues
pleines et massives, mal ajustées sur un essieu grossier. Je fus sé-
duit par l'originalité de ce tableau, qu'éclairait irrégulièrement la
452 REVUE DES DEUX MONDES.
lumière incertaine d'un mince croissant de lune, et je revins à bord,
fort prévenu en faveur de la nouvelle ville. Le lendemain, par mal-
heur, l'éclat accusateur du soleil me montra la stérilité du sol et
les droits qu'avait la ville à porter le nom de Pointe-de-Sable.
Punta-Arenas est le principal port de l'état de Costa-Rica. C'est
de toutes ces côtes le point le plus animé. Peut-être même l'ac-
tivité serait-elle encore plus grande, si le gouvernement n'avait,
il y a quelques années, sans motifs bien valables, transféré le
port au lieu voisin, dit la Caldera, pour le transporter de nouveau
à Punta-Arenas. La prospérité de Punta-Arenas ne date guère que
d'une quinzaine d'années, mais depuis lors elle s'est incessamment ac-
crue. La rade est bonne, la ville, construite sur une langue de sable
de deux lieues de long, qui ferme le port intérieur du côté du large,
s'y prolonge en une rue unique sur toute l'étendue de la pointe,
laissant apercevoir d'un côté la rade et les navires de long cours, de
l'autre le port et de nombreux caboteurs. Les maisons sont en bois,
spacieuses et bien construites; il s'en élève beaucoup de nouvelles,
et une suite de magasins approvisionnés, quelques-uns presque élé-
gans, indiquent des ressources que l'on serait loin de supposer d'a-
bord. J'ai vu qu'on y établissait une scierie à vapeur, qui devait
fonctionner sur une grande échelle. Sur la plage, à quelques pas
l'un de l'autre, sont les deux seuls édifices publics que possède la
ville : une église, en bois comme le reste, et un phare, luxe auquel
sont peu habitués les navigateurs des mers du sud. A côté, quelques
petits canons dépareillés, hors d'état de faire feu, sont mis en bat-
terie, on ne sait pourquoi. En somme, le port n'a guère qu'un mou-
vement de 20,000 tonneaux, tant en exportations qu'en importations,
et la faiblesse numérique de la population l'empêchera longtemps
d'atteindre un grand développement, malgré un climat heureux et
un sage gouvernement. C'est du reste le seul endroit de cette côte
où un navire puisse trouver des ressources en vivres et en matériel.
De Punta-Arenas à la baie d'Amapala, située plus au nord, on
rencontre dans le golfe de Papagayo le port de San-Juan del Sur,
dont l'importance n'est que momentanée; ce port sert de débouché à
la ligne actuelle qui traverse l'isthme par le Nicaragua. Malgré la
précaution singulière qu'a prise le gouvernement de Costa-Rica d'y
décréter une ville, rien de ce genre ne s'y est encore élevé, et tôt ou
tard on abandonnera ce port sans ressources, maladroitement placé
sur la plage la plus inhospitalière de l'Amérique centrale. Le golfe
de Papagayo est renommé pour la violence des vents du nord, qui y
rendent la navigation difficile et même parfois dangereuse.
Les deux points indiqués par la nature des lieux comme tètes du
canal qu'on songe à creuser dans le Nicaragua seraient Realejo et
Amapala. Le premier possède une rade d'une parfaite sécurité. Au-
LES CÔTES DE l' AMERIQUE CENTRALE. 453
jourd'hui la population n'y est que de 1,200 âmes, et le commerce
ne s'alimente guère que du voisinage de la jolie petite ville de Cfii-
nandega, distante de deux ou trois lieues dans l'intérieur. Le second,
désigné indifféremment sous le nom de golfe de Fonseca ou d'Ama-
pala, est une vaste baie semée d'îles nombreuses et fertiles, dont
plusieurs, disposées comme une chaîne en travers de l'entrée, ga-
rantissent la tranquillité de cette petite mer intérieure. C'est une des
plus belles rades du monde; aussi la rivalité des convoitises a-t-elle
nécessité le partage de son littoral entre trois des états de l'Amé-
rique centrale, qui viennent s'y réunir comme trois coins juxtaposés :
ce sont le Nicaragua, l'Honduras et le San-Salvador.
Le port principal, La Union, appartenant au San-Salvador, n'a
pas 800 âmes. 11 n'y paraît de navires que de loin en loin, pour les
foires de San-Miguel, qui se tiennent en février et novembre à une
quinzaine de lieues dans l'intérieur. La république de San-Salva-
dor (1), le plus petit des cinq états (1,000 lieues carrées et 100,000 ha-
bitons), est tout entière située sur le Pacifique. Acajutla est le point
où s'opère le mouvement maritime de Sonsonate, ville assez impor-
tante placée à quatre lieues dans l'intérieur. Des travaux bien en-
tendus, exécutés par le docteur Drivon, assurent le facile déchar-
gement des navires. — D' Acajutla, une route pittoresque et bien
entretenue (chose rare) conduit, le long d'une petite rivière, à tra-
vers les bois, jusqu'à Sonsonate. La distance est de cinq lieues. Le
matin, avant l'heure de la chaleur, il y règne une active circula-
tion : les voitures s'y croisent avec les cavaliers et les piétons, les
chariots vont et viennent, chargés de marchandises, les bestiaux
errent le long du chemin; l'Indien à demi nu se dirige vers ses tra-
vaux, muni du machete, sorte de sabre qui paraît lui tenir lieu de
toute espèce d'instrument agricole. A mesure qu'on approche de la
ville, les habitations, d'abord éparpillées, deviennent plus nom-
breuses, et les fermes se transforment en fraîches villas; les jardins,
puis les maisons se multiplient: vous entrez dans le Barrio del An-
<jel, charmant faubourg qui présente Sonsonate sous l'aspect le plus
pittoresque. A gauche, au fond d'un ravin, coule sur un lit de cail-
loux la petite rivière que vous suiviez depuis Acajutla; sur l'autre
rive, la ville, entourée d'un cercle de verdure, tranche vivement
par l'éclatante blancheur de ses maisons sur l'azur radieux du ciel;
devant vous, un pont de pierre, hardiment jeté sur le ravin, indique
l'entrée, tandis que dans le rideau de montagnes qui forme le fond
de la scène, le volcan Izalco se couronne par intervalles d'une ar-
dente girandole de flammes et de vapeurs. La ville a 5,000 habi-
(1) Ainsi nommée par le frère du célèbre Alvarado parce que la conquête du pays fut
achevée le 6 août, jour de la transfiguration du Sauveur; le nom ancien était Cuscatlan
ou terre de richesses.
liâ'i REVUE DES DEl\ MONDES.
tans; régulièrement percée de rues à angles droits, elle se fait re-
marquer par une extrême propreté, cette demi -vertu, selon saint
François de Sales, qui est si peu pratiquée dans le Nouveau-Monde.
Ses maisons, blanchies à la chaux, n'ont qu'un étage à cause des
tremblemens de terre: mais elles regagnent en étendue ce qu'elles
sacrifient en hauteur, et beaucoup seraient en état de loger un régi-
ment. Quant aux édifices publics, ce sont, comme toujours, des
églises et des couvens, ruinés pour la plupart. Les couvens princi-
paux étaient ceux de San-Domingo, San-Francisco, San-Juan et la
Merced; les églises étaient au nombre de treize, et, des cinq qui
restent aujourd'hui, deux seulement ont gardé leur destination.
Le commerce de Sonsonate est presque uniquement entre les
mains de Français; c'est un fait assez rare pour être remarqué. Parmi
ces compatriotes, l'un des plus honorables, le général Saget, a mar-
qué sa place dans l'histoire du pays. Ancien soldat de l'empire, il
s'exila comme tant d'autres au commencement de la restauration, et
vint chercher fortune dans l'Amérique centrale, où, peu après son
arrivée, la proclamation de l'indépendance ouvrit cette longue pé-
riode de guerres intérieures qui durent encore aujourd'hui. Il se
rangea naturellement sous les drapeaux du parti libéral, où ses con-
naissances militaires lui valurent un avancement rapide. Devenu le
second après Morazan, il accompagna dans tous ses dangers ce héros
de la fédération jusqu'à sa dernière campagne dans l'état de Costa-
Rica; là il reçut de lui une mission pour Punta-Arenas, et ce fut pen-
dant cette courte absence que Morazan périt tragiquement, par une
catastrophe que notre compatriote eût peut -être prévenue sans cet
éloignement imprudemment ordonné. Morazan avait relevé une der-
nière fois le drapeau de la confédération, et s'était cru assez sûr des
populations de Costa-Rica pour envoyer la presque totalité de ses
troupes, sous les ordres du général Saget, à Punta-Arenas, où venait
d'éclater une insurrection militaire. A peine fut-il seul, que les trois
cents hommes qui lui restaient se virent assaillis dans la ville de
San-José par quatre ou cinq mille hommes qu'avaient ameutés les
chefs servîtes. Ce siège inégal dura deux jours et deux nuits. Mora-
zan essaya de se réfugier dans la ville voisine de Cartago; repoussé
par les habitans, il revint à San-José, y fut pris et fusillé le 18 sep-
tembre 1842. Depuis lors, le général Saget s'est retiré à Sonsonate,
et le voyageur français trouve dans sa maison l'hospitalité la plus
cordiale et la plus bienveillante.
Le dernier port de cette côte est celui de San-José, le seul que la
république de Guatemala possède sur le Pacifique. Cette république
est le premier des cinq états qui se partagent le pays, tant par le
chiffre de sa population que par l'étendue de son territoire et l'im-
portance de ses villes; mais les côtes, longues de soixante-dix lieues,
LES CÔTES DE L' AMERIQUE CENTRALE. 455
que l'état de Guatemala occupe sur le Pacifique, n'offrent pas le moin-
dre abri où puissent se réfugier les navires. Partout le rivage y pro-
longe à perte de vue son inflexible ligne droite, et partout le dange-
reux ressac, connu sous le nom de tasca ou barre, rend impossibles
les communications régulières du bord avec la terre. En cet état de
choses, le choix du lieu où la république établirait un port était as-
sez indifférent. Les premiers conquérans l'avaient placé à Istapa, et
on l'y conservait, parce que c'est le point le plus rapproché de la ca-
pitale. Au 1" janvier 1854, le gouvernement, je ne sais pourquoi,
l'a transporté à quelques lieues plus à l'ouest, à San-José. Cette opé-
ration, qui en France paraîtrait compliquée, est sur les côtes de Gua-
temala la chose du monde la plus sommaire : un décret à signer,
quelques bâtimens de douane à construire, et tout est dit.
Nous passâmes devant l'établissement déshérité d'Istapa, que nous
aperçûmes tristement perché sur le haut d'une falaise, et bientôt un
pavillon flottant sur une case isolée, seul indice qui pût nous gui-
der, nous annonça San-José. A l'horizon, la chaîne de volcans allon-
geait ses lignes imposantes, mais la plaine est basse et maréca-
geuse. Le seul navire qu'on vit là était un triste pronostic de l'avenir
du nouveau port : YEuscalduna, beau trois -mâts neuf de Bor-
deaux, s'était, peu de jours auparavant, jeté à la côte, et le choc in-
cessant et destructeur de la lame le déchirait peu à peu. Après le
coucher du soleil, un immense voile de vapeurs condensées s'éleva
au-dessus des terres, semblable à ces brouillards nocturnes que nos
colons des Antilles appellent le drap mortuaire des savanes; puis la
nuit vint, nous laissant tristement frappés du contraste de cette na-
ture désolée avec la riante campagne de Sonsonate; le grondement
monotone de la mer déferlant sur la grève se fit seul entendre dans
ce port silencieux et désert. Le commerce de la république achemine
les trois quarts de ses produits vers l'Atlantique, et c'est de l'Atlan-
tique qu'il reçoit ses importations. Le capitaine de port de San-José
me dit, il est vrai, qu'à peu de distance se trouvait un vaste étang,
facile à creuser et à transformer en un havre intérieur; mais ce havre
ne ferait pas disparaître l'insécurité d'un mouillage où les navires
ne se hasardent que pendant quelques mois de l'année; la difficulté
serait d'y entrer, c'est-à-dire de passer la barre; il faudrait des tra-
vaux coûteux, auxquels on ne peut songer de longtemps.
En résumé, la distribution des ports sur cette côte n'est pas en
rapport avec l'importance relative des divers états. Le Guatemala
manque de ports à vrai dire, et c'est aux trois républiques les plus
faibles du pays qu'appartient le point unique où peut se concentrer
par la suite le mouvement commercial, à savoir l'admirable baie
d'Amapala. On peut donc prévoir que les développemens futurs du
commerce modifieront les rangs respectifs des cinq états.
/|5G REVUE DES DEUX MONDES.
Le commerce de l'Amérique centrale sur les côtes de l' Océan-Pa-
cifique est peu considérable. Le port le plus animé est Punta-Arenas,
dans l'état de Costa-Rica. Cette prospérité relative n'a d'autre ori-
gine que la production du café, production toute récente. Il y a une
\ ingtaine d'années, quelques pieds de caféiers furent importés de
la Nouvelle-Grenade; ils réussirent si bien, que la culture s'en géné-
ralisa promptement, d'abord dans la plaine de San-José, chef-lieu
de Costa-Rica, et peu à peu dans tout ce petit pays. En 1845, la
production était déjà de 50,000 quintaux, elle est aujourd'hui plus-
que triplée; le capitaine de port de Punta-Arenas pense qu'avant peu
d'années elle atteindra le chiffre de 300,000 quintaux. La qualité en
est de plus en plus appréciée sur les marchés étrangers, et le prix,
qui n'était en 1845 que de 7 piastres le quintal (45 kilogrammes),
s'élevait jusqu'à 12 piastres en 1854. L'époque de la récolte du café
est le signal d'une activité singulière : les villes deviennent désertes,
chacun s'établit sur sa plantation; les femmes même, tout insou-
ciantes qu'elles soient d'ordinaire, s'intéressent à cette récolte pres-
que autant qu'à leur toilette, et j'étais tout étonné de recevoir les
détails les plus circonstanciés sur cette culture de la bouche d'une
des plus gracieuses et des plus charmantes personnes de Punta-
Arenas; elle arrivait de la plantation de son mari, voyage de cin-
quante lieues qu'elle avait tout simplement fait à cheval.
Cette culture est la seule importante; quelques autres cependant
pourraient acquérir un développement sérieux : le sucre, le tabac,
les bois de construction et d'ébénisterie. Quelques mines, peu riches
aujourd'hui, pourraient le devenir; c'est à ces mines que Juarros
attribue le nom de la province de Costa-Rica, mais il ajoute naïve-
ment que nul ne sait à quelle époque elles étaient riches.
En général, on retrouve sur ces côtes les productions tropicales,
riz, safran, vanille, cascarille, caoutchouc, etc. Ne parlons que de
celles qui offrent déjà les élémens d'un commerce réel. A ce titre,
après le café de Costa-Rica, il faut citer l'indigo du San-Salvador,
improprement connu en Europe tous le nom d'indigo de Guatemala.
Malheureusement l'état de guerre du pays, le manque de bras, l'in-
certitude du lendemain ont fait abandonner peu à peu la plupart
des indigoteries; cette industrie n'a fait que décroître depuis le dé-
part des Espagnols. Elle produisait alors jusqu'à 10,000 balles de
08 kilogrammes; aujourd'hui ce chiffre est graduellement descendu
à 3,000, puis à 1,200, et cette diminution continue. L'n autre pro-
duit du San-Salvador est le baume appelé baume du Pérou, parce
que les premiers échantillons qui en arrivèrent en Europe avaient
passé par Lima. L'arbre qui donne sous différentes formes ce médi-
cament si recherché est exclusivement originaire de l'état de San-Sal-
vador, où pendant longtemps la côte comprise entre Acajutla et Jiqui-
LES CÔTES DE l' AMERIQUE CENTRALE. A 57
lisco fut désignée sous le nom de côte (ht Baume. La réputation de
cette substance est d'une antiquité respectable, car dès 15(52 le pape
Pie IV en autorisa l'emploi dans la consécration du saint-chrême.
Dans la république de Guatemala, la production principale est la
cochenille, dont 750,000 kilogrammes environ, valant près de 5 mil-
lions de francs, s'exportent annuellement; mais c'est à peine si le
quart de ce mouvement s'opère par l' Océan-Pacifique.
Les Indiens ont aussi leurs produits spéciaux : ce sont des cale-
basses gravées, des hamacs en pitre (espèce de paille), des nattes
de paille aux dessins éclatans, des paniers d'osier bizarres de forme
et de couleur. Leur industrie la plus lucrative est la pêche de la tor-
tue et des huîtres perlières. La tortue dite carey leur fournit seule
l'écaillé qui s'achète; ils en vendent la livre sept ou huit piastres, ce
qui prouve qu'elle est rare. Les tortues de la grande espèce, dont
l'écaillé est malheureusement sans valeur, sont au contraire extrê-
mement abondantes; mais on se lasse bien vite de cette chair insi-
pide. Deux hommes suffisent pour la pèche : l'un guide la pirogue,
l'autre, placé à l'avant, attentif, l'œil au guet, tient en main, au bout
d'une corde longue et menue, la lance dont il harponne l'animal: puis
tous deux, avec une adresse singulière, parviennent à faire entrer
dans leur étroite pirogue, vivans et se débattant, ces monstrueux ché-
loniens qui pèsent parfois près de trois cents livres. — La pèche des
huîtres perlières se fait sur une plus grande échelle. Le chef d'une
pêcherie engage vingt-cinq ou trente Indiens qu'il loge et nourrit
pendant la saison, et qui chaque matin se rendent au lieu de pèche,
répartis sur deux ou trois grandes pirogues. Là, tous debout, rangés
par ordre, ils plongent successivement; à peine l'un s'est-il jeté, que
le suivant se jette à son tour; chacun arrache du fond de l'eau une ou
deux huîtres, puis recommence; un habile plongeur peut ainsi en rap-
porter jusqu'à cent dans sa journée. Ces huîtres sont très grosses et
bonnes, quoique peu délicates. La crainte des requins qui pullulent
dans ces parages semble inconnue à ces hardis pêcheurs; une seule
fois ils nous prièrent d'enterrer les dépouilles d'un bœuf tué à bord,
de peur que l'odeur du sang n'éveillât la voracité de ces ennemis
toujours proches. La pêche des huîtres est d'un produit fort incer-
tain; parfois les frais ne sont pas couverts, parfois aussi une ren-
contre heureuse, une seule perle, fait la fortune de la saison. Du
reste, rien n'est perdu; les écailles même se vendent, et chaque an-
née un navire anglais vient les recueillir aux diverses pêcheries.
Tel est parmi ces populations l'état actuel du commerce. Mettez
à la place ou à côté des Indiens insoucians, des paresseux Espagnols,
une société laborieuse, désireuse de gain, habile à tirer profit des res-
sources naturelles qui abondent : la transformation sera rapide.
La population de l'Amérique centrale se compose, comme dans
A58 . REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les républiques espagnoles du Nouveau-Monde, de blancs,
d'aborigènes ou Indiens, et de métis ou ladinos. Elle s'élève, dit-on,
à 1,500,000 âmes, évaluation probablement trop faible, car le recen-
sement ne peut atteindre tout le monde en des pays où les huit
dixièmes des habilans sont Indiens ou métis. Cette proportion est
remarquable : elle indique à la fois le peu d'importance que les con-
quérans attachèrent à la possession de ces contrées et le caractère
relativement pacifique qu'y conserva leur conquête. Ici l'établisse-
ment de la domination étrangère fut exempt des épouvantables hor-
reurs qui ensanglantèrent le Mexique et le Pérou. La république de
Costa-Rica toutefois fait exception; là, sur un chiffre de 100,000 ha-
bitons, les Indiens ne figurent que pour un dixième. En même
temps c'est de beaucoup le plus sage et le plus prospère des cinq
états. La population de l'Amérique centrale fournit au territoire une
moyenne de 100 habitans par lieue carrée. Comme terme de compa-
raison, on peut se rappeler que la Belgique a environ 2,500 cames
pour la même unité de surface.
Des deux races qui occupent le |>;i\s. la race aborigène est la plus
curieuse, et c'est dans la province de Yeraguas qu'il faut l'étudier.
L'absence presque totale de mouvement sur cette côte a laissé à
l'Indien sa physionomie originale; son langage même, dit-on, ren-
ferme encore des traces, non-seulement de l'idiome nuhuatl apporté
par les Mexicains, mais même des divers dialectes toltèques auté-
rieurs à la domination mexicaine. Son visage cuivré, aux pommettes
saillantes, ses yeux profonds, limpides et expressifs, ses cheveux
noirs et droits, ses membres bien proportionnés, aux extrémités
fines, indiquent une race pure. Ses habitudes sont simples et gardent
surtout deux traits bien caractéristiques de la vie sauvage, la haine
du travail et l'amour de l'isolement. No queremos mucha vccindad ,
me disait l'un d'eux : « nous n'aimons guère le voisinage. » En eifet,
leurs cabanes, éparses le long de la côte, sur le bord des rivières,
au fond des baies ou sur les îles, sont rarement réunies en villages.
L'existence contemplative de l'Indien n'est interrompue que par les
quelques heures de travail nécessaire à l'entretien de son petit jar-
din, qui lui fournit sa nourriture, — du maïs, des bananes, quelques
fruits. Le plus souvent ce jardin est assez loin de sa cabane et comme
perdu au milieu des bois. Parfois pourtant ce goût pour la solitude
cède à l'attrait d'une réunion officiellement annoncée; alors toutes
les pirogues, chacune portant une famille, s'engagent dans Yarroyo
(bras de rivière) qui conduit chez l'amphitryon. Au lieu du semblant
de pantalon, costume ordinaire des Indiens, on voit reparaître ces
jours-là les vêtemens bariolés, les ponchos (manteaux ronds) aux cou-
leurs vives et éclatantes si chères aux races sauvages; les femmes, ha-
bituellement vêtues d'une simple chemise et d'un jupon, mêlent alors
LES CÔTES DE L'AMERIQUE CENTRALE. 459
des fleurs rouges aux longues tresses de leurs cheveux, s'entourent
le cou de colliers de graines, et garnissent de volans l'ouverture de la
chemise, qui laisse la naissance de la poitrine à découvert. Dans ces
fêtes, qu'anime le son de la guitare, les Indiens prolongent souvent
leurs danses jusqu'au milieu de la nuit, heureux si quelques réaux
égarés permettent d'y joindre le régal chéri de Vagua ardiente.
La poésie de ces Indiens est toute dans leurs chansons. Par mal-
heur elle est devenue peu à peu espagnole, perdant ainsi son origi-
nalité primitive. Cette métamorphose est du moins une preuve de la
parenté de génie des deux races. Ce n'est pas sans étonnement que
j'ai retrouvé là une vieille et curieuse ballade espagnole, aujourd'hui
sans doute oubliée en Espagne :
o L'épouse se lève un matin, disant qu'elle va au jardin jouir de la fraî-
cheur. Mieux lui valait dormir !
« Sur les beaux cheveux qu'en sa pensée elle destine à l'amour, elle jette,
en sortant, une toque. Mieux lui valait dormir! »
Après plusieurs rencontres de mauvais augure, elle arrive au
jardin :
« Elle n'y voit d'abord rien, et finit par rencontrer ce qu'elle n'y cher-
chait pas. Mieux lui valait dormir!
« Son amant tué, et près d'elle son mari, qui met fin à leurs deux existences.
Mieux lui valait dormir ! »
En général, leurs chants sont tristes et mélancoliques : ils ont sou-
vent un tour recherché que ne désavoueraient pas nos faiseurs de
romances; mais on y trouve quelquefois un peu d'originalité et de
grâce, comme dans ces quelques vers que j'entendis chanter par une
jeune Indienne employée à une pêcherie de perles des îles Paridas :
« Jeune fille, dont les yeux si beaux brillent sous de longs cils dorés, puisse
ta mère m'appeler son fils, et tes sœurs leur frère!
« Si je meurs, mon âme, enterre-moi près de ta couche, afin que tes yeux
me servent de cierges! »
Ici, comme dans beaucoup de parties de l'Amérique espagnole, le
clergé, rassuré par la facile soumission de ses prosélytes, leur a
permis de conserver dans le rite catholique certains souvenirs de
leur culte primitif. On regrette que l'insouciance des Indiens ait laissé
échapper le sens traditionnel de quelques coutumes bizarres, qu'ils
perpétuent sans savoir pourquoi. Cette insouciance va jusqu'à dé-
truire chez eux toute trace d'affections de famille. Pendant une course
en canot sur une des rivières du Veraguas, j'aperçus au fond de
l'eau, très transparente en cet endroit, sous les racines des man-
guiers, le cadavre d'un enfant de cinq ou six ans. Je me dirigeai
vers une cabane voisine; j'y trouvai une femme jeune encore, et l'in-
formai de cette triste découverte. « Eh ! Miguel ! » cria-t-elle à son
AlM) REVUE DES DEUX MONDES.
mari occupé au dehors, « le senor a trouvé le corps du nhïo (petit) à
la pointe de Yarroyo; tu avais raison. » C'était la mère de l'enfant.
Ce fut là toute l'oraison funèbre du nino, qui avait disparu depuis
trois jours sans qu'on s'en fût autrement inquiété. Du reste, on re-
trouve en d'autres pays des exemples d'une insensibilité non moins
étrange. Un officier de marine m'a raconté que, se promenant un
jour dans la campagne de Nanking, il rencontra, portant son enfant
dans ses bras, une femme qui, effrayée à la vue du barbare, jeta son
fardeau dans une haie pour s'enfuir plus vite, en trébuchant sur ses
pieds mutilés, bien plus, il est tel point, — les îles Marquises, —
où le sentiment maternel a presque disparu; il est remplacé par
l'adoption érigée en système.
Hors du Yeraguas, dans les autres parties de l'Amérique centrale,
L'Indien, mêlé sans cesse au mouvement qui l'entoure, a perdu, dans
le contact avec les Européens, son caractère primitif : il est devenu
plus industrieux, plus attaché au sol, moins étranger aux senti-
mens de famille. Vivant heureux près de sa femme, entre le champ
qu'il cultive et la cabane qui l'abrite, son humeur paisible l'a sauvé
de cette destruction totale qui, toujours plus prochaine, menace ses
frères des États-Unis. 11 se soumet avec une grande indifférence
au joug, fort léger du reste, des petits-neveux de ses conqué-
rans. Dans les luttes intestines qui ont ensanglanté pendant plus
de trente ans l'Amérique centrale, c'est parmi les Indiens que se sont
recrutées les prétendues armées de tous les partis. L'Indien se disci-
plinait promptement, sa bonne volonté était constante, sa patience
remarquable. Une seule chose manquait, c'était l'ardeur guerrière.
Rien de curieux comme sa contenance la première fois qu'on lui
met un fusil dans les mains : il le regarde, ose à peine y toucher,
et attend que quelque âme charitable lui enseigne à faire connais-
sance avec son animal (il appelle ainsi tout objet inconnu et qui
lui semble étrange). Ce n'est qu'à la longue qu'il se familiarise et
surtout qu'il s'aguerrit, si tant est qu'il en vienne jamais là. Sou-
vent le malheureux est enrégimenté sans qu'il se rende bien compte
de la cause qui réclame son appui. Dans l'une des nombreuses
guerres de Carrera et de Morazan, un lieutenant de Carrera,
s' étant emparé de Sonsonate, y avait laissé une faible garnison
et un corps assez nombreux d'Indiens fraîchement recrutés. Le soir
venu, pour empêcher les désertions qu'eussent pu provoquer les
souvenirs encore récens de la famille, on réunit la nouvelle troupe
dans une église située à l'extrémité de la ville; un poste de confiance
fut chargé de la surveiller, et un factionnaire placé à la porte. In-
struit par ses espions, vers le milieu de la nuit, un lieutenant de
Morazan, qui tenait la campagne, entre hardiment dans Sonsonate;
deux aides de camp seulement sont avec lui. Le poste dort dans une
LES CÔTES DE L'AMERIQUE CENTRALE. /|()1
maison voisine. Enveloppé d'un manteau, cet officier se présente, en
murmurant un mot d'ordre quelconque, au factionnaire, qui le prend
pour un officier de ronde. Il pénètre au milieu des Indiens couchés
à terre : « Allons, debout, garçons! dit-il; voici l'ennemi! aux
armes ! et surtout du silence ! » Les dormeurs se gardaient bien de
bouger, se demandant à voix basse dans le singulier patois qui est
résulté du mélange de leur langue avec l'espagnol : « Qu'est-ce que
celui-ci? que nous veut-il? Ce n'est pas celui d'hier soir. » Leur
recruteur improvisé insiste, harangue; un premier se met sur son
coude, puis un second, puis tous, et bientôt ils sont debout; le tour
est joué. Notre homme les fait s'armer, se mettre en rangs, et sort
tranquillement à la tète de ses nouveaux soldats, ordonnant au fac-
tionnaire de se joindre à la troupe. En quelques instans il fut hors
de la ville. Les Indiens ne se doutèrent jamais qu'ils avaient passé
d'un parti dans l'autre, et qu'ils étaient des traîtres innocens.
A côté de la vie obscure, silencieuse et facile de l'Indien, s'étale
l'existence large et opulente des riches familles de race blanche. Le
courant de l'émigration européenne est si faible en ce pays, qu'on
y retrouve intactes les anciennes mœurs des colonies espagnoles,
curieux mélange de luxe et de simplicité. L'hospitalité surtout s'y
pratique avec une cordialité, une franchise dont l'Europe a depuis
longtemps perdu le souvenir. Il n'est pas rare d'y voir des visites
de famille à famille durer plusieurs mois, et une famille se compose
quelquefois d'une quinzaine de personnes. Quel est l'étranger qui,
introduit dans l'intimité d'une de ces riches familles, n'a été effrayé
de l'interminable procession de visages divers qui passe devant lui,
et surtout du formidable bataillon des tantes, sœurs, nièces, cou-
sines?... Puis vient l' arrière-garde des domestiques, composée aussi
de pères, de mères et d'enfans, plus nombreuse souvent que le corps
d'armée. C'est une vraie vie de patriarches, et l'on se demande com-
ment les fortunes peuvent suffire à l'entretien d'une telle population
dans un pays où le désordre est la règle. Pourtant l'amo de la casar
le maître de la maison ou plutôt de la tribu soutiendra sans hési-
tation ni surprise ses parens de tous les degrés. Il faut dire du reste
que là le comfortable est inconnu, et que le luxe (il y en a souvent
beaucoup) est concentré dans les salons. Les chambres à coucher
n'ont parfois d'autres meubles qu'un lit de sangle, deux chaises,
et, dans un coin, l'inévitable malle, qui sert tout à la fois d'armoire,
de commode et de secrétaire. A votre grand étonnement, vous en
verriez sortir, comme d'un gobelet d'escamoteur, robes, bijoux,
linge, chapeaux, tout l'arsenal féminin. On vit en commun; on se
réunit aux heures de repas autour de la table dressée sous la galerie,
on se réunit encore le soir pour une promenade à cheval, et la danse
couronne la journée, qu'elle prolonge jusqu'au milieu de la nuit.
6*î"2 KEVUE DES DEUX MONDES.
Jamais dans l'Amérique espagnole on ne rencontre de ces misères
en habit noir si fréquentes dans la société moderne : la raison en
est dans ces habitudes hospitalières. L'homme qui a perdu toute
ressource va chez quelque ami plus heureux; il y vit parfois des an-
nées comme ami de la maison, amigo de la casa, puis un beau jour
il recommnceera une vie indépendante, sans avoir connu ces obses-
sions de la misère qui suivent un revers. L'insouciance du débiteur
ne peut être comparée qu'à celle du créancier.
L'avenir des enfans inquiète peu les familles, leur éducation en-
core moins; il en résulte une ignorance qui choquerait, si elle n'était
générale. L'instruction des hommes se réduit en moyenne à un peu
d'orthographe et d'arithmétique; ce peu, presque superflu pour en-
trer dans l'armée, est suffisant pour aborder le commerce. Les
femmes ne savent rien, et les plus instruites n'ont d'autre notion sur
l'Angleterre que la couleur du pavillon porté par ses navires.
11 n'y a pas de distinction entre les castes; tout est réellement ac-
cessible à tous , chose singulière dans un pays où la race conqué-
rante et la race conquise sont restées en présence, où le régime colo-
nial a été si longtemps exercé. Les fonctionnaires les plus élevés sont
souvent d'origine indienne; on voit parfois de hauts personnages faire
de leurs fils de simples dependientes (commis de maisons de com-
merce). L'égalité s'est établie avec la même facilité ou la même indif-
férence de la part des libéraux et de la part des conservateurs. Peut-
être est-ce là une des causes de l'excessive mobilité politique de ces
peuples. Dans une société peu avancée, la séparation des castes est
un point d'appui pour le gouvernement.
Telle qu'elle est, cette société a pour l'étranger un charme sin-
gulier, tant l'accueil qu'on y reçoit ressemble peu à la réserve et à
la froideur qui régnent dans nos salons d'Europe. Une recomman-
dation n'y est pas considérée comme une lettre de change tirée par
un ami indiscret : toujours acceptée avec empressement, elle vous
ouvre dix portes; plus vous allez dans une maison , plus on aime à
vous voir; vous devenez partie intégrante de la famille. Les femmes
sont coquettes comme ailleurs, mais la coquetterie a chez elles un
attrait de naïveté qui en ferait regretter l'absence; l'amour de la
toilette, peut-être exagéré, est compensé par un goût parfait. Un
esprit naturel du tour le plus franc supplée au manque d'instruction;
cet esprit est toujours bienveillant, et le souvenir que l'étranger en
conserve compte toujours au nombre des meilleurs.
Le défaut capital de la société espagnole de l'Amérique centrale
est le manque d'énergie. Le jour où ce pays prendra, dans les rela-
tions des peuples, la place que la nature lui a assignée, on verra de
nouvelles races s'y implanter. Que deviendra alors la société hispano-
américaine? Ce qu'est devenue la population espagnole de la Galifor-
LES CÔTES DE l' AMERIQUE CENTRALE. 403
nie. Entend-on prononcer son nom au milieu de tous les intérêts
nouveaux qu'a su y créer la jeune Amérique? Pourtant dix années ne
se sont pas écoulées depuis que cette contrée fait partie de l'Union!
— La vice-royauté de Guatemala, dont les débris forment aujourd'hui
les cinq états de l'Amérique centrale, fut, on le sait, de toutes les
colonies espagnoles la dernière qui se sépara de la métropole. Cette
révolution, toute pacifique du reste, ne date que de 1821, et dès le
lendemain de la déclaration d'indépendance se dessinèrent nette-
ment les deux partis qui devaient si longtemps ensanglanter le pays,
les servîtes et les fédérales. Les premiers, soutenus par le clergé et
les grands propriétaires, inclinent au régime monarchique et com-
battent pour la séparation des cinq états; les seconds invoquent la
liberté, et veulent que l'Amérique centrale devienne une confédé-
ration. Au reste, ces termes de serviles et de fédérales ne doivent
être pris que comme de simples dénominations. Le jeu des ambi-
tions personnelles, les rivalités de provinces, les passions locales,
ont eu plus d'empire que les idées et les principes pompeusement
énoncés dans les programmes de chaque parti. C'est là un trait com-
mun à toutes les républiques hispano-américaines.
La république de Guatemala a toujours été le centre d'opérations
des serviles, et le petit état de San-Salvador, le foyer des doctrines
libérales. Dans la première en effet, soumise plus immédiatement à
l'influence espagnole, les vastes propriétés des grandes familles sont
restées plus nombreuses, et les prêtres ont conservé toute leur au-
torité, tandis que l'habitant du San-Salvador, le Salvadoreno, plus
éloigné de ces influences, s'est parfois laissé aller jusqu'à des vel-
léités d'indépendance religieuse. De là trois groupes distincts, aux
intérêts nettement tranchés : au nord Guatemala, au centre le fédé-
ralisme, représenté par le San-Salvador, auquel s'adjoignent l'Hon-
duras et le Nicaragua; enfin au sud la petite république de Costa-
Rica, dont la politique constante a été de s'isoler de ses voisines et
de se soustraire aux désastreuses conséquences de leurs éternelles
guerres civiles. Cet état mérite une mention spéciale. Grâce à son
humeur paisible, que seconde sa position géographique, il a pu
réduire son armée, ce qui n'est pas seulement une économie, mais
un gage nouveau de paix intérieure. Sagement administré, il est
parvenu à s'affranchir de toute dette publique; chaque année, ses
comptes se soldent en excédant, son commerce augmente, sa po-
pulation s'accroît. L'on ne saurait mieux le comparer qu'au Chili.
Les deux partis que nous avons signalés ont eu chacun un chef
remarquable et une période de suprématie. Francisco Morazan fut
le héros de la fédération. Fils d'un créole des Antilles françaises, il
appartenait par sa famille à cette classe moyenne dont il allait dé-
fendre les idées. Dès 1824, âgé à peine de vingt-cinq ans, il se mêle
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aux affaires <lu pays, et par sa remarquable intelligence il les do-
mine de fait, jusqu'au jour où son élévation régulière à la présidence
ouvre pleine carrière à son activité patriotique. 11 comprenait que
la fédération, en donnant à l'ensemble des cinq états la force qui
leur manquait isolément, pouvait seule s'opposer aux envahissemens
futurs qu'appellerait sur l'Amérique centrale sa position entre les
deux Océans. Malheureusement les compatriotes de Morazan n'en-
tendaient rien aux plans de civilisation qui remplissaient sa tète ;
ses talens prolongèrent l'existence de la confédération, mais celle-ci
n'avait cessé d'être en butte aux sourdes menées du parti contraire,
et en 1837 parut sur la scène l'homme qui devait, après cinq ans
de luttes, assurer le triomphe définitif des servîtes et rompre la
confédération, — Rafaël Carrera, devenu dictateur du Guatemala.
Métis, presque Indien, simple gardeur de pourceaux, ne sachant ni
lire ni écrire, Carrera n'avait que vingt et un ans lorsqu'il se mit à
la tète d'une troupe d'Indiens révoltés, sur lesquels son origine,
jointe à sa remarquable hardiesse et à son indomptable volonté, lui
avait acquis une autorité absolue. Par quelle singulière alliance d'in-
térêts ce représentant de la population conquise devint-il le repré-
sentant du parti servile? Il y eut sans doute dans sa résolution, sans
qu'il s'en rendit bien compte, un vague instinct de race. Le parti
libéral, se rattachant naturellement et nécessairement à l'Europe, ne
pouvait que s'attirer l'antipathie de la multitude, pour qui le cri
de guerre aux étrangers traduisait dans toute sa crudité le sens
qu'elle attachait à son émancipation. De là cette haine commune,
aveugle chez les masses, raisonnée chez la noblesse et le clergé, et
cette lutte opiniâtre qui se termina par la mort du général Mora-
zan. Aujourd'hui Carrera règne sans conteste; chef despotique et
sanguinaire, sans foi ni scrupule, il n'en est pas moins l'homme du
pays, qui le comprend et en est compris, le dictateur populaire
identifié à la cause nationale, tandis que son rival, personnification
des classes moyennes, n'eut jamais une véritable popularité.
La fédération dissoute, les cinq états menèrent une existence sé-
parée, sans événement remarquable, jusqu'au 13 juin 1855, jour où
Walker débarqua à Realejo. Nous ne reviendrons pas sur cette expé-
dition de flibustiers qui n'est pas terminée, mais qui fait présager
l'avenir de l'Amérique centrale. Cette entreprise n'est pas un fait
isolé; on la voit se reproduire à chaque instant sous une forme ou
sous une autre : hier c'était le colonel Kinney voulant s'emparer d'une
prétendue concession de 30 millions d'acres de terre dans le Nicara-
gua; auparavant c'était le bombardement de Greytown. A Panama,
l'Américain est pour ainsi dire maître de l'isthme; il se retrouve par-
tout en ce pays, et partout il fait étalage de cette avidité brutale
qu'il lui plaît de décorer du nom d'instinct d'annexion.
LES CÔTES DE L'AMERIQUE CENTRALE. 405
Comment s'étonner de cette prépondérance des Américains en
présence de l'inertie des populations espagnoles? Le passé de la race
indienne devrait pourtant servir à celles-ci de leçon. Parfois il arrive
qu'au milieu de ces solitudes immenses, au fond de forêts séculaires,
on voit se dresser le gigantesque tombeau d'une des antiques cités
américaines : ses ruines couvrent des espaces de plusieurs lieues
carrées; des remparts, où l'imagination croit retrouver les murailles
d'Ilion, les entourent encore de leur indestructible ceinture; ça e.t là
des pyramides aux faces recouvertes d'escaliers de pierre élèvent
vers le ciel leur masse colossale, attestant la grandeur d'un culte
disparu. Et ces restes, que la puissante végétation a recouverts pres-
que partout d'un suaire de verdure, ne sont pas le tombeau d'une
ville barbare, il suffit de regarder les sculptures qui s'y rencontrent
à chaque pas. Qu'ont substitué les Espagnols à cette société dont ils
ont à peine daigné nous transmettre le souvenir? qu'est devenue
cette race intelligente qu'ils avaient soumise? De leur propre aveu, la
dépopulation a été des deux tiers, et l'immigration est presque nulle.
De cette absence de producteurs et de consommateurs est résultée
l'insignifiance des exportations et des importations. Dans cet Océan-
Pacifique, incessamment sillonné par la vapeur, où tout ce qui a vie et
mouvement se rattache à Panama par une ligne de steamers, il n'y
a entre Panama et les côtes qui l'avoisinent aucune communication
réglée (1). Il ne faut rien attendre des maîtres du pays, qui n'ont ni
ressort ni énergie. En revanche ils ont un voisin qui n'en manque pas,
qui est décidé et envahisseur, qui transforme en quelques années
les pays où il pénètre, et qui veut pénétrer partout. C'est le rude et
brutal Yankee. Mais l'intérêt commun de toutes les nations ne per-
met pas de laisser tomber sous une domination étrangère un pa\ s
qui tire de sa situation une si grande importance. Il faut que ce
pays reste neutre. Or cette neutralité ne lui peut venir que de deux
façons, soit que les grandes puissances maritimes y occupent des
points différens pour contenir leur ambition mutuelle, soit qu'une
population assez forte pour maintenir son indépendance s'y forme
par l'immigration, et, mettant enfin à profit les ressources naturelles
de ces contrées, les fasse servir aux intérêts généraux. Nous n'avons
pas besoin de dire que de ces deux solutions nous préférons la
seconde.
Edouard Vanéeciiolt.
(1) Une tentative faite en 1854, par une compagnie américaine, pour en établir une,
échoua complètement dés le premier voyage.
30
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 mai 1857.
Au premier coup d'œil qu'où jette sur l'Europe, il est facile de voir que
l'aspect des choses ne change pas d'un instant à l'autre. Chaque jour, heu-
reusement pour la tranquillité des peuples, n'a pas sa moisson d'événemens
et ses coups de foudre. Tout au plus peut-il y avoir, si l'on nous permet ce
terme, des incidens dans les ineidens. Les questions déjà engagées suivent
leur cours, les négociations ou les conflits diplomatiques parcourent des
phases diverses, le inonde fait ses affaire».. C'est ainsi qu'on n'en a point lini
encore aujourd'hui avec cette question de la Chine, qui a grandi subitement
à la suite des hostilités survenues dans la rivière de Canton, avec la question
de Vuchùtel, qui a eu la mauvaise fortune au dernier moment de se heur-
ter à un contre-temps imprévu, avec l'agitation électorale qui se prplonge
dans les principautés danubiennes : incidens d'hier et de demain auxquels
viennent se joindre l'ouverture des parlemens en Angleterre et en Espagne,
de sérieuses et délicates discussions dans les chambres belges et piémon-
taises, et même des excursions de souverains qui ont aussi leur importance
politique, comme le voyage du souverain pontife dans la Romagne et le
voyage de l'empereur d'Autriche en Hongrie, dans cette contrée ravagée il
y a huit ans par la guerre.
Il faut bien commencer par le commencement. Le nouveau parlement d'An-
gleterre s'est donc réuni de fait à la dernière lieure du mois d'avril, et il a
repris véritablement ses travaux peu après, le jour où le discours de la reine
a été lu aux deux chambres. Le discours de la reine ne dit que ce qu'on
savait déjà sur les conditions générales de la politique extérieure et inté-
rieure de la Grande-Bretagne. Il restait un point à éclaircir : quelle allait
être la situation respective du ministère et des partis? Que le cabinet eût la
majorité dans la nouvelle chambre des communes, cela n'était point douteux;
mais quelle était la force et quelles étaient les tendances réelles de cette,
majorité? Quel serait de plus le degré de son dévouement à la politique mi-
nistérielle? Le danger pouvait venir, on le sait, de quelque proposition de
réforme électorale dont certains membres des communes semblaient dispo-
BEVUE. — CHRONIQUE. 467
ses à prendre l'initiative, et qui aurait été vraisemblablement appuyée par
lord John Russell. Le chef du cabinet a eu l'habileté de souffler lui-même
sur ce nuage et d'ajourner la difficulté à la session prochaine, en annonçant
que le gouvernement préparerait un projet destiné à étendre les franchises
électorales. Par là, lord Palmerston empêchait les dissidences d'éclater, il
maintenait la cohésion dans son parti, et il réduisait les plus décidés de ses
adversaires à ne compter que sur leurs propres forces dans la guerre qu'ils
soutiennent contre le ministère. Du reste, indépendamment de tout autre-
motif, lord Palmerston avait ici en sa faveur une considération d'un certain
poids : c'est que les élections viennent à peine de s'achever en Angleterre, et
un ajournement ne pouvait qu'être du goût des partisans eux-mêmes d'une
réforme qui eût entraîné une dissolution nouvelle du parlement. C'était la
plus dangereuse question pour le ministère de lord Palmerston et pour l'in-
tégrité de son parti. Or, ce péril intérieur écarté, que reste-t-il? Parmi tant
d'affaires différentes de politique extérieure, il reste une question prédomi-
nante que la reine mentionne dans son discours, celle de la Chine, où l'An-
gleterre se rencontre dans une certaine mesure avec la France, comme les
deux puissances se rencontrent aujourd'hui en bien d'autres questions et
sur bien d'autres points 'du monde.
Cette question de la Chine, qui est née d'uni' façon si inattendue et qui
peut prendre de si étranges proportions, cette question, disons-nous, il ne
faudrait ni la grossir ni la diminuer. 11 ne faudrait ni exagérer la portée de
l'action commune de l'Angleterre et de la France, ni fermer les yeux sur les
conséquences qui peuvent découler de la situation actuelle. Pour le moment,
on ne peut que constater le point de départ de cette obscure complication
et la position respective des deux puissances, position qui n'est point évidem-
ment la même, et qui implique de la part de chacun des deux gouvsrnemen
une certaine indépendance de politique. L'Angleterre, on ne l'a pas oubli.-.
est déjà engagée à quelques égards par les actes d'hostilité de ses agen
Elle a des intérêts immenses à sauvegarder, la puissance et la dignité do
nom britannique à maintenir en face de populations barbares et fanatisées.
Cependant l'Angleterre elle-même n'est point encore en guerre avec la Chine.
La reine dans son discours restreint les faits qui ont eu lieu aux proportions
d'un conflit local entre les autorités anglaises et le haut commissaire chinois.
La lutte n'est point ouverte entre les deux empires, et le discours royal
annonce en môme temps l'envoi d'un plénipotentiaire qui doit prendre la di-
rection des événemens. Ainsi des hostilités partielles et l'envoi d'un plénipo-
tentiaire chargé d'effacer la trace de ce qui s'est passé, ou de laisser la force
agir seule, si la diplomatie ne suffit pas pour assurer des garanties nou-
velles et plus efficaces à tous les intérêts anglais et européens, telle est
la situation de l'Angleterre. Quant à la France, sous quels auspices entre-
t-elle dans cette affaire et quelle est sa politique? Le gouvernement, on le
sait, vient de nommer comme plénipotentiaire en Chine un membre de notre
diplomatie, M. le baron Gros, qui a rempli diverses missions dans la Plata,
à Athènes, et qui plus récemment a préparé un traité de délimitation entre
la France et l'Espagne. M. le baron Gros, à ce qu'il semble, est chargé d'ob-
tenir une satisfaction pour le supplice infligé à l'un de nos missionnaires, et
en outre sa mission s'étend à des objets plus généraux. Il a naturellement
/|(38 REVUE DES DEUX MONDES.
pour instruction essentielle de négocier le renouvellement des traités qui
expirent maintenant; il doit demander pour la France le droit d'avoir un
représentant à Pékin et de nommer des consuls sur divers points du Céleste-
Empire; il est chargé, dit-on , de réclamer l'ouverture de neuf ports chinois
au lieu de cinq, ouverts au commerce en vertu des anciens traités. On voit
dès-lors en quoi l'action de la France et celle de l'Angleterre peuvent se
confondre, en quoi elles se séparent. La France n'est point en guerre avec
la Chine, elle n'est pas placée sous cette espèce de fatalité d'un conflit en-
gagé par ses agens; elle n'est point à cette extrême limite où l'orgueil du
patriotisme blessé par des barbares peut conduire à quelque acte d'éclatante
revendication, et en cela sa situation diffère de celle de l'Angleterre. Aussi
n'a-t-elle pas besoin de faire le même déploiement de forces militaires. Dans
l'action diplomatique, en ce qui touche les garanties à réclamer pour les
intérêts généraux de la civilisation et du commerce, elle se retrouve avec
la Grande-Bretagne. Son plénipotentiaire, M. le baron Gros, a le titre de
commissaire extraordinaire en Chine, comme le plénipotentiaire britannique,
lord Elgin. Les représentans des deux puissances, dit le Moniteur, ont des
pouvoirs analogues; ils se prêteront un mutuel concours dans les négocia-
tions qu'ils ont à poursuivre; ils ont une mission commune, qui semble se
résumer en un mot : ouvrir diplomatiquement la Chine. Seulement, si la
diplomatie est impuissante, qu'arrivera-t-il? Ici évidemment le rôle de la
France et celui de l'Angleterre redeviennent distincts, chacun des deux états
mesure son action à ses intérêts. Le concours de la France a sans contredit
ses limites, qu'il ne peut dépasser à cette extrémité de l'Orient.
Le point important, c'est l'accord des deux puissances dans ces questions
lointaines aussi bien que dans des questions plus rapprochées qui s'agitent
sous nos yeux en Europe. La reine d'Angleterre, dans le discours qui a inau-
guré les travaux du parlement britannique, laissait pressentir la solution
prochaine des différends relatifs à Neuchàtel. Cette attente, qui est celle
de l'Europe, serait-elle trompée? Voici en effet qu'il est survenu tout à coup
ce que nous appelions un incident dans un incident, un contre-temps im-
prévu. Toutes les difficultés cependant semblaient sur le point d'être apla-
nies. La France, l'Angleterre, la Russie et l'Autriche, agissant comme média-
trices, avaient combiné un arrangement qu'elles proposaient à l'acceptation
de la Prusse et de la Suisse. Toutes les susceptibilités, tous les intérêts étaient
assez ménagés pour que le succès définitif ne parût pas douteux, lorsqu'on
s'est trouvé un instant rejeté dans l'incertitude. Par quelle circonstance? Le
conseil fédéral ne s'est pas contenté d'adhérer à l'arrangement qui lui était
proposé; avant que le cabinet de Berlin se fût prononcé de son côté, il a mis
au jour les principaux actes de cette négociation, les instructions qu'il avait
données à son plénipotentiaire, les instructions de la Prusse, et l'arrangement
même, et les protocoles de la conférence. Le fait était peu diplomatique, il
en faut convenir; le journal officiel français l'a remarqué en mettant sur le
compte d'une indiscrétion peu justifiable ce qui était, après tout, l'acte déli-
béré des autorités helvétiques. La Suisse peut répondre, il est vrai, que la pu-
blicité est dans les conditions de son régime politique, que le conseil fédéral
n'a aucun pouvoir de valider une transaction diplomatique avant de l'avoir
livrée au public et soumise à l'assemblée fédérale, qu'elle tenait d'ailleurs
REVUE. — CHRONIQUE. ft69
l'arrangement qui lui était proposé comme complet et irrévocable. Ces rai-
sons seraient plus sérieuses et plus fondées s'il s'agissait d'un acte définitif,
accepté par toutes les parties, ei auquel il ne manquerait plus que la der-
nière sanction : nul n'aurait pu mettre en doute alors la compétence de l'as-
semblée fédérale; mais les autorités helvétiques n'ont point remarqué qu'il
n'y avait ici qu'un projet, et que ce projet n'appartenait ni à la Suisse ni à
la Prusse, qu'il appartenait aux puissances médiatrices tant qu'il n'avait pas
été transformé en- une transaction définitive. Elles ont oublié que divulguer
avant le temps les secrets de la diplomatie, c'était quelquefois, sinon com-
promettre absolument, du moins embarrasser ou suspendre le succès d'une
négociation. Si la Suisse a ses radicaux disposés à repousser toute conces-
sion, la Prusse a aussi ses royalistes qui ne demanderaient pas mieux que
de voir échouer l'oeuvre de la conférence, et qui sont toujours prêts à saisir
les occasions d'éveiller les susceptibilités d'un souverain dont l'esprit est
accessible aux impressions les plus vives. Il n'est point impossible que le roi
Frédéric-Guillaume ne se soit un peu ému de cette divulgation soudaine et
imprévue. Quoi qu'il en soit, en admettant que la publication autorisée par
le conseil fédéral ait été un acte peu correct en diplomatie, un appel trop
direct à l'opinion, la situation n'a point changé au fond: les intérêts de la
Prusse et de la Suisse restent les mêmes; l'acte de médiation conserve sa
valeur, il a toute l'autorité que lui donnent les conseils des quatre princi-
pales puissances de l'Europe. Voilà pourquoi, après tout, cette question de
Neuchàtel, un moment mise à nu et contrariée par un procédé irrégulier,
ne marchera pas moins à une solution pacifique. La Suisse a mis trop de
hâte à publier les résultats de cette négociation, cela se peut; la Prusse l'ab-
soudrait aujourd'hui en disputant une adhésion dont la lenteur même serait
une complication de plus.
La diplomatie a de bien autres difficultés à vaincre et des intérêts bien
autrement complexes ou divergens à concilier sur un autre terrain, dans les
principautés du Danube, où s'agitent aujourd'hui toutes les influences au
milieu des émotions ardentes d'une crise électorale. On est ici en présence
de faits assez distincts et assez curieux : les populations s'agitent pour arriver
■X faire entendre leurs véritables vœux; la plupart des puissances de l'Eu-
rope réclament et attendent une libre et fidèle expression de ces vœux. L'Au-
triche et la Turquie seules ne s'inquiètent nullement de la sincérité de ces
manifestations; elles semblent au contraire travailler de tous leurs efforts
à comprimer ou à dénaturer l'essor de l'opinion dans les provinces du Da-
nube. C'est chez les agens autrichiens que les autorités moldaves vont pren-
dre leurs mots d'ordre pour soutenir la lutte contre les partisans de l'union
qui ont la prétention étrange de se mêler aux élections; c'est pour obéir aux
injonctions venues de Constantinople et pour se ménager les faveurs du ca-
binet ottoman que ces autorités se mettent au-dessus de toutes les lois,
même des lois qui sont leur œuvre. La Turquie, après s'être vue obligée de
rappeler ses troupes des provinces danubiennes, a fait récemment une der-
nière tentative auprès des cours de l'Europe pour occuper de nouveau les
principautés, et présider ainsi à la libre manifestation du vœu national; elle
invoquait justement l'agitation causée par le mouvement électoral qui s'ac-
complit. La démarche diplomatique de la Turquie a pu être favorablement
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accueillie à Vienne, parce que les Autrichiens, ne pouvant s'établir dans les
principautés, ne demanderaient pas mieux que d'y voir les Turcs dans ht cir-
constance actuelle; mais elle a été reçue avec une singulière froideur à Lon-
dres comme à Paris, à Pétersbourg comme à Berlin. Partout on aurait pu
répondre au cabinet ottoman que ce travail d'opinion qui l'inquiète, c'est
justement ce que l'Europe veut connaître, que cette agitation n'a de dan-
gers qu'en raison de la compression et des violences qu'on exerce pour pa-
ralyser l'expression sincère du désir public. En Valachie, soit qu'on ait re-
connu l'impossibilité d'arrêter un mouvement qui semble se prononcer de
plus en plus, qui parait devenir chaque jour plus invincible, soit que l'ar-
rivée des commissaires européens ait eu une salutaire influence, une cer-
taine liberté a fini par régner; mais c'est en Moldavie que se sont concen-
trés particulièrement tous les efforts pour combattre le progrès des idées de
fusion. Les adversaires de eès idées ont pensé que si un vœu favorable à
l'union était émis dans le divan de la Valachie, ce vœu pourrait du moins
être balancé par une manifestation contraire du divan moldave. Aussi le. mi-
nistre de l'intérieur du eaïmacan de Moldavie s'est-il mis résolument à l'œu-
vre, suspendant les journaux, supprimant les comités, dissolvant les réu-
nions les plus paisibles, poursuivant tous ceux qui étaient favorables à la
fusion, révisant lui-même les listes électorales; il a eu un instant la pensée
de faire présider les opérations du scrutin par les préfets. Or sait-on ce qui
est arrivé [dus d'une fois en pareil cas? Le préfet présidait effectivement les
opérations électorales: il dépouillait les votes, lisait invariablement le nom
de son candidat, brûlait aussitôt le bulletin, et tout était dit. Ces manœu-
vres s.' sont produites avec d'autant plus de hardiesse en Moldavie, que la
commission européenne était restée jusqu'ici à Bucharest, et n'avait point
paru à Jassy. Aujourd'hui cependant les représentais de l'Europe viennent
de se rendre en Moldavie. Le ministre français a été reçu à Jassy comme il
avait été reçu à Bucharest, et la fermeté de ses paroles contribuera sans
cloute à ranimer la confiance dans les populations en même temps qu'elle
pourra intimider cette espèce de conjuration ourdie par quelques instru-
irions de l'Autriche et de la Turquie. L'Europe n'a point à dicter des vœux
aux populations roumaines, mais elle a tout au moins le droit de protéger
leur liberté dans l'expression de ce qui convient le mieux à leurs instincts,
à leurs besoins et à leurs intérêts.
Au milieu de ces questions diverses qui s'agitent à la surface de l'Europe,
quel sens faut-il attacher aux voyages du saint-père dans les Légations, de
l'empereur d'Autriche en Hongrie? Si ces excursions n'étaient simplement
que des distractions de souverains parcourant leurs états, elles n'auraient
point de place dans la politique; mais il n'en peut être ainsi évidemment. Le
voyage de Pie IX dans la Romagne est inspiré par une pensée politique, et
doit avoir des conséquences. On sait à quel point les Légations ont été sou-
vent agitées; on n'ignore pas les conditions difficiles de ces provinces, sou-
mises depuis longtemps à l'occupation autrichienne, l'inquiétude, le malaise
des populations, et les idées de séparation qui se sont répandues. Le souve-
rain pontife a voulu sans doute combattre ce travail par sa prés mce, voir
de plus près l'état du pays, s'assurer des véritables besoins publics. Accom-
pli dans ces conditions, ce voyage peut être une enquête utile pour les po-
BEVUE. — CHRONIQUE. 4"1
pulations et pour l'autorité temporelle du saint-siégc lui-même, qui doit
trouver sa meilleure défense dans un bon gouvernement. C'est à ce point de
vue que l'excursion de Pie IX devient un acte sérieux, propre à exercer quel-
que influence, non pas assurément qu'on doive en attendre des changemens
de nature à combler tous les désirs; mais si des abus disparaissaient, s'il y
avait quelque adoucissement de régime, et si surtout une certaine pacifica-
tion devait amener la fin de l'occupation étrangère, ce serait déjà un notable
résultat. Quant à l'empereur François-Joseph, il visite aujourd'hui la Hongrie,
comme il a visité, il y a quelques mois, Venise et la Lombardie. Il aura par-
couru ainsi en peu de temps les deux pays qui ébranlèrent un instant, il y a
neuf ans, la puissance autrichienne, et où vit encore plus d'une trace de la
guerre. L'Italie et la Hongrie ont été soumises, elles ont même porté dure-
ment le poids de leur défaite. L'empereur d'Autriche semble vouloir mainte-
nant, ouvrir en quelque sorte une ère nouvelle par une politique pacifica-
trice, et comme il proclamait une amnistie à Milan pendant son voyage en
Lombardie, il signale aujourd'hui sa présence en Hongrie par des actes du
même genre. L'amnistie décrétée récemment à feude s'étend à tous les con-
damnés pour haute trahison, rébellion ou insurrection, aussi bien que pour
crimes de lèse-majesté ou injures envers la famille impériale. Toutes les
instructions judiciaires commencées jusqu'à ce jour pour cause politique
doivent cesser en même temps, sauf à l'égard de ceux qui se sont évadés.
C'est la seule exception faite par cette large amnistie, et cette exception
même ne sera point maintenue sans doute, de sorte que la monarchie au-
trichienne semble en avoir fini avec le legs douloureux des dernières révo-
lutions. Du reste, l'empereur François-Joseph a su habilement éveiller les
sympathies de la Hongrie en parlant à ce pays de sa prospérité particulière
dans l'empire. Voilà donc sur plusieurs points de l'Europe des voyages de
souverains qui ont un caractère politique.
Mais ne voit-on pas depuis quelque temps se multiplier singulièrement ces
voyages princiers? Ils n'ont pas tous, il est vrai, la même importance et la
même signification; ils se mêlent à la politique et sont une diversion dans
les affaires. Depuis quelques jours, on le sait, le grand-duc Constantin est à
Paris. 11 a été reçu avec cette hospitalité courtoise que la France met volon-
tiers au service de tous ses hôtes, et dans laquelle on aurait tort vraisem-
blablement de voir un penchant trop prononcé pour la Russie. Les fêtes, les
bals, les revues se sont succédé. On a été peut-être un peu curieux de voir
un prince à qui l'on a voulu attribuer une certaine influence dans les évé-
nemens de la dernière guerre, et cette curiosité a été un stimulant. Main-
tenant le grand-duc Constantin chasse à Fontainebleau; d'ici à peu il doit
parcourir nos côtes de l'Océan, et il doit même aller visiter la reine. d'An-
gleterre à Osborne, tandis (pie d'un autre côté le roi de Bavière arrive à
Fontainebleau. Ainsi se succèdent ces voyages princiers. Ce n'est point
cependant qu'à travers ce mouvement nous n'ayons nos affaires intérieures.
La session du corps législatif était sur le point de finir légalement : elle vient
d'être prorogée jusqu'à la fin du mois. C'est qu'en effet bien des questions
restaient en suspens. Le budget est encore à voter. Le rapport de la com-
mission du corps législatif vient à peine de paraître, et, d'après les éva-
luations sur lesquelles il se fonde, les dépenses s'élèveraient à 1 milliard
672 HEVIE DES DEUX MONDES.
697 millions, les recettes seraient de 1 milliard 735 millions. Parmi les re-
cettes est compris l'impôt nouveau sur les valeurs mobilières. Dans les
derniers travaux du corps législatif, les affaires financières occupent une
assez grande place, et au nombre de ces affaires, l'une des plus importantes
est assurément le projet de loi pour le renouvellement du privilège de la
Banque de France. Les conditions de ce renouvellement se résument en
quelques points principaux. La durée du privilège est prorogée de trente
ans. Le capital de la Banque, qui était représenté par 91,250 actions, sera
porté désormais au chiffre de 182,500 actions d'une v,aleur nominale de
1,000 francs. Cette augmentation de capital n'est point précisément un
avantage pour la Banque, qui reste chargée de verser au trésor public en
1859 une somme de 100 millions, en échange d'une quantité proportion-
nelle de titres de rente au taux, fixé dès aujourd'hui, de 75 francs. Cette
somme doit être appliquée aux découverts actuels du trésor, en d'autres
termes à l'extinction de la dette flottante. Ce qui est plus avantageux pour
la Banque, c'est la faculté qui lui est accordée d'ajouter en certaines circon-
stances un droit de commission au taux de ses escomptes et de ses avances.
La Banque ne peut prêter à des conditions qui dépassent le taux de l'intérêt
légal. Il arrive souvent cependant que la valeur réelle de l'argent est supé-
rieure à ce taux; dans ce cas, la Banque pourra rétablir l'équilibre par le
moyen qui lui est offert. Au demeurant, les conditions de ce grand établis-
sement de crédit vont être modifiées; il reste à savoir si ces conditions nou-
velles qui lui sont faites seront complètement en harmonie avec les lois du
vrai crédit, si elles profiteront entièrement, exclusivement aux affaires sé-
rieuses, au commerce, à l'industrie, c'est-à-dire à la richesse réelle du pays.
Quand l'Académie des Sciences morales et politiques tenait récemment
une de ces séances qui ont toujours un attrait aussi sérieux qu'élevé dans
une société intelligente, on se disait malgré tout que la politique ne consiste
pas seulement à résoudre les problèmes de tous les jours, mais à les étudier
aussi dans leurs principes, leurs conséquences, dans tout ce qui les rattache
aux phénomènes généraux de l'ordre social. La dernière séance académique
avait le double intérêt d'une lecture du secrétaire perpétuel, M. Mignet,
et du compte-rendu d'un concours qui embrassait les questions les plus di-
verses : sur la philosophie de saint Thomas d'Aquin , sur le rôle de, la fa-
mille dans l'éducation, sur les conditions morales et économiques des divers
régimes auxquels les contrats nuptiaux ont été soumis en France. Elle avait
aussi proposé un prix pour un manuel d'économie politique à l'usage des
classes ouvrières, et enfin elle avait offert à tous les esprits hardis cet autre
sujet, le plus sérieux, le plus délicat, et non certes le moins intéressant :
« Exposer et apprécier l'influence qu'a pu avoir en France sur les mœurs
la littérature contemporaine considérée surtout au théâtre et dans le ro-
man. » Si l'on veut prendre une idée du nombre de travaux que provoquent
ces concours, il suffit de connaître un fait constaté par l'orateur de l'Aca-
démie. Ces diverses questions ont produit soixante-dix-sept mémoires, des
mémoires dont quelques-uns sont des livres, qui n'ont pas tous, il est vrai,
le même intérêt, mais qui supposent en général de l'intelligence, du savoir
et un certain goût du travail de l'esprit. C'est un professeur de l'Université,
M. Jourdain, qui a obtenu le prix pour un résumé sur la philosophie de saint
REVUE. — CHRONIQDE, ^73
Thomas. Un inspecteur de l'enseignement primaire, M. Rapet, est l'heureux
auteur du manuel d'économie politique préféré par l'Académie. M. Bafrau
a été couronné à son tour pour un traité sur le rôle de la famille dans l'édu-
cation, et à côté de lui un prix a été réservé à un écrit substantiel de M. Pré-
vost-Paradol, qui a su, dans un petit nombre de pages, rajeunir, animer et
colorer ce sujet si vieux et toujours nouveau de l'éducation.
Mais l'influence de la littérature sur les mœurs! là est, il nous semble,
le grand sujet proposé par l'Académie des Sciences morales et politiques.
Un esprit grave et ferme qu'on a pu apprécier ici, M. Eugène Poitou, a es-
sayé de tracer ce tableau, et il a écrit un ouvrage qui a été couronné par
l'Académie. M. Poitou s'est livré à cette, désolante enquête; il a instruit le
procès des productions contemporaines; il a montré en quelque sorte à
l'œuvre les dépravations licencieuses de l'imagination. Seulement la littéra-
ture est-elle la seule coupable? L'écrivain, l'inventeur a tort sans doute de
ne point rester fidèle aux conditions supérieures de son art, et de ne point
faire de son talent, quand il en a, l'auxiliaire des idées justes; mais en même
temps la société ne le provoque-t-elle pas? N'applaudit-elle jamais à ce qui
la corrompt et la diffame? Ne va-t-elle pas battre des mains aux peintures
équivoques? Le succès ne s'attache-t-il pas quelquefois aux œuvres sans goût
et sans idéal? Enfin, au lieu de trouver dans le sentiment public un juge sé-
vère et incorruptible, l'écrivain ne trouve-t-il pas le plus souvent un com-
plice? Et si quelqu'un osait élever la voix au nom du goût oublié, au nom de
l'art méconnu, au nom des lois morales travesties, la société le traiterait
peut-être comme un homme à idées fixes, ou plutôt elle ne s'occuperait pas
du censeur morose, et elle se remettrait à savourer les exquises corruptions
du roman du jour entre la spéculation de la veille et la spéculation du len-
demain. Que cet état soit éphémère, on n'en peut douter, et c'est justement
dans le tableau tracé par M. Poitou que les écrivains nouveaux peuvent ap-
prendre comment l'art littéraire et la société se relèvent à la fois par un
sentiment plus sévère et par un goût plus pur.
Ce n'était là cependant qu'une partie de cette séance académique dont
l'un des plus vifs attraits était la lecture de M. Mignet. Le secrétaire perpé-
tuel a lu un éloge de Lakanal, autrefois membre de l'Académie des Sciences
morales et politiques, et l'un des acteurs du drame révolutionnaire de la fin
du dernier siècle. Est-ce bien un éloge qu'a lu l'autre jour M. Mignet? C'est
du moins un essai substantiel et fin où l'auteur a trouvé quelques traits
nouveaux pour peindre encore une fois la révolution française, pour dé-
crire ce torrent qui emportait les hommes et les choses. Lakanal avait eu le
malheur de s'associer à bien des actes terribles de cette époque où les hommes
furent quelquefois cruels par faiblesse. S'il a mérité d'être après sa mort
l'objet d'un éloge au sein de l'Académie, c'est qu'en dehors de certains actes
exceptionnels, il fit le moins de mal qu'il put, et cette influence qu'il con-
servait en se maintenant au niveau des violences du temps, il l'employa
souvent en faveur des institutions scientifiques et littéraires de la France. Il
se fit un jour le sauveur des monumens publics livrés à la dégradation; il
fut un de ceux qui contribuèrent le plus à la fondation de l'Institut. L'empire
le rejetait dans l'obscurité; sous la restauration, il allait wivre aux États-
Unis, où il se dégoûta un peu de la démocratie américaine. Ce n'est que sous
l\~!\ REVUE DES DEUX MONDES.
le dernier gouvernement qu'il rentrait en France, pour y mourir presque à
U veille de la république, qu'il regrettait encore, a dit spirituellement
M. Mignet, et qu'il n'aurait plus regrettée, s'il avait vu deux l'ois les mûmes
ôvénemens aboutir à la même fin.
Les lettres n'ont plus de fréquens bonheurs, elles ont au contraire des
deuils imprévus, qui laissent une indicible tristesse. C'est ainsi qu'on vient
de voir s'éteindre tout à coup un des plus brillans esprits, une des plus étin-
eelantes imaginations de ce temps, l'auteur de Rol/a et du Caprice, Alfred
de Musset. Ce n'est pas l'âge qui l'a courbé, celui-là, et qui a glacé la vie
dans ses veines; il fini sa journée avant que le soir lût venu, et il semble
emporter avec lui la grâce d'une génération littéraire. Alfred de Musset ne
chantait plus depuis quelques années; il était là pourtant, image survivante
d'une jeunesse qu'on ne pouvait se résoudre à croire évanouie. 11 vient à
peine de disparaître de cette sphère terrestre, et on voit mieux aujourd'hui
le vide laissé par ce génie aimable et vigoureux. Ce n'est pas cependant
qu'il ait multiplié les œuvres: tout ce qu'il a fait tient en quelques petits
volumes. Ses nouvelles occupent moins de place qu'un roman vulgaire; ses
vers, on peut les lire en quelques heures; ses comédies, pleines d'une fan-
taisie éblouissante et d'une capricieuse observation, forment un théâtre qu'on
peut porter dans la main: mais ces pages contiennent la plus liuo, la plus
subtile et la plus énergique essence de la poésie. Dans ces œuvres, il faut
citer d'abord la Coupe et les Lèvres, les vers de Namowna sur don Juan, les
poétiques élans de Rolla, les quatre Suits, qui forment tout un poème de la
passion désolée, l'Espoir en Dieu, la satire sur la Paresse, Fanlasio, le Ca-
priae, la Quenouille de lia rberi ne, etc. Plus jeune que les premiers des poètes
contemporains, Alfred de Musset a une physionomie vivante et distincte au-
près d'eux. Il a été leur frère puinô par l'âge, il a été leur émule par tous
les dons de l'inspiration. Il a eu surtout cette originalité de rester un poète
essentiellement français, de continuer en quelque sorte, sous une forme
nouvelle, les traditions du génie familier de notre pays. L'auteur de Frédé-
ric et Bernerette a du génie français la netteté, la souplesse, l'humeur libre
et facile, le tour délié et vif; il y joint une mélancolie fine, une grâce cava-
lière et tendre, l'accent vibrant de la passion, enfin je ne sais quelle flamme
allumée, dans l'origine peut-être, à une lecture de Byron, et bientôt devenue
une flamme toute personnelle, jaillissant du foyer intérieur. La spontanéité
fut un des dons de ce poète. Ce qu'il sentait, ce qui lui venait à l'esprit ou
au cœur, il l'exprimait, et il n'allait point au-delà; il ne cherchait pas à pro-
longer par des développemens artificiels et déclamatoires l'inspiration qui
expirait sur ses lèvres. Lors même qu'il l'aurait voulu, il ne l'aurait pas pu
doute, tant c'était une nature de premier mouvement, nerveuse, im-
pressionnable, prompte aux défaillances comme aux retours soudains, et
c'est ce qui explique sa sobriété en même temps que cette couleur originale
et vive de ses œuvres. C'était un esprit français, disons-nous; il ne le mon-
tra jamais mieux que dans ces quelques vers du Rhin allemand, jetés ca-
pricieusement en réponse à la haineuse déclamation d'un obscur rimeur
d'Allemagne. Cette fière et charmante réponse d'un poète qui ne se piquait
guère de politique ne sauva pas Alfred de Musset en 1848, et n'empêcha pas
qu'il ne perdit une pauvre petite place de bibliothécaire. Il est vrai que
REVUE. — CHRONIQUE. Û~5
cotte révolution fut si peu poétique! Elle vengea d'un coup le rimeur alle-
mand, M. Becker, sur le premier poète peut-être de notre temps.
On peut broder aujourd'hui toute sorte de légendes sur l'auteur de la Con-
fession d'un Enfant du siècle. La vérité est que, malgré ses dons rares,
Alfred de .Musset eut de la peine à se faire jour. Pendant longtemps, il eut à
souffrir de ses irrévérences du début et de ses apostrophes à la lune. On
ne voulait voir en lui que l'auteur de Mardoche et des chansons andalouses.
Il ne trouva pas toujours dans la littérature l'accueil sympathique dû à un
tel talent. En 1833, lorsqu'il publiait dans la Revue ses charmans proverbes,
les Caprices de Marianne, Fantasia, etc., on s'en souvient ici, il y eut
même plus d'un témoignage d'indifférence et de. dédain. Les beautés poé-
tiques et émouvantes de ses Nuits, quand elles parurent ici également,
n'étaient pas non plus, tant s'en faut, sentir- par tous, Ses livres alors se
répandaient peu, ses comédies paraissaient un jeu futile d'imagination légère,
et même lorsque le Théâtre-Français mit la main sur le Caprice, — qui ne
fut point rapporté de Russie par une comédienne ingénieuse, comme on l'a
dit si souvent, — même à cette époque plus d'un habile se demandait encore
si le Théâtre-Français ne courait pas une singulière aventure. Di s 1838, quel-
qu'un, qui connaissait bien les projets et la valeur du jeune poète, l'avait pro-
posé au Théâtre-Français pour renouveler et fortifier son répertoire : la pro-
position fut froidement accueillie; ne fallut-il pas même une modification con-
sidérable dans la constitution du Théâtre-Français en 1847, pour mettre à la
scène la première comédie jouée d Alfred de Musset, c'est-à-dire le Caprice/
Ce n'est qu'à dater d'un certain moment que le souille a changé, que l'auteur
de Rolla a trouvé enfin la seule popularité qui convienne à une (elle nature de
talent, la popularité dans la jeunesse, parmi tous les esprits faits pour goû-
ter les plus exquises délicatesses de la poésie. Alors la mode s'en est même
peut-être un peu mêlée, et, comme il arrive souvent, le succès est venu.
ce rayon a brillé lorsque ce n'était plus le même homme ni le même poète.
Dans ces dernières années, Alfred de Musset avail peu produit. Il avait écrit
pourtant, dit-on, un fragment dramatique sur Auguste, et il avait composé
une comédie qui devait être représentée à l'époque pu la reine d'Angleterre
et le roi do Sardaigne vinrent successivement à Paris. Quelque prématurée
que soit cette mort, ne pourrait-on dire qu'elle s'adapte assez bien â oetl
destinée poétique? Qui pourrait imaginer en effet Alfred île Uu6set vieillis-
sant? Lui-même, il se fût accoutumé difficilement à cette idée, et, s'il se
taisait depuis longtemps, il ne voulait pas du moins offrir le spectacle d'un
déclin. Il semble que ce soit le privilège de quelques êtres d'élite de dispa-
raître dans cette attitude de la jeunesse. Mais laissons là ces conjectures,
qu'il ne faudrait pas pousser trop loin; il est mort, ce charmant génie, et il
aurait pu vivre encore, cela n'est point douteux. Il aurait pu vivre s'il n'eût
été, comme l'a si bien dit M. Vitet sur son tombeau, une de ces natures ve-
nues au monde moins pour se gouverner que pour charmer les hommes.
Il a eu des faiblesses, il s'est peut-être trop complu dans cette figure de don
Juan si puissamment évoquée par lui : pourquoi mettre du mystère là où il
y en eut si peu? Seulement il faut être sobre envers ceux qui ne font de mal
qu'à eux-mêmes par leurs faiblesses; il en est tant qui ont des vices profita-
bles, — profitables pour eux s'entend, —et qui ne font de mal qu'aux autres!
476 HEVUE DES DEUX mondes.
Ainsi s'en vont les hommes : Alfred de Musset mourait hier à Paris, un
autre écrivain disparaissait presque au même instant à Bruxelles, et si ce
n'éiuit pas un poète, c'était du moins un esprit courageux, honnête et sin-
cère'. C'était un écrivain qu'on a vu ici même soutenir la lutte au nom du
bon sens et des idées modérées dans les momens les plus périlleux des der-
nières révolutions. M. Alexandre Thomas, qui vient de mourir tristement et
obscurément en Belgique, avait quitté volontairement la France depuis plus
de six ans; il avait d'abord vécu en Angleterre dans un isolement laborieux.
Il avait soutenu, si l'on nous passe le terme, les rudes combats de la soli-
tude; son esprit y avait succombé, et il est allé s'éteindre en Belgique.
M. Alexandre Thomas a écrit quelques travaux remarquables, dont l'un est le
tableau à'Une Province sous Louis XIV. 11 a mieux fait, il a laissé dans sa
vie d'écrivain un acte honorable et peu connu. A la veille de la révolution
de février, il croyait avoir à se plaindre du ministre de l'instruction pu-
blique, et il avait écrit une brochure assez vive contre lui. Le jour de la
révolution, au lieu de se faire un titre aux yeux des vainqueurs de ses agres-
sions de la veille, il supprimait sa brochure, et il se mettait à son rang parmi
les défenseurs de la cause qui venait de succomber.
La Belgique est un petit théâtre où s'agitent depuis quelque temps de
grandes questions, celles qui ont le privilège de remuer le plus vivement les
esprits, parce qu'elles touchent en définitive aux intérêts les plus élevés des
sociétés contemporaines. Entre les partis, il ne s'agit plus même, à propre-
ment parler, de politique; il s'agit des rapports de l'église et de l'état, de l'in-
dépendance et de l'action des deux pouvoirs, des prérogatives et du rôle
pratique de chacun d'eux dans l'enseignement, dans l'administration de la
bienfaisance. En un mot, il y a un antagonisme qu'on voit éclater à chaque
pas, qui a son retentissement dans la presse et soulève tous les jours de vives
polémiques, où les droits de la société civile sont soutenus ardemment aussi
bien que ceux de l'église. C'est entre ces influences diverses ou hostiles que
le ministère actuel, catholique par son origine et par sa nature, modéré
d'inclinations, est obligé de maintenir un certain équilibre, ayant souvent à
se défendre tout à la fois et contre les intempérances des cléricaux les plus
extrêmes et contre les entraînemens d'un libéralisme exalté. Cette situation
morale et politique de la Belgique se reflète tout entière dans la sérieuse et
forte discussion qui s'est ouverte il y a quelques jours déjà au sein du par-
lement de Bruxelles à l'occasion d'une loi présentée par le gouvernement
pour régler l'existence des établissemens de bienfaisance et déterminer les
droits de la charité privée. Cette discussion n'est point finie encore, bien
que nombre d'orateurs aient été entendus : — MM. de Theux, Malou, de Lie-
dekerke pour le parti catholique; MM. Rogier, Tesch, Verhaegen pour l'opi-
nion libérale; M. Alphonse Nothomb, ministre de la justice, pour le gou-
vernement. Il y a plusieurs années qu'on voit cette question de la charité
grandir en Belgique, passionner les partis et solliciter une solution. Le cabi-
net de M. Henri de Brouckère avait élaboré un projet qui était évidemment
dicté par un esprit de transaction, et dont le parlement belge fut un instant
saisi. Ce projet disparut avec le cabinet qui l'avait préparé, et le ministère
actuel à son tour présentait aux chambres il y a un an un nouveau projet,
qu'il appelait également une œuvre de conciliation, une œuvre conçue, selon
REVUE. — CHRONIQUE. A77
les paroles de M. de Decker, dans Tunique pensée d'associer les efforts de la
charité privée a l'action de la charité publique. M. de Decker demandait que
cette grande question fût abordée et résolue en dehors de toute considéra-
tion de parti. C'était l'illusion d'un esprit sincère et honnête. Les partis, un
peu désorganisés depuis quelque temps, ont retrouvé là en effet un champ
de bataille. Ce qu'on peut dire du moins, c'est que le pays dans les élections
dernières a pu se prononcer en pleine connaissance de cause sur le projet
du gouvernement.
La difficulté ne consiste pas précisément dans l'organisation des établis-
semens publics de bienfaisance, qui est un des objets de la loi aujourd'hui
en discussion. Sur ce point, il ne peut y avoir que des dissidences secondaires.
La difficulté commence là où il s'agit de préciser les droits de la charité pri-
vée, et c'est de la divergence qui s'est produite dans l'interprétation de ces
droits qu'est venue la nécessité d'une loi nouvelle, définitive. Les catholiques
extrêmes sont pour la liberté absolue de la charité, qu'ils ne séparent pas de la
pensée religieuse, d'où elle émane, et partant de là, ils nient la compétence de
l'état; ils demandent une sorte de décentralisation universelle de la charité,
ils réclament pour les particuliers le droit illimité d'instituer des fondations
et d'eu confier après eux l'administration à qui bon leur semble. Les dernières
conséquences de ce système ne sont point difficiles à apercevoir : l'état n'est
plus rien, la main-morte renaît indirectement, les personnes civiles se multi-
plient, il se forme une puissance indépendante ayant son budget, ses moyens
d'action, toute une armée de fonctionnaires spéciaux. Les libéraux, au con-
traire, ne tiennent nul compte de la pensée religieuse, source première de
la charité; ils annullent le droit individuel, ils veulent tout centraliser entre
les mains de l'état, et ils arrivent à faire de la charité une chose purement
officielle, administrative. Ils ne réussiraient pas même autant qu'ils le pensent
en Belgique, s'ils triomphaient, car s'il ne restait plus que l'état, la charité,
comme cela s'est vu bien des fois, serait encore ingénieuse à tromper la loi
par des fidéi-commis. Le ministère belge a essayé de concilier ces divers
systèmes, ou du moins de dégager de cette confusion d'idées contraires une
solution supérieure et équitable. Ainsi le projet du gouvernement fait la
part du droit individuel en assurant aux particuliers la liberté de créer des
fondations et de désigner soit des administrateurs de ces fondations, soit des
distributeurs spéciaux des secours institués en faveur des indigens; mais en
même temps les droits de l'état sont placés sous la garantie d'un ensemble
de dispositions tutélaires propres à prévenir les abus.
Est-ce à dire que le cabinet de Bruxelles ait prévenu tous les abus possibles
et surmonté toutes les difficultés? Il a été fait certainement de fortes objec-
tions dans la discussion parlementaire, et le gouvernement a tenu compte
des plus sérieuses, puisque M. Nothomb vient de proposer divers amende-
mens, dont l'un consiste à ordonner qu'il sera rendu compte tous les ans aux
chambres de la situation des établissemens de bienfaisance. Tel qu'il est, le
projet ministériel ne rencontre pas moins l'opposition ardente des libéraux,
tandis que d'un autre côté il est soutenu et défendu par les catholiques,
c'est-à-dire que les deux anciens partis de la Belgique se trouvent recom-
posés et de nouveau en présence. Le parti libéral surtout s'est fait une arme
du projet de loi sur la charité, qu'il représente aux yeux du pays comme un
essai de rétablissement des couvens et de la main-morte, ce qui est une vé-
478 REVUE DES DEUX MONDES.
pitable exagération. Aujourd'hui l'adoption du projet du gouvernement est
une question de majorité parlementaire, et cette majorité a soutenu jus-
qu'ici le cabinet; mais il n'est point douteux que, même après un vote favo-
rable, cette loi restera l'arme de combat des libéraux pour regagner des suf-
frages dans le pays, et reconquérir le pouvoir qu'ils ont perdu une fois par
leurs divisions et par leurs fautes. cm. de mazade.
Histoire de madame de main tenon et des principaux événemens du siècle
de lolis xiv, par M. le duc de Noailles, de l'Académie française. — M. le
duc de Noailles a un tort ou un malheur : le troisième volume de son His-
luirede Madame de Maintenon parait neuf ans après la publication des deux
premiers. Quel Intérêt peut rester ainsi suspendu et se retrouver au bout
de neuf ans? Kt quelles années! Lue grande monarchie tombée, une répu-
blique apparue uniquement pour servir de tombeau à la monarchie et de
berceau à l'empire; tous les fantômes de l'espérance et de la peur évoqués
à la fois parmi nous; la société saisie de démence et menacée de ruine. Le
siècle de Louis \1\ est. un bien grand siècle, Mme de Maintenon est dans ce
siècle un grand personnage, Le livre de \i. le duc de JNoailles est un très bon
livre ; mais qui peut s'étonner qu'au milieu de tels événemens et de tels spec-
tacles contemporains Louis M\ e1 M""1 de Maintenon aient disparu? Proba-
blement SI. le duc de Noailles lui-même n'y a guère pensé; ce n'est ni de
son choix ni presque par son fait qu'il a laissé oeuf ans à l'écart son héroïne
et son ouvrage. 11 y révisât et les ramène devant le public, maintenant que
la tempête est dissipée et la scène vide. Le public leur reviendra aussi, oar
bien que, tres souvent mis et remis sous ses yeux, le temps et les personnes
qui sont le sujet du livre ont toujours droit et pouvoir de l'intéresser, dès
qu'il s'intéresse à quelque chose, et le livre est dans une rare et belle har-
monie avec son sujet.
Teu de personnages historiques ont été plus débattus et plus diversement
jugés que Mme de Maintenon. L'éloge et le blâme, l'encens et l'injure, l'admi-
ration et la haine ont été tour à tour prodigués à sa mémoire, si bien qu'elle
est restée comme une sorte de problème, une figure douteuse et obscure,
malgré l'éclat qu'elle a jeté et le bruit qu'elle a l'ait. Nous n'affirmerons pas que
M. le duc de INoailles ait complètement résolu le problème et mis fin, sur le
caractère de son héroïne, à toute contestation. Il se place hautement à la tète
des admirateurs et des amis de Mme de Maintenon, mais il le fait en homme de
sens, d'esprit et de goût : en même temps qu'il raconte sa vie avec grand dé-
tail, il ne vise point à grandir sa place et son importance; il s'applique plutôt,
comme elle le fit elle-même, à contenir qu'à étendre son rôle, et il la peint
avec complaisance sans l'étaler avec pompe. C'était une personne essentiel-
lement judicieuse et habilement modeste, qui savait que les prétentions nui-
sent au succès de l'ambition, et qui excellait à être sans paraître et à s'éle-
ver en s'effaçant. M. le duc de Noailles a très bien saisi et reproduit ce trait
dominant de son caractère et de sa destinée, l'étendue même de son récit et
les développemens dans lesquels il entre à chaque pas le servent dans ce
dessein; la prodigieuse fortune de Mme de Maintenon s'accomplit lentement
et naturellement dans son livre comme dans l'histoire; on la voit grandir et
monter sans effort, sans fracas, presque aussi imperceptiblement qu'étrange*
meut. 11 semble qu'en héritant du château de MW de Maintenon, M. de Noailles
REVUE. — CHRONIQUE. 499
y ait recueilli quelque chose de son prudent et élégant savoir-faire, et, racon-
tée par lui, la veuve de Scarron se trouve un jour la femme de Louis \l\
sans qu'on ait été un moment choqué ni même surpris de la transformation.
La vérité n'est pas tout entière dans cet habile tableau, mais il n'y a rien
que de vrai : on ne pénètre pas dans tous les replis du cœur et de l'esprit de
Mme de Maintenon, on n'assiste pas assez à cette vie intime et secrète qui s'agite
au fond de toute âme humaine et qui reste souvent obscure, volontairement
ou involontairement, pour la personne même dont elle révèle la vraie na-
ture; mais les événemens et les actions, la conduite et la destinée de Mme de
Maintenon, son caractère dans ses rapports avec le monde qui l'entourait,
grands ou petits, riches ou pauvres, doctes ou humbles, sa bonté éclairée et
active, l'élévation contenue de son esprit, son autorité sensée et douce, la
liberté de son jugement dans sa royale servitude, tous ces mérites supé-
rieurs, quoique un peu extérieurs, d'une nature riche et froide, très occu-
pée des autres, par devoir ou par charité, quoique un peu égoïste, sont
retracés par M. le duc de Noailles avec un art sincère, et de façon à laisser
dans l'esprit des lecteurs une profonde impression d'estime et de bienveil-
lance pour Mm' de Maintenon, en les détournant du désir de regarder au-delà
de ce qu'on leur montre. C'est un portrait incomplet, mais fidèle, peint en
beau, mais ressemblant.
Il y a deux portraits, celui de Louis XIV ;V côté de celui de Mme de Mainte-
non : Louis XIV tel qu'on le rencontre à chaque pas dans les galeries de Ver-
sailles, roi du monde et dieu de l'Olympe, roi très chrétien, Jupiter, Apollon
ou Mars, grand souverain et grande idole, grand conquérant sans être un
grand guerrier, sérieux dans les affaires, amoun>u\ de pompes et de fêtes,
bien servi par de grands hommes et se servant très bien lui-même, le plus
modéré et le plus honnête comme le plus brillant des rois absolus, et en même
temps le plus éclatant exemple de l'impuissance du pouvoir absolu à fonder
le bon et durable gouvernement des états. M. le duc de Noailles n'a pas expres-
sément tiré cette dernière conséquence, et en lisant son livre on ne peut
guère s'en étonner : c'est l'ouvrage, non pas d'un historien éloigné, mais
presque d'un contemporain de Louis XIV et d'un grand seigneur de sa cour.
Trop sensé et trop éclairé pour- conserver aujourd'hui toutes les idées de ce
temps, M. de Noailles en a les sentimens. les instincts, les goûts, les mœurs;
il y vit en le racontant; il le décrit, il le défend, il l'explique, il l'excuse comme
un témoin qui l'a connu et aimé, et qui l'aime encore et n'en parle qu'avec
un regret presque personnel, comme on parle de sa jeunesse et de son propre
passé. C'est même là un des mérites et des agrémens sérieux de son livre; les
jngemens n'y sont pas toujours exempts de prévention et de préoccupation
partiale, mais l'impression générale en est naturelle et vraie; ce n'est pas
l'appréciation d'un juge indifférent, ce sont les mémoires d'un sage ami.
Cette disposition a entraîné M. le duc de Noailles à agrandir et à rem-
plir de plus mi plus son cadre. Autour de Louis XIV et de M"" de Maintenon
viennent successivement prendre place toute la cour et tout le siècle. Le
titre du livre est exact : c'est bien VHistoire de madame de Maintenon et
des principaux événemens du règne de Louis XIV. Peut-être aurait- il
mieux valu dire : Y Histoire de madame de Maintenon et de la société fran-
çaise sous le règne de Louis XIV. C'est en effet le tableau de la société plutôt
que le récit des événemens; les personnages, leurs caractères, leurs mœurs,
480 REVUE DES DEUX MONDES.
leur façon de vivre, leur position et ses vicissitudes, leurs relations, leurs
conversations, leurs correspondances, remplissent la scène; les grands faits
publics sont le fond du drame, mais non le véritable objet et le principal
intérêt du spectacle; le lecteur vit au milieu de ce qu'on est convenu d'ap-
peler le mande plutôt qu'au sein de la nation. L'ouvrage a même souvent,
comme monument de ce monde qu'il peint surtout, le mérite et l'attrait de
la nouveauté. M. de Noailles a mis en lumière et habilement rapproché un
grand nombre d'incidens, d'anecdotes, de billets oubliés ou jusqu'ici incon-
nus, et cette vie familière de la société et de la cour, répandue ci et là dans
l'histoire, la rend non-seulement plus amusante, mais aussi plus vraie.
Le premier et le plus intéressant chapitre du volume qui vient de paraître
est l'histoire de la célèbre maison d'éducation de Saint-Cyr, fondée en 1G8G | ar
Louis XIV et abolie en 1792 par l'assemblée législative. Cette histoire s'ouvre
par un édit de Louis XIV, qui veut, dit-il, « en faisant ('lever dans les principes
d'une véritable et solide piété un nombre considérable déjeunes filles issues
de familles nobles, et particulièrement de pères morts dans le service ou
qui servent actuellement, étendre ses soins jusque dans l'avenir, et jeter
les fondemens de la grandeur et de la félicité durable de cette monarchie, »
et elle se termine par une lettre du sous-lieutenant d'artillerie Bonaparte :
celui qui sera l'empereur Napoléon demande à la république qui se lève
vingt sous par lieue, pour ramener auprès de sa mère sa sœur chassée de
la maison chrétienne où la faisait élever la royauté qui tombe! Quand les
faits parlent si haut, il n'y a qu'à se taire.
A l'occasion de ce chapitre sur la maison de Saint-Cyr, on a fait à M. le
duc de Noailles une bien pauvre querelle. On lui a reproché d'avoir emprunté
à Y Histoire de Saint-Cyr, publiée en 1853 par M. Th. Lavallée, de nombreux
passages sans les indiquer soit en note, soit par des guillemets. M. de Noailles
avait pris ses précautions contre ce reproche, car en tète du chapitre il
avait placé une note générale où il rappelle l'ouvrage de M. Lavallée, et de-
mande la permission de profiter des additions qui s'y trouvent à YHistoire
de Saint-Cyr. A quelle histoire de Saint-Cyr? A celle qu'avait écrite et pu-
bliée dix ans auparavant, en l&ho, M. le duc de Noailles lui-même, et qui est
devenue le chapitre Ier du tome III de son livre. Il est vrai que cette pre-
mière édition, tirée à cinq cents exemplaires, n'avait pas et rendue; mais
elle était très connue quand l'ouvrage de Th. Lavallée parut, et l'on y en
rencontre plus d'une fois la trace. Si donc il y avait lieu à se plaindre d'em-
prunts, M. le duc de Noailles aurait le droit de priorité; mais quand deux
ouvrages, en se touchant par une seule partie du sujet, diffèrent d'ailleurs
à ci' point, et pour l'étendue et pour la manière, de telles plaintes sont pué-
riles. On les a poussées bien plus loin : on a reproché à M. le duc de Noailles
d'avoir fait des emprunts à La Beaumelle, à Saint-Simon, à Dangeau, comme
s'il avait pu prendre ailleurs les faits et les détails qui sont le fond de son
livre ! Tous les historiens seront désormais tenus d'indiquer au bas de leurs
pages toutes les sources auxquelles ils puisent. M. le duc de Noailles au-
rait pu le faire sans que le mérite propre et original de son livre eût rien à
en redouter, v. de mars.
V. de Mars.
LA
QUESTION CHINOISE
I. The Chinecsc, by sir John Davis. — The Chineese and their Rehilions,
hy T. Meadows. — 111. Parlitanentary Papers.
La question chinoise commence à occuper les esprits en Europe.
Il y a trois mois, cette question n'excitait par elle-même qu'une mé-
diocre attention : les événemens survenus dans la rivière de Canton
semblaient devoir toute leur importance au débat qu'ils avaient sou-
levé dans le parlement britannique, et la saisie de l' Arrow n'était,
aux yeux du public, qu'un chétif incident de la lutte engagée entre
d'illustres hommes d'état, qu'une petite scène du grand spectacle
donné par le jeu viril de ces institutions auxquelles l'Angleterre doit,
sa puissance et son éternelle jeunesse. Il n'en est plus de même à
cette heure : on commence a comprendre que des intérêts communs
à tout le monde civilisé pourraient bien être engagés dans cette ques-
tion, et la France en particulier, malgré la crainte où elle est de tout
ce qui risque de troubler le repos et le bien-être dont elle jouit, ne
laisse pas de pressentir qu'il pourra y avoir un rôle sérieux et né-
cessaire à jouer pour elle dans cette grave affaire. C'est qu'eu effet,
dès qu'une difficulté s'élève entre une nation européenne (1) et le Cé-
leste-Empire, il est rare qu'on ne voie aussitôt entraînés, bon gré,
(1) 11 est entendu que dans le cours de ce travail la dénomination d'Européens s'ap-
plique à tous les peuples d'origine européenne, et comprend par conséquent les Amé-
ricains du Nord.
tome ix. — 1er juin 1857. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
mal gré, dans la querelle tous ceux que les Chinois enveloppent dans
la commune et méprisante dénomination de barbares Je mer. Non
qu'ils ne sachent très bien quelle différence existe entre Anglais,
Français, Américains, Portugais, Espagnols, etc.; mais dans leur sys-
tème d'ombrageuse exclusion contre les peuples, quels qu'ils soient,
que la navigation met en rapport avec eux, les gouvernails entre-
tiennent avec le même soin contre tous la défiance et la haine popu-
laires, qu'ils veulent toujours être maîtres de déchaîner. Ainsi dans
les événemens de cette année a-t-on vu, quoique la querelle ne fût
engagée qu'avec l'Angleterre, les Américains obligés de faire respec-
ter à coups de canon leur pa\ illon outragé, le consul d'Espagne mas-
sacré, et le pain empoisonné du boulanger Muni également distribué
à tous les consommateurs d'origine européenne. Les Russes mêmes,
quoiqu'ils ne fassent point partie des barbares de mer, et que des
traités spéciaux, dont nous aurons occasion de parler, leur assurent
le privilège d'un trafic par voie de terre avec la Chine, ont commencé
à essuyer quelques avanies, et si le pavillon français est demeuré jus-
qu'ici sans insulte, il faut l'attribuer au peu d'étendue de nos rela-
tions commerciales avec les ports du Céleste-Empire autant qu'à la
ferme attitude de nos forces navales. Hâtons-nous d'ajouter que,
fût-il vrai, comme on l'annonce, que le gouvernement chinois, sous
la menace du danger qui le presse, offre aujourd'hui à la France,
pour les griefs qu'elle a contre lui, des satisfactions séparées, il res-
terait encore à examiner si ces satisfactions, probablement illu-
soires, doivent être acceptées, si nous devons croire à ces inspira-
tions momentanées de la peur plutôt qu'aux traditions hostiles d'une
politique séculaire.
Il ne faut pas oublier en effet que la situation de l'Europe à l'égard
de la Chine n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était il \ a vingt ans. Les
barbares de mer ne sont plus, comme ils l'étaient alors, admis par
l'orgueilleuse tolérance du fils du ciel à un trafic dépendant unique-
ment de son caprice et de celui de ses mandarins. La guerre de 1842
a fait sentir aux Chinois tout le poids du bras de l'Angleterre, et
elle a forcé leur gouvernement de se lier à l'Occident par la foi des
traités. La Grande-Bretagne n'ayant rien stipulé pour elle à l'exclu-
sion des autres peuples, les États-Unis n'ont pas tardé à obtenir pour
leur commerce des conditions analogues à celles que le commerce
anglais avait réclamées. La France enfin, sous un gouvernement aussi
soigneux de sa prospérité que de sa liberté, s'est présentée à son
tour pour mettre sous la protection des traités tous les intérêts qu'elle
avait en Chine. Les négociations, habilement conduites en 1844 par
M. de Lagrené, ont eu le double effet d'ouvrir à notre commerce des
voies où il s'est trop timidement engagé, et d'assurer aux catho-
LA QUESTION CHINOISE. 483
liques indigènes le libre exercice de leur culte, en même temps qu'à
nos missionnaires celui de leur saint ministère.
En cet état de choses, je me demande si l'Angleterre, soit qu'elle
aille faire la guerre, soit qu'il lui suffise d'une imposante démon-
stration pour obtenir du Céleste-Empire de nouvelles concessions
commerciales, politiques et religieuses, doit être seule à poursuivre
ce but : je me demande si elle seule a ses intérêts à protéger, sa di-
gnité à maintenir, si à elle seule seront laissés, avec toutes les chances
de la lutte, tous les fruits du succès, si enfin il n'y a rien à faire
pour la Fiance dans cette grande entreprise. Je sais que nous avons
dans les mers de Chine une force navale assez considérable pour agir
efficacement, et j'entends dire qu'on l'augmente encore; mais la po-
litique qui dictera ses instructions la tiendra-t-elle spectatrio' inuno-
biie des événemens, ou lui commandera-t-elle d'j prendre part ? Dans
ce dernier cas, le seul que je puisse admettre, quelle sera cette pan?
Quel rôle y aura-t-il à jouer pour nous, quels avantages à recueillir
dans cette campagne guerrière et diplomatique, où la place de nos
marins à côté des marins anglais sera aussi bien marquée qu'elle
l'était devant Sébastopol?
Je me propose d'étudier ces diverses questions; mais, avant de le
faire, il me semble indispensable de jeter un rapide coup d'œil sur
la situation actuelle de l'empire chinois, sur l'état de ses relations
avec les étrangers, et enfin sur les causes qui ont amené la guerre
qu'on peut dire maintenant commencée.
1.
C'est un fait aujourd'hui hors de doute que l'empire chinois
entré dans une période de décadence : les voyageurs qui ont visité
cet empire, les savans qui ont étudié son histoire, rendent tous là-
dessus le môme témoignage. Les Chinois éclairés eux-mêmes le re-
connaissent, et c'était une maxime favorite du dernier empereur
que « le déclin suit infailliblement la prospérité. » Si en effet cette
prospérité a été si grande, si un bonheur exceptionnel a permis à
cette vaste monarchie de rester seule assise sur son organisation
séculaire, tandis que tout était bouleversé et renouvelé autour d'elle,
il n'est que trop conforme au cours naturel des choses humaines
qu'elle soit atteinte à son tour d'un principe de destruction, minée
dans ses fondemens et menacée de ruine.
On fait remonter à la conquête tartare, c'est-à-dire au milieu du
xvue siècle, les premiers symptômes de cette décadence, qui depuis
a suivi une marche si rapide, rapide dans sa proportion avec la
longue durée de l'empire chinois. C'est à cette époque qu'une at-
ÙSU REVUE DES DEUX MONDES.
teinte profonde a été portée aux principes qui, pendant tant de siè-
cles, avaient fait la force de la société chinoise, et cette atteinte,
jointe à l'inévitable détérioration qui, pour avoir été plus longtemps
différée, ne frappe que plus sûrement les œuvres des hommes»
a déterminé la crise intérieure à laquelle l'empire est en proie au-
jourd'hui.
I n des plus récens et des plus profonds observateurs qui ont étu-
dié la Chine, M. Meadows, réduit à trois axiomes politiques les prin-
cipes constitutifs de cette vieille société :
« 1° La nation doit être gouvernée par les moyens moraux, de pré-
férence à la force physique;
« 2° Les services des hommes les plus sages et les plus capables
de la nation sont indispensables à son bon gouvernement;
« 3° Le peuple a le droit de déposer le souverain qui, soit par son
activ itc perverse, soit par sa vicieuse indolence, donne lieu à une
oppression tyranniquc. »
On comprend que, dans son isolement entre ses hautes montagnes
et la mer, l'empire chinois ait pu, pendant une longue suite de siè-
cles, prospérer par la pratique fidèle et régulière de ces maximes,
déposées dans son berceau; mais le premier de ces principes, si mo-
ral, si sage, qui subordonne la force à la raison, corrompu par la
perversité de notre nature, a pu aisément donner aux Chinois ce ca-
ractère rusé et perfide que tout le monde s'accorde à leur reprocher.
11 excluait en outre le culte des vertus guerrières, et devait rendre
les Chinois inférieurs dans cet art des combats qui décide si souvent
de la destinée des nations. C'est un fait écrit à toutes les pages de
leur histoire.
Pour réaliser la seconde des maximes fondamentales de leur ordre
social, le dépôt de toute l'autorité publique entre les mains des plus
dignes, les Chinois n'avaient rien imaginé de plus efficace et de plus
sûr que de pratiquer sur une échelle immense le système du con-
cours public, le système des examens, qui à cette heure nous donne
en France non-seulement des bacheliers et des docteurs, mais nos
meilleurs ingénieurs, nos officiers les plus braves et les plus capa-
bles. Mais en Chine les examens portaient à la fois sur toutes les
branches de savoir nécessaires au gomernement des hommes, re-
ligion, histoire, littérature, art de l'ingénieur, l'art militaire seul
excepté, et les élus de ces examens, en recevant les insignes de ba-
cheliers, de licenciés et de docteurs, recevaient le droit de monter
de degré en degré jusqu'aux plus hautes fonctions de l'état, prix ré-
servé exclusivement à la supériorité de la capacité et du savoir. Chez
un peuple ami de la paix, ce système, loyalement mis en pratique,
a dû assurer à la Chine le bienfait d'un gouvernement sage et régu-
LA QUESTION CHINOISE. 48»
lier, et il explique jusqu'à un certain point la longue prospérité du
Céleste-Empire. Il y avait en effet, à côté du pouvoir absolu, quel-
que chose de profondément démocratique, il y avait un éclatant hom-
mage rendu à l'égalité humaine, dans une institution qui permet-
tait au fils du plus pauvre paysan de prétendre, par le seul secours
de son intelligence, aux plus hautes dignités de l'empire. Aussi
voyait-on les familles, les voisins même se cotiser en faveur d'un en-
fant qui manifestait d'heureuses dispositions, alin de lui procurer
une éducation dont le résultat pouvait couvrir d'honneur ses parens
et le lieu de sa naissance. L'enfant allait grossir cette classe de let-
trés dans laquelle le gouvernement puisait, par un concours public
et ouvert à tous, les agens de son autorité. Une fois admis dans la
hiérarchie administrative, on montait de grade en grade jusqu'au
faite de l'édifice social, et on parvenait à siéger dans ces comités de
Péking, véritables maîtres de l'empire, dont l'influence sur l'empe-
reur est toute puissante. Ainsi point de droit héréditaire. Au-dessus
de la masse nationale, où tous sont égaux, l'aristocratie de l'intelli-
gence accessible à tous, dépositaire de tous les pouvoirs, essentiel-
lement viagère, et n'excitant aucune de ces jalousies qui, dans nos
sociétés européennes, ont enfanté de si fréquentes et si grandes com-
motions.
Mais après l'invasion tartare tout a changé; la force a commencé
à se substituer au droit; les nouveau-venus ont réclamé pour eux la
moitié des emplois publics, au seul titre de nation conquérante, et
cette première atteinte une fois portée au principe salutaire du con-
cours public, le jour a dû arriver, et il est arrivé, où la sincérité
des examens a disparu, où il n'est resté debout que leur appareil
pédantesque, où la nation a été gouvernée par d'autres hommes que
les plus sages et les plus capables.
Quant au troisième principe de la constitution chinoise, à ce droit
concédé au peuple de déposer un souverain inappliqué ou vicieux,
ce ne pouvait être qu'une garantie cherchée pour des cas nécessai-
rement assez rares. Le trône en ell'et ne passe point par droit héré-
ditaire du père au fils: il suffît que le souverain sorte des rangs de
la famille impériale, et quel que soit du reste le fastueux appareil
de son despotisme, il est tellement entouré, circonvenu, qu'il est
plus près d'être un instrument qu'un maître absolu. Toutefois, pour
le cas toujours possible de l'exercice abusif d'un pouvoir sans con-
trôle, les Chinois, gens prévoyans, ont voulu sans doute justifier
d'avance par un principe écrit et les résistances ouvertes que ce
pouvoir soulève et les secrètes révolutions de palais, que dans leur
respectueux et prudent langage ils abritent sous la volonté du ciel.
Mais il est inutile de remonter à ces principes plus ou moins sages,
'lS(') REVUE DES DEUX MONDES.
plus ou moins fidèlement pratiqués, pour expliquer la décadence de
l'empire chinois; prenons-la pour un fait patent, manifeste, et qui
frappe les yeux comme la lumière. Ce qui est certain, c'est qu'au-
jourd'hui une immense corruption déborde sur tout l'empire, c'est
que la détresse financière y est extrême, et que l'argent y devient
chaque jour plus rare; c'est que les sociétés secrètes, de tout temps
redoutables au pouvoir, y ont acquis une puissance d'organisation
plus que jamais menaçante; c'est qu'enfin depuis quatre ans une in-
surrection qui n'a pu être vaincue tient en échec les forces impé-
riales et siège en souveraine à Nanking, la seconde des capitales de
l.i Chine.
11 j a sans doute bien peu de nos lecteurs à qui nous ayons quel-
que chose a apprendre en leur parlant de la corruption qui existe
Ghin lis. Chacun sait à quels excès de sensualisme grossier
et de dépravation intellectuelle il- se laissent aller, héritage sécu-
laire de l'incrédulité religieuse dans les classes supérieures et de la
plus abjecte idolâtrie dans les classes populaire-,, (le sont là des
plaies honteuse-, mais avec lesquelles on a vu souvent des empires
prolonger leur existence pendant des siècles, .le n'entends parler ici
que de cette corruption administrative, judiciaire, gouvernementale,
m l'appelle, portée aux derniers excès, selon le témoignage
unanime i\c> contemporains.
.l'en pourrais citer avec eux de plus nombreux exemples; un ou
deux me suffiront. Je disais tout a l'heure comment c'est une des
traditions les plus anciennes et les plus vénérées de l'empire, et
l'un des l'ondemens mêmes de sa constitution, de ne confier les fonc-
tion i publiques qu'aux plus dignes, et comment la solennelle épreuve
des examen- a eie instituée pour justifier de la capacité de ceux qui
concourent à cette carrière. Eh bien! voilà qu'aujourd'hui, tout en
,nt la l'orme, devenue illusoire, des examens, ces fonctions,
prix de l'intelligence et du travail, sont \endues avec une scandaleuse
publicité. Il y a le marché aux emplois; les besoins du trésor épuise
le commandent. Comprend-on a quel point l'organisation sociale se
trouve altérée par ce trafic, et quels bouleversemens il prépare!
Autre témoignage de cette même corruption. Par respect pour l'un
de ces principes de morale' fastueusement inscrits au lrontispice.de
la législation chinoise, la culture du pavot et le commerce de l'opium
-ont formellement interdits. Le fils du ciel, le père des peuples, dans
sa sollicitude pour la grande famille confiée à ses soins, ne veut pas
lui permettre l'usage de ce poison si dangereux et si recherché! La
loi donc proscrit l'opium; mais il n'y a pas un point des immenses
côtes du Céleste-Empire où l'opium ne soit l'objet d'une contrebande
que rien ne gène, que les mandarins au contraire encouragent, parce
LA QUESTION CHINOISE. 487
qu'elle les enrichit. Ainsi La contrebande se joue avec effronterie
d'une des menaces les plus solennelles de l'autorité souveraine, et
pousse les peuples à l'abrutissement, dont la loi a voulu les préser-
ver. Ajoutons que, par une juste rétribution de la Providence, cette
prodigieuse consommation de l'opium devient aujourd'hui, par l'ex-
portation des métaux précieux qu'elle occasionne, une des causes
de la ruine financière de l'empire.
Tout d'ailleurs contribue à cette ruine. Ainsi les monopoles que le
gouvernement s'est réservés ne lui rendent plus qu'un revenu insi-
gnifiant. S'il en est un dont les produits semblent ne devoir jamais
se tarir, c'est assurément celui du sel, denrée de première nécessité
et toujours assurée d'un bon débit au milieu des innombrables po-
pulations de la Chine. Eh bien ! ce monopole même est un de ceux
que l'on ne sait plus à qui affermer. Il a fallu que l'empereur impo-
sât d'office la ferme du sel à des négocians enrichis dont il convoi-
tait la dépouille, à peu près comme en d'autres pays on concède à
une compagnie de chemin de fer qui prospère la faveur d'un em-
branchement onéreux. Or ce don n'est rien moins que la ruine du
malheureux négociant h qui on l'inflige : en même temps qu'il doit
satisfaire aux exigences impitoyables du lise, il doit solder les man-
darins locaux chargés de la police, sans le secours desquels il n'y a
point de monopole, et ceux-ci, après l'avoir rançonné, reçoivenl
d'une autre main pour le laisser dépouiller. Entre mille preuves de
la pénurie du trésor impérial, en apporterai-je une autre, et des plus
frappantes? On l'a vu, en ces derniers temps, hors d'étal de fournir
les fonds nécessaires aux travaux publics de première nécessité. Le
Grand-Canal était à sec. Le Fleuve-Jaune, le fléau de la Chine, cette
Durance gigantesque, axait rompu ses digues et inonde d'immenses
étendues de pays riche et cultivé. Rien de tout celi se réparait,
et. pourtant les populations mécontentes étaient bien autrement sur-
chargées d'impôts qu'à l'époque, encore peu éloignée, où les tra-
vaux hydrauliques, juste sujet d'orgueil pour la Chine, s'exécutaient
partout avec tant de soin, d'intelligence et de splendeur.
C'est que depuis que les mandarins paient deniers comptans leurs
emplois, ils se remboursent en faisant entrer dans les coffres de l'em-
pire le moins qu'ils peuvent de l'argent qu'ils recueillent. Tout leur
est bon pour s'enrichir. La justice surtout est entre leurs mains une
source d'odieux profits. Aussi l'autorité est-elle partout avilie, et les
fonctions publiques, auxquelles s'attachait naguère une considéra-
tion si haute, ne sont-elles plus que l'objet du inépris et de la haine.
Naguère les mandarins étaient l'élite de la nation chinoise; portés
au rang qu'ils occupaient par un concours libre et public, entourés
de l'estime générale et d'une sorte de prestige populaire, ils n'a-
488 REVUE DES DEUX MONDES.
valent qu'à faire entendre leur parole grave et sage pour obtenir
une respectueuse obéissance, aujourd'hui le moindre lettré se re-
garde comme moralement supérieur à ces hommes sortis on ne sait
d'où, et acquéreurs de fonctions qu'ils étaient indignes de rem-
plir. Malgré le caractère dont ils sont revêtus, leur parole est sans
force et sans influence, et lorsqu'ils veulent pratiquer leurs exac-
tions, on leur résiste. De là un fait étrange, un nouveau trait qui
caractérise tristement cette période de décadence où la Chine est
entrée. N'ayant pas de force publique à leurs ordres dans un pays
où jusqu'à présent le gouvernement par la violence a été considéré
comme un déshonneur, ces indignes magistrats ont employé un de
ces expédiens détestables auxquels la tyrannie aux abois a seule re-
cours. On les a vus armer et prendre a leur solde les oisifs, les dé-
bauchés, tout le rebut de la population des villes, et leur faire ainsi
contracter des habitudes de rapine et de violence dont ils n'ont pas
tardé à devenir eux-mêmes les premières victimes.
Les sociétés secrètes enfui ont apporté à l'œuvre de destruction
leur contingent de dissolvante et infatigable activité. L'origine de
ces sociétés remonte à la conquête tartare, conquête qui a froissé
tous les instincts des Chinois. On sait comment elle s'accomplit.
C'était en L644. I ne insurrection avait éclaté et menaçait l'empe-
reur dans Péking même. Celui-ci, désespérant trop tôt de sa cause,
immole sa fdle de sa propre main et se tue. Au même moment, un gé-
néral fidèle amenait à son secours les tribus mantehoues, qui, bien
montées et aguerries, balayèrent l'insurrection devant elles; mais
au milieu du désordre, trouvant le trône vacant, les Tartares d'alliés
devinrent conquérans. A l'exception de l'île de Formose qui se dé-
fendit longtemps, la résistance des Chinois fut à peu près nulle,
mais le patriotisme humilié continua à protester sourdement, et de
nombreuses sociétés secrètes, toutes dirigées contre la domination
tartare, se formèrent et se sont perpétuées jusqu'à nos jours, favo-
risées par ce goût inné des Chinois pour l'association, qui, appliqué
aux arts pacifiques, en fait les premiers commerçans du monde. La
plus importante de ces sociétés, celle de la Triade, comprenait de
nombreux adeptes, surtout dans les provinces méridionales de l'em-
pire. Ces adeptes, comme dans toutes les associations de ce genre,
se promettaient avant tout un secret inviolable, puis aide et secours
mutuel, et les engagemens qu'ils avaient ainsi contractés, en rom-
pant ou en affaiblissant leurs liens de famille, en faisaient les sol-
dats naturels des insurrections futures.
Le bon gouvernement des premiers empereurs tartares ne fournit
à ces sociétés l'occasion de trahir le secret de leur existence que par
quelques actes isolés d'un obscur brigandage; mais lorsque toutes
LA QUESTION CHINOISE. A89
les causes que nous avons énumérées commencèrent à se faire sen-
tir, il fut facile de prévoir le rôle qu'elles allaient être appelées à
jouer. La guerre avec les Anglais en 1840 vint ajouter un nouveau
grief à tous ceux que les patriotes conservaient contre la race tar-
tare. Les Chinois se croient supérieurs à tous les autres habitans de
la terre. L'immensité de leur empire, de l'empire du milieu, quand on
l'oppose aux dimensions modestes que les autres états occupent sur la
carte, les longues traditions de leur histoire, leur civilisation raffinée,
et qui sur tant de points a devancé la nôtre, tout contribue à aug-
menter leur orgueilleuse confiance. A leurs yeux, le fils du ciel est
bien l'empereur universel, à qui tous les autres empires doivent
hommage. La cour de Péking s'efforce d'entretenir cette opinion, qui
grandit l'empereur et consolide son pouvoir en le mettant au-dessus
de tout ce qui es1 terrestre, et pour cela elle n'a rien imaginé de
mieux que de s'isoler du reste du monde et d'isoler tout l'empire
avec elle. De là les édits qui interdisent aux Chinois de quitter leur
pays sous peine de mort, édits qui subsistent toujours, quoique bien
peu observés aujourd'hui. De là aussi les entrav es apportées au trafic
étranger, la jalousie avec laquelle les navires européens ont toujours
été écartes, malgré le goût naturel aux Chinois pour le commerce el
leur connaissance parfaite des avantages qu'ils pourraient en re-
tirer.
Mais cet isolement ne pouvait pas durer toujours. On ne peut
plus de nos jours, avec la connaissance exacte que nous avons de
notre globe, quand la vapeur a tellement diminué les distances,
mettre en quarantaine matérielle et morale une nation de trois cent
cinquante millions d'âmes. Aussi avons-nous vu du côté de terri
l'empire chinois enveloppé et menacé peu a peu par la puissance
russe, tandis que les Anglais, sur toute l'étendue du littoral, ont
remporté sur les armées et les flottes impériales de faciles victoires.
Rien n'a plus contribué que cette guerre à irriter le vieux patrio-
tisme chinois. On ne pardonne pas aux ïartares leurs honteuses dé-
faites, toutes ces villes prises avec tant de promptitude et de faci-
lité, ce traité imposé sous les murs de Nanking et si vite accepté, ce
traité par lequel le fils du ciel s'est abaissé jusqu'à payer tribut aux
barbares. La nouvelle s'en est rapidement propagée dans tout l'em-
pire, portée jusqu'aux extrémités les plus reculées par les bateliers
du Yang-tze-kiang et du Grand-Canal, témoins oculaires de ces évé-
nemens, et le prestige impérial en a été singulièrement affaibli.
A toutes ces causes réunies, misère, corruption de l'autorité,
amoindrissement du gouvernement , vint s'en joindre encore une
autre : le vieil empereur mourut. Or en Chine le changement de
règne est presque toujours une époque d'agitation et de trouble.
490 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout était prêt pour une insurrection, il ne fallait plus qu'un mot
d'ordre et un homme; ils se présentèrent bientôt.
L'homme s'appelle Hung-tze-tzuen; l'idée, c'est une réforme re-
ligieuse, bientôt transformée en révolution politique.
Qu'on nous permette de donner quelques détails sur cet événe-
ment, qui, au milieu de tous ceux dont l'Europe a été agitée dans
ces dernières années, a passé preque complètement inaperçu.
I n des laits les plus caractéristiques de la situation actuelle de
la Chine est que le chef de cette vaste insurrection ne soit autre
qu'un bachelier refusé.
Hung-tze-tzuen est né en 1813 dans le voisinage de Canton. Son
père était cultivateur. Connue il témoignait du goût pour l'étude,
ses parens se cotisèrent, selon l'usage, pour l'envoyer à l'école, où
il resta jusqu'à l'âge de seize ans. On l'employa alors à la garde du
bétail; mais il se dégoûta bien vite de cet humble métier, et devint
maître d'école de son village. Désirant parcourir la carrière des let-
és, il passa avec succès ses premiers examens dans la ville de son
district, et se rendit plusieurs fois à Canton, chef-lieu de la pro-
vince, afin de s'y préparer à prendre le grade de bachelier. Il lui
arriva (on croit que ce fut en L833) d'entendre en cette ville un mis-
sionnaire européen qui prêchait dans la rue. Au même temps, un
de ses compatriotes, converti au protestantisme, lui mit entre les
mains quelques livres religieux écrits en langue chinoise, et conte-
nant des chapitres de l'Ancien et du Nouveau-Testament, mêlés de
réflexions. Il se contenta alors de parcourir ces livres, et les plaça
dans sa bibliothèque. Ce fut en 1839 qu'il essuya un échec définitif
dans l'épreuve du baccalauréat : il en tomba malade, et eut une
série de rêves et de visions qui le firent regarder comme fou par ses
amis.
II venait d'assister aux graves événemens de Canton et à la guerre
de l'opium, lorsqu'en 1843 il retourna aux livres qu'il n'avait l'ait
que parcourir, et se mit avec un de ses amis à les étudier. Cette
étude exalte son imagination : les lambeaux du christianisme offerts
à ses regards lui apparaissent comme la doctrine de vérité, et lui
apportent la clé de ses visions mystérieuses; il demeure convaincu
que son âme a été appelée au ciel auprès de Dieu le père, de qui il
a reçu la mission de réformer la religion des Chinois et de rempla-
cer le culte des idoles par celui du vrai Dieu. Les mouvemens
d' Hung-tze-tzuen deviennent assez confus jusqu'en 1847, où on le
voit suivre à Canton les instructions de M. Roberts, missionnaire
américain. Le spectacle lui est alors donné d'une expédition anglaise
remontant la rivière pour obtenir réparation d'une clause violée du
traité, et il assiste en môme temps à une levée en masse de toute la
LA QUESTION CHINOISE. 'l^'i
province pour repousser l'agression des barbares. M. Meadows, dont
le curieux ouvrage nous fournit tous ces détails, ne doute point que
le mouvement si aisément imprimé à cette immense population n'ait
donné au visionnaire l'idée de ce qu'il pouvait entreprendre. L'apos-
tolat de Hung-tze-tzuen commence. Il s'est retiré dans la province
de Kouang-sé, la plus méridionale de l'empire, et là il réunit autour
de lui un nombre assez faible d'abord de sectaires, qui ont pris le
nom d'adorateurs de Dieu. La doctrine qu'il leur prêche est celle des
livres chrétiens qui ont été mis entre ses mains, et qu'il interprète ;'i
sa manière. Il se croit assez fort pour tenter avec ses adeptes une
sorte de croisade contre les idoles. Bientôt se joignent à lui deux
nouveaux illuminés, qui eux aussi prétendent, dans leurs convul-
sions nerveuses, recevoir du ciel des révélations. Yang et Seaou,
plus connus dans la suite sous les noms de princes de l'est et de
l'ouest, entendent partager avec Hung-tze-tzuen la direction de la
progagande, jusqu'alors purement religieuse; mais Hung-tze-tzuen,
par la supériorité de son intelligence et de son éducation, par l'en-
thousiasme vrai ou faux dont il paraît inspiré, reste le chef de la
révolution qui se prépare : il prend le titre de second fds de Dieu,
qui lui a accordé la faveur d'une entrevue spirituelle. Les princes
de l'est et de l'ouest se contentent de proclamer, l'un que Dieu le
père, lorsqu'il vient sur la terre, parle par sa bouche, l'autre que
c'est lui qui est l'interprète du Seigneur Jésus. Les soins de la poli-
tique semblent être le partage plus spécial de ces deux prophètes
inférieurs.
La province de Kouang-sé était habitée par diverses couches de
population que le temps avait superposées les unes aux autres. 11 \
avait d'abord la race indigène, demeurée toujours à peu près indé-
pendante dans ses montagnes; puis, à diverses reprises, s'étaient
accomplies des immigrations de Chinois du nord, et en dernier lieu
étaient venus du littoral de la province de Canton des milliers de
nouveaux habitans, faisant partie de ce qu'il y a de plus remuant
et de plus entreprenant dans la nation chinoise. Ce fut parmi ceu\-
ci que la secte des adorateurs de Dieu trouva ses premiers adeptes.
Ses progrès étaient encore assez obscurs, lorsqu'une querelle de vil-
lage, née à l'occasion d'une fille à marier, vint soudainement ac-
croître sa force et son importance. Les Chinois cantonnais, dans
cette querelle, appelèrent à leur secours les adorateurs de Dieu dis-
persés dans les villages voisins; ceux-ci répondirent à leur appel,
et d'une victoire gagnée en commun sortit bien vite la fraternité
religieuse.
Jusque-là les mandarins avaient assisté d'un œil indifférent à la
propagation de la nouvelle doctrine; mais lorsqu'ils virent des fa-
492
REVUE DES DEUX MONDES.
milles entières quitter leurs demeures pour aller se ranger sous des
chefs qui s'arrogeaient l'autorité temporelle en même temps que la
spirituelle, ils comprirent le péril. L'ordre est donné d'arrêter llung-
tze-tzuen; mais les exécuteurs de cet ordre sont repousses par la
force, et l'insurrection (car à partir de ce moment on ne peut lui
donner d'autre nom) voit de tous côtés ses rangs se grossir. Elle se
recrute avant tout dans les sociétés secrètes, qui se sont formées il
y a deux cents ans pour repousser le joug des Tartares, et qui de-
puis lors, avec une persévérance infatigable, ont perpétué de géné-
ration en génération leur existence; ce sont ensuite les équipages
d'une de ces Hottes de hardis pirates auxquels le gouvernement
impérial laisse infester la mer pour en délivrer la terre, et qui,
échappés à la destruction de leurs navires coulés ou pris par les An-
glais, viennent apporter à l'insurrection leur audace, que rien ne l'ait
reculer; ce sont enfui ces mécontensdc toute classe que fait le des-
potisme par ses caprices et ses violences, et qui, invisibles aux jours
où les choses vont bien pour lui, semblent sortir par milliers de des-
sous terre quand l'occasion leur est fournie d'exercer contre lui leur
haine et leur vengeance. Quoi qu'il en soit, une armée de quinze
mille combattans se trouva rassemblée alors autour des princes du
ciel, mystique et pompeuse dénomination que s'étaient attribuée les
nouveaux apôtres.
Du mois de novembre L850 au mois de mars 1853, l'armée insur-
gée a eu à lutter contre toutes les forces de l'empire; ce n'ont été
que marches et contre-marches, villes prises et reprises, édits sur
édits publiés par la cour de Péking pour dégrader de hauts digni-
taires peu fidèles ou peu capables, bulletins magnifiques de victoires
ressemblant fort à des défaites, et pour dernier résultat les princes
du ciel arrivant sous les murs de ÎVanking à la tète de quatre-vingt
mille hommes. Cette grande cité, la seconde de l'empire, fut forcée
de les recevoir dans ses murs, et ils y signalèrent leur entrée en
massacrant de sang-froid vingt mille Tartares qui n'avaient pas su
la défendre : revanche atroce du patriotisme chinois contre la race
étrangère! Cependant la prise de Nanking rendait les insurgés maî-
tres du Yang-tze-kiang, le iils de la mer, ce fleuve immense qui, des-
cendu des montagnes du Thibet et navigable dans la plus grande
partie de son cours, traverse la Chine de part en part, fournissant la
voie d'un commerce prodigieux. En même temps ils tenaient en leur
pouvoir le Grand-Canal, par lequel toutes les denrées du midi, et en
particulier les grains et le sel, double objet du monopole impérial,
remontent dans les provinces septentrionales de l'empire, lit il faut
ajouter qu'ils avaient parcouru la moitié de la route qui sépare Pé-
king du berceau de l'insurrection.
LA QUESTION CHINOISE. M>3
J'ai dit tout à l'heure comment ils comptaient dans leurs rangs
grand nombre d'hommes appartenant à là population amphibie de
la (mine du sud, la plupart familiarisés avec le métier de pirates.
Ces hommes ne tardèrent pas à organiser de puissantes flottes, qui,
remontant le fleuve et ses affluens, étendirent au loin la domination
des princes du ciel, et qui, en même temps qu'elles approvisionnaient
l'armée, préparaient les ressources nécessaires à la grande marche
que les insurgés méditaient sur Péking, dans le dessein avoué de
renverser la dynastie impériale. Maîtres des cours d'eau, ils étaient
maîtres du pays, et du haut de leur citadelle de Nanking ils rayon-
naient à l'entour dans toutes les directions, interceptant et les corps
de troupes qui essayaient de se rassembler contre eux et les ordres
que l'empereur envoyait aux provinces du sud, et qu'il fut bientôt
réduit à expédier par mer. Qu'allait-il arriver s'ils devenaient aussi
maîtres de la mer? C'était la grande crainte des mandarins. Vussi
les vit-on réunir tous leurs efforts pour fermer l'embouchure du
Yang-tze-kiang. Et comme leur marine nationale leur inspirait as-
sez peu de confiance, ils eurent l'idée de recourir à des navires
et à des bras européens. Il y avait là un éclatant aveu de leur po-
sition désespérée. Seulement c'eût été trop s'abaisser que d'in-
voquer ou\ertement les secours des barbares, et le gouvernement
impérial crut sauver sa dignité en proposant aux agens anglais
de lui louer les navires de la station, les bateaux à vapeur sur-
tout, dont il se promettait la plus efficace assistance. \u défaut
de ces navires, qui lui furent refusés, les mandarins allèrent cher-
cher à Macao quelques lorchas portugaises, auxquelles il> joignirent
un certain nombre de navires de commerce armés en guerre par
des aventuriers anglais, américains et autres. Il ne paraît pas qui'
cette flottille, avec ses étranges élémens, ail été d'un grand service
au Céleste-Empire. Si les insurgés n'allèrent pas se mesurer avec
die, je ne crois pas que c'ait été par suite de la crainte qu'elle leur
inspirait; c'est plutôt, à ce qu'il me semble, afin d'éviter le péril
qu'il pouvait y avoir pour eux à se rencontrer sur le littoral ou sur
mer avec le commerce et les marines européennes.
Il y avait un grand intérêt pour les représentans des puissances
étrangères à se rendre à Nanking, pour juger par eux-mêmes du
caractère et de la force de cette redoutable insurrection, pour \ on-
de leurs propres yeux cette Chine nouvelle, avec laquelle bientôt
peut-être on aurait à établir des relations tout autres que celles
qu'on avait entretenues avec le vieil empire; mais l'accueil fait à la
diplomatie européenne n'eut rien d'encourageant. On trouva une
politesse extrême, mais pleine de circonspection et de réserve, le
soin le plus attentif à éviter toute cause de conflit, mais le refus con-
494 REVUE DES DEUX MONDES.
stant d'entrer en rapport avec qui ne reconnaîtrait pas dès l'abord
la prééminence des princes du ciel sur toutes les puissances de la
terre. L'orgueil était le même dans ces chefs insurgés, dont le triom-
phe était encore incertain, que dans le despote aux abois qui trem-
blait à Péking sur son trône. Ils ne voulaient rien devoir aux bar-
bares, de peur de heurter le sentiment national et d'affaiblir le
prestige de leur autorité naissante, à l'heure même où ils venaient
bouleverser la religion, et avec elle toutes les institutions de leur
pays!
Quelle étail cette religion nouvelle destinée à remplacer les su-
perstitions de la Chine idolâtre? Ce fut un objet curieux d'étude pour
les Européens admis à converser à jNanking avec les adorateurs de
Dieu. Malheureusement les notions qu'il leur a été donné de re-
cueillir sur ce grand t'ait sont évidemment incomplètes et confuses,
>i toutefois il n'est plus vrai de dire que c'est le nouveau culte 'lui-
même (pii n'est qu'un emprunt incomplet et confus fait au chris-
tianisme. Le renversement des ulules paraît être l'acte religieux par
excellence des nouveaux sectaires. Partout elles sont tombées sous
leurs coups: puis ils ont proclamé un seul Dieu, Dieu le père, celui
dont ils se disent les adorateurs. Appropriant grossièrement aux be-
soins de leur cause le dogme mystérieux et sublime de la Trinité, ils
ont donné à Jésus-Christ Hung-tze-tzuen pour frère, et fait du prince
de l'est le Saint-Esprit. Ces traits suffisent pour indiquer de quelle
façon ils entendent le christianisme. La inorale leur en est-elle mieux
connue que le dogme? M. Meadows, qui était l'interprète de la mis-
sion anglaise à \auking, raconte à ce sujet une anecdote assez cu-
rieuse. Au milieu d'une conversation froide et embarrassée qu'il avait
avec l'un des princes du ciel, l'idée vint à celui-ci de lui demander
s'il connaissait les règles divines. « Ne sont-elles pas au nombre de
dix? répondit M. Meadows. — Certainement, répliqua avec empres-
sement son interlocuteur. j> M. Meadows ayant alors commencé à
réciter les commandemens de Dieu, « — les mêmes que nous! s'écria
avec joie le prince du ciel en l'interrompant : les adorateurs d'un
seul Dieu sont tous frères. »
La curiosité des visiteurs européens ne se borna pas à s'enquérir
des idées au nom desquelles s'accomplissait la révolution tentée par
les insurgés: ils voulurent aussi connaître leurs ressources et leur
organisation militaires. Ici encore ils trouvèrent dans la pratique
une assez étrange manière d'entendre le christianisme. — Attendu
que toute chose au monde appartient à Dieu et à ses envoyés, les
princes du ciel mettaient la main sans scrupule sur tout ce qui pou-
vait leur servir à conduire la guerre. Des hommes valides qu'ils ren-
contraient, ils faisaient partout des soldats, et de leurs familles des
LA QUESTION CHINOISE. h§h
otages (1). On comprend que ce moyen de recrutement ait bien vite
grossi leur armée, qui est partagée régulièrement en plusieurs corps,
chacun de treize mille hommes, mais subdivisés à l'infini, et ne por-
tant pas dans leur manière de combattre l'ordre qui préside à leur
organisation hiérarchique. En visitant leurs campemens à Nanking et
autour de la ville, on les trouva en général mal armés, n'ayant pour
la plupart que des sabres et des piques, peu de fusils et presque tous
à mèches, avec de petits canons portés à bras. Cependant au siège
de Shangaï on put remarquer que l'armement des troupes était meil-
leur : les fusils à deux coups et les revolvers même n'étaient pas
rares aux mains des insurgés. Leur meilleure artillerie, comme chez
les Chinois en général, était celle de leurs jonques, dont plusieurs
portaient des pièces d'un assez fort calibre.
Mais la possession de Nanking n'était pas le terme où tendait
l'ambition des vainqueurs aux cheveux longs ; les insurgés ont adopté
cette mode pour protester contre le caprice t\ rannique des Tartares,
qui, lois de la conquête, firent aux Chinois une loi de se raser. Ils
n'attendaient que le moment de se porter sur Péking, pour y ren-
verser la dynastie régnante. L'armée qui s'ébranla pour cette auda-
cieuse expédition marcha d'abord de succès en succès, en dépit de
tous les obstacles, et arriva jusqu'à Tsin-hae, à trente lieues seule-
ment de la grande capitale du nord; mais là elle trouva devant elle
la cavalerie mantchoue et les hordes nomades de la Mongolie, que
l'empereur aux abois avait appelées de leurs déserts, comme sa deiv
nière espérance. Les insurgés, au milieu des plaines de Petcheli, se
trouvèrent impuissans contre cette cavalerie exercée, et, après un
séjour de trois mois à Tsin-hae, ils opérèrent en février I8b& leur
retraite sur Nanking. L'empereur était sauvé : la cavalerie tartare,
par qui sa race fut portée sur le trône en 1644, venait de l'y main-
tenir. Cependant ce moyen extrême de salut ne témoigne-t-il pas pour
l'empire chinois d'un extrême danger? Et en présence de ce qu'ont
pu faire, pour couvrir Péking, quelques milliers de Tartares, ne
peut-on se demander ce qui arrivera, si jamais la formidable puis-
sance qui touche aux frontières de la Chine, cpii tient sous ses luis
des hordes si nombreuses de cette rapide cavalerie, conçoit la pensée
de les lancer jusque sous les murs de la ville impériale pour y accom-
plir, sur ce point du globe, les projets de sa vaste ambition?
(1) Ces familles furent d'abord traitées avec de grands égards, et on leur assigna à
Nanking uu quartier spécial, où nul ne pouvait pénétrer sous peine de mort; mais cette
protection ne tarda pas à leur être retirée, et l'uu de nos missionnaires raconte qui',
dans l'hiver de 1855, la ville de Nanking fut subitement assourdie par un bruit infernal
de pétards et de tamtams, annonçant le mariage d'un grand nombre de soldats insurgés
avec des femmes ou des filles dont les maris ou les pères avaient péri sans doute pen-
dant la guerre. Plusieurs centaines de ces malheureuses aimèrent mieux se donner la
mort que de consentir à ces noces sauvages.
fl96 REVUE DES DEI \ MONDES.
Ce péril, nous le croyons, est éloigné encore. Cependant il est
impossible de ne pas reconnaître que l'insurrection dont nous venons
d'esquisser l'histoire, par son étendue, par sa durée et surtout par
son caractère, prépare quelque chose de nouveau pour l'avenir de
la Chine. Bien d'autres insurrections, et de victorieuses même, ont
éclaté avant celle-là dans le Céleste-Empire; niais c'était uniquement
contre le pouvoir et ses dépositaires qu'elles étaient dirigées, elles
n'avaient point pour mobile des idées, et des idées surtout venues
de l'Europe : car enfin, malgré tout le grossier mélange par lequel
les princes du ciel ont défiguré les dogmes qu'ils ont empruntés au
christianisme, malgré l'étrange manière dont ils ont adapté sa mo-
rale ;i leur politique de subversion et de conquête, il n'en reste pas
moins vrai que l'unité de Dieu, que la divinité du Christ, que les
préceptes du décalogue ont été proclamés par eux et comme inscrits
sur leurs bannières, et que ces principes d'une religion nouvelle ont
parcouru triomphalement la Chine au milieu des idoles renversées,
depuis l'extrémité méridionale du Kouang-sé jusqu'aux environs de
l'eking. Dans ces doctrines ainsi prèchées par la voix de l'émeute,
les populations chinoises ont-elles reconnu quelque chose de la reli-
gion divine obscurément et fidèlement pratiquée sur divers points
de l'empire et confessée par nos missionnaires, qu'elles ont vus si
souvent souffrir et mourir pour elle? L'apostolat mensonger de
llung-tze-tzuen aura-t-il pour effet d'ouvrir une route plus large à
ces héros de la charité, pour répandre les véritables enseignemens
de l'Evangile? 11 serait aussi téméraire de le nier que de l'affirmer,
comme aussi il n'est peut-être pas détendu de croire que l'ébranle-
ment violent donné à l'empire par cette dernière insurrection, que
l'immense anarchie qui en a été la suite pourraient bien préparer
les Chinois à recevoir, avec la civilisation étrangère, des lois plus
douces et plus équitables.
Achevons en deux mots ce qu'il nous reste à dire de la situation
actuelle des insurgés. Après avoir échoué dans leur marche sur
l'eking. ils se retirèrent sur le Yang-tze-kiang, et depuis lors ils s'y
sont toujours maintenus. Hung-tze-tzuen occupe toujours Nanking,
entouré de forces considérables et opposant son gouvernement à
celui de l'empereur. En arrière du Yang-tze-kiang, le pays est dans
le désordre et la confusion : les troupes impériales sont rentrées en
possession du littoral, elles ont repris Amoy et Shanghaï (1), et Can-
ton, où le voisinage des Anglais et la turbulence de la population
les forcent d'entretenir une garnison nombreuse, n'est jamais sorti
(1) Ou n'a pas oublié qu'au siège de cette ville les troupes impériales furent puis-
samment aidées par les équipages des bàtimens de guerre français la Jeanne ctArc et
le Colbert, engagés dans la lutte à la suite de circonstances qu'il serait trop long de
rapporter.
LA QUESTION CHINOISE. 497
de leurs mains; mais autour de Canton, dans ces provinces toujours
les moins soumises de l'empire, l'insurrection soutient contre les
mandarins une lutte continuelle, et l'on n'entend parler que des
châtimens effroyables ordonnés contre les rebelles, ou ceux qui sont
censés l'être, par les dépositaires de l'autorité impériale. Ces châti-
mens ne sont rien moins que des massacres, dans lesquels innocens
et coupables sont confondus, quelquefois à dessein par cupidité et
par vengeance, quelquefois par simple insouciance.
Les pauvres Chinois catholiques ne pouvaient manquer d'être en-
veloppés dans ces sanglantes exécutions. Le nom du Christ, invoqué
n'importe à quel titre par les insurgés, devait être un grief contre
ses serviteurs les plus inoffensifs et les plus paisibles. C'était en
outre dans les sociétés secrètes, ainsi que nous l'avons dit, que
s'était recrutée principalement l'insurrection, H aux yeux d'un pou-
voir aussi ombrageux que peu clairvoyant, il était assez naturel que
les petites chrétientés, forcées de se cacher afin d'échapper à la per-
sécution, passassent pour des associations clandestines fornnv-
contre la sûreté de l'empire. H faut se rappeler enfin que Hung-tze-
tzuen, avant de jouer son rôle d'inspiré et de chef révolutionnaire,
avait été le disciple des missionnaires protestans. C'en était assez pi nu-
que tout missionnaire européen, quel qu'il fût, devint suspegt de
favoriser l'insurrection. On comprend que la justice des mandarins
n'ait été ni assez consciencieuse, ni assez éclairée pour distingue]
entre l'envoyé des sociétés bibliques, toujours soigneux d'exercer
son ministère à portée des canons anglais comme à portée des bien-,
de ce monde, et le missionnaire catholique, qui, sans autre protec-
tion que celle d'en haut, va chercher ses pauvres ouailles dispersées
sur toute la surface de l'empire, pour leur porter les lumières el les
consolations de la foi. Ce qui semble hors de doute, c'est qu'on doit
attribuer à ces circonstances la mort de M. Chappedelaine, décapité
au mois de février de l'année dernière au kouang-sé, dans cette pro-
vince qui fut, il y a six ans, le berceau de l'insurrection. Disons ici
en passant que cette exécution est une infraction éclatante aux édits
obtenus par il. de Lagrené en 1845, et qu'elle est un des motifs
qui obligent aujourd'hui la France d'intervenir dans les événemens
dont la Chine va être le théâtre.
On a voulu, dans cette première partie, rassembler les traits prin-
cipaux qui peuvent faire connaître l'état présent de l'empire chinois.
Depuis six ans, cet empire est agité par une insurrection, qui, arrêtée
dans ses progrès, n'en reste pas moins menaçante et continue de
siéger en maîtresse dans l'ancienne capitale des dynasties chinoises.
Malgré l'étrange nouveauté de ses doctrines religieuses, malgré la
témérité de ses doctrines politiques, suspectes de communisme et
TOME IX. 32
AOS REVUE DES DEUX MONDES.
alarmantes pour la propriété, cette insurrection ne paraît pas plus
entamée dans sa force morale que dans sa force matérielle. Elle
brave toutes les menaces du pouvoir impérial, qui, sans argent,
réduit aux expédiens financiers les plus misérables, déconsidéré pat
l'atteinte profonde que la vente des emplois a portée à la constitu-
tion de l'empire, s'est trouvé jusqu'ici impuissant à la frapper de
coups décisifs. Si la Chine en était encore aux temps où, isolée et
inaccessible au reste du monde, elle a vu s'accomplir dans son sein
tant d'autres révolutions, la crise actuelle durerait peu sans doute,
et l'unité de l'empire ne tarderait guère à se rétablir sous le chef
tartare qui occupe le trône, ou sous le chef national qui le lui dis-
pute; mais l'isolement du vaste empire du milieu n'a plus aujour-
d'hui de réalité : chaque jour resserre le cercle qui se forme autour
de lui. Ce ne sont pas seulement les Russes par terre et les Anglais
par mer qui le pressent; ce n'est pas seulement l'activité du génie
européen qui, avec les forces nouvelles dont il est armé, bat en
brèche chaque jour les impuissantes barrières élevées autrefois pour
l'arrêter; c'est la puissance de la civilisation, celle des idées, celle
du christianisme, qui somme impérieusement la Chine de lui ouvrir
ses portes et d'admettre ses peuples à ce partage commun de lumière
et de bien-être dont ils ne doivent plus être déshérités. De là vient,
qu'il nous est impossible de ne pas lier dans notre pensée ce qui se
passe au dedans de la Chine et ce qui va se passer au dehors, de là
vient l'intérêt et, nous ne craignons pas de le dire, l'anxiété avec
laquelle nous suivons des événement qui douent exercer une si
profonde influence sur les destinées d'une société de trois cent cin-
quante millions d'âmes; mais pour bien apprécier ces événemens, et
pour les prévoir peut-être, il est nécessaire d'examiner quels ont été
jusqu'à ce jour les rapports de la Chine avec les Européens, et par
quel enchaînement de circonstances ces rapports ont été conduits
au point où nous les voyons aujourd'hui.
II.
Si le gouvernement chinois en avait eu le pouvoir, nul doute qu'il
n'eût élevé entre lui et les barbares de mer une seconde grande mu-
raille, destinée à s'opposer non-seulement aux invasions armées,
mais aussi à l'entrée de toutes les idées, de toutes les connaissances
venues de l'Occident. En eiïèt, l'essence d'un gouvernement comme
celui de la Chine est le mensonge; il doit donc craindre plus que
toute chose la lumière de la vérité, il doit craindre tout ce qui peut
venir du dehors pour dissiper les ténèbres au sein desquelles il tient
les peuples enveloppés, les erreurs dont il les nourrit, les préjugés
. LA QUESTION CHINOISE. 499
serviles auxquels il les assujétit. En Chine, selon la doctrine poli-
tique, confirmée et appuyée par la doctrine religieuse, le mensonge
n'a rien de déshonorant; le gouvernement ne se fait aucune faute de
propager hardiment et presque consciencieusement ce qu'il y a de
plus faux dès qu'il y trouve son avantage. Les fonctionnaires ne
sont jamais punis pour avoir mal agi, mais pour n'avoir pas réussi;
aussi, comptables seulement du succès envers l'autorité supérieure,
ne se regardent-ils pas comme obligés envers elle à la vérité, et ne
se font-ils aucun scrupule de la tromper, s'ils peuvent, à ce prix,
éviter de passer pour malhabiles. De haut en bas et de bas en haut.
ce n'est dans toute la hiérarchie administrative qu'un commerce de
mensonge (1). Pendant des siècles, à ce qu'il paraît, la politique a
cru trouver son compte ta cette étrange manière de gouverner les
hommes; mais dès qu'au lieu de se trouver en face d'une nation ac-
coutumée à se payer de cette fausse et honteuse monnaie, on a eu à
traiter avec des peuples chez qui la religion et les lois de l'honneur
condamnent le mensonge, on s'est aperçu du péril que l'on courait,
et les avertissemens de l'intérêt se sont joints à ceux de la conscience
(I) Qu'on nous permette de citer ici quelques passages du journal tenu, suivant l'usage
chinois, par Pi-kwei, surintendant des finances à Canton, de ses conversations avec
l'empereur en octobre 1849. Ce journal se trouve dans l'ouvrage de M. Meadows, lequel
a connu Pi-kwei. On jugera par ces extraits des lumières de l'empereur et de la véracité
de son mandarin.
« L'empereur. — 11 parait que les barbares ne peuvent plus se passer du commerce
de Canton, c'est leur gagne-pain.
« Réponse. — Le peuple de Canton voit clairement qu'il en est ainsi.
« L'empereur. — La puissance des Anglais parait-elle réduite?
« Réponse. — Oui... Us n'ont plus que deux ou trois mille bommes à Hong-kone. La
plupart des soldats verts (rifles) s'est dispersée faute d'argent,... et de plus un millier
sont morts pendant les chaleurs.
« L'empereur. — Dans toutes les affaires de ce monde, la prospérité est suivie par le
déclin.
« Réponse. — L'étoile divine de votre majesté est la cause du déclin des barbares
« L'empereur. — Pensez-vous, d'après l'apparence des choses, que les barbares an-
glais ou autres donneront encore de l'embarras?
« Réponse. — Non. Les Anglais n'ont rien gagné pour eux à la guerre. Quand ils se
sont révoltés en 1841, ils n'étaient soutenus que par l'argent des autres nations qui
voulaient élargir le trafic.
« L'empereur. — Il est évident que le trafic est la principale occupation de ces bar-
bares
« Réponse. — Au fond, ils appartiennent à la classe des bêtes brutes, et il est impos-
sible qu'ils aient le moindre but élevé
« L'empereur. — La Chine n'a pas besoin des soieries ni des cotonnades étrangères.
Regardez! moi qui suis le plus grand des hommes, mes chemises sont faites de coton
de Corée. Je ne me suis jamais servi de coton étranger.
« Réponse. — Les cotonnades étrangères ne sont bonnes à rien; elles n'ont pas de
corps.
« L'empereur. — Et ne se lavent pas bien, » etc., etc.
500 KEVCE DES DEUX MONDES.
pour redouter toutes les influences étrangères. Presque à la _même
époque, la religion et le commerce de l'Europe sont venus frappa
aux portes de la Chine : contre l'une et l'autre, les mandarins son-
gèrent a prendre leurs sûretés. Fidèles en apparence a leur grand
principe de n'employer la force que lorsque les moyens moraux au-
raient été tous épuisés, ils voulurent essayer de tourner ennemi,
de le dompter par la ruse avant d'en être réduits a le combattre en
lace. Ils commencèrent par établir une entière différence entre les
marchands et les missionnaires. Us n'ont jamais reproché a ceux-ci
Les projets d'envahissement et de profit matériel qu ils affectent
le redouter de la part des premiers. Leur haine na commencé
■outre nos prêtres que lorsqu'ils ont reconnu que la tolérance qu us
i accordaient était sans profit pour leur domination. Le secret
de leur politique avait été d'abord de les admettre comme d utiles
instrumens de pouvoir, en même temps qu'ils repoussaient le com-
merce aussi loin que possible, e1 s'efforçaient de ^<™»«?P~:
pie, que la crainte inspirée par la majesté redoutable du fils du ci 1
,, la cause de cet éloignement. Nous allons suivre cette double
politique dans ses développemens. Varions d abord des mission-
naires les premiers venus d'ailleurs dans le Céleste-Empire.
Il ne peut être ici question de l'aventureuse propagande tentée en
Chine par des religieux franciscains au xme siècle et de 1 église chré-
tienne fondée alors a Péking par Jean de Corvin. 11 faut prendre les
missions catholiques à l'époque où, portées sur les vaisseaux por-
tugais elles commencèrent à Canton leur sainte carrière, clans les
premières années du xvr= siècle: c'est là leur véritable origine. La
nouvelle religion reçut alors un favorable accueil. Pendant deux
cents ans les missionnaires eurent des établissemens a Péking, le
culte catholique fut autorisé dans tout l'empire, et rien ne lut
épargné, aucune caresse ne fut négligée pour gagner ses ministres,
les attacher aux institutions chinoises, comme on 1 avait déjà tente
vec succès à l'égard des mahométans, et arriver ainsi a les sou-
mettre; mais la religion chrétienne, si elle sait condescendre aux
exigences légitimes des pouvoirs terrestres, porte en son sein un
principe supérieur qui, tôt ou tard, doit contrarier les prétentions
absolues du despotisme. Le moment vint où les missionnaires et les
chrétiens de Chine se trouvèrent en désaccord avec l'autorité de
l'empereur. Nous n'avons pas à raconter ici cette histoire : nous di-
rons seulement que depuis lors, c'est-à-dire depuis le xviii» siècle,
une ère de persécutions sans relâche a commencé pour le christia-
nisme. Elles n'ont pu abattre le courage de nos missionnaires qui
.nue année pénètrent en Chine et vont rejoindre les petites chré-
ates disséminées sur la surface de l'empire; mais elles ont arrête
LA QUESTION CHINOISE. 501
la propagande religieuse en l'obligeant à se cacher. Forcés de re-
vêtir les allures de proscrits et de criminels, nos missionnaire- se
sont vus dépouillés d'une grande partie de leur autorité sur des po-
pulations pauvres et peu éclairées qui ne comprennent pas toujours,
et du premier coup, la sublimité du dogme de l'humilité chrétienne.
Encore moins la lumière évangélique a-t-elle pu se répandre parmi
les lettrés, livrés avant tout au culte de leurs intérêts, et peu sou-
cieux d'échanger le matérialisme théorique et pratique qui leur rend
la vie si commode contre une doctrine qui leur ferait perdre tous
leurs emplois et appellerait toutes les colères du gouvernement sur
leurs têtes. 11 est donc vrai de dire que depuis cent cinquante ans le
christianisme est en Chine tristement stationnaire; mais il ne meurt
pas pour cela, et la foi se transmet dans des milliers de familles
avec une fidélité héréditaire. C'est à conserver ce précieux germe,
c'est à le faire fructifier que se dévoue chaque année une petite
troupe d'apôtres partie des rivages de l'Europe, de la France sur-
tout, pour braver des fatigues et des dangers de tous les juin-. e1
endurer souvent les horreurs du martyre. Comme on aime à retrou-
ver dans ces héros de la foi les vertus de nos soldats ! Quel champ
de bataille aussi que celui sur lequel ils combattent! quelle cause
et quel drapeau! Nous ne pouvons croire que leur dé\ smenl de-
meure stérile, et qu'il ne prépare pas en Chine de meilleurs jours et
de plus grandes destinées au christianisme.
Mais 1rs marchands avaient suixi les missionnaires sur les i
du Céleste-Empire. Le commerce est insinuant, il offre des avan-
tages matériels auxquels bien peu sont insensibles, les Chinois moins
qu'aucun autre peuple. C'est ce que les mandarins comprirent à
merveille. Contre les prêtres chrétiens inaccessibles à la séduction,
on avait employé la terreur : on ne pouvait écarter le commerce par
des supplices. Lui opposer de simples prohibitions, c'était appeler
la contrebande: lui ouvrir la porte toute grande, c'était s'exposer à
une sorte d'envahissement qu'on ne serait plus maître d'arrêter.
On fit donc la part du feu. Le commerce européen dut être limité
à la rivière de Canton. Le nombre des Chinois auxquels ce com-
merce serait permis fut déterminé, on le restreignit autant que pos-
sible : dans le principe même, on avait voulu faire du trafic avec les
barbares le privilège d'un seul négociant: mais ces restrictions, qui
ont duré jusqu'aux dernières années, n'étaient que la moindre partie
de tout un système d'avanies et d'humiliations imaginé par les man-
darins pour mettre les Européens si lias dan- l'opinion des Chinois,
que le mépri" "vînt contre eux à la longue une barrière plus puis-
sante que ' 'es canons et les soldats de l'empereur. 11 es1
curieux o quelle habile et infatigable persévérance cette
502 REVUE DES DEUX MONDES.
politique a été suivie pendant trois siècles, et quel succès elle a ob-
tenu, servie comme elle l'était par les événemens, par l'ignoranci
où l'on était en Europe des affaires de la Chine, et surtout par les
honteuses faiblesses des négocians européens, toujours prêts à faire
bon marché de leur honneur, dans l'intérêt d'une aveugle cupidité.
On comprend difficilement aujourd'hui que durant ces trois siècle-.
l'Europe se soit ainsi abaissée devant la Chine, et qu'elle ait patiem-
ment courbé la tête sous les avanies calculées et les fantaisies insul-
tantes des mandarins; mais en se représentant ce spectacle journalier
de nos humiliations en face d'une nation qui avait quelque droit de
s'estimer elle-même, on en arrive aisément à s'expliquer le dédain
profond dont elle s'est prise pour nous et le sentiment exagéré qu'elle
a conçu de sa supériorité. Ce sentiment fait encore aujourd'hui le
fond du caractère des Chinois dans leurs rapports avec les Euro-
péens partout où les circonstances ne leur ont pas fait ressentir le
poids de nos armes.
Il est aécessaîre de récapituler rapidement les circonstances suc-
cesshes qui ont amené ces rapports au point où ils en sont mainte-
nant. 11 faudra entrer dans des détails bien arides : ici, ni batailles,
ni traités, ni provinces prises et reprises, aucun de ces grands évé-
nemens sur lesquels se fonde l'opinion qu'entretiennent les unes des
autres les nations civilisées. La Chine n'a communiqué avec ces no-
tions que par la porte de Canton, comme à travers le guichet d'un
lazaret. Les opinions des Chinois, leur politique à notre égard, leurs
préjugés contre nous, se sont formés par l'action lente et journa-
lière des faits minutieux qui s'accomplissaient en face de cette es-
pèce de corps-de-garde. Il faut donc, pour bien s'en rendre compte,
pour apprécier sainement la situation actuelle, passer en revue avec
soin tous ces incidens, quelque futiles qu'ils puissent paraître. Tout,
ce qu'on peut promettre est d'être le plus court et le moins ennuyeux
possible.
Ce sont les Portugais qui, de tous les peuples d'Europe, ont été
les premiers à nouer des relations politiques et commerciales avec
les Chinois. En 1537, ils fondèrent leur établissement de Macao,
dans la rivière de Canton, le seul que les Européens aient eu en
Chine jusqu'à l'acquisition de Hong-kong en 1843. Or voici quelles
étaient les conditions de cet établissement : les Portugais reconnais-
saient n'être là que par la tolérance de l'empereur, et à ce titre lui
payaient un tribut qu'ils paient encore aujourd'hui; le nombre des
navires qu'ils pouvaient faire entrer dans le port était limité; enfin
un mandarin chinois, établi dans la ville, devait administrer la popu-
lation chinoise, trois ou quatre fois la plus nombreuse. Ce n'étaient
pas, on le voit, de brillantes conditions : nous n'avons pas besoin
LA QUESTION CHINOISE. 503
d'ajouter qu'elles s'aggravèrent chaque jour par ces avanies sans
nombre dont le génie chinois possède si merveilleusement la science.
On siècle plus tard, en 1637, les Anglais se montrent pour la pre-
mière fois devant Canton; mais ils se prennent de querelle avec les
Chinois et bombardent les forts de Bocca-Tigris , exploit dont nous
avons en depuis à plusieurs reprises, et l'an dernier même, l'inutile
répétition. Ce bombardement est suivi d'un départ que les autorités
chinoises qualifient de retraite , et dont elles ne manquent pas de
se faire gloire. Il y avait bien des gens qui avaient vu le vrai des
choses et l'échec éclatant des armes impériales; mais quand le cri
de victoire est poussé par des milliers de bouches, et surtout quand
la suite des événemens semble donner raison à ceux qui le poussent,
on en croit plus voloutiers leur témoignage que ses propres yeux.
N'avons-nous pas vu de nos jours, dans des contrées plus rappro-
chées de nous que la Chine, certaines défaites changées ainsi en vic-
toires par des gouvernemens intéressés à tromperies peuples?
Ce conflit n'empêcha pas lis relations de se rétablir entre les An-
glais et les Chinois, et elles étaient en pleine acti\ ité sept ans après,
lorsque survint l'invasion tartare. Les nouveaux \emis ne firent que
renchérir sur la politique jalouse de leurs devanciers, et ils multi-
plièrent les entraves apportées au commerce. Ces entraves devinrent
si pesantes, que les marchands anglais cherchèrent s'il ne leur se-
rait pas possible d'en diminuer la rigueur en se conciliant par des
présens la faveur impériale. Ils s'adressèrent aux mandarins pour
savoir ce qui pourrait plaire au fils du ciel. On leur conseilla d'en-
voyer des volailles et des animaux extraordinaires. Cependant, mal-
gré la passion des Chinois pour les monstruosités, ce tribut payé à
leur goût ne procura pas au commerce européen une condition meil-
leure, et en 1744 survint une nouvelle avanie dont on porte encore
aujourd'hui les conséquences. — Les mandarins décidèrent que le
soin de touclier aux affaires de commerce étant au-dessous de leur
dignité, les rapports entre les Chinois et les Européens n'auraient
plus lieu désormais que par l'intermédiaire des négocians hongs. —
On voulut résister, on menaça de se retirer; mais les mandarins
tinrent bon, et la persévérance manquant aux marchands, ils aug-
mentèrent ainsi, par un semblant de résistance non suivi d'effet, le
triomphe des Chinois. Peu de temps après, une querelle, qui éclata
entre les équipages de deux navires français et anglais à Whampoa,
avança encore les choses. Les deux pavillons rivaux, ne pouvant
s'accorder, eurent la malheureuse idée de prendre les mandarins
pour juges, et ce recours à leur arbitrage fut considéré et présenté
par eux comme un acte de soumission des barbares à la supériorité
de leur sagesse et de leur puissance.
.r>0'| REVUE DES DEUX MONDES.
On en étail là en 1 7ôi>, lorsque la compagnie anglaise, voulant
échapper aux difficultés sans cesse renaissantes qu'elle trouvaitàCan-
tmi, envoya son interprète, M. Flint, fonder un établissement à Ning-
po, à quelque cent lieues plus au nord. Les mandarins de Ning-po,
surpris, consentirent à recevoir le navire, à la condition toutefois qu'il
débarquerait ses armes en attendant la réponse de Péking. La réponse
fut un relus, fondé sur cette remarquable raison : que l'empereur
perdrai! les revenus recueillis dans le transit de province à province
du thé e1 îles autres marchandises apportées par terre des environs
de Ning-po à Canton. Cette raison, toute plausible qu'elle pût être,
n ri lit pas la bonne: le véritable motif du refus était la résolution
du gouvernement chinois de n'avoir de contact avec les barbares
que sur un seul point facile à surveiller. M. Flint, homme d'une
grande énergie, se rendil à Péking, et réussit à faire parvenir ses ré-
clamations jusqu'à l'empereur. Il fut honorablement renvoyé à Can-
ton; mais là on lui remit un décret qui l'exilait à Macao, pour avoir
tente d'établir une factorerie à Ning-po contrairement aux volontés
impériales. Saisi par les mandarins, M. Flint fut détenu pendant
deux ans. puis embarqué pour l'Angleterre. La politique d'intimida-
tion axait été essayée, elle avait réussi, et le commerce britannique
se borna à protester maigre le peu de sécurité que de pareils actes
devaient lui promettre. Bien plus, trois ans après, un vaisseau de
guerre anglais arriva à Canton; les mandarins, affectant de ne pas
reconnaître son caractère, voulurent le mesurer, et le capitaine an-
glais s \ soumit.
J'en ai déjà trop dit peut-être sur toutes ces insultes patiemment
supportées au siècle dernier, dans les parages de la Chine, parles
Européens. Je veux pourtant encore citer deux exemples qui montre-
ront jusqu'à quel point l'intérêt mercantile lit taire le sentiment de
la dignité (liez la plus orgueilleuse et la plus puissante des nations
maritimes de l'Europe.
Le premier de ces faits eut lieu en 1784. Des Chinois passant près
d'un navire anglais au moment d'un salut sont blessés par une dé-
charge. Les autorités chinoises exigent que le malheureux maître
canonnier du navire leur soit livré, et elles le font étrangler. Le com-
merce de la compagnie des Indes ne reçoit, il est vrai, aucune inter-
ruption!
L'autre fait se passa en 1808. Lord Minto, gouverneur des Indes,
feignant de craindre une tentative des Français sur les possessions
portugaises, avait jugé à propos de les faire occuper par des troupes
de la compagnie : Macao reçut en conséquence une garnison que
l'escadre de l'amiral Drury vint y débarquer; mais aussitôt les au-
torités chinoises prirent feu, et écrivirent à l'amiral pour lui rappe-
LA QUESTION CHINOISE. 505
1er que le territoire habité par les Portugais étant une portion du
Céleste-Empire, si les Français s'y présentaient, l'invincible armée
chinoise était là pour les repousser. Ordre était donc donné aux An-
glais de se rembarquer, et jusqu'à ce que cet ordre fût exécuté, le
commerce de Canton devait être suspendu. L'amiral remonte alors
à Canton à la tête d'une flottille, et va demander au vice-roi une
conférence qui lui est refusée. Les Chinois portent plus loin l'au-
dace, et ils s'avancent à sa rencontre pour le combattre. Vaine-
ment l'amiral voulut-il encore parlementer, il fut reçu à coups de
fusil, et un homme atteint à ses côtés. C'était le cas ou jamais d'in-
fliger à l'arrogance chinoise une solennelle leçon; on a peine aie
croire, elle ne lui fut point donnée. Les documens anglais parlent
vaguement « d'un signal d'attaquer qui ne fut pas aperçu; » mais
que cet ordre ait été donné ou non, il n'en esl pas moins certain
qu'on se retira sans combattre. On présume sans peine quels durent
être le désespoir et la rage des marins anglais à ce cruel moment.
Comme il n'y était que trop autorisé, le vice-roi de Canton chanta
victoire, et publia un édit déclaranl que tout commerce avec les bar-
bares serait suspendu tant qu'un seul soldat anglais resterait à Ma-
cao. Ceux-ci s' étant rembarques, le commerce reprit son cours, et
une pagode, destinée à éterniser le souvenir de l'ignominie euro-
péenne, s'éleva au lieu même où la flotte barbare avait pris la fuite.
On conçoit l'impression qu'un pareil événement dut faire sur 1rs
Chinois. Il en lit une tout autre, et non moins grande, en Angle-
terre. L'honneur national avait été blessé, et la fausse situation faite
aux Européens en Chine par l'habileté des mandarins fut aggravée.
Cependant le gouvernement anglais lui-même, quelque soucieux qu'il
fût de l'honneur du pays, reculait devant la nécessité de recourir à
des moyens rigoureux, et d'interrompre peut-être pour longtemps
un commerce profitable. Ce gouvernement portait d'ailleurs à cette
époque tout le poids de sa grande guerre contre Napoléon, et il lais-
sait volontiers la direction des affaires de Chine aux mains de la
compagnie des Indes, association puissante sur laquelle il n'exerçait
qu'une action très limitée. Cette association était représentée à Can-
ton par un comité formé des principaux négocians, et ceux-ci, tout
entiers à leurs intérêts commerciaux, n'étaient guère propres à
suivre une politique vigoureuse capable d'imposer aux mandarins.
On ferma donc les yeux, et ce fut seulement après la paix que le
gouvernement anglais, sans songer à une intervention armée à Can-
ton, recourut pour la seconde fois au seul moyen qui lui restât de
relever sa dignité, fort amoindrie, et avec elle celle de toutes les na-
tions de l'Europe : il se résolut à envoyer à Pékmg une ambassade.
Déjà en 1793 lord Macartney s'était rendu à Péking avec le ca-
506 REVUE DES DEUX MONDES.
ractère d'ambassadeur, et sa mission n'avait guère eu d'autre ré-
sultat que d'intéressantes notions fournies à l'Europe sur l'empire
chinois. Ce fut lord Amherst qui fut envoyé en 1816; mais lord Am-
herst ne fut pas reçu par L'empereur. On voulut le soumettre aux
formalités d'une étiquette dégradante; il répondit qu'il ne s'y sou-
mettrait que si un mandarin d'un rang 'égal au sien adressait en
même temps les mêmes hommages au portrait du prince régent
d'Angleterre. Cette condition ne fut pas acceptée, et lord Amherst
revint par terre à Canton sans avoir accompli sa mission. Là l'in-
solence chinoise lui ménageait une nouvelle indignité : l'entrée du
port fut refusée aux navires de guerre qui venaient le chercher, on
voulait par là rabaisser l'ambassadeur anglais au-dessous de ceux
de Siam et de Cochinchine, dont les navires étaient admis à remon-
ter le fleuve. Cependant, malgré le danger qui pouvait en résulter
pour la vie des envoyés, les officiers anglais n'hésitèrent pas à forcer
le passage en bombardant les forts de Bocca-Tigris. Lord Amherst
put se rembarquer en sûreté, et il est digne de remarque que cette
ambassade avortée et terminée par un combat ait été suivie de la
plus longue période de commerce pacifique et de relations toléra-
bles qui se fût encore écoulée jusqu'à cette époque. Ne voyait-on
pas déjà quel était le seul langage qu'il fallait parler aux Chinois pour
s'en faire entendre? Les choses allèrent ainsi, sans nouveau conflit,
jusqu'en 1834, où expira la charte de la compagnie des Indes.
Ici s'ouvre une nouvelle période dans l'histoire des rapports entre
les Chinois et les Européens. Les débris du commerce que la France
entretenait avec la Chine ont été balayés pendant les guerres de
notre révolution. Les Américains n'ont pas encore d'intérêts hnpor-
tans dans ces parages. Le gouvernement anglais se trouve seul à
tenir tête à l'insolence des mandarins, et l'on peut espérer que cette
insolence, après deux siècles d'impunité, va enfin trouver des limi-
tes. C'est l'époque où la contrebande de l'opium va exercer une
grande influence sur les relations établies entre l'Occident et le
Céleste-Empire, et où elle donnera lieu à une guerre bien connue.
Il n'est pas dans notre sujet de rappeler ici les longues discussions
soulevées par ce trafic et d'en apprécier la moralité, comme on l'a
fait, en recherchant ce qu'il y a de plus ou moins funeste dans les
effets de l'opium sur notre organisme, en faisant ressortir la diffé-
rence qu'il y a entre l'usage et l'abus, et en examinant s'il n'est pas
aussi légitime d'exporter cette drogue que les liqueurs alcooliques
que l'on débite sans scrupule sur tous les marchés du monde. Grâce
à Dieu, nous n'avons aucun intérêt dans cette question; mais ce qui
nous est bien permis, c'est d'exprimer notre regret que le commerce
européen, après s'être montré si longtemps aux yeux des Chinois
LA OLESTIOX CHINOISE.
507
pusillanime par excès d'avidité, s'offre à eux aujourd'hui, par le
même motif, revêtu de l'odieuse livrée de la contrebande. Le cou-
rage et l'audace des nations occidentales peuvent s'être élevés dans
leur esprit : ils nous craignent plus; mais il n'est pas bien sur qu'ils
nous estiment davantage.
Toléré d'abord à Canton, mais bientôt défendu, le commerce de
l'opium avait pris des proportions immenses. En vain le gouverne-
ment chinois avait-il fait tous ses efforts pour arrêter une contre-
bande qui épuisait toutes les richesses du pays, en même temps
qu'elle démoralisait la population: les passions humaines avaient
prévalu contre ses efforts. En dépit des édits, les Chinois sacrifiaient
tout pour se procurer la drogue empoisonnée. La contagion atteignit
bien vite les mandarins, qui, non contens de rechercher le plaisir
défendu, recherchaient bien davantage encore les prolits que leur
inivence à l'introduction frauduleuse de l'opium leur rapportait.
Les progrès du mal peuvent se calculer par le chiffre chaque année
croissant de l'importation :
En L818 elle est de /i,000 caisses.
En 1830 de L8,000
En 1846 de 39,000
Et aujourd*hui de 70,000
El qu'on ne l'oublie pas, ce vaste commerce était tout entier un
commerce de contrebande. Tout le long des côtes de l'empire, il
s'était établi avec les barbares des relations illicites qui échappaient
à toutes les menaces du pouvoir impérial, \ussi lut-il sérieusemenl
question, en 1837, de lever une prohibition devenue désastreuse;
j'ai sous les yeux une masse de documens attestant que les conseil-
lers les plus éclairés de la cour de Péking furent tous d'avis d'auto-
riser ce qu'on ne pouvait plus défendre. 11 est malheureux pour tout
le monde que cet avis n'ait pas prévalu. La prohibition levée, le
gouvernement impérial aurait pu confiner le commerce de l'opium à
la ri\ ière de Canton et éviter les expéditions clandestines le long des
cote-, expéditions secondées, comme nous l'avons dit. parla popu-
lation, par les autorités locales, et faites pour abaisser bien rapide-
ment la barrière qu'il voulait maintenir contre les étrangers. Quant
aux Européens, ils \ auraient gagne d'être affranchis de toute par-
ticipation à un commerce défendu, à tous les abus, à toutes les
violences qu'il entraine, là où on ne peut aller le surveiller. Ils y au-
raient gagné de pouvoir se présenter partout aux Chinois le front
haut et lavés de cette tache qui, encore aujourd'hui, donne à toutes
nos relations avec eux comme une couleur fausse et mensongère.
Tant que le commerce européen conservera en Chine ce fâcheux ca-
508 REVUE DES DEUX MONDES.
ractère, nous pourrons exercer le droit du plus fort: mais l'autorité
morale, celle que la religion et la supériorité intellectuelle devraient
partout donner à la société chrétienne, nous ne devons pas y pré-
tendre.
L'autorisation légale fut donc repoussée. L'empereur pourtant n i-
gnorait pas à quel point l'usage de l'opium était répandu parmi ses
sujets, il plaisantait même ses mandarins sur leur goût pour cette
substance : Keing, son parent et son ami, le signataire des traités
avec les Européens, ne se cachait pas pour fumer sa pipe d'opium;
mais le gouvernement impérial ne crut pas pouvoir braver les scru-
pules des classes puritaines de la population, scrupules assez forts
pour que les chefs insurgés les aient aussi respectés plus tard en
frappant l'opium d'interdiction. Donner à ce commerce une entrée
légale eût été en outre faire une exorbitante concession aux barbares,
et le pouvoir du (ils du ciel craignit d'y perdre une partie de son
prestige. Il se détermina en conséquence à tenter un grand effort
pour supprimer le mal avec lequel il ne voulait point pactiser, et
après quelques avanies, signes précurseurs de l'orage, éclata,
en L839, la crise qui a amené la guerre entre les Anglais et les
Chinois.
On connaît les événemens qui survinrent alors : les Anglais ne vou-
laient pas abandonner le commerce de l'opium. Cette denrée, pro-
duit exclusif de l'Inde, y est l'objet d'un monopole qui donne à son
gouvernement un revenu annuel de 75 millions de francs. Ce droit
énorme acquitté, l'opium s'en va en Chine solder l'excédant de va-
leur des exportations chinoises sur les importations anglaises; il
solde aussi le compte du commerce américain, et en 1847 il laissait
encore à la charge de la Chine une balance de 50 millions environ
à fournir en numéraire (1). Or la valeur du thé et de la soie tirés
de la Chine est de plus de trois fois la valeur des importations régu-
lières laites par le commerce européen. On conçoit donc le rôle im-
portant joué par l'opium dans ce mouvement d'échange. On conçoit
également que de si grands intérêts troublés aient amené la guerre.
Cette guerre, tout le monde en sait l'histoire; on n'en a oublié ni
le principe si regrettable, ni les phases, suivies par l'Europe avec
tant d'intérêt. Commencée mollement, a\ec hésitation, comme lors-
qu'on touche à une chose toute nouvelle, elle a été terminée bril-
lamment, par des opérations conduites avec une vigueur qui fait le
plus grand honneur aux chefs et aux subordonnés. Le résultat a été
un traité de paix par lequel la Chine s'avouait vaincue, payait les
(1) Rapport de M. Mac-Gregor, consul anglais à Canton, 15 février 1847, et de
M. Alcock, consul à Shanghai, transmis de Hong-kong, 14 avril 1848.
LA QUESTION CHINOISE. 509
frais de la guerre, cédait aux Anglais File de Hong-kong, consentait
à ouvrir au commerce européen quatre nouveaux ports, à y laisser
établir des consuls, et se soumettait à d'autres conditions qu'il est
inutile d'émunérer. Quant à l'opium, sujet de la querelle, les Chi-
nois payaient la valeur de celui qu'ils avaient détruit à Canton en
1839, et il n'en était plus question. La vente en restait donc impli-
citement défendue. Si le gouvernement impérial sauvait en ce point
sa dignité, le commerce anglais de son côté n'y trouvait peut-être
que mieux son profit. Peut-être le trafic de l'opium laissé aux mains
de la contrebande devait-il être plus fructueux que s'il se fût fait à
ciel ouvert, sans compter que l'entrée de l'opium permise eût né-
cessairement entraîné l'autorisation delà culture du pavot en Chine.
Le statu quo prévenait cette concurrence.
Ce traité était pour la Chine un grand événement; son gouver-
nement venait de faire un acte de soumission au droit public des
nations civilisées; pour la première fois il traitait de puissance à
puissance avec les barbares de nier; pour la première fois ces bar-
bares se trouvaient placés vis-à-vis des Chinois sous la sauvegarde
d'actes officiellement destinés à protéger leurs personnes et leurs
propriétés.
Les Américains, dont les relations avec la Chine s'étendaient tous
les jours, se hâtèrent de profiter de la brèche faite aux prétentions
et à l'isolement du Céleste-Empire, et conclurent un traité analogui
à celui qu'avait conclu l'Angleterre.
La France vint en troisième ligne. Son commerce avec la Chine
était peu important, mais la prospérité croissante dont nous jouis-
sions à cette époque, les sages principes sur lesquels elle reposait,
faisaient espérer qu'un peu de l'esprit d'entreprise qui commençait
à se réveiller se tournerait vers l'extrême Orient, où, un siècle au-
paravant, nous avions joué un si grand rôle. Nous avions en outre
un devoir plus immédiat et plus délicat à remplir. 11 nous était im-
possible de laisser échapper l'occasion fournie par la défaite du gou-
vernement chinois sans élever la voix en faveur de nos missionnaires
et de nos coreligionnaires indigènes. C'était un devoir d'honneur
auquel le plénipotentiaire de France se garda bien de manquer, et
il obtint, sinon tout ce qu'il désirait, au moins un édit de l'empe-
reur, rendu sur la proposition du négociateur chinois Keing, qui
mettait fin aux persécutions dirigées depuis tant d'années contre les
chrétiens du pays. Cet édit interdisait, il est vrai, aux missionnaires
catholiques d'aller exercer leur saint ministère dans l'intérieur de
l'empire; mais, prévoyant que cette défense serait lettre morte, il
ordonnait que, lorsqu'ils seraient découverts, on les reconduisît sur
le littoral pour les remettre sains et saufs aux consuls de France.
510 REVUE DES DEUX MONDES.
Malgré ces restrictions, le décret fut accueilli avec joie et reconnais-
par toute la chrétienté chinoise; malheureusement il ne lut pas
toujours exécuté, et si nous avons vu MM. Hue et Gabet, aux tenues
de ce décret, ramenés du Thibet à Canton, nous avons vu aussi
M. Chappedelaine martyrisé au Kouang-sé, sans qu'on tint aucun
compte des prescriptions de L'autorité souveraine. Pour en assurer
l'exécution, nous n'avions d'autre garantie que la bonne foi de l'em-
pereur et l'omnipotence prétendue de sa parole. 11 aurait fallu
quelque chose de plus, car en Chine comme en Russie l'empereur
est souvent bien loin!
Les anglais ne s'en rapportaient pas exclusivement à cette parole,
ils s'appuyaient surtout sur une force navale et militaire considé-
rable, dont on venait de sentir toute la valeur; puis ils occupaient
,re la mande et belle île de Ghusan, à l'embouchure du Yang-
tze-kiang, et attendaient la la complète exécution du traité qu ils
aient de conclure. Les Chinois du reste se montraient très ac-
commodans. Était-ce défaut de perspicacité? n'apercevaient-ds pas
toute la porte,, du coup qu'ils venaient de recevoir? ou bien était-ce
l'obséquiosité de gens qui plient devant l'orage, et caressent l'en-
nemi qu'ils o'osenl affronter en face, se préparant à l'attaquer de
nouveau dès qu'il aura le dos tourné? C'étaient probablement les
deux choses à la fois. Ce qui les pressait le plus, c'était d'obtenir
l'évacuation de Ghusan, et à cet effet ils offraient d'avancer 1 épo-
que du paiement des frais de la guerre. Ils supportaient de voir les
Anglais a Hong-kong, îlot stérile et incommode, qui peut encore être
considéré comme appartenant à la rivière de Canton, à cette rivière
depuis tant d'années abandonnée au contact impur des barbares, et
' l'on avait si bien su jusqu'alors les amuser et les contenir: mais
Ghusan était trop près des grandes artères de l'empire, du grand
fleuve, du Grand-Canal; c'était une île trop belle et trop riche, ca-
pable de recevoir et d'entretenir une population considérable, et
qui, anglaise ou anglo-chinoise, serait une source d'alarmes perpé-
tuelles* Peut-être les Anglais évacuèrent-ils Chusan un peu vite. Ils
ne tardèrent pas à s'apercevoir de leur faute; le ton et les allures
des autorités de Canton changèrent en effet dès le lendemain de cette
évacuation, et montrèrent encore une fois qu'il ne faut rien attendre
de la loyauté des Chinois, gens pour qui l'intérêt est tout, et qui
n'obéissent qu'au calcul et à la nécessité. Délivrés de leurs inquié-
tudes sur Chusan, ils ne songèrent plus qu'à reprendre la position
d'où les malheurs de la guerre les avaient fait descendre, et à re-
conquérir pied à pied les avantages de cet isolement auquel ils atta-
chent tant de prix.
D'après le traité, Canton et ses environs devaient être ouverts aux
LA QUESTION CHINOISE. 511
Européens, et les autorités de cette grande ville leur être aussi con-
stamment accessibles. Les mandarins résolurent de s'opposer à cette
innovation, de renfermer comme auparavant les étrangers dans l'en-
ceinte des factoreries, et de se refuser à toute communication ver-
bale avec les autorités européennes, se réservant ainsi les avantages
de ces artifices diplomatiques, de ces ajournemens et de tout ce jeu
de duplicité et de mensonge dont ils se tirent avec tant d'habileté.
La besogne leur fut facile : les Cantonnais n'avaient pas ressenti le
poids de la guerre; deux fois, pendant ces années de luttes, des
négociations intempestivement acceptées avaient suspendu l'orage
près de fondre sur eux. En dernier lieu, les forces anglaises, mai-
tresses des hauteurs qui environnent la ville, allaient donner un
assaut dont le résultat n'était pas douteux, lorsque les principaux
négocians offrirent une rançon qui fut acceptée. Au même moment,
les milices provinciales appelées au secours de la ville commen-
çaient à se montrer; elles s'attribuèrent tout l'honneur du départ
des Anglais, et l'orgueil de ces populations, que tant d'outrages im-
punis avaient déjà porté si haut, trouva une cause d'exaltation jus-
que dans la défaite. Les mandarins se servirent a\ec habileté de
cet état des esprits, lorsque les plénipotentiaires anglais, le traité à
la main, revendiquèrent le droit de pénétrer dans la ville et d'aller
conférer avec le vice-roi sur le pied de l'égalité. Ils ne nièrent pas
la clause invoquée, mais la possibilité de l'exécuter en face des dis-
positions populaires. Les Anglais se livrèrent alors à de longues et
inutiles négociations, d'autant plus fâcheuses qu'ils n'avaient pas
l'intention de les pousser jusqu'à une rupture; ils s'étaient laissé
deviner par leurs rusés adversaires, et n'obtinrent rien. Tous leurs
efforts vinrent échouer devant l'habileté supérieure de Seu et de
Yeh, les deux successeurs de Keing disgracié, et l'empereur lit éle-
ver dans les rues de Canton six arcs de triomphe en granit, cou-
verts d'inscriptions en l'honneur de la victoire diplomatique de ses
mandarins. Ces monumens érigés à la fourberie et au parjure ne
sont pas les traits les moins caractéristiques de la moralité chinoise.
Yoilà donc les choses replacées à Canton sur le même pied qu'a-
vant la guerre, et les Européens enfermés ou à peu de chose près
dans le même cercle. Sur les nouveaux points ouverts au commerce,
la situation était toute différente, et les relations entre les indigènes
et les étrangers avaient fait un pas immense. Là, point de traditions
populaires à invoquer, point de relations antérieurement établies
que les autorités chinoises pussent prétendie à maintenir. On avait
eu à recevoir des inconnus avec lesquels on n'avait jamais commu-
niqué, et qui se présentaient dès l'abord avec tout l'appareil de la
force et de la richesse. Les consuls anglais chargés d'ouvrir ces
512 REVUE DES DEUX MONDES.
voies nouvelles furent donc bien accueillis, et leur conduite fut ha-
bile. Ils prirent dès le début, vis-à-vis des mandarins, une position
très élevée, que depuis il n'a pas été possible de leur faire perdre.
Dès le début aussi, ils pénétrèrent dans les villes, firent des ex-
cursions aux environs, établissant ainsi leur droit et s'assurant de
l'avenir. Ce n'est pas que les autorités du premier coup leur aient
tout concédé, mais elles ne trouvèrent pas là, comme à Canton dans
le siècle dernier, des hommes disposés à faire à leurs intérêts les
plus lâches sacrifices; elles trouvèrent les agens d'un gouvernement
lier et puissant appuyés sur le prestige dont la guene venait d'en-
vironner la marine anglaise, et ce fut à elles de céder. Les consuls
s'établirent donc facilement dans les nouveaux ports, et on se mit
aussitôt en mesure d'y nouer des relations commerciales. Ces nou-
veaux ports étaient, comme nous l'avons dit, au nombre de quatre :
\mo\ . l'oo-choo, jNing-po et Shanghaï. A Amoy, les résultats ne fu-
ient pas très brillans dans le principe. Cette ville devint le quartier-
général de l'exportation des coolies ou travailleurs libres, sorte de
traite des blancs, qui, bien conduite, peut donner de grands résul-
tats mais les abus et les horreurs dont elle fut accompagnée ame-
nèrent de grands désordres. Toutefois, si ces désordres retardèrent
le développement du commerce régulier, ils eurent le bon résultat
d'unir les autorités des deux nations dans un effort commun contre
la populace soulevée : excellent exemple et fort digne de remarque.
D'autres abus vinrent enfin compliquer la situation; des navires et
des négocians qui n'étaient pas anglais profitèrent de l'ouverture
du port pour y commettre des actes répréhensibles contre lesquels
on ne pouvait sévir, la Grande-Bretagne ayant seule envoyé des
consuls, et ces consuls n'ayant autorité que sur leurs nationaux;
mais le bon sens anglais finit par triompher de toutes ces difficultés.
A Foo-choo, le consul resta pendant plusieurs années tout seul,
bien que sur une belle rivière, navigable jusqu'aux districts qui
fournissent le thé. Des relations assez actives s'y sont nouées depuis.
iNing-po, grande ville sur son déclin, choisie à cause de sa situa-
tion au milieu des contrées où s'élève le ver à soie et où se fabri-
quent les soieries, n'a donné aucun résultat.
Mais Shanghaï, le dernier de ces ports vers le nord, est devenu le
centre d'un trafic immense. Shanghaï, simple sous-préfecture chi-
noise de 300,000 âmes, est située sur le AYoosung. Cette rivière,
navigable aux plus grandes frégates , vient mêler ses eaux au
ï ang-tze-kiang, à son embouchure. Le Woosung communique en
outre avec le Grand-Canal et tout le réseau de la navigation inté-
rieure. On imaginerait difficilement une plus belle position commer-
ciale : à égale distance, par mer, du sud et du nord de l'empire, à
LA OUESTION CHINOISE.
513
cheval sur le nœud des communications d'eau douce qui rayonnent
dans toutes les directions, Shanghaï est de plus au centre des dis-
tricts où se produit la soie, et à la même distance que Canton des
contrées où se cultivent les thés les plus renommés. Pour cette der-
nière denrée, l'avantage est même du côté de Shanghaï, qui possède
une navigation non interrompue jusqu'au lieu où elle se prépare,
tandis que toute caisse de thé doit, avant d'arriver à Canton, tra-
verser à dos d'homme des montagnes élevées. Cette situation si
heureusement privilégiée devait porter ses fruits, et le commerce
européen a été en s' accroissant avec d'autant plus de rapidité qu'il
était exempt des entraves et des vexations qu'il avait toujours ren-
contrées à Canton, le seul grand marché qui lui lut ouvert. A la
facilité des transactions sont bientôt venus se joindre tous les avan-
tages de la vie civilisée : les résidens européens ont pu avoir un
quartier qui leur appartînt, se bâtir des églises, étendre librement
leurs courses à quinze lieues à la ronde, chasser, avoir des yachts,
comme dans l'île de Wight, et vivre avec un luxe qui n'est pas fait
pour les amoindrir aux yeux des Chinois. Toutefois il a fallu beau-
coup de sang-froid et d'énergie pour vaincre au début la mauvaise
volonté des mandarins et les dispositions assez insolentes de la po-
pulace. Une circonstance heureuse, exploitée avec vigueur et ha-
bileté en 1848 par le consul anglais, a permis d'en finir du même
coup avec ces deux causes de difficultés, et a placé la communauté
européenne de Shanghaï sur le pied où elle aurait dû être partout.
Voici le fait : des missionnaires anglais, s' étant écartés de Shan-
ghaï pour distribuer des brochures religieuses, furent rencontrés
près d'une petite ville, nommée Tzing-po, par des bateliers du
Grand-Canal mis en chômage par la baisse des eaux et le délabre-
ment de ce grand ouvrage. Assaillis par ces gens brutaux, grossiers
et mécontens, les missionnaires furent insultés, volés. Satisfaction
fut immédiatement demandée aux autorités de Shanghaï, qui com-
mencèrent à employer la tactique ordinaire des ajournemens, des
impossibilités, des correspondances à double sens, obscures poul-
ies Européens, mais d'une insolence parfaitement intelligible poul-
ies Chinois. Le hasard voulait qu'en ce moment la rivière de Woo-
sung fût remplie d'un nombre immense de jonques chargées de
grains appartenant à l'empereur et prêtes à prendre la mer pour les
provinces du nord. L'idée vint au consul de bloquer ces jonques.
Il n'avait qu'un simple brick de guerre à sa disposition pour exé-
cuter ce dessein, mais ce petit bâtiment était monté par des hommes
capables de comprendre et de seconder son énergie. Pendant un
mois, on eut le spectacle singulier d'un étranger presque seul au
milieu d'une grande ville, en suspendant tout le commerce, déliant
TOME IX. 33
51/j REVUE DES DEUX JlOiNDES.
toutes les autorités d'un vaste empire, et avec un brick de douze
canons, monté de cent hommes d'équipage, fermant l'entrée du
port et ne craignant point d'affronter une flotte immense. 11 y a loin
de cette conduite aux faiblesses qui, renouvelées pendant plus d'un
siècle, avaient amené les Chinois à croire qu'ils étaient le premier
peuple du monde, et que tout devait s'humilier devant eux. Cepen-
dant, un nouveau brick de guerre étant arrivé à Shanghaï, le consul
l'expédia à Nanking, chef-lieu de la province et séjour du vice-roi.
Les officiers anglais furent reçus par le vice-roi lui-même avec une
grande courtoisie, et il fut fait droit à toutes leurs demandes. Les
hommes qui avaient maltraité les missionnaires furent amenés à
Shanghaï la cangue au cou, et le mandarin de cette ville fut desti-
tué pour avoir été malhabile et pour avoir donné aux étrangers l'oc-
casion de cet acte de vigueur; mais sa destitution fut prise par tout
le monde pour une satisfaction accordée aux exigences des barbares.
Les vieilles traditions de la politique chinoise tournaient ici contre
les Chinois eux-mêmes, signe manifeste que les temps étaient bien
changés. J'ai cité cet incident, parce qu'il montre combien il en
coûte peu pour trouver les Chinois autres qu'ils sont à Canton.
M. Alcock, le consul, et M. Parkes, l'interprète, montrèrent dans
cette occasion une intelligence et une énergie remarquables, et
lorsqu'on lit leurs dépêches, on ne peut s'empêcher d'envier la
destinée d'un peuple servi par de tels agens. Quand le gouverne-
ment impérial sut les détails de cette affaire, tout était terminé.
11 se borna à se plaindre que l'on fût remonté à Nanking, et à de-
mander de nouveau que toutes les négociations diplomatiques pas-
sassent à l'avenir exclusivement par Canton. Là seulement en effet
les mandarins se sentaient dans leur élément: partout ailleurs les
traditions de leur politique, leurs subterfuges, leur corruption,
étaient frappés d'impuissance.
Tel est donc l'état des choses. Les frais de la guerre ont été payés,
Chusan évacuée, la colonie de Hong-kong établie, toutes les condi-
tions enfin remplies par les Chinois, sauf une seule : ils refusent aux
Européens l'entrée de Canton, et à leurs agens diplomatiques le
droit de conférer librement et verbalement avec le vice-roi de cette
ville, délégué par l'empereur pour connaître de toutes les affaires
avec les barbares. C'est là une infraction grave au traité, et ce doit
être une cause de difficultés pour l'avenir; mais les choses n'en sui-
vent pas moins quelque temps un train pacifique et régulier. Les
mandarins, d'une part, ne sont guère en état ni en disposition d'en-
gager avec l'Europe une nouvelle querelle : la Chine vient d"ètre
agitée par un changement de règne, et la grande insurrection des
adorateurs de Dieu ébranle le trône du nouvel empereur. D'autre
LA QUESTION CHINOISE. 515
part, les traités, même avec ce qui manque dans l'application, assu-
rent aux Européens des avantages qu'ils apprécient grandement et
qu'ils ne sont point pressés de remettre aux hasards d'une rupture.
C'est une chose en effet remarquable que l'activité imprimée au
commerce européen et ses rapides développemens pendant les douze
ou quinze années qui ont suivi la conclusion des traités. Chaque jour
voyait s'ouvrir de nouvelles sources de profit, chaque jour luisait
tomber une de ces barrières si soigneusement élevées entre l'Occi-
dent et les peuples du Céleste- Empire. Ce n'a pas été un des faits
les moins curieux amenés par le nouvel état de choses que de voir
le cabotage chinois, menacé par la piraterie, aller s'abriter sous le
pavillon des puissances européennes. Ce cabotage immense, qui se
l'ait non-seulement sur toute la côte de l'empire, mais entre cette
côte et le Japon, lesPhilippinesetsurtout l'archipel indien, avait cessé
d'être protégé par l'autorité défaillante du fils du ciel. Lis jonques,
qu'on voit sortir chaque année par dix mille des ports d'Amoy, de Shan-
ghaï, etc., étaient incessamment assaillies par des nuées de pirates
qui les rançonnaient, les pillaient, et ne craignaient même pas de les at-
taquer quand elles naviguaient réunies en escadres marchandes pour
se protéger les unes les autres. Ces hardis écumeurs de mer se riaient
des effroyables détonations et de l'infernal bruit des tam-tams avec les-
quels on croyait les écarter, enlevaient les traînards, et quelquefois
arrêtaient la flotte tout entière. L'idée vint alors aux Chinois, qui
avaient appris ce que valent les armes et la navigation de l'Europe,
de mettre leur commerce sous la protection de navires anglais,
américains ou autres, dont les capitaines, s'ils n'avaient pas eu vue
d'opérations plus lucratives, acceptèrent volontiers le rôle de con-
dottieri, qu'ils se firent chèrement payer. Cette maréchaussée d'un
nouveau genre existe sur toute la côte. J'en parle moins à cause des
bénéfices, quoique très considérables, que le commerce en a su re-
tirer qu'à cause du changement remarquable attesté par ce fait dans
les relations entre les Chinois et les barbares de mer. Comment dé-
sormais le superbe et imbécile potentat qui siège à Péking ferait-il
croire à ses sujets que le commerce, dont il daigne octroyer la fa-
veur aux Européens, est une aumône de sa pitié envers leur pau-
vreté et leur faiblesse, lorsque ses sujets eux-mêmes, pour leur pro-
pre commerce, se sentent réduits à demander à ces étrangers une
protection que leur gouvernement est devenu impuissant à leur ac-
corder? On a droit d'oublier ce genre de services, lorsqu'en les bien
payant on s'est dégagé de la reconnaissance; mais on oublie moins
aisément la supériorité de ceux de qui on les a reçus. Aussi bien
le commerce chinois n'a pas tardé à faire un pas qui l'a mis bien da-
vantage encore dans la dépendance des barbares. Les bénéfices que
516
REVUE DES DEUX MONDES.
rapportait la spéculation dont on vient de parler devaient nécessaire-
ment faire que, d'accidentelle et de temporaire, elle tendit à deve-
nir permanente. On vit donc des lorchas portugaises de Macao, for-
tement armées, montées par des équipages d'aventuriers, parcourir
la mer de Chine, en cherchant partout l'occasion de combattre la pi-
raterie; mais il arriva bientôt de cette espèce de chevalerie errante,
organisée sur les mers, ce qui était arrivé au moyen âge de celle
qui s'était vouée sur les grandes routes à la protection des voya-
geurs. Cette protection ne devint guère moins onéreuse et moins re-
doutée que le brigandage auquel elle faisait la guerre, et de proche
en proche les Chinois en sont venus à l'idée de charger leurs mar-
chandises sur les navires européens eux-mêmes. Cela se fait déjà
pour les produits de l'archipel indien, pour les échanges du com-
merce chinois entre les cinq ports ouverts aux étrangers, et cela se
fera bientôt dans tous les ports de la Chine. Les mandarins auront
beau s'y opposer : ce résultat est inévitable clans l'impuissance où
se trouve le gouvernement impérial de détruire la piraterie sur des
côtes immenses, coupées de baies, de rivières et d'archipels sans
nombre, en même temps qu'elles sont habitées par une population
aussi pressée que misérable, et façonnée de longue main aux habi-
tudes du brigandage maritime. Tant que ce fléau n'aura pas dis-
paru, les négocians du Céleste-Empire ne trouveront de sûreté pour
leurs cargaisons que sous les pavillons européens, et la nécessité
sera plus forte que la politique des mandarins".
Une autre cause de bénéfices pour les Occidentaux a été l'empres-
sement des Chinois à émigrer en Californie, en Australie, partout où
ils espéraient échapper aux misères de leur pays en trouvant un em-
ploi à leurs habitudes laborieuses et à leur génie mercantile. Cette
émigration a été très nombreuse. On comptait 3,000 Chinois en Aus-
tralie en 1854, et 10,000 au commencement de 1855, si bien que
les colons s'en effrayèrent, et que la législature, suivant en cela
l'exemple donné par la Californie, prit des mesures pour mettre un
terme à cette espèce d'envahissement. Ces mesures ont restreint
peut-être, mais elles n'ont pas arrêté l'émigration, qui donne lieu
encore aujourd'hui cà une navigation très active.
Il était impossible que ces prodiges de l'activité europénne et la
prospérité qui en est la suite ne fussent pas troublés par ce qui res-
tait de précaire et de mal établi dans les relations avec les autorités
cantonnaises. L'Angleterre avait patienté pendant plusieurs années;
mais les dénis de justice et les avanies de tout genre reprenaient
leur cours, et se multipliaient de manière à faire présager une nou-
velle crise. Quoiqu'il en coulât de risquer l'interruption d'un com-
merce qui versait tous les ans plus de deux cents millions dans le
LA QUESTION CHINOISE. 517
trésor britannique, quoiqu'on éprouvât une grande hésitation à cou-
rir les chances toujours incertaines du recours à la force, on sentait
néanmoins que la patience était à bout, que la mansuétude n'était
qu'un encouragement à l'insolence, et que, sous peine de perdre tout
ce qu'on avait gagné, il fallait faire un effort décisif pour sortir d'une
situation qui n'était plus tenable.
La guerre de Crimée venait d'être glorieusement terminée; on
avait des vaisseaux et des soldats dont on ne savait plus que faire; le
moment parut favorable pour demander la révision des traités et une
extension des limites dans lesquelles le commerce avait été jusque-
là renfermé. Ce que voulait l'Angleterre, c'était établir ses relations
avec la Chine sur un pied digne et durable, avant qu'une nouvelle
collision ne sortît des rapports difficiles que l'on commençait à avoir
avec Canton. Le plan arrêté était, dit-on, de paraître avec des forces
navales considérables devant l'embouchure du Pei-ho, d'essayer par
la douceur, la conviction, ou au besoin par l'intimidation et la force,
de nouer des rapports directs avec le gouvernement impérial. Seu-
lement la Grande-Bretagne voulait agir dans cette occasion de con-
cert avec les puissances maritimes qui avaient déjà des traités avec
la Chine : nous ne savons quelles furent les intentions du gouverne-
ment américain à l'égard de ce premier projet d'expédition; mais la
France, qui venait d'apprendre le meurtre de M. Chappedelaine, et
qui devait en demander satisfaction, accepta sa part de l'entreprise,
et résolut d'envoyer en Chine des forces considérables commandées
par un officier intelligent et énergique, l'amiral Rigault de Cenouilly,
qui connaissait parfaitement la situation des affaires en ces parages.
Tout se préparait donc pour faire la démarche projetée, dont un des
moindres résultats, sinon un des moins désirés, aurait peut-être été
d'amener à Paris un ambassadeur chinois, lorsqu'une insulte de la
dernière gravité, commise contre le pavillon anglais, est venue don-
ner un nouveau cours aux événemens.
On sait comment les choses se sont passées : une torcha, sorte de
bâtiment entre la jonque et le navire européen, appartenant à un
Chinois de Hong-kong, ayant un équipage chinois, avec un capitaine
nominal anglais, des papiers anglais et pavillon anglais, a été abordée
en plein jour à Canton par des soldats chinois, qui ont saisi sous un
prétexte futile une partie de l'équipage et amené le pavillon. Yeh,
vice-roi de Canton, a refusé de donner satisfaction de cet outrage,
alléguant pour raison que le bâtiment était chinois, de construction
chinoise, propriété chinoise, ayant un équipage chinois, qu'il n'avait
pas le droit de porter pavillon anglais, et que par conséquent lui,
Yeh, était libre d'aller saisir à son bord des Chinois dépendant de sa
juridiction.
518
REVUE DES DEUX MONDES.
On voit tout de suite la portée de cet acte. Hong-kong a été cédé
à l'Angleterre à regret, mais sous l'empire de la nécessité, comme
un port de réparation et de radoub. Ce port était excellent, mais
l'île elle-même était de peu d'étendue, désolée, stérile, et les Chinois
se flattaient sans doute d'y enfermer les Anglais, comme ils l'avaient
fait des Portugais à Macao. Ils avaient pris assez aisément leur parti
de la voir servir de refuge aux contrebandiers et à toute cette popu-
lation qui vit de relations suspectes; mais dès le début ils- s'étaient
montrés inquiets de la pensée qu'il pourrait s'y former une colonie
vivant d'un commerce régulier. Aussi, dans le traité additionnel de
sir Henrj Pottinger, avaient-ils stipulé qu'aucune jonque chinoise
n'y serait reçue, si elle ne venait d'un des cinq ports ouverts aux
Européens, et si elle a'était munie d'un permis délivré par les man-
darins. Ceux-ci se promettaient bien de n'en délivrer aucun, et l'on
eût dû le prévoir; mais il en fut de cette clause comme de plusieurs
autres, elle ne fut pas observée. Malgré les précautions prises, les
Chinois affluèrent a llong-kong, et la colonie en comptait déjà
60,000 en 1855. Il y avait dans cette agglomération une première
source de déplaisir pour les mandarins; ce déplaisir lut augmenté
par une ordonnance que rendit le gouverneur sir John Bowring, et
par laquelle il autorisait, sous certaines conditions, les Chinois de
Bong-kong a posséder des navires pourvus de papiers qui les assi-
milaient aux navires anglais. Le vice-roi \eh ne voulut pas re-
connaître cette ordonnance, et déjà il en était résulté des conflits
entre lui et sir John Bowring avant la collision violente de l'automne
dernier. Yeh ne pouvait se résoudre à voir sous ses yeux des navires
chinois possédés et montés par des Chinois, et pourtant indépendans
de son autorité. Ces Chinois, qu'un trait de plume du gouverneur de
Hong-kong a faits Anglais, devaient-ils donc jouir de toutes les
immunités qu'il a fallu accorder aux étrangers, en même temps
([u' ils jouiraient de la liberté qu'ont les Chinois de se mouvoir et de
se perdre dans la foule? Tour à tour Anglais ou Chinois, selon qu'ils
\ trouveraient plus d'avantage, ils se soustrairaient ainsi à toute
autorité, et ce privilège d'impunité, acheté à deniers comptans à
Hong-kong et représenté par un chiffon de papier que tout le monde
pouvait imiter, serait nécessairement une source inépuisable de
confusion, d'abus et de collisions. A ces raisons il fallait ajouter le
dangereux exemple donné aux populations chinoises de chercher
des yeux une autorité supérieure à celle du fds du ciel, vers la-
quelle tous les mécontens pourraient fuir, et qui serait assez puis-
sante pour leur donner les moyens de venir braver impunément
l'empereur et ses mandarins sur leur propre territoire. Une telle
idée était toute une révolution, et si on la laissait s'accréditer, elle
LA QUESTION CHINOISE. 519
était subversive de tout le système du gouvernement chinois. Le
précédent une fois établi, aujourd'hui on aurait une lorcha, demain
on en aurait deux cents; on aurait à Canton une population chinoise
indépendante des mandarins, et si cette population, dans son contact
avec les barbares, apprenait d'eux cet art de la guerre qu'ils pous-
sent si loin, qui les empêcherait de venir un jour imposer leur au-
torité à leurs compatriotes, hors d'état de leur résister? Quelques
raisonnemens de ce genre ont dû sans doute passer dans l'esprit de
Yeh et de ses mandarins, et les auront poussés à commettre l'ou-
trage dont la lorcha Y Arrow a été victime. Si l'on se place à leur
point de vue exclusivement chinois, si l'on entre pour un moment
dans leur constante pensée de prévenir tous les rapports qu'il n'est
pas impossible d'éviter entre Chinois et Européens, d'empêcher
qu'aucun Chinois puisse se soustraire à l'autorité impériale, et dou-
ter, au moins en principe, du caractère divin de cette autorité, leur
conduite est facile à comprendre. C'est une manifestation nouvelle
de la vieille incompatibilité entre l'esprit européen et les prétentions
chinoises à la supériorité universelle. D'un autre côté, on comprend
également la résolution des autorités anglaises d'obtenir à tout prix
raison de cette insulte et de mettre les prétentions de Yeh à néant.
Soixante mille Chinois sont venus s'établir à Hong-kong et y ont pris
droit de cité; on n'aura aucune sécurité, si on ne se les assimile pas.
Or, pour se les assimiler, il faut, comme l'écrit sir John Bovvring,
qu'ils retirent quelques avantages de leur qualité de sujets anglais.
Si on ne les protège point, si on ne les met pas à l'abri de la jalouse
violence des mandarins, le caractère européen, toute pensée de pro-
pagande politique et d'agrandissement mise a part, recevra une
grande atteinte. Le prestige qui l'environne sera perdu, et ce ne sera
plus seulement à Canton, mais à Shanghaï, et partout où se trouve-
ront des (minois, qu'on sera exposé aux tentatives malfaisantes qu'in-
spireront aux mandarins leurs mauvaises passions ou leur haine pour
tout ce qui est européen. En s'opposant aux prétentions de Yeh, les
Anglais n'ont donc pas fait un acte d'égoïsme politique, ils ont agi
dans l'intérêt de la communauté européenne tout entière.
La lutte est maintenant engagée; les détails en sont d'hier, chacun
sans doute les a présens à la mémoire. La résistance que les Anglais
ont rencontrée est évidemment l'effort suprême du gouvernement
chinois, de l'oligarchie des mandarins, pour conserver leur pouvoir
sur une société dont la direction leur échappe, et que le contact des
barbares contribue à soustraire chaque jour davantage à leur auto-
rité. Cet effort, ils n'auraient pu le tenter autre part qu'à Canton.
Partout ailleurs la puissance des Européens et les avantages que
rapportent les relations entretenues avec eux sont trop bien appré-
520
REVUE DES DEUX MONDES.
ciés par les Chinois, pour qu'il leur eût été possible de les soulever
de la sorte. Pour amener ce résultat, il a fallu que l'énergie de ïeh
s'appuyât sur les passions de la population cantonnaise; il a fallu
qu'il trouvât comme instrumens cette masse de contrebandiers et de
forbans dont les côtes méridionales du Céleste-Empire ont toujours
fourmillé, gens toujours prêts à tenter pour de l'argent les actes les
plus criminels. En les employant, Yeh n'a fait que mettre en œuvre
contre les barbares le système souvent pratiqué par les mandarins
de l'intérieur contre les résistances de leurs compatriotes : celui de
déchaîner et de soudoyer la populace, en l'excitant au crime au
nom d'un intérêt public imaginaire. C'est à l'emploi de pareils
moyens, bien plus qu'à l'hostilité véritable de la nation chinoise,
qu'il faut attribuer les atrocités dont la rivière de Canton a été le
théâtre. Encouragés par la mise à prix de la tète des Européens et
se sentant soutenus par l'autorité des mandarins, les pirates du
Kwang-tong se sont livrés à des excès abominables; mais au même
moment, et comme pour prouver que l'instinct national était étran-
ger à cette ignoble levée de boucliers, des bandes de rebelles et des
Hottes entières de pirates faisaient aux autorités anglaises des offres
de service qu'elles ont sagement déclinées.
Disons-le hautement, si l'impunité venait justifier toutes ces hor-
reurs, si on n'en tirait pas une vengeance éclatante, si on acceptait
quelque compromis que les mandarins sauraient bien changer en
victoire, le peuple chinois perdrait tout respect pour les nations de
l'Occident, et nous trouverions partout des Cantonnais. Cette faute
ne sera pas commise, et nous ne tarderons pas sans doute à recevoir
la nouvelle d'un châtiment proportionné à l'offense.
Nous nous sommes efforcés, dans cette seconde partie de notre tra-
vail, de montrer par quel enchaînement de circonstances les rapports
entre les Européens et les Chinois ont été amenés au point où ils
sont aujourd'hui. Sauf dans un court passage, où nous avons parlé
des missionnaires catholiques et de la protection qui leur doit être
accordée, nous n'avons pas eu à prononcer le nom de la France,
dont les intérêts commerciaux dans ces lointains parages n'ont ja-
mais été que passagers ou peu étendus; mais on ne peut dire que la
question, dans les ternies où elle est aujourd'hui engagée avec la
Chine, soit purement commerciale : cette question a acquis une im-
portance politique qui doit, ce nous semble, frapper tous les re-
gards, et nous avons une trop haute idée de notre pays pour croire
qu'une aussi grande affaire puisse recevoir une solution à laquelle il
reste étranger. Nous allons en dire les raisons.
LA QUESTION CHINOISE. 521
III.
Le premier acte à accomplir par l'intervention européenne en ces
parages sera donc de châtier le mandarin Yeh et ses satellites, et
de leur donner une leçon dont le récit, porté par la voix publique
jusqu'aux extrémités de l'empire, fasse trembler ceux qui songeront
à les imiter. Il est probable que les Anglais ne laisseront à personne
le soin de remplir cette tâche, et qu'ils s'en acquitteront de main
de maître, avec d'autant m'oins de ménagemens du reste, qu'ils sont
assez disposés à renoncer à leurs établissemens de Canton pour trans-
porter le centre de leur commerce à Shanghaï, bien mieux situé de
toute manière, au milieu d'un pays riche, sain, et de populations
douces et sympathiques.
Après avoir châtié les Cantonnais, pris la revanche de la civilisa-
tion sur la barbarie, et donné ainsi aux Chinois un nouvel exemple
de la toute-puissance des armes européennes, on pourrait à la ri-
gueur s'en tenir là, et reprendre le projet d'ambassade à Péking,
que l'incident de Canton axait tait suspendre. Seulement, cet inci-
dent ayant forcé l'Angleterre à faire en Chine un très grand déploie-
ment de forces, elle désirera naturellement en profiter pour obtenir
des avantages proportionnés à ses sacrifices. Déjà les associations
commerçantes du royaume-uni ont commencé à s'expliquer sur les
bases nécessaires des relations futures de la Grande-Bretagne avec
la Chine: déjà nous voyons les East Indiu et China associations de
Londres et de Liverpool réclamer les conditions suivantes : « liberté
du commerce sur toutes les côtes et le long de toutes les rivières de
la Chine, droit pour les navires de guerre de se présenter sur tous
les points de ces côtes et ri\ ières.
On comprendra la portée de cet article, si on réfléchit que la Chine
est sillonnée en tous sens de grands cours d'eau accessibles à nos
navires, qu'à soixante lieues de l'embouchure du Yang-tze-kiang, la
frégate américaine la Susquehanna a trouvé l'eau assez profonde
pour porter des vaisseaux, que le Pei-ho est navigable jusqu'auprès
de Péking et peut-être jusqu'à Péking même.
Viennent ensuite : « le droit pour les sujets anglais de circuler par
terre dans l'intérieur du pays, — le droit d'avoir un ambassadeur à
Péking et des consuls clans les ports de la côte et les villes fluviales
accessibles à la navigation, — la révision des tarifs de douane, » etc.
Toutes ces conditions sont sages et raisonnables, mais on ne doit
pas se dissimuler qu'elles entraînent l'assimilation complète de la
Chine aux états européens. C'est une grande œuvre à entreprendre, et
il ne faut point s'attendre que le gouvernement chinois, même vaincu
et humilié, accepte sans résistance des conditions qui le mettront sur
9*22 REVUE DES DEUX MONDES.
le pied de l'égalité avec les puissances européennes. On triomphera
de cette résistance, mais ce ne sera pas tout, et viendra alors une
autre lutte à soutenir contre les institutions chinoises, qui opposeront
de grands obstacles à toutes les innovations qu'il leur faudra tout à
coup subir. L'autorité de l'empereur et des mandarins ne sera-t-elle
pas affaiblie, sinon détruite, par la présence de ces navires de
guerre indépendans d'eux, stationnant dans leurs ports et y faisant
la police, ou sillonnant leurs fleuves jusqu'au cœur de l'empire, pour
aller protéger les Européens dans l'exercice d'une religion qui ne
sera pas celle sur laquelle repose l'organisation sociale du pays?
A quelle juridiction seront soumis les Européens, une fois qu'ils
seront établis sur le sol chinois?
Seront-ils passibles du code pénal chinois, avec tout son attirail
de bastonnades et de peines corporelles de tout genre? Et mille
autres questions, toutes plus difficiles à résoudre les unes que les
autres, ne viendront-elles pas se joindre à celle-là?
Cependant ces garanties réclamées par le commerce anglais, quel-
que grand que paraisse l'effort qu'il faudra tenter pour les obtenir,
quelque difficile qu'en paraisse la mise en pratique, si on les exa-
mine au point de vue politique, sont la condition sine quâ non des
rapports futurs du inonde occidental avec la Chine, et j'ajoute même
qu'elles me semblent désormais indispensables à l'équilibre euro-
péen. Je touche ici à une question grave et délicate : on me per-
mettra d'emprunter la lumière du passé pour l'éclaircir.
La conquête de l'Inde est, après la révolution française et celle
d'Amérique, le plus grand événement de notre âge, celui dont les
conséquences ont été les plus étendues et les plus durables. Cette con-
quête a grandement contribué à donner l'empire de la mer aux Anglais
et à porter cette nation si fière, si sage et si jalouse de son indépen-
dance, au degré de puissance où nous la voyons aujourd'hui. Peut-
être avons-nous à nous reprocher d'avoir laissé ce grand événement
s'accomplir, alors que nous étions représentés dans ces parages par
des hommes comme Dupleix et Labourdonnais; mais ces regrets se-
raient aujourd'hui stériles. Malgré l'immense population qu'il s'agis-
sait de soumettre, malgré l' éloigneraient de la mère-patrie, et peut-
être par ces raisons mêmes, la conquête de l'Inde s'est faite avec une
extraordinaire facilité. C'est qu'une grande population, quand elle
n'est pas guerrière et disciplinée, est loin d'ajouter aux difficultés de
la conquête. Une petite troupe résolue l'emportera toujours sur des
agglomérations d'hommes confuses, aisément accessibles aux im-
pressions du découragement et de la peur, parmi lesquelles les armes
européennes feront des exécutions immenses, qui se laisseront aller
à des terreurs contagieuses et irréfléchies, et à qui leur nombre
même ne permettra pas la ressource extrême d'émigrer en masse, en
I.A QUESTION CHINOISE.
523
laissant l'ennemi au milieu d'un désert. Lors donc qu'elles sont sans
organisation et sans force militaire, les populations très nombreuses
sont plutôt une facilité qu'un obstacle à la conquête, et si elles sont
riches ou laborieuses, leur soumission est vite acquise à ceux qui.
après s'être montrés forts, savent protéger la propriété et procurer
au travail son salaire. C'est ce qui a eu lieu dans l'Inde. Clive a sou-
tenu le siège d'Àrcot avec 200 Européens et 300 cipayes. A la ba-
taille de Plassey, il n'avait que 1,000 Anglais et 2,000 Hindous
disciplinés à opposer aux 00,000 hommes à pied et à cheval et aux
60 pièces d'artillerie du nabab du P.engale. La victoire ne fut pas
douteuse, et l'on sait avec quelle facilité la domination britannique
s'est depuis assise et étendue. L'éloignement de la mère-patrie n'y
a mis aucun obstacle; tout au contraire les agens du gouvernement
et de la compagnie des Indes n'y ont gagné qu'une liberté d'action
plus grande, et la conquête, affranchie d'une surveillance qui est
volontiers tracassière quand elle est trop rapprochée, n'en a marché
qu'avec plus de rapidité.
On voit où nous conduisent les pensées que nous venons d'expri-
mer. Si la conquête de l'Inde a été si aisée à la fin du xviue siècle,
peut-on douter que celle de la Chine, avec la population immense
et fort peu guerrière de cette contrée, avec sa longue habitude de
vivre sous le joug étranger, avec l'impulsion qui serait donnée et les
voies nouvelles qui seraient ouvertes au génie commerçant de ses lia-
bitans, ne soit bien plus facile encore aujourd'hui? Mais dans l'Inde,
au siècle dernier, une fois qu'ils nous en eurent chassés, les Anglais
ne rencontrèrent devant eux que des nations et des souverains indi-
gènes, tandis qu'en Chine toutes les grandes nations du globe se
coudoient pour ainsi dire et se surveillent. Français, Anglais, Amé-
ricains ou Russes, quiconque voudrait tenter une aussi grande en-
treprise que celle d'imposer sa domination aux Chinois serait sûr
de voir tous les autres ligués pour l'en empêcher. La possession de
la Chine ou même d'une partie de l'empire, le droit de disposer
de cette population immense, de sa main-d'œuvre, de sa consom-
mation, la richesse qui en résulterait, les marins que fourniraient
ses côtes, les soldats que la discipline formerait dans ses rangs,
tout cela pèserait d'un poids trop lourd dans la balance du monde,
pour que tout le monde ne se coalisât pas contre celui qui voudrait
s'approprier de tels avantages. Personne n'y songe aujourd'hui;
mais déjà sur ce lointain théâtre on s'observe, on se jalouse. Les
intentions que l'on prête au gouvernement britannique de se saisir
des îles Chusan et Formose, la formation commencée d'une marine
chinoise sous pavillon anglais, excitent certaines inquiétudes. Les
Anglais, de leur côté, se préoccupent de l'extension que prend le
commerce américain dans ces parages et des projets que l'on attri-
524 REVUE DES DEUX MONDES.
bue au gouvernement de Washington sur les îles Loo-choo. Enfin
chacun voit avec alarme le grand pas en avant que les Russes ont
fait dans ces dernières années, en se saisissant de tout le cours du
fleuve Amoor dans la Mantchourie. Ce fait, trop peu apprécié, est
de nature à avoir une influence décisive sur les événemens dont la
Chine va être le théâtre; on n'en pourra comprendre toute la por-
tée qu'en jetant avec nous un rapide coup d'œil sur la carte et sur
les relations qui ont existé jusqu'à ce jour entre les Russes et les
Chinois.
C'est vers le milieu du xvne siècle que les Russes et les Chinois se
rencontrent pour la première fois. Les Cosaques venaient de parcou-
rir l'espace compris entre les monts Ourals et le lac Raïkal, de re-
connaître les belles vallées de la Sibérie méridionale; à partir du
lac Raïkal, en continuant leur marche vers l'est, ils découvrirent
un grand fleuve, le Segalien ou Amoor, qui, traversant de l'ouest à
l'est la Mantchourie, va se jeter dans la mer du Japon. C'est sur les
bords de ce fleuve que les Russes se trouvèrent face à face avec les
Mantchoux, à peu près à l'époque où ceux-ci s'emparaient de la
Chine. Après plusieurs années de combats, pendant lesquelles les
deux peuples se disputèrent la possession de ce grand débouché
ouvert à l'Asie sur l'Océan-Pacifique, les Tartares, ayant achevé la
conquête de la Chine, revinrent en forces, et un premier traité fut
conclu à Nertshinsk, en 1689, entre les Moscovites et le khan de la
Mantchourie, devenu empereur de la Chine. Par ce traité, les Chi-
nois conservaient la possession du cours de l'Amoor et fermaient
aux Russes l'accès de l'Océan; mais ils leur cédaient la rive gauche
d'un affluent et leur laissaient ainsi un pied dans cette importante
vallée. Le traité de !N"ertshinsk établissait ensuite des rapports com-
merciaux, sur le pied de la réciprocité, entre les deux nations, et
des marchands russes visitèrent Péking depuis cette époque jus-
qu'en 17*22, où, leur conduite ayant donné de l'ombrage aux Chi-
nois, ils furent expulsés.
En 1728, un nouveau traité fut conclu à Kiatka, sur la frontière
de la Sibérie, à peu de distance du lac Raïkal, entre des plénipoten-
tiaires russes et chinois. La délimitation des deux empires dans la
vallée de l'Amoor fut alors confirmée, et les relations commerciales
rétablies entre les deux pays, mais à la condition que les échanges se
feraient exclusivement sur la frontière, et au lieu même où se signait
le traité. Cette règle toutefois ne s'appliquait qu'aux transactions
ordinaires du commerce, les Chinois ayant concédé au gouverne-
ment russe le droit d'envoyer à Péking des caravanes pour son pro-
pre compte. Ce droit, par lequel les mandarins s'étaient plu à ra-
baisser le tsar au rang d'un simple négociant, fut abandonné en
1762 par l'impératrice Catherine. Kiatka devint alors pour les Russes
LA QUESTION CHINOISE. 525
ce qu'était Canton pour le reste des populations européennes. Ils y
joignirent seulement un privilège, réservé à eux seuls, et dont ils
sont aujourd'hui encore en possession, celui d'entretenir à Péking
un collège russe, et d'être ainsi à portée d'obtenir certains rensei-
gnemens, de faire parvenir certains avis lorsque les intérêts de leur
commerce ou de leur politique le réclament.
Depuis l'époque dont nous parlons, les rapports entre les Russes
et les Chinois sont restés dans le même état : les marchandises chi-
noises, et surtout le thé, dont les Russes font une si grande con-
sommation, viennent à Kiatka par des caravanes qui font très péni-
blement la traversée du désert mongol. Là elles sont échangées
contre les produits des manufactures russes, sans que l'argent ou
l'opium aient la moindre part à ce trafic, et le tsar ayant concédé
le monopole du thé dans son empire à une compagnie, les grands
bénéfices que procure cette vente permettent, malgré les frais énor-
mes des transports, de livrer à bas prix les marchandises russes. Ces
marchandises, les draps surtout, se placent avantageusement en
Chine, et vont quelquefois jusqu'au littoral faire concurrence aux
produits apportés par la navigation européenne.
Mais pendant que le commerce russe suivait ainsi tous les ans à
époque lixe la route de Kiatka, le gouvernement des tsars n'était
pas inactif du côté de l'Amoor. La fondation de ses établissemens
au Kamtchatka, aux îles Aléutiennes, dans l' Amérique du Nord,
l'étendue chaque jour croissante du rom ni erce des fourrures, tant
d'autres relations qu'il lui importait de nouer dans ces parages, lui
faisaient regretter vivement de n'avoir pas sur l' Océan-Pacifique un
port qui fût en communication facile avec la Sibérie méridionale.
De la Russie proprement dite jusqu'à Irkoutsk, cette capitale des
provinces sibériennes que les prisonniers de Pultava ont élevée dans
une situation admirable sur les bords du Baïkal, il existe une grande
voie fluviale, presque non interrompue, qui répand l'activité et la
vie sur son parcours. De là vers l'est, on est obligé de suivre la Lena
jusqu'à Yakoutsk, et à partir de ce point toutes les communications
avec le Pacifique, avec Aian, Okholtsk, Petropolovsky, se font len-
tement et péniblement à dos de chevaux.
Si au contraire on était maître de l'Amoor, dont les aflluens re-
montent jusqu'aux abords du lac Baïkal, et dont la navigation est
bien moins longtemps fermée par les glaces que celle de la Lena,
on descendrait le fleuve jusqu'à son embouchure, qui forme un port
magnifique. De plus, l'or, l'argent, le plomb, le fer, pour lesquels
les mines russes de Nertshinsk, sur le Haut-Amoor, sont si renom-
mées, trouveraient un débouché facile et sûr. Les bords du fleuve
fourniraient du bois, des grains et tous les produits d'un pays fer-
tile, sous une latitude tempérée. Maître de son cours et de ses af-
526 REVUE DES DEUX MONDES.
tluens, on ne serait plus séparé de la Chine par l'immense désert de
Gobi; on serait à deux cents lieues de Péking par terre, deux cents
lieues seulement de pays boisés ou de vallées cultivées. Si enfin un
joui la Russie croyait de l'intérêt de sa puissance de prendre aux
affaires de Chine une part active, les soldats russes auraient bien
vite franchi ces deux cents lieues, et ne tarderaient guère à arriver
sous les murs de Péking. Ils auraient pour avant-garde ces cavaliers
nomades, frères de ceux qui deux fois déjà, en 1(5M et en 185A,
ont vaincu les grandes armées chinoises, ces cavaliers dont un offi-
cier-général, qui a visité ces contrées il y a peu d'années, disait:
« On voit, à leur allure dégagée et guerrière, que ce sont bien les
descendais de Geagis-Khan, et que, bien conduits, ils feraient une
excellente cavalerie légère. Il faut voir comme ils manient leurs che-
vaux, comme ils sont lestes et adroits... Us sont dévoués à la Russie,
parce qu'elle les traite bien et qu'ils savent que les Chinois abreu-
vent leurs compatriotes de dégoûts et d'outrages. Si on le voulait,
un grand nombre de Mongols émigreraient en Russie, et si jamais
il \ a guerre entre les deux empires, ce seraient d'excellens auxi-
liaires. » En même temps que les soldats russes paraîtraient devant
Péking, on verrait sortir des bouches de l'Amoor ces marins dont
la dernière guerre nous a appris à connaître la valeur; on les ver-
rait, sur ces mers lointaines, pourvus de ces approvisionnemens in-
épuisables que la prévoyance ambitieuse des tsars a seule le secret
d'accumuler, et une fois à Péking, est-il si difficile de pressentir ce
que feraient l'habileté des Russes à s'assimiler les populations con-
quises, et leur particulière habitude à manier les Orientaux? Quelle
moisson à recueillir! Et quelles seraient désormais les limites de la
puissance russe si elle venait à s'étendre sur la Chine, sur ses ports,
ses matelots et toutes les sources de richesse qu'elle renferme en
son sein?
On va nous dire sans doute que ce n'est là qu'un danger imagi-
naire, et que nous nous amusons à bâtir avec des hypothèses sans
fondement un avenir tout fantastique. Reprenons donc notre route
sur le terrain solide et sûr de la réalité. S'il faut en croire les récits
les plus authentiques, le cours entier de l'Amoor est, à l'heure qu'il
est, entre les mains des Russes. C'est clans ses eaux que pendant la
dernière guerre se sont retirées cette frégate l'Aurore et cette flot-
tille russe qui ont échappé par des prodiges de courage et d'habi-
leté aux escadres réunies de la Fiance et de l'Angleterre, et lorsque
ces escadres, acharnées à la poursuite d'une proie qui leur échap-
pait sans cesse, se sont approchées des bouches du fleuve, elles les
ont trouvées garnies de batteries de côte, couvertes de troupes; elles
ont entendu prononcer des noms de forts et d' établisse mens mili-
taires jusqu'alors parfaitement inconnus, déjà reliés entre eux par
LA QUESTION CHINOISE. 527
des lignes de navires à vapeur. L'Amoor est donc aujourd'hui un
fleuve russe. Nos missionnaires ont confirmé ce que nos marins
avaient appris. C'est, disent-ils, vers 1850 que l'envahissement
s'est accompli. Les Russes résidaient à cette époque à un endroit
nommé Ou-a-ki, proche de l'embouchure du fleuve. Ils dirigèrent
aussi une expédition sur la grande île de Segalien, qui s'étend en
face de l'entrée de l'Amoor, et n'est séparée au sud des îles japo-
naises que par le détroit de La Peyrouse; mais l'occupation de cette
île n'a été que temporaire : les Russes l'ont évacuée pendant la der-
nière guerre, nos marins y ont trouvé leurs huttes encore debout, et
les Japonais, qu'ils avaient chassés, ont rétabli leur domination dans
la partie méridionale de l'île. Qu'on ne se hâte pas toutefois de
prendre cette retraite pour un pas en arrière : en portant les yeux sur
la carte, cinquante lieues au sud des bouches de l'Amoor, on trou-
vera sur la côte de Chine un port qui servit, il y a deux ans, de refuge
à la Pallas, et où le gouvernement russe fonde, dit-on, maintenant
un grand établissement naval, qui n'a pas été possible dans le fleuve
même par l'insuffisante profondeur de ses eaux. On ajoute que la
cour de Péking a réclamé contre l'envahissement de son territoire
et fait marcher les milices mantchoues à la frontière; « mais les
braves des huit bannières, écrit M*r Vérolles, vicaire apostolique de
la Mantchourie, se sont tenus prudemment à l'écart. » Ce ne sont
pas eux assurément qui chasseront ou arrêteront les Russes.
Nous avons mis ces faits dans tout leur jour, nous leur avons as-
signé toute leur portée; mais nous ne voudrions pas les exagérer
non plus, et faire d'un danger possible un danger immédiat et me-
naçant. Nous sommes les premiers à croire que la Russie, dont il
eût été bon peut-être de réclamer le concours dans les événemens
qui se préparent, ne nourrit pas aujourd'hui le gigantesque projet
du renversement de l'empire chinois; mais que les cartes viennent
à se brouiller en Occident, que des guerres de peuple à peuple ou
bien des commotions intérieures n'y permettent pJus aux gouverne-
mens de porter au loin leurs regards, qui sait ce que pourra tenter
alors à cette extrême frontière l'ambition russe, jalouse de prendre
sa revanche sur l'Angleterre? L'Angleterre y veillera sans doute, ou
plutôt nous ne doutons pas qu'elle n'y veille dès maintenant; nous
ne doutons pas que dès maintenant, appréciant bien la situation de
la Chine, elle ne se préoccupe des moyens d'opposer à la Russie
dans l'avenir une barrière plus efficace que la grande muraille, jadis
opposée aux invasions des Tartares. Cependant, s'il faut que nous
disions toute notre pensée, il y a un grand intérêt à ce que l'Angle-
terre ne soit pas seule à élever cette barrière. Seule en effet dans
ces parages, obligée de lutter contre les préjugés et les vieux usages
des Chinois d'une part, et de l'autre contre les envahissemens me-
§28 REVUE DES DEUX MONDES.
naçans île Ja Russie, il serait à craindre qu'elle ne fût entraînée à
des actes qui, en lui faisant exercer une influence prépondérante sur
les destinées du peuple danois, auraient pour résultat de déplacer
lé danger que l'on aurait voulu éviter.
Disons tout de suite que dans cette circonstance l'Angleterre elle-
même réclame avec instance le concours des puissances maritimes
qui ont le plus d'intérêt à ce que la Chine ne devienne ni russe, ni
anglaise. Ce concours lui sera-t-il refusé?
L'Angleterre, nous en sommes convaincus, est très sincère lors-
qu'elle affirme qu'aucune pensée de conquête ne l'anime dans sa
querelle avec la Chine. Son empire de l'Inde et l'extension presque
journalière qu'elle est forcée de lui donner sont assez vastes pour
lui suffire. Ce qu'elle veut, c'est que la Chine, ne pouvant être an-
glaise, demeure indépendante. Ce qu'elle veut, ce sont des facilités
plus étendues pour son commerce, qui se sent resserré dans de trop
étroites limites; ce sont des débouchés nouveaux pour ses produits,
un nouveau marché pour ses échanges. Nous n'avons pas à recher-
cher si ce désintéressement, cet éloignement qu'elle montre pour
toute pensée d'agrandissement n'est pas simplement une preuve de
la confiance qu'elle a dans sa supériorité commerciale et maritime
pour lui conserver le principal rôle auprès de la Chine indépendante.
Rien de plus juste, de plus légitime que cette confiance : c'est aux
autres peuples, s'ils le peuvent, de rivaliser avec le commerce et l'in-
dustrie britannique sur le vaste marché de l'empire chinois. Nous
sommes sûrs que les États-Unis soutiendront hardiment cette lutte;
nous voudrions que la France fût en état de l'entreprendre.
Mais c'est là une question d'avenir, et il y a une question ac-
tuelle, pressante, que l'Angleterre convie la France et les États-Unis
à venir résoudre de concert avec elle. Il serait malheureux, très mal-
heureux que son appel ne fût pas entendu. Le droit serait donné
dès lors à l'Angleterre, qui serait seule à vider cette grande affaire,
de --'en approprier tous les résultats. Malgré elle, on l'aurait pous-
sée à accomplir en Chine quelque chose de semblable à ce qu'elle a
accompli dans l'Inde. Après avoir tiré vengeance des actes sauvages
commis à Canton, nous la verrions occuper l'île de Chusan, à l'en-
trée du Yang-tze-kiang, et peut-être Formose, dont les mines de
charbons promettent une source abondante de richesses. Ces îles
deviendraient sur une grande échelle ce que Hong-kong a été dans
ces dernières années, un point d'attraction pour les Chinois indus-
trieux, qui fuiraient les désordres auxquels l' affaiblissement journa-
lier du pouvoir des empereurs donnerait partout naissance. Ces émi-
grés formeraient promptement une race d' Anglo-Chinois, sujets de
l'Angleterre plus que de la Chine, engagés nécessairement dans des
conflits de chaque jour avec la vieille population de l'empire, cha-
LA QUESTION CHINOISE. 529
que jour invoquant contre l'autorité des mandarins la protection du
canon britannique, et entraînant ainsi de proche en proche la puis-
sance qui aurait le devoir de les défendre à une guerre de destruc-
tion contre la souveraineté impériale, à une conquête dont ils se-
raient les principaux instrumens. Il ne faudrait pas de bien longues
années peut-être pour que ce prodigieux événement vînt à s'accom-
plir. Et comment accuser alors l'ambition britannique? La faute ne
serait-elle pas tout entière à ceux qui auraient forcé l'Angleterre de
régler toute seule une affaire qu'elle demande aujourd'hui à régler
en commun avec toutes les puissances maritimes?
11 n'en sera pas ainsi : on ne voudra pas que l'équilibre des inté-
rêts du monde civilisé puisse jamais être menacé au point où il le
serait le jour où le poids immense d'un empire de trois cents mil-
lions d'âmes tomberait tout entier dans un seul des plateaux de la
balance. Si ce péril n'est pas pour nous, nous devons l'épargner à
nos neveux, et les risques d'une action commune ne sont pas ici de
ceux devant lesquels il soit permis à de grands peuples de reculer.
La situation n'est plus ce qu'elle était en 1844, quand la France
s'est présentée pour recueillir sa part de ce que l'Angleterre avait
semé. La guerre de l'opium avait été une guerre toute commerciale
et purement anglaise : nulle autre puissance n'avait eu à y prendre
part. La question d'aujourd'hui, comme nous l'avons fait voir, tou-
che à de plus hauts intérêts, à des intérêts vraiment européens.
Nous ne pouvons (et les Américains pas plus que nous, ce nous
semble) laisser à un seul peuple le soin de la résoudre, et prétendre
ensuite être associés à des avantages que nous n'aurions payés d'au-
cun sacrifice. Nous ne pouvons guère non plus nous borner, avec
quelques soldats et quelques navires, à un semblant de coopération :
ni l'Europe, ni la Chine même ne s'j tromperaient, et cette démon-
stration, sans écarter le danger, pourrait n'avoir qu'un assez mince
résultat. Mieux vaudrait déserter à jamais ces mers lointaines. \
laisser le champ libre aux nations assez fortes, assez prévoyantes,
assez confiantes en elles-mêmes pour faire les sacrifices nécessaires
au développement de leur puissance: mais, nous le répétons, il n'en
sera pas ainsi : nous verrons tous les peuples intéressés dans cette
grande affaire prendre l'engagement de concourir, chacun selon la
mesure de ses forces, à un même but qui serait nettement défini par
la lettre d'un traité, et rien de plus simple que l'esprit dans lequel
ce traité devrait être conçu.
Les puissances signataires s'engageraient à exercer sur la Chine
une action morale et matérielle à l'effet d'obtenir d'elle pour les Eu-
ropéens le droit de circuler, trafiquer, résider et posséder sur tous
les points de l'empire, le droit d'y professer et d'y enseigner leur
TOME IX. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
religion. Les alliés s'engageraient également à n'acquérir aucun
point du territoire chinois sans le consentement de tous, et à n'é-
tendre la qualité et les droits de sujet européen à aucun Chinois
sans l'accomplissement de certaines conditions réglées en commun.
Avec ces conditions ou d'autres analogues, nous croyons qu'on
pourrait réussir à protéger efficacement les intérêts des sociétés civi-
lisées en Chine, à empêcher, pour un temps du moins, que ce vaste
empire, en devenant la conquête exclusive d'une seule nation, ne
lui donne une prépondérance écrasante dans les affaires de ce
monde. Ces conditions, on l'a dû remarquer, renferment toutes les
demandes des associations de Londres et de Liverpool. Nul doute
qu'elles ne donnassent également pleine et entière satisfaction au
commerce américain, qui ne réclame nulle part que le droit de libre
concurrence.
Pour nous Français, ce que nous y gagnerions serait avant tout
le droit d'aller protéger efficacement nos missionnaires sur tous
les points du Céleste-Empire, de maintenir là, comme partout, ce
patronage du culte catholique que nous sommes seuls à exercer en
ce monde, et qui, à un jour donné, peut devenir pour nous une nou-
velle source de grandeur et de puissance. Nous ne prétendons pas
dire que cette protection de la France devrait s'étendre aux Chinois
nos coreligionnaires jusqu'au point de les soustraire aux lois de leur
pays. On comprend que leur assurer cette sorte d'inviolabilité serait
faire d'une autre manière ce qu'on aurait interdit aux Anglais de
faire, en stipulant qu'il ne pourrait plus y avoir d'Ànglo-Chinois ni
de marine chinoise sous pavillon britannique; mais il est permis
d'affirmer que du jour où une aussi large entrée aurait été ouverte
en Chine à la civilisation européenne, du jour où la tète de nos vé-
nérables missionnaires serait devenue sacrée, la persécution qui ces-
serait contre eux cesserait nécessairement aussi contre ceux qu'ils
évangélisent, et que, par la seule puissance de la vérité, la foi ca-
tholique se répandrait, et avec elle le respect du nom français, dans
ces lointaines contrées.
Notre commerce, qui, nous devons l'espérer, ne doit pas toujours
rester aussi timide qu'il l'est aujourd'hui dans ses entreprises, ne
manquerait pas non plus de recueillir sa part des avantages de tout
genre que présenterait au génie européen l'exploitation des besoins
du peuple chinois. Nous pourrions contribuer à introduire la navi-
gation à vapeur sur ces fleuves, ces canaux, ces lacs, qui servent de
voies de communication à des populations innombrables et voya-
geuses (1) .
L'émigration aussi pourrait nous donner de grands résultats. On
(1) Il y a déjà un bâtiment à vapeur chinois sur le Yang-tze-kiang .
LA QUESTION CHINOISE. 53J
sait avec quelle facilité les Chinois émigrent; la Californie et l'Aus-
tralie sont là pour montrer qu'ils ne craignent ni les longs voyages,
ni le contact des sociétés européennes. Laborieux, industrieux, intel-
ligens, ils font d'excellens colons quand on pourvoit soigneusement
à leur bien-être et qu'on ne manque pas aux engagemens pris avec
eux. Ne pourrions-nous pas les attirer en Algérie? Par l'isthme de
Suez, le voyage serait assez prompt, et le courant d'émigration, une
fois établi, alimenterait une marine marchande considérable. Notre
Afrique française, ce vaste et fertile pays, situé si près de nos côtes
et pourtant colonisé si imparfaitement jusqu'à ce jour, verrait alors
ses solitudes se peupler et fructifier. Ou nous nous trompons, ou il
serait assez facile d'obtenir que cette émigration entraînât surtout
hors de la Chine les catholiques, que l'influence de nos missionnaires
déterminerait à emmener leurs femmes et leurs enfans, et à rompre
avec ce culte des ancêtres qui jusqu'à présent a fait des émigrans
chinois de vrais oiseaux de passage, toujours empressés de rega-
gner le nid paternel.
Nous ne faisons qu'indiquer ces perspectives, et nous revenons à
notre sujet principal.
Les conditions du pacte dont nous avons parlé plus haut une fois
déterminées, il s'agirait de les mettre à exécution. Chacun devrait
fournir sa part de forces navales et militaires, et une fois l'incident
de Canton vidé, il serait sans doute nécessaire d'occuper un point
central comme base des opérations ultérieures à entreprendre. Ce
serait probablement Chusan, ou mieux encore Shanghaï. C'est de là
que partirait pour Péking l'expédition chargée d'obtenir par la per-
suasion ou par la force les conditions arrêtées à l'avance, et de por-
ter au fils du ciel le baptême de cette civilisation chrétienne qui a
élevé les peuples européens si haut au-dessus du reste tic l'huma-
nité. Noble et glorieuse entreprise qui aurait passionné nos pères,
et bien digne d'illustrer ceux qui aujourd'hui seraient chargés de
l'accomplir !
Et si le but a de la grandeur, la conduite de l'expédition serait
aussi pleine d'intérêt par toutes les circonstances nouvelles qui ne
manqueraient pas de s'y rattacher.
Nous n'avons pas parlé de négociations préalables, parce qu'avec
le caractère bien connu des Chinois elles ne feraient qu'ouvrir la
porte à d'interminables lenteurs. Nous sommes assurés qu'on ne don-
nera pas cette fois à l'astuce des mandarins un avantage que trop
souvent déjà on lui a procuré. La guerre a d'ailleurs été déclarée de
fait devant Canton. On se présenterait donc devant l'embouchure du
Pei-ho (1), et toute la partie légère de l'expédition pénétrerait dans
(1) Le Pei-ho a 14 pieds (anglais) d'eau sur sa barre.
532 REVUE DES DEUX MONDES.
le fleuve. On remonterait alors par terre et par eau, au milieu d'un
pays complètement plat, jusqu'à Tien-tzin, grande ville située à
vingt-cinq lieues de Péking, dont elle est le port et où les grosses
jonques qui viennent du Japon et des pays lointains déchargent
leurs marchandises. Là sans doute serait concentrée toute la résis-
tance, car il n'est guère à croire que l'empereur, quelque afl'aibli
qu'il soit, se rende sans combat; mais ce combat ne serait ni bien
long, ni bien sanglant. La victoire une fois remportée, et la résolution
des alliés, la supériorité de leurs forces, la puissance de leurs moyens
de destruction de nouveau bien constatés, l'empereur cédera; ce qui
s'est passé en 1842 et ce que l'on sait du caractère chinois per-
mettent peu d'en douter. Il cédera d'autant plus volontiers qu'on ne
lui demandera pas de concessions territoriales, et qu'il lui restera
l'espérance, qu'un Chinois ne perd jamais, de reprendre par la ruse
et la perfidie ce qu'on lui a arraché par la force. Cependant ces pré-
visions pourraient ne pas se réaliser; il se pourrait que la lutte se
prolongeât et que l'empereur se retirât en Tartarie. Ce sera alors
aux délégués des puissances alliées chargés de la direction de l'ex-
pédition de poursuivre la guerre, de suppléer à l'empereur absent,
et de prendre toutes les mesures propres à pousser jusqu'au bout le
succès de l'œuvre entreprise.
Ce succès une ibis obtenu, et le gouvernement chinois, quel qu'il
fût, lié par un traité, il s'agirait de le faire exécuter. Ce serait l'œuvre
des escadres alliées, et ici il m'est impossible de ne pas signaler le
rôle important que la marine, et surtout la marine nouvelle, les ca-
nonnières et tous ces avisos légers, quoique armés de la plus puis-
sante artillerie, joueraient dans toute cette campagne; il m'est im-
possible de ne pas faire remarquer comment la Chine, avec les voies
innombrables qui y sont ouvertes à la navigation, avec ses fleuves,
ses lacs, ses canaux, sur lesquels flottent des jonques de 300 ton-
neaux, se prêterait merveilleusement à l'action de ces navires dont
la puissance formidable a été révélée par une récente expérience.
On a vu dans la Baltique et dans la Mer-Noire quels ravages exerce
l'artillerie navale, surtout dans les rangs pressés des troupes de
terre. Or en Chine cette grosse artillerie, accompagnant partout les
troupes européennes, leur prêterait une force irrésistible. Les canon-
nières seraient en même temps employées à remorquer partout des
\ ivres, des approvisionnemens, des casernes flottantes, tout ce maté-
riel dont la réunion et la mobilisation constituent peut-être la plus
grande difficulté de la guerre. Enfin, la paix faite, ce seraient en-
core nos bàtimens à vapeur qui seraient chargés d'aller faire con-
naître jusqu'aux extrémités de l'empire, jusqu'aux frontières du
Thibet, la révolution accomplie, et de donner à ces populations
lointaines la première impression de la puissance et de la supério-
LA QUESTION CHINOISE.
533
vite de la civilisation de l'Occident. Cette tâche sevait délicate, et
elle réclamerait de ceux qui auraient à l'accomplir beaucoup de tact
et en même temps beaucoup de fermeté. Le premier effet à pro-
duire sur les Chinois de l'intérieur aurait, on ne saurait se le dis-
simuler, une très grande importance. Cette apparition d'une race
d'hommes étrangère au milieu d'eux les étonnerait, et ce ne serait
pas du premier coup qu'ils apprécieraient ce que le contact des Eu-
ropéens peut leur rapporter d'avantages. Sans doute alors agens
militaires ou autres auraient à s'inspirer de l'exemple donné par
M. Alcock à Shanghaï. Ce n'est pas à nous de répondre ici pour les
Anglais et les Américains; mais nous croyons pouvoir affirmer que
toute la partie de cette tâche qui reviendrait à la marine française
serait dignement remplie. On trouverait là chez nos officiers ce cou-
rage à la fois modeste et inébranlable, ce dévouement éclairé et
persévérant dont ils donnent partout des preuves, et qui ne sont
pas toujours appréciés comme ils méritent de l'être. Leurs efforts
sauraient bien seconder leurs alliés pour apprendre aux Chinois à
estimer et respecter l'Europe.
Il est moins facile de prévoir l'influence que le mélange journa-
lier des mœurs et des idées de l'Occident exercerait sur l'organisa-
tion de la société chinoise et sur l'assiette de son gouvernement.
Quoique nous nous soyons déjà hasardés bien loin dans le champ
des hypothèses, nous n'irons pas jusqu'à exprimer à ce sujet une
opinion. Tout ce qu'on peut dire, c'est que l'organisation de cette
société a reçu déjà et reçoit tous les jours de bien profondes at-
teintes. Nous avons montré l'ébranlement croissant du gouverne-
ment impérial, son impuissance, son discrédit, les insurrections re-
doutables qui se sont dressées contre lui. Il nous parait difficile que
les rapports avec les Européens, si ces rapports sont faciles et ami-
caux, si les autorités européennes et chinoises agissent loyalement
et dans une cordiale entente, n'aient pas pour effet de rendre au
gouvernement impérial un certain degré de force et de considéra-
tion. Les abus monstrueux qui font sa faiblesse et sa honte tendraient
nécessairement à s'amoindrir ou môme à disparaître au contact de
notre civilisation, et peut-être l'énergie vitale se réveillerait-elle, au
moins pour un temps, dans ce grand corps, aujourd'hui menacé de
dissolution.
S'il en est autrement, si le gouvernement chinois veut ajouter à
tous ses embarras une lutte insensée contre la civilisation euro-
péenne, au lieu de s'appuyer sur elle pour se faire pardonner sa
défaite, nul doute qu'alors il accélérera sa chute; mais dans ce cas
même il n'est guère probable que le vieil édifice s'écroule immédia-
tement, et lorsqu' arrivera la catastrophe, la société chinoise, déjà
53/| REVUE DES DEUX MONDES.
depuis quelque temps en rapport avec les Européens, sera profon-
dément modifiée. Initiés à nos idées et à nos usages, à nos arts cl
entre autres à celui de la guerre, mêlés chaque jour avec nous et
tout pénétrés de notre influence, les Chinois ne seront déjà plus
exposés à l'une de ces conquêtes accomplies par un coup de main
comme celles de Fernand Cortez et de Clive: ils ne seront plus ce
peuple qu'on voit aujourd'hui, moins par pusillanimité que par igno-
rance, incapable de disputer une demi-heure aux Européens un
champ de bataille. I ne invasion comme celle de 1644 ne suffira plus
à les réduire. Sans doute aussi leurs croyances religieuses ou plu-
tôt leur athéisme pratique et leurs ignobles superstitions auront
commencé à faire place à la pure lumière de l'Évangile. Le rôle de
nos missionnaires grandirait alors, et un champ bien autrement
étendu qu'il ne le fut jamais s'ouvrirait à leur salutaire influence.
Ce serait à la charité publique en Europe de faire des efforts pro-
portionnés à la tâche nouvelle de ces ouvriers évangéliques. Les
annales de nos missions, la persistance avec laquelle la foi catho-
lique s'est maintenue en Chine depuis trois siècles, malgré la per-
sécution, malgré les supplices et les tourmens les plus raffinés,
nous donnent le ferme espoir que nos conjectures ne seront pas
démenties, que le christianisme sera pour l'empire chinois l'agent
le plus puissant de sa régénération. Oui, nous avons l'heureuse con-
fiance que cet empire, au lieu d'agrandir le domaine déjà si vaste
d'une des deux puissances européennes qui se disputent la supré-
matie en Orient, prendra, avec le temps, parmi les états indépen-
dans de la grande famille chrétienne, le rang que lui assignent l'in-
telligence de ses hahitans, leur nombre et les avantages matériels
que Dieu leur a donnés.
Au moment où nous achevons ces pages, l'idée nous vient que
toutes nos dernières pensées pourraient bien n'être pour une partie
des lecteurs que de gratuites hypothèses, de vaines utopies. A cela
nous demandons la permission de répondre à l'avance une seule
parole. Combien de fois, depuis un siècle surtout, n'a-t-on pas vu
les rêves de la veille devenir les réalités du lendemain ! Et l'effort
de la sagesse humaine ne doil-il pas être de prévenir celles de ces
réalités qui seraient des maux irréparables, comme de hâter l'ac-
complissement de celles qui peuvent être des bienfaits pour l'hu-
manité?
V. de Mars.
ETUDES
L'INDE ANCIENNE ET MODERNE
v.
LES HÉROS PIEUX. — LES PANDAVAS.
LA GRANDE GUERRE.
Dans la première partie du Mafiâbflârata, les fils de Pândou ont eu
à subir les plus rudes épreuves (1). Ruinés, proscrits et fugitifs, on
pouvait croire qu'ils allaient disparaître de la scène du monde. Le
moment arrive cependant où ils vont reprendre le premier rang et
briller enfin d'un éclat impérissable. Cachés sous des déguisemens
divers à la cour de Yirâta, roi des Matsyens, ils y achèvent cet ap-
prentissage du malheur qui forme les vrais héros.
Les fils de Dhritarâchtra, les Kourous, contraints d'abandonner les
troupeaux qu'ils avaient enlevés, et repousses par Ardjouna, qu'ils
n'ont pu reconnaître, fuient devant le guerrier vainqueur, qui, pa-
reil à Apollon, fait trembler la terre à chaque vibration de son arc.
Lorsque l'armée ennemie a été mise en déroute, Ardjouna renoue ses
longs cheveux et reprend les rênes du char : il n'est rien de plus
qu'un eunuque du palais remplissant près du jeune prince Bhoû-
mimdjaya, fils du roi des Matsyens, l'office de cocher. 11 lui suffit
d'avoir battu ses implacables rivaux, d'avoir brisé d'un coup de
(1) Voyez la livraison du 15 avril.
536 REVUE DES DEUX MONDES.
flèche le parasol royal du vieux Bhîchma, l'aïeul de sa propre race,
et rapporté, criblée de traits, la bannière sur laquelle est peint un
singe couleur d'or. Le roi des Matsyens, Virâta, ne doute pas que
son fils n'ait à lui seul remporté la victoire. Sa joie est si grande,
qu'il l'ait retentir partout, au palais et dans la ville, les louanges du
jeune guerrier : Ardjouna se tait et le laisse dire. La bouillante va-
leur et la magnanimité sont deux vertus qui conviennent aux héros
de tous les âges et de tous les pays. Voici pourtant des scènes qui
nous ramènent brusquement clans ce monde de l'Inde, où les choses
ne se passent pas toujours comme ailleurs.
Enivré de son triomphe, le roi Virâta1 veut jouer aux dés; c'est
l'aîné des Pândavas, c'est Youdhichthira, caché à sa cour sous le
déguisement d'un brahmane, qu'il a provoqué. Celui-ci, on s'en
souvient, avait tout perdu deux fois déjà dans une circonstance
pareille, son royaume, sa liberté, celle de ses frères. Il hésite donc,
à engager la partie, et, rappelant au souverain que le jeu traîne tous
les péchés à sa suite, il fait allusion à ses propres malheurs. — Ah !
ces gens d'IIastinàpoura! répond le roi, mon fils ne vient-il pas de
les battre à lui seul? — Non, reprend le faux brahmane, ce n'est
pas lui, mais son cocher! — Le roi s'impatiente: il continue de van-
ter les hauts faits de son fils; une querelle s'engage, et Youdhich-
tliira, que la colère aveugle, lui jette violemment un dé à la face,
en criant : Ce n'est pas vrai ! — Le sang du vieux roi a coulé, et
tandis que des serviteurs empressés lavent sa blessure, son fils se
présente accompagné du cocher qui a guidé ses chevaux sur le champ
de bataille. — Mon père, sïnïe-t-il, qui vous a frappé? qui a com-
mis ce crime? — Et l'on pense involontairement à l'indignation de
don Rodrigue: mais, chez les Aryens, qu'est un roi comparé à un
brahmane? Celui qui a frappé porte le costume de la caste privilé-
giée, on le regarde comme un deux fois né; donc il faudra que le roi
outragé lui pardonne, de peur d'attirer sur lui et sur les siens le
feu de la malédiction (1). Alors, avouant la vérité à son père, qui ne
la connaissait pas, le jeune prince s'écrie avec l'accent de la sin-
cérité : « Non, ce n'est pas moi qui ai reconquis les troupeaux: non,
ce n'est pas moi qui ai vaincu les ennemis; tout cela a été accompli
par le fils de quelque dieu, car, lorsque je fuyais épouvanté, ce fils
de dieu m'a ramené au combat... (2). »
Trois jours plus tard, les cinq frères Pândavas, après s'être puri-
fiés et avoir revêtu leurs plus beaux ornemens, se présentent à l'as-
semblée du roi. Ils prennent place parmi les princes, et le souverain
(1) Chant du Virdtaparua, lecture 68, vers 2,22'i.
(2) Ibid , lecture 69, vers 2,2; 1 .
l'inde ancienne et moderne. 537
des Matsyens est forcé de reconnaître en eux les cinq héros fugitifs
dont la renommée retentit déjà par toute l'Inde. Pour remercier
Ardjouna du service qu'il lui a rendu, le roi s'empresse de lui offrir
sa fdle en mariage; mais celui-ci refuse. — Pourquoi, demande le
roi Virâta, n'acceptes-tu pas ma fdle, que je t'offre avec tous mes
trésors? « Parce que, répond Ardjouna, j'ai habité dans le gynécée,
où je la voyais toujours; en secret et devant témoins, elle s'est liée
en moi comme en un père; — elle avait de l'affection et du respect
pour celui qu'elle croyait être un eunuque danseur et habile à chan-
ter, et elle me regarde toujours comme un précepteur, ta fille que
tu m'offres! — Avec cette enfant, j'ai habité toute une année, ô roi !
Cela donnerait beaucoup à penser dans ton palais et parmi ton
peuple. »
La fille du roi, qu'il a refusée pour lui au nom de la sévérité des
mœurs orientales, Ardjouna l'accepte pour son propre fils Abhi-
manyou. Ainsi s'établit une alliance intime entre les Pândavas et
un souverain qui jouissait d'une certaine autorité. Les rois voi-
sins, amis de Virâta, vinrent à la noce; parmi eux, on remarquait
Krichna, l'ami, le protecteur et le conseiller des fils de Pândou. Le
lendemain de la cérémonie, il se tint au palais une assemblée (un
conseil) de rois, dans laquelle furent débités de longs et beaux dis-
cours touchant l'opportunité qu'il y aurait à déclarer la guerre aux
Kourous. Tous les assistans étaient d'accord sur ce point, que les
Pândavas devaient rentrer dans tous leurs droits, puisque leur exil
venait de finir, et recouvrer la possession du royaume qui leur avait
été concédé jadis par Dhritaràchtra lui-même; mais le meilleur
moyen de recouvrer ce royaume sans conditions, n'était-ce pas de le
reconquérir par la force des armes? A la cour d'Hastinâpoura, on
se préparait à attaquer les fils de Pândou, que l'on savait avoir re-
paru- chez le roi des Matsyens et y former un parti considérable.
Quand on se fut bien exalté de part et d'autre, quand on eut vanté
sa propre force et déprécié celle de l'ennemi, on prêta l'oreille un
instant à la voix des vieillards et des sages qui conseillaient de par-
lementer. Du côté des Pândavas, Krichna avait recommandé la pru-
dence; du côté des Kourous, Dhritaràchtra, le roi aveugle, toujours
épouvanté de la violence de ses fils, inclinait à la paix. Il envoya
donc vers les Pândavas, pour traiter avec eux, son cocher ou plutôt
son écuyer Sandjaya, homme prudent, qui savait parler et se faire
écouter. L' écuyer des princes de l'Inde ressemble beaucoup à celui
des chevaliers du moyen âge, avec cette différence qu'il partage de
plus près encore les dangers de son maître, puisqu'il se tient de-
vant lui sur le char. Né d'une femme de la caste sacerdotale et d'un
kchattrya, l' écuyer hindou, qui savait à la fois combattre et lire les
538 REVUE DES DEUX MONDES.
textes anciens, est devenu plus tard le barde, le panégyriste, dont la
place était marquée dans toutes les fêtes.
L'écuyer du vieux roi Dhritarâchtra fit donc connaître les inten-
tions pacifiques de son maître. Cependant les Pàndavas insistaient
pour qu'on leur accordât la libre possession d'un certain nombre de
villes, et les fils du roi aveugle refusaient absolument d'accorder à
ceux-ci tout ce qui pouvait les rendre indépendans à un degré quel-
conque. Ils comprenaient que les Pàndavas étaient devenus puissans
par leurs alliances, et supposaient qu'un jour ou l'autre ils tenteraient
d'usurper le royaume d'Hastinâpoura. Les négociations furent rom-
pues, et on a le droit de douter qu'elles fussent sincères, car de part
et d'autre on appelait autour de soi et l'on faisait marcher de grandes
armées.
Ce qu'on appelait alors grande armée, ou année complète {ak-
chaohini), se composait de cent neuf mille trois cent cinquante fan-
tassins, soixante-cinq mille six cent dix chevaux, vingt-huit mille
huit cent soixante-dix chars, et vingt et un mille huit cent soixante-
dix éléphans. Le roi commandait ordinairement en personne : les
bannières flottaient an premier rang; en tête marchaient les fantas-
sins armés du bouclier et du javelot, puis les archers et les soldats
armés de massues et d'épieux ferrés. Derrière l'infanterie se mas-
saient les cavaliers, puis les chars avec leurs combattans, et les élé-
phans armés en guerre. Un second corps de fantassins fermait la
marche, suivi des porteurs d'eau, des joueurs d'instrumens de mu-
sique et des chariots. Dans le combat, l'aimée se déployait, suivant
la nature des lieux, de diverses manières, affectant la forme d'un
oiseau, d'une fleur, d'un croissant, d'un grand poisson, d'un bâ-
ton, etc. Avant d'en venir aux mains, les guerriers montés sur les
chars s'injuriaient et se provoquaient en combat singulier. Tantôt
les chars s'attaquaient de front, tantôt les deux champions cher-
chaient à tuer les chevaux de l' adversaire à coups de flèches. Le
comble de l'adresse, c'était de couper avec un trait bien acéré l'arc
de son ennemi. Le plus souvent les guerriers de haute naissance, qui
combattaient sur des chars, ne s'abordaient ainsi qu'après que l'ar-
mée rangée autour d'eux avait été décimée ou mise en désordre, et
ces luttes terribles, acharnées, décidaient en réalité de la victoire.
Les chars étaient parfois d'une grandeur démesurée et portés sur
un grand nombre de roues. L'or, l'argent, le fer, entraient dans la
composition de ces immenses véhicules, au-dessus desquels s'élevait
une espèce de clocheton ou de dais pointu, orné de queues d'yack,
de banderoles et même de clochettes. Sur les bannières, on repré-
sentait le plus souvent l'image des animaux symboliques, le milan
rouge (ou garouda, monture favorite de Yichnou), le taureau cher à
l'inde ancienne et moderne. 539
Civa, le singe Hanouman, allié de Ràma, ou bien un lion, un ser-
pent ou un bouquet de feuilles de palmier. La cotte de mailles était
connue des anciens Hindous, ainsi que la cuirasse de métal; ils ai-
maient à porter des grelots à leur ceinture et même à la poignée de
leur cimeterre. Ces formidables armées, qui s'avançaient toujours
avec l'espoir de vaincre, fières de leur nombre, tombaient dans un
subit abattement dès qu'elles croyaient reconnaître un présage, et
il y axait beaucoup d'incidens dans lesquels on voyait un mauvais
augure. Le vautour passait-il au-dessus des rangs en jetant son cri,
le soleil était-il rouge 'à son coucber, les chacals faisaient-ils en-
tendre dans le silence de la nuit leurs lugubres aboiemens, une cor-
neille ou un cerf passaient-ils à la gauche de l'année, un coup de
tonnerre éclatait-il dans la nuée, la terre venait-elle à s'agiter, —
tous ces guerriers montés sur des chars dorés ou portés sur des élé-
phans monstrueux, tous ces cavaliers au riche turban, tous ces fan-
tassins à la fine moustache retroussée se prenaient à trembler comme
des femmes, et un gémissement douloureux s'élevait à travers le
camp. Tous les courages faisaient défaut à la fois, et chacun se di-
sait : Les dieux sont contre nous!
Au moment où la guerre va éclater entre les Kourous et les Pân-
< la\ as, quand les grandes armées se lèvent et se meuvent sur tous
les points de l'Inde, il se fait comme un grand silence autour des
rois. L'épopée, qui va s' élargissant toujours, semble s'arrêter dans
sa marche pour nous faire assister aux conseils qui se tiennent à
Hastinàpoura. Dans le silence delà nuit, Dhritaràchtra, le roi aveu-
gle, se fait expliquer les mystères de la création, les caractères de la
révélation védique, ce que c'est qu'un véritable savant selon l'idée
indienne, les maux qu'attirent les vices, les fruits que l'on retire
des vertus, et enfin ce qu'on doit appeler l'immortalité. Ici appa-
raît une doctrine nouvelle, la doctrine mystique du djoquisme ou
absorption en l'Être suprême par la méditation. En voici les prin-
cipes fondamentaux : les œuvres ne suffisent pas à procurer aux
hommes le souverain bien, car elles exigent un effort qui trouble la
parfaite quiétude de l'esprit et de l'âme. Pour parvenir à la vie éter-
nelle, il faut que le voyant, » en silence assis seul à l'écart, ne fasse
pas même effort avec la pensée, et ainsi il anéantira en lui les sen-
timens de joie et de colère que causent l'éloge et le blâme (1). »
Mais ce dieu recherché par le philosophe contemplatif, par le djogui,
est-ce Brahme, la divinité impersonnelle? est-ce Brahma, le créa-
teur? Les sectaires, avant de le nommer Yiclmou, — le dieu aux incar-
nations multiples qui sauve et conserve, — l'ont désigné par le nom
(1) ChaDt de l'Oudyogaparia, lect. U, vers 1;735.
540 REVUE DES DEUX MONDES.
abstrait de Bhagavat, bienheureux, et voici comment il est célébré,
tout au milieu de l'épopée, dans une ode fort ancienne, assez ob-
scure, dont j'essaie de traduire ici quelques stances :
« La force productrice, au grand éclat, tout enflammée, pleine de gloire,
que les dieux honorent, par laquelle le soleil rayonne : les djoguis la per-
çoivent; c'est Bhagavat qui est éternel. — De cette force procède Brahme,
par elle Brahme se développe et croît; cette force qui réside au milieu des
corps célestes rend brûlant le soleil qui ne chauffait pas : les djoguis la per-
çoivent; c'est Bhagavat qui est éternel. — Elle pénètre les eaux; sortie des
eaux au milieu de la mer, elle pénètre deux divinités dans l'espace; pleine
d'énergie sous la forme de l'astre lumineux, elle soutient à la fois la terre
et le ciel : les djoguis la perçoivent; c'est Bhagavat qui est éternel. — Cette
forme soutient donc deux divinités, la terre, le ciel et les points de l'hori-
zon; c'est d'elle qu'émanent et coulent les points de l'horizon et les fleuves,
par elle que se fixent les grands océans : les djoguis la perçoivent; c'est Bha-
gavat qui est éternel. — Sa forme ne peut se comparer à rien de ce qui
existe, qui que ce soit ne la voit par les yeux, mais par l'intelligence, l'es-
prit et le cœur; ceux qui l'ont connu, ceux-là sont immortels! Les djoguis
la perçoivent; c'est Bhagavat qui est éternel (2).... »
L'ode continue sur ce ton pendant une quarantaine de stances.
Le dieu cherché, Bhagavat, tantôt ressemble au feu, le plus actif
des élémens, celui qui a joué le plus grand rôle dans la création,
tantôt s'offre sous les traits du soleil, tel que l'adoraient les mages;
il flotte insaisissable et partout présent, comme cette âme universelle
que le panthéisme essaie en vain de préciser. Le vrai djogui doit
finir par se voir lui-même en toute chose, dans le passé comme dans
le présent, dans ce qui est comme dans ce qui n'est pas. En somme,
rien n'existe que l'âme (âtma), qui a le sentiment de son être et le
désir impérieux de ne pas mourir; c'est bien quelque chose. Dans ce
passage toutefois, la théorie du djoguisme n'est encore qu'indiquée;
c'est un peu plus loin, dans le magnifique chant de la Bhagavad-
guitû, qu'il faut l'étudier.
II. — LE CHANT DU BIENHEUREUX.
Il a été fait beaucoup de traductions de la Bhagavadguitâ, en latin,
en anglais et en français, depuis une cinquantaine d'années. Ce
beau livre, — il contient l'exposition complète d'une philosophie, —
est donc entre les mains de tout le monde. Je voudrais seulement
faire connaître ici comment cet épisode est amené dans le poème
et le rôle qu'il joue dans la suite des événemens.
Tandis que les fils de Dhritaràchtra, les Kourous, discutent en con-
(1) Chant de X'Oudyogaparva, lect. 44, vers 1,738 et suivans.
l'inde ancienne et moderne. 541
seil devant leur père sur les avantages d'une guerre prochaine, les-
Pândavas de leur côté ne restent pas inactifs, krichna, le sage et
puissant roi du pays de Mathoura, qui va bientôt s'élever à la hau-
teur d'un dieu et se montrer comme un avatara de Vichnou, avait
dissuadé les fils de Pàndou d'entreprendre la guerre; mais il avait
promis de les aider, si la prise d'armes avait lieu. Au moment dé-
cisif, l'aîné des Pândavas, Youdhichthira, se souvient de la promesse
et dit à son ami :
« Voilà qu'il est venu le temps des amis, et je ne vois que toi qui puisses
nous sauver dans ces calamités! — Ayant eu recours à toi, Krichna, nous
réclamerons au fils de Dhritaràchtra et à ses conseillers la part qui nous est
due. — Comme tu protèges les peuples au milieu de tous les périls, de même
aussi, que les Pândavas soient gardés par toi ! Sauve-nous de ce grand dan-
ger. — Et Krichna répond : Me voici, ô grand héros! dis ce que tu veux me
dire, et je ferai tout ce que tu me diras (1). »
Avec Youdhichthira, prince magnanime, connu sous le nom de
roi de la justice, Krichna parle longuement des devoirs des sou-
verains dans le gouvernement des peuples et sur le champ de ba-
taille. Il tente un dernier effort près des Kourous pour amener la
paix, et quand il a été témoin de la violence et de l'obstination des
fils de Dhritarâchthra, il revient auprès de ses protégés les Pânda-
vas. Le conseil se réunit de nouveau, mais nous devons renoncer à
analyser les discours prononcés dans l'assemblée : paroles sérieuses
et sages, pleines de bons avis, invectives ardentes, prophéties terri-
bles, tous les accens du cœur et de l'âme y retentissent tour à tour;
on dirait la grande voix d'une cataracte que couvrent par instans
les coups de tonnerre et le mugissement des vents déchaînés dans
la forêt. Il nous faut laisser en arrière ces belles pages et nous
placer avec Krichna au milieu des fils de Pàndou. Ceux-ci ont ras-
semblé sept armées complètes; l'ennemi compte des forces bien plus
considérables encore. Le moment arrive où ces troupes pleines d'ar-
deur et animées de la colère qui enflamme leurs chefs vont en venir
aux mains. L'aîné des Kourous, Douryodhana, appelle à ses côtés
son précepteur et son maître, Drona, — celui qui jadis présida au
tournoi dans lequel les jeunes princes, aujourd'hui près de se com-
battre, avaient montré à tous les regards leur habileté dans l'art de
manier les armes. Il lui fait le dénombrement des guerriers rangés
sous les bannières des Pândavas, et quand s'achève ce prologue à la
manière d'Homère, « pour exciter l'ardeur du prince, l'aïeul des
Kourous, le grand-père Bhichma, faisant entendre un cri pareil
au rugissement du lion (2), souffla dans sa conque, lui qui est ter-
(1) Chant de l'Oudyoyapar-va, lecture 71, vers 2,582 et suivaas.
(2) Ou plutôt le cri du lion, le cri de guerre.
542 REVUE DES DEUX MONDE».
rible. — Alors les conques, les gros tambours, les tambourins, les
caisses longues et les trompettes retentirent tout à coup, et ce fut
un bruit tumultueux. — Et montés tous les deux sur un grand char
attelé de chevaux blancs, Krichna et Ardjouna soufflèrent dans des
conques divines... — Les autres Pàndavas et les chefs de leurs ar-
mées firent aussi successivement résonner leurs conques. — Ce bruit
fendait les cœurs des Kourous; le ciel et la terre se renvoyaient ce
bruit confus. — Alors, ayant vu les fils de Dhritarâchtra prêts à
combattre et les flèches commençant à \oler, Ardjouna leva son arc
et dit : — Entre les deux armées, fais arrêter mon char, ô immortel!
Cependant que j'observe ceux qui sont là, désireux de combattre et
prêts à la lutte ! — Quels sont ceux contre lesquels il me faut com-
battre en cette grande rencontre? Je les verrai de plus près, ceux
qui vont entrer en lice, ceux qui sont là rassemblés (1)! »
Krichna s'est fait le cocher et l'écuyer de son disciple favori Ard-
jouna. Les voilà donc qui marchent un instant au pas et s'arrêtent
entre les deux armées : ils sont là debout, les regards dirigés en
avant, Je bras levé, comme deux guerriers grecs finement découpés
sur le pavé d'une mosaïque. A la vue de l'ennemi, Ardjouna se trou-
ble; ce n'est pas la crainte qui le fait trembler, c'est l'émotion, la
mélancolie, le dégoût de toute chose, ce sentiment de tristesse qui
traverse les cœurs et y imprime cette parole fatale : A quoi bon?
C'est aussi le sentiment de la tendresse et du respect pour les siens,
de la compassion pour tous. Comme la poésie indienne a compris
les ennuis et les défaillances de l'esprit humain, et comme elle sait
les exprimer par la bouche même d'un héros!
« En voyant mes propres parens, ô Krichna, désireux de combattre, prêts
à en venir aux mains, mes membres s'affaissent, et mon visage est desséché,
— il y a un tremblement dans mon corps, et mes cheveux se hérissent; l'arc
divin de Vichnou me tombe de la main, et la peau me brûle partout. — Je
ne puis rester ferme; il semble que mon esprit est en proie au vertige, je
vois des présages, et des présages contraires, ô Krichna ! — Non, je n'at-
tends plus le souverain bonheur, après avoir tué mes propres parens dans
la mêlée; je n'aspire point à la victoire! La royauté, je n'en veux pas, ni de
ses jouissances non plus! — Que me fait la royauté? que m'importent les plai-
sirs, la vie même? Ceux pour qui nous désirerions avidement la royauté, les
jouissances de la vie, les plaisirs, — ils sont venus sur le champ de bataille,
ils sont là, ayant abandonné le soin de leur vie et leurs richesses, précep-
teurs, pères, fils, aïeuls, oncles, beaux-pères, neveux, beaux-frères, parens
et alliés de toutes sortes; non, je ne veux pas les tuer, quand ils me frap-
peraient eux-mêmes, ô Krichna (2) ! »
Vrrèté par ce sentiment de pitié pour les siens et par l'horreur
(1) Chant de la Bhagavadgo,itd, lecture 25, vers 841 et suivans.
(2) Ibid., vers 859 et suivans.
l'inde ancienne et moderne. 543
que lui inspire cette guerre impie, Ardjouna se demande si ce n'est
pas un crime de tuer ses parens. De pareils attentats ne détruisent-
ils pas la vertu sur la terre, et la vertu détruite, le crime prenant
possession des individus et des empires, l'impiété règne dans le
monde. — Ainsi pensait Ardjouna; assis sur son char, déposant l'arc
et les flèches, il se taisait et semblait désirer qu'un trait acéré vint le
frapper au cœur. Krichna veut ranimer son courage; mais le héros
est en proie à une mélancolie si profonde, qu'il n'entend rien. Une
seconde fois Krichna prend la parole; il a prononcé d'abord le mot
de devoir, — le devoir du guerrier qui l'oblige à se montrer ferme.
Aussitôt Ardjouna semble revenir à lui; il demande à Krichna de
l'instruire, et le héros divin, répondant par un sourire aux larmes du
guerrier défaillant, expose sa doctrine de l'irresponsabilité humaine
et de la quiétude.
«Le sage, dit Krichna, ne s'afflige ni à l'occasion des morts, ni à l'occasion
des vivans. Que sont les corps? L'enveloppe périssable d'une âme incorrup-
tible et immortelle; de même qu'un homme, après avoir laissé ses vête-
mens usés, en prend d'autres tout neufs, ainsi l'âme, après avoir abandonné
sa vieille forme, en revêt une nouvelle (1). Il n'y a donc pas lieu de s'af-
fliger à la pensée de donner la mort. Les castes ont des devoirs à remplir;
le kchattrya doit combattre : qu'il soit vaillant, et le ciel s'ouvrira pour lui.
L'homme d'ailleurs n'est point responsable du résultat de ce qu'il entre-
prend pour accomplir son devoir; qu'il demeure donc indifférent au succès
comme au revers, et il atteindra à l'égalité d'âme exprimée par le mot yoga,
union avec l'âme immortelle. Pour y arriver, il s'agit d'abord de bannir de son
cœur tout désir, toute volonté propre. Comme les eaux des fleuves entrent
dans l'Océan tout rempli et sans l'agiter, de même celui en qui les désirs
et les passions s'absorbent complètement obtient le calme absolu, et non
celui qui subit leur influence (2). Il n'est pas permis à l'homme de s'abstenir
de toute sorte d'action, de rester inactif : qu'il agisse donc, qu'il pratique
les devoirs de son état, mais sans s'intéresser aux résultats de son œuvre!
Les dieux n'agissent-ils pas aussi? Et moi-même, dit Krichna, qui parle avec
l'autorité du Dieu suprême, moi-même je n'ai rien à faire dans les trois
mondes, mon œuvre est complète, achevée, et cependant je demeure en
action (3) ! Et si je cessais d'agir avec assiduité, les hommes en feraient
(1) Chant de la Bhagavadguità, lecture 26, vers 899.
(2) Ibid., yei s 948.
(3) Voici comment Krichna explique sa divinité : « J'ai déjà passé par bien des nais-
sances, et toi aussi, Ardjouna; je les connais toutes, et toi tu les ignores. — Bien que
je sois moi-même éternellement immuable et le maître des êtres, cependant, en com-
mandant à la nature qui dépend de moi, je suis visible par l'effet de ma propre puis-
sance sur les choses créées. — Chaque fois que la vertu décline et que le vice prpnd le
dessus,je me ciée moi-même sous une forme sensible. — Pour le salut des justes et la
destruction des mécbans, et aussi pour le maintien de la vertu, je prends l'étie d'âge
en âge... » Bhagavadguità, vers 998 et suivans. — C'est ainsi que Krichna se donne
lui-même pour une incarnation de Vicboou, reparaissant par intervalle sur la terre
pour sauver les hommes et pour remonter la machine qui se détraque.
Ôi/| REVUE DES DEUX MONDES.
autant de toutes parts; le monde abandonnerait ses devoirs. S'il y a des
actes mauvais, c'est que le désir et la colère, nés de la passion, remplis-
sent les cœurs des mortels. La passion obscurcit l'intelligence; le désir veut
commander aux sens, régner sur le cœur et dans l'entendement : ce sont là
les ennemis que l'homme doit combattre. Pour arriver à vaincre les passions,
les mortels suivent les lois d'une religion et pratiquent un culte. Il est bon
d'avoir une religion, il est bon de présenter des offrandes aux dieux. Le meil-
leur de tous les cultes est celui qui purifie le mieux l'unie et le cœur : c'est
l'étude de la sagesse, la connaissance de la profonde doctrine du djofiuisme. »
Telle est en somme cette doctrine hardie, peu conforme à la doc-
trine védique , et qui incline visiblement vers un panthéisme fata-
liste. On voit bien apparaitre un dieu, mais un dieu mal défini, qui,
sans être créateur, s'intéresse de loin en loin au salut des hommes.
Le djogui devient tolérant, et même si indifférent à l'égard des di-
verses formes sous lesquelles il plaît au grand Être de se manifes-
ter, « qu'il voit du même 'tille savant et humble brahmane, la vache,
l'éléphant, le chien, et même l'homme dégradé qui mange la chair
du chien (1). » Sa principale occupation est d'empêcher les objets
extérieurs d'entrer en son esprit, de repousser par conséquent les
plus nobles émotions, la pitié, l'affection, la charité en un mot, d'é-
teindre l'un après l'autre ces flambeaux qui réchauffent le cœur en
l'illuminant. Pour arrivera ce but suprême, il lui est enjoint de lou-
cher ou, si, l'on veut, de regarder entre ses deux sourcils, et de faire
passer par ses narines l'air qu'il respire et celui qui sort de ses pou-
mons. C'est à de pareilles puérilités que viennent aboutir les ensei-
gnemens de Krichna, à travers lesquels brillent incontestablement
de grandes et nobles pensées, car toute doctrine qui tend à dégager
l'homme des choses terrestres a droit à notre admiration. Et ce se-
rait une erreur de croire que ces préceptes sont restés dans les livres:
ils en sont sortis, ils ont circulé, et on met en pratique le plus sérieu-
sement du monde ce qu'ils ont de ridicule et d'absurde. Qui n'a vu
dans l'Inde de pauvres djoguis, devenus idiots à force de contempler
le vide, passer leur vie entière à concentrer leurs regards sur le point
désigné par krichna, entre les deux sourcils, là même où le rayon vi-
suel ne peut atteindre?
Cependant il serait injuste d'apprécier trop légèrement la Bliaga-
vadguitâ. On y reconnaît tout d'abord le sentiment assez vif d'une
réaction complète contre le polythéisme, qui avait pris dans l'Inde
un excessif développement, et aussi la condamnation des austérités
rigoureuses, barbares même, que les ascètes pratiquaient et prati-
quent encore avec l'empressement de la folie. Si la volonté divine
se faisait jour dans la doctrine de Krichna, la soumission de l'homme
à la toute-puissance éternelle ne serait plus du fatalisme, et le mor-
(1) Bhagavadguità, lecture 30, vers 1,053.
l'inde ancienne et MODERNE. 5iô
tel, n'abdiquant pas toute sa liberté, ne se jetterait plus comme la
feuille morte qui s'abandonne au courant dans cet abîme immense
et sans fond où il roule comme un atome. Ce qu'il y a de plus sai-
sissant dans ce grand dialogue entre Krichna et Ardjouna, c'est l'in-
quiétude de celui-ci, son trouble à la vue des guerriers sur lesquels
plane la mort, c'est cet élan de tendresse et de pitié, cet accable-
ment qui s'empare de l'âme du héros. 11 a besoin de savoir ce qu'est
l'humanité, d'où elle vient, où elle aboutit, ce qu'il y a au-delà de
cette vie si courte, toujours menacée, et qu'il va lui-même détruire
avec les armes terribles qu'il tient à la main. Si les pensées philoso-
phiques et religieuses se présentent naturellement à l'esprit, certes
c'est bien en un pareil moment, lorsque deux armées s'approchent
pour se combattre, et quand une guerre civile va faire couler à grands
flots le sang des enfans d'une même race. Que la doctrine prêchée
par Krichna soit une rêverie sans issue, un panthéisme à rendre
fou, et comme une perspective ouverte sur des abîmes; qu'elle exalte
l'orgueil humain tout en humiliant l'humanité, qu'elle condamne
l'homme à l'inertie de la pensée, qu'elle enchaîne les meilleurs sen-
timens de son cœur et qu'elle étouffe les aspirations de son àme, ce
sont là des vérités de toute évidence; mais comme poésie, comme
richesse de langage, comme effet dramatique, je ne sais rien de plus
beau dans la poésie épique des temps primitifs que ce dialogue sur
les plus hautes questions de la philosophie entre deux héros, l'un
dieu, l'autre tils de dieu, s' entretenant au front d'une armée immense
qu'éclaire de ses rayons un soleil éblouissant, et s' exprimant dans
la plus sonore, dans la plus abondante des langues.
III. — LA DOUBLE VENGEANCE.
En expliquant à \rdjouna la doctrine du djoguisme, le divin
krichna lui a conféré la science surnaturelle. Là où se trouve l'es-
prit du dieu, là aussi sera la victoire; les fils de Pàndou sortiront
donc triomphans de cette lutte terrible. Pendant dix-huit jours, les
deux armées s'attaquent avec acharnement, et chaque héros a son
moment glorieux, son action d'éclat qui le met en relief. Aux grands
coups que frappent les guerriers succèdent par intervalles les lamen-
tations qui s'élèvent comme un chant funèbre autour du cadavre de
ceux qui tombent, puis les imprécations contre le meurtrier et les
accens de la vengeance. La pitié, la douleur, la colère, tous les sen-
timens qui peuvent assiéger le cœur des combattans au plus fort de
la mêlée se font jour à la fois dans cette épopée immense, où il y a
place pour tout. Aussi, bien que cette bataille soit plus longue à
elle seule que l'Iliade tout entière, elle se fait lire dans le texte, tant
TOME IX. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
la poésie a su y répandre la variété et le mouvement! L'écho s'en
est prolongé jusque dans notre siècle; on montre encore aux envi-
rons de Dehli le lieu où se livrèrent ces combats interminables, et
qui porte toujours le nom de Kouroukchétra, champ des Kourous.
Parmi les anciens du parti des Kourous, leur aïeul Bhîchma a été
tué dans la mêlée; après celui-ci a succombé Drona, le précepteur
des jeunes princes des deux branches de la famille royale; plu-
sieurs souverains alliés qui ont pris part à la lutte sont restés sur le
champ de bataille. Cependant le vieux roi aveugle Dliritaràclitra vit
toujours, et son écuyer Sandjaya lui raconte tous les détails de ces
sanglantes journées. Il a la parole franche et dure, l' écuyer du vieux
roi aveugle; dans son récit, il ne songe point à ménager la sensibi-
lité d'un cœur éprouvé par les plus cruels désastres. Parlant du len-
demain de la grande défaite des propres fds de Dliritaràclitra, il dit :
« Alors, ô grand roi, les soldats qui suivaient Ouloùka (1), exaspérés de
sa mort et insoucians de la vie, se jetèrent en criant autour des Pândavas;
— mais Ardjouna les contint... Ces gens qui brandissaient des épieux, des
épées et des javelots, avides de tuer son jeune frère Sahadéva, il les déjoue
dans leur dessein avec son arc. — Beaucoup de ces combattons, qui l'assail-
laient les armes à la main, furent abattus par ses flèches à pointe de crois-
sant; il leur coupait la tête et perçait leurs chevaux. — Ceux-ci, frappés
à mort, tombaient sans vie sur la terre, tués par ce héros du monde qui tra-
versait leurs rangs. — Alors le prince Douryodhana, ayant vu la destruction
de son armée et rassemblant ce qui lui restait de survivans ainsi que les
grandes troupes de chars, — et les éléphans, et les chevaux, et les fantas-
sins, tout en un mot, dit cette parole à ses compagnons réunis : — Abordant
tous les Pândavas dans la lutte, ainsi que leurs amis et le roi des Pântchâ-
liens leur allié avec son armée, détruisez-les et revenez au plus vite! —
Follement animés à combattre, jurant sur leur tète d'accomplir cette parole,
ils coururent contre les Pândavas au milieu de la mêlée, par l'ordre de ton
fils. — Contre ces soldats décimés dans la grande lutte s'élancèrent les Pân-
davas, qui les taillèrent en pièces avec leurs flèches pareilles à des serpens
gonflés de venin. — Et cette armée en un instant fut anéantie par les
princes magnanimes; arrivée sur le lieu du combat, elle ne trouva personne
qui pût la sauver. — Dans sa frayeur, elle ne put tenir contre l'inébran-
lable héros qui la frappait au milieu des chevaux courant çà et là, environ-
nés par la poussière du champ de bataille; — on ne pouvait rien discerner
autour de soi. Alors beaucoup de soldats, sortant de l'armée des Pânda-
vas, — se mirent à tuer les tiens dans la mêlée, et en un instant, ô grand
roi , l'armée de tes fils fut anéantie ! — Ces armées complètes , rassem-
blées sous les ordres de ton fils au nombre de onze, furent détruites dans le
combat, ù maître, par les enfans de Pândou et leurs alliés! — De ces mil-
liers de princes magnanimes combattant avec les tiens, seul Douryodhana
(1) L'un des guerriers du parti des Kourous.
L INDE ANCIENNE ET MODERNE. Ô/|7
se montrait grandement abattu. — Ayant regardé tous les points de l'horizon
et vu la terre vide, resté seul de tous ses guerriers, et apercevant de loin
les Pândavas heureux de l'issue du combat, au comble du succès, et qui
poussaient des clameurs triomphantes de tous côtés, — entendant aussi le
bruit des flèches lancées par ces héros aux grands cœurs, — Douryodhana
se sentit défaillir, ô grand monarque, et il songea à la retraite, car il n'avait
plus ni armée, ni chars, ni chevaux (1) ! »
En lisant le récit de cette immense déroute qui suit un dernier
retour offensif de la part des fils de Dhritaràchtra, on songe natu-
rellement à ce romance espagnol dans lequel un poète inconnu peint
le roi Rodrigue vaincu pour la huitième fois par les Maure- :
Las huestes del rey Rodrigo
Desmayan y huian,
Cuando en la octava batalla
Sus enemigos vencian (S).
Comme le roi Rodrigue, Douryodhana cherche des yeux ses capi-
taines dont aucun ne paraît, et il promène ses regards sur ce champ
de bataille où le sang coule à torrens (3); puis, fuyant au hasard, le
prince vaincu entend retentir les conques des Pândavas, qui sont à
sa poursuite. 11 s'enfonce dans la forêt, il se jette au milieu d'un lac,
et là, par un enchantement, il échappe à ses ennemis. Les eaux dû
lac sont devenues solides pour lui, il y trouve un asile qui le met
à l'abri de toute crainte de la part des hommes; mais à peine a-t-il
pu reposer quelques instans au fond de son marais, comme un san-
glier blessé, que des paroles amères viennent le relancer. Youdhich-
thira, l'aîné des Pândavas, le pique par ses reproches; il l'excite au
combat, le harcèle de telle sorte que le prince vaincu se décide à
sortir de sa retraite. Le moment est venu où Douryodhana, qui a
provoqué cette guerre impie, va porter la peine de la haine' qu'il a
vouée aux fils de Pàudou et des maux qu'il leur a fait souffrir. 11
lui faut combattre à coups de massue contre Bhimaséna, qui a juré
autrefois de le faire périr de la mort d'une bête fauve et de boire
son sang. Le duel dure bien longtemps; à la fin, c'est Bhîmaséna
qui a le dessus, et le terrible Pàndava se venge à la manière d'un
Mohican : le chevalier du moyen âge s'efface devant le sauvage.
N'oublions pas que I'écuyer Sandjaya continue de raconter à Dhri-
taràchtra, au père de la victime, ces détails odieux du combat à la
massue :
(1) Chant du Çalyaparva, lecture 30, vers 1,566 à 1,585.
(2) « Les troupes du roi Rodrigue — perdaient courage et fuyaient, - lorsque dans la
huitième bataille, —ses ennemis remportaient la victoire.»
(3) «Mira por los capitanes -que ninguno parescia,-mira el campo tinto en sangre
— la cual arroyos coma. »
548
BEVUE DES DEl'\ MONDES.
« Ayant frappé à mort Douryodhana, le terrible Bhimaséna s'approche du
prince étendu à terre et lui dit : — Ce n'est qu'une vache, ce n'est qu'une
vache! Ainsi, ô insensé, as-tu jadis interpellé Draopadî, couverte d'un seul
vêtement, en pleine assemblée, devant nous et en riant, ô pervers! — Dr
cette ironie amère reçois aujourd'hui la récompense! — A ces mots, avec son
pied gauche, il lui brisa le front; — avec son pied, il broie la tête du lion
royal, et, tout rouge de colère, le terrible Bhîmaséna — lui dit encore cette
parole, qu'il te faut entendre, ô roi : Ceux qui nous ont follement insultés
en nous traitant de bêtes, — ceux-là, a notre tour nous les insultons par
notre joie en les appelant : bêtes, bêtes! — On ne peut nous reprocher ni
d'avoir allumé le feu pour brûler nos adversaires (1), ni de les avoir volés
au jeu, ni de les avoir injuriés; c'est avec la propre force de nos bras que
nous détruisons nos ennemis (2) ! »
Bhîmaséna revient encore sur ces reproches, qu'il accompagne de
nouvelles injures, et toujours le talon de son pied gauche broie le
front qui a reçu l'onction royale, dépendant cette cruauté révolte
les magnanimes princes qui sont là présens, les frères mêmes du
barbare vainqueur, etsurtoul Youdhichthira, dont on vante la jus-
tice. Celui-ci intervient pour mettre lin à cette scène odieuse :
« Alors, à Bhimaséna, qui, ayant frappé ton fils mortellement (c'est tou-
jours Pécuyer qui parle au roi aveugle), l'injuriait encore et dansait de toute
sa force, le roi de la justice, Youdhichthira, dit ceci : — Tu as payé la dette
de la vengeance, ton serment est accompli; abstiens-toi désormais d'en faire
davantage en bien comme en mal. — Ne foule pas ainsi sa tête sous ton
pied; ne transgresse pas la loi du devoir! Il est roi, il est notre parent, il
est blessé à mort; cela esl mal de ta part!... — Celui qui commanda onze
armées complètes et fut prince des Courous, ne le foule pas sous ton pied,
car il fut roi, et même aussi ton parent! — Les siens ont été tués, ses mi-
nistres ont péri, son armée est dispersée, il est tombé dans le combat : de
toute manière il faut pleurer sur lui et non l'insulter, car il fut roi! »
Après avoir tempéré par ce noble langage la brutale fureur de son
frère, Youdhichthira s'adresse à son tour au moribond et lui dit :
o Maître, tu ne dois pas nous en vouloir, ni te plaindre toi-même; c'est la
très horrible action accomplie jadis qui te vaut cela. — Voilà qu'il a porté
son fruit fixé par les dieux, ce mauvais dessein par suite duquel nous en
sommes arrivés à chercher à nous détruire les uns les autres! — C'est par .
ta propre faute que tu es tombé dans un semblable malheur, qui résulte de
ta cupidité, de ton fol orgueil et de ta légèreté. — Après avoir causé la mort
des parens, des frères, des aïeux, des fils et des petits-fils de notre famille,
te voilà arrivé au moment suprême. — Par ta faute, tes frères sont tombés
(1) Allusion à la tentative faite par Douryodhana pour brûler vifs les fils de Pàadou
dans une maison préparée à cet effet. Voyez la Rente du 15 avril.
(2) Chaut du Çalyaparoa, lecture 61, vers 3,311 et suivans.
l'inde ancienne et moderne. 549
sous nos coups, et tes parens ont péri. Ah! oui, c'est là un sort terrible. —
Non, tu n'es pas à plaindre, ta mort est digne d*envie; c'est sur nous qu'il
faut pleurer maintenant, sur nous, les restes de la famille, dans toutes les
conditions. — Privés de ces parens qui nous sont chers, nous vivrons dans
la tristesse... — Comment regarderai-je en face les femmes veuves plongées
dans le chagrin? Toi seul tu t'en vas, et tu as dans le ciel une demeure tran-
quille et sûre! — Et nous, voués à l'enfer par ces femmes, nous ne recueil-
lerons qu'une terrible douleur, car les femmes des fils et des petits-fils de
Dhritarâchthra, en proie à la désolation, devenues veuves, nous accableront
de reproches (1). »
Douryodhana est donc maudit de nouveau, comme s'il avait sans
motif suscité cette guerre qui couvre de deuil les deux familles,
et causé la destruction de la race des kchattryas : cependant il
ira droit au ciel, parce qu'il est mort les armes à la main. N'y
a-t-il pas ici une application directe de la doctrine développée
par krichna? Qu'importe à l'homme le résultat de ses actes? Il n'est
tenu qu'à une seule chose, l' accomplissement de ses devoirs dans
une circonstance donnée : Fais ce que dois, advienne que pourra.
Ainsi, maudit et pourtant sauvé dans l'autre monde, l'aîné des en-
fans de Dhritarâchtra va périr assommé par la massue de Bhîmaséna,
son propre cousin. Le vieux roi aveugle, qui a écouté sans verser
une larme ce lamentable récit de la mort de son (ils premier né,
semble douter à la fin de la véracité du narrateur. L'orgueil pater-
nel s'éveille dans son cœur brisé; il ne peut croire que Douryodliana
ait pu être vaincu dans cette lutte suprême, « lui qui était fort comme
dix mille éléphans. » Quand la réalité se montre à lui dans toute son
horreur, sa douleur éclate, la honte l'accable; il ne peut se résigner
à vivre sous la loi des vainqueurs, lui qui qui a été roi et père d'un
roi! Puis le calme rentre peu à peu dans son esprit, et il demande
ce que firent les trois chefs survivans de l'armée de ses lils : c'é-
taient Krftavarman, Kripa, beau-frère de Drona (le précepteur des
jeunes princes), et Açvattbàman, fils de Drona. L'écuyer poursuit
son récit, dont il faut exposer le plus succinctement possible les
principaux traits.
Les trois guerriers, après avoir pris la fuite, arrivent dans une
sombre forêt, et là, comme la nuit vient, ils détellent leurs chars.
Campés sous un figuier sacré aux rameaux épais, ils songent au dé-
sastre qui a suivi ces dix -huit jours de combat et s'étendent sur
l'herbe, kritavarman et kripa cèdent au sommeil; Açvattbàman ne
peut fermer les yeux. Dans son agitation, marchant de long en large,
soufflant comme un serpent, il aperçoit une foule d'oiseaux qui cou-
vrent les branches du grand figuier sous lequel est établi son camp.
(1) Chant du Çalyaparva, vers 3,331 et suivons.
550 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout à coup un hibou au vol rapide et léger, aux yeux gris, au corps
tacheté de jaune et de brun, s'élance avec un léger sifflement et tue
les oiseaux qui se trouvent à sa portée. Aux uns il coupe les ailes,
aux autres il arrache la tète; le sol est bientôt jonché de leurs ca-
davres. A cette vue, Açvatthàman se met à réfléchir; ce que fait cet
oiseau, ne peut-il le faire lui-même? Lui est-il interdit d'écraser dans
leur sommeil ses ennemis triomphans, qu'il lui serait impossible d'at-
taquer au grand jour? La promesse qu'il a faite à Douryodhana de
le venger, n'a- 1- il pas trouvé le moyen de l'accomplir? Il s'em-
presse d'éveiller ses compagnons et leur communique sa pensée.
(( Dans tout ce que nous exécutons ici-bas, dit alors Kripa, il y a la
part de l'action divine et la part de l'action humaine. Si l'homme
ne réussit pas toujours, si le destin se montre contraire à ses vues,
encore doit-il mettre la main à l'œuvre sous peine de n'arriver à
rien. Mais si l'action que l'on veut entreprendre est en désaccord
avec les devoirs, le mieux ne sera-t-il pas de consulter les sages? »
Par malheur, les sages sont bien loin, et Açvatthàman, pressé
d'agir, conclut que toute idée est bonne et raisonnable quand
elle conduit au but que l'on poursuit : la fin excuse les moyens!
D'ailleurs il entend retentir à l'horizon les cris de joie des Pânda-
vas, et le bruit de leurs chars nombreux, unis à ceux des Pântchâ-
liens leurs alliés, ébranle au loin la terre comme le bruit de la
foudre. La soif de la vengeance s'allume de plus en plus en son
cœur; dût-il commettre une action impie et renaître sous la forme
d'un insecte, que lui importe? En vain ses compagnons le pressent
de prendre un peu de repos :
« Pour l'homme malade, dévoré par la passion, préoccupé par l'intérêt,
emporté par les désirs, d'où viendrait le repos? — Voilà dans son ensemble
le quadruple mal qui m'assiège aujourd'hui. Vois si le quart de ces maux ne
suffirait pas à détruire tout à coup en moi le sommeil? — Et de plus le cha-
grin que me cause en ce monde le souvenir de la mort de mon père con-
sume désormais mon cœur nuit et jour, sans que rien le calme. — Comment
Drona mon père a été massacré par ces pécheurs, tu l'as vu de tes yeux, en
détail, et voilà ce qui met mes esprits à la torture! — Est-il quelqu'un qui,
dans ma place, pût vivre ici-bas un seul instant? Drona est mort! tel est le
cri que j'entends sortir de la bouche des Pàndavas... — Quand j'aurai mas-
sacré nos ennemis, aujourd'hui même, au milieu de leur sommeil, alors je
pourrai me reposer et dormir; ma fièvre sera passée (1). »
Açvatthàman a attelé son char; il se précipite plein de rage sans
attendre ses deux compagnons, qui le suivent avec empressement,
<( décidés à partager sa joie comme ils ont partagé sa douleur. » Cepen-
(1) Chant du. Suoptikaparva , lecture 4, vers 162 et suivans.
l'inde ancienne et moderne. 55Î
dant, arrivé près du camp des Pândavas, le guerrier se trouve face
à face avec une apparition hideuse, qui vomit des torrens de feu et
veille sur les héros endormis : ce spectre lance par milliers, sous
forme de rayons, des images de Vichnou, dieu protecteur de* fils
de Pândou. En vain Açvatthàman attaque hardiment le fantôme :
l'être surnaturel dévore les flèches, brise le timon du char et semble
avaler la lame du cimeterre. Cette fois le guerrier s'est troublé; il
a compris que les dieux interviennent pour l'arrêter dans son fatal
dessein. Le voilà qui chancelle un instant : l'homme ne peut rien
contre les divinités, mais il existe une divinité redoutable, le grand
dieu, Mahâdêva ou Giva, qui se plaît à la destruction, auquel fait
obstacle cet autre dieu puissant, conservateur et miséricordieux,
que l'on nomme Vichnou : c'est Mahâdêva que le guerrier invoquera.
Sautant à bas de son char, il lui adresse un hymne de louanges où
respire une foi ardente. Tout aussitôt un autel paraît au milieu d'une
ronde de démons horribles à voir, portant des corps de chien, de
chameau, de chacal, d'ours, de chat, de tigre, de panthère, et même
des têtes d'oiseaux (1). Quand ces êtres effroyables ont achevé leur
sabbat, Açvatthàman donne son âme à ce dieu qui ressemble beau-
coup au diable.
« Cette âme qui est mienne, née dans la famille d'Anguiras (2), dans le feu
allumé par toi, je la sacrifie aujourd'hui; reçois-la comme une offrande de
ma part. — Avec dévotion à ta personne, avec une suprême absorption de
ma pensée en toi, ù Mahâdêva, en cette détresse je me voue à toi, ô ùme du
monde (3) ! »
Mahâdêva entre dans le corps du guerrier, qui lui livre son âme,
et les Pàntchâliens, alliés des Pândavas, sont voués au dieu de la
mort (â). Voilà Açvatthàman qui s'élance vers le camp des vain-
queurs tout rempli du dieu qui l'anime. 11 se glisse auprès de la
couche richement ornée sur laquelle repose Dhrichtadyoumna, chef
des Pàntchâliens et meurtrier de son père. A coups de talon, il lui
brise la tète, et comme le jeune prince, qui lui déchire les jambes
avec ses ongles, le supplie de l'achever d'un coup de son glaive :
« Non, répond le guerrier, la mort des kchattryas n'est pas pour toi,
qui as tué le brahmane mon père ! » Et il brise à coups de pieds toutes
les articulations du corps de son ennemi. Aux cris que pousse le
(1) Ou voit dans l'Inde des bas-reliefs qui représentent au naturel toute cette guir-
lande d'êtres difformes enroulée autour d'une figure humaine debout et immobile.
(2) Sage des temps anciens, de qui prétend descendre une race nombreuse de brah-
manes.
(3) Chant du Saoptïkaparva, lecture 7, vers 306 et suivans.
(4) C'était leur roi, Dhrichtadyoumna, beau-frère des fils de Pàndou, qui avait tué
,Drona, père d'Açvatthàman.
552 REVUE DES DEUX MONDES.
Pântchâlien, les femmes se sont éveillées, des sanglots éclatent, le
camp s'émeut tout entier. On se demande : Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il?
et les combattans sont sur pied; mais Açvatthàman poursuit son
œuvre de destruction : pareil à l'éléphant au milieu des roseaux, il
écrase sous les roues de son char les guerriers endormis. En vain
les chefs pàntchàliens essaient de le combattre, il les abat avec son
glaive, avec ses flèches, avec les armes divines que lui a données
Giva pour remplacer celles qu'a dévorées l'autre spectre, manifesta-
lion de Vichnou. Ce n'est plus un homme, c'est un fléau qui s'abat
sur le camp des vainqueurs de la veille et change leurs cris de joie
en larmes de désespoir. Les vampires, les esprits malfaisans arri-
vent sur le champ de bataille pour se repaître du sang, de la
graisse, de la moelle des os de ces milliers de morts. Jamais plus
horrible nuit n'avait étendu ses ombres sur la terre.
Après cet exploit, le guerrier fils de Drona, rempli de l'esprit du
dieu Civa et tout fulgurant au sein des ténèbres, rejoint ses com-
pagnons, qui l'attendaient à l'entrée des retranchemens. Tous les
l'ântchâlicns ont péri jusqu'au dernier; le succès est complet. 11 s'a-
git d'aller raconter cette nouvelle à Douryodhana, qui râlait en un
coin, les deux cuisses brisées par la massue de Bhîmaséna. Les voilà
qui entonnent le chant funèbre :
« Non, il n'y a pas de plus cruelle destinée que celle de Douryodhana, qui,
roi de onze armées complètes, est couvert de sang et blessé à mort! Voyez,
auprès du guerrier brillant comme l'or, et qui l'aimait tendrement, est tom-
bée sur le sol la massue tout ornée d'or. — Elle n'a jamais quitté le héros
dans aucun combat, et quand il s'en va au ciel, elle n'abandonne point le
prince plein de gloire! — Voyez-la, toute resplendissante d'or, qui repose
avec le guerrier, comme dans le palais l'épouse affectueuse auprès du maître
dormant sur sa couche. — Lui , l'aîné de ceux dont le front a reçu l'onction
royale, lui. terrible à ses ennemis, il mord la poussière, frappé d'un coup
mortel! Voyez les vicissitudes qu'apporte le temps!... Celui devant qui se
courbaient avec frayeur tant de centaines de rois, il gît sur la couche des
héros, entouré de bêtes fauves! — Celui que jadis les brahmanes environ-
naient de soins assidus, comme un maître, pour en obtenir des dons, il a pour
cortège aujourd'hui des animaux carnassiers, avides de sa chair (1). »
Les deux compagnons d'Açvatthàman chantent à leur tour les
louanges du moribond sur ce ton animé et solennel où l'on retrouve
à la fois l'âpre parole des héros Scandinaves et la grande poésie des
vers d'Homère. Dans ses parties si diverses et si variées, le Mahâ-
bhârata confine à la Grèce, au moyen âge et aux glaces de la Nor-
vège, embrassant ainsi tous les temps et tous les lieux, résumant en
(I) Chant du Saoptikaparva, lecture 9, vers 489 et suivans.
linde ancienne et moderne. 553
substance les idées qui caractériseront les peuples de la grande fa-
mille indo-germanique. Un mot encore sur cette scène lugubre, qui
va se terminer avec le dernier soupir de Douryodhana. Se penchant
vers celui-ci, Açvatthâman lui dit :
« Tu vis encore? Écoute une parole douce à ton oreille. Il en reste sept du
côté des Pàndavas; nous sommes trois du côté des fils de Dhritarâchthra. —
Les sept, ce sont les cinq frères Pàndavas, Khrichna et son écuyer; les trois:
Kripa, Kritavarman et moi. Les enfans de Draopadî, l'épouse des Pàndavas,
sont tous égorgés, ainsi que ceux de Dhrichtadyoumna, et ce qui restait des
Matsyens leurs alliés. — La pareille leur a été rendue, tu le vois; ils n'ont
plus d'enfans, non plus, les Pàndavas!... »
Après avoir balbutié quelques paroles de remercîment pour ces
hauts faits qui l'ont vengé, Douryodhana répond :
« Il me semble que me voilà maintenant l'égal du dieu Indra; bonheur à
vous! Obtenez la félicité; au ciel nous serons unis de nouveau. »
Ainsi l'espoir d'obtenir la vie éternelle soutient jusqu'au dernier
soupir le courage des héros aryens; une belle mort les absout aus-
sitôt de tout le mal accompli durant une longue existence. Cepen-
dant le vieux roi aveugle, qui vient d'entendre raconter l'agonie de
son premier-né, pousse un long soupir et retombe dans ses pensées.
Comme Priam, il survit à ses enfans, tués dans le combat, mais au
moins il n'en est pas réduit à aller redemander au vainqueur le ca-
davre de son cher fds. Son écuyer lui rappelle que les morts sont
là, sur le champ de bataille, attendant que l'on jette sur eux l'eau
lustrale. — Lève-toi, grand roi, lui dit-il, allons accomplir les céré-
monies funèbres. Pourquoi t' affliger et pleurer? Le temps entraîne
avec lui tous les êtres créés; il n'a d'affection, il n'a de haine pour
personne (1). — Et les cérémonies s'accomplissent au milieu des
cris et des lamentations des femmes. L'épouse du vieux roi Dhrita-
ràchtra, emportée par la douleur, éclate en imprécations contre
krichna, qui s'est fait l'allié des Pàndavas pour détruire ses fils:
elle le maudit, et lui annonce d'une voix prophétique la destruction
de sa propre famille. Après cette scène de deuil, l'Inde semble pa-
cifiée et calmée; on dirait un soleil encore voilé, mais brillant sous
la nue, qui éclaire le champ de bataille déblayé des morts qui l'en-
combraient. La nature a repris son aspect tranquille, mais la dou-
leur et le chagrin restent dans les cœurs de tous, même dans ceux
des vainqueurs.
(1) Chaut du Striparva, lecture 9, vers 259.
554 BEVUE DES DEUX MONDES.
IV. — LA PAIX.
À peine le bruit des armes a-t-il cessé de troubler l'Inde, que le
brahmanisme élève la voix pour proclamer de nouveau les devoirs
des rois au double point de vue du gouvernement des peuples et du
salut éternel. On dirait que le monde est à refaire après cette épou-
vantable catastrophe. Il y a là un chant interminable (Çânliparva)
qui ne renferme pas moins de douze mille six cents distiques, et
cette digression est amenée par le dégoût des choses d'ici-bas dont
se trouve saisi Youdb.ichth.ira , l'aîné des fils de Pàndou, au lende-
main des combats qui l'ont fait roi. Les lamentations et les malédic-
tions des femmes ont jeté dans l'abattement ce pieux héros, toujours
préoccupé des devoirs de la justice.
« Après nous être détruits les uns par les autres, s'écrie-t-il, quel fruit de
la justice obtiendrons-nous? Maudite suit la pratique des armes! maudit soit
l'héroïsme guerrier! maudite soit la violence impatiente qui nous a fait tom-
ber dans cette calamité! — Mieux valent la patience, la répression des sens,
la pureté, le renoncement, qui ne connaît pas l'envie, l'absence de tout
meurtre, et la \ enté, que pratiquent toujours les ascètes vivant dans la forêt!
— Entraînés par la cupidité et la folie, nous avons obéi au mensonge et à
l'orgueil, et c'est l'ardent désir de posséder la royauté qui nous a réduits à
cette triste condition (I)! »
Ce sont là de belles paroles; on aime entendre le vainqueur, rentré
en lui-même, maudire les malheurs de la guerre et envier le calme
des sages qui vivent innocemment à l'ombre des bois. Seulement
les paroles mises dans la bouche d'Youdichthira ont ici un autre
accent. Le brahmanisme exalte ses propres vertus en condamnant
la profession des guerriers; il semble qu'on le voit se dresser au
milieu de la désolation générale, indilférent et rêveur, pour dire aux
kchattryas : « Vous n'êtes que des fous! A quoi vous servent dans
cette vie, quel fruit vous apporteront dans la vie future ces luttes
impies, ces disputes acharnées pour une royauté d'un jour? La sa-
gesse n'est pas chez vous, elle habite au milieu de nous, dans les er-
mitages, loin du bruit des villes! » Cependant il faut bien que la
terre soit gouvernée et les peuples maintenus dans le devoir. Aussi,
après avoir fait sentir aux rois tous les maux qu'attirent sur le
monde leur emportement et leur orgueil, le divin poète Yyâsa, ré-
sumant les discours des autres Pândavas, de Krichna et des brah-
manes présens à l'assemblée, conclut à ce que Youdhichthira soit
sacré roi. De cette manière, ce sera le brahmanisme encore qui re-
(1) Chant du Çântiparva, lecture 7, vers 159 et suivans.
l.'lMJE ANCIENNE ET MODERNE. 555
mettra aux mains du souverain le sceptre que celui-ci avait laissé
tomber dans un moment de défaillance.
L'aîné des Pândavas régna donc enfin. Assisté de ses quatre frères,
il fit fleurir la justice, et les ascètes purent pratiquer leurs austéri-
tés sans craindre d'être troublés par les ogres. Le vieux roi Dbrita-
râchtra, qui avait frémi un instant à la pensée de vivre sous la dé-
pendance de ses neveux, meurtriers de ses propres fils, fut traité par
les princes avec de grands égards. Durant les quinze années qu'il
survécut au désastre des siens, les Pândavas le consultèrent en toute
occasion et lui rendirent les mêmes honneurs que s'il eût été leur
père; ils affectaient même de ne régner qu'en son nom. Enfin « ce
vieux roi aveugle, chef de la famille des Kourous, ne rencontrait
rien sur la terre qui pût lui causer de la peine (1). » Accablé par
l'âge, il goûte encore quelques momens de repos, sinon de joie, et
son cœur, si cruellement éprouvé, reçoit quelque consolation de ces
traitemens affectueux. Dans un moment d'attendrissement, le vieil-
lard s'est trouvé mal, et Youdhichthira l'a rappelé à la vie en lui je-
tant de l'eau froide sur le visage; alors il laisse échapper ces paroles
paternelles, toutes pleines d'émotion :
« Touche-moi encore avec ta main; jette tes bras autour de mon cou, ô
fils de Pàndou! Il me semble que ton contact me rend la vie'.... — Et ton
front, je veux le sentir, ô roi des hommes! De mes deux mains tâter tout
ton corps, telle est ma plus grande joie (2) ! »
Ce sont là les adieux du vieux roi, qui sent sa fin prochaine. Dhri-
tarâchtra a exprimé le désir d'aller terminer ses jours dans la forêt
avec ses femmes, afin de se préparer à monter au ciel. 11 emmène
avec lui la veuve de son frère Pàndou et son autre frère Vidoura. Le
fidèle Sandjaya, son écuyer, qui lui avait raconté tous les malheurs
de sa famille, l'accompagne aussi dans son exil volontaire. Les voilà
qui vivent tous dans la contemplation, oubliant la terre de plus en
plus, se purifiant des fautes passées par le feu des austérités. Les
ermitages étaient comme des couvens où les rois et les reines, après
s'être dépouillés des grandeurs du siècle, venaient se recueillir et
prier. Peu d'années après la retraite de ces illustres personnages,
qui étaient plus que centenaires , un incendie éclata dans la forêt.
Cet incendie, se propageant au loin, devint un vaste bûcher dans le-
quel furent consumées les dépouilles mortelles de Dhritaràchthra et
des deux femmes. Vidoura et Sandjaya abandonnèrent les lieux que
le feu avait ravagés et se dirigèrent vers l'Himalaya, où ils se cachè-
rent au milieu des rochers, loin du regard des hommes, fuyant la
(1) Clnntde YAçramavasikaparva, lecture 2, vers 43.
(2) ibid., lecture 3, vers 129 et suivans.
556 REVUE DES DEUX MONDES.
vie, qui ne les quittait pas encore, et marchant vers Brahma, en qui
il leur tardait de s'absorber.
Cependant les fds de Pândou, ayant établi solidement leur domi-
nation sur l'Inde centrale, résolurent de consacrer leur puissance
par le sacrifice du cheval. Cette cérémonie, à la fois religieuse et
militaire, remonte à la plus haute antiquité; les brahmanes l'ont cé-
lébrée en tout temps avec emphase, parce que les rois à cette occa-
sion leur distribuaient d'abondantes aumônes en vaches, en argent
et en vètemens, sans parler des repas somptueux auxquels on les
invitait à prendre place par milliers. Elle consiste à lancer un che-
val par monts et par vaux, à travers les pays voisins. Un guerrier en
renom, — et ce fut cette fois Ardjouna, — accompagne l'animal, L'ex-
cite, le pousse en avant, prêt à défier en combat singulier les rois qui
s'opposeraient à son passage (1 ) . Tout prince qui a laissé passer libre-
ment le cheval reconnaît ainsi la souveraineté de celui qui l'a lâché, et
cette promenade de l'animal équivaut à celle que ferait en personne
sur les terres de ses vassaux un roi suzerain. Quand le cheval est re-
venu, on l'immole en grande pompe, et tous les rois dont il a foulé
le sol doivent être présens à ce dernier acte du sacrifice. Après tout,
comme un cheval ne peut pas parcourir un grand nombre de pays,
comme le héros chargé de le suivre n'est pas non plus infatigable,
cette cérémonie ne nous donne pas à distance une bien haute idée
de la puissance des rois de l'Inde, qui prenaient à cette occasion le
nom de rois de la terre. Nous y verrions plutôt l'image d'une féoda-
lité véritable se partageant par fragmens un territoire d'une médiocre
étendue, une collection de petits princes subissant de mauvaise grâce
et temporairement le joug d'un souverain plus fort, que le moindre
revers pourra faire tomber du haut rang auquel il est parvenu. Ces
rois de la terre n'ont jamais égalé en richesse et en autorité les em-
pereurs de la Chine après l'extinction des états feudataires, ni les
rois de Perse au temps d'Alexandre.
A cette mémorable cérémonie assistait Krichna en sa triple qua-
lité de parent, d'auxiliaire et de conseiller des fils de Pândou. Il était
juste qu'il fût présent au triomphe de ceux avec lesquels il avait com-
battu. Cependant, bien qu'il eût paru comme dieu sur le char d' Ard-
jouna pour lui révéler sa doctrine, Krichna se trouvait sous le
(1) Dans sa promenade à la suite du cheval, Ardjouna poussa, vers le sud, jusqu'au
pays de Màghada (le Béhar méridional), et vers l'ouest, jusque chez les gens du Sindh;
il eut même des combats à livrer à ces deux peuples, sans parler d'une autre rencontre
avec un de ses bâtards, adopté par le roi de Manipoura (ville inconnue), et dans
laquelle il eut la clavicule fracturée par une flèche. Il y a donc exagération dans la
légende qui représente le cheval parcourant librement et sans obstacle toute la région
comprise d'une mer à l'autre, c'est-à-dire du golfe du Bengale à l'embouchure de
l'Indus.
l'inde ancienne et moderne. 557
poids de la malédiction lancée par Gândhâii, la mère des Rourous,
l'épouse de Dhritaràchtra. Trente-six ans plus tard, il arriva que
trois vieux sages des temps anciens, se rendant à la ville de Dvàrakà,
— où régnait alors Kriclma, — furent rencontrés par des jeunes
gens du pays. Ceux-ci habillèrent en femme un des fils de Kriclma
nommé Çâmba, et, l'ayant présenté aux trois solitaires, leur deman-
dèrent en riant : « De quoi accouchera cette femme? » Ces sages ré-
pondirent : a D'une massue qui causera la ruine de tous les gens de
la famille de Kriclma. » Çâmba produisit en effet une massue, mais
il la remit au roi, qui, l'ayant réduite en poudre, la jeta dans la
mer, et par la voix d'un crieur public défense fut faite à tous les ha-
bitans de fabriquer aucune espèce de liqueur enivrante sous peine
d'être empalés. Cependant de funestes présages se montraient de
toutes parts; de gros rats, parcourant les rues et les maisons, ron-
geaient les cheveux et les ongles de ceux qui dormaient; des oiseaux
à la voix stridente poussaient jour et nuit des cris plaintifs; enfin un
fantôme terrible, invulnérable, partout présent à la fois, hantait les
maisons de la ville, et personne ne pouvait dire ni d'où il venait, ni
où il allait. L'impiété se répandait aussi parmi le peuple, qui ne
respectait plus les brahmanes ni les dieux. A ces signes, kriclma
reconnut que la malédiction de Gândhârî allait s'accomplir; il com-
manda à son peuple d'aller en pèlerinage à un lieu saint, pour
détourner, en partie du moins, les calamités qui le menaçaient.
Tous les gens de Dvàrakà furent bientôt campés au lieu choisi par
kriclma avec leurs chars, leurs chevaux et leurs femmes; ils avaient
emporté avec eux des vivres en abondance et aussi des liqueurs
fortes. Au milieu d'un repas champêtre qui avait été servi en plein
.tir, les guerriers de Dvàrakà se prirent de querelle. Des mots on en
vint aux coups; Kriclma voulut séparer les combattans, et à défaut
d'armes il saisit un brin d'herbe. Ce brin d'herbe devint immédia-
tement une massue, et comme il avait vu tomber dans ce conflit son
propre fds et son écuyer, la colère s'empara du demi-dieu. Le voilà
qui frappe à droite et à gauche; la mêlée devient générale, et bien-
tôt s'accomplit la malédiction prononcée contre la famille de kriclma.
Celui-ci avait échappé au massacre avec deux ou trois personnages
illustres; mais son temps était marqué. Un jour qu'il reposait à
l'ombre d'un arbre, dans la forêt, un chasseur, — il se nommait
Djarâ, la Caducité, — le prit pour une gazelle, et le perça d'une
llèche (1).
De cette légende merveilleuse ne peut-on pas conclure que les
gens de la famille de Kriclma s'adonnaient à l'intempérance, et que
l'ivresse amena à la suite d'un repas un combat meurtrier dans
(1) Chant du Maosalaparva, lectures 1, 2 et 3.
55S REVUE DES DEUX MONDES.
lequel ils périrent presque tous? Si l'on se rappelle la haine qu'a-
\ aient vouée à ce même Krichna, ami des fils de Pândou, les par-
tisans des kourouS, on est conduit à penser que la trahison ne fut
pas étrangère à ce grand désastre. Il est difficile que des frères et
des proches parens s'égorgent jusqu'au dernier sous les yeux de
leur aïeul, à moins que des ennemis cachés ne dirigent leurs coups
et n'augmentent le désastre en y prenant une part active (1). Tou-
jours est-il que ce malheur, annoncé au roi Youdhichthira, lui causa
une peine profonde. Pour la seconde fois il fut saisi d'un amer dé-
goût de la royauté et même de la vie. S' adressant à son frère, l'hé-
roïque Ardjouna, il lui dit :
« Le temps pousse à leur entière maturité tous les êtres, ô toi qui as l'âme
.mande! Et toi-même, je le suppose, tu dois voir le nœud coulant de la mort
qui te menace. — Ainsi interpellé : 11 est temps, il est temps, répliqua Ard-
jouna, et il agréa la parole de son frère aîné, plein de sagesse. — Compre-
nant aussi le sens des mots prononcés par celui-ci, Bhîmaséna et les deux
frères jumeau \ agréèrent également la parole dite par Ardjouna (2). »
Voilà donc les cinq Pàndavas qui renoncent au monde et se pré-
parent au grand déport. L'aîné a parlé, le second a compris, les
trois autres obéissent : sans hésiter un instant, ils vont quitter les
palais et la puissance pour marcher vers le but éternel. L'onction
royale esl conférée à un petit-li!s d' Ardjouna; après avoir distribué
leurs richesses et leurs joyaux aux brahmanes et s'être revêtus d'ha-
bits faits d'écorce d'arbre, ils partent au nombre de six, les cinq
héros et leur femme Draopadî; leur chien les suit. Ils parcoururent
bien des pays en se dirigeant vers la nier, et Ardjouna tenait tou-
jours à la main son arc enrichi de pierreries. Le Feu se montra tout
à coup autour des cinq princes, envahissant la forêt et leur inter-
disant le passage, à moins que le héros n'abandonnât cette arme
favorite à laquelle il ne devait plus s'attacher, puisqu'il avait fait le
sacrifice de toute chose. Ardjouna a jeté son arc; ils vont au nord,
puis au sud, puis vers l'Himalaya. Dans ce voyage difficile, Drao-
padî tombe la première; la femme est faible, et c'est pour avoir
(1) Il est itit que les restes du peuple gouverné par Krichna et ses fils (les Vrichnis
et les Andhakas) furent emmenés dans le Pandjàb par Ardjouna. Celui-ci, qui se
faisait vieux , ayant été attaqué en chemin par des tribus pastorales , voulut tendre
son fameux arc nommé le Gandiva; mais la corde resta lâche, et le héros ne 1 mçait
que des traits impuissans. Exaspéré par les railleries de ses ennemis, Ardjouna se mit
à les frapper avec le bois (ou plutôt avec la corue) de l'arc; il les dispersa, mais non
sans avoir été insulté et sans avoir vu emmener les richesses de ces mêmes peuples
qu'il avait voulu protéger. Ce fait doit être historique, car il montre un Aryen vaincu
et pillé par des barbares; ce n'était pas la corde de l'arc, c'était le bras affaibli du guer-
rier qui avait perdu son ancienne vigueur. (Voyez le chant du tfaosalaparva, lect. 7,
vers 200 et suiv.)
(2) Chant du Muhàprasthibiiknjjtiirn, lecture l, vers 3 et suivans.
l'inde ancienne et moderne. 559
trop aimé l'invincible Ardjouna qu'elle succombe au penchant de la
grande montagne. Puis ce sont les deux plus jeunes princes, Saha-
déva et Nakoula, qui restent en chemin; c'est que le premier était
trop fier de sa sagesse, et le second de sa beauté. Bientôt Ardjouna
s'affaisse à son tour; il avait trop aimé les combats, il avait été
parfois rude à l'ennemi. Enfin Bhîmaséna, le robuste guerrier, flé-
chit aussi, et se tournant vers Youdhichthira :
« Holà! holà! 6 roi, me voilà tombé aussi, moi que tu aimais; quelle est
la cause de ma chute? Dis-le-moi, si tu le sais! — Tu as trop mangé, tu fes
vanté de ta force en méprisant celle d'autrui ; voilà pourquoi tu es tombé
sur la terre (1). »
Youdhichthira, demeuré seul avec son chien, monte toujours vers
le sommet de l'Himalaya, et le dieu Indra vient au-devant de lui sur
son char. « Et mes frères, et la Draopadi, demande le prince, où
sont-ils? Je ne veux pas arriver Là-haut sans eux. — Tu les y rever-
ras, répond le dieu; ils monteront au ciel après avoir dépouillé leur
enveloppe mortelle; toi seul tu y seras transporté avec ton corps. —
Et mon chien fidèle, faudra-t-il que je le laisse périr ici? Ce serait
un meurtre! » Indra refuse d'admettre le quadrupède pour beau-
coup de raisons : les chiens sont colères, avides et gourmands à tel
point qu'ils lèchent parfois le beurre de l'offrande. Le chien de\ ra
donc être abandonné, sinon Youdhichthira n'entrera pas au ciel.
D'ailleurs pourquoi tenir absolument à emmener cette bête? ]N'a-t-il
pas laissé en arrière ses frères et sa femme? « Non, reprend le hé-
ros, je ne les ai pas laissés; la mort les a séparés de moi. » Tout à
coup intervient le dieu Justice (Dharma), de qui Youdhichthira est
fils, selon la légende, et il règle le différend par sa parole souve-
raine. Le grand prince s'est montré digne de son père par sa noble
conduite, par son intelligence éclairée et par sa compassion envers
tous les êtres. Il a aimé ses frères, il a aimé ceux qui vivaient
sous sa dépendance; dans les grandes crises, il s'est élevé au-des-
sus des faiblesses humaines : le ciel des héros lui appartient. Le
dieu Dharma lui en ouvre l'entrée par ces deux vers, qui achèvent
de mettre en lumière les mérites d' Youdhichthira et l'introduisent
vivant dans le paradis :
« En disant : « Ce chien est mon compagnon fidèle! » tu as renoncé à mon-
ter sur le char d'Indra; c'est pourquoi il n'y a personne au ciel qui te vaille,
ô roi des hommes! — Aussi les mondes impérissables sont à toi; avec ton
propre corps, tu obtiens la voie divine et suprême (2). »
Une aussi vaste épopée, dans laquelle s'agitent tant de héros
(1) Chant du Mahâprasthânikaparva, vers 70 et suivans.
(2) JOUI., lecture 3, vers 96 et suivans.
5(50 REVUE DES DEIX MONDES.
illustres, ne pouvait mieux finir que par une apothéose. De tous ces
personnages glorieux, le plus grand aux yeux des hommes et des
immortels est celui qui a su le mieux garantir son cœur des mouve-
mens de la passion, celui qui, élevé an rang de roi, a personnifié en
lui le devoir et la justice. Sou dévouement à ses sujets et à ses pro-
ches a été si complet, qu'il n'a pas même voulu abandonner un chien,
animal immonde, qui s'attachait à ses pas! Après ce long récit de
tant de batailles, de tant de meurtres accomplis avec tous les rafii-
nemens d'une vengeance barbare, cette glorification de la sensibilité
et de la compassion peut sembler étrange. Elle est naturelle cepen-
dant, parce qu'elle est la moralité même qui ressort de l'épopée.
Étant donné un fait historique dont il ne pouvait ni elfacer le sou-
venir ni amoindrir la portée, le brahmanisme l'a en quelque sorte
enveloppé de ses enseignemens; il y a adapté une sorte de philoso-
phie de l'histoire. Vu nom de la théorie de l'irresponsabilité hu-
maine développée par Krichna, il a pu absoudre ses héros privilé-
giés, les fils de Pândou, dont l'ambition a été la première cause de
cette guerre impie. En montrant ces mêmes princes prêts à déposer
les armes au moment décisif, effrayés des suites de, la lutte, atten-
dris à la pensée des maux que vent causer ces combats intermina-
bles, le brahmanisme cherche à les excuser et à reporter sur les ad-
versaires des Pàndavas tout l'odieux de ces meurtres atroces. Les
lils île Pândou pensent et agissent, les fils de Dhritarâchtra ne con-
naissent que l'action. Ces derniers, qui vivent dans la capitale, n'ont,
aucune vertu; l'orgueil les aveugle, ils sont emportés, haineux, vio-
lens. Les Pàndavas, élevés dans la forêt par les brahmanes, sont or-
nés des plus belles qualités; s'ils commettent des fautes, s'ils sont
joueurs, ardens à combattre, avides de frapper avec la flèche ou avec
le glaive, ils écoutent cependant avec docilité les conseils des ana-
chorètes, et les enseignemens des sages élèvent toujours leur esprit
vers les choses divines. La science religieuse les purifie de leurs im-
perfections; ils marchent dans la voie dont les peuples aryens ne
peuvent s'écarter sans faillir à leur destinée. Voilà pourquoi la tra-
dition les appelle de pieux héros malgré leurs péchés. Et puis la doc-
trine nouvelle exposée par Krichna, qui va se répandre peu à peu
dans l'Inde et donner naissance à une véritable secte à demi hétéro-
doxe, cette doctrine d'un Dieu compatissant qui veille sur les choses
d'ici-bas et se charge de tout conduire, a trouvé dans une famille
princière régnant sans rivale sur un monde pacifié l'appui dont elle
avait besoin. Avec les descendans d'Ardjouna établis à Hastinàpoura.
au centre de l'Inde, elle deviendra dominante, et ceux qui liront l'his-
toire des fils de Pândou apprendront en même temps à s'initier aux
secrets de la science qui consiste à agir dans le sens des devoirs de
sa caste sans s'occuper du résultat des œuvres. Cette soumission
l'inde ancienne et MODERNE. 50]
aveugle aux décrets providentiels suffira- t-elle pour calmer l'ambition
des guerriers, comme semblent l'espérer les maîtres de la doctrine?
En combattant l'activité humaine par l'inertie, en prêchant aux
hommes la fatalité, est-on assuré de faire naître les sentimens de
conciliation et de bon vouloir réciproque d'où sortiront la concorde
et l'union des cœurs? Il est permis d'en douter; toutefois on peut
admettre que le spectacle des grandes calamités produites par la
jalousie des deux branches de la famille des kourous encouragea
encore la caste des deux-fois-nés à discréditer l'ardeur guerrière,
les instincts belliqueux, la turbulence inquiète des kchattryas, et à
proclamer la petitesse de l'homme en face de Dieu.
Le Mahâbhârata, qui est la plus considérable des épopées, aboutit
donc à une philosophie et à un système religieux. Il en est toujours
ainsi des ouvrages écrits dans l'Inde, parce que les guerriers lais-
saient aux brahmanes le soin de retracer leurs actions. Dans ce long
récit, on cherche vainement le tableau complet d'une société; on ne
voit que deux castes agissant individuellement et chacune selon ses
instincts. Le peuple de l'Inde disparaît dans le tourbillon des com-
bats; il n'est nulle part, si ce n'est dans ces armées multiples qui
s'entrechoquent çà et là. Que se fait-il dans les villes? Hors des
assemblées royales, où l'on disserte sur les devoirs des rois, que se
passe-t-il? Les poètes n'en disent rien; ils se taisent sur tout ce qui
ne se prête pas au développement de la pensée spéculative. Les cités
populeuses dont il est question ne présentent à l'esprit qu'un assem-
blage confus de minarets, d'arcs de triomphe, de portiques, de
hautes terrasses dont il est impossible de saisir la physionomie pré-
cise. La campagne, les champs, les terres cultivées qui fournissent
à l'homme sa nourriture ne sont ni décrits, ai même indiqués. 11
n'est fait aucune allusion aux travaux des laboureurs ni aux souf-
frances que cause la guerre à la classe des paysans. Les vaches
jouent un rôle assez important dans l'épisode de la razzia, elles
forment une partie de la richesse des brahmanes; pourtant les pâtres
ne sont jamais mis en scène. La caste des vuïçyas ou marchands est
tout aussi négligée; pas un mot n'échappe au poète qui rappelle
les caravanes de ces temps lointains traversant le pays dans toute
sa largeur et transportant de l'est à l'ouest les produits de l'Asie
orientale. Si par hasard il y est fait allusion, on ne dit ni où elles
vont, ni d'où elles viennent. C'est que les Aryens, à l'exemple des na-
tions qui s'établissent par la force en pays conquis, ne prenaient nul
souci de la population indigène attachée au sol par les liens du tra-
vail. Quoique l'élément indigène se mêlât peu à peu à la caste guer-
rière et même aussi à la caste sacerdotale, l'esprit de cette double
aristocratie demeurait le même : les guerriers s'acharnaient à faire
TOJIE IX. 3G
562 REVUE DES DEUX MONDES.
leur métier, même quand il n'y avait plus de barbares à soumettre;
ils s'attaquaient les uns les autres à tout propos et sans raison. Ayant
perdu tout respect pour le lien conjugal, ils prenaient des femmes
partout, dans les basses castes, jusque chez les nations réputées bar-
bares. De ces unions passagères naissaient des fds qui se haïssaient
les uns les autres et cherchaient à s'entredétruire. La couleur blan-
che des Aryens disparaissait peu à peu dans la caste des guerriers,
et l'esprit antique s'effaçait aussi avec les vertus des premiers âges.
La décadence était manifeste, et les brahmanes de la forêt, ceux
qui vivaient loin des palais des rois, qui restaient indifférons aux
intrigues de la politique, déclaraient hautement que le monde allait
entrer dans l'âge du vice.
Cet âge en effet ne tarda pas à faire son apparition sur la terre.
I n siècle après la mort des Pàndavas, il se montra sous la forme
d'un çoûdra au teint noir frappant une vache. La force brutale l'em-
portait sur la pensée, la civilisation ne faisait plus de progrès, la
grande famille aryenne se fractionnait en une multitude de petits
états gouvernés par des rois violens et ambitieux; le niveau de la
moralité, — telle que la comprenait le brahmanisme, — allait en
baissant toujours. Cette ère fatale, c'étaient les querelles des Kourous
et des Pândav as qui L'av aient inaugurée. Voilà pourquoi la caste sa-
cerdotale, qui a chanté cette grande guerre sous le nom de Vyâsa (1),
s'est appliquée à flétrir les passions ardentes qui minent la paix du
monde et jettent les sociétés hors de leur voie. Tout ce qui troublait
sa quiétude lui était odieux, et son égoïsme se trouvait d'accord sili-
ce point avec les véritables intérêts de la nation indienne. Aussi sou
jugement a-t-il été sévère. De tous les héros, un seul a mérité l'apo-
théose, Youdhichthira, et s'il est monté au ciel avec son corps, dans
le char d'Indra, ce n'est point parce qu'il a montré plus de bravoure
que ses frères, mais parce qu'il a été roi juste, attaché à ses devoirs,
compatissant envers les êtres qui lui témoignaient de l'affection. Sans
nul doute, la vérité historique a souffert de cette manière de raconter
les événemens; mais la poésie y a gagné, et la dignité humaine n'y
a rien perdu. On aime à entendre, à travers ce récit des grandes
calamités, la voix des sages, qui domine le bruit des armes et pro-
clame avec obstination que la gloire et la puissance doivent céder
le pas à la vertu et à la justice.
Th. Pavie.
(11 11 est impossible d'attribuer à un seul Innime la composition de ce grand poème,
tout rempli d'interpolations.
L'HISTOIRE ROMAINE
A ROME
VIII.
COMMENCEMENT DE Là DÉCADENCE. — DE COMMODE A ALEXANDRE SÉVÈRE,
La décadence aussi ancienne que l'empire. — Pertinax vulgaire couinie ses traits. — Didius Julianu»,
l'empire à l'encan.— Les compétiteurs de Septime- Sévère; bustes rares, insignifians connue
eux. — Scptime-Sévère type africain, perfidie, cruauté, énergie impuissante. — Septizonium. —
Arc de Septime-Sévère, soudaineté de la décadence dans l'art. — Caiacalla et Cela, ressemblance
des deux frères. — Le nom de Géta effacé par son meurtrier. — Thermes de Cararalla, ce
qu'étaient les thermes. — Plan et magnificence de Home sous Carjcalla. — Portraits et règne de
Hacrin. — Les quatre Julie, leur beauté et leurs intrigues.— Hehogabale stupide et vicieux,
son portrail. — Les jardins de Varins, mort d'IIéliogabale. — Des religions orientales à Home
d'après les monumens.
A dire vrai, la décadence de Rome a commencé avec l'empire. La
décadence de l'énergie civique et bientôt de la vertu militaire, on en
a vu les preuves (1); mais, quand une société se dissout au dedans,
elle conserve encore assez longtemps un air de grandeur et un sem-
blant d'éclat, trompant ainsi ceux qui ne regardent que la surface.
Un mal mortel n'empêche pas toujours le visage d'être coloré et
l'œil d'être brillant, il arrive même que les couleurs sont plus vives
et que le regard semble s'animer; la mort qui s'approche revêt, en
les exagérant, les apparences de la vie. Cependant le mal interne,
pour être dissimulé, n'est pas guéri; le cœur, atteint par une alté-
ration organique, finit par s'atrophier; une fièvre de langueur use
les forces vitales, et l'agonie parait au front.
Il en fut ainsi de la Rome impériale. Des signes de décadence
s'étaient déjà manifestés sous Auguste. La facilité avec laquelle les
(1) Voyez les livraisons du 15 octobre, 1" novembre, 15 décembre 1856, 15 janvier,
15 février, 15 mars et 15 avril 1857.
Ô(i/l REVUE DES DEUX MONDES.
Romains se laissèrent ravir tous leurs droits était l'indice certain
d'un abaissement moral bien profond. Plus tard, le relâchement de
l'esprit militaire alla toujours croissant, l'abdication de la dignité de
citoyen et d'homme fut toujours plus complète. Au dehors, l'em-
pire semblait encore puissant et assuré; mais il était la proie de cette
maladie dont meurent les vieillards qui n'en ont point d'autres,
l'impossibilité de vivre.
Le progrès de la décadence, arrêté par quelques bons et grands
empereurs, reprit son cours après eu\ sous Commode. Dès ce mo-
ment, le malade ne se relèvera plus que par intervalles, retombant
toujours sur son lit de mort, plus faible et plus épuisé, jusqu'au jour
où il s'éteindra toul à lait, dette décadence presque continue date
du règne de Commode. Cependant on doit reconnaître que Septime-
Sévère cul encore des qualités énergiques, .le m'arrêterai sur cet
empereur, digne do quelque estime; mais avant je dois mentionner
en passant les faildes concurrens qui disparurent devant lui, et
d'abord leur prédécesseur Pertinax, puisque j'ai sous les yeux les
bustes de ces hommes, et qu'à défaut d'autres nionumens, les lieux
qui virent leur élévation rapide ou leur mort non moins prompte me
les rappellent.
L'extraction i\r Pertinax était obscure. Son père, affranchi et mar-
chand de bois, louait aussi des boutiques; lui-même, tour à tour of-
ficier et chargé de l'administration des vivres, pendant son exil sous
Domitien, lit le commerce par l'entremise de ses esclaves; il le fit
encore étant empereur. Pertinax avait étudié quelque peu et même
enseigné la grammaire; mais ayant fait, ce semble, à ce métier peu
de profit, il quitta l'enseignement pour l'armée, et s'y distingua.
Malgré ses goûts mercantiles, il y avait en lui du soldat. Le premier
mot d'ordre qu'il donna fut : mililemus, combattons. Ce mot d'ordre,
remarque son historien, déplut aux prétoriens. Quel signe! Il avait,
comme Galba, du goût pour la discipline, et lui ressemblait par son
avarice; mais il valait mieux que Galba (1). Son élection fut fortuite
et furtive. Les principaux auteurs du meurtre de Commode, meurtre
auquel il avait pris part, lui donnèrent l'idée de se faire nommer em-
pereur, et le conduisirent au camp des prétoriens. Il leur promit une
gratification : c'était tout ce qu'ils demandaient. Ceux qui se trou-
vaient là le proclamèrent. Descendant le Quirinal, il 3e rendit de
nuit à la curie pour faire ratifier son élection par le sénat : les em-
pereurs créés par l'armée avaient coutume d'observer cette forma-
lité; mais la curie était fermée, et le portier absent. Pertinax tra-
it) Dion Cassius est très favorable à Pertinax, mais il avait ses raisons : lui-même
nous apprend que l'empereur qu'il loue outre mesure , et dont il tait les cruautés,
l'avait comblé d'honneurs, et qu'il lui devait la préture.
l'histoire ROMAINE A ROME. 565
verse le Forum désert, et va s'asseoir dans le temple de la Concorde,
attendant le matin et l'empire. Les magistrats et les consuls se ren-
dent à la curie, dont la clé s'était retrouvée, et aussitôt qu'il y pa-
raît, Pertinax est déclaré empereur nuitamment.
Pertinax, qui ne régna pas tout à fait trois mois, n'a pas élevé de
monumens, et n'a laissé de lui à Rome que ses bustes. Quoi qu'en
dise Capitolin, il n'a rien d'un vieillard vénérable; sa tête est carrée,
sa bouche assez fine; sa physionomie commune est bien celle d'un
homme d'affaires entendu et d'un soudard déterminé. Il périt dans
le palais, tué par les soldats après avoir été élu par eux; trois cents
prétoriens vinrent du camp en bon ordre pour égorger l'empereur.
Pertinax leur adressa une longue et vigoureuse allocution; ils sem-
blaient s'apaiser, quand un Germain, un Tongre qui peut-être n'en-
tendait pas bien le latin, ranima leur colère et leurs craintes, et
planta sa pique dans la poitrine de Pertinax. Les soldats lui coupè-
rent la tète, et, après l'avoir promenée par la ville, la portèrent au
camp. Cette tète, ramassée là où on l'avait jetée, fut réunie à son
corps, qui gisait sur le Palatin; l'une et l'autre furent placés dans
une sépulture de famille par le successeur de Pertinax.
Les soldats qui avaient tué Pertinax, n'ayant pas un autre empe-
reur sous la main, en prirent un de rencontre. 11 s'appelait Didius
Julianus. C'était un homme riche, de mauvaises mœurs, juriscon-
sulte habile, qui avait fait la guerre et avait été gouverneur en Ger-
manie. Le marché s'était ouvert au camp des prétoriens. Didius Ju-
lianus s'y rendit, pour acheter l'empire qui s'y vendait. L'n autre
acquéreur, nommé Sulpicianus, y était déjà et faisait des proposi-
tions. Didius Julianus enchérit. Sulpicianus avait promis aux sol-
dats 25,000 sesterces (4,449 francs 50 centimes) par tète. Les sol-
dats dirent à Julianus : « Voilà ce qu'il offre; toi, qu'oiïres-tu? »
11 proposa 30,000 sesterces pour chaque soldat (5,337 francs). Les
prétoriens lui donnèrent la préférence. Pour faire cette offre, il était
monté sur le rempart du camp; il en descendit empereur par la
grâce de son coffre-fort.
Selon Hérodien, la femme de Julianus l'avait poussé à faire l'ac-
quisition de l'empire. Le prétendu buste de Manlia Scantilla, qui est
au Capitole à côté du buste de Julianus, est un portrait de Julie
Vlammée. Le buste du Braccio Nuovo, au Vatican, est celui d'une
jeune femme remarquable par sa beauté; mais je ne lis dans ses
traits ni l'ambition, ni l'audace. Cette jolie et douce figure s'accorde
mieux avec le récit de Spartien, qui nous montre Manlia Scantilla
épouvantée de l'entreprise de son mari et traversant toute trem-
blante le Forum, pour se rendre au palais où elle entrait malgré
elle. Un autre buste du Vatican donne à la femme de Didius .lulia-
560 REVUE DES DEUX MONDES.
nus un air plus altier et plus résolu : elle regarde en haut. Le nou-
veau propriétaire prit possession du palais impérial aussi ignoble-
ment qu'il avait acquis l'empire. Avec un empressement de parvenu,
il se fit servir le repas préparé pour Pertinax, dont le cadavre déca-
pité n'avait pas encore été enlevé, trouva le souper mauvais, en
demanda un meilleur, puis, après avoir mangé gloutonnement, joua
aux dés et fit danser le pantomime Pylade.
L'opération commerciale de Didius Iulianus, qui semblait bonne,
ne l'était point. L'acheteur parait avoir éprouvé des difficultés pour
ses paiemens, ce qui donna de l'humeur à ses créanciers. Quand
Didianus Julius était venu sur le mur du camp offrir aux prétoriens
un bon prix de leur marchandise, ils l'axaient proclamé empereur;
mais quand il voulut les l'aire rentrer dans ce même camp et leur en
faire fortifier les tours, ils se révoltèrent : car, et ceci montre encore
ce qu'était devenue la \aleur romaine par l'énervement de l'empire,
« les soldats, dit Spartien, se li\ raient très à contre-cœur aux exer-
cices militaires, et chacun d'eux, dans les travaux qui lui étaient
prescriK se faisait remplacer en payant. »
Quand Didius Julianus eul acquitté de sa dette tout ce qu'il pou-
vait solder, les prétoriens, n'axant plus rien à en tirer, l'égorgèrent.
Deux concurrens, outre Septime-Sévère, s'étaient mis sur les rangs
pour le remplacer. Par un hasard singulier, l'un s'appelait le noir,
Percennius Niger, et l'autre le blanc, Clodius Mimais. Noir ou blanc,
pile ou face, c'était le jeu des armées romaines. Chacune avait son
prétendant, et jetait son de pour voir lequel tomberait le premier.
Le coup lut nul pour les deu\ années; une troisième, qui portait
Sévère, gagna la partie.
Après avoir considéré les portraits rares, souvent peu certains et
sans caractère nettement tranché, des rivaux insignifians de Sep-
time-Sévère, on s'arrête avec plus d'intérêt devant ceux de cet em-
pereur. Ils sont authentiques, nombreux, et comme lui bien carac-
térisés. Sévère était Africain et garda toujours l'accent de son pays.
11 y a en effet de l'Africain dans ses traits : son nez est assez ouvert
et un peu écrasé, sa chevelure est formée de petites boucles qui
semblent disposées de manière à déguiser des cheveux crépus. Après
des empereurs espagnols et gaulois, Rome avait un empereur quar-
teron. Septime-Sévère se montra ce que sont souvent les hommes
de sang mêlé, intelligent et perfide, courageux et cruel.
Il était perfide, car il adressa à Clodius Albinus une lettre tout
affectueuse, dans laquelle il lui offrait de partager l'empire, mais
ceux qui étaient chargés de cette bienveillante missive avaient ordre
de poignarder Albinus; il était cruel, naturâ sœvus, dit Eutrope,
car il fit mettre à mort beaucoup d'hommes sous des prétextes fort
l'histoire romaine a romk. 567
variés, les uns parce qu'ils avaient plaisanté, les autres parce qu'ils
n'avaient rien dit, punissant la parole et le silence. Il s'enrichit par
des proscriptions, moyen qu'avaient employé les destructeurs de la
république, et auquel les successeurs de la république ne renon-
çaient pas. Par son ordre, on tua la femme et les enfans de chacun de
ses deux compétiteurs. Il fit jeter devant sa tente et tailler en quar-
tiers le corps de Glodius Albinus. Montant le cheval du vaincu, il
força l'animal épouvanté à fouler le cadavre de son maître. Enfin
il fit périr sans jugement un grand nombre de personnages consi-
dérables, — Spartien en cite quarante-trois, — et sans doute un
nombre bien plus grand encore de citoyens obscurs. Selon cet au-
teur, la jeunesse de Septime-Sévère avait été pleine de crimes et
de débordemens. Cependant Sévère fut regretté et mérita de l'être,
par comparaison avec ses successeurs Caracalla et Héliogabale, et
parce qu'au moins il défendit l'empire. Rien ne montre mieux à
quel abaissement Rome était descendue que la justice de ces regrets.
La figure de Sévère exprime la fermeté. En effet, il sut faire res-
pecter la discipline. Il étouffa une grave sédition qui avait éclaté
presque aux portes de Rome, près des Saxa rubra, au bord du Tibre,
là où le christianisme et Constantin devaient triompher du paganisme
et de Maxence. Cependant Sévère lui-même ne put empêcher les sol-
dats de demander au sénat 10,000 sesterces, et il ne sut ce jour-là
désarmer la sédition qu'en la paj ant. 11 est vrai que les soldats invo-
quaient le souvenir d'Octave, qui en avait donné autant à ceux qui
l'avaient amené à Rome. On voit que les plus mauvaises traditions du
régime impérial remontaient au fondateur de l'empire des césars.
Le camp des prétoriens, ce lieu où naguère on débattait les con-
ditions de l'achat du pouvoir souverain, vit un spectacle auquel il
n'était pas accoutumé : les gardes prétoriennes, qui étaient les ja-
nissaires de l'empire romain, remplacées par d'autres troupes. Le
Forum vit passer l'empereur allant du Capitole au Palatin, et faisant
porter devant lui, renversés, les étendards qu'il avait enlevés aux
prétoriens. On put s'applaudir alors qu'une tyrannie fût détruite par
un tyran; mais cette joie ne devait pas durer. Sévère lui-même fut
obligé de rétablir les prétoriens et d'en quadrupler le nombre : de
douze mille ils furent portés à cinquante mille.
Cet homme ferme et dur ne pouvait rien contre la corruption
qui avait atteint l'armée. Une lettre de Sévère au gouverneur de
la Gaule contient une satire amère de cette corruption. « Tes sol-
dats vagabondent, tes tribuns se baignent au milieu du jour (1).
Ils ont pour salles à manger les cabarets, pour chambres à coucher
(1) C'était uu grind signe de mollesse de se baigner avant le soir.
568 REVUE DES DEUX MONDES.
les hôtelleries. Ils dansent, ils boivent, ils chantent; leurs repas sont
sans terme, et leur intempérance sans mesure. Ces choses se feraient-
elles, si nous avions un reste de la discipline de nos pères? » Ce
n'est pas moi qui le dis, c'est un empereur guerrier. On croit par-
lois que le despotisme est favorable à l'esprit militaire; la défaillance
de cet esprit sous l'empire prouve qu'il n'en a pas toujours été ainsi.
Sévère, né en Afrique, alla mourir en Angleterre. Son dernier
mot d'ordre : travaillons! a eu l'honneur d'être cité par M. le duc
de Broglie dans un mémorable discours académique. A côté de l'é-
nergie qu'atteste ce mot, une autre parole de Sévère respire un dé-
couragement profond. « J'ai tout été, et à quoi bon? » Omnia fui et
niliil expcdit. Cette appréciation ironique des choses humaines est
remarquable chez un ancien. On croit entendre parler Hamlet, ou
Macbeth dire après une vie d'ambition et de remords :
Life is a poor player....
« La vie est comme un pauvre acteur. »
Rome, qui allait à sa ruine après tant de brillantes fortunes, pou-
vait dire comme Sévère : « J'ai tout été, et à quoi bon? » L'amer-
tume de sa décadence est dans ce mot-là.
Septime-Sévère, un des conservateurs et des réparateurs passa-
gers de cet édifice prêt à tomber en ruine qui s'appelait l'empire,
montra le même instinct de conservation et de réparation dans le
soin qu'il prit d'entretenir les édifices et de rebâtir les ruines. Selon
Spartien, Sévère n'avait pas coutume d'inscrire son nom sur les mo-
numens qu'il relevait; Dion dit précisément le contraire. Le Panthéon
donne raison à Dion, car une inscription placée au-dessous de celle
d' Vgrippa nous apprend que Septime-Sévère et son lils Caracalla ont
restauré ce monument et l'ont orné. On le reconnaît aussi à l'infé-
riorité de plusieurs détails et au goût médiocre de certains orne-
mens. Cette inscription nous apprend aussi (pie le Panthéon était déjà
dégradé par le temps, vetustale corruptum; ces mots auraient pu s'ap-
pliquer à l'empire. Sévère restaura même un temple qui remontait
à l'époque de la république, celui de la Fortune Muliebre, élevé en
mémoire du triomphe qu'avait remporté l'ascendant d'une mère et
d'une épouse sur l'orgueil irrité de Coriolan, et, parmi les monuinens
qui dataient des premiers temps de l'empire, le portique d'Octavie.
A ces restaurations Sévère joignit des constructions nouvelles. 11 bâ-
tit des thermes qui étaient placés non loin de la porte Capène, et par
conséquent voisins du lieu où devaient s'élever les thermes de Ca-
racalla, dont ils furent peut-être l'origine et pour ainsi dire le germe.
11 donna son nom à une porte qui se trouvait sur la rive droite du
Tibre; cette porte, réparée dans les temps modernes et refaite en
l'histoire ROMAINE A ROME. 509
partie, s'appelle encore porta Seltimiana; il établit une voie, la via
Severiana, qui, partant d'Ostie, suivait le bord de la mer : produits
de l'activité d'un empereur dont la devise eût pu être ce mot d'ordre
déjà cité : Travaillons (laboremus).
Si je suivais l'histoire monumentale de Rome hors de Rome même,
j'aurais à mentionner ce mur ou rempart élevé par Septime-Sévère
à travers l'île de Bretagne pour protéger les établissemens romains
contre les populations insoumises du nord de l'Angleterre et de
l'Ecosse (1), grand ouvrage analogue à celui dont Adrien et Antonin
étaient les auteurs, et qui ne suffisait plus. Rome se retranchait déjà;
elle élevait contre ses ennemis des remparts aux extrémités de son
empire. Le jour approchait où elle serait obligée de reporter en ar-
rière ses moyens de défense et de se fortifier elle-même, en oppo-
sant aux Barbares, devenus menaçans pour le centre de l'empire, le
mur d'Aurélien.
11 ne reste rien d'un édifice à sept étages bâti par Septime-Sévère,
et qu'on appelait le Septizonium. 11 l'avait placé devant le palais im-
périal, vers l'angle méridional du Palatin, pour frapper les yeux de
ses compatriotes africains quand ils arrivaient à Rome. C'est peut-
être par la même raison qu'il avait construit ses thermes de ce
côté. Le sentiment que Spartien prête à Septime-Sévère est un
signe curieux de ce patriotisme de province, sentiment nouveau qui
venait se mettre à côté du vieux patriotisme romain, et devait l'ef-
facer. L'Africain se retrouve là comme dans les traits de Sévère,
comme dans son accent, comme dans son éloquence, qui était car-
thaginoise. Au sein de l'unité romaine, les nationalités commencent
à se dessiner; on pressent la diversité des temps modernes.
La disposition particulière qui donna au Septizonium son nom n'é-
tait pas nouvelle. Les régionnaires indiquent un autre Septizonium
sur le mont Esquilin, près des thermes de Titus et de la maison où
cet empereur naquit. Sévère paraît avoir affectionné ce genre de
construction, car c'est dans un troisième Septizonium érigé sur la
voie Appienne, et destiné par lui à sa propre sépulture, que fut porté
le corps de son fils Géta. Quant au Septizonium du Palatin, trois des
sept étages existaient encore au temps de Sixte-Quint, le grand bâ-
tisseur, mais qui, comme on l'a fait pendant tout le xvie siècle et
depuis jusqu'à nos jours, n'a bâti qu'en détruisant beaucoup.
Avant d'arriver à l'antiquité la plus considérable qui nous reste
de Septime-Sévère, à son arc de triomphe, je dois dire un mot d'un
(1) Je suis d"autant moins tenté d'empiéter sur un sujet placé en dehors de ces
études, que je le sais en bonnes mains, car il ne peut manquer d'être savamment traité
dans l'écrit que prépare M. Noël Desvergers sur la domination des Romains en An-
gleterre.
570 REVUE DES DEUX MONDES.
autre arc qui date de son règne. C'est un arc nain dont les sculp-
tures sont très médiocres, et que les changeurs et les marchands de
bestiaux qui fréquentaient le marché aux bœufs (forum boarium)
érigèrent en l'honneur de Sévère et de sa famille : pauvre petite pla-
titude pauvrement exécutée. Par un de ses caprices ironiques, le
temps, qui, avec le secours des hommes, a détruit tant d'admirables
monumens, a épargné celui-là; ce lourd et disgracieux colifichet
de la décadence est à deux pas de la voûte antique et indestructible
de l'égout des Tarquins.
Un arc plus considérable et voisin du premier porte le nom de
Janus quadrifrons parce qu'il a quatre ouvertures, et par là quatre
façades. C'est un de ces janus près desquels se tenaient les chan-
geurs et les banquiers, qui servaient d'abri aux marchands et de
bourse aux Romains. Ceux du grand Forum ont disparu, celui du
Marché aux bœufs subsiste. Il n'offre d'autre intérêt que de nous
fournir un spécimen du genre de construction auquel il appartient.
L'architecture en est pesante. Canina y voyait un des innombrables
janus dont Doinitien avait rempli la ville; mais on construisait mieux
sous Doinitien. Il est plus convenable de le rapporter au temps de
Septime-Sévère, qui avait aussi élevé plusieurs janus. Peut-être
est-ce par reconnaissance pour la munificence impériale, qui leur
aurait donné le plus grand des deux arcs, que les habitués du Mar-
ché aux bœufs ont élevé le petit.
Mais passons à l'arc triomphal de Septime-Sévère, l'un des restes
les mieux conservés de la Rome antique, l'un de ses plus imposans
débris.
Septime-Sévère, empereur vraiment guerrier, était digne d'un
arc de triomphe, et le sort a été juste en laissant debout cet hom-
mage auquel il avait droit. L'arc de Septime-Sévère est intact; il se
dresse au pied du Capitale, en face du Forum. En le plaçant dans
ce lieu, Sévère montrait ce jour-là son indifférence pour les souve-
nirs de Rome libre, car, dominée par l'arc impérial, l'ancienne tri-
bune aux harangues, devenue inutile, était comme écrasée sous sa
masse et perdue dans son ombre. L'arc de Septime-Sévère masquait
aussi le temple de la Concorde, dont l'origine remontait à Camille,
et que Sévère lui-même avait réparé. Dresser un arc de triomphe
devant l'un des plus beaux temples de Rome, c'était déjà de la bar-
barie. Quand on s'étonne de l' accumulation des monumens au pied
du Capitole, on oublie que cette accumulation fut successive. Sous
la république, il n'y avait là que deux temples, celui de la Concorde
et celui de Saturne; même quand Doinitien eut ajouté le temple de
son père Vespasien, l'encombrement n'existait pas encore. Septime-
Sévère vint planter gauchement son arc de triomphe devant le
L HISTOIRE ROMAINE A ROME.
571
temple de la Concorde, et par là, le premier, troubla le bel effet d'en-
semble que ce lieu présentait. C'est une faute de goût sans doute,
niais il ne faut pas nous en étonner, car la décadence arrive; l'arc de
Septime-Sévère semble bâti, à son premier avènement, pour la lais-
ser passer.
La décadence paraît surtout dans les sculptures. Si on les com-
pare avec celles du temps des Antonins, on sera frappé de leur pro-
digieuse infériorité. Il y a entre les unes et les autres la plus grande
des distances, la distance du beau au laid, et cependant les deux
époques se touchent. Ces chutes soudaines se rencontrent souvent
dans l'histoire de l'humanité. De même qu'à certaines heures privi-
légiées de la vie des peuples le beau semble naître par une éclosion
soudaine, de même aux heures fatales le beau meurt de mort su-
inte, comme le jour sous les tropiques commence et finit tout à
coup. Cette apparition et cette disparition ne se produisent, il est
vrai, que lorsqu'elles ont été suffisamment préparées, mais elles
sont parfois presque instantanées. Le lendemain, on ne parle plus
la langue de la veille. C'est ainsi qu'en voyage on est souvent étonné
de passer sans transition d'une race à une autre race, d'un idiome
à un autre idiome. Les difféientes périodes de la civilisation, des
lettres, des arts, ont aussi leurs frontières, parfois très brusquement
tranchées. Dn torrent, un sommet sépare des populations entière-
ment différentes; on passe le torrent, on franchit le sommet, et on ne
retrouve plus rien de ce qu'on a laissé de l'autre côté. Pareillement
tel pas fait dans l'histoire transporte de la région de la beauté ou
de la puissance dans celle de la laideur ou de la ruine.
L'architecture de l'arc triomphal de Septime-Sévère est fort supé-
rieure à la sculpture. J'avais déjà eu l'occasion de faire remarquer
que le premier de ces deux arts résiste mieux que le second à la
décadence; j'ai eu le plaisir de retrouver cette observation dans une
lettre de Raphaël.
Les proportions de l'arc de Septime-Sévère sont encore belles.
L'aspect en est imposant; il est solide sans être lourd. La grande in-
scription où se lisent les épithètes victorieuses qui rappellent les
succès militaires de l'empereur, Parthique, Dacique, Adiabénique,
se déploie sur une vaste surface et donne à l'entablement un air de
majesté qu'admirent les artistes. Cette inscription est doublement
historique : elle rappelle les campagnes de Sévère et la tragédie do-
mestique qui après lui ensanglanta sa famille, le meurtre d'un de
ses fils immolé par l'autre, et l'acharnement de celui-ci à poursuivre
la mémoire du frère qu'il avait l'ait assassiner. Le nom de Géta a été
visiblement effacé par Caracalla. La même chose se remarque dans
une inscription sur bronze qu'on voit au Capitole et sur le petit arc
572 REVUE DES DEUX MONDES.
du Marché aux bœufs dont j'ai parlé, où l'image de Géta a été effa-
cée comme son nom. Caracalla ne permit pas même à ce nom pros-
crit de se cacher parmi les hiéroglyphes. En Egypte, ceux qui com-
posaient le nom de Géta ont été grattés sur les monumens.
Les bas-reliefs de l'arc de Septime-Sévère retracent ses victoires
en Orient. On y voit son entrée à Babylone et la tour du temple de
Bélus. Les armes romaines étaient encore conquérantes, mais ne de-
vaient pas l'être longtemps. Du reste, l'empereur seul et l'armée pou-
vaient s'enorgueillir de ces victoires, non le peuple romain, qui.
lui, était conquis par la servitude. Une nation ne saurait être trèsfière
de ce qu'un despote accomplit de grand en son nom : c'est l'œuvre
du maître, ce n'est pas la sienne. Comme sa volonté ne compte point,
elle ne saurait revendiquer sa part de gloire dans des guerres en-
treprises el conduites sans la consulter. Si les Romains éprouvaient
de l'orgueil en présence de ces tableaux de la gloire de Sévère, cet
orgueil était risible, ainsi que léserait l'orgueil d'un esclave qu'on
promènerait dans un char triomphal.
Je passe à Caracalla, que l'arc de triomphe paternel a introduit
dans cette histoire comme empereur fratricide, et que le moment de
peindre est arrivé.
Septime-Sévère laissa deux lils : Géta et Bassianus, surnommé
Caracalla, du nom d'un vêtement long qu'il aimait à porter et à
donner au peuple. Galigula avait tué son cousin le jeune Tibère, Ca-
racalla tua son frère Géta. Ce sont les mœurs fratricides du sérail. Le
despotisme oriental, en s'établissant à Rome, y amenait les crimes
de l'Orient.
A en croire Spartien, Caracalla n'aurait pas eu ces instincts pré-
coces de férocité que trahit Commode enfant. Son enfance fut douce
et aimable. 11 pleurait quand il voyait les condamnés livrés aux bêtes
dans l'amphithéâtre: mais la mauvaise ligure qu'a déjà Caracalla
dans les bustes où on le représente encore adolescent me porte à
penser que cette douceur était feinte et cette sensibilité hypocrite.
On dit bien aussi qu'après avoir fait périr son frère, toutes les fois
qu'il voyait l'image ou entendait le nom de ce frère, il versait des
larmes. Qui pourrait croire à la sincérité des larmes de Caracalla?
Caracalla ressemblait aux petits tigres qui jouent avec grâce jus-
qu'au jour où l'âge a développé leur appétit naturel du sang. Si
Caracalla obéit une fois à un bon sentiment, ce fut quand il éleva un
portique où étaient représentés les exploits guerriers de son père.
Spartien a dit : Nikil inler fratres simile, les deux frères n'avaient
rien de semblable. Au physique du moins ils se ressemblaient. Pour
juger de cette ressemblance, il ne faut pas comparer aux rares
images de Géta les bustes dans lesquels Caracalla est représenté.
l'histoire ROMAINE A ROME. 57*
comme c'est l'ordinaire, le col tordu et l'air furieux, caricature que
les artistes n'auraient pas osé se permettre, mais que dans sa démence
Garacalla leur imposait. Il voulait que ses bustes eussent la tète pen-
chée, comme il affectait de la porter pour ressembler à Alexandre
et qu'on lui donnât un air terrible. Malgré tout le bien que Spartien
dit de Géta, j'incline à croire avec Dion Gassius qu'au moral il res-
semblait aussi à son frère. G'est parfois une bonne fortune d'être tué
à propos. L'horreur que fait éprouver le meurtre inspire souvent à
l'historien un intérêt excessif pour la victime. Géta n'a point dans
ses bustes ce visage de fou furieux qu'affectait Garacalla, mais il
n'a pas l'air bon. Ce qui est certain, c'est que les deux fils de Sévère
avaient l'un pour l'autre une haine violente. Ils ne pouvaient se sup-
porter ni même se voir, et ils s'étaient partagé les bàtimens impé-
riaux du Palatin, assez vastes pour qu'ils pussent y vivre sans se
rencontrer. Ils avaient supprimé toute communication entre leurs
demeures. Pendant ce temps, on frappait des médailles où se voyait
la double effigie impériale et se lisaient ces mots : Concordiœ perpé-
tuée, concordiœ œternœ. Malgré cette assurance de concorde perpé-
tuelle, éternelle, l'un des frères devait à la lin être tué par l'autre.
Géta n'ayant point tué Garacalla, Garacalla tua Géta.
Géta fut égorgé dans les bras de sa mère Julie, où, blessé, il s'é-
tait réfugié. Garacalla s'j était pris adroitement pour se débarrasser
de son associé. Il était allé au camp des prétoriens, près d'Albe, — là
où est aujourd'hui la charmante petite ville d'Albano, qui occupe
l'emplacement de ce camp et du palais de Domitien, et dont la po-
sition riante contraste si fort avec de tels souvenirs, — affirmant que
son frère avait conspiré contre lui et manqué de respect à Julie, leur
mère, puis il l'avait fait frapper dans le palais. Ensuite il ordonna
qu'on mît à mort plusieurs de ceux qui avaient servi d'instrument
à son crime et qu'on rendit des honneurs à la statue de Géta. G'est
le meurtre avec la perfidie et l'hypocrisie de plus.
Garacalla ne commença donc point par effacer sur les monumens le
nom et les images de son frère; mais il semble que bientôt les furies
vengeresses le saisirent et que le nom de Géta le troubla. Les auteurs
n'osaient plus donner à leurs personnages ce nom, qui est souvent
celui d'un esclave dans les comédies romaines. C'est probablement
alors qu'il voulut aussi imposer silence aux monumens, et qu'il fit
mourir tous ceux qui furent soupçonnés de regretter Géta, au nom-
bre, assure Dion Cassius, de vingt mille. Pour moi, dans cette rage
qui poussait le meurtrier à supprimer tout souvenir de sa victime,
je vois moins encore l'acharnement de la haine que le besoin de fuir
l'obsession du remords. Cependant cette suppression impuissante a
laissé un vestige qu'on peut reconnaître encore aujourd'hui là où
574 REVUE DES DEUX MONDES.
elle s'est accomplie. Caracalla n'a pas si bien fait gratter la pierre
des arcs de triomphe que l'on ne retrouve la trace des inscriptions
qu'il voulait anéantir. C'est la tache de sang sur la main que lady
Macbeth frotte en vain, la tache que tous les flots de l'Océan ne lave-
raient pas. En cherchant à faire disparaître ces inscriptions, il n'a
pu abolir l'histoire; au contraire il l'a rendue par ses efforts mêmes
j)lus présente au souvenir des hommes. Parfois effacer, c'est écrire.
Nous sommes accoutumés à voir les plus mauvais parmi les em-
pereurs se signaler par le zèle qu'ils mirent à embellir Rome. Cara-
calla continua les réparations que Sévère avait commencées. Ses
préférences devaient être pour le cirque; il agrandit les portes du
Circus Maximus. On lui a attribué un cirque encore existant hors de
Rome, non loin du tombeau de Cecilia Metella; mais la maçonnerie en
est trop grossière pour remonter au temps de Caracalla, et l'opinion
qui en place la fondation sous Klaxence est beaucoup plus vraisem-
blable. Il éleva partout des temples somptueux à la déesse Isis; enfin
il construisit des thermes, auxquels conduisait une rue assez large
pour être appelée par Spartien une des plus belles places de Rome.
Caracalla, qui pour l'histoire n'est autre chose qu'un fou sangui-
naire, a laissé les débris immenses d'un gigantesque monument,
bien connu sous le nom de Thermes de Caracalla. 11 s'appelait
Thermes Antoniniens; la rue champêtre qui \ conduit aujourd'hui,
moins large que celle dont parle Spartien, porte encore le nom de
Via ail' Antoniana, et rappelle le nom d'Antonio, que, par une va-
nité qui ressemble à une dérision, osa porter Caracalla, — que son
père lui avait donné, parce que rien ne pouvait arracher ce nom du
cœur des Romains, et que plusieurs empereurs prirent sans en être
dignes, entre autres Héliogabale. Les thermes de Caracalla sont le
plus majestueux reste de l'architecture romaine après le Colisée, et
peut-être, pour l'effet pittoresque, l' emportent-ils sur l'amphithéâtre
des Flaviens. Quand on pénètre dans ces thermes, on croit voir
d'abord un chaos de ruines, du sein desquelles des masses confuses
s'élèvent comme des tours démantelées, ou des rochers entassés en
désordre par un éboulement de montagnes; mais bientôt on voit faci-
lement l'ensemble de ce vaste édifice, et alors rien n'est plus simple
et plus régulier.
Si du Palatin ou du Cœlius on embrasse cet ensemble, on s'aper-
çoit que la partie principale des thermes forme un quarré long des-
siné par de hautes murailles. Cette enceinte colossale est d'une par-
faite régularité. Pour se former une idée complète des thermes de
Caracalla, il faut joindre à ce grand quadrilatère la palestre destinée
aux jeux athlétiques et terminée au sud par des gradins formant une
anse de panier très évasée, un grand portique qui enveloppait les
L HISTOIRE ROMAINE A ROME. 0/f»
thermes de trois côtés, et dans les vignes voisines encore quelques
dépendances. L'imagination est d'abord étourdie de tant de gran-
deur. Si l'on entre maintenant dans l'enceinte de murailles qui sub-
siste presque tout entière, on remarque bientôt l'ordonnance et la
symétrie des salles qu'elle renfermait. Aux deux extrémités, deux
cours entourées de portiques; dans l'espace qui les sépare, une salle
immense, qui était la grande piscine pour les bains froids; du côté
de la palestre, une salle ronde; entre ces deux salles, le calidariutn
pour les bains chauds : telles sont les parties principales de ces
thermes, qui comprenaient en outre plusieurs salles plus petites,
des chambres de bain, divers lieux de promenade et de récréation.
Le tout couvrait un espace dont la circonférence a près d'un mille.
L'étendue de ces thermes fait comprendre l'expression hyperbolique
d'Ammien Marcellin : des bains qui semblent des provinces. Spartien
les appelle très magnifiques.
Tout ce qu'on sait de ces thermes et tout ce qu'on en voit en-
core atteste en effet leur extrême magnificence. La couverture d'une
des salles, la cella solearis, était formée par des barres de bronze
et de cuivre d'une telle étendue que les plus doctes mécaniciens ne
pouvaient concevoir comment il avait été possible de la construire
ainsi. Les ornemens de l'intérieur ont été enlevés, mais on peut en-
core en admirer plusieurs dans les divers endroits où on les a dis-
persés. Deux énormes vasques de granit placées devant le palais Far-
nèse, et qui servent aujourd'hui de fontaine, furent trouvées dans les
thermes de Caracalla, ainsi que diverses statues célèbres, l'Hercule
Farnèse, le groupe appelé Taureau Farnèse, la Flore et la Vénus du
musée de Naples. Les curieuses mosaïques représentant des portraits
de gladiateurs, qui ont été transportées au musée de Saint-Jean-
de-Latran, formaient le pavé de l'une des salles. Au xve siècle, les
thermes de Caracalla n'avaient pas été entièrement dépouillés, le
Pogge y admirait encore une multitude de colonnes et des marbres
de toute espèce. Maintenant les murailles sont nues, sauf quelques
fragmens de chapiteaux oubliés par la destruction; mais elles con-
servent ce que seules des mains de géant pourraient leur ôter, leur
masse écrasante, la grandeur de leurs aspects, la sublimité de leurs
ruines. On ne regrette rien quand on contemple ces énormes et pitto-
resques débris, baignés cà midi par une ardente lumière ou se rem-
plissant d'ombres à la tombée de la nuit, s' élançant à une immense
hauteur vers un ciel éblouissant, ou se dressant, mornes et mélan-
coliques, sous un ciel grisâtre, — ou bien, lorsque, montant sur la
plate-forme inégale, crevassée, couverte d'arbustes et tapissée de
gazon, on voit, comme du haut d'une colline, d'un côté se dérouler
la campagne romaine et le merveilleux horizon de montagnes qui
576 REVTE DES DEUX MONDES.
la termine, de l'autre apparaître, ainsi qu'une montagne de plus, le
dôme de Saint-Pierre, la seule des œuvres de l'homme qui ait quel-
que chose de la grandeur des œuvres de Dieu.
Redescendons dans l'intérieur des thermes de Caracalla, étudions-
en les diverses parties, et cherchons à nous faire une idée vraie de
ces thermes des Romains, sorte de monumens qui leur Eut propre,
et qui, en dépit du nom qu'ils portent, n'étaient pas seulement des
bains chauds.
Les thermes romains eurent pour type le gymnase et la palestre
des Grecs, c'est-à-dire les lieux où l'on se livrait aux exercices cor-
porels. Dion Cassius, qui écrit en grec, désigne les thermes par le
mot gymnasion. En Grèce, dans les gymnases, il \ axait un bassin
d'eau froide et (les bains d'eau chaude; tout cela était subordonne à
l'objet principal, la lutte, destinée à développer la force et la beauté.
Vprès ces exercices \iolens, on avait besoin de se reposer et de se
récréer par le bain et la promenade. Les jardins, les portiques se
trouvaient aussi dans les gymnases romains, c'est-à-dire dans les
thermes. Seulement le bain, qui en Grèce était l'accessoire, devint
à Rome le principal, et donna son nom à tout l'établissement; mais
la palestre ne fut pas oubliée, et figure dans les thermes de Diocté-
tien aussi bien que dans ceux de Caracalla. Les thermes renfermaient
aussi des objets d'art, comme nos musées. On y trouvait des salles de
conversation et de lecture, des bibliothèques, des emplacemens poul-
ies jeux de balle et de ballon, en un mot tout ce qui est nécessaire
à l'amusement d'un peuple civilisé. C'était, sur une vaste échelle,
ce que sont en petit nos cercles et nos clubs, où il y a de même des
salles de lecture et de conversation, où l'on joue, sinon à la balle et
au ballon, au whist et au billard. Les poètes y venaient lire leurs
vers, et Martial se plaint de ceux qui l'v poursuivaient. Les inven-
teurs d'un divertissement nouveau y apportaient leurs inventions.
Martial parle aussi d'un certain Lrsus Togatus, qui allait, dans les
différens thermes de Rome, montrant l'essai d'une balle de verre.
Les thermes se fermaient au coucher du soleil ; une cloche aver-
tissait que l'heure de la clôture était arrivée. Alexandre Sévère fut
le premier qui les éclaira toute la nuit.
La passion des Romains pour le plaisir du bain donna un grand
développement à cette destination partielle et, dans l'origine, se-
condaire des thermes. On eut, dans tous, des bains froids, des bains
chauds et des bains de vapeur. Les thermes prirent, sous les empe-
reurs, des proportions immenses : Caracalla établit dans les siens
seize cents sièges de marbre pour les baigneurs, et on voit encore
les restes d'un aqueduc dont le seul objet était de fournir à ceux-ci
l'eau dont ils avaient besoin.
l'histoire ROMAINE A ROME. 5~7
I. ne semblable création était un grand moyen de popularité. Cara-
calla inaugura ses thermes en s'y baignant avec la foule, qu'il y ad-
mettait. Cette familiarité indécente dut lui faire dans cette foule beau-
coup de partisans. Je ne doute pas que l'usage de la grande piscine
n'ait été gratuit. Bien que divers passages des auteurs fassent voir
que parfois à Rome on payait pour se baigner, ces passages sem-
blent en général se rapporter à des établissemens particuliers. Quel-
ques-uns montrent cependant que l'entrée dans les thermes n'é-
tait pas toujours gratuite. Au temps de Lucien, on payait dans les
bains publics un droit d'entrée, très faible il est vrai, deux oboles
(6 sous) : plus anciennement, nous voyons Agrippa léguer en mou-
rant des fonds à Auguste pour que les Romains pussent être admis
gratuitement dans les thermes qu'il avait fondés; mais il y a lieu de
croire que ceux de Caracalla étaient ouverts à tous sans rétribution.
L'expression de Spartien, populum admitlendo, me semble le prou-
ver. Ce plaisir dut être donné gratis, comme ceux du cirque et de
l'amphithéâtre, à ce peuple qu'il fallait amuser pour le tenir asseni.
Les thermes étaient, on l'a vu, des lieux de divertissement encore plus
que d'utilité publique, et il entra toujours dans la politique des mau-
vais empereurs romains d'acheter la faveur de la multitude par des
prodigalités démesurées. Marc-Aurèle bâtissait peu, il ne construi-
sait pas des thermes somptueux, mais il donnait de grands soins
aux voies de communication; il s'occupait de l'utile. Caracalla ne
lit rien en ce genre; on lui attribue seulement le pavage d'une rue
magnifique, mais c'est qu'elle conduisait à ses thermes; il n'éleva de
temple qu'aune déesse étrangère, Isis. Dans sa prédilection pour un tel
culte et pour les robes longues, qui lui firent donner le nom de Cara-
calla, on voit se manifester déjà ce goût pour les usages de l'Orient,
nui sera une passion chez Héliogabale. Né d'un père africain et
d'une mère syrienne, Caracalla n'avait pas dans les veines une goutte
de sang européen. Comment eût- il conservé quelque chose de ro-
main? Aussi prodigua-t-il le titre de citoyen, comme il prodiguait
tout. 11 ne se montra pas plus avare de ce titre, dont la vieille Rome
•était si jalouse, que ménager des trésors de l'état, dont elle était si
économe; mais cette prodigalité était, comme toujours, avide, et
pour y subvenir, Caracalla accorda ou plutôt vendit le droit de cité
à tous les habitans de l'empire. Grâce dérisoire! S'il déclarait tout le
monde citoyen quand personne ne l'était plus, c'était pour que uul
n'échappât à l'impôt du vingtième ou de 5 pour 100, et il le porta
bientôt à 10 pour 100. On a dit que le monde était heureux sous les
plus médians empereurs, que leurs caprices sanguinaires n'attei-
gnaient qu'un petit nombre de personnages considérables; mille faits
démontrent le contraire : celui-ci est décisif. L'impôt étendu à tous
TOME IX. 27
•r,7<S REVUE DES DEUX MONDES.
et doublé, était-ce une mesure qui frappait seulement quelques per-
sonnages considérables? N'était-ce pas le fait d'une tyrannie qui
voulait être sans exception, comme elle était sans limites?
Toujours la décadence clans l'art finit par suivre la décadence so-
ciale, mais elles ne marchent pas constamment du même pas; quel-
quefois la première retarde sur la seconde. Rome était bien abaissée
soaç Caracalla, mais l'architecture se soutenait à une grande hau-
teur. Cette époque de honte fut peut-être celle où Rome étala dans
ses momunens le plus de magnificence. Ceux qui dataient des siècles
précédens étaient encore intacts ou réparés; presque tout ce qui
devait leur être ajouté de plus remarquable existait déjà. Si l'on
voulait se faire une idée complète de la Rome monumentale des
empereurs, c'est, je crois, à l'époque de Caracalla qu'il faudrait se
transporter.
Un curieux débris qui parait provenir de cette époque aiderait,
s'il était plus considérable, l'imagination à reconstruire la Rome
d'alors : ce sont les fragmens d'un plan de la ville éternelle, où était
figurée la disposition relative de tous les monumens. Malheureuse-
ment ces fragmens. qui oui été trouvés près du Forum, sont peu
nombreux par rapport à l'ensemble que le plan tout entier devait
offrir. Tels qu'ils sont, ils ont servi à mieux déterminer la place et la
forme de plus d'un édifice. Quand on monte l'escalier du musée Ca-
pitolin, entre les deux murs que tapissent les lambeaux déchirés de
cette carte de marbre où l'ancienne Rome était représentée, et qu'on
imagine ce que cette carte devait être quand elle subsistait tout en-
tière, on croit voir dans leur intégrité les monumens que nous con-
naissons parleurs ruines, et l'on cherche à deviner l'aspect de ceux
dont il ne reste que le nom. Ce plan nous fait apparaître dans une
vision vague Rome avec ses temples, ses basiliques, ses théâtres,
ses thermes, ses maisons privées, ses rues, ses places. On se perd
dans l'effort de cette contemplation imparfaite, mais il en reste une
impression immense, bien que confuse, d'admiration et d'étonne-
ment; puis, quand on songe à ce qu'étaient dans cette ville admira-
ble le gouvernement et les citoyens, ce sentiment fait place au mépris
et au dégoût.
Rome nous a montré dans les inscriptions et les images effacées
sur les arcs de Sévère les traits du fratricide, et dans les thermes de
Caracalla l'œuvre du despote qui voulait amuser le peuple; elle ne
nous montrera pas le lieu où le meurtrier de Géta, où le despote san-
guinaire fut puni. Cette punition ne s'accomplit ni dans le palais
impérial, ni au Forum, théâtres ordinaires du châtiment des mau-
vais empereurs. C'est en Orient que le poignard devait atteindre
Caracalla. Sur la route d'Édesse, étant descendu un moment de
l'histoire ROMAINE A ROME. 579
cheval, il fut frappé par un meurtrier subalterne, agent obscur du
préfet du prétoire Macrin. La circonstance dans laquelle Caracalla
reçut le coup mortel donne à sa fin quelque chose de honteux et de
ridicule. Une telle mort couronne convenablement une abjecte et
absurde vie. Son cadavre fut porté la nuit dans le sépulcre de ces
Antonins dont il avait profané le nom, c'est-à-dire dans le mausolée
d'Adrien, qui était aussi le leur, et que la cendre de Commode avait
déjà déshonoré.
Macrin, qui avait fait tuer Caracalla, lui succéda. Meurtrier hypo-
crite, il feignit de le pleurer, l'appela divin, et jura qu'il avait été
étranger à sa mort. Ainsi, dit Capitolin, « il ajouta le parjure à son
crime, digne commencement d'un homme tel que lui. » Macrin était
de basse condition, il avait vécu honteusement par toute sorte de
moyens. Pour ne parler (pie des professions qu'on peut nommer en
français, tour à tour histrion, gladiateur, tabellion, avocat du lise,
attaché à la domesticité du palais sous Caracalla, la bassesse de ses
emplois était moindre que celle de son cœur. Ignoble, sordide, dé-
bouté, — ce sont les expressions de Capitolin, — tout cela se pei-
gnait sur sa figure impudente comme son caractère, animi aique oris
inverecundi. Son nez pointu, son front renflé et plissé au-dessus des
sourcils, lui donnent l'air de ce qu'il était réellement, un coquin vul-
gaire et rusé. Devenu empereur, il eut le désir de valoir mieux que
par le passé. Comme Galba, il montra des velléités d'énergie et la
prétention de rétablir la discipline, inais il était encore moins que
Galba digne de la réformer. Sa rigueur fut de la férocité. 11 mérita
qu'on appelât le palais impérial une boucherie. Macrin admettait
des littérateurs à sa table, mais c'était pour que leur conversation
mit une borne à son intempérance : singulier hommage aux lettres!
Son règne éphémère peut se résumer tout entier dans cette phrase
de son historien : « l'empire fut laissé quelque temps à cet homme,
qui avait tous les vices. »
Ce procureur fourbe et méchant, Macrin n'était pas autre chose,
fut accablé d'épigrammes, auxquelles il répondait par des vers de sa
façon. Macrin périt bientôt ridicule et détesté, avec son fils Diadu-
mène, dont la beauté est célébrée par les historiens. Le peuple, qui
a toujours besoin de s'attacher à quelqu'un, avait adopté Diadu-
mène. Ce nom faisait, dit-on, allusion à une circonstance de sa nais-
sance, celle qui a donné lieu à cette locution populaire : il est né
coiffé; mais l'oracle fut trompeur, car on le tua avec son père. Ses
portraits ne me paraissent pas justifier sa réputation de beauté ex-
traordinaire, surtout sa statue du Vatican ; il a l'air assez sombre,
et probablement il n'aurait pas valu beaucoup mieux que Macrin.
Lampride dit qu'il était luxurieux et cruel. Nous avons une lettre de
580 REVUE DES DEUX MONDES.
lui écrite à son père pour détourner celui-ci de la clémence, et un<
autre adressée à sa mère dans le même esprit. On y trouve ces pa-
roles à propos de quelques personnages compromis dans une con-
spiration dont les chefs avaient été punis : « Si tu veux être en sécu-
rité, il faut frapper ceux-ci. » Cette lettre, le témoignage de Lampride
et l'expression de la statue du Vatican m'empêchent de regretter
beaucoup le beau Diadumène.
Après l'apparition odieuse et burlesque de Macrin sur le trône du
monde viennent les règnes des deux cousins germains, l'exécrable
Héliogabale et l'intéressant Alexandre Sévère. L'un et l'autre du-
rent l'empire à des intrigues de femmes. Ici entrent en scène ces
princesses syriennes, qui portèrent toutes le nom de Julie, qu'on
reconnaît d'abord dans la série des impératrices à un certain air qui
leur est propre, et à leurs cheveux, qui ondulent gracieusement des
deux côtés de la tète, tels que les portent aujourd'hui les jeunes
femmes du Transtevère, coiffure élégante, surtout si on la compare
aux toupets monstrueux, à la mode sous les Flaviens et sous Trajan,
mais qui souvent est une véritable perruque. Les Julie étaient d'ori-
gine s\ rienne. Être Syriennes à cette époque, c'était être à demi
Grecques. Aussi l'inscription funéraire qu'une d'elles, la mère d'Hé-
liogabale, a fait tracer en l'honneur de son mari et de son père, est
bilingue, latine d'un côté, grecque de l'autre. La beauté des Julie
n'est plus la sévère beauté romaine; ce n'est pas non plus la pureté
grecque. Les trois premières Julie sont de charmantes étrangères
dont la grâce est presque moderne. Cela est surtout vrai de Julia
Domna, qui, en épousant Septime-Sévère, la première rapprocha du
trône son obscure famille. Elle a sur le front toutes les élégances de
l'Asie. C'était une femme d'Emèse, dont Sévère désira la main parce
qu'un oracle avait promis que son époux aurait l'empire. Ses por-
traits confirment ce que l'histoire dit de sa beauté. Elle est belle et
jolie: il y a dans la bouche de la finesse et de la décision. Sa phy-
sionomie intelligente ne trompe point; elle aimait le savoir : Dion
l'appelle Julie la philosophe. Malgré sa philosophie, Julia Domna fut
une épouse peu recomniandable, et montra une grande ingratitude
pour celui qui l'avait choisie, famosa adulteriis; elle prit même part
à une conspiration contre lui : c'était vraisemblablement celle qu'our-
dit Caracalla. Caracalla était né d'une première femme de Septime-
Sévère, si l'on en croit Spartien; mais selon Hérodien et Dion Cas-
sius, écrivain contemporain, il était fils de Julie; il osa l'épouser
après avoir fait mourir son autre fils Géta. Plus tard, humiliée de
voir un personnage comme Macrin succéder à Sévère et à Caracalla,
la fière parvenue se donna la mort.
Les quatre Julie, savoir : Julia Domna ou Pia, femme de Septime-
l'histoire ROMAINE A ROME. 581
Sévère, sa sœur Julia Mœsa, les deux filles de celle-ci, Julia Soae-
mis, mère d'Héliogabale, et Julia Maminea, mère d'Alexandre Sé-
vère, ont un air de famille. L'expression des traits de Julia Mœsa
est sérieuse : au musée du Capitule, son regard a une sorte de pro-
fondeur; au musée du Vatican, son visage respire une assurance har-
die. Elle était intrigante et audacieuse. Chassée de Rome par Macrin,
Julia Mœsa s'était retirée en Syrie, où elle possédait de grandes
richesses. Elle s'en servit pour acheter les légions, et fit proclamer
Héliogabale, qui était son petit-fils. On croit être déjà au temps des
Théodora et des Marozia, ces femmes belles, ambitieuses et corrom-
pues, qui dans la Rome du moyen âge faisaient de leurs amans ou
de leurs fils non des empereurs, mais des papes. Julia Mœsa répan-
dit le bruit que sa fille avait été aimée de Caracalla et qu'il était
le père d'Héliogabale, très digne certainement d'une telle origine.
Toutes deux se vantaient peut-être d'une honte à laquelle Julia Soae-
mis n'avait point de droit, mais les soldats crurent sur la parole de
la mère au déshonneur de la fille. Celle-ci avait mené la vie de cour-
tisane. Il n'est pas étonnant que de telles femmes oubliassent la pu-
deur dans leurs portraits, et que Julia Soaemis y fût représentée en
Vénus, comme on la voit au Vatican, à demi nue, sauf sa perruque;
Julia Pia s'était bien laissée voir dans un costume pareil à son fils
pour lui inspirer le désir de l'épouser.
Le successeur de Macrin fut encore au-dessous de Caracalla. Il
se nommait Yarius, et osa de même se faire appeler Antonin; la
postérité le connaît sous le nom du dieu syrien dont il avait été le
prêtre. Héliogabale, élevé dans le temple d'Émèse, fut un Asiatique
énervé qui donna aux vices romains les proportions et les difformités
de l'Orient. Cet empereur eut les passions d'une femme dépravée,
monstrueuses chez un homme. Lampride dit avoir supprimé dans
la biographie d'Héliogabale des détails trop honteux pour être rap-
portés, et il en raconte d'inimaginables; je pousserai la réserve en-
core plus loin que Lampride. Le portrait d'Héliogabale, qu'on a placé
dans la collection des empereurs au musée du Capitole, montre ce
que la dépravation peut faire de la beauté. Le jeune prêtre du soleil
était beau, et sa figure fut ce qui séduisit d'abord les soldats en sa
faveur. Voyez ce qu'est devenu Héliogabale après quelques années
d'une puissance sans bornes employée à violer toutes les lois de l'hu-
manité et de la nature; ce visage, dont les traits sont fins et délicats,
a pris une expression stupide que rend assez exactement le mot
vulgaire de crétinisme. Héliogabale a l'air idole et idiot. C'est bien
là celui dont l'histoire raconte tant de turpitudes ridicules. Il fallait
que l'on vît une fois à quels excès de dégradation peut arriver la
puissance absolue livrée à elle-même. Auguste l'avait fondée; elle
produisit Héliogabale.
Ô82 REVUE DES DEUX MONDES.
I 11 empereur qui dissipait les finances de l'état dans les plus folles
prodigalités ne pouvait réserver grand' chose pour élever des monu-
ment: il bâtit cependant sur le Palatin un temple à son dieu, qu'il
avait apporté d'Orient; il ajouta des bains au palais impérial, mais
ce fut dans une pensée infâme. Il ajouta aussi des portiques aux
thermes de Caracalla, qu'en tout il s'appliquait à continuer et à
urpasser; enfin il attacha à ces thermes un souvenir d'inipudicité.
M.iic-Aurèle avait défendu que les deux sexes se baignassent en
commun; Héliogabale, qui encourageait la débauche comme un art
libéral, supprima cette défense. Uexandre Sévère devait la rétablir.
^près les lieux de désordre, ce qui intéressait le plus Héliogabale,
c'était le cirque avec ses joies tumultueuses, le cirque si cher à
cette foule, dont peut-être dans sa stupidité il eût négligé de s'oc-
cuper, mais dont sa mère et sa grand'mère, plus avisées que lui,
songèrent sain doute à flatter la passion. Il déploya dans le Circus
Maximus une extravagance digne de lui. On remplissait ordinai-
rement d'eau un canal qui le bordait et qu'on nommait l'Euripe;
Héliogabale le remplit de vin. Cette.profusion insensée dut charmer
la multitude qui avait remplacé le peuple romain, et à laquelle Hé-
liogabale plaisait, comme lui avaient plu Néron et Caracalla. Le
bouffon impérial la divertissait par ses folies, par les espiègleries,
quelquefois cruelles, que cet enfant imbécile et malicieux faisait
subir aux premiers personnages de l'état, et qui humiliaient tout ce
qu'une plèbe corrompue aime à mépriser.
Héliogabale ne fut pas même un tyran, mais un fou, car il ne
gouvernait pas assez pour beaucoup opprimer. Julia Mœsa et Julia
Soaemis régnaient sous son nom. La mère de l'empereur assistait
aux séances du sénat, et signait de sa main les décrets que ce sénat
était censé rendre. On ne s'étonnera pas, d'après cela, qu'Hélioga-
bale ait institué un sénat de femmes sur le Quirinal. On y décrétait
des sénatus-consultes ridicules; on y prononçait sur les parures que
les matrones romaines de différentes conditions avaient le droit de
porter: on y décidait laquelle, lorsque deux d'entre elles se rencon-
traient, devait céder le pas à l'autre et être embrassée la première.
Les susceptibilités de l'étiquette moderne ne furent donc pas étran-
gères à l'antiquité : elle a connu des sujets de discussion aussi im-
portans que ceux de la préséance et du tabouret.
Les autres empereurs qui souillèrent le trône conservèrent dans
leur démence quelque trace de l'homme. Commode, le plus bestial
de tous avant Héliogabale, avait au moins les goûts du chasseur,
sinon du guerrier. Il tuait, sans danger il est vrai, des lions dans
l'amphithéâtre. Chez Héliogabale, nul vestige d'un sentiment viril;
il est puéril dans ses infamies. C'est un enfant qui vit comme une
brute. Pour former ce prodige de honte et de délire, il fallait que
1." HISTOIRE ROMAINE A ROME. 583
la toute-puissance se trouvât aux mains d'un empereur élevé dans-
un temple de l'Orient. Héliogabale, le plus impie des hommes, était
dévot, dévot à son dieu Soleil, dont il avait été le desservant, au-
quel il voulait subordonner tous les autres dieux, et qu'il honorait
par des sacrilèges. 11 y a dans ses turpitudes du mauvais prêtre, et,
si j'osais le dire, du séminariste vicieux; puis il avait été élevé en Sy-
rie au milieu des femmes et des eunuques, véritable éducation de sé-
rail; sa mère fut une sullane Validé, et lui-même un imbécile Ibrahim.
Héliogabale avait d'un despote de l'Orient les fantaisies indici-
bles, le goût du sang mêlé à la rage des voluptés, et aussi le mépris
de toute distinction hiérarchique. 11 aimait à choisir les magistrats
dans la classe la plus infime : il donna la préfecture du prétoire à un
danseur; il nomma commandant des gardes de nuit le cocher Gor-
dius; il nomma préfet des subsistances le barbier Claudius Censor.
Cela encore est bien oriental, des pâtres et des matelots sont deve-
nus grands-vizirs. Ceux qui consentent â tout sacrifier â l'égalité,
même la liberté, devraient se demander si ce niveau dégradant qui
fait descendre les plus hautes fonctions sur les têtes les plus basses;
pour les courber toutes, relève beaucoup la dignité humaine, et si
elle est bien sauvegardée parce que chacun, comme le cocher Gor-
dius ou le barbier Claudius, peut arriver à tous les emplois.
La fin de Néron, de Caligula, de Domîtien, de Commode, de Ca-
racalla, attendait Héliogabale. Cette lois nous pourrons sans quit-
ter Rome, où nous avons été témoins de toutes les ignominies de sa
vie, assister aux ignominies de sa mort. La première tentative faite
contre lui avorta dans un lieu dont l'emplacement est bien connu.
les horli Variant, jardins de Varius, qui étaient situés là où s'élève
à une des extrémités de Rome la tour de Sainte -Croix de Jérusa-
lem, dans la solitude et parmi les ruines. Ces jardins étaient ceux de
Yarius, père légal d'Héliogabale. Après avoir exercé divers emplois
secondaires dans l'administration, Varius était devenu, peut-être
grâce à la faveur dont sa femme jouissait auprès de Caracalla, pré-
fet du trésor militaire. Entrant ainsi dans l'année par les finances,
le fils de Julia Soaemis avait fait des jardins paternels une villa im-
périale, et c'est de là qu'un jour il envoya l'ordre de tuer son jeune
cousin Alexandre Sévère, dont il redoutait la juste popularité. Dans
la joie que lui inspirait par avance le succès de son crime, il prépa-
rait une course de chars, car il y avait des hippodromes dans les
grandes villas romaines: nous l'avons vu pour les jardins de Salluste,
qui furent aussi une résidence impériale, nous le venons pour la
pilla des Gordiens. Le cirque d'Héliogabale était, selon l'usage,, orné
d'un obélisque; c'est celui qui décore aujourd'hui la promenade du
Pincio. Mais les prétoriens, las d'Héliogabale, indignes qu'il eût or-
584 KEVUE DES DEUX MONDES.
donné de jeter de la boue sur les inscriptions des statues d'Alexandre,
venaient de leur camp, peu éloigné des jardins de l'empereur, lui
faire en voisins une terrible visite. Héliogabale, interrompu clans
ses divertissemens de cocher, s'échappa, et parvint à se cacher en
s' enveloppant dans une portière; il en fut quitte ce jour-là pour la
peur, mais il devait bientôt trouver dans une autre cachette plus
abjecte une mort moins sale que sa vie.
On était parvenu à écarter les prétoriens, en petit nombre, qui
avaient pénétré dans les jardins de Varius; cependant près de là, dans
le camp, l'agitation n'était pas apaisée. Les soldats demandaient qu'on
mît à mort les indignes favoris d'Héliogabale, qu'on préservât avec
soin Alexandre des embûches de son cousin, et que celui-ci changeât
son genre de vie. A ces conditions, ils consentaient à l'épargner;
mais l'insensé refusa de s'y soumettre : il osa réclamer ses favoris,
s'obstina, comme un enfant qui a de l'humeur, à ne pas vouloir pa-
raître en public avec Alexandre et enfin essaya encore de le faire
périr. Cette fois les soldats, qu'Héliogabale avait trompés, et le sénat,
qu'il avait chassé de Rome, perdirent patience. On alla le poursuivre
jusque dans un lieu secret où il s'était réfugié. C'est là qu'il mou-
rut. Nous suivons pied à pied l'histoire de la décadence de l'empire,
voilà où elle nous a conduits. J'ai dit ailleurs ce que devinrent les
restes d'Héliogabale.
Le règne d'Héliogabale marque le degré le plus bas de l'avilisse-
ment auquel un peuple qui renonce à toute liberté s'expose à des-
cendre. Après cela, l'empire ne pouvait pas se déshonorer davantage,
mais il lui restait à périr. Avant de suivre l'agonie de Rome jusqu'au
jour où, délaissée par les empereurs, elle sera livrée aux Rarbares,
à ce moment où nous venons de voir chez Héliogabale l'incarnation
du despotisme dans un prêtre de l'Orient, nous nous arrêterons un
peu pour demander aux monumens des preuves visibles de l'inva-
sion de l'Orient dans la religion romaine, invasion que personnifie
l'avènement d'Héliogabale.
On a exagéré la tolérance des Romains en matière de religion, afin
de rendre les chrétiens responsables des persécutions qu'ils subirent.
A Rome, l'idée de la tolérance était repoussée par l'énergie de l'or-
gueil national. Les superstitions étrangères, comme on les appelait,
y furent toujours suspectes. Dans l'affaire des bacchanales, sous la
république, quand on découvrit avec terreur que des milliers d'a-
deptes, hommes et femmes, avaient été initiés à ces honteux et san-
glans mystères, le consul prononça ces paroles :" « Combien de fois,
au temps de nos pères et de nos ancêtres, les magistrats ont été char-
gés d'interdire les cultes étrangers, de chasser les prêtres et les de-
vins, de rechercher et de brûler les livres prophétiques, d'abolir
l'histoire ROMAINE A ROME. 585
toute discipline de sacrifice qui s'écartait de la coutume romaine,
car ces hommes qui possédaient à fond le droit divin et humain, ils
ne jugeaient rien plus propre à détruire la religion que de sacrifier,
non d'après les usages de la patrie, mais selon les usages étran-
gers! ) Ce qui a pu faire illusion, c'est que les Romains, comme les
Grecs, étaient conduits par leur orgueil même à ne voir dans les
croyances des différais peuples qu'un reflet de la leur. S'ils recon-
naissaient une divinité indigène sous un nom barbare, ils consen-
taient à lui donner droit de cité; mais un dieu entièrement différent
de leurs dieux, une religion fondée sur une idée contraire ou même
distincte, cela, ils ne pouvaient l'admettre. C'était quelque chose
d'ennemi qu'ils haïssaient et combattaient avec violence. Ils épar-
gnaient les peuples qui consentaient à se fondre avec eux, et ils ex-
terminaient ceux qui voulaient conserver leur indépendance: ils
traitaient les religions insoumises comme les races indomptées.
Parcere subjectis et debellare superbos.
De là cette haine que leur inspiraient les Juifs et les chrétiens, avec
leur dieu, le vrai Dieu, unique, immatériel, exclusif, qu'on ne pou-
vait placer à son rang dans l'Olympe, et qui ne souffrait aucune
idole à ses côtés. Le judaïsme fut moins persécuté que le christia-
nisme, surtout parce que ' teurs n'avaient pas de penchant à
faire des prosélytes; mais à Rome on n'aimait point les Juifs. Sep-
time-Sévère défendit également qu'on se fit juif et chrétien, et sous
son règne on voit un Juif battu de verges pour sa religion. Les au-
tres cultes venus de l'Orient furent, souvent proscrits. Ici on est
frappé d'un singulier contraste : ils sont embrassés avec passion et
repoussés avec sévérité. C'est ce qui est sensible surtout dans les
vicissitudes de la religion égyptienne chez les Romains.
Les [neuves de la présence de la religion égyptienne à Rome sont
nombreuses. Elle pouvait, comme l'art de l'Egypte, y avoir pénétré
par l'intermédiaire des Étrusques. L'âme, représentée par un oiseau
à tète humaine, symbole égyptien, a été trouvée dans des tombeaux
de l'Ëtrurie. Ce qui est certain, c'est que les divinités et les céré-
monies égyptiennes ont laissé à Rome plus d'un vestige dans des
bas-reliefs où sont figurées des pompes isiaques, dans des chapiteaux
où parait la fleur sacrée du lotus, dans des tombeaux, comme celui
d'une prêtresse d'isis qu'on remarque sur la voie Appienne, enfin
dans des statues d'isis et de Sérapis. Ces statues nous font voir
comment les Romains s'étaient en quelque sorte approprié les divi-
nités qu'ils avaient empruntées à l'Egypte. Le dieu Sérapis était
devenu chez eux une sorte de Pluton ou de Jupiter souterrain. Rien
ne rappelle sa provenance égyptienne que l'air sombre donné à ses
586 REVUE DES DEUX MONDES.
bustes, et quelquefois la couleur noire du basalte dans lequel on les
a taillés. Au Vatican, une de ces hideuses figures égyptiennes qu'on
appelle des typhons a été affublée de la peau du lion de Némée,
comme Hercule. Il y a dans le même musée plusieurs Isis romaines;
on y remarque facilement les altérations que le type égyptien a
subies. Ainsi jamais les Égyptiens n'ont donné de voile à Isis ; mais
quand le L,rénie métaphysique des Grecs eut fait de l'épouse d'Osiris
le symbole de la nature, ils la supposèrent voilée. De là une phrase
célèbre placée dans la bouche d'Isis : « nul n'a soulevé mon voile. »
Les sculpteurs romains, qui étaient sous l'empire de cette concep-
tion abstraite, entièrement étrangère à la théologie plus simple de
l'Egypte, eurent soin de donner à Isis un voile. La remarquable Isis
du corridor Chiaramonti au Vatican est voilée. Il ne lui restait des
attributs égyptiens que les colliers qui descendent sur sa poitrine et
la fleur de lotus dont sa coiffure était ornée. Dans une autre partie
du même musée, une tête d'Isis, d'une disposition assez élégante,
porte aussi le voile et la fleur de lotus. Celle-ci est formée ou plutôt
indiquée par une touffe de cheveux placée au-dessus du front de la
déesse : procédé ingénieux de l'art gréco-romain que l'art hiératique
de l'Egypte n'aurait pas imaginé.
Ces transformations montrent combien la religion égyptienne
s'était altérée à Rome, et combien on l'y connaissait mal. Les Grecs
ne l'avaient guère mieux connue. La marque la plus éclatante de
leur ignorance en ce genre est d'avoir inventé un prétendu dieu
égyptien du Silence, posant sa main sur ses lèvres, qu'ils nommè-
rent Harpocrate, et cela à l'occasion d'un hiéroglyphe représentant
un homme portant la main à sa bouche, ce qui est l'hiéroglyphe de
la parole. Les Romain-; et les anciens en général se firent presque
toujours une idée assez fausse de la religion égyptienne. On peut
s'en convaincre en comparant ce qu'ils disent avec le témoignage
des monumens interprétés par la science nouvelle que Champollion
a créée. Tantôt les anciens s'exagéraient la profondeur des mythes
égyptiens, et y retrouvaient les abstractions philosophiques qu'ils y
avaient mises eux-mêmes : c'est ce qui est arrivé par exemple à Plu-
tarque; tantôt ils parlaient de cette religion avec un mépris non
moins exagéré, affirmant que les Egyptiens adoraient des animaux
et des plantes, l'ail et le poireau. Les Égyptiens n'adorèrent jamais
ni l'ail ni le poireau (1). Ils n'adoraient pas des animaux, mais des
dieux représentés avec une tète ou même un corps entier d'animal,
(1) Je crois pouvoir expliquer cette assertion si souvent répétée, bien que totalement
dénuée de fonde nent. Nulle trace d'un tel culte n'a jamais été aperçue sur les monu-
mens de. l'Egypte. L'erreur est provenue, je crois, d'un hiéroglyphe mal compris, celui
(ui exprime l'idée de temple par un carré désignant un éditue, et dans lequel est un
l'histoire ROMAINE A ROME. 587
ce qui est très différent. Bien ou mal comprise, la religion égyp-
tienne avait de nombreux temples à Rome. Une des quatorze régions
portait le nom d' [sis et Sérapis, qu'elle devait sans doute à un édi-
fice consacré à ces deux divinités. On sait que l'une et l'autre avaient
aussi un temple près du lieu où depuis a été bâtie l'église de San-
Stepbano in Gacco, et dans plusieurs autres endroits de la ville.
Cette religion singulière frappa et attira de bonne heure l'imagi-
nation grave des Romains. Dès le temps de la république, Métellus
avait dédié un temple à Isis sur le Gœlius, et le sénat, déjà ennemi,
comme il le fut toujours, de ce qui était étranger et nouveau, avait
fait démolir celui d'Isis et de Sérapis par la main du consul. \pn>
la mort de César, un décret des triumvirs, rendu entre deux pro-
scriptions, rétablit ce temple au moment où le désordre prévalait
dans l'état.
Auguste, avec sa mesure accoutumée, interdit le culte égyptien
dans l'enceinte sacrée du pomœrium, et le permit à la distance d'un
mille. C'est ainsi qu'on permet aujourd'hui aux protestans d'avoir
une chapelle hors de la ville. Tibère avait moins de ménagemens : il
fit jeter dans le Tibre la statue d'Isis et crucifier ses prêtres. Othon
releva le culte proscrit et en célébra les rites, revêtu d'une robe de
lin. Les Flaviens, qui avaient besoin de popularité pour s'établir,
furent favorables à cette religion populaire. Commode la protégea
par la même raison; il porta dans les processions l'image d'Anubis.
Caracalla, nous l'avons vu, éleva des temples en l'honneur d'Isis.
Tous les empereurs qui voulaient gagner la multitude flattèrent son
penchant aux religions étrangères, toujours suspectes de licence,
que repoussait la sévérité cruelle de Tibère, et que n'autorisa jamais
l'austérité philosophique des deux grands Antonins. Ces alternatives
de persécution et de faveur, ces idoles, ces temples successivement
abattus et relevés, montrent que les zélateurs du culte égyptien for-
maient à Rome un parti assez nombreux pour que tantôt on voulût
le détruire, que tantôt on se résignât à lui céder. En dépit des pro-
scriptions plusieurs fois renouvelées qu'il subit, ce culte était diffi-
cile à extirper, car on le trouve encore chez les paysans de la Gaule
au ive siècle.
La religion égyptienne ne fut pas la seule religion de l'Orient que
les Romains connurent, et dont tour à tour ils admirent ou rejetè-
rent les pratiques. Aux divinités sévères de l'Egypte, ils associèrent
les divinités sensuelles ou sanguinaires de l'Asie. C'est de là que
poireau. Le poireau est le signe de la blancheur, et l'hiéroglyphe tout entier veut (lire
maison blanche; mais pour les Romains il a pu sembler vouloir dire la maison du poi-
reau. De là l'opinion qae des temples étaient consacrés à ce végétal ou à d'autres sem-
blables, et qu'ils étaient adorés.
58S REVUE DES DEUX MONDES.
leur vint cette étrange déesse dont la statue n'est pas rare dans les
musées, parce que son culte était très répandu, qu'on appelle Cy-
bèle, et qui est certainement la grande déesse, la grande mère,
c'est-à-dire la personnification de la fécondité et de la vie univer-
selle : bizarre idole qui présente le spectacle hideux de mamelles
disposées par paires le long d'un corps comme enveloppé dans une
gaine, et d'où sortent des taureaux et des abeilles, images des forces
créatrices et des puissances ordonnatrices de la nature. On honorait
cette déesse de l'Asie par des orgies furieuses, par un mélange de
débauche effrénée et de rites cruels; ses prêtres efféminés dansaient
au son des flûtes lydiennes et de ces crotales, véritables castagnettes,
semblables à celles que fait résonner aujourd'hui le paysan romain
en dansant la fougueuse saltarelle. On voit au musée du Capitole
l'effigie en bas-relief d'un archigalle, d'un chef de ces prêtres insen-
sés, et près de lui les attributs de la déesse asiatique, les flûtes, les
crotales et la mystérieuse corbeille. Cet archigalle avec son air de
femme, sa robe qui conviendrait à une femme, nous retrace l'espèce
de démence religieuse à laquelle s'associaient les délires pervers
d'Héliogabale. A son costume, on pourrait le prendre pour Hélio-
gabale lui-même. Ui-dessous d'un autre bas-relief qui se rapporte
également aux cultes de l'Asie, est une inscription moitié en langue
grecque, moitié en langue palmyrienne; ce mélange indique bien
la fusion qui s'opérait alors entre l'Orient et l'Occident. Il y est parlé
d'un Aglibol qui parait être le même que celui dont le nom altéré a
fait le nom d'Héliogabale (1).
L'alliance des voluptés et du sang était le caractère de ces reli-
gions de l'Asie occidentale: un tel caractère semblait les désigner
pour être les religions de l'empire. C'est en effet sous l'empire que
leur vogue devint très grande; mais l'introduction du culte de Cy-
bèle à Rome datait de plus loin. Il y avait été apporté d' Vsie avec
la déesse du temps de Scipion l'Africain. L'austérité républicaine
s'alarma bientôt, et les prêtres de la déesse d'Asie ne tardèrent pas
a être chassés. Son culte ne fut cependant point aboli, et c'est celui-là
sans doute que les matrones romaines étaient autorisées à célébrer
en secret dans ce qu'on appela les mystères de la bonne déesse.
ntôt les prêtres mutilés de Cybèle, les galles impurs reparaissent,
les historiens et les poètes en font foi. C'est que, comme je l'ai plu-
sieurs fois remarqué, les mœurs de l'Orient entraient dans Rome à
la suite du despotisme oriental. Il fallait qu'elles y eussent déjà
létré bien avant sous Septime- Sévère pour que Plautius ait osé,
le jour du mariage de sa fille, faire cent eunuques de cent Romains
(1) Alagabalus, Élégabal dans les inscriptions.
l'histoire ROMAINE A ROME. 5S9
libres, — comme on l'était alors. Dans le même temps, le sénat se
remplissait d'Orientaux. Ils devaient se trouver là comme chez eux.
Une autre importation de l'Asie fut le culte de Mithra. Les mo-
nuinens mithriaques représentent tous un sujet semblable : l'immo-
lation, par un homme portant un costume asiatique, d'un taureau
que mutile un scorpion, et dont un serpent vient lécher le sang. Ces
monumens singuliers ne sont pas rares dans les collections de Rome.
Ils ont été rencontrés dans presque toutes les parties de l'Europe,
jusqu'au bord du Rhin, jusqu'au fond de la Hongrie et de la Transyl-
\ anie, où les avaient portés sans doute les légions romaines. C'est
pendant le 111e et le ive siècle de l'empire que paraît s'être propagé
le culte de Mithra, culte accompagné de mystères homicides rem-
placés ensuite par des représentations où le meurtre était simulé.
Commode y rétablit les meurtres véritables. On a trouvé aussi près
du Vatican, — lieu anciennement consacré par la religion étrusque
et où devait être le centre du christianisme, — dans quelques in-
scriptions, la trace des sanglantes cérémonies elles-mêmes, bien
vraisemblablement d'origine orientale, dans lesquelles on se puri-
fiait avec le sang d'un taureau, et auxquelles se soumit Héliogabale.
Cette époque était à la fois sceptique et inquiète, incrédule et su-
perstitieuse; elle cherchait le surnaturel dans l'inconnu. On se sen-
tait entraîné vers les cultes les plus étranges par le besoin religieux
qui remuait sourdement les âmes, tandis que le polythéisme romain
s'affaissait avec l'empire romain, et par l'attente d'une foi nouvelle
que le christianisme allait apporter. Telle était la cause de cette
extension des cultes impudiques ou barbares de l'Orient dans une
société dont elle hâtait la chute La vieille religion romaine, fonde-
ment de l'ordre politique, était minée sourdement par 1rs religions
de l'Orient, qui sapaient sa base. On a découvert une grotte souter-
raine de Mithra creusée sous les fondations du temple de Jupiter au
Capitole.
La religion chrétienne, il faut le proclamer, car c'est sa gloire,
concourait à la décadence d'un pouvoir qui méritait de finir : non
assurément qu'elle secondât les mauvaises tendances qui devaient
le perdre, mais parce qu'en les combattant elle attaquait le principe
vicieux sur lequel il était fondé. Je n'ai pas aujourd'hui à traiter ce
sujet, que je me réserve pour d'autres études: mais j'ai dû, en pré-
sence des monumens , parler de l'invasion des religions orientales
dans le monde romain, quand je parlais de celui qui fut lui-même
une monstruosité de l'Orient tombée à Rome, de l'odieux et bizarre
Héliogabale.
J.-J. Ampère.
Il 11 E
MISSION MÉDICALE
A L'ARMÉE D'ORIENT
LES HOPITAUX. LES MALADIES, LE TYPHUS DE CRIMEE.
Ce n'est pas contre l'armée russe seulement que les troupes alliées
devai ,t avoir à lutter. Tous ceux qui ont l'habitude des longue
campagneTsavent que les maladies accidentelles ou épidemiques font
dansPef rangs des soldats des ravages non moins redoutables que le
ki et le feu A côté des précautions hygiéniques réclamées par les
hommes valides, à côté des secours donnés aux blessés (1), les soins
Sgent les malades et les convalescens viennent poser incessam-
Ii de aouloureu* problèmes à l'administration nnlitaae comme
^ science médicale. Raconter l'histoire de nos etabhsseme n h -
nitaliers pendant la guerre d'Orient, ce sera montrer, je 1 espère,
^eSinStTationget la science n'ont jamais cessé en présence
de ces problèmes, d'être à la hauteur de leur double tache.
On s it qu'à l'origine de la guerre, Gallipoli fut choisi comme heu
de réunion des divers contingens venant des ports du midi de la
France de V Algérie. La presqu'île de Gallipoli devait être le pou
Ségiqu de " l'armée d'Orient, sa base d'opérations. Par 1 activité
priante du général Ganrobert, elle avait été rapidement convei-
(1) Voyez les livraisons du 15 février et du 1» avril
UNE MISSION MEDICALE EN CRIMÉE. OV)l
lie en une véritable place d'armes affectée aux campemens, aux ap-
provisionnemens de toute espèce, au matériel des hôpitaux et des
ambulances. Chaque division portait sur le front de bandière un gui-
don particulier, elle avait ses cantonnemens séparés. A mesure que
de nouveaux régimens débarquaient, ils allaient dresser leurs tentes
sur les ondulations d'un sol élevé, dont la salubrité, reconnue à
l'avance, était sans cesse entretenue par la brise de mer. Le rôle
actif du corps médical de l'armée commença dès-lors par la mise en
vigueur de quelques mesures sanitaires qu'il fallut appliquer à la
ville même de Gallipoli. On eut à lutter contre l'insouciance tra-
ditionnelle des musulmans avant d'obtenir l'enlèvement des immon-
dices entassées. Dans les villes de l'Orient, ce soin ne regarde que le
soleil et le vent. Le soleil se charge de calciner les immondices et
de les réduire en poussière; puis vient le vent qui se charge de les
emporter. L'horrible puanteur de ces dépôts permanens semble une
provocation continuelle adressée aux épidémies.
Pendant que les brigades s'organisaient, les vieux soldats de l'Al-
gérie à la figure mâle et bronzée, aux allures martiales, initiaient
leurs camarades, pour qui la guerre était chose nouvelle, aux habi-
tudes et à la vie des camps. Ils leur apprenaient, selon leur expres-
sion pittoresque, à savoir s'outiller, c'est-à-dire se suffire à eux-
mêmes, à être prévoyans, à pratiquer l'art de se prémunir contre
bien des privations inévitables en campagne et de conserver sa santé.
De son côté, le général Canrobert ne laissait pas ses troupes inac-
tives. Il les préparait aux fatigues de la guerre par des travaux de
terrassement et par le percement d'une large et immense tranchée
qui devait fermer les camps et créer une véritable place de guerre.
Avec le concours de l'armée anglaise, on barrait la presqu'île de
Gallipoli par un retranchement qui s'étendait du golfe de Saros à la
mer de Marmara. Ces travaux devaient fermer aux Russes le chemin
des Dardanelles, qu'ils s'étaient ouvert en 1829. Utiles au point de
vue militaire, ils donnèrent, au point de vue hygiénique, les plus
heureux résultats. Le nombre des malades à Gallipoli fut peu considé-
rable. La plupart n'avaient que de légères indispositions et n'étaient
retenus que peu de jours aux ambulances. Un hôpital de 300 lits,
créé à un kilomètre de la ville, remplaça bientôt quelques maisons
de Gallipoli provisoirement occupées par nos malades, et suffit am-
plement aux premières nécessités. C'est au mois de mai 1854 que
fut installé sous baraques ce premier établissement hospitalier de
l'armée française. Placé sur la route de la flotte, sur le littoral des
Dardanelles, dans un lieu où les chalands abordaient aisément, c'est
après le départ de l'armée qu'il a rendu les plus grands services. Là
s'arrêtaient ceux des malades ramenés en France de Crimée ou de
592 REVUE DES DEUX MONDES.
Gonstantinople qui n'auraient pu sans danger continuer le voyage.
Ge1 établissement devint en outre une annexe des hôpitaux de Con-
stautinople.
On avait d'abord commis la faute de construire les baraques dans
un bas-fond, afin d'utiliser quelques ruines et de se rapprocher d'une
fontaine; mais cette faute fut évitée plus tard, lorsqu'il fallut ac-
croître les ressources hospitalières. A 50 mètres plus loin se trou-
vait un plateau élevé et bien ventilé; on y dressa un nombre de ba-
raques suffisant pour 300 nouveaux lits. L'hôpital de Gallipoli, ainsi
complété et porte à 600 places, s'est toujours distingué par une bonne
administration, par le savoir et le dévouement du personnel médical,
que dirigeait M. le docteur Molard. J'ai trouvé les literies et le mo-
bilier dans un état parfait. Les denrées alimentaires, le pain, le vin,
la viande, le bouillon, tout était de bonne qualité.
Les événemens marchent vite en campagne : ils ne permirent
pas aux divisions françaises, une fois réunies, de rester longtemps
à Gallipoli. Près de cent mille Russes, suivis de nombreux renforts,
avaient mis le siège devant Silistrie, que dix-huit mille Turcs dé-
fendaient héroïquement. Les troupes d'Omer-Pacha comptaient cent
mille combattans, mais elles se trouvaient réparties sur plusieurs
points principaux, à Routschouk, Silistrie, Chumla. Cette barrière
pouvait être renversée d'un moment à l'autre par l'armée d'invasion.
11 semblait urgent de courir au secours des Turcs et de mettre Andri-
nople à l'abri d'un coup de main. Chacun des mouvemens de l'ar-
mée devait nécessiter la création de nouveaux centres hospitaliers.
Le 7 mai 1854, le maréchal de Saint-Arnaud arrive à Gallipoli,
passe en revue l'année enthousiaste, laisse ses instructions et s'em-
barque immédiatement pour Constantinople, où il aborde le lende-
main. Il communique son activité à tous ceux qui l'approchent. Sa
parole vive et animée stimule jusqu'aux dépositaires de la puissance
ottomane. Le sultan lui-même partage la confiance du maréchal; il
ordonne de mettre toutes les ressources de l'empire à la disposition
des généraux alliés. La promptitude va remplacer les lenteurs et les
hésitations de l'administration ottomane, habituée à tout remettre
au lendemain. Le li> mai, le maréchal et lord Raglan se rendent à
Varna, entrent en conférence avec Omer-Pacha, passent en revue
à Chumla un corps de 45,000 soldats d'une bravoure éprouvée, et
prennent le parti d'y envoyer non plus chacun une division, comme
ils l'avaient projeté d'abord, mais bien toutes les forces dont ils
peuvent disposer. Varna allait devenir une nouvelle base d'opérations
qui rejetait Gallipoli au second plan. On se hâta d'y transporter de
nombreux approvisionnemens de vivres, d'équipemens, de matériel
de guerre et d'hôpitaux. Le 1er juin, 6,000 soldats composant la
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMEE. 593
première brigade de la division Canrobert et une division anglaise
d'égale force s'embarquaient, l'une à Gallipoli, l'autre à Scutari, où
lord Raglan avait son quartier-général, et se rendaient par terre à
Varna, qui n'est qu'à 115 kilomètres de Silistrie. D'autres régimens
français devaient successivement arriver par terre et par mer au
rendez-vous commun.
Le 11 mai, une commission de casernement, dans laquelle M. le
docteur Cazalas représentait l'élément médical, s'était rendue dans
la capitale de la Roumélie, à Andrinople, l'ancienne résidence des
sultans ottomans. Andrinople, par la beauté de son climat, par sa
richesse, par ses ressources de toute espèce, par sa position, qui
commande les Balkans et le passage que l'ennemi devait nécessaire-
ment franchir, était un point stratégique de la plus haute importance.
On s'empressa de mettre à notre disposition une immense caserne
bâtie en 1820 par les ordres du sultan Mahmoud. Cette caserne
forme un parallélogramme long de 450 mètres du sud au nord et de
•275 mètres de l'est à l'ouest; elle se compose d'un rez-de-chaussée
et d'un étage. Les angles sont reliés par quatre tours carrées de
quatre étages, surmontées chacune d'une galerie et d'une terrasse
d'où s'élafîce une flèche portant le drapeau national. Au centre de
l'arcade principale se présente en avant-corps l'élégant pavillon du
sultan, d'un style tout à fait oriental. Il est soutenu par plusieurs
rangs étages de colonnes de marbre blanc, autour desquelles l'air
circule librement, et percé d'un grand portique de marbre sculpté et
orné d'arabesques dorées. Cinq grands bassins de marbre, munis
chacun de vingt gros robinets de cuivre qu'alimente un aqueduc,
procurent en abondance une eau de bonne qualité. 11 y a loin d'un
pareil monument à nos casernes de France, dont l'ordonnance sévère
laisse peu de liberté aux inspirations de l'architecte. Cet établisse-
ment militaire peut loger 10,000 soldats. 11 contient 278 chambres
prenant jour sur la façade extérieure par 1 ,280 fenêtres. 11 fut d'abord
arrêté qu'un hôpital de 1,200 malades serait créé dans une portion
de cette immense caserne. Tour remédier autant que possible aux
inconvéniens d'une si grande agglomération de malades, on de\ait
assurer en moyenne à chacun 35 mètres cubes d'air respirable. Dans
nos hôpitaux, la mesure ordinaire est de 18 à 20 mètres et de 12 à
14 mètres dans les casernes. Les é\énemens ultérieurs ayant réduit
l'importance militaire d'Andrinople, on se contenta d'y placer 300 lits.
Le 16 juin, quand la division du général Bosquet, forte de 11,435
hommes, et les troupes du général Morris, composées d'abord de
1,200 cavaliers, arrivèrent à Andrinople, l'hôpital était installé.
11 reçut 169 malades et 250 écloppés. La division Bosquet partit le
25 juin pour Varna. Les deux régimens de cavalerie du général
TmtF ,x 38
Ô9i REVUE DES DEUX MONDES.
Morris ne la suivirent pas. Plus tard, ils quittèrent leurs bivouacs,
situés dans la plaine de Tundja, pour se loger dans la caserne, où
ils passèrent l'hiver de 1855.
Le premier hôpital français établi à Constantinople fut celui de
Maltépé, et les premiers malades reçus appartenaient à la 3e division,
commandée par le prince Napoléon. Cette division avait quitté Calli-
poli le 28 mai, et s'était rendue par terre à Constantinople en suivant
le littoral de la mer de Marmara. A moitié chemin, les malades et les
écloppés avaient été laissés à Rodosto, dans un hôpital improvisé de
"250 lits, qui n'eut qu'une existence éphémère. On l'aurait conservé
ainsi que les casernemens occupés en 1829 par les Russes victorieux,
si le siège de Sébastopol n'eût été décidé. Le 7 juin, la 3e division fit
son entrée à Constantinople, et alla bivouaquer dans la plaine de
Daoud-Pacha, laissant dans l'esprit des Turcs une vive impression
d'admiration et d'étonnement. Ils voyaient surtout avec surprise le
costume oriental de nos zouaves, ce costume aboli chez eux par une
réforme contre laquelle proteste seul le vieux parti ottoman, en con-
servant par une sorte de désobéissance tolérée l'ancien vêtement
national.
Maltépé était un hôpital turc dont la moitié nous fut cédée le 7 juin
pour l'ambulance de la 3e division, et la totalité quelques mois plus
tard. A 1.800 mètres du château des Sept-Tours et des fortes mu-
railles de Stamboul, du côté de l'ouest, apparaît, sous le poétique
ciel de l'Orient, la silhouette de deux grandes casernes appelées
Daoud-Pacha et Ramis-Tchiflik. Copiées sur celle d'Andrinople,
elles se distinguent par une architecture dont l'élégance ne le cède
pas à la solidité. Elles sont à 2 kilomètres de distance l'une de
l'autre, sur des plateaux élevés, au milieu d'une immense plaine
dépouillée d'arbres, mais couverte en été de riches moissons. Bâti
entre les deux casernes, sur un monticule sans cesse ventilé par
la brise de mer, Maltépé pouvait contenir A50 malades.
La 3° division fut passée en revue sur les hauteurs" de la riche
vallée des tombeaux d'Eyoub, en présence du sultan et de son bril-
lant état-major. Le lendemain 18 juin, elle s'embarqua pour Varna;
les ambulances suivirent ce mouvement, laissant leurs malades à
Maltépé, où venaient d'arriver les soldats souffrans évacués de Ro-
dosto. A partir de ce jour, on y installa un hôpital définitif, <à la tête
duquel le savant médecin principal, M. Durand, est resté pendant
toute la campagne.
Les malades venus par mer étaient débarqués dans le fond de la
Corne-d'Or; les convalescens allaient à pied, les autres étaient trans-
portés sur des brancards, sur des cacolets, ou dans des voitures
d'ambulance. Le chemin est très raide et d'une ascension pénible
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMEE. 595
jusqu'à la Porte-des-Canons (Top-Capou): les malingres avaient sou-
vent de la peine à faire ce trajet, et les Turcs, dont on méconnaît
en Europe le cœur compatissant, les soutenaient ou les faisaient as-
seoir. Lorsqu'on est arrivé en dehors des murailles, à la Brèche-des-
Croisés, la route continue à monter jusqu'à Maltépé, mais par une
pente douce. Elle traverse l'immense cimetière planté de térébinthes
et de cyprès séculaires qui borde la longue ligne occidentale des
remparts de Stamboul. On arrive bientôt à un monticule historique
où l'on aperçoit un petit moulin à vent, le seul qui existe dans cette
plaine. C'est là, dit-on, que les soldats du sultan Mahmoud furent
harangués par leurs chefs et par les ulémas en 182(5, au moment de
partir pour Maslak, où ils massacrèrent dans leurs camps les janis-
saires révoltés. L'hôpital est à 200 mètres plus loin. De la façade
principale, on découvre dans une perspecthe fuyante l'admirable
panorama de Constantinople, de la mer de Marmara, des îles des
Princes et des montagnes de l'ancienne Bythinie, surmontées d'une
couronne de neige. Les malades ne se lassaient pas d'admirer ce
beau spectacle, qui les disposait au recueillement, au calme, si né-
cessaires à la guérison.
L'établissement de Maltépé forme un grand rectangle. Les quatre
corps de bàtimens embrassent une très vaste cour, plantée de quel-
ques arbres. Les murs sont en bois du côté de la cour et en pierre
du côté des champs. Le côté du rectangle situé en face de Constan-
tinople n'a qu'un rez-de-chaussée surmonté à ses angles d'un petit
pavillon. 11 est bordé extérieurement par un verger que rafraîchis-
sent des eaux vives reçues clans des bassins de marbre. 11 présente
au centre une porte d'entrée monumentale, en marbre blanc, d'un
bon style byzantin. Ce corps de bâtiment contient plusieurs dépen-
dances de l'hôpital : les bains turcs, la buanderie, la cuisine, la
pharmacie, les bureaux et deux chambres d'honneur, l'une dite du
sultan, l'autre dite du séraskier (ministre de la guerre). Les trois
autres faces du rectangle présentent un rez-de-chaussée et un étage
le long desquels règne du côté de la cour un corridor pour donner
accès dans les chambres prenant jour sur la campagne. Chaque
chambre contenait de 30 à ZiO lits turcs; ces lits sont de grande-
boîtes de sapin soutenues par des tréteaux en fer et renfermant deux
matelas en coton ou en laine. On aqueduc, toujours largement ap-
provisionné, versait en abondance dans tout l'établissement une eau
d'excellente qualité. Les ouvriers du génie militaire firent sans re-
tard les travaux nécessaires à nos besoins, qui sont un peu différens
de ceux des Turcs, et cet hôpital ne cessa d'être occupé par nous
qu'au 31 mai 1856, époque où les troupes de Crimée commencèrent
leur embarquement pour la France, qui se termina le 5 juillet sui-
vant, sous les yeux du maréchal Pélissier.
596 REVUE DES m 1 \ MONDES.
Cependant les rangs de l'année, composée d'abord de 15 ou
•20.000 hommes, grossissaient de jour en jour. I ne h* division avait
rejoint le corps expéditionnaire, et déjà une 5" division arrivait.
Toutes ces troupes se rendaient successivement à Varna. C'est au
fond d'une vallée marécageuse, encadrée par deux contreforts des
Balkans, que se dressent les remparts de Varna, dont les Russes se
sont emparés en 1 B28. Cette \ Nie. qui compte 10.000 habitans, a un
pied dans un lac immense et l'autre dans la mer. La rade est d'un
difficile; elle offre un port peu sur et un mauvais mouil-
lage. Dès qu'ils arrivaient, les régimens allaient a huit kilomètres
plus loin établir leur.- tentes sur le haut plateau appelé Franka. que
dominent île plusieurs centaines de mètres tles roches escarpées. De
ce point, ils surveillaient les défilés des Balkans, et surtout ils échap-
paient en partie a l'influence délétère des marais, dont les miasmes
séjournent dans les bas-fonds.
Bien que l'état sanitaire lut encore satisfaisant, il entrait cepen-
dant aux infirmeries un certain nombre d'hommes atteints de fiè-
vres intermittentes, et particulièrement de ces flux intestinaux pré-
curseurs du choiera. Il fallait songer à créer des asiles pour les
soldats souffrans : l'autorité ottomane mit à notre disposition une
- grande caserne , que nous partageâmes avec les anglais. On j
plaça 700 lits complets. Les bâtimens étaient vieux et en très mau-
vais état. On se contenta de faire les réparations les plus urgentes.
Cet établissement fut conservé pendant toute la campagne pour
recevoir directement les soldat- évacués de Crimée, et principale-
ment d'Eupatoria. Outre cet hôpital permanent, on créa sur des
plateaux élevés plusieurs grandes ambulances, dont deux furent
exclusivement réservées aux cholériques de la fatale expédition de
la Dobrutcha.
On sait que tout le littoral qui s'étend de Varna au Danube est
un pays désolé, couvert de steppes et de marais, dont le xoisinage
est mortel pendant les grandes chaleurs. Au printemps de 1854,
Omer-Pacha disait au commandant Benry, envoyé près de lui à
son camp de Chumla : « Si les Russes restent encore un mois dans
la Dobrutcha. leur armée sera anéantie: cela équivaudra pour moi
au gain dune grande bataille. » Les terribles ravages qu'avaient
everces dans l'armée russe en 1S2S les maladies épidémiques ne
pouvaient être entièrement oubliés. C'esl -ans doute ce souvenir qui
avait en partie décidé les généraux russes à quitter la Dobrutcha
pour remonter le Danube et se porter sur Silistrie, et qui lit en-
suite lever brusquement le siège de cette place après des assauts hn-
puissans. mais non infructueux. La ville, ébréchée de toutes parts.
• à la veille de tomber: la vaillance des défenseurs semblait près
d'être écrasée par le grand nombre et les efforts désespérés des as-
UNE mission MEDICALE EN CRIMÉE. 507
saillans. La retraite des Russes sur la rive gauche du Danube jeta
dans les troupes alliées, impatientes de marcher au combat, un sen-
timent de surprise pénible et presque de découragement. Le maré-
chal de Saint-Arnaud comprit qu'A Fallait opérer une puissante di-
version morale, occuper ses soldats, les tirer d'une inaction fatale,
réveiller leur ardeur et répondre par un de rr+ grands coups d'une
tudace sagement calculée à l'attente de l'Europe. En ce moment,
te cabinet de. Saint-James insistait vi\ement pour qu'on allât en
Crimée détruire Sébastopol el la Hotte russe de la Mer-Noire. Les
instructions du maréchal de Saint-Arnaud, moins impératives, lui
laissaient sur ce point, toute liberté d'action. On commença donc par
faire explorer les côtes de (aimée, et des que l'expédition fut re-
connue possible, elle fut irrévocablement, décidée malgré l'avis con-
traire (les amiraux commandant les Hottes alliées, qui redoutaient
l'inconstance de la mer dans nue saison déjà avancée.
(l'est au milieu des préoccupations causées par ce prochain départ
que la nouvelle de l'apparition non équivoque du choléra vint sur-
prendre l'armée. \ la date du '.(juillet, le fléau s'étail montré dans
les hôpitaux de Varna; il fut sans doute importé en Orient, avec les
contingens successifs de la 5e division, embarqués dans le midi de
la France, dont les populations étaient, en proie â l'épidémie. Il lit
d'abord son apparition au Pirée, puis à Gallipoli, OÙ il enleva en
quelques heures les généraux duc d'Elchingen el Carbuccia. L'ex-
pédition de la Dobrutcha ne tarda pas à lui fournir de nouvelles
victimes. Ou sait dans quelles circonstances elle s'accomplit. Quel-
que grand que fÛ1 le désir de porter immédiatement les armées
alliées en Crimée, on ne pouvait j songer avant une quinzaine de
jours. Ce délai était indispensable pour les préparatifs du départ;
on crut devoir en profiter pour faire une démonstration qui in-
quiétât l'ennemi et le trompai sur les projets d'attaque contre Sé-
bastopol. D'après les rapports officiels d'un colonel d'état-major
envoyé sur les lieux, les Russes avaient à 45 lieues de Varna, aux
environs de Babadagh, 10,000 hommes de troupes avec -Sa pièces
de canon. Les trois premières divisions de l'armée française furent
envoyées à leur recherche; elles devaient suivre le littoral de la
mer pour la, facilité des ra\ iiaillemens. On comptait atténuer l'in-
fluence cholérique par les changemens quotidiens des bivouacs.
Le "il juillet, le général Espinasse, qui commandai! par intérim la
première division, pendant que le général Canroberl explorait les
côtes de la Crimée, reçut l'ordre de se porter sur Mangalia à la tète
de 10,500 hommes, dont 328 officiers. Seize officiers et »2ô soldats
■ taienl restés à Varna dans les infirmeries et les hôpitaux. Le!" ré-
tent de zouaves, transporté par mer à Kustendjé, devait opérer
508 REVUE DES DEUX MONDES.
comme tète de colonne sous les ordres du général Yussuf, et soute-
nir 2 ou 3,000 spahis d'Orient organisés avec les bandes indiscipli-
nées des bachi-bozouçks. Le médecin en chef de cette division étail
\1. Gazalas, homme d'énergie, qui avait fait preuve d'un profond
savoir dans son enseignement à l'école du Val-de-Grâce (1). Il avait
sous ses ordres des médecins d'élite tels que MM. Quesnoy, — Bailly,
enlevé quelques jours plus tard par le choléra, — et Raoul de Long-
champs, qui résista comme par miracle aux atteintes du fléau. Les
moyens de transport destinés aux malades comprenaient 05 paires
de cacolets, 5 paires de litières, quelques caissons d'ambulance, et
un certain nombre d'arabas.
Pour franchir les 11 kilomètres qui marquaient la première étape
de Franka à Kapakli, les soldats restèrent pendant dix heures sur
pied, exposés toute la journée à un soleil de 30 degrés. Dans la
soirée, quatre cas de choléra se déclaraient dans la colonne expédi-
tionnaire. Repartie le 22 à quatre heures du matin, la division n'ar-
riva que vers sept heures du soir à Tcbatal-Tchesmé. Elle n'avait fait
que 1S kilomètres, mais la chaleur était accablante; le thermomètre
marquait 33 degrés. La marche était difficile par un chemin étroit
qui passait sur des pentes âpres et rai des. Au-delà de ce bivouac, la
colonne descendit dans une plaine nue, dépouillée de toute végé-
tation arborescente , et longue de 200 kilomètres : c'était la Do-
brutcha, couverte de lacs et de marais, dont les émanations pesti-
lentielles vicient l'atmosphère, surtout dans cette saison de l'année.
Les géographes l'ont encadrée entre le Danube et les murailles du
camp de Trajan, mais la topographie médicale en recule les limites
au sud, jusqu'auprès de Kavarna, où les troupes arrivèrent trois
jours après leur départ de Varna.
Les campemens qui marquèrent les étapes suivantes furent tous
d'une égale insalubrité. A Sattelmuch-Gol, à Mangalia, à Orgloukoï,
(1) J'ai dit, en parlant du Val-de-Gràce, qu'un cours approfondi de plaies d'armes à
feu n'v était pas professé. Il n'en faudrait pas induire que cette partie de l'enseignement
est mise de côté. Je me plais à reconnaître que les professeurs de cette école ont tou-
jours saisi avec empressement les occasions d'initier leurs élèves aux pratiques de la
médecine militaire et au traitement des blessures de guerre Le désir que j'ai voulu ex-
primer, c'est tout simplement que le traitement des plaies d'armes à feu, au lieu d'être
enseigné accessoirement dans plusieurs cours et par des maîtres différens, acquit uni-
plus grande importance, étant confié à un professeur particulier, pour qui on créerait,
quand on le pourrait, une chaire spéciale de blessures de guerre. Déjà le ministre, M. le
maréchal Vaillant, pour qui la santé du soldat est un objet de constantes préoccupa-
tions, a doté le Val-de-Gràce, au mois de juin 1857, d'une chaire spéciale pour les ma-
ladies et les épidémies des armées. MM. les professeurs, dout j'ai pu apprécier le pro-
fond savoir pendant dix années, ne peuvent douter que je ne sois resté avec eux en
communauté de vues et de sentimens. Le seul vœu que je forme, c'est qu'on ajoute un
nouveau lustre à l'enseignement si renommé du Val-de-Gràce.
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMEE. 599
à Kustendjé même, comme sur les ruines du village de Kergeluk,
on ne trouve pour camper que des bas-fonds marécageux dont les
eaux sont empoisonnées par des matières végétales en dissolution.
A mesure que l'avant-garde se rapprochait du Danube et refoulait
quelques partis de Cosaques, qui n'opposaient aucune résistance sé-
rieuse, l'aspect du pays devenait de plus en plus désolé, les cultures
disparaissaient, toute trace de végétation s'effaçait. On rencontrait à
peine çà et là quelques fûts de colonnes brisées et des lumidi de la
date la plus reculée, muette protestation d'une civilisation antique
contre la barbarie moderne. Depuis l'invasion des Russes en 1828,
ces contrées, affreusement ravagées, sont devenues presque désertes.
Quelques pâtres, dont la constitution présente les caractères de la
cachexie paludéenne, sont à peu près les seuls habitans de la Do-
brutcha. Ils sont réduits, comme les bestiaux dont ils ont la garde,
à faire usage d'eaux impures, puisées à des lacs, à des citernes ou
à des puits abandonnés. Dans ces conditions fâcheuses, l'armée eut
en outre à supporter des pluies d'orage et de nombreuses vicissitudes
atmosphériques de chaleur et de refroidissement. 11 n'en fallut pas
plus pour que le choléra, jusqu'alors presque inoffensif, fît une su-
bite et terrible explosion. Dans la nuit du 30' juillet, 300 zouaves
sont atteints d'une manière foudroyante; les bachi-bozovks sont tout
aussi maltraités. Le général Yussuf se disposait à marcher en avant,
mais les coups redoublés de l'épidémie le forcent à rétrograder. Ses
troupes ont à peine le temps d'enterrer les cadavres qui tombent le
long de la route. 11 fait transporter, malgré tous les obstacles, sur
les chevaux et par les prolonges d'artillerie, les cholériques, dont
le nombre grossit à charpie instant avec une rapidité désespérante.
La colonne du général Espinasse, sur laquelle le fléau s'est égale-
ment abattu, revient, de son côté, vers ses anciens bivouacs, si-
tués près du grand lac de Pallas. Elle est forcée d'y laisser jusqu'au
lendemain dans une ambulance un grand nombre de cholériques
qu'elle ne peut emporter. Le 31 juillet, toute la division arrive à
kustendjé. Elle trouve les maisons pleines de bachi-bozouks. Dix-
huit cents cholériques attendent leur tour d'embarquement sur les
frégates à vapeur; 1,200 cadavres sont mis dans des fosses creusées
autour de cette place.
L'arrivée inattendue à Kustendjé du général Canrobert, qu'appe-
laient tous les vœux, produisit une touchante et bien vive émotion.
Le général assembla un conseil médical, imprima une nouvelle éner-
gie aux mesures déjà prises par le général Espinasse, que venait
d'atteindre le choléra, et releva ces mâles courages, que le fléau
faisait courber. La division, faisant des efforts inouis pour transpor-
ter les cholériques qui tombaient à chaque instant, arriva le 3 août
000 REVUE DES DEUX MONDES.
à Mangalia, où la prévoyance du général Ganrobert avait fait venir
des ressources de toute nature et surtout des vivres frais, du vin,
de l'eau-de-vie, du café et du sucre. Elle comptait par centaines
les nouveaux décès; deux mille malades furent embarqués pour
Varna. Le séjour marécageux de Mangalia était rendu plus dange-
reux encore par la décomposition putride des nombreux cadavres
que les bachi-bozouks avaient laissés partout sans sépulture. 11 au-
rait fallu fuir au plus vite ce lieu pestiféré; mais les soins à donner
aux malades, les \ides que le choléra avait faits dans les rangs des
officiers de santé, victimes d'un dévouement à toute épreuve, la né-
cessité d'organiser un service de soldats infirmiers fournis par les
régimens, le temps pris par l'embarquement des malades et le ravi-
taillement de la division, ne permirent pas de la diriger sur Varna
avant le 7 août. Le fléau sévit encore jusqu'à ce moment; mais le 9,
dès que la colonne arriva sur les hauts plateaux de Kavarna, char-
gés d'un air oxigéné et purifié par les forêts séculaires des Balkans,
une amélioration subite se fit sentir dans l'état sanitaire, l'épidémie
avait beaucoup perdu de son intensité. Quelques jours plus lard, la
division rentrait dans son camp de Franka, où l'on dressait de
grandes ambulances sous tentes dans les conditions les pins hygié-
niques. 11 lui restait la moitié à peu près de son effectif, l'autre moi-
tié était dans les hôpitaux ou sous terre. Les bachi-bozouks avaient
l'ait des pertes plus cruelles encore; M. Cazalas estime qu'il en est
mort près de la moitié.
La 2e division s'était engagée dans la Dobrutcha à la suite de
la lr°. Arrivée à Mangalia, elle se trouva tout à coup aux prises avec
le choléra et frappée sans merci; mais le général Bosquet, dans le
cours de ses opérations, tint la main avec une fermeté toute parti-
culière à ce <pie les mesures hygiéniques conseillées par les méde-
cins fussent exécutées rigoureusement. Jamais les soldats en marche
ne négligèrent de faire la soupe et le café, si longue (pie fût la
course de la journée et si rare que fût l'eau. On la tirait le plus sou-
vent de puits qui étaient peu nombreux et d'une profondeur extraor-
dinaire. 300 arabas, moyens de transport dont la 2e division dis-
posait, avaient été répartis entre les différens corps, en sorte que
non-setilement chacun avait avec soi ses vivres, mais pouvait encore
veiller sur les paysans et sur les bœufs, toujours prêts à déserter.
Cela n'empêcha pas quelques-uns des premiers de prendre la fuite,
mais du moins les voitures et les bêtes de trait restaient, et on en
était quitte pour donner l'aiguillon à quelques soldats qui se fai-
saient bou\ iers. A mesure que ces chariots étaient dégarnis de vivres
par la consommation journalière, on y mettait des malades, et ainsi
on augmentait dans une proportion énorme les moyens de trans-
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMEE. 001
port ordinaires des ambulances. A chaque bivouac, on creusait de
grandes fosses pour enterrer les morts. Un jour, le général Bosquet
dit à un vieux soldat qui, la pipe à la bouche, recouvrait de terre
ses camarades avec une apparente insouciance : « Fermez cette
fosse; il y en a assez. — J'ai bien le temps, mon général, il en vien-
dra d'autres, » répond le fossoyeur, qui se sentait atteint mortelle-
ment par le choléra. Quelques minutes plus tard, il tomba dans la
fosse ouverte, et son cadavre occupa la place qu'il avait préparée.
La 2e division n'était plus qu'à 8 kilomètres de Varna, quand un
aide-de-camp du général en chef vint annoncer que les hôpitaux, déjà
trop remplis, ne pouvaient plus recevoir de malades. Le général Bos-
quet fit répondre qu'il en était très-heureux, qu'il saurait se passer
d'hôpitaux et placer ses malades dans des conditions plus hygiéni-
ques. Quelques instans plus tard, tous les cholériques étaient in-
stallés sous des tentes dressées sur de hauts plateaux au milieu des
bois. Des soldats de bonne volonté et pleins de cœur firent le mé-
tier d'infirmiers avec un rare dévouement. De nombreuses guérisons
attestèrent l'opportunité des mesures prises, et bientôt le choléra, sa-
gement combattu, devint à peu près inoffensif. La mère Philippon,
qui jouissait d'une grande popularité parmi nos soldats, se distin-
guait entre toutes les cantinières par un zèle infatigable; nuit et
jour elle était sur pied. Elle excellait dans le vocabulaire pittoresque
des camps. « Comment va la gargoulette? comment va le bidon? »
Cela voulait dire : « As-tu soif? as-tu faim? » Les bons mots de la
mère Philippon passaient de bouche en bouche et faisaient rire même
ceux qui en avaient le moins envie.
Quelques médecins attribuent à certains sols, selon l'état de sé-
cheresse ou d'humidité, une influence sur l'évolution meurtrière du
choléra. Ils ont recherché dans la succession des étages géologi-
ques, depuis le granit jusqu'aux terrains tertiaires inclusivement,
les modifications que peut en recevoir le miasme épidémique : les
faits observés se sont presque toujours mutuellement contredits.
\insi quelques observateurs attribuent une certaine immunité égale
aux terrains secs et granitiques et aux terrains marécageux. La
Dobrutcha a donné un cruel démenti à cette dernière opinion.
On a avancé que le choléra régnait déjà dans cette plaine quand
nous y avons pénétré. Cette assertion ne paraît aucunement fondée.
Il est certain que M. le commandant d'état-major Balland, qui, vers
cette époque, avait visité le Danube du côté de Silistrie, n'avait ja-
mais entendu parler du choléra ni à l'armée d'Omer-Pacha, ni parmi
les populations des villages où il plantait sa tente. Il ne demeure
que trop démontré que le germe de l'épidémie était en quelque sorte
à l'état latent dans les rangs de notre armée, et que les moindres
causes en devaient provoquer le développement subit.
602 REVUE DES DEUX MONDES.
Si le choléra est inconnu dans son essence, si les causes qui le font
naître nous échappent, celles qui retendent et le propagent devien-
nent de plus en plus manifestes. Les malheurs survenus dans la
Dobrutcha prouvent clairement que la violation des règles de l'hy-
giène, l'insalubrité, la misère, en excitent prodigieusement l'activité
meurtrière et en forment le véritable élément. 11 serait aisé d'établir
que les recrudescences de ce fléau, qui a sé\ i à plusieurs reprises sur
l'armée d'Orient, ont constamment coïncidé avec des situations de-
venues plus critiques, des influences dépressives de l'économie, des
privations et des fatigues extraordinaires.
Le remède spécifique du choléra est encore à trouver, mais la
médecine n'est pas réduite a l'impuissance : elle donne de sages
conseils préventifs qui ne sont que trop rarement suivis, et quand
le mal est déclaré, elle fournit également de précieuses indications.
Une indisposition avec tendance au refroidissement, un malaise gé-
néral et surtout un dérangement d'entrailles avec diarrhée sont des
signes précurseurs, des avertissemens dont il faut tenir grandement
compte en temps d'épidémie cholérique. En se soignant immédiate-
ment, on est à peu près certain d'échapper au choléra, ou de n'avoir
qu'une simple çholérine sans danger sérieux. Les cas foudroyans
sans prodromes sont tellement rares, qu'aux yeux de beaucoup de
médecins ils u'existenl pas. Les soins à prendre sont bien simples :
rester au lit, faciliter une salutaire transpiration par des infusions
aromatiques chaudes, mettre une ceinture de flanelle, observer la
diète. La çholérine n'exige pas d'autre traitement. Dans la période
algide, il s'agit principalement de ramener la chaleur et la circula-
tion du sang. On a également recours à des boissons chaudes aro-
matiques et à quelques gouttes d'éther. Les bains de vapeur à la
manière orientale ont un effet remarquable; M. Cazalas en a tiré un
excellent parti dans les hôpitaux de Constantinople. Les frictions
rudes pratiquées sur tout le corps, les sinapismes promenés sur les
extrémités, les couvertures de flanelle chauffées, les cruchons d'eau
bouillante, etc., sont encore des moyens d'une utilité reconnue. Ces
indications n'ont pu recevoir une application assez large, on le con-
çoit, dans la Dobrutcha: l'insuffisance de la stimulation laissait tom-
ber le pouls et la chaleur jusqu'à complète suppression, et beaucoup
de malades mouraient sans réaction.
L'excitation poussée trop loin a aussi ses dangers; elle détermine
des mouvemens de réaction fluxionnaires, des congestions xiscérales
souvent mortelles. On se trouve ici entre deux écueils, l'insuffisance
et l'excès. L'apparition de la réaction est un indice de guérison à peu
près infaillible, si cette réaction est sagement conduite. La saignée,
les boissons acidulées en arrêtent la violence. La convalescence exige
les plus grands ménagemens, les rechutes étant toujours fort graves.
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMÉE. 603
Ce traitement, on le voit, est facile à saisir. 11 est simple, rationnel,
trop simple peut-être pour satisfaire les malades, qui ne veulent pas
toujours se contenter de remèdes ordinaires.
Le choléra e^t transmissible par l'air. 11 n'est pas contagieux
dans le sens rigoureux du mot, sans quoi les médecins en seraient
tous atteints. 11 a dans ses pérégrinations deux allures différentes :
tantôt il va de proche en proche pour faire son tour du monde,
tantôt il saute par-dessus des populations qui semblaient menacées,
pour aller porter des coups imprévus en des endroits où on ne
pouvait l'attendre. Dans ces derniers cas, il est probable qu'il a été
importé; mais qu'il soit importé ou non, partout où préexistent des
causes d'affinité, quelques précautions sanitaires que l'on prenne,
il arrive fatalement; de même il se retire spontanément sans qu'on
puisse dire pourquoi. Quand les circonstances favorables à son évo-
lution n'existent pas, on peut l'importer sans danger; il ne se dé\e-
loppe pas. Durant la guerre d'Orient , il n'y a pour ainsi dire pas
eu de semaines que nous n'ayons apporté îles cholériques par les
bateaux à vapeur à Constantinople; cependant l'épidémie n'a pas
sévi sur la population musulmane.
La douloureuse impression causée par l'expédition de la Dobrutcha
ne tarda pas à s'effacer. L'armée allait s'embarquer pour la Crimée
et entrer véritablement en campagne. Les combats et de nouvelles
maladies allaient nécessiter la création de nombreux établissemens
hospitaliers. De 1854 à 1856, dix-neuf hôpitaux français fuient suc-
cessivement installés à Constantinople, dans des bàtimens de quatre
espèces différentes : casernes, hôpitaux turcs, palais, baraques en
bois. Rappeler les circonstances qui ont amené la création de ces
divers établissemens, ce sera noter aussi les époques les plus meur-
trières de la campagne.
II.
Le 14 septembre 1854, les trois flottes alliées avaient débarqué
sans combat sur le sol de la Crimée, à Oldfort, 137 bouches à feu,
61,200 hommes, dont 27,000 Français, un nombre égal d'Anglais et
6,000 Turcs. La victoire remportée le 20 septembre versa dans nos
ambulances 1,033 blessés français et plusieurs centaines de Russes
atteints par nos projectiles. Les uns et les autres furent, immédia-
tement après le premier pansement, transportés à bord des bàti-
mens de la flotte, et de là à Constantinople, où ils inaugurèrent le
1h septembre l'hôpital de Dolma-Raktché, situé à 500 mètres du
Rosphore. Cet hôpital, presque exclusivement réservé aux blessés,
comprenait deux corps de bàtimens isolés parfaitement distincts :
004 REVUE DES DEUX MONDES.
l'un, plus élevé, était l'hôpital de l'artillerie de la garde ottomane:
l'autre, a 100 mètres plus bas, contenait 000 lits. Les navires arri-
vant de Crimée mouillaient à l'entrée de la Corne-d'Or, près de
Top-Hana. Les blessés, placés sur des chalands et conduits au dé-
barcadère de Dolma-Bak tché, étaient emportés sur des brancards par
des infirmiers ou des soldats turcs. Du 24 septembre 1854 au 1" avril
1850, cet hôpital a reçu 8,582 malades, presque tous blessés; il en
est mort 2,1518. La direction de cet important service avait été con-
Gée à un chef fort habile, M. le docteur Salleron. ,
Les officiers blessés à l'Aima inaugurèrent de leur côté l'hôpital
de Gaulidjé, sur la côte d' \sie, et dont le pied baigne dans les eaux
du Bosphore. Le vice-roi d'Egypte avait mis libéralement à notre dis-
position ce domaine, qui lui sert de maison de plaisance. Les beaux
jardins accidentés, l'air pur, les élégans kiosques font de ce site un
séjour enchanteur. A côté se trouvait le palais de Fuad-Pacha, mi-
nistre des affaires étrangères. Deux jeunes Arméniennes de son harem
mirent en défaut l.i \igilance des eunuques. Leurs chants, les sons
de leurs pianos avaient attiré l'attention de deux aides-majors qu'elles
voyaient, à travers le grillage de leurs fenêtres, épier leur présence;
elles s'éprirent de leurs admirateurs, et réussirent même un beau
jour à s'évader sous le costume d'un des fils du pacha. Le lende-
main elles étaient réintégrées clans leur prison. Cette escapade au-
rait eu les proportions d'un événement sans la prudence de Fuad-
Pacha, qui se contenta de reprendre les fugitives. On n'en a pas
moins prétendu, mais à tort, je n'en doute pas, que, suivant la cou-
tume ottomane, ces deux infortunées furent renfermées dans un sac
et jetées dans le Bosphore. Plus tard, les officiers blessés quittèrent
l'hôpital de Caulidjé pour l'hôtel de l'ambassade russe; les deux ou
trois cents lits installés dans le palais de Mehemmed-tVli furent affec-
tés aux soldats.
On se rappelle que l'armée alliée n'avait, en mettant le pied sur
le sol de la Crimée, que des canons de campagne tout à fait incapables
de lutter contre les grosses pièces d'artillerie de marine qui la bom-
bardaient du fond de la rade de Sébastopol. 11 fallut se préparer à
un siège en règle. Les travaux d'investissement et de circonvallation
sont vivement poussés; de nombreux bataillons et des compagnies
de francs-tireurs protègent les travailleurs. Nuit et jour, une moitié
de l'armée est exposée à la mitraille et aux intempéries, pendant
que l'autre moitié se repose un moment pour reprendre son tour.
De nouvelles troupes arrivent journellement et grossissent encore
le chiffre des malades. D'autre part, l'insuccès du feu ouvert le
17 octobre 1854 contre la place par les vaisseaux des deux flottes
combinées et par 120 pièces de siège mises en batterie amène de
DNE MISSION MEDICALE EN CRIMÉE. 605
nouveaux blessés, et semble bien démontrer que la ville de Sébas-
topol, défendue alors par une garnison de 32,000 hommes (1) et
par l'armée de secours placée sous les ordres du prince Menchikof,
n'aurait pu être enlevée par un coup de main. Les évacuations de la
Crimée sur Gonstantinople se succèdent rapidement. Dans le mois
d'octobre, on ouvre deux hôpitaux fort importans, — l'un pour
1,200 malades à Ramis-Tchiflik, belle caserne située dans la plaine,
de Daoud-Pacha, — l'autre sur les hauteurs qui dominent le Bos-
phore, du côté de Péra, dans les bàtimens de l'école préparatoire,
disposés pour recevoir 400 lits. Les mois suivans, on installe de nou-
veaux hôpitaux. Dans les grands jardins de la pointe du Vieux-Sérail.
à Gulhané, le génie militaire élève des baraques pour 1,800 malades.
Au-dessus de celles-ci, le palais de l'université, édifice monumental
en pierres de taille et encore inachevé, est disposé pour un hôpital
de 1,400 lits. Ces deux établissemens, créés dans le quartier de la
vieille aristocratie ottomane, au cœur de Stamboul, indiquent à quel
degré de tolérance étaient arrivés les Turcs à notre égard. Dans le
faubourg de Péra, on ajoute aux hôpitaux précédemment établis
celui de l'école militaire, d'une contenance de 1,100 lits, réduits
bientôt à 500 par un incendie, et celui du terrain des manœuvres,
contenant 1,200 places sous baraques. La caserne de Daoud-Pacha.
affectée d'abord à un dépôt de convalescens, devient elle-même un
hôpital de 1,200 malades. Tandis qu'on créait de si grandes res-
sources pour le service hospitalier, on dressait à Maslak, sur les
hauts plateaux profondément ravinés qui bordent le littoral du Bos-
phore, des camps baraqués pour 25,000 hommes, qui ont été d'un
secours inappréciable au moment du typhus. La pharmacie cen-
trale, chargée de pourvoir au service médical de Crimée et de Con-
stantinople, était installée sur le bord de la mer, près de Bachistach,
dans le vaste hôtel d'un pacha.
Les deux tiers environ des fiévreux reçus dans les hôpitaux de
Constantinople étaient atteints de diarrhée ou de dyssenterie. La
diarrhée a été si générale, que l'on peut dire que les maladies étaient
presque toutes précédées par une diarrhée à l'état aigu et terminées
par une diarrhée à l'état chronique. Cette funeste complication n'est
pas un fait particulier a l'année d'Orient; on l'observe dans toutes
les années en campagne : elle tient au genre de vie du soldat, à la
mauvaise nourriture, à la nostalgie, à mille influences qu'il n'est
pas toujours possible de prévenir. La dyssenterie a presque toujours
pour phénomène initial une diarrhée plus ou moins intense, dont
(I) Dont 21,000 marins, rendus disponibles par Féchouement des vaisseaux qui
avaient servi à barrer la rade.
606 REVUE DES DEUX MONDES.
elle est en quelque sorte le second degré. Des altérations intesti-
nales allant jusqu'à l'ulcération indiquent également la lésion ana-
tomique dans les deux maladies. La diarrhée aiguë, si fréquente
parmi les soldats qui entrent en campagne, se guérit le plus souvent
en quelques jours par le repos, par lf régime, par l'application d'une
ceinture de flanelle, au besoin par des boissons féculentes et par
quelques gouttes de laudanum. S'il était toujours possible de la trai-
ter par ces simples moyens et de prévenir des récidives par quelques
soins hygiéniques, on diminuerait certainement de plus de moitié le
nombre des maladies réelles et de la mortalité. Un émétique ou un
éméto-cathartique dissipe presque toujours en peu de temps les em-
barras gastriques qui peuvent compliquer cette affection. A l'état
chronique, c'est-à-dire avancé, les astringèns tant préconisés ne
donnent qu'une amélioration éphémère plus apparente que réelle;
ils ont paru plus nuisibles qu'utiles. Le meilleur tonique est le vin
de bonne qualité, a doses potites et répétées, dont le médecin doit
surs ciller les ell'ets. I ne légère dose d'opium seul, ou, mieux en-
core, donné en même temps que l'ipécacuanha ou le sulfate de ma-
gnésie a faible dose, a été le plus efficace de tous les agens théra-
peutiques. I n régime sévère et persévérant peut seul prévenir des
rechutes très souvent fatales.
Cette affection aurait l'ait plus de ravages encore sans le ressort
moral qui, pendant toute la campagne, en dépit de tout, soutint
les troupes françaises, et qui ne se manifestait jamais avec plus de
puissance que dans les momens les plus critiques. L'importance du
bastion Malakof avait été reconnue : on poussait activement les pré-
paratifs d'attaque. Les Russes, de leur coté, exécutaient rapidement
de sérieux travaux de contre-approche qu'on résolut d'enlever dans
la nuit du 23 au 24 février 1855. Le général Bosquet parcourait les
tranchées, où les soldats avaient de la boue jusqu'à mi-jambe. Il les
disposait pour le combat, quand un factionnaire qui venait d'être
blesse à la tête lui présente les armes. Voyant le sang couler de sa
blessure, le général lui demande pourquoi il ne va pas à l'ambu-
lance. « Mes souliers sont troués, répond-il, faisant allusion à l'em-
pressement avec lequel ses camarades se disputaient certaines dé-
pouilles des Russes; cette nuit il y aura distribution de bottes, je
veux y assister. »
Ce n'étaient pas seulement le choléra et la dyssenterie, c'étaient
aussi des fièvres de diverse nature qui peuplaient nos hôpitaux
d'Orient. Les miasmes que répand la décomposition putride des ma-
tières végétales vicient l'atmosphère et produisent sur l'économie les
effets d'un véritable empoisonnement, dont la nature cherche à se dé-
barrasser par des accès de fièvres critiques et périodiques. Cette fièvre
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMEE. 007
spéciale, qu'on a appelée intermittente pour la distinguer de la lièvre
continue, déterminée par d'autres maladies, est caractérisée par trois
périodes bien marquées : le frisson d'abord, puis la chaleur, enfin
la sueur. Cependant elle s'est rarement montrée en Crimée sous ce
type pur et franc. Le plus ordinairement les accès étaient incom-
plets, ou bien la chaleur débutait d'emblée sans frisson initial et sans
être suivie de transpiration. Cette maladie semblait n'être qu'une
complication des fièvres continues. De même il était assez rare que
les affections continues parcourussent toutes leurs phases sans se
compliquer de phénomènes intermittens. Les maladies étaient donc
généralement rémittentes. On appelle ainsi les maladies composées
d'un élément fébrile continu et d'un élément fébrile intermittent.
Les accès de fièvre rémittente étaient rarement complets. Le moin-
dre accès intermittent déterminait des accidens rapidement mortels
quanti il survenait pendant le cours d'une fièvre continue, alors que
l'économie avait déjà reçu de graves atteintes par les privations, la
diarrhée, le scorbut ou toute autre maladie chronique. Dans ces af-
fections complexes, quand l'intermittence n'était que secondaire, le
premier soin était d'attaquer l'élément fébrile continu par des vomi-
tifs, s'il était représenté par un embarras gastrique, par la saignée,
s'il y avait pléthore, etc. En même temps, dès les premiers accès
intermittens ou rémittens, il fallait se hâter d'en prévenir le retour
par deux ou trois doses de sulfate de quinine à J ou 2 grammes. Les
accès de lièvre intermittente pernicieuse d'emblée sont déterminés
par une intoxication paludéenne profonde. Dans la Dobrutcha, on
en a observé un certain nombre; ils ont été rares en Crimée.
Le nombre toujours croissant des fiévreux rendit encore insuf-
fisans les établissemens hospitaliers de Constanlinople. Le sultan
offrit avec une généreuse spontanéité un palais à peine terminé qui
portait-son nom, et qui devint alors l'hôpital de Péra. L'architecture
de ce palais, dans le style oriental, est fort belle et d'une grande soli-
dité; chaque angle est marqué par un pavillon que surélève un nou-
vel étage. Ln minaret central, orné de plusieurs rangées de galeries
découpées à jour, s'élance avec vigueur dans un ciel d'azur, et prête
à ce monument quelque chose d'aérien sans ôter à l'ensemble son
caractère majestueux. Le rez-de-chaussée, élevé de deux mètres au-
dessus du sol, et le premier étage présentent d'immenses et larges
galeries éclairées du côté de la cour par des travées cintrées dont les
arceaux retombent sur de hauts et élégans piliers; ces ouvertures
sont fermées par de grandes fenêtres. Les galeries auraient dû ser-
vir exclusivement de promenoir pour les jours de mauvais temps. Il
est regrettable qu'on ait été dans la nécessité d'y installer des lits,
mais il fallut tirer parti de toutes les ressources pour loger 2,000
*30S REVUE DES DEUX MONDES.
malades. Nous avons déjà signalé les dangers d'une grande réunion
d'hommes atteints de maladies graves, forcés de rester presque tou-
jours couchés; c'est donner trop de prise à l'infection, qui est pour
une très grande part dans la mortalité. Les eaux, de bonne qualité et
abondantes, étaient amenées de la belle forêt de Belgrade, où les
étrangers vont admirer les gigantesques aqueducs de Constantin et
les barrages plus merveilleux encore des eaux, qui sont retenues par
d'énormes blocs de marbre transportés à grands frais sous le règne du
sultan Mahmoud. En face de l'hôpital de Péra s'élevaient les côtes
d'Asie, la ville de Scutari et son mamelon profondément raviné, qui
descend au Bosphore et domine le grand champ des morts, planté d'ar-
bres toujours verts. Les malades venant de Crimée étaient débar-
qués à Bachistach, ils n'étaient séparés de l'hôpital que par 2 kilo-
mètres; mais la montée est si raide, que les convalescens eux-mêmes
avaient grand'peine à faire le trajet à pied. A la tête de ce grand éta-
blissement ont été successivement placés des médecins renommés,
MM. Scoutetten, Morgues et Cainbay. Tous trois se sont efforcés de
réduire le plus possible le chiffre de la population hospitalière, mais
les lits ne restaient jamais inoccupés : la Crimée nous envoyait cha-
que jour de nouveaux malades; chaque navire en apportait de 2 à
300. Après la prise du bastion Malakof, l'hôpital a reçu dans un
seul jour jusqu'à 800 malades, dont 595 étaient des prisonniers
russes grièvement blessés. La plupart de ces derniers ne consentirent
pas d'abord à subir les grandes opérations que leur état exigeait; ce
n'est que plus tard, en voyant mourir leurs camarades, qu'ils se dé-
cidèrent. Malheureusement ce retard était fatal, et pourtant ils ont
survécu en plus grand nombre que nos soldats, parce que leur con-
stitution était moins profondément altérée par les fatigues et les
privations. Ils se montraient doux et fort reconnaissans envers les
médecins français, qui les traitaient comme nos propres soldats,
au milieu desquels ils étaient couchés. Aucun ne chercha à s'éva-
der. Notre ration de pain blanc, d'une digestion plus facile que leur
pain de munition russe, ne leur suffisait pas; il fallut l' augmenter.
Ces soldats portaient sur eux des images de saints ou des croix en
cuivre suspendues au col dans un scapulaire; ils récitaient chaque
jour leurs prières dans leur lit sans se préoccuper du public. On
donnera une idée de l'importance de l'hôpital de Péra en rappelant
qu'il a reçu pendant les vingt-deux mois de son existence 27,500 ma-
lades, dont 9,460 sont sortis entièrement guéris, 13,000 ont été éva-
cués sur France ou sur d'autres hôpitaux, et 5,040 sont morts.
Depuis le 21 mai 1853, l'hôtel de l'ambassade russe à Péra était
resté fermé. A cette date remonte le brusque départ du prince Men-
chikof. Tandis que les officiers et les soldats français et russes en-
UNE MISSION" MÉDICALE EN CRIMEE. 609
combraient nos hôpitaux de Constantinople, les portes de ce palais,
assez vaste pour recevoir 400 malades, restaient impitoyablement
closes. 30,000 hommes, dont 22,000 de la garde, étaient réunis
dans les camps de Maslak pour renforcer l'armée de Crimée, ils su-
bissaient de nombreuses attaques de choléra qui jetaient de nou-
veaux malades dans nos établissemens. Après les nombreux et san-
glans combats du mois d'avril et du 1" mai 1855, après ce grand
et terrible duel d'artillerie qui nous avait livré d'importans travaux
de défense, on se décida à loger dans l'hôtel de l'ambassade les offi-
ciers blessés, français et russes. On transporta soigneusement tout le
mobilier dans desbàthnens réservés. M, Lelouis, médecin-major d'un
mérite incontestable, soignait les blessés avec un rare dévouement.
Cependant cet hôpital ne tarda pas à présenter des traces d'infec-
tion. Les plaies se recouvrirent de gangrène et de pourriture d'hô-
pital. Plus tard, le typhus importé de Crimée s'y propagea d'un
lit à l'autre. Quand la paix fut signée, le gouvernement français a
dépensé de fortes sommes pour remettre ce palais en bon état; on
le rendit beaucoup plus beau qu'on ne l'avait pris, on répara même
des dégradations antérieures.
Les sœurs de charité avaient ouvert dès le début de la campagne
près du faubourg de Péra un hôpital particulier qui ne tarda pas à
être fort recherché par les officiers. Chaque malade recevait dans
une chambre où il était seul des soins affectueux et intelligens. 11
pouvait s'y faire soigner par un médecin militaire de son choix.
Cette tolérance a été fort appréciée; l'hôpital des sœurs ne désem-
plissait pas.
Parmi les soldats français reçus dans les hôpitaux de Péra, plu-
sieurs avaient été blessés à la suite des rixes si fréquentes dans les
rues de ce faubourg, dont la population hétérogène, bien différente
de celle du quartier musulman de Stamboul, renferme un grand
nombre de repris de justice de tous pays. A Péra, les crimes se
commettaient en plein jour et restaient impunis. On assassinait au
milieu de la rue, et chacun suivait son chemin comme s'il n'avait
rien vu. A la requête du général de division Larchey, commandant
supérieur à Constantinople, l'ambassadeur de France, M. Thouvenel,
obtint l'autorisation de créer à Péra une police française. Nos gen-
darmes ont rendu là les services les plus signalés. Ils parvenaient
à arrêter les malfaiteurs; mais alors une nouvelle difficulté se pré-
sentait : ces misérables étaient réclamés par les chancelleries de leur
pays, qui, sous prétexte de les juger, leur rendaient la liberté. On
finit toutefois par s'entendre et par arriver à une sécurité relative
assez satisfaisante.
A l'époque où l'on convertissait l'hôtel de l'ambassade russe à Péra
TOME IX. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
en hôpital, on touchait aux combats les plus meurtriers de la cam-
pagne, et quelques mois plus tard la prise de Sébastopol semblait
mettre un terme h la guerre de Crimée: mais la tache du corps mé-
dical était loin d'être remplie, et si le nombre des blessés était moins
considérable, celui des malades augmenta bientôt, sous la double
influence du scorbut et du typhus, dans des proportions qui éveil-
lèrent la plus vive sollicitude. Alors, comme au début même de la
campagne, le gouvernement turc se montrait heureusement animé
des dispositions les plus propres à favoriser les efforts de l'adminis-
tration française. Contrairement à toutes les traditions, le sultan
venait d'assister à un bal somptueux donné par l'ambassadeur de
France. Des troupes ottomanes et françaises avaient fraternellement
formé la haie sur son passage; des salves d'artillerie annoncèrent
son entrée dans le palais de l'ambassade. Abdul-Medjid fut introduit
d'abord dans un élégant salon réservé où j'eus l'honneur de lui être
présenté. 11 me paria avec un vif intérêt du corps d'armée turc
que j'avais visité à Eupatoria, de la santé de ses soldats et des
nôtres, et m'engagea à visiter les hôpitaux militaires ottomans de
Constantinople, sur le compte desquels il voulait avoir mon opi-
nion. Le sultan comprend le français, il le parle même purement,
mais avec une réserve timide; aussi son ministre des affaires étran-
gères, Fuad-Pacha, qui a fait des études médicales à Paris, s'em-
pressait-il de traduire sa pensée dès que sa parole hésitait. Sa phy-
sionomie, naturellement un peu morne et rêveuse, s'anime pendant
la conversation, et prend tout à coup une remarquable expression
de finesse et de bienveillance. 11 fit son entrée dans le bal au milieu
de tous les hauts fonctionnaires de son empire couverts de broderies
en or et de croix en biïllans. Son costume était d'une riche simpli-
cité : une calotte de feutre rouge sans ornemens, un petit manteau
noir, à collet droit, ruisselant de gros diamans, avec la tunique eu-
ropéenne et le grand-cordon de la Légion d'honneur. Le parti des
vieux Turcs s'émut vivement à cette occasion; dans leurs alarmes,
ils allaient jusqu'à penser que le sultan, en recevant le grand-cordon
de la Légion d'honneur, se convertissait au christianisme. Pour les
tranquilliser, il fallut leur démontrer que l'étoile de la Légion d'hon-
neur est composée de cinq branches et non pas de quatre, comme
le signe du chrétien.
Le sultan s'avança gravement et à pas comptés dans la salle du bal,
promenant à droite et à gauche un regard calme, impassible, pres-
que distrait, quoiqu'il assistât pour la première fois de sa vie à une
semblable fête. Il prit place sur un siège réservé, d'où il parut suivre
avec quelque intérêt les plaisirs de la danse. Je ne sais quelle im-
pression Abdul-Medjid ressentit de cette exhibition de jolies femmes
UNE MISSION MÉDICALE E* CRIMEE. 611
et de brillantes toilettes; mais je doute que cette impression ait été
bien favorable à l'émancipation des femmes en Turquie. 11 se retira
au bout d'une heure avec le même cérémonial. J'avais remarqué que
les assistans s'écartaient respectueusement de sa personne; j'appris
que ce n'était pas seulement par déférence, mais à cause de l'éloigne-
ment que lui inspire le contact de l'homme, et qui s'expliquerait
par le souvenir des désastreuses épidémies si fréquentes en Orient.
Le sultan quitte pour ne plus le remettre le vêtement qu'un homme a
touché. On sait qu'il est servi exclusivement par les femmes de son
harem. Il n'adresse jamais la parole à personne en public; une ou
deux fois, au grand étonnement des musulmans, il a dérogé à cette
habitude traditionnelle en faveur du général Larchey. Il arrête son
regard plus ou moins longtemps sur la personne qu'il rencontre, se-
lon le degré d'estime qu'il veut témoigner. Il y a dans ce langage
muet du padi shah des nuances de sentimens intimes et de réserve
que la parole ne saurait exprimer. J'ai pu les saisir parfaitement
pendant le défilé des hauts fonctionnaires de l'empire devant le sul-
tan le jour de la cérémonie du heiram, ou baise-pied. Le défilé dura
plus d'une heure; le regard d'Abdul-Medjid ne se porta pas sur plus
de vingt personnes. Je remarquai qu'on ne faisait que le simulacre
du baise-pied, et chaque fois que par un hommage indiscret on tou-
chait le sultan, un geste léger témoignait de la subite et désagréable
impression qui était venue troubler la rêverie du souverain.
[II.
Les loisirs qui marquèrent pour nous le commencement de l'hi-
ver de 1856 furent bien courts. L'attention du corps médical dut
bientôt, je l'ai dit, se porter sur deux graves épidémies, — le scor-
but et le typhus, — qui sévirent avec une cruelle intensité.
En Grimée, comme partout ailleurs, le scorbut a été déterminé
par des causes débilitantes : une nourriture trop uniforme, compo-
sée souvent de viande salée et d'une quantité insuffisante de lé-
gumes frais, la malpropreté du corps, les fatigues, la nostalgie, les
émanations putrides, et surtout le froid humide et rigoureux de
l'hiver. La première période du scorbut est caractérisée par une
altération du sang et de la constitution, mais sans symptômes exté-
rieurs locaux très appareils. Une disposition générale aux hémor-
rhagies, une grande lassitude musculaire, des douleurs profondes,
notamment vers les pieds, douleurs que des médecins ont prises
à tort pour une maladie spécifique appelée acrodymie, le ralen-
tissement du pouls, la diminution de l'appétit, une décoloration
notable de la peau, une dilatation remarquable des pupilles, tels
612 REVUE DES DEUX MONDES.
sont les symptômes de cette première phase de la maladie. Les sol-
dats étaient rarement envoyés aux hôpitaux pendant cette période,
mais presque tous les hommes admis pour d'autres maladies avaient
en même temps le scorbut à ce premier degré. A la deuxième pé-
riode, les gencives se gonflent, se ramollissent, s'ulcèrent, répan-
dent une odeur infecte et nuisible : une sœur de charité est morte
d'une angine gangreneuse pour avoir respiré l'haleine d'un scor-
butique dont elle avait touché, à l'aide d'un pinceau imbibé d'acide
chlorhydrique, les gencives ulcérées. Les dents deviennent mobiles,
plus saillantes; les extrémités inférieures s'infiltrent, présentent des
taches livides, des épanchemens sanguins étendus, surtout à la par-
tie interne, des engorgemens séreux considérables. Les muscles, pri-
vés d'élasticité, sont durs et comme ligneux; le patient ne peut plus
marcher. Dans la troisième période, les ulcères grisâtres des gen-
cives gagnent les autres parties de la bouche; parfois ils perforent
les joues sous la forme de plaques gangreneuses, dont les glandes
parotides sont principalement le siège. Ils rongent entièrement les
amygdales et déterminent la carie des os maxillaires. Des hémor-
rhagies ont lieu par la bouche, le nez, les voies urinaires et intesti-
nales; le pouls devient extrêmement faible, l'amaigrissement et le
ramollissement des tissus font des progrès; enfin la cachexie séreuse
scorbutique se termine assez souvent par une asphyxie déterminée
à la suite d'un unième de la glotte et de l'épiglotte, qui empêche
l'air d'arriver dans les poumons. Souvent aussi des congestions se
forment dans les viscères, qu'on trouve après la mort infiltrés d'un
sang décoloré et très appauvri.
Le scorbut a régné sous forme épidémique, et s'est rarement pré-
senté sans être compliqué d'une diarrhée ancienne, d'une lièvre in-
termittente el rémittente, d'une bronchite, d'une pneumonie, etc.
Ces complications ont été les causes les plus directes de la mortalité
qu'a produite le scorbut. Le traitement à suivre est hygiénique bien
plutôt que thérapeutique. En quittant la Crimée, les scorbutiques
échappaient aux influences occasionnelles. A Constantinople et sur-
tout en France, le régime des alimens frais, prudemment ingérés,
suffisait presque toujours pour opérer la guérisoii, quand la maladie
était simple et sans complication.
Les troupes ottomanes campées à Eupatoria envoyaient chaque
mois à Varna un millier de scorbutiques, les plus gravement at-
teints; un court séjour dans un lieu où abondaient les légumes frais
rétablissait leur santé. Pour appliquer ce remède souverain aux scor-
butiques de notre armée, il n'eût fallu que découvrir une île propice
dans l'Archipel et obtenir l'autorisation de nous y installer. Méte-
lin semblait réunir les conditions requises, et dès les premiers jours
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMÉE. 613
de décembre 1855 je m'y rendis avec MM. de Courville, capitaine
du génie, et Quesnoy, médecin-major, sur le bateau à vapeur l'Ajac-
cio, uniquement affecté au service personnel de l'ambassadeur de
France, et que M. Thouvenel voulut bien mettre à ma disposition.
M. Laurent, capitaine du navire, nous fit arriver, malgré le mau-
vais temps, en trente-six heures à l'île de Mételin. Le consul de
France, M. Didier, nous procura des chevaux, amenés par des ca-
vas ou coureurs. Ces cavas suivent le cavalier et ne sont jamais
distancés par lui, quelle que soit l'allure du cheval. Peiné de voir
mon cavas courir à mes côtés par des chemins pierreux, je partis à
fond de train, pour le laisser en arrière. Je fus fort surpris de le
voir arriver avant moi, tout prêt à me tenir l'étrier pour m' aider a
descendre.
Mételin, l'une des plus grandes îles de l'Archipel, est l'ancienne
Lesbos, si renommée pour ses vins et ses courtisanes. Elle se trouve
à mi-chemin entre Smyrne et les Dardanelles; elle a la forme d'un
triangle; les angles se terminent par autant de caps : au nord le cap
Mativa, à l'ouest le cap Sigiï, à l'est le cap Sainte-Marie. La circon-
férence de l'île est d'environ quarante lieues, la longueur de seize
lieues sur douze de largeur. Le sol, très accidenté, est exempt de
marécages. Les plus hautes montagnes sont à la partie ouest de l'île :
le mont Ordinus, que l'on découvre de quinze ou vingt lieues, et
le mont Saint-Hélie, à l'extrémité orientale de la côte sud, forment
de hauts plateaux couronnés par le mont Olympe, dont la hauteur
est de 3,080 pieds anglais.
Outre divers mouillages, l'île possède trois excellens ports sur le
côté sud : le port Langan, le plus grand des trois; le port Sigri;
enfin le port Olivier, l'un des plus importans de l'Archipel. Le port
Olivier n'est qu'à six kilomètres de la ville de Mételin; il s'avance à
six lieues dans les terres sur une largeur de six kilomètres. De hautes
montagnes l'encadrent entièrement et l'abritent contre la violence
des vents. Les oliviers dont elles sont couvertes forment au-dessus
du port une magnifique couronne, et lui ont donné son nom. Le port
Olivier pourrait contenir aisément une flotte de cent vaisseaux. On
y entre par les vents du sud, on n'en peut sortir que par les vents
du nord. Un bateau à vapeur remorqueur ferait disparaître cet in-
convénient. Les montagnes situées à l'ouest sont garnies de pins
et de sapins de grande dimension, dont le bois alimente des chan-
tiers de construction pour d'assez forts navires de commerce. Une
douzaine de beaux villages sont assis sur la croupe adoucie des
monts. Au fond du port existe un établissement d'eaux thermales
légèrement salines, à 24 degrés Réaumur, appelé Quindros, possé-
dant deux piscines de marbre assez spacieuses pour contenir en-
tilA REVUE DES DEUX MONDES.
semble une centaine de baigneurs. Ces eaux, qui jouissent dans le
pays d'une grande réputation, pouvaient être utilisées pour nos ma-
lades; elles auraient été sans doute efficaces contre les indurations
et les douleurs de membres que laisse le scorbut.
Le sullan perçoit le dixième de la valeur de tous les produits de
l'île. Mételin en 1850 a exporté 300,000 quintaux d'huile d'olive,
mais l'hiver rigoureux de 1851 a attaqué les arbres, et la production
a été momentanément réduite à 100,000 quintaux. L'île compte de
nombreuses plantations de mûriers, et exporte chaque année environ
100,000 kilogrammes de soie. La production du blé est insuffisante
pour les besoins des insulaires. Les moutons sont très nombreux;
la chair en est excellente et se vend au détail 70 c. le kilogramme;
la laine brute vaut 35 fr. les 55 kilogr. Les bœufs sont conservés poul-
ie labour : ceux qui servent à la nourriture sont importés d'Asie,
dont la côte n'est distante que de 16 kilomètres. Les chevaux sont
très petits et semblables aux chevaux corses. Le lait de vache est
rare, mais celui de chèvre afflue pendant dix mois de l'année, et on
en fait de très bons fromages. Les légumes frais sont en grande
quantité et à très bas prix; j'ai vu vendre 5 cent, des choux qui, en
Crimée, coûtaient 2 fr. 50 c. Les pommes de terre sont de très bonne
qualité. Les oranges, les citrons abondent. Les poissons, dorades,
mulets, homards, sont à très bon marché. Le vin est chaud, géné-
reux, aromatisé avec des plantes labiées, ce qui à mon sens en affai-
blit les qualités. De riches mines d'antimoine sont, dit-on, en voie
d'exploitation; de belles carrières de marbre et même de charbon de
terre, découvertes à Policnity, ne sont pas encore exploitées.
Le chiffre de la population, évaluée à 70,000 âmes, comprend
20,000 Turcs, dont 10 ou 12,000 vivent dans la ville; le reste des
habitans, presque tous d'origine grecque, est réparti dans lh vil-
lages bien bâtis, où tout respire l'aisance. Le climat de l'île est très
salubre, doux et tempéré : l'oranger y croît en pleine terre. Les
maladies sont rares; la fièvre intermittente est, pour ainsi dire,
inconnue. Les hommes arrivent à un âge fort avancé. Les eaux
sont abondantes et d'excellente qualité. Mételin est réputée pour
sa grande salubrité; aussi beaucoup de malades des îles de l'Archi-
pel y vont-ils passer leur convalescence.
Un hôpital de convalescens aurait été heureusement placé dans
cette contrée privilégiée. La ville de Mételin est dominée par une
grande citadelle. Cette citadelle, construite par les Génois en belles
pierres de taille, s'avance comme un promontoire, et s'élève sur des
étages de batteries superposées à une hauteur de 80 mètres au-
dessus du niveau de la mer, d'où elle semble sortir tout d'une pièce.
Cette forteresse renferme un grand nombre de magasins, les uns
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMÉE. 615
vides, les autres remplis de vieux affûts. Elle n'est plus occupée que
par 400 indigènes. Il aurait été facile de disposer pour le service
des malades un certain nombre de ces magasins et quelques maisons
non habitées que les Turcs construisirent par mesure de sûreté en
1820, à l'époque de la guerre de l'indépendance grecque; on aurait
pu loger ainsi 300 convalescens. Il se trouvait encore d'autres bâti-
mens dont on pouvait tirer parti. A 100 mètres derrière la citadelle,
on rencontre, sur un point culminant, une caserne turque dont il
aurait suffi de blanchir les murs intérieurs en augmentant le nombre
des fenêtres. A l'ouest de la ville, au milieu de beaux jardins pota-
gers, s'élève l'école de la communauté grecque; les salles sont très
spacieuses et très propres. Le conak Moharem-Bey et la maison
Métaxa étaient deux vastes palais turcs immédiatement disponibles
et en parfait état de conservation. Le pacha m'offrit même le palais
de l'ancien gouverneur; mais il tombait en ruines et ne pouvait être
habité sans danger. Il m'offrit aussi sa maison de campagne, située
à 10 kilomètres environ au sud de la ville, sur le bord de la mer,
à côté d'un petit débarcadère. Je m'y rendis à cheval en longeant la
côte, et je traversai une magnifique forêt d'oliviers, au centre de
laquelle s'élèvent une foule de coquettes villas. En somme, ma visite
aux divers établissemens de l'île qu'on aurait pu convertir en hôpitaux
me laissa cette conviction, qu'il eût été aisé de loger immédiatement
à Mételin 785 convalescens dans cinq bâtimens isolés les uns des au-
tres, il est vrai, mais groupés dans un cercle de 5 ou 000 mètres. Sans
doute ce morcellement rendait impossible la création d'un hôpital
de convalescens tel que l'entendent les traditions classiques; mais ces
traditions ne me semblaient pas bien impérieuses dès qu'il s'agissait
de convalescens auxquels la liberté, le mouvement, la promenade au
grand air étaient nécessaires. Il suffisait de créer des dépôts de con-
valescens organisés et vivant comme les compagnies d'un régiment.
On pouvait en outre installer à peu de frais deux établissemens sous
tentes contenant chacun "2,000 scorbutiques, l'un dans la maison de
campagne du bey, l'autre près des eaux thermales de Quindros.
Un savant médecin établi dans l'île, M. Bargigli, nous prêta, dans
cette exploration, un concours empressé et précieux. Le gouverneur
de Mételin, Ismaël-Pacha, me disait : « Dépêchez-vous, car les An-
glais ont déjà envoyé une commission pour explorer l'île; sans doute
ils ne tarderont pas à venir. » Et il ajoutait gracieusement : « J'aime
mieux voir ici les Français que les Anglais. » De son côté, M. Thou-
venel avait obtenu du sultan l'autorisation de donner immédiate-
ment suite à nos projets; malheureusement les retards, les difficultés,
puis la signature de la paix, empêchèrent d'installer à Mételin un
hôpital et des campemens où des milliers de scorbutiques auraient
<3]6 REVIE DES DEUX MONDES.
rapidement recouvré la santé, et n'auraient pas fourni plus tard au
typhus un contingent trop considérable.
Je viens de nommer la seconde et la plus terrible des épidémies
que nous eûmes à combattre en 1856. On avait observé et on con-
naissait depuis longtemps une maladie qui se développe spéciale-
ment parmi des populations agglomérées dans des enceintes fermées
et soumises à l'action d'influences miasmatiques. On l'appelait la
maladie des camps, des prisons, des vaisseaux, des hôpitaux, la
lièvre de Hongrie, de ÎSaples, le typhus contagieux de Mayence. On
lui assignait comme principaux caractères la stupeur avec délire,
une éruption à la surface du corps, la faculté de se transmettre d'un
individu affecté à un individu sain et bien portant. Les apparitions
que depuis trente années ce mal a faites dans le duché de Posen»
à Reims, à Philadelphie, à Edimbourg, au bagne de Toulon, et en
1854 dans les prisons de Strasbourg, avaient heureusement été trop
rapides et trop restreintes pour permettre de bien saisir les diffé-
rences qui le séparent de la lièvre tvphm'de. si attenthement étudiée
de nos jours. Le t\ phus de Crimée a résolu la question d'identité ou
de non-identité entre les deux affections; il n'est plus possible de les
confondre, bien qu'elles aient plus d'un lien de parenté et une appa-
rente communauté d'origine (1). On s'accorde généralement à recon-
naître que le typhus a pour cause une intoxication miasmatique ani-
male, résultant soit d'une trop grande agglomération d'hommes ren-
fermés, soit de la décomposition putride de détritus animaux. Lu
conséquence, cette maladie se déclare sur les vaisseaux, dans les ca-
sernes, les camps, les prisons, les hôpitaux, les ambulances peuplées
de blessés, dont les plaies sont la source d'abondantes suppurations.
Elle se montre dans les villes assiégées, dans certaines localités in-
fectées par des cadavres d'animaux ou d'hommes laissés sans sépul-
ture. Il y a cette différence entre les deux maladies, que la misère
est la cause essentielle du typhus, et qu'elle n'est guère qu'une
cause accidentelle de la fièvre typhoïde (2).
La contagion, encore très contestable pour cette dernière affection,
ne l'est pas pour l'autre. Nous avons vu, notamment dans le service
de M. le médecin-major Lallemand, le typhus se propager de lit en lit
(1) Voyez le mémoire publié le 2 juin 1856 dans les comptes-rendus de l'Académie
des Sciences. Les observations que j'ai réunies dans ce mémoire ont été reproduites
depuis par des écrivains qui ont oublié de dire où ils les ont puisées. Je ne m'en plains
pas, ils m'ont du moins aidé à propager la vérité.
(2) Les auteurs s'accordent sur la non-récidive de la fièvre typhoïde. Deux médecins,
MM. Lardy et Laval, ont succombé au typhus, bien qu'ils eussent eu quatre ou cinq
ans auparavant la fièvre typhoïde, dont on a pu retrouver les traces dans la cicatrice
d'ulcères intestinaux. C'est encore là une preuve de la non-identité du typhus et de la
fièvre typhoïde.
UNE MISSION MEDICALE EN CRIMEE. 617
dans les salles, se transmettre par voisinage et donner la mort à des
malades qui n'avaient auparavant que de légères affections. D'autres
fois, comme dans l'ambulance de la lre division du 3e corps, le ty-
phus a atteint presque tout le personnel hospitalier : 15 médecins
sur 16 ont été attaqués; il n'est pas resté nn seul infirmier valide.
Le mot contagion, quand on l'emploie à propos de typhus, doit ce-
pendant être expliqué. Le typhus, né spontanément sous l'influence
de certaines causes, ne se transmet pas par contact d'un malade
à un individu sain, mais bien par infection, c'est-à-dire par l'air
chargé de l'élément typhique. Le miasme morbifère exhalé de la
surface des malades ou des détritus animaux infecte l'homme qui
le respire, et une fois absorbé pendant un temps plus ou moins long,
appelé période d'incubation, il prépare l'organisme à devenir ma-
lade.
Le typhus diffère sur un point de la plupart des maladies épidé-
miques telles que la variole, la scarlatine, la rougeole, la suette, le
choléra, etc. Celles-ci tiennent à des conditions encore mal détermi-
nées de l'atmosphère; le médecin ne possède aucun moyen d'en em-
pêcher l'invasion. Les causes du typhus au contraire sont connues,
à tel point qu'on pourrait faire naître et cesser à volonté l'influence
t\ phique. Une autre différence à signaler entre le typhus et les mala-
dies épidémiques ordinaires, c'est que celles-ci n'ont qu'une durée
passagère, tandis que le typhus persiste et étend indéfiniment ses ra-
vages tant que, par de sages mesures, on ne s'en est pas rendu niait n.
Le typhus éclate plus ou moins vite selon l'intensité de l'infection
et la résistance de l'organisme, (iliaque malade dégage des émana-
tions dangereuses. Quand les salles sont pleines, quand le nombre
des cas de typhus primitif ou contracté augmente, le foyer épidé-
mique acquiert une plus grande énergie, et ses manifestations irra-
dient sur tout le personnel hospitalier. C'est ainsi que les sœurs, les
aumôniers, les médecins, les infirmiers, ont été si cruellement frappés
pendant la guerre d'Orient. Nous avons vu quelques médecins, moins
prédisposés, doués d'une plus grande force de réaction ou d'élimina-
tion du miasme absorbé, subir l'influence épidémique d'une façon peu
marquée, mais réelle. Chaque fois que le foyer d'infection avait aug-
menté dans l'hôpital par l'accroissement du chiffre des typhiques, ils
étaient pris de céphalalgie, d'insomnie; la langue se desséchait, la
physionomie prenait un aspect typhoïde. Ces accidens duraient troi.-,
ou quatre jours, puis le voile typhique se déchirait. Ils revenaient à
l'état de santé; quelquefois aussi l'état morbide persistait, et presque
toujours alors l'issue était fatale.
La marche du typhus de Crimée a été moins uniforme et moins
régulière que celle du typhus si bien décrit par Hildenbrand, un des
t518 REVUE DES DEUX MONDES.
plus célèbres médecins de l'école de Vienne (1). L'irrégularité du
t\ phus de Crimée tient à diverses complications, principalement au
scorbut, à la dyssenterie, aux fièvres intermittentes. C'est à partir
du Ie* janvier 185(5 que le typhus, qui l'année précédente avait com-
mencé à poindre, prit de grands développemens. Dans les derniers
jours du siège de Sébastopol, la pourriture d'hôpital, ce typhus des
plaies, avait fait de grands ravages. Le scorbut, déjà signalé par
Franck comme précurseur du typhus, avait pris d'énormes propor-
tions. Pour éclater, le typhus contagieux n'attendait que la concen-
tration et l'accumulation amenées par la rigueur de l'hiver. Les sol-
dats, entassés dans leurs tentes hermétiquement fermées, dont le sol
était humide et imprégné d'impuretés, subirent fatalement l'empoi-
sonnement par le miasme organique. D'autre part, les excitations si
énergiques dans lesquelles ils puisaient une grande force de résistance
au typhus étaient tombées avec Sébastopol, et ils se voyaient livrés
à l'épidémie privés du secours de ces puissantes réactions morales.
Le tj phus de Bildenbrand aurait pu se montrer avec le caractère
régulier que lui assigne cet auteur, sinon sur des soldats épuisés et
déjà en proie à d'autres maladies, au moins sur les médecins, sur
les aumôniers et sur tout le personnel hospitalier de Constantinople,
dont la constitution n'était pas altérée. Ici encore l'irrégularité a été
la règle, et les huit périodes décrites par Hildenbrand n'ont peut-
être pas été observées une seule fois. L'état prodromal (lassitude,
sommeil non réparateur, douleurs lombaires, horripilations, tension
douloureuse de la tête, vertiges), si commun dans la fièvre typhoïde,
a souvent manqué. Presque toujours le typhus débute par un fris-
son et par la période inflammatoire qu'indiquent, — outre un état
catharral plus ou moins prononcé des yeux, des fosses nasales et des
bronches, — une forte céphalalgie frontale vertigineuse comme dans
l'ivresse, la stupeur, une grande prostration des forces, une soif
intense, et souvent un état saburral des voies digestives, un délire
calme ou furieux. La peau, devenue brûlante, se couvre, après deux
ou trois jours, d'une sorte d'éruption qui n'a manqué que chez les
sujets trop épuisés, et qui diffère essentiellement de celle de la fièvre
typhoïde. Cette éruption se montre au tronc et aux membres par
groupes irréguliers de taches arrondies d'un rouge foncé, sans re-
lief, moins grandes qu'une lentille, ne disparaissant point par la pres-
sion, et qu'il n'était pas possible de confondre avec les taches de la
lièvre typhoïde. La continuité de la fièvre, avec 100 ou 130 pulsa-
tions, a été souvent interrompue par un et plus rarement par deux
(1) Dans son traité sur le typhus contagieux, publié à Vienne en 1810 et traduit en
français l'année suivante par M. Gasc, inspecteur du service de santé des armées.
UNE MISSI01N MÉDICALE EX CRIMEE. 019
paroxysmes réguliers en 24 heures, paroxysmes assez semblables à
des accès de fièvre rémittente, et qui ont donné au typhus de Grimée
un cachet particulier. Le ventre était souple, sans douleur, sans
météorisme, sans ce gargouillement dans la fosse iliaque droite, qui
est le caractère propre de la fièvre typhoïde. La constipation a pres-
que toujours remplacé le flux intestinal de la lièvre typhoïde, quand
la dyssenterie n'existait pas déjà avant l'invasion du typhus. Après
la période inflammatoire, qui durait cinq ou six jours, survenait la
période nerveuse, marquée par les phénomènes ataxiques ou adyna-
miques et souvent par un mélange des deux sortes de phénomènes.
La période nerveuse ne durait que quatre ou cinq jouis, elle était
peu prononcée quand la convalescence devait être franche.
Le typhus traversait quelquefois ces trois périodes avec une ef-
frayante rapidité. La mort survenait souvent le troisième jour, même
le deuxième ou le premier. Le typhus était alors réellement fou-
droyant. Rarement il persistait au-delà de quinze jours à moins de
complications, telles que des congestions organiques de l'une des
trois cavités splanchniques (tète, poitrine et abdomen). Le retour à
la santé avait presque toujours lieu dans les douze premiers jours.
Le malade passait tout à coup de la mort à la vie. Le voile typhique
de la face se soulevait et disparaissait; le regard devenait liane et
intelligent, l'appétit se prononçait et devenait impérieux; les forces
revenaient avec une grande rapidité. Toutefois l'intelligence con-
servait encore le stigmate du typhus, comme l'attestaient des rêves
bruyans pendant la nuit, et, dans le jour, le délire sur quelques
points, bien que le raisonnement fût juste sur le reste. Un affaiblis-
sement de l'ouïe et de la vue, une perte plus ou moins complète de
la mémoire, persistaient encore assez longtemps; toutefois on ne re-
marquait pas, comme dans la lièvre typhoïde, la chute des cheveux.
Ces heureux changemens étaient souvent précédés de saignemens
par le nez, de sueurs, d'urines critiques, et quelquefois d'inflam-
mation des glandes parotides. On le voit, la convalescence, qui est
si lente et si difficile à diriger dans la fièvre typhoïde, marche rapi-
dement dans le typhus. Les écarts de régime sont peu redoutables,
ce qui s'explique par l'absence de cette lésion des follicules intes-
tinaux et de cet engorgement des glandes mésentériques, dont la
constance est l'un des principaux caractères de la fièvre typhoïde, et
que l'autopsie pratiquée sur des centaines de cadavres n'a jamais
découverts dans nos hôpitaux d'Orient.
Pour guérir le typhus, il faut avant tout de l'air pur, sans cesse
renouvelé; il faut soustraire le malade aux causes de l'infection,
aérer la chambre, y faire de fréquentes fumigations aromatiques et
chlorurées, respecter la période inflammatoire comme un effort su-
«20
REVUE DES DEUX MONDES.
prème de la nature pour chasser au dehors le poison miasmatique
par une poussée exanthémateuse ; il faut ne saigner que si le sujet
est très fort, s'il y a menace d'apoplexie cérébrale, préférer le plus
souvent à une saignée générale, remède dont on doit être fort sobre,
quelques sangsues derrière les oreilles ou quelques ventouses entre
les épaules, recourir aux mêmes moyens quand la petitesse du pouls
trahit l'oppression des forces vitales, lesquelles se relèvent après
une déplétion sanguine modérée. Quand dès le début, comme dans
le typhus de Grimée, il y a des paroxysmes rémittens, il est bon de
les couper par quelques doses de sulfate de quinine. Ainsi est réta-
blie la continuité de la fièvre, qui tombe alors d'elle-même après
quelques jours, quand elle n'est pas entretenue par une congestion
organique déterminée par les premiers accès. Cette complication a
fréquemment lieu quand on n'a pas soin d'anéantir tout d'abord les
paroxysmes, c'est-à-dire les redoublemens de fièvre. Au début du
typhus, un éméto-cathartique est bienfaisant, surtout quand il
existe quelque embarras gastro-intestinal. On donne des boissons
mucilagineuses ou acidulées et même de l'eau vineuse. Dans la pé-
riode nerveuse, on a recours aux remèdes usités contre l'ataxie et
Fadynamie. Dans ce dernier cas, les toniques tels que les vins de
Malaga et de Porto hâtent beaucoup la guérison.
Tel est l'exposé rapide du traitement qui a donné les résultats
les plus avantageux à l'armée d'Orient, et auquel se sont ralliés les
praticiens les plus expérimentés, tels que M. Cazalas, qui a préco-
nisé l'un des premiers le sulfate de quinine pour régulariser la pé-
riode inflammatoire et la débarrasser de l'élément palustre, dont
l'influence sur les malades de Grimée a été très marquée. En résumé,
le typhus a révélé sa nature propre par son caractère infectieux,
sa transmissibilité facile, la rapidité de sa marche, l'ensemble de
ses symptômes et l'absence de lésions anatomiques.
On peut chercher encore des éclaircissemens sur les affections ty-
phiques dans la comparaison du typhus de Crimée avec les épidé-
mies du même genre qui ont affligé les populations et les armées à
d'autres époques. Sans doute il n'y a pas ressemblance absolue, car
les manifestations épidémiques d'une même maladie varient, comme
on sait, suivant les temps, les lieux et les peuples; mais on a retrouvé
dans le typhus de Crimée la putridité et la destruction rapide des
forces signalées dans le typhus de Mayence, le délire, la stupeur,
l'exanthème rosé décrits par Hildenbrand, etc. Si le typhus de Cri-
mée n'a pas été très grave, comparé aux désastreuses épidémies de
Mayence et de Torgau, nous l'expliquons par les conditions dans les-
quelles s'est trouvée notre armée : une hygiène meilleure, la rapi-
dité des soins donnés aux malades, la facilité et le grand nombre des
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMEE. 6*21
moyens de transport, la multiplication des établissemens hospita-
liers, enfin un état moral et des ressources matérielles qui n'exis-
taient pas pendant les campagnes de 1812 et 1814.
L'apparition du typhus contagieux fut la plus terrible épreuve
qu'eut à subir l'armée d'Orient. A Constantinople , l'accumulation
des malades dans l'hôpital de Daoud-Pacha le fit éclater brusque-
ment; les autres hôpitaux furent successivement atteints, et l'in-
fluence s'étendit même au dépôt de convalescens de Maslak, épar-
gné pendant les premiers jours. Bientôt les typhiques comptèrent
pour un cinquième dans la population hospitalière. Le nombre des
morts s'accroissait rapidement. La progression était la même sous
Sébastopol. Pendant le mois de février, le chiffre total des malades
s'éleva en Grimée à 19,648, dont 2,400 morts, et 8,738 évacués sur
Constantinople; pendant le même mois, ce chiffre s'éleva dans les
hôpitaux de Constantinople à 20,088, dont 2,527 morts, 649 évacués
sur Gallipoli et Nagara, 3,617 évacués sur France. On parle avec
effroi de la peste d'Egypte en 1792. « D'après les renseignemens les
plus exacts, dit l'illustre Desgenettes dans son Histoire médicale de
l'armée d'Orient, l'armée a perdu en Syrie, par l'épidémie, environ
700 hommes. » Notre typhus faisait des ravages bien autrement dé-
sastreux.
Il s'agissait de déployer des mesures énergiques, sans quoi la
mortalité eût été sans limites. Les principaux remèdes étaient l'iso-
lement et l'aération des malades. J'insistai vivement auprès de l'in-
tendant militaire pour qu'on plaçât les typhiques dans des salles
spéciales, où l'on put distribuer l'air libéralement. C'était en même
temps soustraire les autres malades aux dangers de la contagion. Il
fallait aussi créer de nouveaux hôpitaux sous baraques pour empê-
cher l'encombrement (1), trouver 5,000 places et pouvoir loger dans
chaque baraque des camps de Maslak quatre typhiques seulement
au lieu de huit malades ordinaires. Nos alliés, les Anglais, nous of-
(1) Les médecins et les administrateurs s'entendent difficilement sur le mot encom-
brement. Ceux-ci ne voient que l'application des règlernens en vigueur. Tant qu'un
hôpital, fixé à 1,500 malades par exemple, ne dépasse pas ce chiffre, et surtout si chaque
malade a 20 mètres cubes d'air à respirer, il n'y a pas encombrement. Pour le méde-
cin, l'encombrement existe dès qu'il se révèle par l'aggravation des maladies dans le
milieu contaminé d'un hôpital et par une mortalité plus considérable. A partir de ce
moment, il a le devoir de conseiller la réduction du nombre des malades et la désin-
fection des salles. En campagne, dès qu'un soldat est convalescent, il est évacué pour
faire place à un autre plus malade. Les lits ne sont jamais vides, ni le jour ni la nuit.
Chaque malade est un foyer d'émanations méphitiques ; on conçoit que l'encombrement
se produit rapidement. En temps de paix, un hôpital de 1,500 malades n'a guère que
1,000 lits toujours occupés en même temps. Il y a un tiers de convalescens qui, allant
le jour se promener dans les cours ou dans les jardins, font bénéficier les autres ma-
lades des 20 mètres cubes d'air qui leur sont alloués dans les salles.
*
<>22 REVUE DES DEUX MONDES.
frirent des ressources de toute nature en personnel et en matériel.
Le général Storks nous proposait d'aller installer dans un de nos
camps un hôpital complet pour 1,000 malades, de nourrir même et
de traiter ces malades, si on le désirait. « Quoi que nous fassions,
disait-il, nous ne nous acquitterons jamais de ce que les Français
ont fait pour nous l'an dernier. » Heureusement nous étions très
abondamment pourvus en matériel, et l'intendant-général apporta
immédiatement dans le régime alimentaire des changemens salu-
taires. Ce qu'il fallait, c'était l'espace, l'air pur. Je pressai l'instal-
lation des baraques. Il y avait à ce sujet des conférences sous la pré-
sidence du général Larchey, et il était résolu qu'on séparerait les
malades, qu'on accroîtrait le nombre et l'étendue des hôpitaux; mais
malgré mes instances on n'arrivait pas À créer assez de places pour
un nombre de typhiques toujours croissant.
La population de Constantinople fut préservée du typhus et ne
témoigna aucune inquiétude; elle s'est ainsi montrée plus sage que
nos populations du midi de la France, qui s'alarmèrent outre me-
sure de l'importation du iléau par les typhiques évacués sur Marseille
et Toulon. Cependant les ravages du typhus sur la flotte étaient con-
sidérables, et menaçaient d'interrompre forcément le service des
transports. Il mourait 200 soldats par jour entre la Crimée et Con-
stantinople. Les matelots tombaient victimes de la contagion, et en-
traient aux hôpitaux avec ceux qu'ils amenaient. Le mal pouvait
croître indéfiniment; nous étions menacés d'un véritable et affreux
désastre. 11 fallait aviser, agir promptement, sous peine d'être bien-
tôt réduit à l'impuissance; il y allait du salut de l'armée.
Les instructions que m'avait données par écrit le ministre de la
guerre avaient prévu ces momens terribles et exceptionnels : « Lors-
que vous le reconnaîtrez convenable, me disait-il, ou que les circon-
stances l'exigeront, vous pourrez prendre la direction momentanée
du service médical. » En effet, pendant toute la durée de l'épidémie,
je pris la direction officielle du service de santé de l'armée; je pus
ainsi imprimer à ce service plus d'ensemble et d'énergie. Je rentrai
ensuite dans mes fonctions d'inspecteur, qui me plaçaient dans une
sphère plus élevée comme délégué du ministre. Quelques citations
des rapports qui furent adressés alors au ministre de la guerre, au
général commandant à Constantinople, à l'intendant militaire, mon-
treront clans quelle situation critique l'invasion du typhus plaça l'ar-
mée d'Orient.
« Le remède par excellence contre le typhus, le seul en quelque
sorte et sans lequel les autres seraient de nul elfet, c'est l'isolement,
c'est le désencombrement, c'est la substitution d'un air pur et vivi-
fiant à l'air impur et contaminé des hôpitaux, où les émanations de
UNE MISSION MEDICALE EN CRIMEE.
623
tant de maladies accumulées sont devenues contagieuses. C'est de
Crimée que nous vient la contagion, mais elle se développe en même
temps dans nos hôpitaux. C'est une vérité qui n'est pas assez recon-
nue, et dont il faut se bien pénétrer. Or la contagion, nous allons
à notre tour la transmettre aux navires chargés des évacuations; elle
se développera en route; elle atteindra les marins des équipages,
dans quelles proportions, Dieu seul le sait! Nous la sèmerons dans
tous les hôpitaux qui pourront recevoir nc6 typhiques; nous l'im-
porterons en France. Il faut éviter l'embarquement pour la France
de tout homme atteint de typhus... Je désire visiter tous les navires
en partance, pour empêcher le transport d'aucun typhique.
« Avant que l'épidémie ait atteint des proportions supérieures
à nos ressources, il serait urgent de les utiliser toutes, d'ouvrir
5,000 places sous baraques, de mettre dans chaque baraque, au lieu
de huit malades ordinaires, quatre malades atteints de typhus. Pour
avoir ces 5,000 places disponibles, que faut-il? Si vous me permet-
tez un conseil d'homme d'action, de médecin d'armée, je dirai :
Faire transporter des matelas dans les baraques et quelques objets
de literie, envoyer des caissons d'ambulance pourvus de médicamens,
de linge, des ustensiles les plus indispensables, installer immédiate-
ment de grandes infirmeries sous baraques; — tout cela exigerait-il
plus de deux fois vingt-quatre heures? »
J'écrivais à la date du 28 et du 29 février 1856 : « La marche du
typhus continue à être ascendante dans des proportions modérées,
mais cependant notables. Il se déclare en moyenne 150 nouveaux
cas par jour dans les hôpitaux de Constantinople. A Maslak, sur
A20 malades, il y a 180 typhiques; à Ramis-Tchiflik, sur 700 ma-
lades, on compte 250 cas de typhus. Il y a donc dans certains hô-
pitaux une situation grave; il faut y apporter un prompt remède. Le
remède est simple : de l'air, toujours de l'air, encore de l'air pur et
renouvelé ! Pour cela, il nous faut plus d'espace, il faut bien vite
transporter la moitié de notre population hospitalière sous les bara-
ques inoccupées de Maslak, y faire un grand campement, un grand
bivouac. Voilà ce que je dis et écris du matin au soir... Nous avons
des baraques pour loger 20,000 soldats; elles attendent une popu-
lation. Hâtons-nous de les occuper. Ouvrir des baraques pour sa-
tisfaire à de nouveaux besoins, au fur et à mesure que les malades
nous arrivent de la Crimée, ce n'est pas atteindre le but, c'est se
laisser envahir tout doucement parles Ilots de la marée montante. »
Le 3 mars 1856, j'écrivais encore au ministre de la guerre : « Là
contagion continue ses progrès. Il en sera ainsi tant que nous ne se-
rons pas arrivés à porter dans les baraques des camps inoccupés le
tiers, sinon la moitié, de nos malades des hôpitaux. Des 5,000 places
62i REVUE DES DEUX MONDES.
que je réclame, j'en ai obtenu 1,000; nous avons pu ainsi opérer
un peu le vide dans nos hôpitaux, et immédiatement s'est produite
une diminution dans le chiffre des nouveaux cas déclarés. En effet,
le Ier mars ce chiffre était tombé à 93. Malheureusement le répit
n'a duré qu'un instant. De nouveaux malades évacués de l'armée
sous Sébastopol sont venus encombrer nos hôpitaux, au point qu'il
a fallu envahir les salles réservées aux malades les plus gravement
atteints. Le chiffre des nouveaux cas a été alors le plus élevé que
nous ayons encore vu, celui de 257 pendant les vingt-quatre heures.
Aération et ventilation continuelles des salles, cinq fumigations par
jour, deux chlorurées, trois aromatiques, dépôt sous chaque lit de
typhique d'une gamelle contenant du chlorure de chaux, lessivage
à fond et blanchiment des salles les unes après les autres, dépôt
permanent dans les baquets d'une certaine quantité de sulfate de
fer, grandes ouvertures pratiquées dans les cabinets d'aisance à l'air
libre, deux lits, quand c'est possible, pour les hommes gravement.
atteints de typhus, et fumigations de chaque lit abandonné après
vingt-quatre heures; linge lessivé à l'eau bouillante, amélioration
dans le régime alimentaire, bouillon plus substantiel, vin de Bor-
deaux pour les plus malades : c'est par l'ensemble de ces mesures,
dont je surveille tous les jours l'exécution, que nous résistons au
fléau, mais en perdant chaque jour un peu de terrain. >«ous en triom-
pherons dès que nous aurons pris possession des nouveaux établis-
semens hospitaliers qu'on dispose dans les camps de Maslak. J'ai
beaucoup de peine à détruire dans l'esprit du commandement et de
l'administration une espèce de sécurité grosse de danger : on croit
que le typhus, venu de Sébastopol, disparaîtra à Constantinople des
qu'il n'y sera plus importé de Crimée. 11 résulterait de là qu'il n'y
aurait pas trop à se préoccuper ici de l'épidémie. En attendant, la
contagion se propage rapidement dans nos hôpitaux de Constanti-
nople. Le seul moyen de l'empêcher est de transporter dans les ba-
raques vides la moitié des malades. Qu'on le fasse, et je réponds
d'arrêter ici la marche et la mortalité du typhus presque immédiate-
ment. Je demande seulement des ambulances. Cette mesure parait
présenter de grandes difficultés d'exécution. On promet plus de places
sous baraques à mesure que des besoins nouveaux se produiront. En
agissant ainsi, on se laisse pousser par la nécessité, on ne la devance
pas, on se trouvera un jour envahi, impuissant. Je voudrais partir
avec quelques caissons et mes malades comme pour une étape, et
aller établir un grand bivouac dans les camps inoccupés. »
Nuit et jour, les officiers de santé restaient auprès des typhiques;
ils ne les quittaient guère que pour aller au cimetière accompagner
le convoi de l'un d'eux; 46 ont péri frappés par le typhus, qu'ils
UNE MISSION MEDICALE EN CRIMEE. 625
1 n'avaient intrépidement, 82 sont morts pendant la campagne. Ja-
mais aussi les officiers du corps de santé n'avaient trouvé une plus
belle occasion de prouver leur dévouement traditionnel à la France,
à l'armée qui les a toujours traités en frères, et dans les rangs de
laquelle ils ont toujours été si fiers de compter (1). Le 2 mars, la
population de Péra était fort attristée, je me le rappelle, à la vue de
trois corbillards emportant en même temps trois médecins tombés
ensemble victimes de leur abnégation. Ces lugubres pérégrinations
au champ des morts brisaient l'âme; on se comptait, et on pouvait
se dire : « Qui de nous recevra demain ce triste et dernier adieu? »
C'était au médecin-inspecteur que revenait le plus pénible des de-
voirs, celui de prononcer les paroles suprêmes sur la tombe de ses
malheureux camarades. Les pieuses filles de Saint-Vincent-de-Paul
payèrent aussi un large tribut à la mort; 31 périrent près des ma-
lades émus et reconnaissans, à qui elles prodiguaient, sans éprouver
jamais ni fatigue, ni dégoût, ni inquiétude pour elles-mêmes, des
soins d'une délicatesse incomparable; 24 sont mortes du typhus. La
première qu'emporta le fléau, la saur Walbin, disait en expirant :
« La seule grâce que je demande, c'est d'être enterrée avec les sol-
dats; ils s'ennuieraient sans moi. »
Cependant, au lieu d'ouvrir de tous côtés des ambulances ou des
hôpitaux sous baraques, on continuait à évacuer les malades sur
France. Depuis un mois, 6,000 y avaient été transportés. La moitié
des vaisseaux, au lieu de retourner en Crimée, étaient dirigés vers
Marseille et Toulon, et, faute de bâtimens, la Crimée ne pouvait plus
nous envoyer autant de malades. Ainsi le système restait le même :
la Crimée se débarrassait sur nous, et nous sur la France. Le mal
infectait les navires, se propageait parmi les marins et était porté à
Marseille. Il fallait prendre une grande mesure : conserver en Cri-
mée tous les typhiques, à l'exclusion des autres malades, qu'on en-
verrait à Constantinople. Je partis pour Sébastopol le 9 mars 1856.
Au moment de m'embarquer, je reçus la visite du directeur des ba-
teaux-postes des messageries impériales, M. Girette. « Le typhus,
me dit-il, exerce tant de ravages sur les navires de la compagnie, in-
fectés par de continuelles évacuations de malades, que le service des
courriers va se trouver forcément interrompu dans peu de jours sur
toute la ligne de Sébastopol à Marseille. » Beaucoup de matelots,
des chauffeurs, des officiers commandant ces navires, étaient morts
du typhus; d'autres étaient malades : M. Girette ne trouvait pas à
les remplacer.
(1) La France sait apprécier tous les genres d'héroïsme; cependant les veuves des
officiers de santé sont privées, par le projet de loi qui a doublé les pensions de retraite
des officiers de l'armée, des avantages accordés aux veuves de ceux-ci.
TOME IX. 40
<V-(' REVUE DES DEUX MONDES.
\ peine arriv é en Crimée, je parcourus une partie des camps et des
ambulances, et le 15 mars, sans plus attendre, je fis connaître au ma-
réchal Pélissier l'état sanitaire de l'armée. La première question que
je m'étais posée est celle-ci : le typhus règne-t-il seulement dans les
ambulances, ou sévit-il également dans les régimens? — Je me con-
vainquis que le second cas n'était que trop réel, et je demandai qu'on .
veillât scrupuleusement à ne laisser sous la tente ni même dans les
infirmeries régimentaires aucun homme atteint de typhus; quiconque
en offrirait les premiers symptômes devait être envoyé aux ambu-
lances. Le miasme humain ne devenant contagieux qu'après quel-
ques jours de maladie et surtout à la période des sueurs critiques,
cette recommandation était de la plus liante importance. Je deman-
dai aussi qu'on changeât l'assiette de tous les camps, dent le sol était
profondément imprégné d'impuretés; que, toutes les fois que le
temps le permettrait, on déplaçât les tentes, ou au moins qu'on en
relevât le rideau circulaire à une hauteur d'environ 80 centimètres.
On empêcherait ainsi les soldats de se blottir une grande partie du
jour sens des abris qu'ils tenaient hermétiquement fermés, même
par le plus beau temps. Le sol des tentes, une fois sec, devait rece-
voir une couche de lait de chaux renouvelable, qui l'assainirait et le
durcirait. Les couvertures et les effets d'habillement devaient être
étalés au soleil le plus longtemps possible. Les couvertures ayant
servi à des hommes atteints de typhus devaient être soumises à des
fumigations chlorurées pendant plusieurs heures avant d'être réem-
ployées. Bon nombre d'infirmeries régimentaires avaient une in-
stallation défectueuse : au lieu de deux baraques, plusieurs n'en
avaient qu'une seule; le sol n'était pas toujours protégé contre l'hu-
midité par un lit de camp ou au moins par quelques planches. 11
fallait faire blanchir intérieurement les baraques à la chaux, sou-
mettre à de fréquentes fumigations sol et parois. Quant à l'alimenta-
tion, on devait augmenter d'un sixième la ration de viande conservée
et distribuer une ration quotidienne supplémentaire de vin, pour
doter l'armée d'une plus grande somme de résistance aux atteintes
du mal. Je conseillai encore, comme d'excellens' auxiliaires d'une
bonne hygiène, les exercices pris dans de sages proportions, quand
le temps est beau; rien n'est si pernicieux que le repos absolu, l'oisi-
veté amollit le corps et l'âme. — Les 6,000 matelas distribués quatre
mois auparavant par les soins de l'intendant-géneral étaient en par-
tie hors de service. Il en restait tout au plus 2,500. Les baraques
n'existaient guère que pour une population de 4,500 malades. Les
couvertures étaient très nombreuses, mais presque toutes contami-
nées; les draps et les vêtemens d'hôpital manquaient, ainsi que les
moyens d'un bon lessivage. Encore pour obtenir ces ressources, qui
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMEE. 627
s'épuisent vite en campagne, avait-il fallu vaincre d'immenses diffi-
cultés dans un pays dénué de tout. La conséquence était qu'il fallait
ne conserver que les typhiques en Crimée, et envoyer tous les au-
tres malades à Constantinople. La dernière décade, celle du 20 au
29 février, indiquait 519 malades sortis guéris des ambulances et
873 morts. En ne faisant porter l'examen comparatif que sur les
hommes atteints de typhus, on rencontrait un résultat bien plus
effrayant encore. Il y avait eu 27 guérisons sur une mortalité de 383,
et pourtant le typhus, dans les conditions ordinaires, n'enlève guère
plus du sixième des malades. Ainsi à Constantinople, sur Zi22 infir-
miers atteints de typhus dans les hôpitaux, 42 seulement étaient
morts. — Enfin je proposai d'évacuer les militaires non atteints de
typhus. Ils étaient les plus nombreux; leur départ opérerait un dés-
encombrement immédiat, et permettrait d'affecter toutes les res-
sources devenues disponibles aux malheureux typhiques. Ceux-ci,
étant retenus en Crimée, ne sèmeraient plus la contagion sur les na-
vires et dans les hôpitaux de Constantinople.
Deux heures après l'envoi de ce rapport, le maréchal Pélissier
me répondait: « Je donne des ordres pour que toutes vos prescrip-
tions soient immédiatement exécutées dans les régimens et dans les
ambulances. » En même temps de puissans encouragemens me ve-
naient de France. Le ministre de la guerre m'écrivait le 15 mars :
« J'attends avec bien de l'anxiété des nouvelles de notre état sani-
taire. Dites à vos camarades du service de santé que je les remer-
cie; ce mot dit tout. L'empereur connaît les nouvelles preuves de
leur zèle, de leur courage, de leur abnégation : il a toujours compté
sur les officiers de santé; mais sa foi en leur dévouement s'est ac-
crue depuis qu'il sait toute l'énergie qu'ils montrent en ce moment.
Je vous envoie quelques sœurs de charité, 200 infirmiers, 20 aides;
voilà du renfort, puisse-t-il ne pas servir! A Marseille, à Toulon, il
y a de l'émotion; rien de sérieux encore, mais des craintes. Nous
mettons à profit les bonnes et prudentes dispositions que vous avez
prises dans votre tournée en Provence. L'empereur m'a écrit ce ma-
tin. Me parlant de l'état sanitaire de l'armée, il ajoute : « Ce qui est
essentiel, c'est d'établir le plus vite possible les ambulances sous ba-
raques que réclame M. Baudens; donnez des ordres pressans en con-
séquence. » Je ne puis faire mieux que de vous rapporter les mots
mêmes de l'empereur. J'ai écrit par le télégraphe et par lettre au
général Larchey; je lui ai prescrit de mettre à Maslak tout ce qu'on
pourrait y installer de malades; je lui ai dit de régler avec les mé-
decins et en dehors de toutes les prescriptions écrites et déjà exis-
tantes l'alimentation des malades; il a pleins pouvoirs, et j'approu-
verai tout ce qu'il fera. Les prisonniers russes étaient en parfait état
628 REVUE DES DEUX MONDES.
de santé à l'île de Prinkipo. Je me demande si, après qu'ils seront
partis pour retourner en Russie, ce qui a peut-être déjà eu lieu, nous
ne pourrions pas y installer une belle ambulance... J'ai fait écrire
que j'accordais un supplément d'allocation aux docteurs, — supplé-
ment de 100 francs par mois (1). Je termine en renouvelant la re-
commandation de garder à Constantinople tous les malades dont
l'évacuation ne sera pas commandée par le défaut de local ou par
le manque de moyens sanitaires. » De son côté, le directeur de l'ad-
ministration de la guerre, M. Darricau, m'écrivait : « Votre position
est navrante: nous ferons tout notre possible pour y remédier. »
Dès le 10 mars, le maréchal Pélissier décida que deux ambu-
lances profondément infectées, et dont j'avais demandé l'abandon,
seraient immédiatement fermées. Le génie en construisit aussitôt
deux autres dont j'avais choisi l'emplacement sur de hauts pla-
teaux, mettant les baraques à 20 mettes les mies des autres, et le
logemenl des médecins a 200 mètres de l'ambulance. Ces deux éta-
blissemens sont restés salubres, et ont été éminemment utiles. Le
même jour, le maréchal Pélissier ordonna l'évacuation stir Constan-
tinople de tous les malades de Crimée, à l'exception des typhiques.
Je parcourais les régimens les uns après les autres; je m'entre-
tenais avec les colonels, je leur faisais part de mes observations.
Mes conseils étaient partout accueillis avec empressement, s'ils n'é-
taient pas toujours religieusement suivis. Il résulte d'un état que je
pourrais publier que la mortalité et les maladies dans les régimens
ont toujours dépendu exactement du degré de sollicitude des colo-
nels pour leurs soldats.
Il fut facile, dès le 28 mars, de constater les bons effets de ces
mesures malgré la prolongation d'un rigoureux hiver. Dans la der-
nière dizaine, le chiffre des entrées aux ambulances présenta une
réduction de 500 sur celui de la dizaine précédente, et les affections
étaient moins graves. 11 y avait une diminution d'un dixième dans la
mortalité en Crimée; depuis le 17 mars, il n'avait plus été évacué
un seul homme atteint de typhus sur Constantinople. On comptait
283 guérisons pour onze jours, tandis que depuis le 1er jamier cha-
que dizaine n'en avait offert que 7, 14, 25, 30, 27, 02, hb. C'était
sans doute un beau résultat comparatif; mais ce chiffre, mis en re-
gard d'une mortalité de 099, n'en était pas moins encore excessif
et fort affligeant. Il démontrait qu'il fallait redoubler d'efforts et
(1) Le décret organique de 1852 ayant supprimé la solde de guerre affectée jusque-là
au corps des médecins militaires, il en était résulté des privations compromettantes
pour leur sauté. Le ministre de la guerre, dont j'avais éveillé l'attention sur ce fâcheux
état de choses, voulut bien, sous la forme d'un supplément d'allocatiou, modifier la
situation créée par le décret.
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMEE. 629
obtenir l'exécution rigoureuse de toutes les mesures de prophylaxie.
Or je remarquais à chaque instant, en parcourant les bivouacs, que
beaucoup de tentes n'étaient pas ventilées, que les vètemens étaient
rarement exposés aux rayons solaires, et que le sol n'avait pas en-
core reçu le lait de chaux prescrit. Tous les malades non typhiques
n'avaient pas encore été évacués sur Constantinople : il en restait
environ 2,500. Chaque jour, il se développait en moyenne dans nos
ambulances 50 nouveaux cas de typhus sur des hommes entrés pour
d'autres maladies. C'était par mois 1,500 malades, dont les deux
tiers étaient voués à une mort certaine. Informé par moi de ces re-
grettables négligences, le maréchal Pélissier rappela à tous les offi-
ciers-généraux la stricte nécessité de faire exécuter les mesures pres-
crites. Des résultats meilleurs se produisirent alors, et le 5 avril
le ministre de la guerre m'écrivit : « Je ne vous remercierai plus des
soins que vous prenez, du zèle que vous déployez dans l'intérêt de
nos pauvres malades; ce serait trop me répéter. »
IV.
La paix vint enfin mettre un terme à nos misères. Les relations
entre les armées alliées et les Russes n'avaient pas tardé à s'établir
sur le pied d'une entente fort cordiale. De part et d'autre, on fêtait
à grand renfort de libations fraternelles la lin des longues souf-
frances. On voyait bras dessus bras dessous Russes, Français, An-
glais, Sardes, chantant, dansant, s' aidant mutuellement à marcher
lorsque le verre avait été trop souvent vidé. Quand le vacillement
des jambes rendait impossible le départ des visiteurs, on se donnait
pour la nuit une mutuelle hospitalité. Le général russe comman-
dant en chef la division campée près de la Relbec me disait à ce
propos : « Nous avons dans nos camps depuis plusieurs jours quel-
ques zouaves. Ils s'entendent parfaitement avec nos soldats; à l'aide
d'une pantomime fort simple, ils se comprennent à merveille; ils
trinquent gaiement. Ces zouaves s'attendent à être punis en rentrant
au camp; aussi sont-ils venus me demander une attestation con-
statant qu'ils ont été si bien reçus, qu'il leur a été impossible de re-
tourner encore h leur régiment. »
Des steeple-chase, des fêtes militaires avaient lieu dans la vallée de
la Tchernaia. Le cheval arabe y soutenait sa vieille réputation. En
1856 comme en 1855, il avait mieux résisté aux rigueurs de l'hiver
et aux misères des bivouacs que tous les chevaux des autres races.
Ainsi se trouvaient justifiées les assertions du général Daumas (1). Les
(1) On sait que dans diverses études publiées par la Revue des Deux Mondes (livrai-
sons du 1er décembre 1851 et 15 mai 1855), M. le général Daumas a le premier fait res-
sortir les avantages des chevaux arabes comme chevaux de guerre.
(530 REVUE DES DEUX MONDES.
courses attiraient un nombreux public; les soldats s'y rendaient sans
armes, et ces promenades faisaient une heureuse diversion clans les
esprits, préoccupés du typhus. D'un autre côté, les artistes drama-
tiques venus de France donnaient chaque soir sur le théâtre de
Kamiesch des représentations très suivies; ils avaient pour rivaux
dans les camps d'autres artistes pris parmi les soldats. On compa-
rai i la jeune première de Kamiesch à un jeune clairon de zouaves
jouant les mêmes rôles, et les avis étaient fort partagés. Si la plu-
part des premiers sujets lyriques n'avaient été tués à la prise de
Malakof, jamais, assurait-on, le théâtre de Kamiesch n'eût pu sou-
tenir la concurrence avec le théâtre des zouaves. Dans les bivouacs
établis sur le plateau de Fédouchine, on avait disposé une immense
salle de bal où figuraient les grandes daines enrichies des villages de
Filouville et de Coquinville.
Avant de quitter la Crimée, j'allai voir encore une fois avec sir
John Hall les hôpitaux de nos alliés, et j'acquis la certitude que le
typhus n'j avait plus reparu depuis 1855. Dans le port de Balaclava,
je visitai une frégate-hôpital à vapeur anglaise, installée comme une
grande salle de malades et contenant 300 lits. Le comfortable était
poussé si loin qu'on avait logé à bord, dans une étable, trois ou
quatre \ aches, afin que le lait ne manquât pas pendant la traversée.
Je demandai au commandant combien une frégate de même dimen-
sion que la sienne pouvait transporter de troupes : « 700 Anglais,
me répondit-il, et 1,500 Français, parce que les Français se logent
partout, sur le pont comme dans l'entrepont: » Les soins que prennent
les Anglais pour le bien-être de leurs soldats me rappellent ce mot
qu'ils répètent souvent : « Le soldat anglais est un capital. » Ceci
n'exclut pas en eux, tant s'en faut, les sentimens d'humanité; seule-
ment ils y ajoutent l'idée d'une valeur économique à conserver. Dans
une autre occasion, quand on fit prisonnier le commandant russe de
Balaclava a\ec sa famille, un général anglais disait : « C'est une
excellente bank-nole. » La marine française avait aussi quelques fré-
gates à vapeur transformées en hôpitaux; mais le transport des ma-
lades se faisait surtout par des bateaux à vapeur du commerce, ou
par des bâtimens à voiles que ceux-ci remorquaient. Les navires des
Messageries impériales étaient particulièrement affectés à ce service.
Chaque malade avait un petit matelas et une couverture.
Le 10 avril 1856, je m'embarquai pour Constantinople, où ma
présence me semblait désormais plus nécessaire qu'en Crimée.
M. Scrive, médecin en chef, surveillait avec une sollicitude éclairée
la mise en vigueur des mesures hygiéniques que j'avais fait adopter.
Deux fois par semaine, il m'adressait le bulletin de l'état sanitaire
de l'armée sous Sébastopol.
Le retour du beau temps avait séché le sol de la Crimée, et per-
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMÉE. 631
mettait enfin de porter l'emplacement des camps sur un terrain neuf
et non infecté. La guerre, depuis le traité du 30 mars, ne forçait
plus d'ailleurs les régimens à conserver leurs positions militaires de
la rive gauche de la Tchernaïa, foyer d'émanations marécageuses.
Le maréchal Pélissier donna l'ordre d'abandonner les anciens bi-
vouacs et de les transporter à trois lieues au sud sur les hauts pla-
teaux, ventilés par la brise de mer, qui du monastère Saint-George
descendent vers Kamiesch. Toutes les baraques et les grandes tentes
contaminées par une habitation prolongée furent remplacées par les
petites tentes-abris du maréchal Bugeaud. On changeait fréquem-
ment l'assiette des camps, et ces migrations apportaient chaque fois
une amélioration dans la santé des troupes. De pareils déplacemens
suscitèrent bien quelques réclamations de la part des officiers, sans
cesse dérangés dans leur installation; mais le maréchal n'en tint
aucun compte : il n'était préoccupé que de la santé du soldat. Il pré-
sidait à l'embarquement des troupes, veillant à ce qu'on ne trans-
portât que des régimens qui depuis plusieurs semaines n'avaient
présenté aucun cas de typhus, et lui-même ne quitta le sol de la Cri-
mée qu'après le départ du dernier régiment de l'armée.
De retour à Gonstantinople, je parvins à isoler tous les malades
atteints du typhus et à faire renouveler journellement leurs objets
de literie; le chiffre des nouveaux cas déclarés dans les vingt-
quatre heures tomba immédiatement de plus de moitié. Je portais
sur tous les navires nolisés par l'administration une active surveil-
lance pour l'exécution des mesures hygiéniques et de désinfection.
Si les mesures prises étaient maintenues, le typhus ne devait pas
tarder à disparaître.
11 y avait encore 4,000 scorbutiques dans les hôpitaux de Con-
stantinople. Les prisonniers russes venaient de quitter File de Prin-
kipo; j'allai y installer une vaste ambulance pour 1,800 scorbutiques,
et, grâce à l'énergie du général Pariset, qui venait de remplacer le
général Larchey dans le commandement de la place de Gonstanti-
nople, j'achevai cette tâche en deux ou trois jours. Prinkipo rem-
plaçait Mételin. A peine transportés, les malades revinrent à la
santé; bientôt ils se promenaient dans l'île, bien portans et joyeux.
En allant les visiter, je m'arrêtai à Calcul, îlot voisin où était un
hôpital destiné à la marine. En face de l'îlot se tenaient à l'ancre
quatre ou cinq gros navires de guerre qui avaient arboré la flamme
jaune de la quarantaine. Ces bâtimens avaient eu le typhus pour
avoir transporté des malades de Crimée. Une partie de leurs équi-
pages, atteinte par l'épidémie, avait dû débarquer; elle était parfai-
tement bien installée dans d'immenses chambres converties en hô-
pital ou sous des tentes doubles.
Pendant le cours de cette terrible épidémie, le gouvernement turc
632 REVUE DES DEUX MONDES.
avait mis à notre disposition comme auxiliaires les élèves les plus
distingués de son école de médecine. Le concours qu'ils nous ap-
portèrent nous donna une idée très satisfaisante de l'organisation
du corps médical ottoman. Le directeur du service de santé de l'ar-
mée turque était Thomal-Bey, personnage fort important, grand-
juge d'Anatolie. Cette dignité correspond au grade de muchir ou de
pacha à trois queues. Les généraux de division sont pachas à deux
queues. Ce haut fonctionnaire est aussi directeur de l'école de mé-
decine militaire, dans laquelle on admet des élèves civils. 11 préside
deux fois la semaine le conseil, composé de professeurs, et travaille
directement avec le ministre de la guerre. Le sous-directeur de
l'école, Arif-Bey, surveille le service de santé, et adresse chaque
jour au directeur un rapport écrit. Les officiers de santé du service
ottoman ont, comme les médecins militaires de presque toutes les
nations, un rang hiérarchique qui les assimile aux officiers mêmes de
l'armée. Dans l'armée ottomane, tous les médecins chefs de grands
établissemens hospitaliers ont le rang de colonel, et touchent même
une solde plus élevée que ces officiers supérieurs. Les autres méde-
cins ont le rang de lieutenans-colonels, de chefs de bataillon, de ca-
pitaines. Ce dernier grade n'est porté que par un petit nombre d'offi-
ciers de santé militaires. -
Dans les premiers jours de février, à la suite d'une conférence sur
le typhus, à laquelle assistait le personnel médical de l'hôpital de
l'école militaire, un médecin anglais, il. Pinkoffs, qui se distinguait
entre tous par une grande ferveur scientifique, me proposa de con-
voquer à une prochaine séance les médecins anglais et sardes. L'idée
me vint à cette occasion de fonder une société médicale, et d'en
assurer même la durée après notre départ, en y faisant entrer les
médecins les plus éminens de Constantinople et les professeurs de
l'école de médecine ottomane, parmi lesquels figurait notre savant
compatriote M. Fauvel, médecin des quarantaines. M. Pinkoffs me
seconda de tous ses efforts, fit toutes les démarches nécessaires, et
bientôt se trouva fondée une société qui peu après reçut du sultan,
avec une dotation annuelle, le titre de Société médicale impériale.
C'est pour moi un bon souvenir d'avoir présidé pendant mon séjour
à Constantinople cette réunion de savans distingués. Des lectures
et des discussions importantes occupèrent les séances de la nouvelle
société, et la presse médicale de Paris continue aujourd'hui encore
d'en reproduire les comptes-rendus. Déjà en 1830 j'avais eu la bonne
fortune de rouvrir à Alger les cours, interrompus depuis des siècles,
des Avicenne, des Rhazès, des Albucasis, etc. Ce fut dans la même
pensée que je concourus à la fondation de la première société sa-
vante de Stamboul.
Rassuré sur l'effet des dispositions adoptées contre l'épidémie,
UNE MISSION MÉDICALE EN CRIMÉE. <Î33
heureusement décroissante, je voulus compléter mes recherches sur
les institutions médicales de la Turquie par une visite aux hôpitaux
turcs de Gonstantinople. Sauf quelques objections de détail, je n'eus
que des éloges à donner. Les lits me parurent seulement trop rap-
prochés; les malades n'ont pas un assez grand volume d'air à res-
pirer. On obvie en partie à ce défaut, le seul que j'aie à relever, par
un luxe de propreté tout à fait inattendu et par l'habitude de tenir
ouvertes les portes et les fenêtres. La douceur du climat écarte les
dangers qu'aurait en France l'application d'une mesure semblable.
D'ailleurs les chambres sont chauffées en hiver, et la plupart des
fenêtres ouvrent sur de grandes galeries fermées, où la tempéra-
ture n'est jamais très basse. Les fumigations chlorurées et surtout
celles des plantes aromatiques sont très usitées: on les pratique
plusieurs fois le jour dans toutes les chambres. Ces parfums en-
traînent en s' échappant les miasmes nauséabonds dégagés par les
malades. Je voudrais voir le même usage s'introduire dans nos hô-
pitaux de France, comme il avait été introduit dans nos hôpitaux et
nos ambulances d'Orient.
L'hôpital de la marine ottomane offre un grand luxe d'installa-
tion. Cet établissement modèle n'a rien à envier aux hôpitaux d'Eu-
rope. Dans le petit hôpital du palais de Bachistach, tout est prin-
cier : riches tapis, lits et rideaux de soie, nourriture recherchée,
soins parfaitement entendus. M. le docteur Z..., l'un des méde-
cins du sultan, qui me conduisait, ne put me montrer la salle des
femmes du harem: mais il m'apprit que leur principale maladie
était une jalousie effrénée, sans cesse surexcitée par les choses qui
nous paraîtraient les plus indifférentes. De temps en temps, elles
reçoivent de petits cadeaux, une boite de dragées par exemple. 11
faut alors que les 3 ou 400 boites soient absolument pareilles, sans
quoi ce sont des scènes dont la violence compromet leur santé.
Presque toutes meurent à un «âge peu avancé de phthisie pulmo-
naire. M. Z... envoyait en cachette aux plus malades quelques bou-
teilles de vin de Bordeaux pour prolonger leur existence.
Désormais la grande, la seule préoccupation était le retour de
l'année en France. Les cas de typhus, déjà importé par nos navires
à Marseille, à Toulon, semaient l'alarme parmi les populations, et
obligeaient à de grandes précautions. Le ministre de la guerre avait
heureusement pris de sages mesures. Nous avions à l'île Sainte-
Marguerite un hôpital pour h ou 500 malades et un camp sous bara-
ques ou sous tentes pour h ou 5,000 hommes. Au Frioul, où il y
avait déjà un hôpital, on pouvait aussi établir un camp d'une égale
étendue. Enfin, dans les îles d'Hyères et dans la presqu'île de Gyen,
on créa un troisième hôpital et un troisième camp pour 10 ou
63A REVUE DES DEl \ MONDES.
1 ■2,000 hommes. Nos navires devaient débarquer successivement
leurs soldats malades ou bien portans dans l'un ou l'autre de ces
établissemens. Les hommes valides devaient y rester dix jours et
plus, si c'était nécessaire, habitant sous la tente, se promenant,
se baignant, bien nourris, regardant les côtes de France. Toutes les
conditions de rétablissement étaient, autant que possible, réunies.
Après cette espèce de quarantaine, on devait amener à Marseille
ou à Toulon tous ceux qui auraient bien supporté cette épreuve et
les diriger sur les garnisons définitives. Pour échelonner d'hôpitaux
la route suivie par la flotte, on devait créer une ambulance sous
tentes au Pirée et une autre à Messine. Des difficultés soulevées par
le gouvernement napolitain empêchèrent de placer un dépôt de ty-
phiques en Sicile. Les navires chargés de troupes avaient ordre de
laisser les malades infectés à Gallipoli, à Nagara, à Malte et en Corse,
avant d'arriver en France. Les débarquer dans toutes ces stations,
c'était empêcher la contagion de se propager à bord des bâtimens de
transport.
Il aurait fallu deux étapes sanitaires de plus, l'une entre Nagara
et Malte, l'autre entre Malte et la Corse. Je me rendis au Pirée, et
je m'entendis avec l'amiral Bouet-Willaumez et avec le ministre de
France, M. Mercier. Le ministre des affaires étrangères de Grèce,
M. Rangabé, nous donna avec empressement l'autorisation d'instal-
ler un hôpital de typhiques dans File de Milo, que nous allâmes
reconnaître. Milo a l'aspect d'un fer à cheval. Dans le fond du port
seulement se trouvent quelques basses terres marécageuses et inha-
bitées. Les habitans, au nombre de 3,000, ont perché leurs villages
sur les montagnes. A l'ouest est celui de Castro, qu'habite notre con-
sul, M. Brest, respectable vieillard à qui nous devons la Vénus de
Milo. J'avisai un monastère abandonné depuis 1834, époque où les
propriétés monacales rentrèrent dans le domaine du gouvernement
grec. Sachant par tradition que les moines s'établissaient toujours
dans les endroits les plus salubres et les sites les plus agréables, je
fis, par un chemin sinueux très praticable pour les mulets, une as-
cension jusqu'à ce monastère. J'y trouvai des bâtisses considérables,
à moitié ruinées, mais dont on pouvait tirer bon parti, — trois ou
quatre beaux jardins potagers, de beaux plateaux ombragés et par-
faitement disposés pour recevoir des tentes. Un vieillard centenaire
habite là avec sa famille, mais il n'occupe qu'une ou deux cham-
bres. L'eau est abondante et d'excellente qualité. Cependant il était
difficile de mettre à Milo 300 malades, et si l'infection était venue à
se propager sur la flotte pendant la traversée, cet hôpital eût été
bien vite insuffisant. Ce motif nous décida à faire voile pour Candie,
où le sultan nous autorisait à créer un établissement hospitalier.
UNE MISSION MEDICALE EN CRIMÉE. 635
Nous trouvâmes dans cette île un beau plateau bien ventilé auquel
on arrivait par un chemin de mulet assez facile, et que le pacha
promettait de faire immédiatement réparer. Vély-Pacha, ancien am-
bassadeur à Paris, mit à notre disposition 100 tentes d'officiers pour
la création d'un hôpital qui heureusement ne fut pas nécessaire.
Le chiffre des malades décroissait rapidement en Crimée et à
Gonstantinople; les hôpitaux se vidaient et se fermaient. Ma mission
était terminée. Je quittai l'Orient avec la conscience d'avoir contri-
bué, dans la mesure de mes forces, au soulagement de tant de maux,
et, je puis dire, après avoir assisté au spectacle le plus douloureux
qui se soit vu depuis longtemps. Aux instrumens de destruction que
le génie de l'homme a rendus si meurtriers, et qui jamais n'avaient
été accumulés en plus grand nombre dans un aussi étroit espace,
s'étaient ajoutés le choléra, le scorbut, les dyssenteries et le typhus.
La constante et vive sollicitude du gouvernement, les efforts persé\ é-
rans de l'administration militaire, le dévouement du corps de santé,
avaient fini, il est vrai, par triompher des épidémies, mais au prix
de quels sacrifices! Si nous consultons la statistique médicale des
établissemens hospitaliers, qui doit seule nous occuper ici, le chiffre
des morts relevés dans les hôpitaux a été en Orient, pour toute la
campagne, de 63,000 environ, dont 31,000 en Crimée, 32,000 à
Constantinople.
Les armées ont besoin d'excitations morales qui les préservent do
la nostalgie et de la prostration. La religion exaltait les troupes de
Godefroi de Bouillon; l'esprit chevaleresque animait les officiers fran-
çais à Fontenoy; la certitude de vaincre, entretenue par la rapide
succession des victoires, entraînait les armées de l'empire. — C'est
aussi un mobile moral qui soutint nos troupes pendant cette rude
guerre de Crimée : ce fut le sentiment du devoir qui anima nos sol-
dats sans faiblir un seul jour dans cette lutte, également glorieuse
contre l'ennemi et contre les privations ou les souffrances de toute
sorte. Aussi peut-on caractériser d'un mot les hommes dont il m'a
été donné de voir et de partager les dernières épreuves. D'autres ar-
mées ont pu montrer autant d'héroïque ardeur, autant d'impétueuse
bravoure que l'armée d'Orient : aucune n'a porté plus loin le stoï-
cisme, le courage et le mépris de la mort.
Baudens.
LA
LITTÉRATURE HISTORIQUE
LA QUESTION D'ORIENT
I. Histoire 4' Attila et de ses Successeurs jusqu'à l'établissement des Hongrois en Europe,
par M. Amédée Thierry; 2 vol.. Paris 1856.
II. Geschtchte des Osmaniche» lien lis in Europa, de J. W. Zinkeiseu; Gotha 1855, etc.
Depuis les premiers jours de la guerre de Crimée, il y a eu toute
une littérature spéciale sur la question d'Orient. Les trois pays qui
représentent en première ligne le travail intellectuel du monde, la
France, l'Allemagne et l'Angleterre, ont ouvert une enquête, au nom
de la politique et de l'histoire, sur ce conflit où l'Europe et l'Asie sont
en cause. C'est une conséquence inévitable de la vivacité d'impres-
sions qui caractérise notre époque. Cette ardeur est un s\ mptôme
heureux : elle atteste un besoin de publicité qui doit nous consoler
de plusieurs symptômes contraires. Il y a des siècles que la question
d'Orient est posée, jamais elle n'avait si vivement ému l'opinion.
Elle était autrefois le souci des gouvernans, la préoccupation secrète
des hommes d'état; aujourd'hui c'est devant l'Europe entière que ces
problèmes sont débattus. Or, dans la foule de livres consacrés à ce
sujet, s'il y en a certainement de très médiocres, il en est aussi qui
ne doivent pas un intérêt éphémère aux circonstances du moment.
Ici, ce sont des travaux savans, des recherches d'érudition sur les
rapports des peuples orientaux avec la civilisation européenne; là ce
sont des enquêtes sympathiques et précises sur la situation des pays
les plus intéressés au débat, je veux dire les contrées du Danube et
l'histoire et la question d'orient. 637
les provinces chrétiennes de la Turquie. Quelques-uns de ces écrits
sont un peu antérieurs à la guerre de Crimée, mais le succès qu'ils
ont obtenu date surtout de cette époque. Il est donc bien certain que
l'attention publique est éveillée et ne s'endormira plus. On oublie
un article de journal, on n'oubliera pas un mouvement littéraire qui
a éclairé à la fois le présent et le passé de l'Europe orientale.
Il faut placer au premier rang la curieuse publication de M. Char-
riera, les Négociations de la France dans le Levant. Cet ensemble si
riche de documens neufs et décisifs semble avoir excité l'émula-
tion de l'Allemagne. MM. Tafel et Thomas, membres de l'académie
des sciences de Munich, publient en ce moment des recherches du
même genre sur l'histoire commerciale de la république de Venise
et ses relations avec l'Orient (1). On ne peut pas dire que l'ouvrage
de M. Charrière ait passé inaperçu, puisqu'il a été couronné par
notre Académie des Inscriptions; il est certain pourtant qu'un tel re-
cueil méritait d'occuper plus vivement l'attention du public lettré.
M. Michelet, qui y a puisé des renseignemens du plus grand prix
dans son Histoire de France au seizième siècle, exprime ce regret,
auquel on ne peut que s'associer. L'Allemagne a mieux accueilli le
travail de MM. Tafel et Thomas, bien qu'encore inachevé. Il y a un
public au-delà du Rhin pour toutes les œuvres sérieuses. A ceux
qui ont apprécié parmi nous les recherches de M. Charrière je re-
commande le recueil de MM. Tafel et Thomas. C'est surtout à pro-
pos du xvie siècle que la publication de notre compatriote offre l'in-
térêt le plus \if: 1rs deux érudits allemands n'ont pas encore dépassé
le xme siècle, et déjà ils ont rassemblé des documens d'une valeur
inestimable. Les deux ouvrages se complètent l'un l'autre. Parmi
les pièces que publient MM. Tafel et Thomas, j'ai remarqué le
rapport du Vénitien Bailo Marsilius sur la Syrie au xme siècle,
des indications précises sur les établissemens de Venise à Tyr, un
tableau très curieux de l'île de Candie, des lettres diplomatiques des
papes, plusieurs traités avec les sultans de la Palestine et du Caire.
enfin tout ce qui concerne la croisade vénitienne de 1204 et l'établis-
sement de l'empire latin en Morée. Presque toute la question d'Orient
au XIIIe siècle est dans les archives de la république de Saint-Marc.
îNous sommes trop portés à croire que cette question date seule-
ment d'un demi-siècle; il y a plus de mille ans qu'elle est posée.
Quant aux problèmes particuliers qu'elle renferme, on est tout sur-
pris de rencontrer des époques où la situation est exactement la
même qu'aujourd'hui. Depuis la chute de l'empire grec, combien
(1) Urkunden zur aeltern Handels-und Staatsgeschichte der Republik Venedig, mil
besonderer Beziehung aufByzanz und die Levante, von D' Tafel und Dr Thomas; 2 vol. ,
Vienne 1855-1856.
638 REVUE DES DEUX MONDES.
de périodes où les Ottomans, affaiblis par la paix, ruinés par l'oisi-
veté, incapables de posséder ce sol qu'ils ont conquis, semblent sur
le point d'être expulsés de l'Europe! M. Abeken, dans un livre inti-
tulé l' Entrée de la Turquie dans la politique européenne, M. Ziukeisen
surtout dans son Histoire de l'Empire ottoman en Europe (1), ont
donné à cet égard des détails pleins d'intérêt, puisés à des sources
nouvelles. — Que sont les Turcs, disait Montesquieu, sinon les
hommes les plus propres à posséder inutilement un grand empire?
— Tel est, selon la spirituelle remarque de Montesquieu, le rôle
providentiel des Ottomans: ils possèdent inutilement, c'est-à-dire
sans profit pour eux comme sans danger pour l'équilibre des états
européens, les contrées qui dans des mains plus fortes seraient la
clé de l'Europe et de l'Asie. M. Léopold Ranke, dans sa vive et ra-
pide esquisse des Ottomans, a développé cette pensée de Montes-
quieu; M. Zinkeisen achève aujourd'hui le tableau de M. Ranke.
Quand il raconte l'état intérieur de la Turquie au xvi' siècle d'après
les relations des ambassadeurs vénitiens à Constantinople et les
lettres du Flamand Busbecq, il ne peut guère renouveler son sujet.
M. Ranke avait déjà dit tout ce qu'il y avait d'essentiel à dire. 11 lui
était aussi fort difficile d'être bien neuf en exposant la politique de
François 1" en Orient. Ce tableau est complet chez l'éditeur des
Négociations de la France dans le Levant. La partie la plus impor-
tante de l'ouvrage de M. Zinkeisen est celle qu'il consacre aux rap-
ports de la Turquie avec les puissances occidentales, à la fin du
xvi" siècle et au commencement du xvne. Rien de plus curieux que
les négociations de cette période; c'est le moment précis où s'éva-
nouit le prestige des Ottomans. La veille encore on les craignait, ou
du moins on réclamait leur appui; désormais on ne voit plus en eux
que des eunuques : ils gardent l'Orient, ils occupent inutilement
Byzance, voilà le seul service qu'on attend d'eux. Parmi les docu-
mens qu'a si bien rassemblés M. Zinkeisen, l'un des plus curieux est
la collection des lettres de sir Thomas Roe, ambassadeur du pre-
mier des Stuarts auprès du sultan Moustapha 1". Cet Anglais du
xviie siècle a apprécié la Turquie avec autant de finesse et de saga-
cité qu'un Anglais du xixe. Sir Hamilton Seymour n'aurait pas un
jugement plus sûr, un esprit plus délié. Sir Thomas Roe est peut-être
(1) Der Eintritt der Turkei in die evropaische Politik des 18 Jahrhvnderfs, von
H. Abeken, 1 vol., Berlin 1856. — Geschichte des Osmanischen Reiehes in Europa, von
J. W. Zinkeisen, 3 vol., Gotha 1855. — On peut signaler encoie l'ouvrage de M. Th.
Mundt, Der Kampf um dos schwarze Meer, etc., 1 vol., Brunswick 1855, —celui de
M. Hermann Sauppe, Skizzen mis der Geschichte der Krim, 1 vol., Weimar 1855, — et
une brochure de M. Heinemann, Mneas Sylvius ois Prediger eines allgemeinen Krenz-
zuges gegen die Tiirken.
l'histoire et la question d'orient. 639
le premier diplomate qui ait donné une consultation sur le malade,
comme disait le tsar Nicolas. Frappé de l'épuisement des Turcs, il
ne craint pas de dire dès 1623 que le moment serait venu de dis-
soudre et de partager l'empire ottoman; « mais cette occasion si
favorable, ajoute-t-il avec tristesse, les princes chrétiens, divisés
par de misérables intérêts, la laisseront échapper. » Ces détails de-
viennent encore plus significatifs, lorsqu'on sait que trente-cinq ans
auparavant la reine d'Angleterre Elisabeth invoquait humblement
le secours de la Turquie contre Yarmada de Philippe II. M. Zin-
keisen a mis tous ces faits en lumière à l'aide des relations des
diplomates, et il a tracé un tableau qu'il est impossible d'étudier
sans faire maints rapprochemens avec l'histoire de nos jours.
Pendant que l'Europe prenait ainsi son parti de la présence des
Turcs et se félicitait même des services rendus par eux à l'équilibre
des états, que devenaient les populations chrétiennes de la Turquie?
C'est là le sujet des études de M. Neigebaur et de M. Siegfried Kap-
per. M. ISeigebaur est un diplomate, un ancien consul de Prusse en
Valachie, qui a interrogé les contrées du Bas-Danube, contrées
slaves et contrées roumaines, avec une sympathique impartialité (1).
M. Siegfried Rapper a étudié en historien et en artiste les popula-
tions gréco- slaves, et surtout les rapports des chrétiens avec les
Turcs sur les frontières de l'empire ottoman (2). M. Neigebaur donne
sur les Moldo-Valaques, sur les Serbes, les Bosniens, les Monténé-
grins, des détails statistiques pleins d'intérêt, et on voit, en le lisant.
quelles ressources ces peuples pourraient fournir encore sous une
direction intelligente et résolue. Que leur manque-t-il aujourd'hui?
Un homme, un chef, un Etienne le Fort ou un Michel le Brave.
M. Siegfried Kapper n'est pas moins intéressant que M. Neigebaur;
il raconte ce qu'il a vu et entendu. \ux bords du Danube et de la
Save, en Bosnie, en Bulgarie, il s'est entretenu avec les raias, il a
compris leur misère et recueilli leurs plaintes; son livre est une en-
quête fort instructive. Un des passages qui m'ont le plus frappé
dans ses récits, c'est une conversation de l'auteur avec un chrétien
de Bosnie au moment où l'Angleterre et la France se préparaient à
combattre la Bussie en Crimée. Le compagnon de voyage de M. Kap-
per ne comprend rien à une telle expédition. L'écrivain allemand a
(1) Die Sudslaven und deren Laender in Beziehung auf Geschichte, Cutttir und Ver-
fassung, von J. T. Neigebaur. 1 vol., Leipzig 1851.
(2) Sudslavische Wanderungen, 2 vol. , Leipzig 1853. — Cliristen und Tin-ken, ein
Skizzenbuch von der Save bis zum eisernem Thor, von Siegfried Kapper, 2 vol., Leipzig
1854. — Signalons aussi l'ouvrage d'un touriste anglais connu déjà par d'intéressantes
peintures uu Caucase : Travels in european Turkey, through Bosnia', Servia , Bulgaria, Ma-
cedonia, Roumelia, Albania and Epirus, etc., by Edmond Spencer, 2 vol., Londres 1853.
640 REVUE DES DEUX MONDES.
beau lui expliquer que ni la France ni l'Angleterre ne défendent la
cause de l'islamisme : le Bosnien s'obstine avoir une trahison odieuse
dans l'alliance des puissances occidentales et de la Turquie. Les
plus habiles diplomates de l'Europe essaieraient vainement de le
convaincre. « 11 m'écouta, dit M. Kapper, avec une scrupuleuse
attention: quand j'eus fini de parler, il me prit la main, la serra
affectueusement, et me dit ces seuls mots en hochant la tète : « Il est
possible que vous ayez raison, mais vous n'êtes pas un raia. » Ce
n'est pas là un fait isolé. M. Kapper a recueilli les mêmes sentimens
rhez tous les chrétiens de l'empire turc. Aux yeux des raias, toute
tentative d'union entre les chrétiens elles musulmans est une chi-
mère; ils sont persuadés que les musulmans n'admettront jamais
les chrétiens à partager leurs droits dans l'état, que les lois les plus
formelles à cet égard seront impuissantes à transformer les mœurs,
à vaincre les préjugés de religion et de race. L'événement donnera-
t-il un démenti à ces appréhensions? Je ne sais; mais quand on lit
les curieux renseignemens fournis par M. Siegfried kapper, on com-
prend que, malgré nos victoires en Crimée, l'ambition moscovite
conserve en Orient des armes bien puissantes. La Russie apparaît
aux chrétiens delà Turquie comme une libératrice; c'est à nous de
prendre sa place. Ce qu'elle l'ait par esprit de convoitise, nous le
ferons avec désintéressement, et les populations du Danube ne tour-
neront plus leurs yeux du coté de Saint-Pétersbourg. Telle est la
conclusion qui se dégage naturellement des récits de Al. Kapper, et
cette conclusion est d'autant plus remarquable que l'écrivain est libre
de préjugés : il a étudié les provinces chrétiennes de l'empire otto-
man sans parti pris contre les Turcs, il est sympathique à la cause
des puissances occidentales, il désire le succès de cette cause, et il
raconte simplement les faits dont il a été témoin. On voit quelle in-
spiration sérieuse tous ces écrits ont empruntée aux événemens de
ces dernières années. Études sur la situation actuelle, recherches
sur l'histoire des négociations et des luttes provoquées par ces pro-
blèmes séculaires, telles sont les deux classes d'ouvrages qu'il est
permis de rapporter à cette préoccupation de la pensée publique.
Il y en a une troisième, et les ouvrages qui la composent méritent
une place à part : ce sont ceux qui, n'ayant pas été écrits en vue
des questions du moment, empruntent pourtant à ces questions un
intérêt plus vif et des lumières nouvelles. Occupé à fouiller le sol
de la vieille Gaule, un historien rencontre sur sa route une grande
ligure qui appartient aux contrées du Danube; il interroge sa vie,
son œuvre, ses héritiers, et les problèmes de nos jours éclairant
tout à coup les ténèbres du passé, il aperçoit entre ce personnage et
nos affaires présentes des relations qu'on ne soupçonnait pas. Je
l'histoire et la question d'orient. 641
parle de M. Amédée Thierry, l'historien des Gaulois, et de cette
étude si complète, si précise, sur toutes les hordes hunuiques, de-
puis le jour où Balamir et Roua, entraînant avec eux toutes les
nations nomades de l'Asie et du Nord, commencent le grand cata-
clysme, jusqu'à l'heure où les Magyars, derniers fils d'Attila, s'éta-
hlissent définitivement en Europe.
On connaît les travaux de M. Amédée Thierry : il a raconté avec
une science très sûre l'histoire primitive de nos pères, il a peint la
Gaule celtique, son génie, ses vicissitudes, son initiation à la culture
romaine; puis, arrivé à la fin du ivc siècle, il a vu apparaître tout à
coup Attila et ses Huns. Faut-il exposer simplement les rapports
d'Attila avec la Gaule? Est-ce assez de mettre en face l'un de l'autre
le roi barbare et le général romain, le fils de Mound-Zoukh et le
patrice Aétius? La bataille de Ghâlons est une des grandes journées
de l'histoire : pour en apprécier l'importance, il est indispensable de
connaître Attila tout entier. M. Thierry s'est donc proposé d'écrire
l'histoire d'Attila; or le sujet est immense pour qui sait en embras-
ser l'étendue. 11 touche à la fois au ive siècle et au xix°. Le roi des
Huns n'a pas seulement passé comme un torrent en furie, il a eu des
successeurs qui ont relevé son empire, et certaines traditions qui
remontent à son époque se sont perpétuées jusqu'à nous. La poli-
tique des empereurs en face des héritiers des Huns, les transforma-
tions de ces peuples que le roi sauvage et leskha-kans ont introduits
si violemment sur la scène du monde et qui y remplissent sous nos
yeux un rôle si différent, toutes ces choses qui datent de mille ans
et plus, ce sont les questions d'hier et d'aujourd'hui. Que de pro-
blèmes pour un esprit pénétrant! Bien que le récit de M. Thierry
conserve toujours la gravité de l'histoire, il est impossible d'y mé-
connaître la trace des émotions patriotiques provoquées par la
guerre de Grimée : c'est là l'intérêt et la beauté de ce livre.
Je ne viens pas analyser l'ouvrage de M. Amédée Thierry: les ta-
bleaux de Y Histoire d'Attila sont encore présens à l'esprit de nos lec-
teurs (1). On a lu ces pages avec l'intérêt qui s'attache à toute œuvre
historique fortement conçue et présentée avec art; on les a lues aussi
avec la curiosité bien naturelle qu'éveillait ce rapprochement des
guerres du moyen âge et des préoccupations de nos jours. 11 y a de
savantes histoires qu'on prendrait pour des œuvres sans date, tant
l'auteur s'est détaché de tous les intérêts de son temps. 11 en est d'au-
tres qui, malgré des recherches très sérieuses, ressemblent à des pam-
phlets ou à des manifestes. C'est là le double écueil qui rend si pé-
rilleux le grand art des Thucydide et des Salluste. L'exactitude sans
(1) Voyez la Revu? du 1" et 15 février, du 1er mars et 1er avril 1S52, du 15 juillet,
l« et 15 novembre 1854, du 15 avril 1855 et 15 février 1856.
TOME IX. -'il
642 REVUE DES DEUX MONDES.
émotion et sans vie, l'émotion trop ardente qui altère les nuances
du tableau, offensent également la vérité. N'oublions pas l'étymo-
logie du mot et tous les préceptes qu'elle renferme : l'historien est
un témoin (liTtop), il est le témoin des âges qu'il raconte, et aussi
le témoin de son temps. Sa mission est de faire revivre le passé :
quelle vie pourra-t-il communiquer à son tableau, si l'homme n'in-
tervient pas dans l'œuvre du savant? L'écrivain qui veut retracer à
nos yeux les plus lointaines périodes de l'humanité ne doit donc pas
cesser d'appartenir à son époque; contemporain des siècles évanouis,
il est toujours et avant tout le contemporain des hommes à qui il
parle. Dans quelle mesure doit avoir lieu cette alliance? C'est là le
secret du talent.
L'Histoire d'Attila me semble une preuve brillante des principes
que je viens d'énoncer. L'auteur a reproduit avec fidélité, avec sou-
plesse, les tableaux éclatans ou sombres que lui fournissaient ses
documens, et pourtant la pensée de son temps ne le quitte pas. Le
camp d'Attila, la cour de Théodose, l'ambassade de Maximin, les
terribles négociations du roi des Huns, les contrastes de la civilisa-
tion et de la barbarie, plus tard les fds et les successeurs d'Attila,
le deuxième empire hunnique, la grande et chevaleresque figure
d'Héraclius, les origines des Slaves, des Yalaques, des Roumains,
l'établissement de la Bosnie et de la Servie, maints épisodes effrayans
ou gracieux, maints traits de mœurs retrouvés dans une phrase, dans
un mot d'un chroniqueur inconnu, d'un versificateur obscur, et en-
châssés dans le récit avec un art qui rappelle l'historien de la con-
quête d'Angleterre par les Normands, — tout cela compose un tableau
d'une vérité dramatique. Nous sommes bien au milieu de cet immense
bouleversement dont le fils de Mound-Zoukh a donné le signal, et
qui ne se terminera que sous la main de Charlemagne; nous vivons
du ve siècle au ixc avec des Romains, des Grecs, des Huns, des Goths,
des Slaves, des Avars, des Francs, dans le plus étrange et le plus
formidable tourbillon de peuples, comme dit Jornandès, — et tou-
tefois, sans parler de l'inspiration générale du récit, telle scène, tel
détail particulièrement mis en relief nous ramène sans cesse à notre
xix' siècle. C'est ce côté- là qui m'attire. Je me garderai bien de re-
faire les tableaux de l'historien; je veux développer seulement, d'a-
près ses indications, certains faits qui se rattachent à des ques-
tions encore pendantes. La France a manifesté le désir de fortifier,
en les réunissant, les deux principautés roumaines du Danube : n'est-il
pas intéressant de montrer que c'est là en somme la vraie politique
indiquée par l'histoire, celle que suivirent les deux plus grands re-
présentans de la civilisation en face des fils d'Attila, un empereur
romain et un empereur franc, Héraclius et Charlemagne?
l'histoire et la question d'orient. <iA3
Il n'y a pas dans l'histoire du moyen âge une plus grande, une
plus tragique figure que celle d'Héraclius. La première partie de sa
vie ressemble à un poème héroïque, la dernière est une série d'hu-
miliations et de catastrophes. Voyez-le monter sur le trône : H ''ra-
dius est un général romain qui commande en Afrique; il est brave,
pieux, aimé de tous, et tandis que le tyran Phocas, assassin de l'em-
pereur Maurice, opprime les peuples et avilit le nom romain, on s'ac-
coutume, d'un bout de l'empire à l'autre, à considérer le jeune com-
mandant de l'Egypte comme un libérateur. In jour arrive enfin où
la conscience publique le charge de sa vengeance. Jamais l'histoire
n'a vu pareil spectacle. Ce n'est pas un conspirateur qui se cache,
le monde conspire avec Héraclius ef lui donne mission d'immoler le
t\ ran. Il part des côtes d'Afrique avec quelques vaisseaux et marche
sur Constantinople. Les images de la Vierge, clouées au haut des
mâts, protègent l'expédition du justicier. Partout, dans les ports,
sur les rivages, des acclamations retentissent quand on voit appa-
raître sa flotte; les peuples le saluent, les prêtres le bénissent; un
évèque détache des autels un diadème de la mère du Christ et va
l'en couronner sur son navire. Il arrive, il entre à Constantinople;
Phocas expie ses forfaits, et le sacrificateur, sa mission accomplie,
niiinte sur le trône de Constantin. Ce n'était rien cependant que d'im-
moler Phocas, il fallait relever l'empire. Le trésor était vide, l'armée
n'existait plus, les Perses ravageaient les villes romaines d'Asïe-Mi-
neure, et les Juifs, exaspérés par les persécutions, livraient la Pales-
tine au roi de Perse Chosroès. En présence de tant de périls, les pro-
vinces européennes s'endormaient dans un lâche égoïsme, quand une
catastrophe terrible vint réveiller Constantinople et permettre à Hé-
raclius d'accomplir ses desseins. Un allié de Chosroès, celui que les
Perses appelaient Schuharbarz ou le sanglier royal, se jette sur la
Palestine avec une armée formidable; il met tout à feu et à sang, il
pille, il brûle les cités et emmène des milliers de captifs qui vont dé-
défricher, sous le fouet des Persans, les marais de l'Euphrate et du
Tigre. On se croirait revenu aux plus terribles époques de l'histoire
racontée par la Bible, aux invasions de Sennachérib et de Nabucho-
donosor; seulement ce ne sont plus les Juifs, ce sont des chrétiens
que frappe ce Sennachérib. Les Juifs marchent derrière l'armée per-
sane, achetant à prix d'or les captifs, surtout les patriciens, les
magistrats, les prêtres, les religieuses, pour les sacrifier à Jéhovah.
Quatre-vingt-dix mille chrétiens périrent sous leurs couteaux. Ce
n'est pas tout : Jérusalem est prise, les reliques de la passion du
Christ sont dispersées, le saint-sépulcre est la proie des flammes.
L'église de la Résurrection, bâtie par Constantin sur le Calvaire,
conservait précieusement la croix de bois qui a sauvé le moud';
l'église est profanée, et la croix emportée dans le fond de la Perse.
titlll REVUE DES DELX MONDES.
A la nouvelle de ces désastres, un cri d'horreur retentit dans l'Eu-
rope orientale. L'indignation est au comble; le sentiment de la fierté
romaine, uni à l'exaltation religieuse, se ranime avec une subite
énergie, et l'empereur Héraclius, s' empressant de mettre à profit ce
réveil de ses peuples, annonce une expédition contre la Perse. Il s'agit
de reconquérir le tombeau du Christ et d'arracher la croix aux infi-
dèles; c'esl la première croisade. Héraclius en est tout ensemble le
Pierre l'Hermite et le Godefroy de Bouillon. A sa voix, des milliers
de soldats accourent. Préparé à la guerre sainte par de pieuses
retraites et par une communion solennelle, il s'embarque avec ses
compagnons, avec ses frères, et au moment où sa Hotte quitte le
port, une immense acclamation s'élève sur les rives du Bosphore.
Ce glorieux souvenir, cher à l'église d'Orient, mais effacé de la
tradition latine, M. Thierry le remet en lumière avec un rare bon-
heur. Pour retrouver tant de précieux détails enfouis dans le chau-
des chroniques byzantines, l'érudition ne suffisait pas, il fallait une
âme sympathique aux grandes choses. Le tableau de l'expédition
d'Héraclius est un des meilleurs chapitres du livre de M. Thierry.
Ce fut une croisade, je le répète, et une croisade merveilleuse. Chos-
roès el le sanglier royal avaient échelonné leurs armées le long des
côtes de l' Asie-Mineure; Héraclius, avec l'audace qui donne tant
d'originalité à sa pieuse et chevaleresque figure, dirige sa flotte
vers la Mer-Noire; il va aborder aux rivages qu'habitent aujourd'hui
les Tcherkesses. De l'Anatolie jusqu'à la Mer-Caspienne, il s'appuiera
sur la ligne du Caucase, soulevant ces fières tribus, qui combat-
taient alors la Perse comme elles combattent aujourd'hui la Russie,
attaquant le royaume de Chosroès par les frontières septentrionales,
et obligeant ainsi ses ennemis à dégager les provinces romaines.
Dans les longues guerres des Romains contre les Parthes et les
Perses, M. Thierry le remarque avec raison, jamais plan si auda-
cieux n'avait été conçu. Audace de pensée, vigueur d'exécution,
voilà les qualités dominantes d'Héraclius; ajoutez-y cette confiance
que donne l'enthousiasme religieux. Il était toujours le premier dans
la bataille. Pendant la mêlée, dit un chroniqueur, on le reconnais-
sait à ses bottines de pourpre. Que de marches, que de combats,
que de hardis coups de main, pour ne pas se laisser enfermer tlan>
les défilés du Caucase! Quelle fertilité de ressources à travers les in-
cidens d'une telle guerre! Un jour, menacé par trois armées qui se
resserrent autour de lui, il apprend qu'une tribu de Huns nomades,
les Khazars, saccagent une des provinces du nord de la Perse: il
court à leur rencontre et les enrôle dans son armée. L'entrevue d'Hé-
raclius et du chef des Khazars sous les murs de Tiflis est une scène
romanesque et poétique dont l'historien a tiré le meilleur parti. Hé-
raclius savait parler aux Orientaux, il savait flatter chez eux ce goût
l'histoire et la question d'orient. 6A5
des aventures qui le possédait lui-même. Rien de plus curieux que
de voir en présence le chef de la civilisation et le sauvage enfant de
la steppe; on dirait par instans une sorte de chevalerie barbare.
L'empereur portait sur lui le portrait de sa fille Eudoxie; le chef des
Khazars voit le gracieux visage de la princesse, et subitement il en
devient amoureux. « Donne -moi ton armée, lui dit Héraclius, tu
épouseras ma fille. » Le traité est conclu, la princesse Eudoxie part
de Gonstantinople pour venir trouver son époux, et quarante mille
Khazars grossissent l'armée de l'empereur. Aussitôt la guerre re-
commence avec une vigueur nouvelle. Héraclius remporte l'héroïque
victoire de Ninive, qui lui donne l'Assyrie. La Perse est tout entière
à la merci du vainqueur : les sanctuaires de l'antique monarchie de
Darius sont renversés; la magnifique résidence de Dastagerd, le pa-
lais favori de Chosroès, est pillée de fond en comble. Il y avait là,
disent les chroniques orientales, un harem de trois mille jeunes
femmes servies par douze mille esclaves. Les écuries contenaient jus-
qu'à six mille chevaux et neuf cent soixante éléphans. Le trône était
d'une merveilleuse richesse. Au-dessus du siège étaient suspendus
des globes d'or qui représentaient par leur disposition les sept pla-
nètes, les douze signes du zodiaque, toute la cosmographie persane.
Trois cents drapeaux pris aux Romains ornaient l'une des salles du
palais. Or pierreries, tapis brodés, robes de pourpre, tout est pillé
par les vainqueurs, et ce qu'on ne peut emporter devient la proie
des flammes (1). Chosroès, avec son troupeau de femmes, s'enfuit
de palais en palais devant l'armée d' Héraclius, et bientôt le roi des
rois, caché sous des vêtemens grossiers, n'a plus de refuge que
dans les cabanes des paysans, jusqu'à ce que, trahi par les siens et
victime d'une tragédie domestique, il soit mis à mort par son fils.
Quel triomphe dans le camp d'Héraclius! quel triomphe surtout
à Constantinople et à Jérusalem! Le \h septembre (328, après avoir
traversé l'Asie-Mineure au milieu des acclamations des chrétiens,
Héraclius, abordant àByzance, débarqua au faubourg de Sykes et
se dirigea vers la Porte-ci l'Or. Quatre éléphans blancs traînaient son
char triomphal. Devant lui marchait la sainte croix, reconquise sur
les Perses. Partout des fleurs, des palmes, de précieux tapis étendus
sur le passage du vainqueur; partout des chants et des bénédictions.
Héraclius avait voulu que la croix dominât toutes ces magnificences.
Quelques mois plus tard, aux premiers jours du printemps (629), il
alla la restituer aux lieux saints. Ce fut un triomphe encore, mais
d'un caractère bien différent. On croit lire une page de la vie de saint
Louis. Des milliers de pèlerins étaient accourus de la Syrie et de
(1) Voyez, pour tous ces détails, Ritter, Enikunde, t. IX, p. 497, et Julius Braun,
Geschichte (1er Kunst, t. Ier, p. 25ti.
t>46 BEVUE DES DEUX MONDES.
l'Egypte pour assister à la solennité. Ils virent Héraclius, suivant la
trace des pieds du Sauveur, gravir les pentes du Calvaire, la croix
sur ses épaules. L'évêque de Jérusalem l'attendait au sommet; il
reçut la croix des mains de l'empereur et la déposa dans l'église
de la Résurrection. Ce sont là les grandes journées de l'Orient. L'en-
thousiasme du nom romain s'unissait aux ardeurs de la foi chré-
tienne, et de nouvelles destinées semblaient commencer pour l'em-
pire. Que pouvait-on redouter encore du côté de l'Asie? L'empire
des Perses était détruit, le successeur de Chosroès n'était plus qu'un
vassal d'Héraclius, l'Europe entière était transportée d'admiration,
et un petit-fils de Clovis, interprète des sentimens de l'Occident, en-
voyait une ambassade au vainqueur de Ninive. La France a toujours
eu les yeux sur l'Orient, et lorsque Dagobert se faisait représenter
solennellement auprès d'Héraclius, il inaugurait la politique de Char-
lemagne et de saint Louis.
On demandera peut-être pourquoi cette merveilleuse histoire
d'Héraclius est associée dans le récit de M. Thierry à l'histoire d'At-
tila. Quel rapport entre une croisade contre les Perses et les annales
confuses des populations hunniques? C'est précisément là qu'appa-
rait, avec l'importance du règne d'Héraclius, l'originalité de son rôle.
Pendant que l'adversaire de Chosroès s'engageait si intrépidement
dans les défilés du Caucase et les vallées de l'Euphrate, les fils des
Huns, les Avars, établis au nord du Danube, menaçaient sans cesse
Constantinople. Héraclius, avant de partir, s'était empressé de faire
la paix avec eux. Dès qu'ils le surent arrivé en Asie, ils n'attendi-
rent qu'une occasion pour se jeter de nouveau sur l'empire. L'occa-
sion s'offrit bientôt. Le général de Chosroès, ce même Schaharbarz
dont nous parlions tout à l'heure, envoya des députés au kha-kan
des Avais, et lui promit le pillage de Byzance, s'il voulait assiéger
la ville avec les Persans. C'était un moyen pour ceux-ci de rappeler
Héraclius en Europe; si le kha-kan eût réussi, Chosroès n'eût pas
été écrasé à Ninive. Ce siège de Constantinople par les Avars estime
belle et émouvante peinture. M. Thierry n'a rien négligé pour re-
trouver les détails de la lutte; tous les documens originaux lui ont
li\ ré leurs secrets. On voit dans son récit l'immense armée barbare,
non pas une nation seule, dit un témoin oculaire, mais un assem-
blage de nations, Huns, Scythes, Slaves, Bulgares, Avars, Gépides,
envelopper toute la ville du côté de la terre; on entend les menaces
du kha-kan et les cris de ses soldats; on devine, aux préparatifs des
assiégés, l'enthousiasme national réveillé par Héraclius. Du fond de
la Perse, c'est encore lui qui défend Constantinople. Sans l'ardeur
qu'a excitée son exemple, sans le souvenir toujours présent des émo-
tions guerrières de son départ, ce peuple avili par Phocas n'était-il
pas vaincu d'avance? Les habitans de Constantinople pensaient à
l'histoire et la question d'orient. 6â7
Héraclius, et chacun fit son devoir. Le patrice Bonus (l'histoire doit
conserver son nom) dirigeait la résistance. L'image de la Vierge, de
la Toute-Sainte, comme l'appelaient les Grecs, promenée sur les
remparts, entretenait l'enthousiasme. Protégés par la Paiiogia, les
Grecs avaient la certitude de vaincre, et qui donc eût pu douter de
sa protection au moment où Héraclius s'exposait à tant de périls
pour arracher la croix aux païens? Gomme dans ces légendes du
moyen âge où la Vierge venait prendre la place d'une religieuse
échappée de son couvent, la Vierge remplaçait Héraclius à Constan-
tinople, et c'est elle qui sauva la ville. Après cette nuit sanglante
où la flotte du kha-kan, culbutée par les trirèmes romaines, sema le
Bosphore de débris et de cadavres, c'est à la Panagia que les vain-
queurs faisaient hommage de la victoire. Les Avars eux-mêmes se
croyaient vaincus par elle. « Je vois, disait le kha-kan un jour qu'il
examinait les murailles de la place, je vois là-bas une femme qui
parcourt le rempart; elle est seule et en habits magnifiques. » Tous
ces traits qui peignent si bien l'époque, ces visions, cette exaltation
mystique unie à l'héroïsme national tout à coup reparu, ont été
très heureusement mis en œuvre par M. Thierry. Autrefois ces dé-
tails mêmes obscurcissaient pour beaucoup d'esprits la grandeur des
événemens. On ne voyait là que des contes de moines, et comme on
se souvenait surtout de ces fatales discussions théologiques qui ont
énervé l'empire d'Orient, on ne songeait guère à restaurer dans leur
éclat primitif les grandes pages de cette histoire. L'honnête Lebeau
lui-même, avec sa scrupuleuse érudition, n'a pas le sentiment de
ces choses-là; on s'aperçoit trop souvent, à la timidité des couleurs,
que son livre a été écrit pour des contemporains de Voltaire. Notre
siècle, plus impartial, plus intelligent, a retrouvé maintes scènes
glorieuses du moyen âge, mais on s'en était tenu jusqu'ici aux peu-
ples de l'Occident; il restait à faire le même travail sur le moyen
âge oriental. M. Amédée Thierry a ouvert la voie, et qui sait si l'on
ne ferait pas encore de précieuses découvertes dans l'histoire du
Bas-Empire, au milieu même des scandales qui la déshonorent?
Ce beau récit n'éveille pas seulement l'intérêt du lecteur pour les
héros de la croisade du vne siècle, il suggère à la pensée de curieux
rapprochemens politiques. Dans les différentes phases de l'histoire
de l'Orient, la civilisation a eu tour à tour à combattre les descendans
des Tartares et les héritiers des Huns. Héraclius avait à lutter à la
fois contre les Barbares du Nord et contre les Barbares de l'Asie. La
question orientale, qui s'est divisée depuis cette époque, se montrait
alors tout entière. Les Persans de Chosroès étaient pour Héraclius ce
que furent les Ottomans pour l'Europe du xve siècle; quant aux
Avars, entraînant à leur suite tous les peuples du Nord, convoitant et
menaçant toujours Gonstantinople, ils représentent assez bien le rôle
648 REVUE DES DEUX MONDES.
que joue la Russie en Europe depuis Ivan le Terrible et Pierre le
Grand. Certes tout s'est bien compliqué à partir de cette époque;
les dissidences religieuses et les catastrophes politiques ont modi-
fié tous les rapports internationaux. Depuis que les Turcs, maîtres
de Gonstantinople, ont été arrêtés dans leurs conquêtes, la France,
qui était restée si longtemps à la tête du mouvement des croisades,
a pu donner le signal d'une politique toute nouvelle et s'allier a
la Turquie dans l'intérêt de l'équilibre européen. Malgré des chan-
gemens si profonds, ce n'en est pas moins un phénomène très digne
d'étude que la situation de l'empire d'Orient sous le règne d'Héra-
clius. Tous les dangers qui, durant le cours des siècles, mena-
ceront successivement l'Europe orientale, apparaissent là réunis.
Du xne au xv° siècle, l'empire d'Orient, et avec lui toutes les nations
chrétiennes, sont occupés à combattre l'invasion asiatique, soit que
la Eraiicc. l'Angleterre, l'Allemagne, veuillent arracher la terre sainte
aux soldais de Mahomet, soit que l'empire grec lutte contre les Turcs,
soit enfin qu'après la prise de Gonstantinople, les héros de la Po-
logne et de la Hongrie, les marchands de Venise, les chevaliers de
Malte et de Rhodes, attaquent et circonscrivent la puissance otto-
mane. Depuis le xvie siècle, la Turquie n'est plus à craindre, mais
déjà Ivan le Terrible convoite Gonstantinople, déjà se forme en Rus-
sie la tradition conquérante qui recevra de Pierre le Grand une im-
pulsion nouvelle et sera léguée par lui à tous ses successeurs. Voilà
de grands dangers, remarquez pourtant que ces dangers ne se sont
déclarés que l'un après l'autre; sous Héraclius au contraire, on
aperçoit comme la complète ébauche de ces luttes séculaires, et les
deux invasions, celle qui vient du Nord et celle qui vient d'Asie,
marchent ensemble contre Byzance. Vous voyez que cette histoire
du vne siècle touche de près aux plus vivantes questions du xix*;
sachons donc ce qu'a fait Héraclius.
M. Amédée Thierry a consacré de curieuses pages à la politique
d'Héraclius. Les Persans une fois réduits à l'impuissance, le vain-
queur de Ninive s'occupe de rétablir des barrières entre l'empire et
les Barbares du Nord. Il s'applique à diviser cette agglomération
de races nomades qui menacent toujours d'engloutir le Midi, il s'ef-
force d'en détacher quelques peuples, et il les associe à la civilisa-
tion. Plusieurs états s'organisent, grâce à son génie fondateur, états
indépendans, mais qui relèvent de son autorité, qui auront les
mêmes intérêts à défendre, et qui assureront ainsi à l'empire une
protection efficace. « Plus durable que ses conquêtes, dit très bien
M. Thierry, cette création de la politique d'Héraclius est encore
debout dans la principauté hunno-slave de Bulgarie, dont il ne fit
que jeter les fondemens. Ce sont les établissemens d'Héraclius, des-
tinés à couvrir la métropole de l'empire romain d'Orient, qui protè-
l'histoire et la question d'orient. (540
gent encore de nos jours cette reine tombée, et c'est d'eux que dé-
pend en grande partie le sort de la Grèce. Leur histoire intéresse
l'Europe à plus d'un titre... » Ainsi deux choses très distinctes dans
la politique générale d'Héraclius : quand il a affaire à l'invasion
asiatique, il ne songe pas à faire la paix, il traverse le Bosphore, il
va attaquer les ennemis du christianisme, il détruit à Ninive le se-
cond empire des Perses, comme Alexandre avait détruit le premier
dans les plaines d'Arbelles; quand il a en face de lui les Barbares
du Nord, il pressent que ces Barbares peuvent être convertis au
christianisme et introduits au sein de la civilisation européenne.
N'y a-t-il pas là de singuliers rapprochemens qui se présentent
d'eux-mêmes à la pensée? Ne devons-nous pas, nous aussi, associer
à la civilisation occidentale et par là arracher à l'influence mosco-
vite les petits états qui séparent la Turquie de la Russie? Croatie,
Servie, Moldavie, Valachie, principautés slaves et principautés rou-
maines du Danube, ces états, fondés en partie par Héraclius, n'exci-
tent-ils pas aujourd'hui la sollicitude de tous ceux qui songent à
l'avenir de l'Orient? Quant à l'invasion asiatique, représentée parla
Turquie, son établissement en Europe est plus qu'un fait accompli,
c'est un fait consacré, un fait qui n'a plus rien de menaçant, et qui
présente même de précieux avantages, puisque la Turquie occup<
sans danger pour l'équilibre général un ten itoire dont le partage ex-
citerait des luttes acharnées et troublerait pour longtemps la paix du
monde. On ne peut donc suivre sur ce point la politique du vu" siè-
cle. Qui ne voit cependant qu'un jour ou l'autre, dans un siècle,
dans plusieurs siècles peut-être, mais un jour qui ne peut manquer
d'arriver, l'influence ottomane doit disparaître de l'Europe? Si cette
expulsion se fera par les armes, ou seulement par l'action du chris-
tianisme, par la substitution légale des hommes de l'Occident aux
débiles possesseurs que nous couvrons aujourd'hui de notre protec-
tion, c'estlàle secret de l'avenir. Le résultat du moins est inévitable .
les plus belles contrées du monde ne seront pas éternellement sou-
mises a une race qui les appauvrit, à une religion qui ne sait pas
y faire descendre les bénédictions du travail.
Laissons là les secrets de l'avenir; ce qui nous intéresse, c'est le
présent. Des deux politiques d'Héraclius, il y en a une qui est en-
core à l'ordre du jour; c'est celle-là qu'il faut considérer de plus
près. L'historien d'Attila raconte avec précision l'établissement delà
Croatie, de la Servie, de la Bulgarie, et par là il nous donne sur la
question des principautés roumaines des indications qu'il est bon
de recueillir. Les Croates, c'est-à-dire les montagnards, étaient une
confédération de Vendes et de Slovènes établis sur le revers sep-
tentrional des Carpathes. Les Slovènes depuis longtemps avaient a
subir de la part des Huns d'odieuses humiliations; race paisible et
<i50 REVUE DES DEUX MONDES.
livrée aux travaux agricoles, ils étaient, on peut le dire, les souffre-
douleurs des populations hunniques. Héraclius le savait : s' adressant
à une de ces tribus de montagnes plus guerrière que les autres et
plus digne de servir ses desseins, il lui offrit une partie des terres
que les Avars avaient usurpées au midi du Danube. Les Croates
répondent à cet appel; Héraclius les lance en Dalmatie, et bientôt,
vainqueurs des Avars, ils fondent un état puissant sur les côtes de
l'Adriatique. Attachés à l'empire par les liens politiques, ils ne tar-
deront pas à lui être plus étroitement unis par les intérêts religieux.
I ne mission demandée au pape par Héraclius va porter le christia-
nisme dans ces provinces dalmates, qui s'appelleront désormais la
Croatie baptisée. Les Croates, malgré leur union politique et reli-
gieuse avec l'empire, n'en conservaient pas moins leurs lois natio-
nales: ils étaient indépendans et gouvernés par leurs chefs. Cet
exemple attira d'autres tribus; les Serbes arrivent du bord de l'Elbe,
demandant à Héraclius la concession de quelques provinces; Héra-
clius leur abandonne la Dacie, la Dardanie, une partie de la Macé-
doine et de l'Épire, et ainsi sont créées les principautés de Servie et
de Bosnie.
La première pensée d'Héraclius, après sa victoire sur les Avars,
avait donc été d'établir cette forte ligne de peuples entre l'empire
et les hordes hunniques, et, selon la remarque de M. Thierry, cette
barrière élevée il y a douze cents ans est encore debout aujourd'hui.
N'est-il pas remarquable que la même pensée soit venue à la Fiance
dès le lendemain de nos victoires en Crimée? Dn des meilleurs
moyens de fortifier cette ligne de défense qui arrête l'ambition
russe au nord de la Turquie, c'est de fortifier les principautés rou-
maines. La réunion de la Moldavie et de la Valachie, l'organisation
d'une Roumanie indépendante sous le protectorat de la France, ce
serait là un des plus grands résultats de la dernière guerre, une
des plus sûres garanties de l'avenir. Des voix éloquentes se sont
élevées pour soutenir cette politique; je signalerai surtout la patrio-
tique brochure d'un jeune Valaque, M. Bratiano, qui, dès la prise
de Sébastopol, a défendu avec talent la cause des populations rou-
maines et montré les services que son pays pouvait rendre à l'Eu-
rope. C'est à la France que s'adressent les Roumains, car la France a
le glorieux privilège d'être plus désintéressée qu'aucun autre pays
dans les affaires d'Orient; elle ne peut y intervenir, et l'Orient le
sait bien, que pour y défendre les intérêts de tous, pour y repré-
senter l'Europe et la civilisation. De là cette confiance des Roumains :
pressés longtemps entre les Turcs et les Russes, soumis tour à tour
à l'une et à l'autre influence, le jour où le sentiment national s'est
réveillé chez eux, ils ont fait appel à la France. La première fois
qu'ils se tournèrent vers nous, ce fut sous l'empire; mais Napoléon
l'histoire et la question d'orient. 651
refusa de les entendre, et dans cette fatale entrevue d'Erfurth, où
tant de fautes furent commises, les principautés danubiennes furent
livrées à la Russie. Aujourd'hui, malgré ces tristes souvenirs, leur
confiance reparait, et nous espérons bien que la France ne manquera
pas cette fois à sa mission. En dépit de la distance, ces précieux inté-
rêts ont ému l'opinion. Déjà en 18Z|5, dans un substantiel ouvrage
intitulé la Romanie, un homme qui connaît bien ces contrées, M. Vail-
lant, a émis des idées très dignes d'attention sur le rôle possible des
Moldo-Valaques: ces questions éveillent une sollicitude plus vive en-
core depuis les belles études de M. Edgar Quinet (1). Mous voulons
croire qu'une telle cause défendue ainsi ne sera plus abandonnée. La
diplomatie française s'en occupe; le Moniteur a prononcé à ce sujet
des paroles qui ont produit une impression très vive, et s'il était be-
soin de rappeler cette affaire à ceux qui peuvent la mener à bien, je
leur signalerais les pages de M. Amédée Thierry sur les créations
d'Héraclius. Ce grand homme était au vne siècle le défenseur du
monde civilisé; il convient à la France de reprendre la même poli-
tique pour écarter les mêmes périls.
Il est vrai qu'Héraclius pouvait créer la Servie, la Croatie, et je-
ter les fondemens de la Bulgarie, sans inquiéter les états à demi
barbares de l'Europe : aujourd'hui la réunion des principautés danu-
biennes a rencontré dans la diplomatie de sérieux adversaires. Cette
discussion ne peut que servir la cause roumaine; les argumens em-
ployés contre la Moldo-Valachie, bien que présentés avec une mo-
dération habile, n'ont pas affaibli nos con\ictions, et nous avons la
confiance qu'aucun esprit impartial ne prendra le change. Si j'in-
terroge sur ce point la presse européenne, je \ois que la réunion
des principautés a été surtout combattue par le cabinet de Vienne.
La Gazette d'Augsbourg, qui défend avec talent la politique de l'Au-
triche, a publié sur cette question de remarquables articles mani-
festement écrits à l'adresse de la France. Quels sont les argumens
de la feuille allemande? On peut les réduire à un seul : fortifier les
principautés, c'est fortifier la Russie. Les éminens publicistes alle-
mands ont mis et mettent encore une singulière insistance à déve-
lopper cette thèse. La Russie seule, si on les en croit, profitera des
changemens que réclament les Moldo-Valaques, car aucune puis-
sance n'est en mesure de balancer l'influence moscovite sur le Da-
nube, et tout ce qui sera fait à l'avantage des Roumains sera fait à
l'avantage de leurs suzerains réels, qui ne siègent pas à Constanti-
nople, mais à Saint-Pétersbourg. L'argument serait décisif, s'il
n'était absolument contredit par le mouvement de renaissance na-
tionale qui agite les contrées du Danube depuis le commencement
(I) Voyez, dans la Revue du 15 janvier et 1er mars 1856, les Roumains, par M. Quiiat.
652 REVUE DES DEUX MONDES.
du siècle. On pouvait parler ainsi à l'époque où les Roumains
n'avaient pas encore retrouvé leurs traditions. Pour qui connaît les
aspirations ardentes des chrétiens de l'Europe orientale, c'est le
contraire qui est vrai. Les Moldo-Valaques ne sont plus placés seu-
lement comme autrefois entre les Turcs et les Russes : fds des co-
lons de Trajan, frères des nations néo-latines, héritiers d'Etienne
le Grand et de Michel le Brave, ils savent qu'ils appartiennent à la
civilisation libérale, et c'est en nous qu'ils ont mis leur espoir. Les
Moldo-Valaques sont placés désormais entre la Russie et l'Europe
occidentale. Tant que cette Europe s'intéressera à leurs destinées,
on n'a rien à craindre de la propagande moscovite sur le Danube.
Supposez au contraire que la France ferme l'oreille à leurs plaintes,
c'est alors que l'influence russe serait bien forte, et qui sait si dans
un moment de désespoir les hommes qui nous tendent les bras au-
jourd'hui ne préféreraient pas la suzeraineté des tsars au protectorat
des Ottomans? On verrait recommencer du moins, la chose est trop
certaine, cette période de défaillance et d'anarchie où le sentiment
national de la Roumanie semblait évanoui pour toujours. Ce foyer
s'est rallumé; ne le laissons pas s'éteindre.
L'exemple de la Bohême jette une vive lumière sur ces questions.
Voilà un peuple, non pas d'origine latine comme les Roumains, mais
de race slave, et uni par l'Autriche à la civilisation de l'Occident.
Les Tchèques de Rohême, en même temps et aussi vivement que
les Moldo-Valaques, ont réveillé leur langue, leurs traditions, leur
histoire, et réclament une place au soleil. Or en 1848, au moment
où l'esprit révolutionnaire disloquait la monarchie des Habsbourg,
le cabinet de Vienne, effrayé du péril, comprit qu'il fallait se ratta-
cher les Tchèques; le chef du mouvement national de la Bohème,
l'illustre historien Franz Palacky, fut appelé au portefeuille de l'in-
struction publique, et on put espérer un instant que la Bohème ob-
tiendrait ce qu'elle demande encore, une administration distincte,
une existence nationale, des droits pareils à ceux que la Hongrie a
possédés si longtemps. Quel fut le résultat de cette politique trop
vite abandonnée? On vit les Tchèques reconnaissans s'attacher avec
amour à cette monarchie en péril; l'Autriche n'eut pas de meilleur
soutien pendant la crise qui suivit immédiatement la révolution
de mars, et le parlement de Francfort, qui voulait affaiblir l'Au-
triche au profit d'une Allemagne unitaire, ayant invité M. Palacky
à siéger dans son sein, le noble historien lui adressait ces remar-
quables paroles : « Je vous remercie de votre appel, mais je ne
puis y répondre. Je ne suis pas Allemand, je suis Slave; il n'y a pas
de place pour moi dans une assemblée allemande. De plus, vous
voulez affaiblir l'Autriche, vous voulez la soumettre à un pouvoir
central, république ou empire, qui dictera ses arrêts à l'Allemagne
l' histoire et la question d'orient. 653
entière. Or sachez-le bien, la force et l'indépendance de l'Autriche
sont nécessaires aux Slaves de Bohême. Prêtez-moi, je vous prie,
votre attention. Vous savez quelle est cette puissance colossale qui
occupe tout l'orient de notre Europe; presque inattaquable sur son
propre sol, on la voit déjà menacer la liberté du monde et tendre à
la monarchie universelle. Cette monarchie universelle, bien qu'elle
s'annonce au profit des peuples slaves, moi, Slave de cœur et d'âme,
je la regarderais comme un mal effroyable, comme une calamité
sans fin et sans mesure. Je passe en Allemagne pour l'ennemi des
peuples germaniques : on dira de même en Russie que je suis l'en-
nemi des Russes. Que m'importe? Au-dessus des intérêts de race j'ai
toujours placé les intérêts de l'humanité et de la civilisation, et le
simple projet d'une monarchie universelle exercée par les Russes
n'a pas d'adversaire plus résolu que moi, non parce que ce serait
une monarchie russe, mais parce que ce serait une monarchie uni-
verselle. Or, de tous les peuples situés au sud de l'Europe orientale,
il n'en est pas un seul qui puisse résister à l'envahissement des
Russes, si un lien vigoureux ne les réunit en faisceau... » Ainsi par-
lait un Slave, chef ardent d'une croisade inspirée par l'esprit slave;
or les Roumains ne sont pas Slaves, ils sont comme nous de race
latine, et l'on craindrait qu'une fois en possession de cette vie na-
tionale, si ardemment désirée, ils n'en fissent usage au profit de la
Russie! Pures chimères, encore une fois : il n'y a qu'une chose qui
puisse profiter à l'influence moscovite, c'est l'inaction de l'Europe
et par suite le découragement des Roumains.
J'ai l'air de m' éloigner du livre de M. Amédée Thierry: un des
mérites de cette histoire, c'est précisément de provoquer la pensée
et d'appeler des rapprochemens avec notre situation présente. Reve-
nons pourtant à Héraclius. La fin de sa vie fut lamentable. Au mo-
ment même où, vainqueur de Chosroès, il se félicitait d'avoir éci
en Asie les plus redoutables ennemis de la croix, au moment où il en-
fermait les Avars entre ces peuples nouvellement constitués, Serbes,
Croates, Bulgares, et les réduisait à l'impuissance, un ennemi nou-
veau, plus terrible bientôt que tous les autres, celui qui devait un
jour chasser la Panagia des églises de Constantinople, le mahomé-
tisme apparaissait dans le monde, le fer et le feu à la main. Mahomet
avait assisté en silence à la lutte d'Héraclius et de Chosroès, tout
prêt à se jeter sur le vaincu. Une fois Chosroès abattu et l'empereur
Héraclius retourné à Constantinople, Mahomet projetait une expé-
dition contre la Perse quand la mort l'arrêta (632). Son successeur,
Vbou-Dekr, attaque et la Perse et l'empire : tandis qu'il soumettait
l'Irak arabique et préparait la conquête de la Perse, un de ses gé-
néraux réduisait sous le joug les provinces romaines de l'Asie, la
Sj rie, la Mésopotamie, la Palestine. Jérusalem était prise en 637;
tâfl UEVUE DES DEUX MONDES.
deux ans après, Alexandrie et Memphis étaient au pouvoir de l'is-
lam. Qu'on se représente la douleur d'Héraclius : c'était d'Alexandrie
qu'il avait mis à la voile, vingt-deux ans auparavant, lorsqu'il allait
délivrer l'empire du despotisme de Phocas; c'était à Jérusalem qu'il
as ait fêté la plus glorieuse journée de son règne. Vaincu partout mal-
gré son génie et son courage, il voyait commencer par la Palestine
et l'Egypte le démembrement de l'empire. Il voulut du moins, avant
la prise de la ville sainte, sauver une seconde fois cette croix de
Jésus-Christ reconquise naguère sur les Perses et rapportée à l'église
du Calvaire au milieu des acclamations de la chrétienté. Il retourna
à Jérusalem, il remonta au Calvaire, recommençant, hélas! dans un
appareil bien différent le chemin qu'il avait fait en pieux triompha-
teur. Le patriarche Sopbronius, fondant en larmes ainsi que tout le
peuple, lui remit le précieux dépôt; Héraclius ne pleurait pas, une
douleur sombre et morne troublait déjà sa raison. Qu'y a-t-il de plus
t liste que la folie chez un pasteur de peuples? C'est vraiment une
tragique figure que celle de ce malheureux génie. Je lisais derniè-
rement une bien belle page de Christine de Pisan dans le Livre des
[dits et bonnes mœurs du sage roi Charles V. Charles V, sur son lit
de mort, fait demander à l'évêque de Paris la couronne d'épines du
Sauveur gardée à Notre-Dame, à l'abbé de Saint-Denis la couronne
du sacre des rois, et quand on les a placées en face de lui, il les
apostrophe eu ces termes : « 0 couronne d'épines, tu semblés ter-
rible, tu es toute garnie de pointes sanglantes; mais que tu es belle
et bonne, et désirable, ô diadème de notre salut, tant est doux et
emmiellé le soulagement que tu donnes! Et toi, couronne de France,
tu brilles, tu parais précieuse, mais que tu es vile et lourde à por-
ter! Ceux qui te reçoivent, combien de douleurs, de tourmens, d'an-
goisses, combien de périls de corps et d'âme tu leur imposes ! Qui
considérerait bien ces choses te laisserait plutôt traîner dans la boue'
que de te placer sur sa tète. » Il est impossible de lire cette page sans
être ému, car ce cri, cette plainte déchirante arrachée au malheureux
roi par le sentiment des désastres publics et la prévision de l'avenir,
Charles V la profère en présence du dauphin, de celui qui sentira
bientôt combien la couronne est lourde, et qui en perdra la raison.
Héraclius, qui avait porté si glorieusement la couronne de l'empire,
sentit aussi combien elle pesait à son front; il préférait, comme
Charles V, la couronne d'épines.
Héraclius, placé sur la limite de la période romaine, semble an-
noncer d'avance les plus nobles et les plus douloureuses figures du
moyen âge. On ne serait pas étonné de rencontrer un tel homme du
xiic au xve siècle. Je l'ai comparé à saint Louis, la fin de sa vie nous
rappelle Charles VI. Le moyen âge a eu le sentiment de cette parenté,
il a conservé ce grand nom et l'a associé au nom de Charlemagne et
l'histoire et la question d'orient. 655
de Roland. A l'époque où nos trouvères célébraient les croisades
sous le voile des poèmes carlovingiens et des épopées bretonnes,
lorsque Charlemagne, Arthur, Perceval, parcouraient l'Europe et
l'Asie dans des expéditions merveilleuses, Héraclius fut chanté aussi
parles trouvères de France et d'Allemagne. Il y a un poème fran-
çais du xme siècle, intitulé Eraclius, qui a obtenu un grand succès
au moyen âge (1). L'auteur, Gauthier d'Arras, le dédie au bon comte
Tiebault de Blois, le plus vaillant ki soit d'Islande juske à Homme.
Un poète allemand qui paraît être, selon les critiques d'outre-Rhin,
le célèbre chroniqueur Otlion de Frisingue, l'a traduit et arrangé
dans la langue des Minnesingers. h' Eraclius de Gautier d'Arras,
comme celui d'Othon de Frisingue, est rempli d'incidens bizarres,
d'aventures amoureuses, de superstitions et de puérilités qui pei-
gnent assez bien le siècle de l'auteur, mais qui défigurent étrange-
ment le caractère du héros. On y trouve pourtant de belles scènes.
Si la première partie est un conte des Mille et Une Nuits, la seconde,
qui suit de plus près l'histoire, contient des épisodes vraiment épi-
ques. Héraclius sous les murs de Jérusalem est peint avec grandeur,
et comme par un poète qui songeait à Godefroy de Bouillon. Quand
Héraclius arrive devant la ville sainte, toute la nature est en fête:
c'est le jour de Pâques-Fleuries, et l'empereur, monté sur un beau
cheval d'Espagne, son manteau de pourpre agrafé à son cou,
s'avance comme un triomphateur; mais tout à coup les portes se
ferment, et un ange lui apparaît du haut des remparts : ci lierai lins,
lui dit-il, pourquoi viens-tu en si grande pompe?
Orgueilleuse est ta vèture,
Et fière ta chevauchure;
ce n'est pas ainsi que Jésus a passé par ce chemin. » Aussitôt l'em-
pereur descend de cheval, il jette son manteau de pourpre, ses vète-
mens impériaux, et pieds nus, en chemise, il entre à Jérusalem por-
tant la sainte croix sur ses épaules et disant molt oreisons. Une autre
idée qui contient une intention poétique, c'est d'avoir fait naître Ma-
homet le jour même où Héraclius, vainqueur de Chosroès, rapporte
la croix à Jérusalem. N'est-ce pas là signaler d'un mot ce qu'il y a
eu de tragique dans la destinée de l'empereur d'Orient? Mais ce n'est
pas seulement Mahomet, s'il faut en croire le trouvère, qui vint au
monde le jour du triomphe d'Héraclius; un autre chef illustre, Da-
gobert, roi des Francs, est né aussi ce jour-là. Pourquoi ces rappro-
chemens singuliers et ces démentis à l'histoire? Le poète a voulu
dire qu'Héraclius est le dernier des grands soldats de la civilisation
dans l'empire d'Orient, qu'en face du danger nouveau de nouveaux
(1) Ces deux poèmes out été publiés en Allemague. Eraclius cou Otte md G
•■on Arras, Iwrausgegeben von Massman. 1842.
656 REVUE DES DEUX MONDES.
champions se lèvent pour la chrétienté, — en face de Mahomet et
des kalifes les Francs de Dagobert et de Charlemagne, les croisés
de Godefroj de Bouillon, de saint Bernard et de saint Louis.
C'est donc la France, dès le vne siècle, qui succède à l'empire
d'Orient dans l'héroïque défense de la chrétienté. M. Amédée Thièrrj
a mis en pleine lumière ce rôle de notre patrie. Je cédais tout à
['heure au plaisir d'ajouter quelques traits à son tableau d'Héra-
clius: il n'y a rien à ajouter à son récit des guerres de Charlemagne
contre les héritiers d'Attila. Ce second empire hunnique, affaibli par
les victoires et la politique d'Héraclius, Charlemagne eut la gloire
de le détruire. On ne connaissait guère jusqu'ici cette lutte des
Francs et des Avars; il semblait que ce fût un épisode perdu dans
unr immense épopée. Au milieu des cinquante-trois expéditions qui
remplissent la \ie du grand empereur, quand on le voyait aux prises
avec les aquitains et les Lombards, avec les Saxons et les Arabes,
qui donc songeait à le suivre aux bords du Raab et du Danube?
L'historien d'Attila a pris plaisir à retrouver tous ces détails, et il a
été soutenu dans sa tâche par le sentiment de la mission de la
France. C'est la une inspiration très vive chez M. Amédée Thierry.
Notre philosophie de l'histoire, en proclamant la nécessité des inva-
sions, qui venaient mêler un sang jeune et vivace au sang corrompu
du vieux monde, nous fait trop souvent oublier les malheurs de nos
pères el les dangers qui menaçaient la culture intellectuelle et mo-
rale du \c au ixe siècle. Nos formules abstraites nous cachent la vé-
rité vivante : assurés du résultat, nous parlons fort à l'aise de ces
effroyables catastrophes, et nous ne nous souvenons plus qu'il y
avait là des hommes, des hommes qui souffraient, qui combattaient,
pour qui le présent était incertain et l'avenir plein d'épouvante. Tel
n'est pas M. Thierry. Peintre de la Gaule romaine et des Barbares,
il est le défenseur naturel de la civilisation. 11 prend part à ses
luttes, il souffre de ses angoisses et se réjouit de ses triomphes.
Partout où il rencontre ses représentans, à Rome ou à Constanti-
nople, dans le camp d'Aétius ou dans l'ambassade de Maximin, il
marche avec eux contre la barbarie, et lorsque les Gaulois d'abord,
les Francs ensuite, prennent le premier rôle dans la lutte, lorsque la
France, succédant à l'empire romain, est chargée des destinées du
monde, on sent passer dans son récit l'enthousiasme contenu qui
anime sa pensée. Je me suis rappelé, en lisant ce livre, ces beaux
de Corneille, citation toute naturelle ici, puisque je l'emprunte
à Y Attila du poète :
Un grand destin commence, un grand destin s'achève,
L'empire est prêt à choir, et la France s'élève.
Oui, l'empire choit, et la France s'élève; le sceptre passe de Rome à
L' HISTOIRE ET LA QUESTION D'ORIENT. 657
la France, comme il avait passé primitivement de l'Orient à la Grèce
et de la Grèce aux Sept-Gollines. L'unité de l'Histoire d'Attila est
toute dans cette idée. C'est sur notre sol que le fils de Mound-Zoukh,
fondateur du premier empire hunnique, est vaincu par Aétius; quatre
siècles plus tard, c'est par Charlemagne et par ses fils que le second
empire des Huns est détruit, ses fortifications renversées, ses rapines
enlevées et partagées à l'Europe. En A 51, Attila foulait le sol de la
Gaule: en 811, le pays des Avars s'appelle le pays des Francs, 4>pay-
yoywptov, et les chefs des vaincus reçoivent le baptême à Aix-la-
Chapelle.
Ce n'est pas tout : quand un troisième empire hunnique est fondé,
quand les Hongrois sont devenus une des nations chrétiennes de
l'Europe, nos Français du moyen âge jouent encore un rôle dans leur
histoire. Les temps sont bien changés : il ne s'agit plus de repousser
avec les Gaulois l'invasion d'Attila ni d'anéantir avec les Francs de
Charlemagne la puissance des kha-kans; les Hongrois font partie
de la société européenne, ils grandissent en face du royaume de
Bohème et du duché d'Autriche. Or, après bien des vicissitudes,
affaiblis par l'anarchie et les guerres intestines, abattus par l'inva-
sion des Mongols au xm" siècle, ils ont besoin d'un chef qui relève
la couronne de saint Etienne: vers qui tournent-ils les yeux? Vers
la France. Un petit-neveu de saint Louis. Charles d'Anjou, est élu
roi de Hongrie par les acclamations populaires, et la Hongrie, depuis
saint Etienne, n'a pas eu de souverain plus glorieux. Pendant tout
le xive siècle, ce sont des princes de la maison d'Anjou qui gouver-
nent cette race généreuse et la préparent aux luttes du siècle sui-
vant : Hunyade et Mathias Corvin n'ont fait que poursuivre la tâche
commencée par une dynastie française. Qui se souvient aujourd'hui
de ces héroïques aventures? Notre Fiance est ainsi faite : prodigue
de son génie, elle accomplit de grandes choses et n'en garde pas la
mémoire. M. Amédée Thierry n'est pas de ceux qui oublient si aisé-
ment les titres de nos pères. Il n'avait pas à tracer l'histoire de la
Hongrie, son récit s'arrête au moment où les compagnons d'Arpad
s'établissent dans la \ allée du Danube : il se gardera bien cependant
d'omettre une telle indication: l'image des princes delà maison d'An-
jou termine cette galerie où brillent, d'Attila jusqu'à Wpad et d' Aé-
tius à Mathias Corvin, tant de noms diversement fameux.
Ainsi la pensée de la France nous est sans cesse présente dans
cette vaste peinture des bouleversemens de l'Europe orientale. Les
rapprochemens les plus inattendus sont marqués d'une main sûre
et provoquent la méditation. Une des plus curieuses péripéties de ce
long drame, c'est à coup sûr la transformation de ces neveux d'At-
tila, qui, civilisés par un neveu de saint Louis, deviennent les plus
TUSIE IX. 42
<>58 REVUE DES DEUX MONDES.
hardis champions de l'Europe en face des Ottomans. Ce nom du roi
des Huns, qui avait été si longtemps l'épouvante des nations chré-
tiennes, prend sur les bords du Danube une signification toute diffé-
rente. Lorsque Mathias Corvin entraine ses peuples à la croisade
contre Mahomet II, un chroniqueur hongrois l'appelle le nouvel At-
tila. La politique d'Héraclius est consacrée par des triomphes qu'il
lui était impossible de prévoir; le travail des siècles est accompli, la
civilisation a vaincu, comme elle doit toujours vaincre; elle a amené
peu à peu ses plus terribles ennemis à combattre pour sa cause.
Que de leçons politiques, quels enseignemens de philosophie sociale
dans ces péripéties de l'histoire!
Ce livre, avec ses dramatiques tableaux et ses vues lumineuses,
a obtenu le succès dont il est digne; il a été lu par les esprits qui
aiment les émouvantes peintures de l'histoire, il a été médité par les
publicistes qui savent demander au passé des conseils ou des indi-
cations. L'Allemagne s'est empressée de le traduire; il en a paru
aussi plusieurs versions hongroises. Cette Hongrie, dont l'auteur
parle en si nobles termes, et qui retrouvait dans ce tableau le fil trop
souvent rompu de ses traditions, devait accueillir avec reconnais-
sance l'œuvre du savant historien. On peut dire que la publication
de l' Histoire d'Attila a été une sorte d'événement pour les Magyars.
Si le paysan des bords de la Save et de la Theiss conserve dans sa
cabane le portrait d'Attila roi des Hongrois, le fier et élégant Ma-
gyar, sans garder une sympathie très vive au fils de Mound-Zoukh,
n'est pas fâché de voir ces traditions entretenir l'esprit national du
peuple. Certaines parties du livre de M. Thierry, commentées, ar-
rangées par des rapsodes populaires, courent déjà les campagnes.
Dans ce curieux appendice qui complète son œuvre, au milieu de
l'histoire légendaire de son héros, à côté des traditions germaniques
et des traditions latines sur le fondateur du premier empire hun-
nique, les liai lit ions hongroises ne sont pas les moins intéressantes.
Ce sont ces poétiques récits, à moitié perdus depuis longtemps et
rassemblés aujourd'hui par une main sûre, qui charment l'imagina-
tion du paysan, tandis que les seigneurs magyars relisent avec or-
gueil cette belle page de la préface : « Puisque je viens de toucher
à des choses modernes en parlant de la Hongrie, qu'on me permette
d'ajouter quelques mots sur le temps présent! Ce noble peuple ma-
gyar, si abattu qu'il paraisse, est encore plein de vie et de force,
heureusement pour le inonde européen. C'est lui qui veille aux portes
de l'Europe et de l'Asie; qu'il en soit le gardien fidèle! Il y aurait
mauvaise et fatale politique de la part d'une puissance civilisée,
allemande et catholique, à vouloir étouffer une nationalité qui est
sa sauvegarde du côté où s'agite une inépuisable passion de con-
quête, appuyée sur la barbarie; mais, quoi qu'on ose faire, la Hongrie
l'histoire et la question d'okient.
vivra pour des destinées dont la Providence n'a point voulu briser
le moule. Nul peuple n'a traversé des vicissitudes plus aroères; con-
quis par les Tartares, envahi par les Turcs, opprimé vingt fois par
les factions intérieures et plus d'une fois aussi trahi par ses propres ,
rois, il s'est relevé de toutes ses ruines, fort et contant en lui-
même. Cette énergique vitalité qui maintient depuis quinze siècles,
et malgré tant d'efforts conjurés, des peuples de sang hunmque aux
bords de la Theisse et du Danube, réside au fond de 1 ame du Ma-
gyar, et éclate jusque dans son orgueil froissé. La nation de saint
Etienne, de Louis d'Anjou et des Hunyades, a prouve quelle sait
durer pour attendre les jours de gloire. »
Je n'ai pas eu tort, on le voit, de rattacher l'ouvrage de M. Amé-
dée Thierry aux émotions nationales de la guerre de Crimée. Loi
même que l'Histoire d'Attila ne nous révélerait pas dans sa préface
la patriotique inspiration qui a soutenu ses recherches, il est visible
que nos soldats de Balaklava et d'Inkerman lui faisaient plus vive-
ment apprécier le <J>f ay-o/^v, de Chaflemagne. Tel détail des chro-
niques byzantines qui aurait pu ne pas frapper son esprit a été
subitement éclairé à ses yeux par les événemens de ces dernières
années Voilà dans quelle juste mesure l'historien des temps qui ne
sont plus doit rendre témoignage à son époque; voila comment le
passé, en donnant des leçons au présent, peut recevoir de ce pré-
sent même une lumière qui nous le fait mieux comprendre.
Je citerai un exemple analogue que j'emprunte a 1 histoire litté-
raire de notre siècle. 11 y a trente ans, un écrivain de Allemagne
du midi, initié par l'étude et les voyages aux annales les plus se-
crètes de l'Europe orientale, M. Falhnerayer, publiait son Histoire
de l'Empire de Trébisonde (1). On était alors dans une phase toute
différente de la question d'Orient. C'était contre la Turquie que la
France, l'Angleterre et la Russie marchaient sous le même drapeau.
Au moment où les grandes puissances chrétiennes, l'Allemagne seule
exceptée, arrachaient la Grèce au joug de l'islamisme, M. lallme-
rayer entreprit de raconter les derniers jours de l'empire d Orient.
Une haute pensée morale inspirait l'historien; il voyait 1 Europe
s'enthousiasmer pour le réveil de la race hellénique, il voyait le
royaume de Grèce décrété par la diplomatie et fondé par les armes
des nations chrétiennes. - Excellente intention, se disait-il, mais
fonde-t-on ainsi un état? Cet enthousiasme ne cache-t-il pas des
illusions dangereuses? Les Grecs sont-ils préparés au rôle qu on leur
assigne, et sauront-ils en remplir les devoirs? -- M. Falhnerayer
crut qu'il était nécessaire de rappeler aux Hellènes de nos jours ce
qui avait perdu leurs aïeux du vr siècle. La lutte des Grecs contre
(1) Geschichte des Kaiserthums von Trapezunt, 1 vol. in-4°, Munich 1827.
000 REVUE DES DEUX MONDES.
les Turcs de Mahomet II s'est prolongée en Asie après la prise de
Gonstantinople. Il y avait au sud du Caucase, sur les côtes de la Mer-
Noire, un empire fondé et régi par la famille des Comnènes depuis
la révolution de palais qui en 1185 leur arracha le trône de Con-
stantin : c'était l'empire de Trébisonde. Quelles avaient été de 1185
à 1453 les destinées de cet empire? que devint-il après la chute de
l'empire d'Orient? — Toutes ces questions étaient fort obscures. Du-
cange, qui a débrouillé l'histoire des d\ aasties de la Grèce, déclare
qu'un voile impénétrable couvre cet épisode des Grecs de Trébi-
sonde; Gibbon exprime la même opinion dans son Histoire du Bas-
Empire. M. Fallmeraycr, avec la passion de l'érudit et l'ardeur du
publiciste, s'appliqua à dissiper ces ténèbres. Initié aux principales
langues de l'Orient, il interrogea les Turcs, les Persans, les Tar-
tares, en même temps qu'il consultait les ambassadeurs vénitiens et
espagnols; il compulsa les chartes, les manuscrits, il eut même la
bonne loi lune de découvrir un chroniqueur inconnu jusque-là, l'his-
toriographe de l'empire de Trébisonde, Michel l'anarètos, dont le récit
a éclairé ses recherches et comblé bien des lacunes. Muni de tous
ces documens, M. Fallmerayer nous a montré les derniers Comnènes
essayant de lutter contre Mahomet II après que le chef des Ottomans
était déjà le padishah de Byzance.
Hélas! c'est une tragique histoire. Il y a encore là quelques
hommes audacieux pour engager cette lutte, mais leur vie passée,
leurs habitudes d'esprit et de conduite pèsent sur eux et les enchaî-
nent. V Trébisonde comme à Gonstantinople, on est plus accoutumé
aux disputes monacales qu'aux actions viriles. « Refoulés dans ce
petit coin de l'empire d'Orient, ces hommes, dit l'auteur, m' appa-
raissent comme des assiégés dans le coin d'un palais. Le palais est
ouvert de tous côtés, le palais est envahi; ils continuent à se dé-
fendre sans aucune chance de succès... » Certes la résolution est
belle; pourquoi faut-il que les Comnènes soient si peu préparés à la
soutenir? C'est là ce qu'il y a de vraiment tragique dans cette ago-
nie de l'empire de Trébisonde. L'empereur David tend de tous côtés
ses mains suppliantes, il s'adresse à l'Orient et à l'Occident, aux
soldats de Mahomet et aux soldats du Christ, aux Turcomans et
au pape. Les Turcomans seuls viennent à son secours, mais ils sont
battus avec lui, et bientôt en 1405 David est égorgé à Gonstanti-
nople avec ses huit fils. Sa femme, l'impératrice Hélène Cantacu-
zène, assista à l'horrible exécution; elle ensevelit elle-même les ca-
davres de tous les siens, puis, enfermée dans une hutte de chaume
où l'on respecta sa douleur, elle mourut au milieu des pratiques
d'une piété ardente, exaltée encore par ces catastrophes. M. Fall-
merayer ne déclame pas, c'est à peine s'il tire de ce tableau la mo-
ralité qu'il contient, mais cette moralité, qu'il n'exprime qu'à demi,
l'histoire et la question d'orient. 661
est l'inspiration constante de son œuvre. Ce n'est pas assez de vain-
cre les Turcs, il faut réparer les fautes de vos pères, il faut rede-
venir une nation : telle est la leçon adressée aux Grecs du xixe siècle
par M. Fallmerayer, — virile leçon et bien remarquable, ce me
semble, au moment où l'Europe entière saluait avec un enthou-
siasme si confiant la renaissance des Hellènes !
On voit que la question d'Orient n'a pas été inutile aux études
historiques. Ce que nous avons tenu à mettre ici en lumière, c'est
moins le zèle des érudits que l'ardeur des pnblicistes. Dans les dif-
férentes phases que cette question a traversées depuis des siècles,
elle a provoqué des traités, des actes diplomatiques, des relations
d'ambassadeurs, en un mot toute une littérature d'affaires. Aujour-
d'hui nous voyons des érudits, des historiens d'élite ressentir le
contre-coup des événemens et traduire ces impressions de leur âme
dans leurs travaux les plus sévères. Ils n'écrivent pas des œuvres
de circonstance, ils écrivent des œuvres durables auxquelles l'inspi-
ration du moment communique le mouvement et la vie. Ce sont là
des symptômes qui attestent la supériorité de notre âge. Il n'est
plus permis aux peuples d'assister avec insouciance aux événemens
de l'histoire. A l'époque où les peuples étaient encore en tutelle, les
tuteurs seuls réglaient les grandes questions politiques; un moyen
pour eux de prouver que la période de la tutelle est passée, c'est de
faire acte de virilité par le libre exercice de l'opinion. Or l'opinion
s'exerce, quoi qu'on puisse dire. N'est-ce pas elle qui se manifeste
jusque dans ces graves domaines de la science, d'où on l'écartail si
soigneusement autrefois? Un historien français nous peint le tableau
des invasions hunniques, et les émotions de la guerre de Crimée
doublent les forces de son talent; un érudit allemand décom re l'his-
toire perdue des derniers Comnènes, et il en fait sortir une leçon à
l'adresse des Grecs de nos jours : dans l'un et l'autre de ces livres,
on sent, et de la manière la plus heureuse, la trace des préoccupa-
tions du temps. 11 s'agissait en 1828 de l'affranchissement de la
Grèce; M. Fallmerayer retrouva une page tragique de l'histoire du
Bas-Empire. Aujourd'hui il a fallu arrêter la marche envahissante
de la Russie; M. Ainédée Thierry nous raconte ce que firent les
empereurs d'Orient et d'Occident, Héraclius et Charlemagne, pour
circonscrire l'invasion des Barbares du Nord. Le double aspect de ce
grand et périlleux problème a donc été présenté au monde à trente
années de distance, et dans ces deux circonstances si différentes, la
question vitale de l'Europe a inspiré deux livres également remar-
quables par la science de T érudit et l'élévation du publiciste, —
Vllisloire de l'Empire de Trébisonde, de M. Fallmerayer, — l'His-
toire d'Attila, de M. Ainédée Thierry.
Saint-René Taillandier.
LES
VACANCES DE CAMILLE
SCÈNES DE LA. ME RÉELLE.
DERHIERE PARTIE. '
Mil.
En arrivant auprès de sa mère, Léon l'avait trouvée dans un état
moins désespéré qu'il ne l'avait craint d'abord. A cette époque, quel-
ques points de la France venaient d'être envahis par le fléau qui
depuis un quart de siècle semble vouloir s'y naturaliser; mais la ma-
ladie avait déjà perdu son caractère épidémique, et ses retours offen-
sifs se produisaient en cas isolés, chaque jour plus rares et moins
dangereux. Cependant, en reconnaissant dans le mal subit dont elle
était atteinte quelques symptômes cholériques, les personnes qui en-
touraient Mme d'Alpuis, et particulièrement sa sœur, s'étaient mon-
trées trop promptes à l'épouvante, et l'avaient inquiétée par leur in-
quiétude même. Cette contagion de la peur, souvent plus périlleuse
que le péril, avait vivement frappé l'imagination de Mrae d'Alpuis et
donné à son indisposition une apparence alarmante ; mais le prompt
retour de son mari et de son fds, qu'elle avait craint de ne plus re-
voir, la confiance témoignée par son médecin, les soins dont l'entou-
raient tous les êtres qui lui étaient chers, ne tardèrent pas à amener
une réaction dont les bons effets se manifestèrent bientôt, et, peu de
(1) Voyez les livraisons du 15 avril, 1" et 15 mai.
LES VACANCES DE CAMILLE. 663
jours après son arrivée, le médecin amené par M. d'Àlpuis déclara
que sa présence au château n'était plus nécessaire.
A l'époque où Léon était parti pour Paris, Clémentine s'était alar-
mée instinctivement, car une sorte d'intuition lui faisait prévoir que
Léon pourrait rencontrer sa maîtresse, et que celle-ci tenterait peut-
être quelque effort pour le retenir auprès d'elle. Initiée déjà à tous
les égoïsmes de la passion, le jour où une mauvaise nouvelle avait
rappelé son fiancé auprès du lit de sa mère, la jeune fille n'avait pu
s'empêcher de songer que cet événement, en abrégeant le séjour de
Léon à Paris, l'éloignerait d'une influence qu'elle supposait encore
redoutable. Aussi, lorsque l'état rassurant de Mme d'Alpuis eut dis-
sipé toutes les inquiétudes, Clémentine attendit-elle avec impatience
la première occasion de se trouver avec son fiancé dans l'intimité
qui- leur était commune avant le départ de celui-ci. Ces premiers
rapprochemens justifièrent les pressenthnens dont la jeune fille a\ ait
été agitée pendant la courte absence de Léon, et elle ne fut pas
longtemps sans s'apercevoir qu'il n'était pas revenu auprès d'elle
comme il en était parti.
Lorsqu'il s'interrogeait avec sincérité sur la nature de ses senti-
mens, Léon ne pouvaits'empècher de reconnaître que Camille avait
réellement cessé d'être la rivale de M"e d'Héricy. S'il avait, pen-
dant son séjour à Paris, éprouvé quelque émotion auprès de sa maî-
tresse, cette émotion n'avait guère été plus que le réveil d'un désir.
C'était ce désir surtout qui l'avait ramené chez Camille le soir de cette
journée pleine d'incidens, dont le dernier avait été son brusque dé-
part dans un moment où il aurait voulu rester. L'absence de sa mai-
tresse, et la presque certitude qu'il avait eue de sa présence ailleurs,
avaient porté au jeune homme un coup dont le ressentiment s'était
prolongé. Pendant quatre ans qu'il avait vécu avec Camille, son
amour pour elle avait été exempt de jalousie, et par une étrange
contradiction, c'était à l'instant même où il devait être le moins ac-
cessible à ce sentiment qu'il en éprouvait les premiers effets. Obligé
de partir sans avoir vu Camille, il avait emporté un doute avec lui,
et depuis son retour à la campagne, sa pensée jalouse était restée
à roder autour de cette maison voisine de celle de sa maîtresse. Tous
les efforts qu'il tentait pour dissimuler ses préoccupations ne pou-
vaient échapper à la subtile pénétration de M"e d'Héricy. Celle-ci,
comme de coutume, alla faire ses confidences à la vieille tante. La
bonne dame essaya d'abord de lui persuader qu'elle se trompait;
mais elle-même avait, depuis le retour de Léon, fait des remarques
pareilles à celles de Clémentine, et, mal convaincue, elle ne pou-
vait donner à ses démentis l'accent de conviction qui eût rassuré la
jeune fille.
604 REVUE DES DEUX MONDES.
Léon avait écrit à Francis Bernier pour le charger de quelques
commissions qu'il n'avait pas eu le temps de faire pendant son séjour
à Paris. Sa lettre se terminait hypocritement par ce post-scriptuni :
« A propos, donne-moi donc des nouvelles de la petite et de son
chevalier, M. Théophile ou Théodore; comment s' appelle- t-il déjà? »
Bernier ne put s'empêcher de sourire en recevant cette lettre. 11 fil
les commissions que Léon lui indiquait, et lui en rendit compte
dans une réponse de six pages. En recevant cette lourde épître, Léon
la supposa chargée des révélations provoquées par la question jetée
à la fin de sa lettre comme un hameçon tendu à la confidence. Il
courut s'enfermer chez lui pour la lire, et sentit que son cœur battait
en brisant le cachet; sa déception alla jusqu'au dépit lorsqu'il s'aper-
çut que Bernier ne l'avait pas compris, ou avait feint de ne pas le
comprendre. Cette longue lettre était uniquement remplie de détails
accumulés avec intention pour faire naître l'impatience et l'ennui.
Elle se terminait également par un post-scriptum, aussi laconique
que celui de Léon et ainsi conçu : ci La petite va bien, et son chevalier
va mieux. C'est Théodore, et non pas Théophile, qu'il s'appelle!
I h,' nouvelle lettre vint relancer Bernier. Cette fois Léon n'avait
point procédé par ambiguïté. « Je veux, disait-il, être instruit de toute
cette histoire, au risque d'apprendre que j'y ai joué un rôle ridicule,
que du moins je ne veux pas continuer davantage. J'aurai quelque
regret, en quittant Camille, de constater qu'elle n'était pas exempte
de cet instinct de duplicité commun à tant de femmes: mais, pour
être tardive, la découverte ne sera pas moins utile. Je ne lui en veux
du reste d'aucune façon : elle a fort habilement agi, en me faisant
croire jusqu'au dernier moment à la sincérité des regrets que lui
causait notre rupture; mais elle aurait pu du moins s'épargner des
protestations de fidélité à mon souvenir, puisqu'elle avait déjà songé
peut-être aux éventualités de l'oubli. Tout ce que tu auras à m' ap-
prendre, — et tu peux parler sans réticence, — ne modifiera en rien
les dispositions que j'avais prises pour assurer à Camille une indé-
pendance dont elle se hâtera sans doute de profiter, si elle ne l'a pas
déjà un peu escomptée. Toi qui étais son familier, tu dois être au
courant de ses petits secrets. Allons, conte-moi tout cela, et n'essaie
pas de me faire prendre le change sur les relations de Camille avec
M. Théodore. Voisin et voisine, on sait ce cpie cela veut dire. La
première fois que tu verras Camille, présente-lui mes complimens et
baise-lui la main de ma part, si toutefois cela ne contrarie pas trop
M. Théodore, à qui je serais désolé d'être désagréable. »
Bernier était ce qu'on appelle ordinairement un garçon sérieux.
Autant par caractère que par esprit de conduite, il ne revenait ja-
mais ni sur ses paroles ni sur ses actes. Comme tous les gens qui.
LES VACANCES DE CAMILLE. (365
possédant une qualité, la proposent en exemple aux autres, il avait
souvent reproché à Léon son manque de résolution, et surtout l'in-
décision dont celui-ci avait t'ait preuve dans sa rupture avec Camille.
Aussi ne fut-il pas dupe du ton dégagé avec lequel Léon lui par-
lait de sa maîtresse; mais comme il avait perdu l'habitude de faire
aucune concession à des faiblesses qu'il n'éprouvait plus, il répon-
dit sans rien préciser, et de manière pourtant à justifier les inquié-
tudes transparentes qui se montraient sous l'indifférence affectée de
Léon. « Je ne comprends guère, lui disait-il, l'utilité que peuvent
avoir pour toi les renseignemens que tu me demandes, et je cherche,
sans trouver un motif raisonnable, comment expliquer ta curiosité.
Je ne saurais d'ailleurs te renseigner avec beaucoup de détails : il
m'a été impossible depuis quelque temps de négliger mes occupa-
tions pour aller me mêler de ce qui ne me regarde pas et de ce qui
ne devrait plus te regarder. Tu parles de rôle ridicule... Tu en joue-
rais certainement un, à mes yeux du moins, si tu continuais à te
préoccuper d'une maîtresse que tu abandonnes autrement que pour
lui souhaiter d'être heureuse, de quelque part que lui vienne son
bonheur. Voyons, mon cher Léon, sois sérieux. Tu n'imagines pas,
je l'espère pour ton bon sens et aussi pour ton bon cœur, que Ca-
mille va prendre le voile ou allumer un réchaud le jour de ton ma-
riage. Quant à moi, j'ai mon opinion faite sur les conséquences du
rapprochement que le hasard fait naître entre Camille et mon ami
Théodore. Ils sont voisins, et, comme tu le dis, je crois que le voisi-
nage suivra son cours. Eh bien ! qu'est-ce que cela te fait? lui ou
un autre! Tu es parti si précipitamment, que nous n'avons pas pu
causer de ces peintures dont tu m'avais parlé il y a quelque temps.
J'avais l'intention de te proposer de partager ce travail entre moi et
un de mes confrères auquel je m'intéresse beaucoup, ce qui ne
serait pas une raison suffisante peut-être pour que tu te misses de
moitié dans mon intérêt, si ce garçon ne possédait un talent très
sérieux. Je voulais te le présenter lors de ton passage à Paris; un
accident m'en a empêché. Mon confrère était allé ce jour-là se faire
donner dans les bois d'Aulnay un très joli coup d'épée dont il se
relève à peine. Je suppose que tu as deviné qu'il s'agissait du voisin
Théodore, et j'espère que la situation dans laquelle il se trouve vis-
à-vis de toi ne sera pas un obstacle au travail dont je lui ai donné
l'espérance. Réponds-moi donc à ce sujet, que je sache si je dois
reparler de cette affaire à ce garçon, qui, par discrétion sans doute,
n'ose pas m'en demander des nouvelles. Je ne te dissimulerai pas
que je me suis assez avancé auprès de lui pour me trouver embar-
rassé, si je devais revenir sur mes paroles. »
Les explications contenues dans cette lettre n'étaient pas de na-
666 REVUE DES DEUX MONDES.
ture à satisfaire Léon dans la situation d'esprit où il se trouvait.
Il avait cru, en écrivant à Bernier, rencontrer un de ces confidens
qui possèdent l'art des contradictions heureuses, et s'attendait à
l'entendre démentir des suppositions auxquelles la réponse de celui-ci
donnait au contraire un caractère de probabilité. Le qu'est-ce que cela
te fuit? de Francis à propos des relations qui pourraient un jour
s'établir entre Camille et son voisin irritait singulièrement Léon, et
cette irritation, en donnant un nouvel aliment à sa jalousie, en mo-
difia en même temps le caractère. Il ne se demanda plus seulement
si Camille était retournée chez son voisin depuis son départ, mais
au contraire si elle n'y avait pas été déjà auparavant. Se rappelant
qu'autrefois il avait chargé Francis de préparer Camille à une rup-
ture, il s'imagina que celui-ci, allant au-delà de cette mission, avait
amené volontairement entre Théodore et la jeune femme des rap-
ports familiers, qui remontaient à une date déjà ancienne. Parti de
celte supposition, il passa en revue dans sa mémoire tous les faits
qui en apparence étaient de nature à la justifier; il relut toutes les
lettres que Camille lui avait écrites pendant son absence. Lorsqu'il
arrivait à quelque passage où l'ennui d'un cœur tourmenté avait
laissé échapper un reproche, il y voyait déjà la preuve d'une in-
fluence étrangère sur l'esprit de Camille, et ne faisait pas la réflexion
que les lettres de sa maîtresse devaient naturellement se ressentir
de la froideur que celle-ci rencontrait dans les siennes. Cédant à
l'entraînement de cette jalousie rétrospective, il refusait d'admettre
les preuves qui plaidaient pour Camille, et accueillait au contraire
toutes les circonstances dont pouvaient s'armer ses soupçons. La
promptitude de son départ l'ayant empêché de lui en faire connaître
le motif, il s'étonnait que celle-ci ne lui eût pas écrit pour lui de-
mander des explications, et ne se rappelant même pas qu'il l'avait
priée de ne plus lui écrire chez son père, il attribuait le silence
qu'elle gardait à l'indifférence, et surtout à la préoccupation que,
dans sa pensée, devaient lui causer les suites du duel de Théodore.
Convaincu par son propre réquisitoire, il arriva peu à peu à conclure
que Camille, ayant le pressentiment d'une rupture prochaine, avait
commencé à se détacher de lui au moment où il commençait lui-
même à se détacher d'elle. Cette évidence si laborieusement établie
lui fut d'abord tellement douloureuse, qu'il entreprit aussitôt de dé-
truire tout son échafaudage de suppositions; mais il s'aperçut bien
vite que le soupçon n'est pas un hôte qu'on accueille et qu'on chasse
à loisir. Ce fut alors qu'il écrivit à Camille cette lettre étrange :
« Ma chère enfant, il y a un proverbe qui dit que les absens ont
tort; je crois en avoir fait personnellement l'expérience pendant ma
dernière absence, et peut-être même dans toutes celles qui l'avaient
LES VACANCES DE CAMILLE. 667
précédée. Tu m'as trompé, Camille: je voudrais eu douter, mais cela
est bien difficile, car tout ce qui s'est passé à Paris à mon dernier
voyage m'a suffisamment éclairé. Ma confiance en toi était sans
bornes; il était donc facile d'en abuser, et il était bien difficile que
tu n'en abusasses point, car ma trop grande indulgence et la trop
grande liberté dont je te laissais jouir devaient avoir leurs dangers
pour une femme aussi naturellement disposée à la légèreté que tu
l'as été toujours. Cette désillusion me laisse un regret que le tenjps
et d'autres affections plus sérieuses dissiperont sans doute. Aujour-
d'hui je ne te ferai point de longs reproches, et je ne te demande-
rai même pas de justification. C'est moins encore cette trahison qui
■ne blesse que les circonstances qui l'ont accompagnée, et surtout
l'absence de franchise dont tu as fait preuve avec moi lors de mon
dernier voyage à Paris. Te rappelles-tu tes larmes, ta douleur, tes
protestations, quand je te parlais de la possibilité d'une liaison fu-
ture? Et cependant cette liaison, qu'il était permis de supposer pour
l'avenir, elle avait déjà son prologue dans le présent. Il est évident
pour moi que tes relations avec M. Théodore Landry étaient bien
antérieures à mon retour à Paris. L'affaire de l'Opéra, les consé-
quences qu'elle a eues, et d'autres faits qui se sont groupés autour
de mes doutes en ont fait une certitude. Ta présence même chez ce
jeune homme à une heure où tu ne m'attendais plus chez toi révé-
lait la nature de l'intérêt que tu lui portais, et a achevé de me con-
vaincre. Je voulais absolument ne pas voir en toi une femme comme
les autres; ma présomption reçoit un démenti. La seule différence
qu'il y ait entre les autres femmes et toi, c'est qu'elles sont ou moins
habiles ou moins prudentes que tu ne savais l'être, car pendant
quatre ans je n'ai jamais eu un soupçon. 11 suffit que le doute pé-
nètre une fois dans un esprit crédule pour le disposer à la défiance.
J'ai donc quelque peine à croire maintenant que cette distraction de
voisinage, patronée par Francis, ait été la seule où t'ait entraînée ta
mobilité d'esprit. Voilà, mon enfant, une pensée qui gâtera sans
doute les bons souvenirs que je voulais conserver de toi au-delà
même de notre amour, car si je lui ai dû de belles heures dans un
autre temps, je ne pourrai oublier qu'elles ont pu aussi sonner pour
d'autres. Ce que je n'oublierai pas non plus, c'est une promesse que
je t'ai faite dans notre dernière entrevue. Tu pourrais craindre peut-
être que les événemens eussent apporté quelque changement dans
mes intentions à ton égard. Rassure-toi, les petits intérêts ne sont
pas compromis et demeurent intacts malgré tout. Francis m'adresse
à propos de votre ami commun, M. Théodore, une demande de tra-
vail qui aurait pour résultat de l'éloigner de toi pendant quelque
temps. J'écris à Bernier pour lui exposer mes raisons de refuser;
668
REVUE DES DEUX MONDES.
niais entre nous la meilleure est que je ne veux pas troubler la dou-
ceur de ta lune de miel par une séparation aussi prompte. Je sais
trop par expérience quels sont avec toi les dangers de l'absence et
n'y \eu\ pas exposer ton nouvel ami. Allons, ma chère enfant, ceci
est bien notre dernier adieu. Je l'aurais souhaité meilleur; mais ce
n'est pas moi qui ai provoqué les circonstances. Après tout, ne vaut-
il pas mieux qu'il en soit ainsi? — Adieu. »
La lettre adressée à Bernier était en d'autres termes la répétition
de celle qu'on vient de lire. Léon reprochait à Francis son manque
de franchise avec lui, et s'y montrait persuadé que son ami avait
prémédité entre Camille et Théodore un rapprochement qui n'avait
pas attendu que sa rupture avec sa maîtresse eût laissé celle-ci libre
de ses affections. « 11 me semble, achevait Léon, qu'il est inutile de
prolonger la comédie au-delà de son dénoùment naturel, et je re-
grette que ton goût trop prononcé pour les initiatives t'ait poussé à
prendre, sans me consulter, un engagement avec M. Landry, que je
ut' connais pas et ne veux pas connaître. Je n'ai personnellement
aucun mauvais vouloir contre lui, car il est dans cette aventure le
seul auquel je n'aie rien à reprocher. Je n'accepterai cependant pas
la proposition (pie tu me fais, et il faut toute l'ignorance de tact dont
tu as fait preuve dans ces dernières circonstances pour avoir ima-
gine de créer des relations entre deux hommes qui se trouvent dans
la situation où tu nous a placés en face l'un de l'autre en lui faisant
connaître Camille. Une autre raison de convenance m'obligerait
d'ailleurs à te refuser. Ce travail, qui amènerait sans doute M. Lan-
dry chez moi, pourrait le faire rencontrer avec son adversaire, qui
est un des parens de ma fiancée. Il y a donc de toute façon impos-
sibilité. Quant à toi, je t'attends toujours pour l'époque que tu m'as
annoncée, et quand tu arriveras, ma rancune contre toi sera sans
doute apaisée, car en ayant oublié Camille, j'aurai oublié en même
temps le rôle singulier que tu auras joué dans notre rupture. »
Ces deux lettres étaient à peine sorties de ses mains, que Léon
regretta d'avoir obéi à l'irrésistible emportement qui les avait dic-
tées. Il sella un cheval, et courut après le domestique auquel il les
avait confiées pour aller les jeter à la poste au bourg voisin.
Un incident sur lequel il n'avait pas compté devait empêcher Léon
d'arrêter le départ de sa correspondance. Comme le domestique
qui en était chargé arrivait au bourg de *** et se dirigeait vers le
bureau de poste, il rencontra M. d'Alpuis, qui sortait d'une séance
du conseil municipal. Le matin même, en partant pour ***, le père
de Léon avait emporté le courrier de la famille. Son fils, qui ne
voulait pas lui apprendre qu'il écrivait encore à sa maîtresse, ayant
déclaré ne rien avoir pour la poste, M. d'Alpuis avait été un peu
LES TACANCES DE CAMILLE. 669
étonné en apprenant que Léon envoyait un messager spécial.
Éprouvant une certaine défiance sur la nature d'un message qu'on
avait voulu lui cacher, il avait demandé la remise des lettres, se
chargeant de les faire partir avec les autres, et le domestique avail
dû obéir à son maître. En voyant la lettre adressée à Camille,
M. d'Alpuis avait froncé le sourcil. — Vous direz à mon lils que
votre commission est faite, dit-il en congédiant le domestique.
Au même instant, Léon arrivait à franc étrier sur la place de la
mairie, où il se trouva en face de son père et de son messager.
M. d'Alpuis, remarquant que le cheval monté par son fils était ruisse-
lant de sueur, dit au domestique : — Vous ferez reposer cette bête,
et vous la ramènerez doucement au château. Mon lils reviendra avec
moi dans la voiture. — Puis, se retournant vers Léon, il ajouta :
— Quelle raison grave et pressante avais-tu donc pour surmener
l'y rame? Et si tu avais affaire ici, pourquoi n'es-tu pas venu avec
moi ce matin?
Léon, ne sachant quelle raison donner pour expliquer sa présence
à ***, était assez embarrassé. Le visible mécontentement de son
prie l'inquiétait d'ailleurs, et il commençait à en soupçonner la
cause, lorsque M. d'Alpuis la lui expliqua lui-même en lui montrant
la lettre destinée à Camille. — Je croyais, lui dit-il assez sévère-
ment, que ton dernier voyage à Paris avait mis fin à une liaison
qui a trop duré. Toi-même, tu me l'avais affirmé. J'éprouve quel-
que chagrin à voir que tu ne m'as pas dit la vérité, et que tu te
préoccupes encore d'une personne qui ne doit plus exister pour toi.
— Mon père, cette rupture est accomplie, définitivement accom-
plie.
— (Jette lettre cependant, répliqua M. d'Alpuis, semble indiquer
le contraire.
— C'est un dernier adieu, balbutia Léon.
— Puis-je te croire aujourd'hui, reprit le père, puisqu'il y a
trois semaines tu me disais déjà que cet adieu avait été prononcé?
Je regrette que tu m'obliges à douter de ta parole; mais je veux
savoir où tu en es véritablement, et puisque je ne puis l'apprendre
de toi-même, les termes de cette lettre me l'apprendront peut-être.
Léon s'inquiéta en pensant que les reproches adressés à Camille
allaient initier son père à une accusation de trahison qu'il n'osait
lui-même porter avec assurance en ce moment, mais dont M. d'Al-
puis ne douterait sans doute pas en la voyant si énergiquement
formulée. Tant de fois il avait vanté sa maîtresse et s'était appliqué
à la rendre intéressante quand on avait fait quelque tentative pour
l'éloigner d'elle, qu'il redoutait les conséquences que pouvait avoir
ce démenti donné brutalement par lui-même à la bonne opinion
670 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on pouvait avoir de Camille. Ses craintes ne tardèrent pas à se
réaliser. — Il a fallu beaucoup de temps pour t' ouvrir les yeux,
lui dit son père quand il eut achevé la lecture delà lettre. Tu t'aper-
çois ([ue cette femme, de laquelle on a eu tant de peine à te déta-
cher, ne méritait pas tous les ménagemens que tu as pris avec elle.
La conclusion de ton roman est vulgaire après tant île poésie dé-
pensée. Tu as été, comme tant d'autres, la dupe d'une créature
rusée, qui a su t' abuser jusqu'au dernier moment, et qui se moque
sans doute de toi maintenant qu'elle a obtenu ce qui était le but
de son hypocrisie. — Enfant, grand enfant! acheva M. d'Alpuis en
frappant doucement sur l'épaule de son fils.
Le jugement qu'il venait d'entendre porter sur sa maîtresse alarma
Léon. Quelques mots échappés à son père lui faisaient craindre sur-
tout que celui-ci ne voulût faire de ses préventions contre Camille
un prétexte à revenir sur les dispositions qu'il avait récemment au-
torisées en sa faveur. Léon essaya donc de faire disparaître la mau-
\ aise impression causée par cette lettre en avouant qu'il l'avait écrite
sous l'obsession d'un doute accueilli trop promptement, mais qu'en
réalité il n'avait aucune certitude que Camille eût jamais trompé sa
confiance. — C'est parce que j'ai depuis réfléchi à cela que vous me
voyez ici, mon père, ajouta-t-il. Je voulais arrêter le départ de cette
lettre, qui peut causer un grand chagrin, si les reproches qu'elle con-
tient ne sont pas justifiés, comme j'en ai maintenant le pressentiment.
— Je n'accepte pas cette contradiction, répliqua M, d'Alpuis, car
je te connais assez pour savoir qu'un vague soupçon ne t'aurait pas
entraîné aussi loin. Toutes tes protestations ne me persuaderont pas.
Si tu reviens sur ta conviction, ce n'est qu'en apparence, et parce
qu'il répugne à ton amour-propre de me savoir instruit du person-
nage niais que tu as joué auprès de cette femme dans les derniers
temps, si tu ne l'as pas joué en tout temps. Mon opinion est faite
comme la tienne à l'égard de ta maîtresse, et je trouve bon qu'elle
la connaisse. Cette lettre lui sera donc envoyée, et lui apprendra
que si le devoir et la raison la mettent à tout jamais hors de ta vie,
le dédain et l'oubli la mettent aussi hors de ton cœur.
Léon fit auprès de son père une dernière tentative pour empêcher
le départ de sa lettre. 11 y avait dans ses paroles un accent de sin-
cérité qui, malgré lui, pénétra M. d'Alpuis et le convainquit que son
fils, comme il le déclarait lui-même, en accusant sa maîtresse, avait
obéi à un accès de jalousie qui l'avait entraîné jusqu'à la rigueur et
même à l'injustice. M. d'Alpuis ne laissa cependant point paraître
qu'il fût intérieurement revenu à une meilleure opinion sur le compte
de Camille. Décidé à profiter de toutes les circonstances que le ha-
sard lui fournirait pour mettre fin aux irrésolutions de son fils, il
LES VACANCES DE CAMILLE. 671
ne voulut point renoncer à faire usage de l'arme qui était tombée
entre ses mains. 11 avait compris que si la maîtresse de Léon était
réellement restée la femme à laquelle on était parvenu à l'intéresser
autrefois, ce brutal congé, exprimé en des termes qui faisaient re-
monter le soupçon jusque dans le passé, porterait à son amour un
de ces coups auxquels peu de passions survivent. Prévoyant que
le jeune homme essaierait peut-être d'amortir ce coup en écrivant
une autre lettre qui démentirait la première, son père exigea de lui
l'engagement d'honneur qu'il cesserait toute correspondance directe
ou indirecte avec Camille, et que c'était la dernière fois que le nom
de celle-ci serait prononcé entre eux. — C'est à cette condition,
ajouta M. d'Alpuis, que je ne reviendrai pas sur les dispositions
qui ont été prises dans ton dernier voyage à Paris.
Léon donna sa parole, qui sauvegardait les intérêts de sa maîtresse,
et, las de toutes ces luttes avec lui-même et avec les autres, il s'en-
ferma presque avec joie dans une promesse qui devait immobiliser
sa volonté.
XIV.
Le surlendemain, Camille recevait la lettre de Léon. Cette explo-
sion de reproches et de brutale ironie fut pour elle quelque chose de
si inattendu, qu'elle ne comprit pas d'abord, et courut chez Dernier
pour lui demander des explications. Celui-ci était précisément oc-
cupé à répondre à la lettre qu'il avait reçue de son côté. — Tenez,
lui dit Camille en lui mettant sous les yeux un papier tout froissé,
qu'est-ce que cela veut dire?
— C'est une circulaire, répondit Francis après avoir lu les pre-
mières lignes. Je viens d'en recevoir une pareille, voici ma réponse.
Voulez-vous la copier? ajouta-t-il en lui montrant un court billet
ainsi conçu : « J'aurais pu te répondre très longuement, mais je pré-
fère me résumer. Tu es bête. Mes complimens. »
Prenant une plume, Bernier ajouta à sa réponse ce post-scrip-
tum : « Camille vient de me montrer la lettre que tu lui adresses.
Elle ne modifie pas mon opinion, ci-dessus exprimée. Seulement ta
bêtise devient méchante. Sans complimens cette fois. »
Et comme Francis allumait de la cire pour fermer cette épître la-
conique, Camille, qui venait de relire la lettre de Léon, l'approcha
de la bougie, où elle s'enflamma aussitôt, et la jeta dans la chemi-
née. Francis la regarda faire avec étonnement. — Je la brûle pour
ne plus la lire, lui dit-elle, car si je la lisais encore une fois, je ne
pourrais plus oublier ce qu'il y a dedans.
Et tout en regardant le papier qui se consumait à ses pieds, elle
672 REVUE DES DEUX MONDES.
ajouta tristement: — Je ne suis pas comme lui, moi. Je ne veux pas
le détruire dans ma pensée.
Un courant d'air emporta les cendres de la lettre, qui s'envolè-
rent dans la cheminée. Un fragment de quelques lignes que la flamme
n'avait pas eu le temps de dévorer était resté au bord du foyer. Ca-
mille se baissa pour le ramasser et le remettre au feu. Malgré elle,
elle y jeta un dernier regard. C'était le passage dans lequel Léon,
après lui avoir reproché sa trahison, supposait qu'elle pourrait avoir
des craintes sur l'exécution de sa promesse, et lui rappelait en ter-
mes ironiques que « ses petits intérêts demeuraient intacts malgré
tout! » — Oh! dit Camille en froissant convulsivement le bout de
papier, et en le plaçant elle-même au milieu des charbons ardens
au risque de se brûler, oh! cela, c'est trop fort, ajouta-t-elle en se
îappelant toutes les liertés et toutes les délicatesses dont elle avait
autrefois donné la preuve à son amant. Puis, s'isolant de Bernier,
qui la regardait curieusement, elle continua, comme si elle eût parlé
à Léon : — Tout le reste, tout, je l'aurais oublié; mais cela!... Oh!
lit-elle en se frappant la poitrine à l'endroit du cœur, voilà un mau-
vais coup... Moi, cupide! — Et se laissant retomber sur sa chaise,
elle murmura : — C'est ignoble!
Camille fut tirée de ses réflexions par une question de Francis,
qui jeta brusquement le nom de Théodore dans sa pensée. Ce nom
ne parut lui causer aucun embarras. — Eh bien? répondit-elle avec
tranquillité.
— J'ai su par son médecin qu'il était complètement rétabli, et je
m'étonne un peu qu'il ne soit pas venu me faire une visite. 11 est
donc bien occupé? demanda Bernier avec une certaine insistance.
— Je l'ignore, lui répondit Camille avec la même indifférence. Je
sais seulement qu'il est en état de sortir, car je l'ai vu passer dans
la rue avec sa maîtresse.
— Quelle maîtresse? fit Bernier avec l'accent de la surprise.
— Mais, répondit Camille, une ancienne amie de M. Landry,
M"e Geneviève, je crois. Je l'ai trouvée un jour chez mon voisin
comme j'allais savoir de ses nouvelles, et je n'y suis pas retournée
depuis, car il allait déjà bien mieux, et mes visites auraient pu pa-
raître indiscrètes à cette dame. Le jour où je les ai rencontrés ensem-
ble dans la rue, je crois qu'ils allaient à la campagne, car M. Théodore
avait un sac de voyage à la main. Elle est très jolie, cette dame...,
acheva Camille. Et, s' étant levée, elle s'approcha de la glace pour
rattacher les brides de son chapeau.
— Un moment, lui dit Francis, l'obligeant à se rasseoir. A quel
propos Théodore a-t-il renouvelé connaissance avec cette ancienne
maîtresse dont vous parlez?
LES VACANCES DE CAMILLE. H73
— Mais je l'ignore, moi, répondit naturellement Camille. Je me
rappelle fort bien avoir rencontré cette dame à ce malheureux bal,
et je sais qu'elle avait demandé à mon voisin la permission d'al-
ler le voir. 11 n'en paraissait pas très ravi ce soir-là. Depuis, il a
sans doute changé d'idée. Il n'y a pas que les femmes qui aient des
caprices.
Bernier parut réfléchir un moment. — Voyons, Camille, dit-il en
prenant les mains de celle-ci et en paraissant solliciter la confidence,
avouez-moi que vous avez eu une petite brouille avec le voisin Théo-
dore. Hein?
— Je vois quelles sont vos suppositions, répondit Camille avec
vivacité. Peut-être en avez-vous fait part à Léon, et c'est à vous
que je dois d'avoir reçu cette odieuse lettre que je viens de brûler
tout à l'heure.
— Je ne veux rien exagérer, continua Bernier, mais je crois avoir
à son insu pénétré les sentimens de Théodore, qui est un garçon
étrange. Les circonstances, qui ont coup sur coup amené un rap-
prochement entre vous et lui, pouvaient m' autoriser à faire cette
supposition bien naturelle, que mon ami deviendrait amoureux de
vous.
— M. Landry, reprit Camille, a eu le bon goût de ne pas se mé-
prendre sur le sens de mes visites, et rien dans sa conduite avec moi
n'a témoigné qu'il eût les intentions que vous lui supposez. Le re-
tour de sa maîtresse auprès de lui en est, je crois, une assez bonne
preuve.
— M. Landry, interrompit Bernier, est un garçon malin.
— Parlons d'autre chose, dit Camille; mais en ce moment une vi-
site survint, elle dit adieu à Francis et retourna chez elle.
Le soir où Camille, en quittant Théodore, avait appris que Léon
était venu pendant son absence, elle avait été plus contrariée de
ne pas s'être trouvée chez elle qu'inquiétée des suppositions que
pouvait faire naître cet éloignement imprévu, dont elle comptait
d'ailleurs faire connaître le motif au jeune homme, quand elle le
reverrait le lendemain. Ne l'ayant pas vu revenir ni le lendemain,
ni le jour suivant, et ne recevant pas de ses nouvelles, elle com-
mença à s'alarmer et à comprendre qu'une circonstance imprévue
avait hâté son départ et rendu sans doute leur séparation définitive.
Elle songea d'abord à lui écrire, et s'abstint en se rappelant qu'il
l'avait priée de ne pas le faire, par prudence. Elle commença donc
l'apprentissage de sa situation nouvelle. Dans les premiers jours qui
avaient suivi le duel de Théodore, les visites qu'elle lui faisait pour
aller s'informer de son état avaient introduit dans ses journées
quelques heures de distraction; mais lorsque la présence d'une autre
TOME IX. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
femme lui eut fait supposer que ces visites pouvaient être indis-
crètes et que cette unique occasion d'échapper à son isolement lui
manqua, Camille commença à éprouver ce profond accablement de
l'être qui succède aux grandes douleurs. Elle passait toutes les
journées dans l'immobilité et le silence, incapable d'agir et de pen-
ser, obéissant à peine, par un reste d'instinct machinal, aux besoins
de la vie, qui par instans semblait suspendue en elle. Tous les projets
qu'elle avait formés avec Léon dans leur dernière entrevue étaient
sortis de sa mémoire. Un jour, elle avait cependant annoncé à sa
camériste que, sa position étant changée, elle allait être obligée de
se servir elle-même et qu'elle ne pourrait pas la garder. Marie était
de cette race en qui se continue comme une tradition l'intelligence
subtile et rusée des Frontins en casaque et des Martons en cornette,
dont la servitude dominatrice est un des caractères de l'ancienne co-
médie; aussi pensa-t-elle que Camille, entraînée par ses habitudes,
ne s'acclimaterait pas dans une situation embarrassée, que le hasard,
s'il était habilement provoqué, pourrait rendre meilleure. Elle ne
voulut donc pas la quitter, dans l'espérance que sa maîtresse lui
saurait gré un jour de cette fidélité, qui, sous les apparences du dé-
vouement, cachait un servile intérêt. Camille n'insista point pour le
renvoi de Marie; celle-ci d'ailleurs s'était faite la garde-malade de
son chagrin, et sa présence animait au moins sa solitude.
Lorsque Camille revint chez elle après avoir quitté Bernier, elle
était encore plus triste que de coutume, et rapportait la douloureuse
impression que lui avait causée la lettre de Léon. Quand elle avait
détruit cette lettre accusatrice, il était déjà trop tard pour qu'elle l'ou-
bliât : au fur et à mesure que le feu la consumait, les caractères se gra-
vaient dans sa mémoire, visiblement, profondément, éternellement
empreints. Camille sentait instinctivement que son cœur venait de re-
cevoir un choc qui y avait brisé quelque chose; ses paupières étaient
intérieurement brûlées par des larmes qui montaient jusqu'à ses
yeux et n'en voulaient pas sortir: mille pensées navrantes bourdon-
naient dans son cerveau. Elle fut accueillie à son retour par la con-
tradiction pénible et brutale d'un souci vulgaire. Marie lui montra
un papier sur lequel il y avait des chiffres : c'était son compte. Elle
avait dépensé tout l'argent qui lui avait été remis pour les besoins de
la maison, elle avait fourni même, pour ne pas tourmenter madame,
les quelques petites* économies qu'elle avait pu faire à son service;
mais toutes les ressources étaient épuisées. — Madame m'a demandé
ce matin la dernière pièce de dix sous qui me restait pour donner au
joueur d'orgue. Voilà le compte, si madame veut vérifier, dit Marie.
— Vous savez bien que je ne compte jamais, répondit Camille.
— 11 n'y a pas de quoi faire le dîner!
LES VACANCES DE CAMILLE. <375
— Je n'ai pas faim, murmura Camille.
— Oui; mais moi! fit Marie naïvement. Passe encore pour aujour-
d'hui, mais demain!
— C'est vrai, ma pauvre fille; il y a demain.
— Et puis les petits enfans de demain, continua Marie dans son
langage familier. Si madame voulait, il serait encore temps d'aller
aujourd'hui chez le notaire de monsieur.
Le jour où Léon avait pris avec Camille un engagement que celle-
ci avait accepté, Marie, qui écoutait aux portes, n'avait rien perdu
de l'entretien des deux amans, et cette promesse du jeune homme
n'avait pas été étrangère au dévouement consolateur qu'elle témoi-
gnait à sa maîtresse. Comme Camille lui demandait assez sévère-
ment comment elle était initiée à ce détail, la camériste lui répondit
effrontément qu'elle le tenait d'elle-même, ce que la jeune femme
n'osa contester, sachant qu'elle avait avec sa servante une malheu-
reuse manie de confidence; mais au moment où on lui rappelait
qu'elle avait accepté de Léon que celui-ci veillât sur ses besoins,
elle se rappela en même temps les lignes de cette lettre qu'elle
avait brûlée chez Bernier, et qui lui avaient semblé les plus cruelles
qui fussent dans cette accusation. — De l'argent de lui, l'aumône de
l'outrage, oh! fit Camille, se parlant à elle-même.
— Si madame veut se presser un peu, continua Marie, qui mar-
chait derrière sa maîtresse, elle trouvera l'étude encore ouverte.
J'aurai le temps d'aller au marché, et je ferai à madame un joli
petit dîner.
Camille ouvrit son armoire, y fouilla du regard, puis de la main,
et, prenant son unique cachemire, elle le jeta à la camériste stupé-
faite, en lui disant : — Faites de l'argent avec ceci.
C'était la première fois que Marie trouvait dans sa maîtresse l'ac-
cent impératif de l'ordre : elle prit le chàle et sortit. Comme elle re-
venait du Mont-de-Piété, elle rencontra en route une femme qui
avait été la voisine de Camille dans la maison précédemment ha-
bitée par celle-ci. Cette femme était la même qui s'était vue quel-
ques mois auparavant dans une position pareille à celle où Camille
se trouvait actuellement. Marie l'aborda familièrement, et lui ra-
conta le chagrin de sa maîtresse. En apprenant que Camille avait eu
son tour, son ancienne voisine éprouva ce contentement instinctif
que le malheur d'une amie cause toujours à ces sortes de femmes.
Camille, comparant l'amour sincère qu'elle avait pour Léon à des
liaisons moins désintéressées, avait souvent laissé échapper sur les
autres femmes des appréciations que celles-ci pouvaient trouver dé-
daigneuses. La voisine de Camille voulut profiter de la circonstance
pour aller lui rendre quelques-unes de ces petites blessures d'amour-
<J7<> REVUE DES DEUX MONDES.
propre qui ne s'oublient jamais, les plaies faites à la vanité fémi-
nine étant incurables. Quelle belle occasion d'ailleurs pour faire un
charitable étalage de consolations hypocrites!
— Oh ! chère amie, comme je la plains! s'écria-t-elle en écoutant
les doléances de Marie. Et comme celle-ci lui montrait la reconnais-
sance du Mont-de-Piété, elle ajouta en joignant les mains avec une
pitié feinte : — Comment! elle en est là?.. Mais pourquoi n'a-t-elle
pas pensé à moi? Son pauvre petit cachemire, je le lui aurais bien
acheté. J'aide l'argent maintenant,... beaucoup...
Et, ramenée avec une satisfaction visible à la misérable situation
de Camille, elle s'écria avec un mépris grotesque en faisant allusion
à Léon : — Mais ce cuistre ne lui a donc rien laissé en la quittant !
Marie raconta ce qu'elle savait des intentions de Léon pour Ca-
mille et le refus de celle-ci d'en profiter. La voisine fit à ce propos
une réflexion très profonde dans sa vulgarité. — Pauvre petite! dit-
elle, elle aurait bien mieux fait de garder son châle et de se débar-
rasser de sa fierté, c'est un meuble qui coûte trop cher d'entretien.
J'irai lui faire une visite, et je la conseillerai.
— Oh! oui, madame, interrompit Marie avec conviction, elle a
bien besoin de conseils. Vous devriez venir la voir aujourd'hui. Je
ferai un joli petit dîner, il y a longtemps que cela ne nous est ar-
rivé...
La voisine suivit Marie; mais au lieu de rester chez Camille, elle
voulut l'emmener chez elle, car elle-même avait du monde à dîner.
Camille résista d'abord, et céda ensuite aux sollicitations de sa voi-
sine et de Marie, qui l'habilla malgré elle. Quand elle fut prête,
elle demanda son châle. — Le voici, madame, répondit Marie en
lui remettant la reconnaissance. Camille rougit, et prit dans son ar-
moire un petit vêtement dont la simplicité devait faire un heureux
repoussoir à la toilette luxueuse de son amie.
Comme elles allaient sortir, Marie prit la voisine à part : — Ah!
madame, lui dit-elle en désignant sa maîtresse, je vous en prie,
tâchez qu'on la rende raisonnable.
Camille n'avait pas été prévenue par sa voisine que celle-ci l'avait
remplacée dans le logement où elle avait vécu pendant quatre ans
avec Léon. Elle fut péniblement surprise en y l'entrant : le spectre
du passé était venu lui en ouvrir la porte. La voisine fut accueillie
bruyamment par les convives, parmi lesquels se trouvait l'amant du
jour, un demi-grand seigneur qui avait mis, tout jeune, le feu aux
quatre coins de son patrimoine et était parti, laissant tous les huis-
siers de Paris chercher dans les cendres. L'un des premiers, il s'était
enrôlé dans cette émigration qui attire depuis quinze ans, vers les
Eldorados nouvellement découverts, toutes les misères hasardeuses
LES VACANCES DE CAMILLE. 677
et toutes les cupidités inassouvies du vieux continent. Retroussant
galamment ses manches, il avait plongé ses mains patriciennes dans
les boues dorées du Sacramento. Après une absence de trois ans. il
revenait en France ramenant un galion et affamé de corruption ci-
vilisée. Son retour avait été signalé par toutes les vigies du parasi-
tisme parisien. Depuis un mois, il vivait dans une société de gens
ingénieux qui, n'ayant jamais eu ni nom, ni fortune, ni profession
avouable ou avouée, confondent habilement leur existence avec celle
des gens qui possèdent un nom, une fortune ou une profession. S'il
les traitait un peu comme un homme qui a vécu avec les nègres,
ses amis ne se plaignaient pas et provoquaient volontiers des offenses
auxquelles ils savaient faire succéder de généreuses excuses. L'un
d'eux lui avait fait connaître la voisine de Camille, avec laquelle il
était seulement en relations depuis quinze jours, presque entière-
ment passés autour de sa table.
La maîtresse de Léon eut d'abord du regret d'avoir accompagné
son amie. Elle dut cependant, par politesse, assister à l'inventaire
de toutes les richesses dont celle-ci venait d'être récemment com-
blée. Avant de la faire dîner, on lui fit pour ainsi dire compter les
assiettes. Le repas fut bruyant et non pas gai; si l'on y servit des pri-
meurs, l'esprit du moins n'en faisait pas partie. L'amphitryon avait
rapporté de ses courses aventureuses des habitudes qui attestaient
son contact avec des gens grossiers, — et par servilité ses convives
semblaient se frotter contre lui pour les lui emprunter. Les vins, bus
immodérément, commençaient à dégager dans les cerveaux leurs
fumées capiteuses, et les propos de cette table, qui ne ressemblaient
pas à ceux de iMartin Luther, rappelaient à Camille cette nuit de bal
masqué où, pour la première fois, elle avait été initiée au langage
et aux mœurs d'un certain monde.
Le dessert ayant pris une allure bachique qui l'embarrassait, Ca-
mille se leva sous le prétexte d'aller prendre un peu l'air, et entra
dans la chambre de son amie, qui l'accompagna. Au temps où elles
s'étaient connues, cette femme n'était pas encore ce que l'avait faite
son existence actuelle. S'étant jetée plutôt par désœuvrement que
par goût, elle avait cédé à des entraînemens qui avaient fini par
lui créer de nouvelles habitudes, qui s'étaient naturalisées besoins.
Un carnaval avait suffi pour faire son éducation. Camille lui rappela
l'époque où elle vivait heureuse, d'un bonheur moins bruyant et
moins brillant, mais plus intime.
— Ne regrettez -vous pas ce temps-là? lui demanda- t-elle.
— Non, répondit son amie. Le regret est une plante amère, et
vous ferez comme moi, vous vous lasserez de la cultiver.
Et comme elle entendait la voix de son amant, qui l'appelait, elle
<Î78 REVUE DES DEUX MONDES.
rejoignit ses convives en laissant Camille seule. Au milieu du choc
et des éclats, celle-ci reconnut la voix de sa voisine, qui chantait
une chanson de taverne qu'on lui avait demandée. — Vous ferez
comme moi! murmura Camille en se rappelant les dernières pa-
ri îles que lui avait dites son amie en la quittant. Celle-ci avait été
interrogée par ses convives à propos de Camille. Les renseignemens
qu'elle donna devaient faire supposer que l'abandon et le chagrin
de la jeune femme étaient en quête d'un consolateur. Un des con-
vives quitta la table et rejoignit Camille.
Celle-ci aurait pu oublier qu'elle se retrouvait dans un lieu qui
jadis avait été l'endroit favori des causeries intimes et des heures
amoureuses, car un autre ameublement et une décoration nouvelle
avaient changé l'aspect de cette pièce. Une trace visible du passé
vint lui rappeler qu'elle l'avait habitée avec Léon. Dans les pre-
miers temps de leur liaison, revenant un jour d'une promenade à la
campagne, ils étaient entrés dans cette chambre, furtifs comme des
gens qui emportent un trésor, et s'y étaient enfermés pour le comp-
ter. La soirée s'était achevée au coin du feu, près d'un petit guéri-
don sur lequel ils avaient dressé eux-mêmes un de ces soupers d'a-
moureux où les meilleures friandises ne sont pas sur la table. Un
verre de ces vieux vins qui font l'amour jeune avait animé Camille,
qui, pour la première fois, avait senti la passion déborder dans la
tendresse. Obéissant à un de ces enthousiasmes soudains qui sont
la reconnaissance du bonheur, Léon avait voulu éterniser le souve-
nir de cette soirée, et il en avait gravé la date sur une des colonnes
de marbre de la cheminée. C'était cette date qui venait de tomber
sous les yeux de Camille, et avait réveillé en elle tous ces souvenirs
de l'amour qui lui avaient fait dire un jour que cette chambre était le
pays où son cœur était né. Comme elle avait les yeux fixés sur cette
date, presque aussi triste pour elle en ce moment qu'une épitaphe
gravée sur une tombe, elle fut troublée dans sa rêverie douloureuse
par la voix d'un homme qui s'approchait d'elle et lui murmurait des
madrigaux de dessert.
Camille l'écoutant à peine et ne lui répondant pas, il pensa que
son silence était peut-être une provocation à se montrer plus per-
suasif et, s'étant agenouillé auprès d'elle, il s'empara de l'une de
ses mains, qu'il porta à ses lèvres avec une galanterie équivoque.
Cette entrée en matière tira brusquement Camille de son rêve du
passé. Elle se leva aussitôt, et par son attitude protesta contre une
familiarité à laquelle elle n'était pas habituée; mais intérieurement
elle fit la réflexion que c'était, depuis sa rupture avec Léon, la se-
conde fois qu'on se méprenait auprès d'elle, et se demanda si à l'a-
venir elle aurait le droit de s'offenser de ces méprises, puisqu'elle-
LES VACANCES DE CAMILLE. (579
même semblait venir au-devant en se laissant entraîner dans des
lieux où son isolement pouvait les autoriser.
Le jeune homme paraissant disposé à ne point la laisser seule,
elle rentra dans la salle où se trouvaient les convives. Un tapis avait
été jeté sur la table, et sur le tapis on mêlait des jeux de cartes. En
voyant entrer Camille, son amie lui montra une place auprès d'elle
et lui dit : — Malheur en amour, bonheur au jeu; mettez-vous là,
vous gagnerez.
Camille refusa, disant qu'il était tard, et qu'étant fatiguée, elle
désirait se retirer. On voulut la retenir, mais elle insista. Pendant
qu'elle faisait ses préparatifs de départ, aidée par son amie, sur l'ini-
tiative de l'amphitryon, les convives tiraient à la plus belle carte
lequel d'entre eux serait le cavalier de Camille. L'as tomba à l'un
des hommes qui pendant la soirée s'était montré le plus réservé
dans son langage et sa tenue. Camille eût préféré s'en aller seule;
mais l'heure était bien avancée, et il lui semblait difficile d'ailleurs
de refuser l'offre qui lui était faite avec beaucoup de convenance.
Elle prit donc le bras qu'on lui offrait, et suivit son cavalier sans
savoir qu'il lui était donné par le hasard. Elle n'eut pendant la route
aucune raison pour regretter d'avoir accepté sa compagnie, car il se
montra avec elle aussi courtois que peut l'être un homme bien élevé
avec une femme qu'il rencontre pour la première fois; mais, comme
elle était arrivée à sa porte et se disposait à le remercier de l'avoir
accompagnée, son cavalier, arrêtant la main qu'elle portait au bou-
ton de sa sonnette, lui demanda très tranquillement un rendez-vous,
protestant qu'il lui serait agréable qu'elle le fixât prochainement,
car il était sur le point de partir pour un voyage. — Et je serais bien
heureux, ajouta-t-il, si je pouvais emporter avec moi un souvenir
d'une aussi charmante personne.
Cette demande, faite sur un ton de politesse exquise, étourdit
Camille, et pendant un moment la pétrifia au point qu'elle resta au
seuil de sa porte, ne songeant même pas à agiter la sonnette pour
se faire ouvrir. Le jeune homme attendait sa réponse avec une sé-
curité parfaite, et, pensant qu'elle serait peut-être plus à l'aise, si
elle était moins pressée, il tira une carte de son portefeuille et la
lui glissa dans la main en lui disant très doucement : — Voici mon
adresse. La nuit porte conseil, vous réfléchirez.
Comme il achevait, une voiture s'arrêta à la porte de la maison
voisine, et Camille en vit descendre Théodore, un sac de voyage à
la main. Celui-ci l'avait reconnue, car elle se trouvait sous la lu-
mière d'un bec de gaz; mais, la voyant accompagnée, il fit semblant
de ne pas la voir. Le premier mouvement de Camille avait été d'ap-
peler son voisin; puis, se souvenant de la scène de l'Opéra et des
680 BEVUE DES DEUX MONDES.
conséquences qu'elle avait eues, Camille redouta une nouvelle inter-
vention de Théodore, et craignit surtout que le jeune homme ne fît
la remarque qu'elle se trouvait bien souvent dans une circonstance
pareille à celle où il avait cru devoir intervenir déjà. Elle se con-
tint donc, et ce fut seulement lorsque la porte de la maison voi-
sine se fut refermée sur Théodore, qu'elle froissa la carte que le
jeune homme lui avait remise, et pour unique réponse la jeta à ses
pieds. Celui-ci ne parut aucunement s'émouvoir; il alluma un nou-
veau cigare à celui qui venait de se consumer, et s'éloigna après
avoir salué respectueusement Camille, mais sans lui adresser d'ex-
cuses.
Marie montra quelque surprise en voyant rentrer sa maîtresse,
qu'elle n'attendait plus. Comme il était deux heures du matin, elle
venait de se coucher, en se disant : — Allons, si madame ne rentre
pas, c'est qu'elle devient raisonnable.
Avant de se renfermer dans sa chambre, Camille ouvrit la fe-
nêtre qui donnait sur la cour, et remarqua qu'il y avait de la lumière
dans l'atelier de son voisin, qui parut lui-même à sa croisée, où il
resta un instant à fumer. Était-ce machinalement, ou avait-elle
voulu lui prouver qu'elle était seule chez elle? Camille ne se ren-
dit pas compte du sentiment qui l'avait amenée à sa fenêtre; mais
en l'y voyant apparaître, et bien qu'elle y fût restée une minute à
peine, sa présence avait suffi pour faire revenir Théodore sur un
doute qu'il préférait voir hors de son esprit. Théodore revenait de
chez son parrain, où il était allé passer quelques jours pour se re-
mettre complètement de sa blessure. On avait voulu le retenir plus
longtemps à la campagne, mais il avait prétexté des travaux qui le
rappelaient à Paris. 11 avait d'ailleurs la nostalgie de son chez lui
— et des environs.
XV.
Lorsqu' après son duel, Théodore, étant revenu à l'état lucide,
avait trouvé Camille assise auprès de son lit, il n'avait vu d'abord
dans sa présence chez lui qu'un rapprochement accidentel; mais il
n'avait pas tardé à prévoir quelles en pourraient être les consé-
quences, si ce rapprochement se prolongeait. La visite de Camille
était chaque jour attendue avec moins de tranquillité, et les heures
qu'elle passait auprès de lui paraissaient chaque jour à l'artiste
s'écouler plus rapidement. Théodore, prenant l'alarme, avait con-
sulté son fameux thermomètre moral, qui, à son insu, s'était pro-
gressivement élevé à un degré auquel il l'avait rarement vu attein-
LES VACANCES DE CAMILLE. 681
dre. Qu'il fût amoureux de sa voisine, Théodore n'en douta plus.
— Par où diable cet amour-là a-t-il pu entrer? se demandait-il avec
l'étonnement d'un homme qui croyait son cœur hermétiquement
fermé au retour de toute passion. — Peut-être par cette brèche, ima-
gina Théodore, regardant un jour la cicatrice de son coup d'épée,
qui commençait à se fermer.
S'il trouva d'abord un certain charme à reconnaître qu'il lui était
encore possible d'être amoureux, cette découverte le fit bientôt réflé-
chir profondément. Ce qu'il savait de Camille par Francis Dernier, ce
qu'il avait pu apprendre dans l'intimité que les circonstances avaient
amenée entre eux ne lui permettait pas de confondre sa voisine avec
les aimables créatures dont la mobilité de cœur réalise l'utopie du
mouvement perpétuel, et auxquelles on peut sans danger proposer
un petit tour de sentiment. Théodore, prévoyant qu'une liaison avec
Camille l'entraînerait au-delà des limites de l'aventure, résolut de
ne pas laisser, au plaisir qu'il éprouvait à la voir, le temps de deve-
nir une habitude, qui deviendrait elle-même un besoin. Ce fut alors
que l'idée lui vint de rappeler auprès de lui cette ancienne maîtresse,
la frileuse fugitive de sa tour du nord. 11 espérait que sa présence
réveillerait non pas l'amour qu'il avait eu jadis pour elle, mais au
contraire des souvenirs qui, en lui rappelant une des époques les
plus troublées de sa vie, fortifieraient la résolution qu'il avait prise
d'écarter de lui toute circonstance de nature à la troubler de nou-
veau. En mettant Geneviève en face de Camille, il évoquait le passé
pour effrayer l'avenir. Son ancienne maîtresse était accourue avec
assez de bonne grâce, ignorant que son retour n'était qu'une combi-
naison dont le premier résultat avait été d'éloigner Camille; mais
après quelques visites elle se rappela les paroles que Théodore lui
avait dites au bal de l'Opéra, et reconnut en efiel qu'en venant tou-
cher « aux choses fragiles du passé, » elle les brisait sous sa main.
Le jour où Théodore était parti pour la Normandie, en le quittant
au chemin de fer, où elle l'avait accompagné, elle lui avait dit adieu,
et non pas au revoir. Pendant les quelques jours qu'il avait passés à
la campagne, Théodore s'aperçut que si l'absence l' éloignait de Ca-
mille, elle n'en rapprochait pas moins celle-ci de sa pensée, et s'a-
larma tout de bon. Puis la réflexion lui vint que le voisinage était
peut-être pour quelque chose dans cette préoccupation de la voisine,
et il supposa qu'en détruisant la cause, il pourrait peut-être en pa-
ralyser les effets. Ce fut du moins la raison qu'il se donna à lui-même
un matin pour être à Paris le soir et donner congé de son atelier
dans les délais exigés par l'usage.
Telles étaient les dispositions d'esprit dans lesquelles se trouvait
Théodore à son retour de la campagne. La rencontre imprévue de
<Î82 REVUE DES DEUX MONDES.
Camille et l'impression que lui avait causée sa présence tardive dans
la rue, le singulier bien-être que lui avait fait éprouver ensuite sa
courte apparition à sa croisée, étaient autant de symptômes signi-
ficatifs qui justifiaient ses craintes et devaient maintenir Théodore
dans sa résolution. En revenant de chez son amie, Camille n'avait
pas dormi, et pendant que Théodore réfléchissait aux dangers du
voisinage, elle réfléchissait aux dangers de l'isolement. Le souvenir
de sa soirée lui était resté dans l'esprit. Sans doute elle sentait en
elle une invincible répugnance pour cette existence au milieu de la-
quelle un besoin de distraction l'avait déjà entraînée; mais était-elle
bien sûre que ce besoin de distraction ne deviendrait pas lui-même
un jour aussi invincible que cette répugnance même? IN'avait-elle
pas eu sous les yeux l'exemple de cette femme qui s'était en quel-
ques mois habituée à vivre dans une atmosphère viciée? pouvait-
elle répondre d'elle-même, et, poussée par l'ennui, ne pourrait-elle
pas, elle aussi, se laisser entraîner au courant, y être attirée même
par la nécessité, cette puissante attraction au mal? A cette pensée,
qu'un jour viendrait peut-être où un homme qu'elle ne connaîtrait
pas pourrait lui parler comme on lui avait parlé dans cette soirée, et
qu'elle serait obligée de ne pas lui répondre comme on répond à un
outrage, Camille se sentit frissonner tout entière, et toutes les me-
naces de l'avenir vinrent épouvanter son imagination. Cependant à
quoi se rattacher pour ne pas glisser dans l'abîme? Dans quelle affec-
tion fortifier l'instinct de résistance aux tentations de la solitude, de
l'ennui et de la misère? Le jour où Léon lui avait dit qu'un autre
amour pourrait plus tard le remplacer dans son cœur, Camille avait
protesté avec la sincérité de son cœur, alors plein de l'amour qu'elle
avait pour lui; elle croyait que le souvenir qu'il y laisserait serait
suffisant pour garder la place : elle en doutait maintenant que la
blessure qu'il avait faite à ce souvenir était tellement douloureuse,
qu'elle eût préféré l'oubli. Elle eut pendant une heure un de ces
désirs qui ouvrent dans l'âme une entrée au désespoir. Jetant un re-
gard éperdu vers tous les horizons de sa vie, elle vit le regret, la
misère ou la honte partout, l'espérance nulle part. Elle pensa un mo-
ment à mourir, mais cette pensée seule lui fut plus cruelle que la
mort : une soudaine rébellion de jeunesse la rattacha à la vie, quels
que dussent en être les hasards.
La résolution prise par Camille de ne rien accepter de Léon était
trop enracinée dans sa fierté pour qu'elle pût être ébranlée; mais
elle songea que cette fierté lui permettait du moins d'utiliser les con-
seils qu'il lui avait donnés dans leur dernière entrevue. Elle pensa
qu'elle pourrait répondre dignement à sa lettre, si, le rencontrant
un jour et lui tendant sa main hàlée par le travail, elle lui prou-
LES VACANCES DE CAMILLE. 683
vait que, sans profiter de ses dons, elle avait su vivre d'elle-même,
que si la Camille du présent n'était plus celle du passé, c'était seu-
lement parce qu'elle avait cessé de l'aimer. Si cette idée de deman-
der sa vie au travail lui avait été inspirée par les dangers de l'oi-
siveté, Camille ne l'eût peut-être accueillie qu'avec défiance, sachant
combien elle était peu courageuse en face d'un changement d'habi-
tudes; mais par cela même que cette résolution était puisée dans son
orgueil, elle sentit qu'elle n'y renoncerait pas, et qu'elle la mènerait
jusqu'au bout avec cette obstination passionnée que toute femme
applique à l'accomplissement d'un projet qui a l' amour-propre pour
base et la vengeance pour résultat.
A six heures du matin, Camille, assise à sa table, faisait encore
des calculs. Bien qu'il eût peu dormi, Théodore se levait à la même
heure. Comme il ouvrait sa fenêtre, il aperçut ses amis les oiseaux
qui commençaient à courir sur les toits, et faisaient leur toilette ma-
tinale au premier rayon du soleil.
— Mes pauvres pensionnaires! Si je déménage, pensa-t-il, il fau-
dra que je leur donne mon adresse.
Ramené par cette idée au motif qui lui faisait ployer sa tente,
Théodore songea que s'il allait la planter dans ce même quartier,
autant valait ne pas s'en aller. Pour que son éloignement fût sé-
rieux, il fallait créer l' éloignement de la distance. Il se rappela que
Bernier, qui demeurait à une lieue, lui avait souvent dit que son
quartier était plein d'ateliers. Théodore, ayant d'ailleurs besoin de
voir Francis pour lui parler de la commande que celui-ci lui axait
fait espérer, se décida à aller chez lui. En passant devant son con-
cierge, il lui signifia son congé pour le demi-terme.
Théodore trouva Francis au travail selon son habitude, et celui-ci
lui causa une déception visible en lui apprenant qu'il n'avait pas à
compter sur la commande. — Pourquoi? demanda Théodore.
— Parce que,... répliqua Francis, et il lui montra la lettre que
Léon lui avait écrite.
— Ainsi, dit Théodore en riant, votre ami refuse d'encourager les
arts parce qu'il suppose que je suis actuellement l'amant de son an-
cienne maîtresse, et surtout parce qu'il suppose que je l'étais avant
qu'il l'eût quittée. Eh bien! alors ce monsieur serait bien surpris
s'il savait ce qui se passe!
— Que se passe-t-il? dit Francis.
Théodore lui fit part de son projet de déménagement et du motif
qui le portait à s'éloigner de Camille.
— Ainsi, demanda Bernier, vous êtes amoureux d'elle?
Théodore prit un morceau de craie et écrivit sur la muraille en
lettres colossales : — Oui !
H8â REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh bien! dit Francis, si cela est ainsi, quand vous demeurerez
de ce côté-ci de l'eau, vous passerez votre vie dans l'omnibus qui va
de l'autre côté. Restez donc là-bas, allez!
— Mais songez donc que mon thermomètre est à quarante-cinq
degrés, répondit Théodore; c'est une chaleur intolérable.
La conversation prit entre les deux amis une tournure sérieuse,
et fournit à Théodore l'occasion de s'exprimer clairement à l'égard
de Camille. Il avoua sans réticences les sentimens qu'elle lui inspi-
rait, et lit connaître avec la même sincérité les véritables raisons
pour lesquelles il refusait de s'abandonner. — Vous savez, dit-il,
quelle est ma position : j'ai mon avenir à faire; ma petite personne
m'est souvent assez lourde sur les bras, et je ne puis pas me per-
mettre d'y ajouter le fardeau d'une autre existence. L'entrée d'une
femme dans la vie d'un artiste est un élément de discorde entre lui
et l'art. Les poètes, qui sont des farceurs solennels, appellent leurs
maîtresses ou leurs femmes des muses aux blanches ailes; mais dès
qu'ils veulent travailler, ils prient la muse de s'envoler. J'en con-
nais un, moi qui vous parle, qui faisait de l'art à l'époque où il ai-
mait Gothon quand il la rencontrait; maintenant il fait du métier
parce qu'il obéit aux inspirations d'une muse qui ne peut faire son
ménage qu'en robe de moire antique. Après cela, il est vrai que si
Gothon n'est pas toujours jolie, elle est presque toujours bête, et
que ce n'est pas gai de vivre seul.
— Après? demanda Francis.
— Après! C'est tout, répliqua Théodore. Si j'avais de la fortune
ou de l'aisance, ou seulement quelque chose de plus que rien, je
céderais peut-être à l'attraction qui m'entraînerait vers une femme
que j'aimerais sérieusement; mais, dans les conditions où je me
trouve et où se trouve celle dont nous parlons, je résiste. En vivant
avec votre ami, Camille a pris des habitudes que je ne pourrais sa-
tisfaire : du pain tous les jours et de la galette le dimanche, voilà
tout au plus ce que je pourrais lui offrir.
Francis expliqua brièvement à Théodore que Léon, en quittant sa
maîtresse, avait pris des dispositions qui assuraient en partie l'exis-
tence de celle-ci.
— Raison de plus, répliqua le jeune homme. Vous allez me qua-
lifier de puritain, d'extravagant, de tout ce qu'il vous plaira; niais
je n'ai jamais compris de transactions entre l'amour et l'ainour-
propre. Il me répugnerait souverainement d'entendre Camille me
dire à la lin du mois : » Je vais chez mon notaire. » Je n'ai pas de
notaire, moi. J'ai dit du pain et de la galette, mais à la condition
que je fournirais la farine. Et maintenant indiquez-moi où je pourrai
trouver des logeniens dans les prix doux.
LES VACANCES DE CAMILLE. 685
— Tenez, dit Francis, levant le store de son atelier, allez dans la
maison en face, elle est couverte d'écriteaux.
Théodore alla visiter les logemens, et demanda s'il n'y en avait
pas qu'on pût occuper tout de suite.
Il y en avait un, mais trop petit pour qu'il pût l'habiter. Il en
arrêta un plus convenable, qui était seulement vacant pour le demi-
terme. Il retourna chez Bernier pour lui faire part de sa location. —
Dans un mois et demi, je serai votre voisin. Je viens de louer en face,
cinquante francs de moins que dans mon quartier, et un étage de
plus. Quand le temps est clair, avec de bons yeux et de l'imagina-
tion, on voit la mer. Vous avez du monde, ajouta-t-il en remarquant
que Francis l'avait reçu dans la première pièce.
— Oui, répondit celui-ci d'un air singulier, je suis en séance.
— Adieu! dit Théodore. Je cours donner mon congé à mon an-
cien logement. N'est-ce pas, au fond, que j'ai une bonne idée de
me sauver de ma jolie voisine?
— Très bonne.
— Si par hasard elle vient vous voir, reprit Théodore, et que
mon petit, drapeau bleu soit à la fenêtre, vous sonnerez un peu du
cor. Je saurai qu'elle sera ici, et je monterai comme par hasard.
Cela me fera plaisir de savoir de ses nouvelles, et surtout d'ap-
prendre qu'elle est heureuse.
— A moi aussi, cela me ferait plaisir, répondit Francis.
Et il ajouta en riant : — Seulement je ne pourrai pas vous avertir
quand j'aurai la visite de Camille. J'ai un cor de chasse, mais je
ne sais pas en jouer.
— Ni moi non plus; mais c'est égal, je vous apprendrai. Adieu,
je me sauve.
— Qui était là? demanda Camille à Bernier, lorsque celui-ci ren-
tra dans son atelier, où il l'avait vue arriver une minute après que
Théodore en était sorti.
— Personne... Vous disiez donc? dit-il en s' asseyant auprès d'elle.
— Où en étais-je? fit celle-ci en cherchant à se rappeler à quel
endroit elle en était restée du récit qui venait d'être interrompu.
— Vous en étiez à : Et alors...
— Ah! oui, reprit Camille... Et alors il a été convenu que je don-
nerai à ma patronne trois cents francs contre lesquels elle me nour-
rira pendant six mois et m'apprendra à broder assez proprement
pour que je puisse entrer dans un magasin. En supposant qu'il me
faille un an pour faire mon apprentissage, j'aurai toujours assez
d'argent pour attendre que je puisse en gagner, puisqu'on doit me
donner demain quinze cents francs de mon mobilier.
— Pourquoi le vendre ? interrompit Bernier.
(Ï8fi • REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous êtes bon, dit Camille, et où voulez-vous que je trouve
de quoi organiser ma petite existence? Pour renvoyer Marie sur-le-
champ, il a fallu compter avec elle. Et si je compte très mal, elle
compte très bien. Pour déménager tout de suite, il a fallu payer mon
terme en sortant, et puis une foule d'autres frais... Ça coûte très
char à Paris pour être malheureuse.
— Malheureuse! fit Bernier; mais Léon a pris des précautions
pour (pie vous ne le fussiez pas.
— Monsieur Léon, répondit Camille, a perdu le droit de s'occuper
de mon avenir en accusant mon passé, et j'aurai cessé d'être mal-
heureuse le jour où je l'oublierai.
— Pour que la besogne soit plus facile, il faut vous faire aider,
interrompit Francis.
Camille ne répondit pas, elle ne put voir dans cette parole qu'un
propos en l'air. Après avoir retracé complètement le programme de
sa vie nouvelle, elle pria Francis de l'accompagner pour chercher un
petit logement dans son quartier.
— Pourquoi quitter le vôtre? demanda Bernier.
— 11 est trop cher pour moi, dit-elle, et d'ailleurs il faut que je
me rapproche de mon travail.
— Tenez, répondit Francis en levant de nouveau le store de son
vitrage, allez donc dans cette maison en face; il y a beaucoup d'é-
criteaux; peut-être y trouverez-vous votre affaire. Je ne puis pas me
déranger. Nous \iendrez me dire si vous avez loué.
Camille sortit et revint une demi-heure après. — Après-demain je
serai votre voisine, lui dit-elle. J'ai trouvé, où vous m'avez indiqué,
un logement vacant et très mignon d'où on a une vue magnifique.
— Oui, je sais, la moi,... quand il fait beau et qu'on a de l'ima-
gination, interrompit Bernier.
— C'est bien un peu haut et c'est bien un peu petit, continua
Camille; mais je ne conserve que ce qui est indispensable de mon
ancien mobilier. Comme je suis un peu paresseuse, il faudra venir
me réveiller le matin pour que je n'arrive pas trop tard à mon ou-
vrage.
— Je vous jouerai un air de chasse, dit Francis, lui montrant sa
trompe.
— Vous savez donc en sonner?
— J'ai un ami qui doit m'apprendre.
— Je vous dis adieu, fit Camille. Je retourne chez moi me repo-
ser un peu. J'ai fait tant de courses et tant de choses depuis ce ma-
tin, que je suis horriblement fatiguée, et j'ai encore un bon bout
de chemin d'ici chez moi.
— Prenez une voiture.
LES VACANCES DE CAMILLE. 687
— Ah! non, fit Camille; il faut commencer à faire des économies.
Comme elle allait le quitter, elle revint sur ses pas et lui dit : —
\ propos, M. Théodore est revenu de la campagne.
— Bah! dit Francis, jouant l'étonnement.
— Si j'étais sûre de ne pas le déranger, j'irais lui dire adieu avant
de quitter le quartier.
— Ne lui dites pas adieu; dites-lui au revoir, répondit négligem-
ment Bernier.
— Au fait, interrompit Camille, quand je serai chez moi le di-
manche toute seule, s'il vient chez vous, vous me préviendrez : je
monterai ici sans en avoir l'air, en voisine. Moi, je l'aime assez, ce
garçon; il me fait rire.
— Camille, Camille, c'est une déclaration cela, dit Bernier en
feignant de prendre un air grave.
— Oh ! pas du tout, pas du tout, allez. D'ailleurs vous savez bien
qu'il a repris son ancienne maîtresse, répondit Camille en serrant
la main de Francis, qui la reconduisit jusqu'à la porte.
XVI.
Au commencement de l'automne suivant, un dimanche matin»
Théodore, vêtu en habit de campagne, se promenait avec une appa-
rence d'impatience dans l'atelier de Francis, qui parcourait les let-
tres que son domestique venait de lui monter. — Tenez, dit Ber-
nier, lui passant un billet de faire-part venu de la province.
— Ah ! lit Théodore, mettant, après l'avoir lu, le billet sous un
tas de gravures : il est inutile qu'elle voie cela.
— Appelez-la donc encore, dit Francis : elle nous fera manquer
le convoi.
Comme Théodore s'était mis à la fenêtre et commençait une fan-
fare, une petite voix essoufflée se fit entendre dans l'antichambre :
— Me voilà, me voilà!
— Arrivez donc, paresseuse! nous sommes déjà en retard, dit
Bernier à Camille, qui venait d'entrer dans l'atelier. Ainsi que les
deux artistes, celle-ci était en habit de campagne. Un petit chapeau
de paille simple orné d'un ruban clair et doublé intérieurement de
soie rose encadrait son visage, où brillait la santé, où se reflétait le
contentement d'une âme heureuse et gaie. Un col blanc tout uni
entourait son cou, dont la pâleur mate était piquée d'un signe brun,
et sa robe en coutil gris, amplement étoffée, bouffant en gros plis à
l'entour de sa taille fine, dégageait les élégances d'un corsage plein
dont le relief se révélait naturellement sans s'accuser. Elle avait aux
(>88 REVUE DES DEUX MONDES.
pieds d'étroites bottines d'étoffe grise qui faisaient, lorsqu'elle mar-
chait, un petit bruit de chaussure neuve, et dont le talon semblait
battre, en sonnant sur le parquet, une mesure impatiente et joyeuse.
Camille portait sur le bras un petit mantelet pareil à la robe, et le
seul luxe apparent de son frais uniforme était ses gants, de jolis
gants d'une nuance tendre qui étaient de la famille de la pantoufle
de Cendrillon, et que, par une innocente coquetterie, elle se plai-
gnait de ne pouvoir mettre sans qu'elle fût aidée.
— Vous êtes belle, lui dit Francis après l'avoir examinée comme
pour lui procurer l'innocent plaisir que toute femme éprouve d'une
admiration qu'elle sait même banale.
— Mais, dit Camille en étirant les plis de sa jupe, c'est ma belle
robe a manger de la galette. Et, fouillant dans sa poche, elle en tira
un petit paquet soigneusement enveloppé qu'elle tendit au jeune
homme en lui disant : — Tenez, voici toujours un nouvel à-compte
sur votre douzaine.
Francis, ayant développé le petit {taquet, y trouva un mouchoir
de batiste, au coin duquel son chiffre était finement brodé.
— Est-ce assez joli ? demanda Camille.
— 11 y a progrès sur la première demi-douzaine; mais vous y avez
mis le temps !
— Dame ! dit Camille, je ne peux travailler que le soir, en ren-
trant de mon magasin, et encore je n'en fais guère.
— A qui la faute? dit Francis en souriant et en désignant Théodore.
— Allons, .interrompit celui-ci, en route! — Et, comme Camille
restait immobile et semblait réfléchir au milieu de l'atelier, il lui
dit en la prenant doucement par le cou : — Eh bien! qu'est-ce que
tu attends?
— Je suis sûre que j'ai oublié quelque chose, répondit-elle gaie-
ment.
— Toujours oublieuse! fit Théodore.
— Ah! répondit Camille avec un accent de reproche amical, si
j'oublie quelquefois, est-ce à vous de vous en plaindre?
Henry Murger.
POÉSIE AMÉRICAINE
UNE LÉGENDE DES PRAIRIES.
The Song of Bmwatha, by Uenry Wadsworth Longfellow, \ vol. in-12
« Si vous me demandez d'où viennent ces histoires, d'où viennent ces lé-
gendes et ces traditions imprégnées des odeurs de la forêt, de la rosée et de
l'humidité des prairies, de la tournoyante fumée des wigwams, retentissantes
du mugissement des grands fleuves, de leurs murmures aux répétitions fré-
quentes et de leurs résonnemens aux violens échos, semblables au roulement
du tonnerre dans les montagnes,
« Je vous dirai, je vous répondrai : Elles viennent des forêts et des prai-
ries, des grands lacs de la terre du nord, du pays des Ojibways, du pays des
Dacotahs; elles viennent des montagnes, des bruyères et des marécages, où
le héron, le Shuh-shuh-cjah, vit parmi les roseaux et les joncs. Je les répète
telles que je les ai apprises des lèvres de>>awadaha, le musicien, le doux
chanteur.
« Si vous me demandez où Nawadaha trouva ces chants sauvages et bi-
zarres, trouva ces légendes et ces traditions, je vous dirai, je vous répon-
drai : Dans les nids d'oiseaux des bois, dans les cabanes des castors, dans
les traces du pied du bison, dans l'aire de l'aigle.
« Tous les oiseaux sauvages les lui chantaient dans les bruyères et dans
les marécages, dans les marais mélancoliques; Chetowaik le pluvier les lui
chantait, et Mahng le plongeon, et Wawa l'oie sauvage, et le héron bleu, le
Shuh-shuh-gah, et le coq de bruyère, le Mushkodasa.
« Si vous m'interrogez encore, me disant : Qui donc était ce Nawadaha?
Parlez-nous de ce Nawadaha, — je répondrai à vos questions à peu près dans
les termes que voici :
TOME II. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
« Dans la vallée de Tawasentha, dans la verte et silencieuse vallée, sur le
bord des plaisans cours d'eau, habitait le chanteur Navvadaha. Tout autour
du village indien s'étendaient les prairies et les champs de blé, derrière se
dressait la forêt, s'élevaient les bosquets de pins harmonieux, verts en été,
blancs en hiver, toujours soupirant, toujours chantant.
« Et les rians cours d'eau, vous pouviez facilement suivre leurs traces à
travers la vallée, par leur murmure au printemps, par leurs rideaux d'aunes
en été, par leurs blanches vapeurs en automne, par la ligne noire de leurs
rives en hiver. Et sur leurs bords habitait le chanteur, dans la vallée de Ta-
wasentha, dans la verte et silencieuse vallée.
« Là, il chantait Hiawatha, il chantait le chant d'Hiawatha, il chantait sa
naissance et sa vie merveilleuse, comment il pria et comment il jeûna, com-
ment il vécut, travailla et souffrit, afin que les tribus des hommes pussent
prospérer, afin qu'il pût faire prospérer son peuple.
« Vous qui aimez les retraites de la nature, qui aimez le soleil dans la
prairie, qui aimez l'ombre dans la forêt, qui aimez le vent à travers les
branches, et les averses de la pluie, et les tourbillons de neige, et le mugis-
sement des grands fleuves entre leurs palissades de pins, et le tonnerre dans
les montagnes, dont les innombrables échos bruissent comme des aigles dans
leurs aires, prêtez l'oreille à ces sauvages traditions, à ce chant d'Hiawatha! »
Cette délicieuse introduction donne bien l'idée ou plutôt l'impres-
sion du ravissant poème (ÏJliawal/ia, l'œuvre la plus achevée que
M. Longfellow ait produite jusqu'à présent. Un souffle de la nature a
passé sur ces pages; il soulève pour ainsi dire et fait trembler leurs
images, comme le vent soulève et fait trembler les feuilles dans les
bois. La mélodie des vers, rapide et monotone, ressemble singuliè-
rement aux voix de la nature, qui ne se fatigue jamais de répéter
toujours les mêmes sons. Deux ou trois notes composent toute la
musique de cette poésie, mélodieuse et bornée comme un chant
d'oiseau. Les mots qui vont se répétant entretiennent dans le récit
comme un balancement qui fait ressembler la poétique histoire à
ces nids d'oiseaux d'Amérique suspendus entre les rameaux de deux
arbres. Le sentiment de la nature qui règne dans ce poème est à la
fois très raffiné et très familier. Le poète sait prêter, comme un mo-
derne, des voix à tous les objets inanimés de la nature; il con-
naît la langue des oiseaux, il comprend le murmure du vent dans
les feuilles, il interprète le bruit des ruisseaux, et cependant, en dé-
pit de cette subtilité poétique, il ne s'égare jamais dans une des-
cription minutieuse, et ne s'oublie pas complaisamment à prolonger
par la pensée les sensations éprouvées. Son poème, fait avec un art
exquis, participe ainsi de deux caractères : il est homérique par la
précision, la simplicité et la familiarité des images; il est moderne
par la vivacité des impressions et par un souffle tout lyrique qui
parcourt toutes ses pages. De ce mélange naît un sentiment par-
POESIE AMERICAINE.
W>1
ticulier, un peu artificiel et archaïque, mais singulièrement exquis
et rare, assez semblable au sentiment que font éprouver d'autres
tentatives analogues de grands poètes modernes, s' essayant à re-
produire la vie et l'esprit des temps qui ne sont plus, certaines bal-
lades de Goethe par exemple ou certains poèmes d'Henri Heine.
La nature que décrit M. Longfellow n'est point celle qui nous est
familière, et cependant le poète nous introduit dans son intimité, il
nous en fait sentir en quelque sorte les douceurs et le charme do-
mestique. La forêt vierge, les grands fleuves, les savanes infinies,
n'excitent pas plus notre étonnement dans ce poème qu'ils n'excitent
l'étonnement du sauvage dont les yeux sont depuis longtemps habi-
tués à ces spectacles grandioses. La nature la plus extraordinaire
n'inspire de sentimens sublimes ou excessifs que lorsqu'elle est sur-
prise à la dérobée, vue en passant, prise comme antithèse des tableaux
qui nous avaientétéfamiliersjusqu'alors. 11 y a une grande di lié rence
par exemple entre les sentimens que la nature inspire à un citadin
et ceux qu'elle inspire à l'habitant des campagnes. Le premier la
voit et la sent plus vivement, mais son impression, étant plus excep-
tionnelle, est pour ainsi dire plus exagérée, parce qu'elle ressemble
à une surprise, à un tressaillement subit, à la première sensation
d'un bonheur inconnu, dont la nouveauté augmente l'énergie. L'ha-
bitant des campagnes sent moins vivement, l'habitude lui enlève le
plaisir des surprises; mais toutes les impressions naturelles agissent
en lui néanmoins d'une manière lente et latente, donnent un moule
à ses pensées, teignent son langage de leurs nuances, tout cola à
son insu et par le seul effet d'influences ininterrompues. PourJ'un,
la nature est une passion et en quelque sorte une aventuré; pour
l'autre, elle est une habitude. Cette différence dans la manière de
sentir la nature se retrouve presque au même degré entre un poète
qui chante les paysages d'une terre étrangère et un poète qui chante
la nature qui lui est familière. Le premier est exagéré sans cepen-
dant être faux: il devient facilement pompeux sans être pour cela
emphatique. Ce qui le frappe et ce qu'il reproduit, c'est l'aspect
nouveau de la nature qui se révèle à lui, un ciel plus brumeux ou
plus pur, une austérité âpre ou une exubérance de fertilité. On
poète du Midi qui chante la nature du Nord est surtout frappé par
son esprit rigide et triste : ce qu'il voit et ce qu'il décrit, ce sont
les sombres sapins, les glaces et les neiges; mais il oublie que sous
ces sapins les oiseaux chantent dans les saisons heureuses, et que la
verdure dort sous ces neiges. On sera tout surpris, lorsqu'on lira
un poète septentrional, de voir qu'il ne s'en est pas laissé imposer
par les choses qui ont tant frappé l'imagination de l'étranger, que
lui aussi, quoique enfant du Nord, il connaît les tièdes brises, aime
<J92 REVUE DES DEUX MONDES.
le parfum des Heurs, sait chanter le printemps, parler du soleil,
qu'il connaît toute une flore et toute une fiiune auxquelles n'a point
pris garde le voyageur trop enthousiaste des glaciers. L'Européen
qui chante l'Orient s'enivre de soleil, et croit ne pouvoir jamais
mettre dans ses vers assez de fleurs, de parfums et de \oluptés;
mais ouvrez un poète oriental, et vous n'y trouverez pas plus de
roses qu'il ne faut, fût-ce même chez tle chantre de Gulistan ou des
amours de Bbulboul; l'exagération admiratrice aura disparu, et les
choses auront toutes repris leur véritable mesure. La familiarité, l'in-
timité avec les choses rétablit mille nuances que l'admiration passa-
gère et l'imagination ne peuvent pas apercevoir.
Le poème de M. Longfellow confirme cette observation. La nature
américaine \ apparaît toute différente de ce qu'elle est aux yeux d'un
Européen, dette nature, qui scmhle si imposante aux voyageurs mo-
dernes, et dont M. de Chateaubriand s'est plu à nous décrire avant
tout les côtés terribles ou les irrrésistibles et dangereuses séductions,
se révèle à nous sous un aspect tout familier. Nous sentons qu'elle
tient ''il réserve pour ceux qui \ivent dans son intimité, pour l'Indien
chasseur nomade, pour le pionnier, pour le colon, des douceurs et
des caresses qu'ignorent ceux qui n'ont fait que la traverser. Ce n'est
plus une dangereuse Circé, abondante en plaisirs, riche en poisons,
magnifiquement vêtue de ses savanes et de ses forêts vierges, comme
pour une fête des sens; c'est une bonne et bienfaisante nourrice qui
a souci du bien-être et de la santé de ses enfans. Les forêts sont
pleines d'ombres rafraîchissantes; les hautes herbes ondulent dans
les immenses prairies avec un doux frémissement, tout semblable à
celui de la moisson courbée sous le vent; les fleuves et les lacs four-
millent de poissons, les marécages sont peuplés d'oiseaux. Toute
cette nature étrange perd sa singularité, et se présente à nous
comme un paysage connu, dont nous savons par cœur tous les dé-
tails. Nous ne redoutons plus ni la bête sauvage, ni le marais pesti-
lentiel, ni la fleur aux parfums empoisonnés, ni le dangereux ser-
pent. Tel est le sentiment de la nature américaine qui règne dans le
poème de .M. Longfellow : il n'est pas grandiose, il est familier; il ré-
sulte eu quelque sorte d'une longue habitude, et il nous fait partager
quelque chose de cette impression. Le plus grand éloge qu'on puisse
faire de ses descriptions de la nature, c'est certainement de dire
qu'elles charment plus qu'elles n'étonnent, et qu'elles inspirent plu-
tôt une impression de bonheur qu'une impression d'admiration.
On a beaucoup chicané M. Longfellow sur l'originalité de son
poème; une controverse s'est même engagée pour savoir si le mythe
qui fait le fond de cette œuvre est une véritable tradition indienne,
ou si M. Longfellow, qui est familier avec les littératures du Nord,
POÉSIE AMÉRICAINE. (Ï93
ne l'a pas tiré, sans en rien dire, d'un vieux poème finlandais. Le
Fait serait exact, qu'il n'infirmerait en rien la valeur du nouveau
poème. Toutes les traditions des peuples primitifs ont quelques traits
de ressemblance. Hiawatha ressemble non -seulement au héros du
poème finlandais, que nous ignorons d'ailleurs parfaitement, mais
à tous les héros dont l'imagination populaire a placé l'existence
au premier âge des sociétés. Il réunit en lui les traits d'un Trip-
tolème et d'un Hercule; il enseigne l'agriculture et les arts de la paix
comme le premier, il lutte contre les forces naturelles comme le se-
cond. Il sait combattre les dragons gardiens des trésors enfouis,
comme Sigurd ou Jason; il porte des mitaines enchantées, il possède
des bottes de sept lieues, il est pieux, il prie, jeune et médite comme
un roi de l'Inde brahmanique; il est prophète, devin, comme un prêtre
d'Egypte; il enseigne à son peuple l'art de figurer la pensée par des
symboles tracés sur la peau des bêtes. Héros, il a pour amis deux
héros qui se retrouvent au commencement de toutes les civilisa-
tions : Kwasind, emblème de la force unie à la douceur, de la force
qui s'applique avec tendresse au bonheur des hommes, et le mélo-
dieux Ghibiabos, le chanteur, le poète musicien, qui vit dans la fami-
liarité de la nature, et dont les chants rendent les hommes meilleurs.
M. Longfellow a donc rassemblé dans Hiawatha les traits particuliers
qui caractérisaient le mieux les héros de tous les pays. S'il y a dans
ce poème un souvenir littéraire, cette réminiscence est bien plus
étendue que ne le disent ses adversaires; il ne s'est pas contenté de
reproduire une tradition ignorée d'un pays peu connu. L'accusation
de plagiat tombe devant cette réflexion si simple, que l'imagination
populaire s'est plagiée elle-même à son insu dans tous les pays, que
partout elle a prêté aux héros les mêmes pouvoirs et les mêmes in-
strumens magiques, et que partout elle a incarné les forces natu-
relles sous des formes humaines.
Malgré ces emprunts faits aux mythologies héroïques de tous les
pays, la création de M. Longfellow n'en conserve pas moins son ori-
ginalité. Tous les traits empruntés sont habilement fondus, de ma-
nière à se rapporter exactement à la nature d'un héros des savanes
et des forêts vierges. Les mocassins enchantés sont nécessaires pour
traverser les interminables prairies, les mitaines magiques sont très
utiles pour briser les rochers qui opposent un obstacle au cours des
fleuves, ou qui barrent la route au voyageur. Les trésors conquis par
Hiawatha sont cachés sous les marécages et les lacs. L'âme du héros
est bien celle d'un héros indien, et jamais rien ne fait songer à un héros
d'un autre pays; jamais aucune maladresse poétique ne transporte
l'esprit au-delà du village rustique et de la vie de la tribu. On n'y
devine aucun degré de civilisation supérieur à celui que rêve Hia-
69/4 REVUE DES DEUX MONDES.
vvatha. Chasser, pêcher, cultiver le maïs, vivre dans l'intimité de la
nature, tel est l'idéal delà vie indienne, et tel est l'idéal que Hiawa-
tha s'efforce de prêcher à son peuple. La réalité qu'il maudit, c'esl
le vice unique et irrémédiable de ses compatriotes, la férocité belli-
queuse, la guerre de tribu à tribu. Abattre cette férocité belliqueuse,
faire dominer ces habitudes paisibles de la vie rustique et nomade,
telle est la tâche que Hiawatha s'est imposée, tâche digne d'un héros
peau-rouge, dont l'âme n'a de rapport qu'avec la nature et ne trouve
autour d'elle aucun stimulant qui puisse l'élever au-dessus d'un
idéal de douceur et de paix. Les conseillers, les amis et les précep-
teurs d'Hiawatha sont les grands arbres, les ruisseaux et les oi-
seaux, qui tous lui répètent à l'envi la même leçon de bonheur
tranquille. Les rixes sanglantes des tribus, qui ne sont accompagnées
d'aucun autre résultat que de chevelures scalpées et de guerriers
liés au poteau, ne lui révèlent aucune idée de civilisation et de so-
ciété humaine supérieure. La violence, qui, aux temps primitifs, a
été pour les grandes âmes une révélation de ce que peut devenir la
nature humaine pétrie par d'habiles mains, lui apparaît donc stérile
et contraire aux desseins du Grand-Esprit. D'un autre côté, l'homme,
étant comme noyé et perdu au milieu de la nature qui l'environne, ne
conçoit, en présence de ces imposans spectacles, d'autres images de
la \ ie que des images de repos et de calme. Dans de telles condi-
tions, même pour l'âme d'un héros, toute conception d'une haute
société est impossible. Hiawatha est un héros de la vie sauvage :
l'aimable fatalité de sa situation n'est nulle part exprimée, mais elle
se sent partout dans le poème; la nature entoure de ses bras cet en-
fant de la savane et des lacs, elle refuse de le laisser s'éloigner d'elle.
Tel est le héros du poème de M. Longfellow, héros tout à fait en
harmonie avec la nature qui l'environne et avec les hommes que le
Grand-Esprit lui a donné mission de civiliser, dette mission civi-
lisatrice elle-même n'est que la vie sauvage élevée à son plus haut
point de perfection.
Hiawatha ne tire pas sa mission d'une inspiration personnelle; il
est une sorte de rédempteur envoyé par le Grand-Esprit. C'est là ce
qui explique sa grande douceur et son esprit pacifique. S'il eût obéi
à ses instincts et à ses passions, peut-être aurait-il été un grand
guerrier, capable de fonder sur les bords du Lac-Supérieur, sa pa-
trie, un empire qui aurait rivalisé avec les empires du sud; mais,
prophète du Grand-Esprit, il s'oublie lui-même, et son génie tout pa-
cifique ne songera pas à détruire la république sauvage des tribus
du nord. C'est 1 horreur que la guerre a causée au Grand-Esprit qui
est la cause première de la mission d'Hiawatha. Dn jour Gitche-Ma-
nitou, le Grand-Esprit, ennuyé des querelles des tribus indiennes,
POÉSIE AMÉRICAINE. 695
descendit sur une montagne, se façonna une gigantesque pipe en
terre rouge et fuma le calumet de paix. Averties par les nuages qui
sortaient de la pipe divine, toutes les tribus environnantes vinrent
au signal du Grand-Esprit.
« Descendant les rivières, traversant les prairies, les guerriers de toutes
les nations arrivèrent : les Delawares et les Mohawks, les Choctaws et les
Gomanches, les Shoshonies et les Pieds-Noirs, les Mohicans et les Dacotahs,
les Hurons et les Ojibways, tous les guerriers arrivèrent, attirés simultané-
ment par le signal du calumet de paix aux montagnes de la prairie, à la
grande carrière de terre de pipe rouge.
« Et ils se tenaient sur la prairie, avec leurs armes et leur équipement de
guerre, peints comme les feuilles d'automne, peints comme le ciel du ma-
tin, se regardant sauvagement en face. Sur leurs visages éclatait une cruelle
défiance, dans leurs cœurs les querelles des siècles, les haines héréditaires,
la soif de vengeance, legs des ancêtres.
« Gitche-Manitou , le tout-puissant, le créateur des nations, les regarda
avec compassion, avec une tendresse et une pitié paternelles, contempla
leurs colères et leurs luttes comme des querelles et des combats d'enfans.
« Sur eux, il étendit sa main droite, pour soumettre leurs natures obsti-
nées, pour éteindre leur soif et leur fièvre par l'ombre de sa main droite; il
leur parla avec une voix majestueuse, semblable au retentissement des eaux
lointaines tombant dans les profonds abîmes :
« 0 mes enfans, mes pauvres enfans! écoutez les paroles de la sagesse,
écoutez ces paroles de conseil des lèvres du Grand-Esprit, du maître de la
vie qui vous forma.
« Je vous ai donné des terres pour chasser, je vous ai donné des ruisseaux
pour pêcher, je vous ai donné l'ours et le bison, je vous ai donné le chevreuil
et le renne, je vous ai donné la bernache et le castor, j'ai rempli vos marais
d'oiseaux sauvages, j'ai rempli vos rivières de poissons. Pourquoi donc n'ètes-
vous pas contens? Pourquoi vous faites-vous mutuellement la chasse?
« Je suis fatigué de vos querelles, fatigué de vos guerres et du sang ré-
pandu, fatigué de vos prières où vous me demandez vengeance, de vos dis-
putes et de vos dissensions. Toute votre force est dans votre union, tout
votre danger est dans la discorde; c'est pourquoi vivez en paix désormais,
comme des frères vivent entre eux.
«Je vous enverrai un prophète, un libérateur des nations, qui vous gui-
dera et vous enseignera, qui travaillera et souffrira avec vous. Si vous écou-
tez ses conseils, vous multiplierez et prospérerez; si vous laissez passer sans
y prendre garde ses avertissemens, vous disparaîtrez et vous périrez !
« Baignez-vous dans le courant qui est devant vous; lavez les peintures
guerrières qui vous couvrent le corps, lavez les taches de sang qui souillent
vos doigts, enterrez vos armes et vos massues de guerre, brisez la pierre
rouge de cette carrière , pétrissez-la et faites-en des pipes de paix ; prenez
les roseaux qui croissent auprès de vous, ornez-les de vos plumes les plus
brillantes, fumez le calumet ensemble, et vivez désormais ensemble comme
des frères. »
696 REVUE DES DEUX MONDES.
Selon l'habitude des peuples primitifs, les forces naturelles sont
divinisées, ou plutôt transformées en personnages gigantesques,
demi-héros, demi-divinités; mais dans cette légende indienne de
l'intérieur des terres, ce ne sont pas les forces violentes des peuples
du sud ou du littoral, le feu central et volcanique, l'océan, qui
figurent : ce sont les forces vagues qui agitent les rameaux de la
forêt primitive ou les hautes herbes des prairies, — les vents. La
plus puissante de ces divinités est le vent de l'ouest, le vent de la
contrée où cette légende a pris naissance; c'est Mudjeekewis, le \ain-
queur de l'ours des montagnes, l'habitant des rochers et des ca-
vernes sauvages. Roi de l'empire de l'air, Mudjeekevis a distribué
son royaume entre ses trois fils : à Wabun il a donné le vent de
l'est, à Shawondasa le vent du sud, et au féroce Kabibonokka, le
cruel vent du nord. Wabun est le plus jeune et le plus beau de tous,
c'est le vent adolescent et frais, le vent de l'aube, « celui qui amène
le matin, celui dont les flèches d'argent chassent les ténèbres sur
les collines et dans les vallées, celui dont les joues sont peintes du
rouge le plus brillant, dont la voix éveille le village, appelle le
daim et appelle le chasseur. » Il s'ennuyait tout seul dans le ciel, le
jeune Wabun, malgré le chant des oiseaux, les parfums des prairies,
les bruits sonores des forêts. Un jour il aperçut dans une prairie une
belle jeune fille, et son ennui disparut aussitôt. Ils étaient tous deux
solitaires, elle sur la terre et lui dans le ciel. « Il la supplia par ses
caresses, il la supplia par le rayonnement de ses sourires, il la sup-
plia par ses mots flatteurs, par ses soupirs et ses chants, par ses
gentils chuchotemens dans les branches, par la plus douce musi-
que, par les plus suaves odeurs, jusqu'à ce qu'il l'eût attirée contre
son sein, enveloppée de ses robes de pourpre, et changée en une
étoile toujours palpitante contre son sein. Et depuis lors on les voit
toujours dans le ciel allant ensemble, — Wabun et l'étoile du matin.»
Le cruel Kabibonokka (le vent du nord) n'avait point ces grâces
et ce charme romantique. 11 n'avait pas de penchans amoureux, il
était insociable et morose, et voulait que la solitude régnât autour
de sa maison de glace, située dans la terre du Lapin-Blanc. La pré-
sence d'un être vivant autour de sa demeure lui semblait un défi et
une menace, et une fois il engagea même avec Shingebis le plon-
geur, qui s'obstinait à rester dans son royaume, un combat dans
lequel il fut vaincu. Le troisième des fils de Mudjeekewis, Shawon-
dasa (le vent du sud), était un véritable créole, gras, paresseux,
toujours couché sur les fleurs, perpétuellement assoupi, faisant la
sieste avec délices, opulent, généreux, prodigue, ami du faste. C'est
lui qui envoyait au nord les oiseaux et les fleurs, « qui envoyait
Opechee le rouge-gorge, qui envoyait Owaissa l'oiseau bleu, qui en-
POÉSIE AMÉRICAINE. 697
voyait Shawshaw l'hirondelle et Wawa l'oie sauvage, qui envoyait
les melons et le tabac, et les raisins en grappes pourprées. » Il était
porté à l'amour, mais son tempérament et sa paresse lui défendant
d'aimer activement, son amour se résolvait en rêverie et en contem-
plation. — Ainsi sont enveloppés dans de gracieuses allégories le
rôle des forces naturelles et les phénomènes physiques familiers aux
Indiens.
Mais le plus puissant des quatre vents du ciel était toujours Mud-
jeekewis, le vent de l'ouest; c'était aussi, si nous pouvons parler
ainsi, le plus humain. Il n'était pas fait pour l'amour adolescent
comme son fds Wabun, ni pour la rêverie paresseuse comme Sha-
wondasa, ni pour la domination stérile comme Kabibonokka; il était
fait pour l'activité, la lutte, la passion. Mudjeekewis est un héros et
un conquérant. Il passe comme un tourbillon, enlève, séduit, et s'é-
loigne sans songer au mal qu'il a fait et aux ruines qu'il laisse der-
rière lui. La belle Wenonah fut sa victime. Wenonah était la fdle
de la vieille Nokomis, qui autrefois était tombée de la lune dans la
prairie. Vainement Nokomis avait averti sa fdle de se défier de Mud-
jeekewis. Wenonah négligea cet avertissement, et un soir que le vent
de l'ouest passait légèrement sur la prairie, chuchotant à travers les
feuilles, courbant les fleurs et le gazon, il trouva la belle Wenonah
couchée parmi les lis. « Il la séduisit par ses caresses, il la séduisit
par ses doux mots, » puis il s'éloigna et ne revint plus. Wenonah
mourut de douleur en donnant le jour au héros Hiawatha, aussi
vaillant et plus (idèle que son père, aussi doux et plus prudent que
sa mère.
L'enfance du héros est décrite en vers charmans, qui ont toute la
douceur d'une chanson de nourrice. La vieille Nokomis 1* éleva sur les
bords du Lac-Supérieur et lui lit un petit berceau en bois de tilleul,
bien rembourré de mousse et de roseaux. Elle le berçait en chan-
tant : « Ewa-Yea, ma petite chouette, qui est-ce qui éclaire le wig-
wam? Avec ses grands yeux, qui éclaire le wigwam, Ewa-Yea, ma
petite, chouette? » Et à mesure qu'il grandit, elle lui enseigna tout ce
qu'elle savait d'astronomie fantastique et d'histoire naturelle légen-
daire. Cette éducation primitive, qui s'adresse à l'imagination seule
et qui a été celle de tous les peuples à leur enfance, est poétique-
ment décrite par M. Longfellow. « Nokomis lui enseigna bien des
choses sur les étoiles qui brillent au ciel, lui montra Ishkoodah la
comète, Ishkoodah aux tresses enflammées; elle lui montra la danse
de mort des esprits, les guerriers avec leurs plumes et leurs massues
de guerre, fuyant vers le nord, et brillant comme une flamme pen-
dant les nuits glacées de l'hiver; elle lui montra la large, blanche
route du ciel, grand chemin des fantômes... Quand il voyait la lune
69^ REVUE DES DEUX MONDES.
sortir de l'eau ronde et ridée, avec ses ombres et ses taches, il chu-
chotait : ,. Qu'est-ce que cela, Nokomis? » Et la bonne Nokomis
répondait : « Autrefois un guerrier très irrité saisit sa grand'mère
et la lança contre le ciel à minuit: il la lança contre la lune, et c'est
son corps que vous voyez là. » Lorsqu'il voyait l'arc-en-ciel, il chu-
chotait : « Qu'est-ce que cela, Nokomis? » Et la bonne Nokomis ré-
pondait : « C'est le ciel des fleurs que vous voyez là. Toutes les
fleurs sauvages de la forêt, tous les lis de la prairie fleurissent dans
ce ciel au-dessus de nous, lorsque sur la terre ils se fanent et pé-
rissent. »
Pour jouets, le petit Hiawatha eut des fleurs et des métaux bril-
lans; pour compagnons, les petits êtres animés qui l'entouraient.
« Il apprit le langage des oiseaux, leurs noms et tous leurs secrets,
comment ils bâtissaient leurs nids en été, pourquoi ils se cachaient
en hiver, et il leur parlait toutes les fois qu'il les rencontrait, et les
appelait les poulets d'Hiawatha. — Il apprit le langage de toutes les
bêtes; il apprit leurs noms et tous leurs secrets, comment les castors
construisaient leurs maisons, où les écureuils cachaient leurs provi-
sions de glands, comment le renne courait si rapidement, pourquoi
le lapin était si timide. Il parlait avec eux toutes les fois qu'il les
rencontrait, et les appelait les frères d'Hiawatha. » Cette familiarité
avec tous les êtres animés lui donna une grande tendresse pour la
nature. Lorsqu'il grandit, un vieil ami de Nokomis, merveilleux
conteur d'histoires merveilleuses, grand voyageur et grand parleur,
lui fit un arc et des flèches; mais Hiawatha s'en servait peu, et il ne
put jamais devenir un grand chasseur. A chaque coin de bois, dans
chaque clairière volait ou courait un de ses anciens amis. « Ne nous
tue pas, Hiawatha, lui disaient le rouge-gorge et l'oiseau bleu en
M'iiant^chanter sur son épaule. — Ne nous tue pas, Hiawatha, lui
disait l'écureuil en riant à travers les branches. — Ne me tue pas,
lui disait le lapin en se dressant sur les pattes de derrière. »» Le
moyen de résister à d'aussi douces supplications? Cependant Hia-
watha n'était point un doux brahme, égarant sa tendresse sur tous
les êtres qui témoignent de la toute-puissance du Créateur; cette
tendresse était virile. S'il se servait peu de son arc et de ses flèches,
ce n'était point par faiblesse, car il savait poursuivre le cerf et le
daim sauvage, et il était renommé parmi les chasseurs de sa tribu.
S'il aimait les beaux enfans de la nature, il détestait ses avortons
et ses monstres, les reptiles qui vivent dans la vase des marais, les
poissons énormes qui se cachent sous l'eau profonde, les bêtes sau-
vages qui menacent la vie de l'homme. Il en voulait surtout aux
monstres des eaux qui empoisonnent les marécages, envoient la
peste et la fièvre à l'homme. Pour les combattre, il se construisit un
POÉSIE AMÉRICAINE. 699
beau canot, en écorce de bouleau, relié par des branches de cèdre
et des racines de mélèze, enduit de résine, orné de piquans de porc-
épic. « Ainsi fut construit le canot dans la vallée, près de la rivière,
au sein de la forêt, et la vie de la forêt était en lui, tous ses mys-
tères et toute sa magie, toute la légèreté du bouleau, toute la force
du cèdre, tous les souples nerfs du mélèze, et il flottait sur la ri-
vière comme une feuille jaune en automne, comme un jaune lis des
eaux. » Muni de ce canot, Hiawatha combattit sur le grand lac le
puissant Nahmah, roi des esturgeons, et le vainquit après des périls
et des aventures qui rappellent la légende du prophète Jonas et
l' Histoire véritable, de Lucien. Encouragé par ce premier exploit, il
défia le magicien qui cache ses trésors au fond des marais, les dérobe
aux hommes, et leur prodigue en revanche la peste et les fièvres.
La vieille Nokomis, qui avait à se plaindre du magicien, encouragea
son petit-fils à cette aventure périlleuse. « C'est lui qui a tué mon
père par ses vils artifices et ses ruses, lorsqu'il descendit de la lune,
lorsqu'il vint sur la terre pour me chercher. Lui, le plus puissant
des magiciens, il nous envoie la fièvre des marais, il envoie les va-
peurs pestilentielles, les exhalaisons empoisonnées, et du fond des
marécages, il envoie parmi nous le gris brouillard, la maladie et la
mort. Prends ton arc, Hiawatha, prends tes flèches à la tète de jaspe
et ta massue de guerre, et tes mitaines magiques, et ton canot de
bouleau, et l'huile de Nahmah l'esturgeon pour frotter ses flancs,
afin que rapidement tu puisses fendre l'eau noire comme la poix.
Tue ce magicien impitoyable, sauve le peuple de la fièvre qu'il res-
pire du fond des marais, et venge le meurtre de mon père! » Ainsi
excité, Hiawatha marche à la rencontre du magicien, à travers l'eau
noire des marécages. Il rencontre les hôtes de la fange, les serpens
jaloux qui gardent l'entrée des trésors, et lèvent vers lui leurs tètes
sifflantes en essayant de l'intimider. Hiawatha use une partie de ses
flèches contre ce peuple de pythons. « Chaque résonnement de la
corde de l'arc était un cri de guerre et un cri de mort; chaque siffle-
ment d'une flèche était un chant de mort pour les serpens. »
Il fallut longtemps à Hiawatha pour atteindre la demeure du
magicien. « Toute la nuit il navigua, il navigua sur cette eau crou-
pissante, couverte de la vase des siècles, noire de roseaux en putré-
faction, épaisse d'iris et de lis des marais, stagnante, morte, terri-
ble, sombre, éclairée par le pâle éclat de la lune, illuminée par les
feux-follets des lumières allumées par les fantômes des morts dans
leurs campemens de nuit. L'air tout entier était blanc de la lumière
de la lune, l'eau tout entière était noire d'ombres, et autour de lui
les moustiques chantaient leur chant de guerre, et les mouches à feu
agitaient leurs torches pour l'égarer, et la grenouille levait sa tête
700 REVUE DES DEIX MONDES.
au clair de lune, fixait ses jaunes yeux sur lui, coassait, et s'enfon-
çait dans la vase. Et pendant ce temps-là mille sifflemens se répon-
daient sur toute l'étendue des marécages. Et le héron, le Shuh-
shuh-gah, au loin, debout sur la rive fertile en roseaux, annonçait
l'arrivée du héros. »
Cependant le magicien défié se présente, et un dialogue s'en-
gage selon l'habitude des héros indiens et dans le style pour ainsi
dire aphoristique que les indigènes de l'Amérique aiment à donner
à leurs discours : « Retire-toi, lâche, retire-toi parmi les femmes,
retourne vers Nokomis, cœur tremblant; je te tuerai si tu restes,
comme jadis j'ai tué son père. » Mais Hiawatha l'intrépide répon-
dit : « Les gros mots ne frappent pas aussi bien cpie des massues de
guerre, les paroles insolentes ne sitllent pas comme la corde de l'arc.
les vanteries ne sont pas aussi aiguës que les flèches, les actions va-
lent mieux que les paroles, les actes sont plus puissans que les bra-
vades. » Le combat dure tout un jour d'été; Hiawatha use ses flè-
ches et sa massue contre les Vêtemens féeriques du magicien. Enfin
le soir, lorsqu'il s'incline blessé contre un arbre, prêt à perdre tout
espoir, le pic, qui dans tout pays est un oiseau plein d'expérience
et de bons conseils, murmure à son oreille : « Ajuste tes flèches à sa
tête, frappe à cette touffe de cheveux; c'est là seulement qu'il peut
être blessé. » Le magicien est vaincu, et Hiawatha s'empare de ses
richesses et de ses armes magiques. En reconnaissance du service que
lui avait rendu le pic, il frotte du sang de sa victime la petite tète de
l'oiseau, ce qui explique pourquoi depuis cette époque le pic d'Amé-
rique porte sur la tète une touffe de plumes rouges. Tel fut le plus
grand des exploits guerriers d'Hiawatha. Depuis la mort du magi-
cien, le peuple ne souffrit plus autant de la peste. Il est impossible
de donner une tournure plus poétique au service de pure utilité
rendu par le héros, à cette question d'économie agricole qui est
connue sous le nom de question du dessèchement des marais.
Tous les exploits d'Hiawatha sont, pour ainsi dire, d'un ordre
économique. 11 était écrit en vérité que dès l'origine cette Amérique
du Nord serait le théâtre des triomphes de l'économie politique.
Toutes ses actions ont un caractère utile, et tous ses combats, même
les plus acharnés, un but pacifique. Il est pieux, il jeune et il prie;
mais ce n'est point par un désir de perfection idéale, ce n'est point
par ambition des qualités qu'il n'a pas : c'est pour le profit de son
peuple, pour le profit des nations. Tel qu'il est, Hiawatha est bien
le héros précurseur des hommes_au visage pâle dont il prédit l'ar-
rivée à la fin du poème, qui devaient fonder la civilisation pacifique
de l'Amérique du Nord, pionniers, fermiers et marchands. Le Grand-
Esprit le contemple avec d'autant plus de tendresse qu'il est plus
POÉSIE AMÉRICAINE. 701
pacifique. « Toutes vos prières sont entendues dans le ciel, Hiawatha,
car vous ne priez pas, comme les autres, pour être plus habile à la
chasse, pour être plus rusé à la pèche, pour obtenir le triomphe dans
la bataille ou un grand renom parmi les guerriers, mais pour le profit
du peuple, pour l'avantage des nations. » Aussi tous ses vœux sont
exaucés. Après avoir passé en revue toutes les substances tant ani-
males que végétales dont se nourrit l'homme, Hiawatha pensa qu'il
devait y avoir une nourriture plus salubre que celles qu'il connais-
sait, et il supplia le Grand-Esprit de la lui faire connaître. Alors
se présenta à lui un beau jeune homme, Mondamin, personnifica-
tion poétique du mais. Hiawatha lutta avec lui, le vainquit et le mit
en terre. « Jour et nuit Hiawatha alla veiller près de son tombeau,
eut soin de garder doucement remuée la terre qui le recouvrait, de
la garder pure des herbes et des insectes, et d'éloigner avec des
cris et de grands gestes Kahgahgee, le roi des corbeaux, jusqu'à ce
qu'enfin une petite plume verte pointa lentement hors de terre, puis
une autre et puis une autre. Et avant que l'été fût fini, le maïs
s'était dressé dans toute sa beauté, enveloppé de ses robes brillantes
et de ses longues, soyeuses et jaunes tresses. Transporté de bon-
heur, Hiawatha s'écria : « C'est Mondamin! c'est l'ami de l'homme,.
Mondamin ! » Il y a dans cet épisode une réminiscence littéraire
évidente, mais habilement dissimulée. Le combat de Hiawatha
contre Mondamin rappelle la lutte des rois contre John Barleycornet
la résurrection miraculeuse de ce dernier dans l'admirable ballade
de Burns.
Hiawatha était aidé dans ses travaux par deux amis avec lesquels
il passa la plus grande partie de sa vie, l'homme fort, Kwasind, et
Chibiabos le chanteur. Ils composaient son conseil politique. Le ca-
ractère de Kwasind est dessiné en traits ingénieux. Kwasind est
l'emblème de la force unie à la tendresse et à l'intelligence. Il lui
répugne d'employer sa force à des objets familiers et d'une utilité
mesquine. Il la laisse reposer lorsqu'elle ne trouve pas un objet
digne d'elle. Aussi l'accusait-on dans son enfance d'être étourdi,
paresseux et rêveur. Jamais il ne jouait, jamais il ne chassait, ou
ne péchait comme les autres enfans le font. Il était pieux cepen-
dant et même dévotieux. « Paresseux, lui disait sa mère, vous ne
m'aidez jamais dans mes travaux. » Pour lui complaire, il prit un
jour les filets de pêche qui séchaient au soleil, et les rompit rien
qu'en les touchant, tant sa force était grande. Abattre des forêts,
soulever des rochers, frayer des sentiers dans les solitudes épaisses
de troncs d'arbres et de broussailles, tels étaient les jeux auxquels
il aimait à s'exercer. Il était la main d'Hiawatha, ou, pour mieux
dire, il représente le génie pratique du héros, comme Chibiabos le
702 REVUE DES DEUX MONDES.
musicien en représente le génie idéal; il représente La douceur unie
à la force, la justice, la religion pratique, le travail. Quant à Chi-
biabos, s'il n'avait pas, comme Orphée, la puissance de bâtir des
villes au son de la lyre, il avait, comme lui, l'art d'enchanter et
d'étonner la nature. Le délicieux portrait que trace M. Longfellow
est bien celui d'un chanteur des grandes forêts primitives, d'un
Orphée plus près de la nature et moins tourmenté que le héros grec
du désir de lui échapper.
« Très aimé d'Hiauatha était l'aimable Chibiabos, le meilleur de tous les
musiciens, le plus doux de tous les chanteurs. Il était beau et pareil à un
enfant, brave comme un homme, doux comme une femme, pliant comme
une branche d'osier, imposant comme un cerf à andouillers.
« Lorsqu'il chantait, le village prêtait l'oreille; tous les guerriers se ras-
semblaient autour de lui, toutes les femmes venaient pour l'entendre, tantôt
il (''veillait dans leurs âmes la passion, tantôt il y remuait la pitié.
«Avec les roseaux creux, il façonnait des flûtes si musicales et si douces,
que le ruisseau cessait de murmurer dans les bois, que les oiseaux des bois
cessaient de chanter, que l'écureuil Adjidaumo cessait de bavarder dans les
chênes, que le lapin, le Wabasso, s'asseyait sur ses pattes de derrière pour
regarder et écouter.
« Oui, le ruisseau s'arrêtant disait : 0 Chibiabos, enseignez à mes flots à
couler en musique, doucement comme les paroles de vos chants!
« Oui, l'oiseau bleu, l'Ovvaissa envieux, disait : O Chibiabos, enseignez-moi
des mélodies aussi étranges et fantasques, enseignez-moi des chants aussi
pleins de passion!
« Oui, Opechee, le rouge-gorge joyeux, disait : 0 Chibiabos, enseignez-moi
des mélodies aussi douces et aussi tendres, enseignez-moi des chants aussi
pleins de gaieté !
« Et la veuve Wowonaissa, sanglotant, disait : 0 Chibiabos, enseignez-moi
des chants aussi mélancoliques, enseignez-moi des chants aussi pleins de
tristesse !
« Tous les sons de la nature empruntaient eux-mêmes de la douceur à
ses chants, tous les cœurs des hommes étaient adoucis par l'expression de
sa musique, car il chantait la paix et la liberté, car il chantait la beauté,
l'amour et le désir; il chantait la mort et la vie immortelle dans les îles des
bienheureux, dans le royaume de Ponemah, dans le pays d'outre-tombe. »
Ce qui plaît surtout dans Hiawatha, c'est que, quoique prophète
envoyé par le Grand-Esprit et malgré sa naissance merveilleuse, il
n'a rien de surnaturel et reste strictement humain. Il n'est point
solitaire, sa piété n'est pas extatique; il aime les douces joies de
la vie, il a des amis. Quand il eut accompli tous ses grands ex-
ploits, il songea à se marier. « Ce que la corde est à l'arc, la femme
l'est à l'homme, » se dit-il en véritable héros rustique qu'il était.
11 pensa à la belle Miimehaha (Veau riante), qui habitait dans la
POÉSIE AMÉRICAINE. 703
terre des Dacotahs, chez son père, le fameux faiseur de flèches re-
nommé au loin dans toutes les tribus. « Marie-toi à une fille de notre
nation, lui dit la vieille Nokomis, ne va pas à l'est, ne va pas à
l'ouest chercher une étrangère que nous ne connaissons pas! La fille
d'un voisin qui nous est familièrement connue est comme un feu
dans le foyer; la plus belle des étrangères est comme la lumière de
la lune. » Mais Hiawatha n'écouta pas sa trop prudente grand' -
mère et partit pour le pays des Dacotahs, d'où il ramena bientôt la
belle Minnehaha. Le retour de l'heureux couple est décrit en vers
délicieux :
« Charmant fut le voyage à travers les forêts interminables, à travers les
prairies, à travers les montagnes, à travers les rivières, les collines et les
ravins. Il sembla court à Hiawatha, quoiqu'ils voyageassent lentement, quoi-
qu'il retardât et mesurât son pas aux pas de la belle Eau Riante.
« A travers les fleuves larges et rugissans, il portait la jeune fille dans ses
bras; il la trouvait légère comme une plume, légère comme la plume qui
ornait sa chevelure; il écartait les broussailles du sentier, courbait les bran-
ches gênantes, faisait à la nuit une cabane avec des branches, un lit avec
des fleurs de ciguë, et allumait devant la porte un feu avec les pommes sè-
ches du pin.
« Tous les vents voyageurs les accompagnaient par la prairie, à travers la
forêt; toutes les étoiles de la nuit les contemplaient, et de leurs yeux sans
sommeil surveillaient leurs rêves; de son embuscade dans le chêne, Adji-
daumo l'écureuil sortait pour contempler les amans avec ses yeux indis-
crets, et le lapin, le Wabasso, décampait devant eux, et les regardait de son
clapier, ou bien, assis sur ses pattes de derrière, épiait les amans avec des
yeux curieux.
« Charmant fut le voyage; tous les oiseaux chantaient doucement et ar-
demment des chants de bonheur et de paix du cœur; l'oiseau bleu, l'Ovvaissa,
chantait: «Heureux êtes-vous, Hiawatha, d'avoir une telle femme pour vous
aimer. nOpechee le rouge-gorge chantait : « Heureuse êtes-vous, Eau Riante,
d'avoir un tel noble époux !
« Dans le ciel, le soleil bienfaisant les regardait à travers les brandies,
leur disant : 0 mes enfans, l'amour est le rayon, la haine est l'ombre, la vie
est composée par moitié de rayon et d'ombre; gouverne par l'amour, Hia-
watha !
« Du ciel, la lune les regardait, remplissait leur cabane de splendeurs
mystiques, et leur chuchotait : 0 mes enfans, le jour est sans repos, la nuit
tranquille, l'homme impérieux, la femme faible; mais quoique j'obéisse et
vienne la dernière, la moitié du temps m'appartient; gouverne par la pa-
tience, Eau Riante ! »
Le récit de la noce d'Hiawatha est fait avec un art consommé et
un tact exquis des délicates nuances qu'il fallait observer : on dirait
une fête de village héroïque. C'est une noce de campagne; seule-
704
REVUE DES DEUX MONDES.
ment dans cette occasion la campagne, ce sont les savanes et les
grandes forêts, et les fermiers sont des guerriers peaux- rouges.
Le mélange de vie rustique et de vie héroïque qui caractérise les
mœurs indiennes a été vivement saisi et reproduit. Tous les types
que la vie rustique engendre dans tout pays se retrouvent dans ce
récit sous une forme locale : le dandy du village, Pau-Puk-Keevis,
le mauvais plaisant aimable, chéri des femmes pour sa bonne hu-
meur, beau danseur, joueur rusé, possesseur des plus beaux mocas-
sins et des plus belles fourrures; Iagoo, le conteur de la veillée,
celui qui sait les plus merveilleuses histoires et qui raconte les plus
amusans mensonges. La vie humaine qui nous est familière se re-
trouve ainsi dans cette légende reconnaissable encore sous le cos-
tume sauvage dont elle est enveloppée.
Le mariage d'Hiawatha marque l'apogée de son bonheur, ses
exploits sont achevés; maintenant les années sombres vont se dres-
ser devant lui. L'une après l'autre toutes les joies de la jeunesse
l'abandonnent; sa vie se décolore lentement et s'assombrit. Chibia-
bos meurt, et avec lui toute la poésie de l'existence d'Hiawatha.
Désormais plus de rêves, plus de désirs, plus d'espérance; tout ce
qui pouvait être a été; l'imagination ne colore plus le monde de son
prisme. Puis Kvvasind disparaît à son tour, victime des embûches
de médians démons. Hiawatha ne compte plus autant sur la dou-
ceur pour gouverner les hommes. Par la mort de Kwasind, qu'ont
tué les petits nains des eaux, il apprend à se méfier de la méchante
race des petits nains humains. Le mal s'est glissé parmi son peuple,
et la corruption, et la débauche, sous la forme du dandy Pau-Puk-
Keevis. C'est un jour d'amère expérience pour lui que le jour où il
est obligé de faire la chasse à ce malfaisant personnage, de le frap-
per dans les retraites du castor, dans les cavernes des serpens, dans
les airs, où il vole en compagnie des oiseaux sauvages, dont il a
revêtu la forme.
Enfin d'étranges I-jtes viennent s'asseoir à son foyer : ce sont
trois vieilles femmes silencieuses et tristes qui prennent leur repas
sans mot dire à la table de famille, et qu'on entend la nuit pousser
de profonds gémissemens. Ces vieilles femmes sont les esprits des
morts chéris qui reviennent supplier qu'on n'afflige plus par des
larmes et des lamentations inutiles les âmes de ceux qui ne sont
plus. Cette visite sinistre est une prédiction : elle parle d'une ma-
nière sensible de malheurs et de morts prochaines. La famine désole
le peuple d'Hiawatha; la belle Eau Riante meurt elle-même de pri-
vations et d'angoisses. La tribu rustique est décimée, ruinée, la vie
sauvage corrompue et désorganisée; rien n'est plus de ce que Hia-
watha avait rêvé. C'est le moment pour lui de disparaître ; la place
POÉSIE AMÉRICAINE. 705
est prête pour de nouveau-venus, pour ces hommes au visage pâle
qui arrivent des contrées du soleil.
Tel est ce gracieux poème, œuvre délicate et véritablement ex-
quise où se trouvent toutes les qualités de M. Longfellow, et où ses
défauts même deviennent des qualités. La musique de son vers ac-
compagne harmonieusement les voix de la nature qu'il veut faire
parler; sa douceur un peu vague et molle est bien à sa place en un
pareil sujet; sa monotonie fréquente n'a ici rien qui déplaise, elle
est bien conforme au sentiment qu'il a essayé d'exprimer. C'est une
lecture rafraîchissante et doucement enivrante comme les tièdes
brises des bois et les arômes de la nature. Deux qualités recom-
mandent avant toutes les autres cette œuvre remarquable : c'est
d'abord un mélange extrêmement heureux du génie épique et du
génie lyrique, mélange qui était nécessaire pour reproduire la vie
indienne, dans laquelle l'héroïsme naturel à l'âme humaine primi-
tive est comme étouffé sous le lyrisme absorbant de la nature. Puis
le Citant d'IIiawatha est bien une œuvre américaine : là nous n'avons
plus ces souvenirs de la poésie européenne auxquels se laisse si fa-
cilement aller M. Longfellow, ces réminiscences littéraires des bords
du Rhin, des rues de Bruges, des cloîtres du moyen âge, pour les-
quelles le poète a oublié si souvent les prairies et les lacs de son
pays. Tout est américain et ne parle que de l'Amérique. Quoique
fondé sur une légende indienne, c'est en bien des sens un poème
national. Puisse le succès de cette œuvre charmante persuader à
M. Longfellow de marcher clans cette voie sans être tenté d'en sortir
désormais! Le public européen est resté froid devant ses Légendes
dorées, ses ffyperion, ses Éludions espagnols; mais toutes les fois
qu'il a essayé de chanter la nature américaine, ou d' exprimer les
sentimens américains modernes, M. Longfellow a conquis toutes les
sympathies. Hiawatha, Evangeline, Excelsior, le Psaume de la Vie,
voilà ses véritables titres littéraires. Que ce soit en môme temps un
avertissement aux poètes européens qui seraient trop possédés du
désir de chanter la nature tropicale ou d'exprimer des sentimens
d'autant plus séduisans qu'ils ne leur sont pa ; familiers.
Emile Montégut.
45
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 mai 1S57.
L'Europe, après avoir vu disparaître les grandes affaires qui l'ont émue el
absorbée, ne va-t-ellë pas voir aussi se dénouer peu à peu ces autres ques-
tions qui restenl depuis quelques mois li\ rées ù l'ardeur des polémiques el
au travail actif de-- négociations! Que deviennenl encore une fois tous ces
incidens dont se compose Ja politique actuelle, la transaction relative à Neu-
châtel, et les élections des principautés, et la querelle diplomatique entre
l'Autriche et le Piémont, et les démêlés du Danemark avec l'Allemagne!
Voici tout d'abord une de ces questions qui a eu de la gravité, et qui arrive
heureusement à son terme aujourd'hui : c'est l'affaire de Neuchâtel, dont la
solution a été un instant arrêtée par une indiscrétion qui a pu être gênante.
sans exercer une influence sérieuse sur le dénouement. Les dernières diffi-
cultés ont disparu; le traité est signé désormais, et les ratifications devront
être échangées d'ici à peu. Cette question de Neuchâtel n'existe donc plus
réellement; on l'aura oubliée dans quelques jours, comme si elle n'avait pas
été sur le point d'allumer un conllit dangereux, comme si elle n'avait pas
occupé la diplomatie pendant trois mois. Neuchâtel restera définitivement
un canton suisse, le roi de Prusse gardera comme un souvenir le titre prin-
cier attaché à son ancienne possession. Les intérêts que le cabinet de Berlin
tenait à sauvegarder ont reçu satisfaction dans les limites de l'indépendance
de la confédération helvétique, et il faut ajouter que prudemment, habile-
ment désintéressé dans sa dignité, dans ses susceptibilités de souverain, le'
roi de Prusse n'a point hésité, quand le moment est venu, à renoncer aux
compensations pécuniaires qui lui étaient assurées. Que manque-t-il seule-
ment à cette œuvre également acceptée par la Prusse et par le pouvoir exé-
cutif de la Suisse sous la sanction de l'Europe? Il lui manque l'approbation
de l'assemblée fédérale helvétique, qui va se réunir extraordinairement, et
qui ne saurait refuser de souscrire à une transaction que ses négociateurs
REVUE. CHRONIQUE. 707
ont rendue aussi avantageuse que possible pour la Suisse en même temps
qu'ils ont contribué à la faciliter par une habile modération. Si la Prusse
avait à revenir de loin pour se trouver sur un terrain où la première con-
dition d'arrangement était l'abdication de ses droits ou de ses prétentions,
la Suisse avait bien sans doute aussi à faire un peu de chemin. C'est à rap-
procher ces distances, à concilier les prétentions contraires, que la diplo-
matie s'est heureusement employée dans son œuvre de médiation, en faisant
disparaître du sein de l'Europe un élément de perturbation au prix d'un
article des traités de Vienne, et en plaçant la situation nouvelle de Neuchà-
tel sous l'autorité d'une modification 'régulière du droit public.
La question de Neuchâtel n'a point été facile à résoudre, nous le voulons
bien; mais enfin elle était débattue dans des conditions appréciables, où il
était toujours possible de saisir les difficultés pour en triompher. 11 n'en est
point ainsi sur le Danube, où il semble qu'on cherche dans la confusion un
moyen d'embarrasser les décisions de l'Europe. Gomment juger en effet cette
situation des principautés, dont tous les élémens n'apparaissent qu'à travers
une obscurité systématiquement entretenue? Tout l'effort du parti opposé à
une réorganisation sérieuse et efficace des provinces du Danube tend à para-
lyser la manifestation de la vraie pensée des populations, à créer une opi-
nion artificielle et obéissante, comme aussi à intercepter toute communica-
tion entre le pays et les représentans de l'Europe. Les membres de la com-
mission européenne vont bien, il est vrai, de Bucharest à Jassy : seulement
la route qu'ils suivent est surveillée; les autorités locales trompent par des
itinéraires de fantaisie les populations qui veulent aller à la rencontre de
ces protecteurs de leur liberté. Des indications prévoyantes ont détourné le
commissaire français d'une ville où il devait trouver des témoignages de
sympathie et l'expression de nombreux griefs. Il n'est pas jusqu'au com-
missaire ottoman, Saffet-Effeudi, qui, à son arrivée récente à Jassy, n'ait été
l'objet d'une de ces mystifications supérieures. I ne foule considérable, dans
laquelle se trouvaient des dignitaires de l'église, des boyards, s'est pprtée
sur son passage. Cette population favorable aux idées nationales a été vio-
lentée et sabrée, et Saffet-Effendi a été conduit rapidement à travers la foule
auprès dos fonctionnaires qui l'attendaient pour lui exprimer leurs vœux et
lui remettre des pétitions contre l'union. Plus que jamais d'ailleurs les au-
torités moldaves sont à l'œuvre pour façonner les élections, et elles peuvent
d'autant plus aisément composer les listes électorales selon leur bon plaisir,
que pour beaucoup de propriétaires il y aurait une réelle impossibilité de
produire des titres légaux de possession. Dès-lors tout est livré à l'arbitraire.
La difficulté pour les membres de la commission européenne serait de suivre
jusque dans ses détails cette altération universelle et insaisissable souvent,
pratiquée par des agens décidés à user de tous les moyens. Cela a été poussé
si loin que le caïmacan de la Moldavie, M. Vogoridès, a été obligé de rem-
placer son ministre de l'intérieur, M. Catardgi. Il est vrai que le successeur
de M. Catardgi, le logothète Basile Ghika, ne semble pas porter au pouvoir
des idées fort différentes. Dans une circulaire pleine d'assez naïfs aveux, il
se plaint que les Moldaves ne traitent pas leurs affaires sans bruit, qu'il y
ait des apparences de manifestations, que des réunions prennent impropre-
708 BEVUE DES DEUX MONDES.
ment la dénomination de comités ou de clubs. Le crime n'est pas bien grand,
on en conviendra. Il est certain que s'il n'y avait ni bruit, ni manifestations,
même apparentes, ni réunions sous un nom quelconque, si en un mot tout
se faisait par la voie des autorités indiquant au pays ce qu'il doit dire et ce
qu'il ne doit pas dire, la question se trouverait singulièrement simplifiée. Il
reste à savoir si l'Europe serait très exactement informée des vœux, des be-
soins, des intérêts véritables de la Moldo-Valachie.
Le nom de la France, on ne l'ignore pas, est associé à cette idée de l'union
des principautés, qui est devenue un drapeau sur le Danube. Sans doute, au
fond, la France n'a que des sympathies pour cette combinaison, dans laquelle
elle voit un moyen puissant de fortifier les deux provinces en concentrant
leurs ressources, en groupant leurs intérêts, en les soumettant à une même
loi, comme elles ont déjà une même langue et une même origine. En réalité
cependant ce n'est point là aujourd'hui la question qui s'agite : la France ne
combat nullement pour une idée sur le Danube; elle ne s'allie pas exclusi-
vement à un parti, elle cherche unique nt à faire exécuter le traité de
Paris, qui stipule une consultation sincère et franche de l'opinion dans les
principautés. Si elle réclame, soil à Jassy, soit à Gonstantinople, contre les
vexations exercées dans la Moldavie, ce n'est pas au nom de sa politique
particulière, c'est au nom même du dernier traité de paix. Que l'opinion se
prononce, la question s-' posera naturellement alors dans le congrès qui s'ou-
vrira. Ce ti'esi pas une erreur moins grande d'attribuer à la France la pensée
d'élever un trône en Orient pour ;. ; I teer un prince étranger. Cette pensée,
que les Moldo-Valaques sont trop pi rtés peut-être à accueillir, et qui ne fe-
rait qu'ajouter une difficulté de plu à toutes celles que rencontre l'union,
n'a rien qui soit propre à la politique, française. Elle a été émise à l'origine
dans les premières conférences de Vienne, comme pour rendre plus sensible
la sollicitude de l'Europe en faveur des principautés à un moment où la Rus-
sie s'efforçait de capter ces populations par des démonstrations intéressées.
Elle ne s'est point reproduite dans les négociations qui ont suivi. Il n'en
est pas question dans le congrès de Paris, et toute la politique de la France
en Orient se rattache à l'œuvre de ce congrès, qui n'admet qu'une possibi-
lité générale, celle de l'union, et impose une obligation, celle de consulter
avant tout les vœux, les désirs, l'opinion des populations moldo-valaques.
Quand le prince Vogoridès, ses agens, ses conseillers, ses inspirateurs ou ses
protecteurs ont recours à tous les moyens pour altérer l'expression de l'opi-
nion publique dans la Moldavie, ce n'est pas la France qu'ils combattent,
c'est le traité même en vertu duquel s'est ouverte cette grande enquête po-
pulaire dans les principautés, et le gouvernement du sultan se met en con-
tradiction avec son propre ouvrage quand il semble se faire le complice, si
ce n'est l'instigateur des excès de pouvoir commis sur le Danube. Le grand-
vizir, Rechid-Paclia, pouvait trouver ici une merveilleuse occasion d'affer-
mir sa situation, de fortifier son ascendant. Son rôle était simple : il n'avait
qu'à se tenir d'accord avec l'Europe, à marcher avec elle en concourant à
une politique dictée par un intérêt général. 11 a préféré, par un calcul dou-
teux, se faire l'auxiliaire des vieux préjugés turcs, des intérêts particuliers
de l'Autriche et des passions personnelles de lord Stratford de Redcliffe. Or
REVUE. — CHRONIQUE. 709
qu'est-il arrivé? Le grand-vizir a tellement rétréci sa situation, qu'il se trouve
sans adhérens, que récemment encore, dans une crise de cabinet, il a été
obligé de prendre dans sa famille un nouveau ministre des affaires étrangères.
De toute façon, cette question des principautés reste assurément livrée à
de singulières incertitudes. C'est pour l'Europe la plus délicate, la plus grave
des difficultés dans un moment de calme où les autres questions diplomati-
ques semblent disparaître, où la querelle du Piémont et de l'Autriche n'a
plus la même gravité, et où le Danemark vient de se remettre en meilleure
intelligence avec l'Allemagne. Un instant cependant cette querelle de l'Au-
triche et du Piémont a semblé devenir menaçante, puis elle s'est apaisée tout
à coup, au point qu'on a fini par croire, il y a peu de jours, à la possibilité
d'un rapprochement. Sur quoi se fondait cette conjecture? Sans doute sur
l'absence de toute cause d'une rupture sérieuse. Au fond, ce bruit d'un rap-
prochement prochain ne répondait à aucune réalité; mais ce qui n'est point
douteux, c'est que depuis quelque temps le cabinet de Turin, en acceptant la
situation qui lui a été faite, a mis dans tous ses actes comme dans ses paroles
une habileté et une prudence qui montrent mieux encore ce qu'il y a eu d'ex-
trême dans le procédé de l'Autriche. Ce n'est pas que le Piémont ait abdiqué
sa politique : seulement cette politique, M. de Cavour la pratique en homme
d'état qui sait se mesurer avec les difficultés, et qui sent aussi ce qu'il y a de
force pour un gouvernement régulier dans le respect des traditions conser-
vatrices. M. de Cavour s'est montré plus d'une fois libéral hardi et résolu; il
a su aborder les questions les plus épineuses et les plus brûlantes. Depuis quel-
ques jours, il est occupé à montrer le tact du chef de gouvernement et du
conservateur. Après avoir résisté à l'Autriche, il ne veut point compromettre
ou laisser compromettre la position où s'est placé son pays. I ne occasion
favorable s'est offerte à lui, c'est dans la discussion d'uue loi relative au
déplacement de l'arseual qui doit être transporté de Crues à la Spezzia. Bien
des intérêts et des passions étaient en jeu. La ville de Cènes se plaignait
d'être dépossédée. C'était d'ailleurs la question même des forces militaires
et maritimes du pays, et a cette question se rattachait naturellement celle
de l'indépendance nationale, du rôle du Piémont en Italie. Un orateur radi-
cal, M. Brofferio, dans un langage plus imagé et plus prétentieux que sensé,
a eu la fantaisie de lancer une fois de plus ses hyperboles contre l'empereur
d'Autriche et contre tous les souverains italiens. M. Brofferio n'eût pas mieux
réussi, s'il eût voulu servir M. de Cavour en lui fournissant l'occasion de
défendre les souverains attaqués et de déclarer que si le Piémont professe
une politique italienne, il professe également la fidélité aux traités, le respect
d< 's obligations internationales. Sur un point si grave, le président du conseil
a tenu à dissiper toute confusion, à faire disparaître toute solidarité entre la
pensée' libérale dont il s'inspire et la pensée révolutionnaire. Une circonstance
plus récente encore et d'une autre nature vient d'attester de la part de M. de
Cavour le même tact, la même habileté prudente de conduite. Le pape, en
parcourant les états pontificaux, va se rendre à Bologne, où il doit séjourner
quelque temps. Malgré les démêlés qu'il a eus dans ces dernières années
avec le saint-siége, démêlés qui ne sont malheureusement pas terminés en-
core, le cabinet de Turin s'est souvenu que le Piémont était un pays catho-
710 REVUE DES DEUX MONDES.
lique, et que le saint-père était tout à la foi^ chef de l'église et prince italien.
Un envoyé du roi Victor-Emmanuel, M. Boncompagni, aujourd'hui ministre
à Florence, parait devoir aller complimenter le pape à Bologne. Cela ne veut
point dire évidemment que toutes les questions religieuses soient résolues
par un acte de déférence! mais c'est l'indice du prix que le cabinet de Turin
lui-même attache à de meilleurs rapports avec Rome. Les diverses manifes-
tations qui se sont succédé en peu de temps sont l'expression d'une politique
aussi habile que sage. Et dans le t'ait le Piémont ne pourrait rien gagner par
une politique révolutionnaire; il atout à gagner au contraire en se fortifiant
dans la pratique d'un libéralisme conservateur, en offrant à l'Italie le spec-
tacle d'un régime sensé et à l'Europe le spectacle d'un gouvernement régu-
lier qui sait rester maître de lui-même sans abdiquer les plus légitimes aspi-
rations.
Les affaires du Danemark, qui sont depuis quelque temps un de ces nuages
flottans à l'horizon de l'Europe, viennent de passer par une crise qu'on peut
appeler décisive et salutaire, puisqu'on a vu tout à la fois le cabinet de Co-
penhague réussir à se reconstituer et le démêlé avec les puissances alle-
mandes entrer dans une voie meilleure. Os deux questions étaient intime-
ment unies, on le sait. Le démêlé avec l'Allemagne, au sujet du Holstein,
n'était point entièrement étranger à la crise ministérielle de Copenhague.
D'un autre côté, cette crise, en se prolongeant au-delà même des nouveaux
délais accordés par l'Autriche et la Prusse, a fini par exciter l'impatience
des deux cours allemandes, qui ont menacé de recourir décidément à la
diète de Francfort. Cette menace a eu du moins l'heureux effet de détermi-
ner la reconstitution immédiate du cabinet danois. M. Andne a quitté la pré-
sidence du conseil en restant ministre des finances; le ministre du culte et
de l'instruction publique, M. Mail, devient président du conseil. MM. Krieger
et Simoni sont restés, le premier à l'intérieur, le second à la justice du
royaume. Le ministre de la marine, M. Michelsen, est chargé provisoin ni
des affaires étrangères, et M. l'nsgaard, ministre des affaires intérieures
communes, prend aussi provisoirement l'administration de celles du Hols-
tein. La signification politique de cette combinaison, elle-même incomplète
encore, comme ou voit, est tout entière dans les noms de MM. Andnn, Hall
et Krieger, qui sont i'àme du ministère. Ce sont des hommes capables, con-
naissant les intérêts du pays. Le premier a été officier supérieur d'état-ma-
jor, les deux autres ont été professeurs de droit à l'université de Copenhague.
Dans leur politique, ils s'inspirent d'un sage esprit de modération et ne se
séparent point des principes constitutionnels. Le premier acte du ministère
a été de faire savoir à l'Allemagne que l'intention du roi de Danemark était
de convoquer dans le courant de l'été les états du Holstein, pour leur fournir
l'occasion d'exprimer leurs vœux au sujet de la révision de la constitution pro-
vinciale octroyée en 1854. Si l'on s'en souvient, c'est la combinaison que nous
indiquions comme étant acceptée par les cours de Vienne et de Berlin. La
question est ainsi circonscrite : le Holstein pourra se prononcer sur ses inté-
rêts propres sans avoir à s'occuper de la constitution commune, et en même
temps se trouve écartée la perspective d'une dangereuse intervention de la
diète de Francfort, qui appelait inévitablement l'intervention de l'Europe.
REVUE. — CHRONIQ1 I.. 711
Le ministère qui a pris cette résolution a eu de la peine, disions-nous, à
se reconstituer. Ces difficultés tenaient à la situation même du Danemark.
Aussitôt après la dissolution du dernier cabinet et pendant que le Rigsraad
se trouvait encore assemblé à Copenhague, M. Hall, chargé de former un
nouveau ministère, entrait en conférence avec Al. de Scheel-Plessen, membre
du Rigsraad et l'un des chefs du parti aristocratique du Holstein. D'abord
les Holsteinois s'étaient montrés assez disposés à quelque transaction. Bien-
tôt le bruit de la maladie et de l'abdication du roi, répandu une fois de
plus, relevait leur confiance, et leurs exigences dépassaient toutes limites.
Ces exigences ne tendaient à rien moins qu'à la soumission du Danemark.
Les états du Holstein et du Lauenbourg devaient être consultés sur la con-
stitution générale; les domaines seraient soustraits à la juridiction commune,
non-seulement quant à l'administration et à la législation, mais aussi quant
aux revenus. L'indemnité du péage du Sund devait être un bien commun. La
représentation au Rigsraad ne devait plus être proportionnelle à la popu-
lation; elle serait égale pour chaque province, quel que fut le nombre des
liai ii tans. En présence de ces ambitions, et les cabinets allemands réclamant
d'ailleurs une prompte réponse à leurs communications, on conçoit que le
ministère se soit reconstitué sans le concours des Holsteinois. Le nouveau
cabinet a adopté la meilleure politique, celle d'une solution pacifique de
cette épineuse question. Les puissances de l'Allemagn i ne feront rien sans
doute pour embarrasser ou retarder cette solution, et quand la question
sera définitivement \ idée, les notabilités du Holstein se résigneront aisément
à entrer au pouvoir en abandonnant leurs prétentions, comme aussi il de-
ttdra moins difficile de trouver uu homme pour accepter la direction des
affaires étrangères de la monarchie danoise.
Dans ce mouvement de questions politiques et diplomatiques qui s'agitent
en Europe, et qui sont en quelque sorte l'œuvre commune de tous les cabi-
nets, la France apparaît avec son influence extérieure et son ascendant de
grande puissance. Quant à sa situation intérieure, un seul fait la résume
aujourd'hui : c'est la dissolution du corps législatif, qui était arrivé au terme
légal de son existence. Ainsi finit la première législature de l'empire. Dans
vingt jours, le scrutin électoral va s'ouvrir pour donner la vie à une assem-
blée nouvelle. Si la session qui vient de finir a été peu occupée dans sa pre-
mière partie, elle a été en compensation encombrée aux derniers instans par
un assez grand nombre de discussions et de votes sur les intérêts les plus
divers. Les plus importantes des lois votées sont celles qui touchent aux
finances. La loi qui proroge le privilège de la Banque de France a été adoptée
après avoir été modifiée sous quelques rapports par la commission du corps
législatif. L'impôt sur les valeurs mobilières a pris rang parmi les recettes pu-
bliques à titre de taxe de mutation. Enfin la situation des finances, telle que
la laisse le corps législatif, trouve son expression dans le budget, sur lequel
un rapport étendu a été fait par M. Alfred Leroux. Le point saillant de ce
budget, c'est qu'il tend à établir l'équilibre entre les recettes et les dépenses
publiques, il établit même cet équilibre avec un excédant de revenus. Certes,
entre les données conjecturales d'un budget préventif et la loi définitive des
comptes du même exercice financier, il y a toujours place pour l'imprévu :
712 REVUE DES DEUX MONDES.
l'entraînement des dépenses vient déranger les calculs les plus confians, des
incidens nouveaux viennent imposer des charges nouvelles; mais enfin un
budget dans son ensemble repose sur des données assez positives pour qu'on
puisse y voir la mesure d'une situation financière. L'équilibre existe dans le
budget actuel, cela n'est point douteux; seulement, il ne faut pas s'y mé-
prendre, cet équilibre existe à diverses conditions d'un caractère particulier.
11 y aurait d'abord à faire la part des ressources transitoires qui ont dû être
demandées à l'impôt pour faire face aux dépenses de la guerre, et qui doi-
vent disparaître avec la guerre elle-même. L'impôt, sur les valeurs mobilières
esl un élément nouveau dans les recettes publiques. Enfin, malgré tout, il
reste des déficits antérieurs considérables, une dette flottante qui s'élève a
près de 900 millions. Cette dette flottante, il est vrai, doit être allégée à
l'aide des 100 millions que la Banque doit verser au trésor, d'après la nou-
velle loi, et d'une somme de 80 millions provenant des fonds de dotations de
l'armée. Il reste néanmoins encore une situation où le développement des
recettes normales, quoique permanent et considérable, a de la peine à suivre
le développement des dépenses. Et qu'on le remarque bien, ces dépenses
s'accroîtraient plus rapidement encore, si le gouvernement et le corps lé
latif cédaienl à toutes les suggestions. Bien des esprits voient sans doute dans
cette progression des dépenses un signe de prospérité; ce n'est ni le gou-
vernement, ni le corps législatif, ni Le pays, qui peuvent penser ;
On peut étudie]- notre temps sous bien des aspects; on peut le suivie dans
ses fièvres et dans ses défaillances de tous les jours et de toutes les heures,
dans les contrastes de ses révolutions politiques ou dans les prodigieux ef-
forts de son activité matérielle : le plus grand charme restera toujours dans
i étude des œuvres et des mouvemens de la pensée, comme ce sera toujours
le véritable ^igne des esprits éminens de s'intéresser aux lettres, de les sen-
tir et de les aimer. Aussi un doute s'élève-t-il sur la valeur des systèmes qui
tendraient à affaiblir l'éducation littéraire, ainsi que sembleraient l'indi-
quer aujourd'hui les statistiques constatant les résultats des dernières ré-
formes accomplies dans l'instruction publique en France. Lo nombre des
jeunes gens qui se tournent vers les sciences a augmenté, le nombre de ceux
qui persévèrent dans l'é lettres est devenu moins grand : c'est là ce
qu'il y a de plus clair jusqu'ici. Est-ce un fait passager? est-ce le signe du-
rable d'une tendance permanente? Si c'était un fait permanent, il ne fau-
drait pas y voir peut-être un progrès merveilleux de la civilisation. Ce n'est
pas l'étude des sciences qui est un mal; mais là où l'étude des lettres n'oc-
cupe pas la place qui lui est due, il y a une sorte d'équilibre rompu entre
les facultés humaines: il y a une secrète et graduelle diminution de cette
culture générale qui fait la virilité et la supériorité des esprits. On voit sur-
tout s'affaiblir ce sentiment littéraire, au nom duquel M. Villemain se plaint,
dans son dernier ouvrage, et dont il est lui-même une des plus brillantes
personnifications contemporaines. M. Villemain a le mérite d'avoir la géné-
reuse passion des lettres, de sentir ce qu'il y a d'élevé en elles, et de ne point
croire que le progrès du monde soit compatible avec ce qui serait le dé-
clin de la vie intellectuelle. Il se montre aujourd'hui dans son dernier ou-
vrage, clans le Choix d'Études sur la Littérature contemporaine, ce qu'il
REVIK. — CHRONIQUE. 713
a été toujours, écrivain supérieur, critique éloquent et plein de nuances.
M. Villemain, on lésait, est un des hommes qui ont renouvelé la critique
de notre temps, en ouvrant devant elle un champ plus large, en rapprochant
l'étude des travaux de l'esprit de l'étude des hommes, de l'histoire même, et
en faisant des lettres l'organe de la civilisation. Le livre qu'il publie n'est
point une œuvre entièrement nouvelle; il se compose de tous les essais qui
se succèdent dans une vie littéraire selon l'heure et selon l'occasion, et de
tous ces essais, le plus saillant comme le plus étendu est sans doute une
étude sur Hilton. Le livre de M. Villemain réunit particulièrement tout un
ensemble de rapports sur les concours annuels de l'Académie français;'. Ces
rapports embrassent un espace de dix années, et dans ces dix années que
d'événemens se sont accomplis, même pour l'Académie! Que de talens ont
eu le temps de grandir, et combien d'autres sont restés ce qu'ils étaient sans
s'élever au-dessus d'un premier succès académique! Que d'oeuvres se sont
succédé dans ces concours, les unes éphémères et médiocres, les autres du-
rables! Sans se mêler à la critique active et militante, M. Villemain est un
arbitre supérieur qui prononce ses sentences tous les ans, et qui, avec une
sûreté toujours nouvelle, juge l'éloquence, la philosophie, l'histoire, la poé-
sie, les œuvres utiles aux mœurs. Chaque année, il parcourt cette carrière, à
la fois si étendue et si resserrée, et la difficulté même est l'occasion d'un
triomphe de plus. Le travail annuel de M. Villemain n'est plus un rapport,
c'est un enchaînement d'aperçus et de développemens où le secrétaire per-
pétuel apprécie tous les travaux, caractérise d'un trait rapide tous les ta-
lens, fait une sorte de revue critique de toutes les idées en ayant l'air de De
distribuer que des récompenses. Même réunis comme ils le sont aujourd'hui,
ces rapports ne se ressemblent pas; ils ne se ressemblent que parce qu'ils
portent cette même empreinte d'un art savant, d'une pensée pénétrante el
juste, d'un goût supérieur. C'est par ers qualités éminentes que M. Ville-
main est devenu, soit comme écrivain, soi! comme professeur, un des maî-
tres de la littérature contemporaine, un de ces hommes dont il n'est pas aisé
de recueillir l'héritage : on lui succède, on ne le remplace pas là où il a brillé
une fois.
Revenons à la politique et à ses incidens. Il y a aujourd'hui quelques pays
où la vie parlementaire prend un degré particulier d'intérêt ou d'animation.
La discussion commencée il y a plus d'un mois sur les institutions de bien-
faisance continue en Belgique, et en continuant elle s'aggrave, les esprits
s'irritent, et les passions populaires elles-mêmes viennent de jeter le trouble
dans les débats du parlement de Bruxelles. On sait quelles graves questions
soulève la loi proposée par le ministère belge et soutenue par la majorité de
la chambre des représentans. Après une discussion générale qui s'est pro-
longée pendant plusieurs semaines, l'opposition libérale a essayé' d'arrêter la
loi au passage et de l'ajourner. M. Frère-Orban a proposé une enquête, mais
cette proposition a été repoussée. Les divers amendemens présentés pat-
quelques membres de l'opposition n'ont pas été plus heureux. La majorité
est restée compacte sans se laisser détourner de son but, et les articles de
la loi ont été successivement votés. Malheureusement cette discussion sur
une question de l'ordre le plus pacifique a pris graduellement un caractère
714 REVUE DES DEUX MONDES.
d'animosité extraordinaire. L'émotion s'est bientôt communiquée aux spec-
tateurs de ces orageuses séances, et le président de la chambre des repré-
sentons a été obligé de faire évacuer les tribunes. Alors le trouble s'est encore
aggravé, et a dégénéré en scènes de désordre aux portes de la chambre et
dans la ville même. Des représentais de la majorité ont été insultés à leur
sortie ou dans leur maison. Le nonce du pape, au moment où il quittait le
palais de la chambre, a été l'objet de manifestations injurieuses. Cette agi-
i tion s'est propagée, et elle est loin d'être apaisée encore. La discussion a
continué néanmoins. Seulement un incident des débats a provoqué le renvoi
d'un article de la loi à la section centrale, et on en est à se demander si
cette circonstance ne sera pas favorable à quelque transaction entre les par-
tis. Quoi qu'il en soit, ces violences factieuses ne sont pas moins une regret-
table atteinte portée à la dignité des délibérations publiques et du régime
parlementaire.
La Hollande elle-même a par momens ses discussions, qui, sans toucher, il
esl vrai, à d'aussi vives, à d'aussi délicates questions d'organisation sociale,
ont encore néanmoins un certain intérêt. Il y a eu depuis quelques mois à
La Haye, si l'on s'en souvient, une série de luttes animées entre le ministère
et les partis. Le temps et les circonstances raviveront inévitablement ces
luttes politiques directes, en leur offrant quelque aliment nouveau. En atten-
. le combat s'engage sur des questions pour ainsi dire épisodiques, et de
ce nombre est celle du al de la presse aux Indes, qui a été agitée
déjà dans les chambres, non sans causer quelque ennui et quelque embar-
ras au cabinet. Un article du statut colonial a soumis la liberté d'introduc-
tion des publications aux Indes à des réserves suffisamment motivées en
principe par la nécessité de sauvegarder l'ordre public d'une façon particu-
lière dans des conditions d'existence si différentes. Le règlement promulgué
par ordonnance il y a quelques mois, ce règlement, de l'avis de bien des
hommes politiques et de bien des jurisconsultes, poussait fort loin le luxe de
la restriction : il réunissait la prévention et la répression tout à la fois dans
un système doublement rigoureux, ce qui dépassait visiblement cette me-
sure de modération et de prudence que les esprits aiment avant tout en
Hollande. De là des adresses, des pétitions, et par suite des débats parlemen-
taires assez vifs, qui finissaient une première fois par amener la chambre à
nommer une commission pour examiner de plus près l'affaire. Le ministère
ne put esquiver cette sorte d'enquête.
La question est revenue récemment dans la seconde chambre, et elle a été
l'objet d'une discussion nouvelle où ont figuré les principaux orateurs des
divers partis, les uns soutenant le règlement, comme M. Baud, M. Groen van
Prinsterer, et le ministre intéressé lui-même, les autres, comme AIM. vanHœ-
vell et Thorbecke, plaidant la cause de la liberté, singulièrement compro-
mise à leurs yeux. Ceux-ci représentaient le règlement comme un obstacle
au développement moral et matériel des colonies, et ils y voyaient même
une violation du texte du statut colonial. Les adversaires de l'ordonnance
ministérielle insistaient sur le principe de la liberté inscrit dans le statut: le
ministre des colonies, M. M ver, s'appuyait sur la réserve également stipulée
dans le même article, et il en tirait la justification complète de sou règle-
BEVUE. — CHRONIQUE. "15
ment. M. vau Hœvell est venu éclairer cette discussion par des données nou-
velles en faisant connaître l'état réel de la presse aux Indes, l'inégalité des
cautionneraens des journaux, les plaintes de la population européenne contre
ces mesures restrictives. 11 fallait bien en venir à un résultat pratique. Trois
systèmes étaient en présence : la commission de la chambre proposait de re-
commander au ministre la révision du règlement. Un membre du parti libé-
ral, M. Hoynck, demandait nettement cette révision par l'intervention des
chambres, ce qui était, en d'autres termes, réclamer une loi à la place d'un
règlement administratif. Enfin M. Groen van Prinsterer proposait le renvoi
pur et simple du rapport de la commission au gouvernement, et c'est à ce
dernier amendement que le ministre des colonies s'était rallié. La chambre
s'est arrêtée à un milieu en votant les conclusions de la commission. 11 faut
ajouter que, dans les scrutins successifs qui ont précédé ce dernier vote,
l'amendement le plus libéral réunissait un nombre imposant de suffrages,
tandis que celui de M. Groen van Prinsterer n'obtenait qu'une insignifiante
minorité. 11 reste à savoir à quel moment et dans quelle mesure la révision
du règlement se fera.
Le ministre des finances de La Haye, M. Vrolik, vient, d'un autre côté,
de proposer un vaste plan de remaniement do impôts dans la pensée d'ac-
croître les ressources des grandes communes, fortement atteintes par l'abo-
lition des droits de mouture. Le gouvernement voudrait faire refluer vers les
communes une partie du produit des recettes publiques sans modifier les
bases générales du système d'impôts. Les pertes que le trésor de L'état au-
rait à essuyer par suite de ces remaniemens seraient compensées par une
révision de la loi des successions. C'est là un des projets aujourd'hui à l'é-
tude; mais, quelle que soit la valeur de ce plan, il reste toujours la qu
essentiellement politique qui s'agite entre le gouvernement et 1rs opinions
libérales depuis que le cabinet actuel existe. Cette question se reproduira
infailliblement d'ici à peu, à l'occasion d'une discussion nouvelle du budget
du ministère de l'intérieur. Ce budgel n'a été voté que pour six mois il y a
quelque temps; il s'agit de le voter maintenant pour l'année entière, et c'est
la politique même du ministère hollandais qui se trouvera \ raisemblablement
en cause.
Voici donc deux pays, la Belgique et la Hollande, où la vie parlementaire
se manifeste par des signes divers. Ces libres discussions viennent de se ré-
veiller également au-delà des Pyrénées et donnent la plus exacte mesure de
la situation politique de la Péninsule. Les chambres espagnoles sont en pleine
session depuis un mois. Le congrès s'est constitué et a choisi pour son pré-
sident M. Martinez de la Rosa. Le sénat s'est retrouvé tel qu'il était avant la
révolution. Quelle est la première question qui s'est élevée? Une bataille
s'est engagée à l'occasion des deux dernières années et de la part de respon-
sabilité de tous les hommes et de toutes les opinions dans <■ ire ré-
cente. Ce n'est point une lutte entre progressistes et modérés, puisque les
progressistes sont aujourd'hui très clair-semés dans le parlement de .Madrid:
c'est plutôt une lutte entre toutes les fractions du parti conservateur. Le
discours royal à l'ouverture des chambres avait tout fait cependant pour
écarter ce dangereux conflit d'opinions; s'il n'a point réussi, c'est qu'il est
7l(i REVUE DES DEUX MONDES.
difficile sans cloute de se taire sur des événemens comme ceux qui se sont
accomplis, et d'imposer silence à toutes les passions. Tôt ou tard les partis
ont à s'expliquer. La bataille a été livrée dans le sénat, et c'est vraiment une
bataille, car la plupart des hommes qui l'ont soutenue sont des militaires,
les généraux Narvaez, O'Donnell, Coucha, Serrano, Ros de Olano.
Qu'on note bien la situation respective des hommes et le point de départ de
cette lutte pleine de péripéties. 11 y avait d'un côté ceux qu'on a nommés les
vicalvaristes, qui à l'origine ont pris part à la révolution, qui en ont été les
modérateurs pendant deux ans, qui ont fini par la dompter pour être bientôt
dépassés eux-mêmes dans la réaction, et il y avait d'un autre côté les diverses
fractions du parti conservateur jetées hors des affaires par les événemens
de 1854. Il s'agissait de savoir si ces événemens deviendraient le texte de
récriminations violentes, ou si l'esprit de conciliation aurait assez de puis-
sance peur rapprocher les hommes. Le discours royal, à l'ouverture de la
session, allait au-devant de cette terrible difficulté en jetant un voile sur les
discordes passées et en faisant appel à l'oubli. La commission de l'adresse
dans le sénat proposait une répons ■ à la reine dictée par le même esprit,
lorsqu'un sénateur, le général Calonge, est venu allumer le feu par un amen-
dement qui effaçait le m \\ d'oubli, et cet amendement, le général Calonge
l'a commenté d'une façon plus grave encore par un discours où il mettait
directement en cause les généraux vicalvaristes en appelant sur eux un châ-
timent. Vainement le président du conseil est intervenu aussitôt pour re-
pousser cet amendement, qui a été en effet immédiatement rejeté par le
sénat; vainement il a invoqué de nouveau la conciliation, défendant les géné-
raux accusés au nom même îles services qu'ils avaient rendus : le coup était
porté. Le comte de Lucena, le chef du mouvement militaire du Camp des
Gardes, s'est levé à son tour pour accepter le défi; seulement le général
O'Donnell n'a point vu que s'il tenait simplement à repousser les accusations
du général Calonge, la meilleure réponse était le vote du sénat, qui avait
rejeté l'amendement, et que s'il se tournait contre le gouvernement lui-
même, il se donnait le fâcheux vernis d'une agression d'autant moins justi-
fiée que le président du conseil avait hautement pris sa défense. Le général
Narvaez l'avait habilement désarmé. N'importe, son siège était fait évidem-
ment, il n'a pas su résister à la tentation. Le général O'Donnell ne s'est point
contenté d'exposer ses actes durant ces deux dernières années : il a pris une
offensive directe, personnelle, contre le duc de Valence, qu'il a voulu enve-
lopper dans une sorte de solidarité morale avec les auteurs du soulèvement
militaire de 1854.
Une fois cette lutte ouverte d'ailleurs, elle s'est bientôt étendue; le champ
s'est élargi. Chacun a voulu expliquer son rôle clans les événemens passés.
Les généraux Ros de Olano et Concha se sont défendus. Le général San-Mi-
guel et M. Luzurriaga ont plaidé sans trop de succès la cause de la révolu-
tion de 1854 et des cortès constituantes. Le ministre des affaires étrangères,
M. Pidal, et le ministre de l'intérieur, M. Nocedal, ont attaqué les progres-
sistes et le général O'Donnell lui-même, qu'ils ont affecté, on ne sait trop
pourquoi, de vouloir confondre avec les révolutionnaires. La mêlée est de-
venue universelle. Qui a gagné, qui a perdu en définitive dans cette lutte?
REVUE. — CHRONIQUE. 717
Certainement les hommes ne sortent jamais intacts de semblables discus-
sions. Il est bien clair, comme nous le disions, que le général O'Donnell a
cédé à une mauvaise inspiration en entrant dans cette voie sur une provo-
cation qui n'avait plus de sens après le vote du sénat. Il s'est affaibli plus
qu'il ne s'est fortifié, et il a fallu un discours aussi habile que modéré du
général Ros de Olano pour relever la cause des vicalvaristes. L'homme qui
a le plus gagné dans cette discussion et qui a eu visiblement les honneurs de
la lutte, c'est le président du conseil. Ayant à marcher entre tous les res-
sentimens et toutes les passions, le général Narvaez a vraiment montré
l'habileté et la modération d'un homme d'état qui sent sa responsabilité
comme chef de gouvernement et comme chef de parti. Sans rien désavouer
de son opposition avant 185i, comme aussi sans accepter au-delà de ce qui
lui revenait dans les événemens, le duc de Valence s'est défendu contre les
accusations dont il était assailli; il a défendu les généraux vicalvaristes
contre ceux qui voulaient les transformer en accusés, refusant pour sa part
de scinder le parti conservateur, prodiguant jusqu'au bout les appels à la
conciliation, et, chose à remarquer, il a été infiniment plus modéré que ses
collègues MM. Pidal et Nocedal, qui, par leur humeur belliqueuse et agres-
sive, ont un peu trop pris en cette occasion le rôle de soldats. Le général
Narvaez a réussi, et la discussion du sénat a fini plus heureusement qu'elle*
n'avait commencé.
Au fond, on ne peut le méconnaître, un certain embarras planait sur ces
débats. Tous les esprits flottaient entre leurs instincts conservateurs et le
souvenir de faits qui avaient conduit fatalement à une révolution. Certes
personne n'avait envie de justifier un soulèvement militaire, pas même ceux
qui en avaient donné le signal en 1854, et on ne pouvait oublier d'un autre
côté que l'Espagne se trouvait à cette époque dans la situation la plus cri-
tique, que la constitution n'existait plus, que les chambres étaient suspen-
dues, que les généraux les plus éminens étaient exilés, et que chaque matin
on attendait un coup d'état. Qu'on oublie le passé, c'est une chose sage; il
ne faut s'en souvenir, comme l'a dit le général Narvaez, que pour éviter les
fautes qui ont été commises, qui ont mis à une si terrible épreuve la mo-
narchie constitutionnelle en Espagne. La discussion de l'adresse ouverte en
ce moment dans le congrès n'aura point sans doute un autre sens et un
autre dénouement que celle du sénat. Le général Narvaez se trouve visible-
ment fortifié par ces débats. C'est à lui d'achever l'œuvre qu'il a commencée
sans porter atteinte, dans les réformes politiques qui sont proposées, aux
garanties légitimes et efficaces du régime constitutionnel.
Au-delà de l'Océan-Atlantique, les épisodes ne manquent pas, si l'on em-
brasse d'un coup d'oeil cet immense espace qui s'étend du nord de l'Amé-
rique à l'extrémité méridionale du Nouveau-Monde. Ce sont des épisodes
incohérens, étranges parfois, tels qu'ils peuvent se produire sur une terre
où tout commence, et où les intérêts comme les institutions travaillent péni-
blement à se dégager à travers des luttes qui prennent toutes les formes.
Sur les côtes de l'Océan-Pacifique, au Pérou, une insurrection a éclaté et
vit depuis quelques mois en face du gouvernement sans réussir à vaincre et
sans être vaincue. Le Mexique n'est point au bout de ses conflits et de sps
71 S REVUE DES DEUX MONDES.
révolutions. Son dernier différend avec l'Espagne n'est point encore réglé;
un envoyé mexicain, M. Lafragua, est à Madrid pour négocier la paix, et pen-
dant ce temps le gouvernement de Mexico vient d'être surpris et menacé
par une de ces tentatives qui ne sont déjouées un instant que pour se re-
nouveler infailliblement le lendemain. Dans le Nicaragua, Walker triomphe-
t-il. comme il le fait dire quelquefois? Est-il battu, comme on le dit périodi-
quement et comme on le répète encore aujourd'hui? C'est une question qui
s'agite depuis deux ans bientôt. Les États-Unis eux-mêmes, au milieu de leur
prospérité, ne sont point exempts de luttes intérieures. La secte bizarre des
mormons, retranchée dans son territoire d'Ltah, s'est mise en état de résis-
tance ouverte au pouvoir fédéral, qui ne peut réussir à lui faire accepter un
gouverneur. Dans ce mouvement confus, il y a cependant quelques incidens
qui intéressent de plus près l'Europe, parce qu'ils se lient à des questions
internationales ou à des questions plus générales de prépondérance. L'an
dernier, comme on sait, lord Clarendon et le représentant de l'Union,
H. Dallas, négociaient et signaient à Londres un traité réglant toutes les
affaires de l'Amérique centrale et du Honduras, qui avaient été un moment
sur le point de susciter un conflit entre les deux puissances. Ce traité, le
sénat de Washington l'a modifié, et l'Angleterre à son tour, bien que peu
dispo brouiller avec les États-Unis, vient de refuser de ratifier ces
modifications, au moins en ce qui concerne particulièrement les stipulations
relatives 5 ige dans les îles du Honduras. 11 en résulte que l'Angle-
terr les Êtats-1 nis se trouvent pour le moment entre l'ancien traité Clay-
ton-Bulwer et le traité récemment négocié par lord Clarendon et M. Dallas,
sans que la question soit résolue. Il ne reste maintenant d'autre issue que
la résignation de l'Angleterre aux changemens exigés par le sénat américain,
ou une négociation nouvelle, à laquelle le cabinet de Washington ne saurait
sérieusement se refuser.
Les États-Unis sont aujourd'hui engagés dans une autre querelle, non plus
avec une puissance européenne, bien qu'elle ait de l'intérêt pour l'Europe,
mais avec une république américaine, avec la Nouvelle-Grenade, à qui ap-
partient l'isthme de Panama, l'un de ces points vers lesquels se tourne in-
cessamment l'ambition des Américains du Nord. Comment est née cette que-
relle ? Elle est née d'un fait qui aurait dû contribuer uniquement à la richesse
du pays et de la fatale inaptitude de ces républiques hispano-américaines â
profiter des heureuses fortunes qui leur échoient. L'isthme de. Panama était
autrefois pauvre et tranquille. Le chemin de fer l'a transformé, et il est devenu
un lieu de discorde, le prétexte des réclamations incessantes des Américains
du Nord, qui sont bientôt parvenus à s'y établir en maîtres et à tout envahir.
Qu'on remarque la situation particulière de cette portion de la Nouvelle-Gre-
nade. Panama a été érigé, il y a deux ans, en état fédéral, c'est-à-dire à demi
indépendant. Malheureusement l'isthme est arrivé à cette sorte d'indépen-
dance lorsque depuis longtemps la Nouvelle-Grenade était occupée à se dé-
chirer, lorsque, sous prétexte d'établir la liberté universelle, on détruisait
tout gouvernement, et quand, sous prétexte de décentraliser les impôts, on
avait fini par les abolir, de telle façon que l'état nouveau s'est trouvé sans
moyeu d'action et sans ressources d'aucune espèce en face des Américains,
REVUE. — CHRONIQUE. 719
dominateurs de fait du pays, et en présence d'une afflucnce permanente
d'étrangers, dont le passage à travers l'isthme n'est pas toujours rassurant
pour l'ordre public. Qu'est-il arrivé? La nécessité a parlé, et des impôts nou-
veaux ont été établis, soit par l'état de Panama, soit par le congrès général
de la Nouvelle-Grenade. En résumé, ces impôts consistent dans une contri-
bution sur les passagers, dans un droit de tonnage et dans un droit sur le
transport des correspondances. Les Américains ont élevé aussitôt les plus
vives plaintes contre ces mesures, dans lesquelles ils voyaient une violation
du traité de concession du chemin de fer et des conventions commerciales
entre les États-Unis et la Nouvelle-Grenade. 11 en était ainsi lorsque l'an der-
nier, au mois d'avril, une rixe terrible éclatait à Panama entre des voyageurs
et la population, rixe provoquée, il faut le dire, par l'un des passagers, et
où un certain nombre d'Américains trouvaient la mort. Nouveau grief pour
les États-Unis. Le gouvernement de Washington envoyait à Panama un com-
missaire pour procéder à une enquête, et ce commissaire concluait simple-
ment par la proposition d'occuper l'isthme, ce qui était couper court à toute
dilfîculté et aller droit au but. Le gouvernement de Bogota refusait d'ailleurs
jusque-là de reconnaître la légitimité des réclamations élevées et soutenues
énergiquement par le ministre américain, M. Bowlin. C'est alors que le. ca-
binet de Washington s'est décidé à envoyer à Bogota un ministre extraordi-
naire, M. Morse, pour prendre la direction de l'affaire et ouvrir des négocia-
tions d'un caractère nouveau. Si les États-Unis n'avaient pas admis tout
d'abord le moyen expéditif proposé parle commissaire envoyé dans l'isthme,
M. Corvvine, les instructions données à M. Morse ne s'éloignent guère par le
fait de cet ordre d'idées. Quel était en effet l'objet des négociations dont se
trouvaient chargés M. Morse et M. Bowlin?
La question de l'indemnité pour les scènes sanglantes de Panama, bien
que servant toujours de prétexte , n'était plus qu'un détail secondaire. Les
négociateurs américains avaient à proposer à la Nouvelle-Grenade un traité
en vertu duquel les villes d'Aspinwall et de Panama, aux deux extrémités de
l'isthme, auraient été érigées en municipalité^ entièrement indépendantes,
avec juridiction sur la portion de territoire traversée par le chemin de fer.
En cas de danger pour l'ordre public et d'insuffisance des autorités locales,
les consuls de l'Union auraient pu requérir l'intervention des forces améri-
caines. Les iles de la baie de Panama auraient été cédées aux États-Unis
moyennant compensation pécuniaire. Du reste, tout ce que le gouvernement
de la Nouvelle-Grenade s'est réservé en fait de contrôle ou de redevances
sur le chemin de 1er serait passé au gouvernement de Washington. C'était
simplement, en un mot, une cession de l'isthme sous la forme d'une neutra-
lisation stipulée entre les deux pays. 11 est bien clair que, dès le lendemain du
jour où un tel traité eût été signé, les Américains étaient maîtres de l'isthme
de Panama. Les plénipotentiaires de la Nouvelle-Grenade n'ont pas eu besoin
d'une extrême perspicacité pour saisir le sens et la portée de ces ouver-
tures. Us ont nettement refusé de souscrire à de telles propositions. Us se
sont bornés à accepter la pensée d'une négociation pour garantir la sécurité
du transit entre les deux Océans, dans l'intérêt de toutes les nations étran-
gères. Dès que les agens américains ont vu qu'ils ne pouvaient atteindre leur
720 REVUE DES DEUX MONDES.
but, ils ont signifié au gouvernement néo-grenadin un ultimatum par lequel
ils réclament une indemnité considérable pour les scènes qui ont eu lieu à
Panama l'an dernier, et comme la Nouvelle-Grenade a refusé jusqu'ici de
payer cette indemnité, parce qu'elle attribue au\ Américains eux-mêmes
l'initiative et la responsabilité de cette collision, le gouvernement de Was-
hington se dispose à agir par la force. Il menace la Nouvelle-Grenade d'un
blocus, peut-être d'une occupation de l'isthme. Or ici la question prend des
proportions assez graves pour intéresser l'Europe. Que les États-I ois élèvent
des réclamations contre certaines mesures fiscales, qu'ils soient fondés à se
plaindre du peu de sécurité qui règne dans l'isthme, soit; il peut y avoir
dans leurs réclamations une part légitime. On ne peut cependant méconnaître
la situation singulière qui est faite à la Nouvelle-Grenade : si celte républi-
que laisse le désordre régner sur son territoire et ne peut parvenir à garan-
tir même la vie des voyageurs, on se plaint, non sans raison; si elle cherche
à se procurer des ressources pour avoir des moyens sufflsans d'action et de
surveillance, on ne se plaint pas moins vivement. Et c'est ainsi que, dans
une situation privilégiée, ces malheureux pays voient tout tourner contre
eux, parce qu'au lieu de s'organiser et de prendre possession d'eux-mêmes,
ils passent leur temps use déchirer, à dissiper les plus incomparables élé-
mens de richesse.
Il faudrait maintenant aller jusqu'au Paraguay pour assister à un autre
spectacle certainement assez curieux. Lu congrès extraordinaire avait été
convoqué pour élire un président à la place de M. Carlos Antonio Lopez, qui
avait exprimé l'intention d'abdiquer le pouvoir. On supposait à ce dernier
la pensée de transmettre son autorité à son fils, le général Solano Lopez;
mais dès la réunion du congrès une scène étrange s'est produite entre les
représentons du Paraguay et le chef de l'état. M. Carlos Antonio Lopez a
tout d'abord persisté à vouloir se démettre de ses fonctions. Malgré tout
cependant il a été réélu d'une voix unanime. Ce vote unanime n'a pu le
décider. Alors l'assemblée s'est tournée vers le fils du président, le général
Solano Lopez; mais celui-ci a obstinément refusé de se laisser élever à la
présidence. De guerre lasse enfin, l'assemblée n'a plus eu d'autre ressource
que de s'adresser une dernière fois à M. Carlos Antonio Lopez; et celui-ci a
fini, après toutes les péripéties électorales, par accepter le pouvoir pour
sept ans. Ainsi s'est terminée cette scène bizarre d'une élection au Paraguay.
CH. DE MAZADE.
V. de Mars.
DERNIERS TEMPS
L'EMPIRE D'OCCIDENT
I.
S1D01.VB APOLLINAIRE A ROME. — IN PRÉFET M: PRÉTOIRE DES GAULES.
1.
Après un interrègne de près de deux ans, pendant lequel l'empire
d'Occident sembla vouloir s'abîmer, Rome apprit enfin qu'elle avait
un empereur. Le Suève Ricimer, qui, sous le nom de patrice, gou-
vernait ou pour mieux dire opprimait l'Italie, venait de faire sa
paix avec l'empereur d'Orient, Léon. Anthémius fut le produit de
leur réconciliation. Parti de Constantinople avec une suite brillante
et une petite armée, cadeau fait à l'Occident par l'Orient, il débar-
qua le 12 avril de l'année 467 dans le port de Ravenne, où Ricimer
l'attendait. L'armée d'Italie, réunie par les soins du patrice, le pro-
clama empereur à son débarquement. Anthémius arrivait avec le titre
et le manteau de césar que Léon lui avait conférés à son départ
comme une recommandation au choix des Occidentaux et un signe
de l'unanimité rétablie entre les deux moitiés du monde romain, la
collation du titre d'auguste et l'investiture du manteau impérial du
premier degré étant réservées au peuple et au sénat de Rome, d'un
commun accord entre Ricimer et Léon. Ce retour à l'unité de l'em-
pire, à la paix intérieure, au gouvernement régulier, après tant de
TOUS IX. — 15 JUIN 1857. 46
722
REVUE DES DEUX MONDES.
bouleversemens et de princes successivement assassinés, semblait
avoir donné aux Italiens une seconde vie, et des transports de joie
éclataient de toutes parts. Le mariage prochain de Ricimer avec la
fille d'Anthémius, mariage désiré par les Romains dans un intérêt
politique, demandé par Léon, consenti par Anthémius, non pour-
tant sans beaucoup d'hésitations, promettait aux idées de concorde
et aux espérances de paix domestique un gage que l'on croyait
assuré.
Différentes causes, et en premier ordre une sorte de peste qui sé-
vissait avec assez de rigueur sur le centre et le midi de l'Italie, ar-
rêtèrent dans les murs de Ravenne Anthémius et la jeune fiancée
de Ricimer plus longtemps sans doute que celui-ci n'aurait souhaité,
plus longtemps surtout que ne voulaient les habitans de Rome, impa-
tiens de placer sur les épaules de leur césar le manteau d'auguste,
et sur la tète de sa fille le flammeum des nouvelles mariées. L'empe-
reur grec (c'est ainsi que beaucoup d'Occidentaux prirent l'habitude
de le désigner, les uns par une simple constatation de son origine
orientale, les autres dans une pensée d'hostilité ou de critique et
comme pour taire de cette qualification un titre à la défaveur de
l'Occident), l'empereur grec mit à profit ce loisir forcé en étudiant
un peu son empire. 11 se fit rendre compte des principales affaires
dont il aurait à s'occuper dès son début. Parmi les requêtes sou-
mises à sa décision, il s'en trouva une de la grande cité gauloise
des Arvernes, qui demandait l'autorisation d'envoyer un député à
l'empereur pour l'entretenir d'une affaire municipale grave et em-
brouillée, à ce qu'il parait, laquelle, déjà jugée en Gaule, était
portée en appel dans la métropole de l'empire, probablement de-
vant le conseil privé du prince. L'envoi des députations, ou, comme
disait la loi romaine, des légations adressées au gouvernement par
les provinces ou par les villes, devait être préalablement auto-
risé, soit afin d'épargner le temps de l'empereur, soit afin de
ménager l'argent des villes ou celui du trésor impérial, car ces
légations, transportées par les chevaux et les voitures de la course
publique et hébergées tout le long de la route aux frais de l'état,
ne laissaient pas d'être une charge sur laquelle une administration
économe faisait bien d'avoir les y eux. L'Auvergne désignait comme
son représentant dans cette mission Sidoine Apollinaire, Lyonnais
d'origine et de domicile, mais que son mariage avec une fille de
l'empereur Avitus avait comme naturalisé Arverne, et dont ses
nouveaux compatriotes ne manquaient point d'invoquer le patro-
nage chaque fois qu'un intérêt de quelque importance était en
jeu. Tout homme tant soit peu lettré, en Orient comme en Occi-
dent, connaissait au moins de nom le poète gaulois, en qui se résu-
DERNIERS TEMPS DE L EMPIRE D OCCIDENT. ' -o
niait à cette époque la gloire des lettres latines, et Anthémius crut
être agréable à la Gaule en honorant d'une distinction particulière le
plus célèbre de ses enfans. Non-seulement la requête des Arvernes
fut approuvée, mais un rescrit particulier invita le poète à se rendre
en droite ligne à Ravenne, sans attendre le départ de l'empereur pour
la ville de Rome.
Gaïus Sollius Àpollinaris Sidonius était alors dans tout l'éclat
d'une gloire littéraire mêlée à tous les événemens politiques de
son temps, et que rehaussait encore l'illustration de la naissance
et des dignités. Né à La on dans les rangs d'une noblesse (pie l'on
estimait la première des Gaules, fils et petit-fils de préfets du pré-
toire et de maîtres des milices, Sidoine avait reçu l'éducation des
jeunes Romains de sa classe. 11 avait étudié les lettres, plaidé au
barreau, porté les armes, parcouru la carrière des emplois civils;
mais une vocation naturelle le ramena toujours à la poésie, qui, tout
en satisfaisant le noble penchant de son àme, devint le marchepied
de sa fortune. Sa réputation d'homme d'esprit, de correspondant
épistolaire élégant et fin, de versificateur habile, était déjà bien éta-
blie en Gaule, lorsque Avitus, le personnage le plus important de
l'Auvergne, ou pour mieux dire de toute l'Aquitaine, lui accorda la
main de Papianilla, sa fille. Bientôt l'élévation inespérée du beau-
père, devenu empereur après le meurtre de Maxime, conduisit le
gendre, du petit théâtre où sa gloire littéraire était bornée, sur la
grande scène du forum romain. 11 y prononça le panégyrique d' Avi-
tus aux applaudissemens du peuple et du sénat, charmés de ses vers,
et Rome lui décerna l'insigne honneur d'une statue de bronze dans
la bibliothèque Llpienne, à côté de Glaudien, qu'il n'égalait assuré-
ment point malgré ses saillies spirituelles et son ingénieuse facilité.
Il fut dès-lors le panégyriste obligé des empereurs; ce fut un droit
que sembla réclamer la puissance, et que Sidoine ne sut jamais re-
fuser. En 458, non-seulement il chanta le vainqueur et le succes-
seur d' Avitus, Majorien, qui du moins était grand par le mérite et
par la clémence; il poussa l'oubli de lui-même jusqu'à louer Ricimer,
dont l'ingratitude et les noires trahisons avaient précipité la ruine
de sa famille. On le blâma, mais beaucoup pardonnèrent au besoin
qu'avait le poète de la faveur des puissans, à l'entraînement de sa
vanité, à la légèreté innée de son caractère. Au fond, Sidoine était
un homme droit, ami sincère de son pays, amoureux de la civilisa-
tion romaine, dont il était un des ornemens, et par instinct opposé
aux Barbares, qui lui apparaissaient comme un épouvantail pour la
civilisation, pour les lettres, pour l'orthodoxie chrétienne; cependant
son jour de force et de courage n'était pas venu : Sidoine Apolli-
naire ne devait arriver au vrai patriotisme que par la religion.
7"24 r.EVLE DES DEUX MONDES.
La réception du « sacré mandement (1) « (expression officielle
pour désigner la dépêche impériale) ne causa pas plus de joie à
Sidoine que d'orgueil à la ville de Lyon, sa patrie: chacun voulut
le voir, l'embrasser, lui souhaiter un bon voyage el un heureux re-
tour. Sur la route, ce fut la même chose. Ses amis, ses proches, l'at-
tendaient a chaque relais de la course publique, se disputant la
faveur de l'héberger et ne le laissant partir qu'à grand'peine. Cet
empressement lui fit perdre un temps précieux, qu'il dut regretta
plus tard. « J'allais bien lentement, dit-il dans la lettre où il lait lt
récit de ce voyage, non pas que les chevaux lussent rares, mais les
amis étaient trop nombreux (2). » Dans les Alpes, autres embarras,
autres délais: les routes se trouvèrent encombrées par une neige m
épaisse qu'il fallut j creuser des tranchées. Enfin il gagna les plaines
de la Ligurie, puis Pavie, où finissait la voie de terre et commençait
la voie fluviale. I n de ers bateaux, à la fois solides el légers, affectés
aux transports publics et qu'on appelait cursoriœ le prit à son bord,
et les eaux du Tessin le versèrent rapidement dans celles du Pô.
Le Gaulois traversait alors pour la première l'ois les plaines et les
fleuves de l'Italie septentrionale: tout était nouveauté, tout était en-
chantement pour lui. « L'Ëridan m'entraînait, écrivait-il quelques
mois plus tard a un de .ses amis de Lyon, lleronius, son confident
poétique et poète lui-même, et tout en voguant je contemplais ces
sœur.- de l'haéton aux larmes d'ambre que nous avions chantée- .-i
souvent la coupe en main: mais en les voyant je ne pus m'enipè-
cher de rire de nos folies. Je coupai à leur embouchure le Lambro
bourbeux. l'Adda azuré, l'Adige indomptable et le Mincio pares-
seux, fleuves dont les uns descendent des monts liguriens, les autres
des collines euganéennes. Mon œil tâchait de sonder au passag<
leurs gouffres profonds et de les suivre au loin sous les forêts de
chênes et d'érables qui bordent leurs lits. De toutes parts s'élevait un
doux concert d'oiseaux de rivière cachés sous des abris de roseaux,
et dont les innombrables nids, suspendus à la pointe des joncs, se
balançaient au moindre souille comme des édifices aériens (3;. Nous
arrivâmes bientôt à Crémone, cette fatale voisine dé Mantoue, dont
Tityre déplorait la proximité. A Brixillum, nous devions changer de
bateau; nos rameurs venètes nous quittèrent pour faire place aux
mariniers de la province émilienne. Nous ne fîmes qu'entrer et sortir,
car Ravenne nous appelait, Ravenne, où nous nous dirigeâmes en
droite ligne de toute la vitesse de nos rames. » Sidoine n'y trouva
(1) « Sacra mandata, sacri apices. » Sidon. Apoll., Epist., I, 5.
(2) « Moram vianti non veredorurn paucïtas, sed amicorum multitude- l'aciebat. »
(3) « Nunc in juncis pungeutibus, nunc et in scirpis enodibus, nidorum strues impo-
sita nutabat. » Sid. Apoll., Ibid.
DERNIERS TEMPS DE L'EMPIRE D'OCCIDENT. 725
plus l'empereur, parti pour Rome plus tôt que lui-même n'avait pensé,
soit que les ravages de la maladie se fussent ralentis dans le Latium,
soit que les autres obstacles qui semblaient devoir le retenir long-
temps eussent soudainement cessé. Avant de se remettre en route
pour la ville de Romulus, le poète gaulois eut tout le loisir de visi-
ter en détail celle d'Honorius et de Yalentinien III.
dette honteuse capitale des derniers césars, qui n'avaient rien
trouvé de mieux pour protéger l'établissement d'Auguste que les la-
gunes de l'Adriatique et les bourbiers du Pô, Ravenne, ne lui causa
que du dégoût. Son air malsain, les cloaques de ses canaux, d'où
s'exhalait au mouvement des rames et sous la perche des mariniers
une odeur empestée, ses maisons mal assurées sur un sol toujours
détrempé, son manque absolu d'eau potable, tout cela lui déplut
moins encore que les mœurs de ses habitans, cupides et dissolus.
l'amollissement de ses soldats, la licence de son clergé. Cette aver-
sion pour Ravenne ne le quitta plus, et il se venge du séjour qu'il
y lit malgré lui par des épigrammes qu'il rend le plus acérées po -
sible. Un Ravennate, originaire de Céseimes, nommé Candidianus,
lui ayant écrit, à quelque temps de là, qu'il le félicitait d'être à
Rome, où du moins il pouvait voir le soleil, spectacle curieux pour
un Lyonnais, Sidoine, prenant fait et cause pour sa chère ville de
Lyon, n'épargne dans sa réponse ni le mauvais plaisant, ni Cé-
sennes, ni surtout Ravenne, dont il fait le tableau le moins flatté.
En flagellant son ami Candidianus, il châtiait du même coup la pré-
tention surannée des Italiens, qui ne voulaient voir au-delà des
Alpes qu'une terre sauvage et des Barbares. « Tes félicitations, mon
cher Candidianus, lui écrit-il, sont bien saupoudrées de sarcasmes.
Tu te réjouis de ce que, devenu client de ton pays, j'aperçois enfin
le soleil, que nous connaissons à peine, nous autres buveurs des eaux
de la Saône, et là-dessus tu me reproches les brouillards où nous
vivons, pauvres Lyonnais, et notre joui-, dont les vapeurs matinales
se dissipent à peine en plein midi. Tu m'oses dire cela, toi Césennate,
dont la patrie est un four plutôt qu'une ville. Tu nous as montré du
reste quel cas tu fais de ses plaisirs en t' allant réfugier à Ravenne,
entre ces nuées de moucherons qui vous percent les oreilles et les gre-
nouilles vos concitoyennes, troupe bavarde et insolente qui mêle si
agréablement la danse à ses coassemens. Quelle ville ou plutôt quel
marais que ton domicile ! Toutes les lois de la nature y sont perver-
ties. Des murs flottans et des eaux immobiles, des tours qui marchent
et des navires à sec, des thermes à la glace et des maisons où l'on
brûle, voilà Ravenne. Les vivans y meurent de soif, et les morts j
nagent dans leurs fosses. Parlerai-je de ce qui s'y passe? Les voleurs
veillent et les magistrats dorment; les clercs font l'usure comme des
726 REVUE DES DEL'X MONDES.
Syriens, et les Syriens psalmodient connue des clercs; enfin les eu-
nuques y portent les armes, et les Barbares fédérés la plume. La
ville où tu as transporté tes lares domestiques a pu trouver un terri-
toire plus facilement qu'un peu de terre. Montre- toi donc plus clé-
ment envers ces innocens Transalpins, qui se contentent de jouir des
bienfaits de leur ciel et ne cherchent pas à s'en glorifier pour ra\ aler
les autres. Adieu. »
Il en sortit le plus tôt qu'il put pour prendre, à travers les monta-
gnes des Apennins, la route qui conduisait à Rome. La vue du Rubi-
con lui rappela son pays, il se souvint que ce petit fleuve avait été la
limite d'un grand état fondé en Italie par les Gaulois, qui partagèrent
pendant plusieurs siècles avec les races italiennes la domination des
villes de l'Adriatique. Arrivé sur le revers occidental de cette longue
chaîne, il se trouva gravement incommodé par l'air des marais delà
Toscane, qu'il qualifie de pestilentiel, el l'alternative de la chaleur du
jour et des froids du soir et du matin lui donna la fièvre. « La fièvre
s'acharne sur moi, et ne me laisse pas de relâche, écrivait-il à Iléro-
nius; une soif ardente me ravage jusque dans les retraites les plus
intimes du cœur, jusque dans la moelle de mes os qui bouillonne.
J'épuiserais, si j'en croyais mon désir, et le lac Fucin, et le Cli-
tumne, et l'Anio, et le Nar, et le Tibre, et tous les cours d'eau que
je traverse, » Quand il atteignit Rome, il était exténué et prêt, dit-il,
à rendre l'âme. N'ayant point le courage d'aller chercher un loge-
ment dans l'intérieur de la ville et sentant le besoin de se reposer,
il s'arrêta hors des portes, dans le faubourg qui touchait au mont
Vatican. Sidoine était sincèrement chrétien, en même temps qu'il
était avide d'émotions poétiques, et dès que sa faiblesse le lui per-
mit, il courut au tombeau des apôtres saint Pierre et saint Paul, le-
quel était situé, comme on sait, au pied de la montagne, et y pria
prosterné dans une sorte d'extase. Il nous raconte lui-même que,
pendant sa prière, il sentit une force vivifiante pénétrer de proche
en proche dans tous ses membres, et qu'il se releva guéri. Cette
petite scène nous peint au juste le poète gaulois, souvent léger et
sceptique dans la vie du monde, mais accessible comme chrétien
aux sentimens les plus profonds et à toute la puissance de l'exalta-
tion religieuse.
Sidoine comptait à Rome plus d'un ami; il avait connu, lors de
son premier voyage, sous le règne de l'empereur Avitus, plus d'un
haut personnage qui lui aurait ouvert son palais de marbre et se
serait fait un honneur de l'avoir pour hôte; mais il n'en vit aucun.
11 loua dans une auberge modeste un logement où il acheva sa con-
valescence. Rome semblait sens dessus dessous ; toutes les affaires
étaient suspendues, les administrations vaquaient, et le palais impé-
DERNIERS TEMPS DE L'EMPIRE D'OCCIDENT. 727
rial était inabordable : l'empereur Anthémius mariait sa fille au pa-
trice Ricimer, et les fêtes avaient déjà commencé. Le Transalpin,
comme il nous le dit lui-même, jugea à propos de se cacher jusqu'à
ce que toute cette agitation fût passée, partageant le temps des ré-
jouissances entre un repos dont sa santé avait besoin et une corres-
pondance qui nous est restée en partie.
II.
Ricimer, qui, depuis onze ans, tenait l'Italie et Rome sous sa
main, était né chez les Suèves d'Espagne, dans une des familles
privilégiées où ce peuple puisait ses rois; il avait eu pour mère une
fdle du roi visigoth \ allia, qui fixa en k 18 les bandes d'Alaric dans
l'Aquitaine, et sa sœur, mariée jadis à un chef burgonde, était mère
de Gondebaud, le plus intelligent et le plus puissant des quatre
rois de cette nation qu'on appelait en Gaule les (étr arques. Rici-
mer figurait donc au premier rang de cette aristocratie barbare
qui avait fait invasion dans la société romaine, que la politique et
les mœurs étaient forcées de reconnaître, et que la poésie latine
elle-même ne rougissait pas de célébrer à l'égal du vieux patri-
ciat étrusque ou sabin. En effet, ces mercenaires, suèves, goths,
huns, alains, vandales, qui venaient mettre leur sang au service
de Rome, apportaient avec lui sous les aigles toutes les préten-
tions vaniteuses qu'ils avaient pu nourrir dans leurs forêts, sous
leurs tentes de peaux. Lorsqu'ils étaient rois, fds de rois, chefs de
haut parage dans leur pays, ils imposaient leur importance au gou-
vernement romain pour la collation des grades ou des commande-
mens, et à mesure que l'élément barbare prit une place plus large
dans la composition des armées de l'empire, Rome dut compter da-
vantage avec ces généalogies étrangères.
Il finit même par exister au sein de la société romaine deux no-
blesses d'origine en quelque sorte opposée, mais marchant presque
de pair dans la considération publique, — l'une romaine, en posses-
sion des hautes charges administratives, et entrant rarement dans
l'armée : c'était la noblesse civile, celle de la paix: — l'autre bar-
bare, en possession des hauts emplois militaires et se glissant par eux
dans le sénat : c'était la noblesse de la guerre. Si les noms patriciens,
ceux des Sulpicius, des Anicius et des Gracques, résonnaient bien
aux oreilles du peuple de Rome et conduisaient rapidement ceux qui
les portaient aux charges de cour et aux préfectures du prétoire et
de la ville, l'armée, à qui ils n'étaient guère connus et qui voyait
habituellement des Rarbares à sa tète, n'imaginait pas de descen-
dance plus illustre pour un général que celle d'Alaric ou d'Attila. La
7"28 REVUE DES DEUX MONDES.
décadence des mœurs romaines par l'immixtion des Barbares en était
venue à ce point qu'un Romain de naissance, pour être estimé du
soldat, devait prendre des allures barbares. On semblait plus mili-
taire sous une peau de mouton que sous une cuirasse romaine, et
il fallut qu'une loi d'Honorius prohibât sous les peines d'amende et
de bannissement la honteuse usurpation du vêtement des Goths par
des Romains dans les murs de Rome. En Orient, c'étaient les Bar-
bares d'Asie qui donnaient le ton, et les jeunes élégans de Constan-
tinople adoptèrent le costume des Huns, leurs cheveux rasés, leur
lourde chaussure, qui gênait la marche et faisait chanceler d'un pied
sur l'autre, leur tunique flottante et à larges manches. Déjà à une
époque où l'empire était moins humilié, on avait vu Aétius aller
chercher dans une alliance barbare appui et protection pour sa for-
tune : il avait demandé et obtenu en mariage une Visigothe de sang
royal, hère Germaine dont l'histoire et la poésie nous parlent, qui
était sorcière comme Véléda, ambitieuse et cruelle comme Agrip-
pine, et rivalisait de hauteur avec les plus nobles matrones romaines.
Ce fut dans cette sorte de caste que Ricimer se trouva naturellement
placé à son début dans les armées de l'empire.
11 apprit la guerre sous ce même Aétius, à la grande école des
généraux de l'Occident, où il eut pour compagnons Égidius, Marcel-
linus et Majorien. Ricimer s'y lit remarquer par son intelligence et
son audace, mais aussi par son caractère ombrageux, dissimulé, fé-
roce même, incapable de souffrir ni supérieurs ni égaux. Lorsqu'à
la chute du maître, assassiné par la main de Valentinien, les élèves
se dispersèrent, les uns rejetant le service d'un prince si aveugle et
si lâche, les autres se rendant indépendans dans leurs provinces,
comme Égidius au nord des Gaules et Marcellinus en Dalmatie, le
Suève Ricimer, à qui l'honneur romain n'était pas si précieux, con-
tinua de servir l'empereur, qui paya bien sa fidélité. Du parti de
Valentinien il passa sans hésitation dans celui de Maxime, meur-
trier de Valentinien; puis il embrassa la cause de l'empereur gau-
lois \vitus, envoyé en Italie par les Visigoths. A chaque nouveau
règne correspondait pour lui une nouvelle faveur, et on le vit en
peu d'années comte, généralissime et patrice. Quelques faits d'armes
brillans en Sicile et en Corse contre les pirates vandales semblèrent
justifier, sinon expliquer l'engouement dont il était l'objet de la part
des princes, et au milieu des divisions de parti qui écartaient les
généraux romains, ce Rarbare parut un homme nécessaire. Il com-
mandait les troupes d'Italie lorsque Avitus, accumulant fautes sur
fautes, s'aliéna l'esprit du sénat et du peuple de Rome. Habile à
saisir l'occasion, le patrice fit révolter son armée, attaqua dans
Plaisance ce vieillard, peu fait pour les orages d'un pareil trône, le
DERNIERS TEMPS DE LEMPIRE d'oCCIDEM. 7-ÎV»
força d'abdiquer le principat, et mit à sa place Majorien. Alors se
révéla le plan de domination qu'avait médité Ricimer, et dans lequel
il persévéra avec une épouvantable constance. Ne pouvant, en sa
qualité de Barbare, aspirer au pouvoir impérial, il rêva le gouverne-
ment de l'empire par l'asservissement de l'empereur, et lorsqu'il lu
à son ancien compagnon d'armes Majorien le don inattendu de la
pourpre, il comptait bien que celui-ci ne la porterait que sous son
bon plaisir. Le grand cœur de Majorien se refusa à ce vil marché; il
voulut régner, il régna, il se rendit populaire, et Ricimer le fit tuer.
Ce meurtre fut suivi d'un interrègne de trois mois pendant les-
quels le Suève gouverna seul, se trniu a seul en face du sénat comme
puissance rivale et armée: puis il alla prendre on ne sait où, pour
le proclamer empereur, un Lucanien nommé Sévère, dont la bas-
sesse d'esprit et de condition semblait garantir la docilité. Pourtant
Ricimer se lassa de sa créature, et après un règne insignifiant de
moins de quatre années, le poison fit pour Sévère ce que l'épée avait
fait pour Majorien. L'interrègne recommença, et ce qui rendait la
situation plus critique, c'est que le lien d'unité était rompu entre
l'Occident et l'Orient, Ricimer ayant disposé du trône occidental
sans l'agrément de Léon, n'ayant manifesté depuis aucun souci de
de se rapprocher, et gardant au contraire \is-à-vis du gouverne-
ment de Constantinople une attitude d'arrogance et de défi : le Bar-
bare voulait isoler l'Italie pour la maîtriser plus facilement.
Ce berceau du monde romain présenta dès-lors un spectacle
étrange et terrible. Un Suève, chef suprême des troupes de l'em-
pire, composées par ses soins et dans son intérêt de Burgondes, de
Goths, de Suèves surtout, tenait sous sa main Rome et le sénat,
sans leur donner un prince et sans oser l'être. Cette armée romaine,
c'était la sienne, ou plutôt c'était son peuple (1). Il l'avait canton-
née autour de Milan, dans le voisinage des montagnes de Rhétie el
de Norique, d'où elle tirait ses recrues de Suèves danubiens, et de
là le descendant d'Arioviste, dictateur barbare de Rome, signifiait
ses volontés aux descendans de Jules-César, ou venait les exprimer
lui-même en plein sénat. Bien que magistrat romain et tenant de
Rome son autorité, il dédaignait de porter la toge ou la chlamyde,
préférant la toison de pourpre des chefs germains (2). Ce n'était
assurément pas la première fois que Rome avait vu à ses portes
un de ses généraux et une de ses armées suspendre les pouvoirs
réguliers de l'état et lui parler en maîtres; mais ce dictateur cou-
vert de peaux était un étranger, cette armée était un peuple barbare,
(1) « Proprio marte... » Sidon. Apollin., Panegyr. An l hem. , v. 35Î.
(2) « Pellitus. » Ennod., Vit. S. Epiphan., p. 340, edit. Schot.
730 REVL'E DES DEUX MONDES.
et le jour où le nouveau Sylla voudrait récompenser ses vétérans, la
conquête de l'Italie serait consommée. La dictature de Ricimer était
comme une dernière halte dans la marche incessante des nations bar-
bares, entre Stilicon et Odoacre.
Ou pourrait se demander pourquoi Ricimer ne confisquait pas
franchement pour lui-même cette souveraineté impériale qu'il prê-
tait aux autres à si haut prix, ou qu'il laissait vacante pour n'avoir
pas à la retirer, et, puisqu'il ne le faisait pas, quel sentiment géné-
reux ou quel préjugé était capable d'arrêter un pareil homme dans
la poursuite d'un pareil but? Les faits de l'histoire sont là pour ré-
pondre. Pendant cinq cents ans que dura l'empire d'Occident, au-
cun Barbare n'osa prétendre au trône impérial, si ce n'est en 235
le Goth Maximin, proclamé empereur dans une orgie de soldats en
révolte sur les bords du Rhin, après le meurtre d'Alexandre Sévère :
Encore ce triste produit de la rébellion, né dans une province ro-
maine, parmi des sujets romains, ne mit jamais le pied en Italie, ne
l'ut jamais reconnu par le sénat; niais dans les temps réguliers les
plus grands généraux de race barbare qui aient servi l'empire, Ar-
bogaste, Stilicon. \spar en Orient, quelle que fût leur passion de
dominer, n'élevèrent jamais leurs vœux jusque-là. Un sentiment
indéfinissable retenait le Barbare ambitieux prêt à franchir le der-
nier échelon : on eût dit que les fils des races vaincues tremblaient
encore devant cette pourpre romaine, signe de leur sujétion pendant
tant de siècles, et qu'ils craignaient de commettre un sacrilège en
y portant la main. Ils laissaient à des Romains le soin de l'avilir.
Comme l'interrègne créé par Ricimer se prolongeait de mois en
mois, que tout était suspendu dans l'administration des affaires pu-
bliques et privées, et que l'Italie n'entrevoyait point la fin de ses
souffrances, le sénat prit sur lui d'envoyer une députation à l'em-
pereur Léon pour négocier un retour à l'unité, rompue depuis bien-
tôt six: ans, et le prier de donner à l'Occident un empereur, puisque
Ricimer n'en trouvait point. Il y avait dans cette démarche quel-
que chose d'inaccoutumé, de hardi, un indice du réveil possible
de l'Italie : Ricimer ne s'y trompa point et se tint prudemment à
l'écart, sachant bien qu'après tout le nouvel empereur tomberait
sous son pouvoir, comme les autres, et que, quoi qu'on fit, il n'ar-
riverait rien que ce qui lui plairait. Au reste, le sénat se montra
publiquement plein de déférence et de respect pour sa personne;
l'empereur Léon parut avoir oublié ses anciens griefs, et le pa-
trice, traité en puissance égale au sénat lui-même, laissa la négo-
ciation suivre son cours sans essayer de la troubler. Quand Léon
proposa le choix d'Anthémius, Ricimer l'agréa. Il agréa de même et
avec une sorte d'empressement l'idée de son mariage avec la fille
DERNIERS TEMPS DE I.'eMPIRE D' OCCIDENT. "31
du futur empereur, soit qu'il fut flatté d'une alliance qui mêlerait
au sang des rois suèves et visigoths le vieux sang des césars orien-
taux, de qui la jeune fille descendait, soit que la position qu'on lui
livrait si près du trône calmât pour le moment ses ombrages. Qu'im-
portaient d'ailleurs des arrangemens secondaires qui ne changeaient
point le fond des choses? Ricimer savait qu'il était et resterait maître
en Occident.
Le candidat que l'empire d'Orient offrait à celui d'Occident n'était
pas dans le monde romain un mince personnage comme Sévère ou
un parvenu de mérite comme Majorien : on eût dit que Constanti-
nople, flattée de la déférence que Home lui témoignait, avait voulu
faire un choix digne de toutes deux. Anthemius, gendre d'empereur,
était lui-même de race impériale; sa famille, originaire de Galatie,
était alliée à celle du grand Constantin; un de ses ancêtres, Procope,
cousin de Julien, avait en 33(5 disputé le trône d'Orient à Valens;
son père et son aïeul tenaient le premier rang à la cour byzantine,
et lui-même dès sa jeunesse joignait assez de distinction personnelle
à son illustration et à sa fortune pour que le vieil et respectable em-
pereur Marcien lui accordât la main de sa fille. 11 fut dès-lors comme
le lieutenant de son beau-père, et à la mort de celui-ci il eût pu,
dit-on, lui succéder sans beaucoup d'effort, quoiqu'un parti puis-
sant se déclarât pour Léon: il préféra s'abstenir, et non-seulement il
ne combattit point son rival, mais il le servit généreusement. Ce bon
procédé établit entre eux une amitié sincère, et quand les députés
du sénat de Rome arrivèrent à Constantinople, Léon saisit avec bon-
heur l'occasion de rendre à son ancien protecteur service pour ser-
vice, ou du moins trône pour trône : il le proposa au choix des
Occidentaux.
Anthemius commandait alors la flotte orientale en croisière dans
la mer Egée, pour couvrir les cotes de la Grèce et de l'Asie contre
les déprédations de Genséric. La négociation marcha donc à son
insu, et lorsqu'il rentra dans Constantinople sur un ordre de Léon,
tout était arrangé, et il dépendait de lui d'être empereur. Son con-
sentement fut obtenu, à ce qu'il paraît, sans grande difficulté; mais
l'idée de donner sa fille en mariage à Ricimer le trouva moins obéis-
sant. Ce qu'on racontait des affaires d'Italie et du caractère du pa-
trice, sans effrayer l'homme d'état, confiant en lui-même et résolu
a faire face à la lutte, si la lutte se présentait, pouvait à juste titre
émouvoir le père. On peut croire aussi que la jeune Grecque, élevée
clans le palais de Constantinople, au milieu des délicatesses et des
adulations de l'Orient, n'envisageait pas sans répugnance cette union
avec a un Barbare vêtu de peaux, » comme si la fille et la petite-
lille du grand Théodose n'avaient pas subi un sort pareil, l'une en
732 REVUE DES DEUX MONDES.
épousant de son plein gré le Visigoth Ataûlf , l'autre en se résignant
à devenir la bru de Genséric. Il est vrai que Ricimer ne paraissait
point d'humeur à se laisser adoucir comme le roi des Goths par la
tendresse, et à prendre, aux genoux d'une belle Romaine, des leçons
de respect pour Rome et d'enthousiasme pour la civilisation. Quoi
qu'il en soit, \nthémius balança longtemps, et après son consente-
ment tardif il parlait encore de ce mariage comme d'un sacrifice que
lui avait arraché l'intérêt des Romains (l). Ces hésitations, ces pa-
roles, mal interprétées par un homme ombrageux, purent jeter de la
froideur entre le futur gendre et le beau-père.
Un grand projet de Léon se rattachait dans son esprit à L'éléva-
tion d'Anthémius et au rétablissement de l'unité romaine, le projet
de châtier Genséric, qui, maître absolu des mers de la Grèce et de
l'Italie, tenait les deux moitiés de l'empire en état de blocus, détrui-
sait leur commerce et promenait le ravage sur toutes leurs côtes.
affranchir la Grèce de la tyrannie des pirates vandales, les pour-
suivre dans leurs repaires, en Sardaigne, en Sicile, à Cartilage sur-
tout, brûler leurs vaisseaux dans leurs ports, les battre sur terre et
les chasser enfin d'Afrique, c'était un vœu que formait Léon, une idée
qu'il méditait depuis longtemps, mais à l'accomplissement desquels
il sentait bien qu'il devait renoncer sans l'union des deux empires et
la mise en commun de leurs armées et de leurs flottes. Anthémius,
qui dans cette alliance contre Genséric avait pour mission particu-
lière de venger les injures de Rome, s'y était engagé de grand cœur,
et le projet ne rencontrait d'ailleurs aucune opposition de la part de
Ricimer, ennemi personnel des Vandales et de leur roi. Tout allait
bien jusque-là; mais Léon, sous le prétexte de venir en aide à l'Italie,
épuisée de soldats, avait fait accompagner Anthémius par une divi-
sion de l'armée orientale bien dévouée à ses intérêts, et qui devait
servir d'auxiliaire aux Italiens dans les opérations delà guerre d'Afri-
que : toutefois, dans les circonstances où elle était envoyée, on au-
rait aisément pu la prendre pour une garde de sûreté, chargée de
veiller sur le prince grec au milieu des troupes d'Occident. Cette
mesure, prudente peut-être, avait un caractère de défiance qui dut
blesser Ricimer et ses soldats. Au reste, ces deux hommes semblaient
destinés à se froisser sans cesse par le seul contact de leurs carac-
tères. Ricimer en toutes choses était l'opposé d'Anthémius. Celui-ci,
vif, impétueux comme un enfant de l'Asie, s'emportait souvent sans
beaucoup de raison, et l'habitude d'être obéi l'avait rendu opiniâtre
dans ses avis; Ricimer discutait peu, ne se fâchait point, mais ne
(1) On peut consulter dans Ennodius la conversation qu'eut plus tard Anthémius
avec saint Épiphane. Vit. S. Epipfum., p. 339 et seqq., édit. Schot.
DERNIERS TEMPS DE L'EMPIRE D'OCCIDENT. 733
voyait jamais que sa volonté, quelle qu'elle fût, et ne souffrait point
qu'on en eût une autre. Lorsque plus tard leur mésintelligence
éclata au dehors, il ne désignait plus son beau-père que par le so-
briquet de G alate furieux , rejetant sur les défauts de ce caractère,
qu'il savait irriter à propos, tout ce qu'il préparait fatalement lui-
même dans le secret de ses desseins.
Les difficultés de toute sorte qui, pour un œil aussi exercé que
celui d'Anthémius, durent se révéler dès son arrivée à Ravenne, con-
coururent à l'y retenir et à retarder son départ pour Rome; mais,
contraint de céder aux appels réitérés du sénat et du peuple, à l'im-
patience de l'Italie, enfin à la nécessité de prendre un parti, il se
mit en route avant que la peste eût cessé complètement de sévir.
Rome l'accueillit comme un sauveur. Sa promotion au rang d'au-
guste eut lieu vers le commencement d'août, dans la plaine de Ron-
trote, à trois milles de la ville, au milieu d'un concours, immense de
peuple qui saluait de ses acclamations l'aurore du nouveau principat.
L'empressement affectueux dont il se vit l'objet dissipa dans l'esprit
d'Anthémius les inquiétudes du père en même temps que les pré-
occupations de l'empereur; il ne songea plus qu'à poursuh re sa for-
tune jusqu'au bout, et la cérémonie des noces succéda bientôt à celle
de l'intronisation. Sidoine Apollinaire arriva comme les fêtes du ma-
riage commençaient. « Aie voici en plein, écrivait-il à son ami Héro-
nius, dans les noces du patrice Ricimer, qui épouse la fille de notre
prince toujours auguste, espérance donnée à la sécurité publique.
Tu penses bien qu'au milieu de cette joie de chacun et de tout le
monde, des ordres, des classes, des individus, ton Transalpin a pré-
féré se cacher, et tandis qu'il trace pour toi ces lignes, il entend au
loin l'écho des vers fescennins qui font retentir de leur chant les
théâtres, les marchés, les prétoires, les places, les temples, les gym-
nases. Comme pour contraster avec tout ce fracas, les études se tai-
sent, les affaires se reposent, les juges sont muets, les audiences des
légations sont renvoyées indéfiniment; il n'y a plus de brigue d'au-
cune sorte, et les affaires sérieuses n'ont plus qu'à se promener parmi
les bouffonneries des histrions. Déjà la vierge a été livrée par son
père; l'époux a pris sa couronne, le consulaire sa robe palmée, les
compagnes de l'épouse la cyclade d'usage (1); le sénateur se pavane
sous sa toge, et le plébéien dépouille la vile casaque pour revêtir l'ha-
bit de fête. Néanmoins toute la pompe des noces n'a point fait ex-
plosion, car l'épousée doit encore passer de la maison du père dans
celle du mari. Quand la fête sera terminée, je te tiendrai au cou-
(I) « Jam cyclade pronuba, jam toga senator honoratur. » Sidon. Apoll., Epist. i,
S ad fin. — La cyclade était une robe arrondie par le bas et garnie d'un galon de pour-
pre : c'était le vêtement des matrones qui assistaient l'épousée le jour des noces.
73A REVUE DES DEl'X MOMIES.
ranl de mes travaux, si toutefois la fin de la solennité doit clore
aussi ces vacances très occupées de toute une ville. »
Le temps des affaires revint, et Sidoine fil ses visites. Il n'eut qu'à
se montrer pour retrouver de chauds amis ou de riches patrons qui
tinrent à honneur de le loger sous leur toit; il choisit entre toutes la
maison d'un ancien préfet de la ville, nommé Paulus, homme aussi
savant que respectable. C'était une bonne fortune pour Paulus d'a-
voir sous sa main le poète illustre dont il apercevait chaque jour la
statue sur le forum de Trajan, et dont il enviait sans doute la fa-
cile abondance; c'était un égal bonheur pour le Gaulois de pouvoir
s'entretenir avec son hôte de ses occupations favorites comme avec
un juge compétent, car Paulus lui-même était poète, ou du moins
s'efforçait de l'être. On était alors dans cette période d'extrême dé-
cadence où la littérature, après avoir passé de l'inspiration à l'art,
est descendue de l'art au métier. Une nouvelle rhétorique se crée; la
subtilité des pensées ne suffit plus; il faut la recherche du style, les
oppositions de mots, les contournemens sa\ animent agencés, les con-
sonnances, les expressions techniques, l'obscurité enfin; la littérature
n'est plus que le jargon de quelques adeptes. Sidoine Apollinaire
était expert en ce genre, mais il trouva son maître dans Paulus. L'un
lit payer, l'autre paya son hospitalité par un échange de jeux d'es-
prit, d'épigrammes, de vers et de prose sur tous les sujets. « Mon
hôte, disait Sidoine dans une de ses lettres à son confident Héro-
nius, est bien le premier homme du monde en tout genre de savoir
et d art. Bon Dieu, comme il sait glisser une énigme dans une pro-
tion, une figure de rhétorique dans un lieu commun, une coupe
savante dans un vers! Quel parfait mécanicien, et comme il fait
i vre de ses doigts (1)! » Cet habile homme était en même temps
un fort bon homme, qui se prit de goût pour Sidoine, et s'attacha
à rendre fructueux, pour l'Auvergne et pour lui, le séjour qu'il fai-
sait dans la ville éternelle. L'empereur, plongé dans les préoccu-
pations de son gouvernement, n'était plus abordable, et, suivant
toute apparence, il avait oublié l'affaire des Arvernes et le député
mandé par ses ordres à Ravenne. Paulus chercha une combinaison
qui pût lui rappeler l'un et l'autre, et obtenir à Sidoine une au-
dience impériale ardemment souhaitée par celui-ci. Il en parla à
qu elques familiers du palais d'Anthémius, qui étaient aussi ses amis,
et il s'organisa autour du Gaulois une petite conspiration innocente,
dans laquelle en définitive chacun devait trouver son compte, l'em-
p sreur comme le poète, et les protecteurs comme le protégé.
(1) «BoneDeus, quse ille propositionibus aenigmata, sententiis schemata, versilms
commata, digitis mechanemata facit! » Sidon. Apoll., Epis t. i, 9.
DERNIERS TEMPS DE L'EMPIRE D'OCCIDENT. "35
Quoique Paulus fût bien en cour, il ne manquait pas d'hommes
pour qui l'abord du palais était plus facile, et dont l'intervention, au
point de vue des affaires, serait plus efficace près du conseil privé
ou des bureaux de la chancellerie impériale. Après avoir passé en
revue avec Sidoine tous les membres du sénat, Paulus arrêta son
choix sur deux consulaires qui tenaient la tète de l'ordre illustre,
et, suivant son expression, étaient, dans le rang des dignitaires
civils, princes après le prince qui portait la pourpre. 11 introduisit
bientôt son ami près de ces deux personnages, qui mirent gracieu-
sement au service des affaires d'Auvergne et du député de cette
province leur immense crédit. Grâce à la familiarité qui s'établit
entre eux, et dont Sidoine fit la confidence à son correspondant
transalpin, nous pouvons nous représenter aujourd'hui deux types
curieux d'hommes politiques, pris dans cette Rome qui va périr,
qui se débattait si douloureusement sous l'étreinte d'un Barbare,
mais où la vie sociale marchait toujours comme le mouvement d'une
machine puissante montée pour des siècles par un bras vigoureux.
Ils se nommaient Gennadius Aviénus et Cécina Basilius. Le pre-
mier descendait de Valérius Gorvinus, le second de Décius, ou du
moins ils prétendaient en descendre, ce qu'on leur accordait assez
volontiers, car les peuples ne voient pas sans regret disparaître des
noms historiques dont la gloire se confond avec celle de la patrie.
Ge qui était plus incontestable que la généalogie d'Aviénus, c'était
l'honneur insigne que lui avait fait en 452 le sénat romain en l'en-
voyant, de compagnie avec le pape saint Léon, vers Attila, maître
de la Haute-Italie, pour détourner le roi des Huns de son projet
d'attaquer Rome. Basilius et lui, égaux en crédit, égaux en dignités,
attiraient également tous les regards, et l'on ne parlait jamais de l'un
sans penser aussitôt à l'autre. Tous deux étaient parvenus au con-
sulat, la distinction suprême et le faite des grandeurs. On notait ce-
pendant entre ces deux hommes, comparables pour la fortune, de
grandes différences de caractère et de considération. Le bonheur
a\ait été pour beaucoup dans la carrière d'Aviénus, le mérite dans
celle de son rival, et l'on disait malignement que les dignités étaient
accourues au-devant du premier avec un empressement plein de
grâce, tandis que le second les avait enlevées de force et tardive-
ment, mais toutes d'un seul coup. L'ne foule de cliens stationnait
aux portes de leurs maisons suivant l'ancien usage, et les précédait,
les flanquait, les suivait, dès qu'ils en avaient franchi le seuil; c'é-
tait comme une tribu, comme une armée qui leur faisait cortège à
travers la ville. Cependant des sentimens bien divers agitaient l'un et
l'autre camp; les cliens d'Aviénus n'avaient dans leur patron qu'une
confiance timide, ceux de Basilius croyaient fermement en lui. En-
736 REVUE DES DEUX MONDES.
touré de fils, de gendres et de frères qu'il poussait de son mieux,
Aviénus rendait au favoritisme ce qu'il en avait reçu; niais le soin
réclamé par ses candidats domestiques ne lui laissait plus assez de
temps ni de crédit pour s'occuper efficacement des autres. 11 pro-
mettait beaucoup et tenait peu. Basilius, tout entier à ses protégés,
guettait l'occasion de les servir et ne la manquait pas : aussi préfé-
rait-on la clientèle des Décius à celle des Con inus. Tous deux d'ail-
leurs étaient facilement accessibles, affables et sans faste. Près
d' Aviénus, on obtenait sans trop de peine une familiarité protec-
trice; pus de Basilius, une protection réelle. Sidoine, après avoir
étudié les deux caractères et pesé la double situation, fit son choix
en homme sensé : il rendit au descendant de Yalerius Corvinus les
hommages d'un homme du monde et porta ses affaires chez basilius.
Un jour que ce sénateur et lui parcouraient les pièces jointes à la
requête des \rvernes, et dissertaient sur les chances favorables ou
contraires il' une affaire qui présentait beaucoup de difficultés, Basi-
lius s'interrompit tout à coup : « Voici, dit-il, les calendes de jan-
vier qui approchent, et notre prince va prendre son consulat d' avè-
nement. Allons, mon cher Sollius, à l'ouvrage! Si intéressant que
soit tout ce i';itias dont VOUS \ous êtes chargé, il faut le quitter pour
quelques instans; il faut réveiller la vieille muse en faveur du nou-
veau consul, je l'exige de vous, mon ami. Malgré le peu de temps
qui vous reste encore pour vous préparer, prenez en main voir.
lyre et rendez-nous des sons, ne fussent-ils que tumultuaires. Je
vous promets pour cela bon accueil près du prince, bonnes dis-
positions chez les autres, et je me charge du succès. Croyez-en
mon expérience, cher Sollius, ce petit jeu peut devenir au fond très
sérieux (1). » Basilius, en protecteur avisé, faisait sa cour à l'em-
pereur en même temps qu'il servait son client : il procurait aux dé-
buts du nouveau règne un éclat littéraire qui n'avait pas manque ;>
ceux d'Avitus et de Majorien; il fournissait enfin à Anthémius l'oc-
casion ou le prétexte de verser sur un enfant de la Gaule quelque
faveur extraordinaire qui glorifierait en même temps ce pays, et,
pensait-il, la requête des Arvernes ne s'en trouverait pas plus mal.
Sidoine comprit tout cela d'un mot et se mit au travail. Son hôte ap-
plaudit aune résolution qu'il avait sans doute préparée; sans doute
aussi il aida le poète de sa critique et de ses conseils, et les salles de
la maison de Paulus retentirent nuit et jour de la cadence des hexa-
mètres et du fracas des coupes à effet.
(1) « Si quid experte credis, multa tibi séria hoc ludo promovebuntur. » Sidoii. Apoll.,
Epist., \, 9.
UEUMERS TEMPS DE L EMPIRE D'OCCIDENT. 737
III.
Le consulat gardait encore, au milieu de la décrépitude de Rome,
quelque chose de ses splendeurs originelles. C'était toujours la su-
prême magistrature devant laquelle s'inclinait jusqu'à la puissance,
des césars, car les empereurs populaires se faisaient gloire de suivre
à pied la litière des nouveaux consuls lors de leur entrée en charge :
Julien et Théodose avaient donné cet exemple. Malheureusement les
honneurs du consulat ne duraient qu'un jour; le lendemain, tout ren-
trait dans l'ordre que des nécessités successives et fatales avaient im-
posé au monde romain. Ainsi réduite à la valeur d'un pur cérémonial
et d'un hommage offert au passé, l'entrée en charge des magistrats
consulaires mettait encore en émoi tous les habitans de Rome. Au
matin des calendes de janvier, dès que le crépuscule commençait à
paraître, grands ou petits sortaient de leurs maisons pour aller sa-
luer dans la sienne l'heureux personnage qui devait attacher son
nom à la nouvelle année. Les sénateurs s'y rendaient en corps, vêtus
de la toge et précédés de licteurs qui écartaient avec leurs faisceaux
la foule, déjà nombreuse dans les rues et sur les places; les soldats
partaient de leurs casernes en longues files, sans armes ni insignes
militaires, mais costumés de larges robes blanches, dont le bord, re-
levé et rejeté sur l'épaule gauche, s'attachait par derrière à une cein-
ture; les hommes qualifiés étalaient les marques de leur rang, la plèbe
ses plus belles parures. I ne litière de six ou huit porteurs à casa-
ques bariolées stationnait près de la demeure du consul, pour le con-
duire aux diverses stations qu'il devait parcourir avec son cortège.
La première était le Capitole, où s'accomplissait la cérémonie de
l'inauguration; de là il passait à la curie, où le sénat siégeait quel-
ques instans sous sa présidence, puis au grand Forum, où il haran-
guait le peuple du haut des rostres. Au forum de Trajan, il pro-
cédait à quelques affranchissemens d'esclaves par la formule du
soufflet, et la journée se terminait soit au théâtre, soit au cirque,
où le consul payait sa bienvenue par des représentations somp-
tueuses qui souvent dérangeaient sa fortune. Tel était le cérémonial
usité encore au ve siècle. Quand le prince daignait être consul, l'en-
trée en charge tirait un éclat tout particulier des panégyriques en
vers et en prose qui s'y prononçaient, de l'allluence du cortège, de la
magnificence du palais où l'on venait saluer le nouveau magistrat.
enfin du site même où s'élevait ce palais.
La demeure des césars, bâtie par Auguste et agrandie par ses suc-
cesseurs, occupait, comme on sait, le sommet du mont Palatin, et
TOME IT. *'
738
REVUE DES DEUX MONDES.
de ses portiques de marbre la vue pouvait embrasser toute la ville de
Rome. En face et à l'orient, l'œil rencontrait d'abord la roche Tar-
péienne et le Capitule; au-dessous, dans la dépression de la vallée,
les quatre forums de Trajan, d'Auguste, de César et de la républi-
que, celui-ci reconnaissable aux proues de navires qui garnissaient
sa tribune; à droite, l'amphithéâtre de Titus, dressant au-dessus des
Ilots de maisons sa masse imposante; à gauche, le Grand-Cirque,
l'aqueduc et les oaumachies de Néron; de tous côtés, des théâtres,
des temples, des jardins, des thermes, vastes comme des provinces (1),
et dans le lointain la ligne de murailles crénelées qui dessinait le
cours du Tibre. Les poètes chantèrent fréquemment ce magnifique
spectacle comme une des pompes réservées au consulat des césars.
« Que cet aspect a de majesté! s'écriait Claudien, célébrant en /i()/i
le sixième consulat d'Honorius. Cette foule de temples rangés en
cercle autour du palais ne semblent-ils pas autant de postes avancés
qui protègent La demeure du prince?... Contemplez là-bas l'or ciselé
des portes du Capitole et sous les auti ls de Jupiter Tonnant les géans
suspendus à la roche Tarpéienne. Aux faites superbes de ces temples
qui usurpent les plaines de l'air, un peuple de statues semble s'; ^i-
ter dans les nuages. Que de colonnes rostrales tapissées de l'airain
des vaisseaux! que d'arcs de triomphe chargés des dépouilles des
nations! Quels travaux audacieux la main de l'homme a jetés sur ces
montagnes, comme pour dominer la nature! Partout le reflet de l'or
éblouit les regards, et son scintillement continuel fatigue nos pau-
pières tremblantes. »
Bien des choses s'étaient passées depuis le jour où Claudien récitait
ces vers, et il eût à peine reconnu cette Rome qu'il peignait si res-
plendissante. La reine du monde avait été saccagée deux fois; ses
richesses étaient dispersées; l'or ne brillait plus sur ses monumens,
dépouillés par les Barbares; le Capitole même avait perdu la moitié de
son toit de bronze doré, enlevée par Genséric et conduite triompha-
lement à Carthage. Ce peuple de statues descendu de ses bases gisait
mutilé dans tous les recoins de Rome; une partie reposait au fond
des mers de Lybie, car le roi vandale, à son départ, en avait chargé
un vaisseau que la tempête engloutit en chemin. On ne voyait plus
au loin que débris de maisons, toits effondrés, amphithéâtres percés
de brèches, colonnes noircies par la fumée; partout s'apercevait la
trace des incendies allumés par les Goths, réveillés par les Vandales.
Le palais impérial lui-même présentait sur ses marbres plus d'un
signe de dévastation. Les églises seules avaient été respectées, et la
croix brillait sans insulte. Au couchant du mont Palatin, sur le pla-
(1) « In ruodum provinciarum. » Ammian. Marcellin., 1. xvi.
DERNIERS TEMPS DE L'EMPIRE d'oCCIDENT. 739
teau du Cœlius, la basilique de Latran s'élevait intacte au-dessus de
ces ruines, comme le Capitole d'une Rome nouvelle contre laquelle
les Barbares ne prévaudraient point. Ces marques de l'abaissement
de la patrie contristèrent sans doute plus d'un cœur romain, lors-
qu'au matin du 1er janvier 4(58 le sénat et le peuple se pressaient
sous le péristyle du palais pour saluer Anthémius consul. Un autre
spectacle non moins douloureux les attendait au dedans, — Ricimer
partageant avec Anthémius les hommages de Rome.
Ce fut dans une des salles du palais, en présence de l' empereur,
du sénat et des plus illustres citoyens, que Sidoine Apollinaire, in-
troduit par ses patrons, prononça le panégyrique qu'il avait com-
posé. On sait que ce genre d'ouvrage, lorsqu'il était en vers, con-
sistait à encadrer dans une allégorie mythologique, autour de l'éloge
du héros, des descriptions de lieux, de peuples, de batailles, des
tableaux de mœurs, des digressions historiques ou philosophiques,
en un mot tous les hors -d' œuvre élégans dont un talent facile et
harmonieux pouvait couvrir la nudité du sujet. La poésie latine nous
a laissé à cet égard, dans les panégyriques de Claudien, des mo-
dèles parfaits, que l'on admirait et imitait au ve siècle. Sans doute,
au point de vue du goût, une saine critique littéraire condamne ce
genre de composition, vide et guindé, qui n'échappe à la froideur
que par une inspiration factice, ou à la platitude que par l'emphase,
et qu'un grand talent fait seul tolérer; mais l'histoire n'a pas le droit
de se montrer si sévère. Une grande partie de ce que nous savons sur
les mœurs du ve siècle nous a été fournie par les panégyriques. C'est
là surtout que nous pouvons étudier le côté bai baie de l'histoire ro-
maine, si l'on me permet une si bizarre alliance de mots. En effet,
le panégyriste, obligé de parler du temps présent à ses contempo-
rains, est véridique même quand il travaille à ne pas l'être, et ses ré-
ticences sont quelquefois une révélation. A ce titre, Claudien est un
historien précieux pour l'étude de son temps. Je dirai la même chose
de Sidoine Apollinaire, inférieur en talent à Claudien, mais mêlé plus
que lui aux affaires publiques, et par là plus digne encore d'être
écouté. Or, des trois panégyriques composés par le poète lyon-
nais, aucun ne présente plus d'intérêt historique que celui d" Anthé-
mius; aucun ne fut prononcé dans des circonstances générales plus
importantes pour le monde romain. Envisagé de cette façon, le pané-
gyrique d' Anthémius n'est peut-être pas le trait le moins saillant du
tableau que j'essaie de retracer ici.
Pour bien comprendre ce poème, il faut se mettre au point de vue
de l'auditoire auquel il était destiné. Ce que cette foule venait fêter
dans la personne d' Anthémius, c'était le retour à l'unité du monde
romain, représenté en Occident par ['empereur grec, et dont le ma-
740 REVUE DES DEl X MONDES.
riage de Ricimer semblaitle gage. Cette pensée était au fond de toutes
les espérances, au fond de toutes les joies; on la retrouve aussi dans
le panégyrique, et non-seulement elle en forme pour ainsi dire l'in-
spiration dominante, mais elle s'y produit sous un aspect très (Mi-
lieux historiquement, sur lequel j'appellerai un moment l'attention.
Rome n'avait jamais aimé Constantinople , en qui elle s'obstinait
à voir une rivale plutôt qu'une lille. Les peuples dépendans de ces
deux métropoles transformèrent ces rivalités de villes en rivalités
d'empires, et le fier sénat du Capitule n'épargna longtemps ni sa co-
lère ni son dédain au sénat grec, qui l'avait dépouillé d'une moitié
de ses conquêtes. La jalousie se tourna en humiliation amère pour
l'Occident, lorsque celui-ci, entamé sur toutes ses frontières, sévit
décliner rapidement, tandis que son rival, favorisé par une situation
meilleure et mieux gouverné peut-être, restait paisible et florissant.
Rome put même se plaindre que dans plus d'une circonstance Con-
stantinople s'était garantie «les invasions qui la menaçaient en les dé-
tournant sur l'Italie. Cette secrète désaffection des peuples avait per-
mis à Ricimer d'opérer entre les deux gouvernemens une séparation
effective, sans que Rome s'en préoccupât beaucoup. Cependant les
malheurs qui suivirent cette rupture de l'unité, l'insolente tyrannie
«1rs Suèves, l' empoisonnement de Sévère après le meurtre de Majo-
rien, l'impossibilité de trouver un empereur aux conditions qu'y
mettait le dictateur, ramenèrent l'Italie au sentiment de sa vraie si-
tuation. Rome tourna ses regards autour d'elle, et son isolement
l'épouvanta. Ce fut alors que le sénat lit près de l'empereur d'Orient
cette démarche qui lui valut Anthémius, démarche grave, insolite,
douloureuse pour l'orgueil des Occidentaux, car elle contenait l'aveu
de leur faiblesse, elle proclamait l'impuissance de Rome à se gou-
verner elle -même. Enfin, la fausse honte surmontée, on n'avait eu
qu'à se féliciter de ce qu'on avait fait : la lille s'était montrée secou-
rable à sa mère; elle lui donnait un empereur, une armée; elle s'al-
liait avec elle pour la destruction de Genséric; elle voulait enfin con-
quérir jusqu'à Ricimer lui-même à la concorde en l'attachant par un
lien d'affection au raffermissement du monde romain. Voilà ce qui
ressortait des derniers événemens, ce que tout le monde sentait et
disait, et ce que nous retrouvons sous des formes tantôt allégori-
ques, tantôt parfaitement nettes, dans les vers de Sidoine Apollinaire.
L'intention se révèle dès le début par cette apostrophe à Constan-
tinople :
« Salut, s'écrie le poète, salut appui des sceptres, reine de l'Orient, Rome
de ton univers! Tu n'es plus seulement pour le Romain des contrées de l'aurore
le siège vénéré de son gouvernement; ton prix est bien plus grand aujour-
DERNIERS TEMPS DE L'EMPIRE D'OCCIDENT. 741
d'hui : en nous donnant pour prince un de tes fils, tu t'es rendue chère à tout
le peuple de Quirinus, tu es vraiment la mère de l'empire. La terre qui te
porte soutient aussi le Rhodope et l'Hémus, terre de Thrace fertile en héros!
Là le froid endurcit les hommes. C'est un berceau de neige qui reçoit l'en-
fant à sa naissance; c'est la glace qui raffermit ses membres délicats. A peine
connaît-il la mamelle de sa mère; la veine d'un coursier le nourrit; il y suce
au lieu de lait un sang fortifiant, et avec ce sang la passion de la guerre...
\insi croissent les en fans de Mars!
« Mais toi qu'environnnent, comme une double ceinture, les mers de l'Eu-
rope et de l'Asie, tu participes à l'un et à l'autre climat, et le souffle glace
des aquilons de Thrace s'adoucit sur ta plage aux tièdes haleines que t'en-
voie Chalcédoine. Cependant Suse tremble à ton nom, et le Perse, fils d'Aché-
menès, prosterné et suppliant, abaisse devant toi le croissant de sa tiare.
L'Indien, à la chevelure humide de parfums, travaille pour t'embellir; il dés-
arme à ton profit la gueule de ses nourrissons farouches pour en tirer l'ivoire
recourbé, et l'éléphant déshonoré va porter ses défenses en tribut aux rives
du Bosphore. En vain ton peuple se déploie dans une vaste enceinte de mu-
railles, il y est encore trop à l'étroit, et il a fallu qu'un môle immense lui
ouvrît une voie sur la mer : les flots repoussés au loin mugissent contre une
terre qu'ils ne connaissaient pas Thétis d'un côté t'ouvre des ports et te
sert de défense, de l'autre une contrée fertile t'entoure de ses moissons.
Ville heureuse, qui es entrée en partage des triomphes de Rome! Nous ne
nous en plaignons plus. Que l'empire reste ainsi divise!- : les plateaux de la
balance se font équilibre; tu les as rendus égaux en prenant nos poids!... »
Anthémius, né à Constantinople, y avait passé son enfance : le
poète part de là pour nous décrire avec détail l'éducation d'un noble
romain d'Orient au v« siècle. Ce morceau est très intéressant au
point de vue de l'histoire; il nous donne rémunération des auteurs
qu' Anthémius avait étudiés, ou plutôt était censé avoir étudiés, pour
devenir, comme il était, un parfait Romain de Byzance. Nous \ voyons
qu'un jeune Byzantin de haute classe était tenu de savoir le latin
tout aussi bien que le grec, et que malgré sa propension naturelle
à étudier les lettres grecques, qui lui fournissaient d'ailleurs les
grands modèles de l'art, son éducation politique le portait de préfé-
rence vers la littérature latine, l'histoire de Rome étant devenue celle
du monde entier. Ainsi les historiens que Sidoine suppose avoir été
placés dans les mains d' Anthémius enfant ne sont ni Hérodote, ni
Thucydide, ni Xénophon, mais Salluste, Tite-Live et Tacite : « Ta-
cite, qu'on ne peut nommer sans éloge, » ajoute le poète. L'orateur
par excellence pour cet élève qui parlait grec, ce n'est pas Démos-
thènes, mais Cicéron; le poète, c'est Virgile, chantre de César et
d'Énée, et Sidoine lui associe Plaute, en qui circule la vieille sève la-
tine; ses critiques sont Quintilien et Varron. La littérature grecque
est réservée pour l'étude de la philosophie, qu'elle embrasse d'ail-
7/|2 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs tout entière; les chefs d'école sont mentionnés par le poète
l'un après l'autre, et cette revue lui inspire parfois des traits d'une
mâle vigueur : « L'âme de Socrate, dit-il, revit dans le Phédon, on
l'\ voit méprisant des fers auxquels elle va échapper. La mort elle-
même tremble devant le glorieux coupable, et le bourreau qui lui
tend le poison pâlit en contemplant sa sérénité. »
Au sortir des écoles, Ànthémius fait ses premières armes sous la
direction de son père, puis il épouse la fille de l'empereur Marcien;
alors les grands commandemens lui arrivent, et avec eux les occa-
sions de se signaler. Il combat les Goths près du Danube, les Huns
dans un vallon de la Thrace, où les bandes d'Hormidac sont dé-
truites. Cette guerre procure au panégyriste une occasion de nous
peindre les Huns, et il en use sans discrétion; mais je passe rapi-
dement sur tout cela pour arriver aux affaires d'Occident, la partie
délicate de l'ouvrage, celle qui répondait aux préoccupations de l'as-
semblée, et qu'attendaient sans doute avec impatience et l'empereur
et le sénat, et Ricimer lui-même.
Wan1 d'aborder ce sujel difficile, le poète se recueille; il sent le
besoin d'invoquer Apollon et les Muses. Plus les événemens de ce
monde sont graves, plus leurs causes sont voilées; plus nous devons
nous adresser aux immortels pour en connaître le secret : « Apollon,
s'écrie-t-il, assiste-moi, monte ta lyre!... Et vous, vierges de Casta-
lie, apprenez-moi quelle divinité nous a envoyé Anthémius, et par
quelle m\ stérieuse influence l'union refleurit entre deux empires que
la discorde avait séparés!... » Disons d'abord que ces formules de
mystagogue païen se reproduisent plusieurs fois dans le poème de
Sidoine, entièrement composé sur un plan mythologique, et où il se-
rait impossible de distinguer la main d'un chrétien. Pourtant ce
chrétien était sincère, il croyait avoir été guéri de la fièvre quatre
mois auparavant par une fervente prière au tombeau des apôtres, et
le temps n'était pas éloigné où il devait porter lui-même avec gloire
et sainteté le pallium des évêques. Ajoutons que cet emploi des for-
mules païennes, considérées comme lieu commun poétique, pouvait
bien n'être pas aussi innocent alors qu'il l'est de nos jours, qu'au
v" siècle il répondait à des croyances encore vivaces non-seulement
dans le peuple, mais dans les hautes classes de la société, et que
beaucoup de membres du sénat de Rome étaient ouvertement ou se-
crètement polythéistes. La poésie officielle, en dépit du changement
de religion, restait païenne, et faisait résonner aux oreilles des em-
pereurs chrétiens, dans les cérémonies de l'état, des paroles que
partout ailleurs les lois eussent punies comme des blasphèmes. Elle
faisait profession publique d'un culte dont les temples étaient inter-
dits. Le polythéisme, condamné par les lois et de plus en plus chassé
DERNIERS TEMPS DE L'EMPIRE D'OCCIDENT. ~4S
des mœurs, conservait un dernier sanctuaire dans les formules de
l'école. .
Après avoir ainsi recouru aux vieux oracles, éclairé par eux, le
poète commence. Sévère, dit-il, cédant aux lois de la nature (n'ou-
blions pas qu'il parlait devant Ricimer), venait d'augmenter le nom-
bre des dieux. A cette nouvelle, l'Italie alarmée quitte les sommets
de l'Apennin, où elle réside, et se dirige vers les grottes verdoyantes
au fond desquelles le Tibre, couronné de mousse et de roseaux,
épanche ses premières ondes. L'Italie que nous dépeint Sidoine
n'est plus cette mère jeune et puissante du cygne de Mantoue : Ma-
gna parens frugum... magna virûm! Les années et les douleurs 1 ont
affaiblie : elle marche à pas lents, sans casque et sans cuirasse, le
bras appuyé sur un orme couronné de pampres, son bâton de vieil-
lesse; mais jusque dans sa décrépitude l'Italie est toujours féconde.
L'abondance la suit; partout où elle pose le pied, la terre se couvre
de fruits et de fleurs, le vin coule par ruisseaux. A son aspect, le
Tibre étonné laisse tomber sa rame et son urne; il veut parler, mais
elle le prévient et lui adresse ces mots :
« Je vi.us réclamer ton assistance, lui dit-elle. Que mes intérêts soient les
tiens! Le chef qui nous gouvernait n'est plus : hâte-toi, va trouver Rome, en-
gage-la par tes prières, par tes pleurs, s'il le faut, à suivre désormais de
meilleurs conseils. Dis-lui qu'elle se délasse enfin de cet orgueil fastueux qui
nous perd, qu'elle daigne se faire aimer davantage. Apprends-lui quels se-
cours elle doit implorer, dans quelle partie de l'univers elle doit chercher
un chef. Tous ceux qu'elle a pris dans mon hémisphère ont vu la fortune
de l'empire crouler sous eux! Qu'elle s'adresse aujourd'hui à l'Orient !
« Combien d'ennemis m'assiègent de toutes parts! D'un côté, le V andaleme
presse et revient chaque année nous rendre les maux que nous fîmes jadis à
Carthage. Par un bizarre renversement des choses, le Caucase, transplante
sous le ciel de Lybie, sert aujourd'hui d'instrument aux fureurs de cette ville
jalouse. Sans doute Ricimer est là, mais il est seul... L'invincible Ricimer,
chargé de toutes nos destinées, repousse lui seul et avec des troupes qui sont
à lui les pirates errans dans nos campagnes; mais à peine les a-t-il chasses,
qu'ils reviennent : maîtres d'éviter le combat, ils le rendent éternel, et, fu-
gitifs, ils semblent poursuivre leur vainqueur. Comment souffrir un ennemi
qui nous refuse à la fois la paix et la guerre? Car, ne nous abusons point, il
ne traitera jamais avec Ricimer, qu'il abhorre, et si tu veux connaître les
raisons de sa haine, écoute-moi.
« L'orgueilleux Genséric fait sonner bien haut le nom d'un père incertain :
la seule chose certaine, c'est qu'il est né d'une femme esclave; or, pour se
trouver le fils d'un roi, il faut qu'il proclame l'adultère de sa mère. De la
vient sa noire jalousie contre Ricimer : il lui envie sa naissance, parce que
deux royaumes l'appellent à régner, les Suèves du côté de son père, les
Goths du côté de sa mère. Il se souvient aussi que dans les veines du guer-
rier qui me défend coule le sang de Vallia, ce roi fameux, terreur des Van-
REyUE DES DEUX MONDES.
mtt dans* LTh r''r''"S ^ Ahli,1S' C6lUi qui Ieur infli»ea «» si n* *M*
> I. ns 1, > champs de Tartesse, et couvrit de leurs cadavres les roches
i, ' d V I ''""""U'"' a"X anCienDeS dér0Utes' le P*ate -»— it-il ou-
■ son desastre récent près d'Agrigente, quand Ricimer lui prouva qu'il
mment le petit-fils de ce roi goth qui ne vit jamais que S dos de
Vau.alesJU ;=e de Ricimer égale i nos veu* celle de «arcellus, | 5
sur' aoÏf^ÏÏÏÏ ï 'm"""'' "T*" '"^ CeS Barbares' »5rêts à faire ir™P«°n
( n on „,,,. . , i 0strogoth se contiem encoreen pan c,estP
a , , le ppan] u c farouche ^ ^^ ^ 4
!. ; ' ' ,Ta;"- E1 "uand "« Perpétuel, le Vandale, et son compa-
n • , ' S; " ;";"'S r Pll,er' me déchirer J™*» <^ * entrailles, qui
»•' rangées Ces! lui. Pourtant Ricimer n'est qu'un homme; seul il peut
etarder mes malheurs, il ne saurait les conjurer. linons faut un pic
armé qai ne commande pas la guerre, mais qui la fasse, qui marche lui-
même devan ses étendards, et qui, , s rendant nos anciens droits, nous
donne les flottes que nous n'avons plus depuis longtemps, et fasse régner
notre pavillon où Ton ne connaîl plus que celui des Barbares. »
Ce discours, placé dans La bouche de la déesse, contient un tableau
^ct de la situation de l'Occident. Le poète met à nu ce qu'ilyade
plus sensible, de plus irritable dans la politique de ce temps et il
ne cramt pas d'j toucher; chacune de ses paroles est un trait qui
porte. Il proclame au uom de l'Italie ee qu'elle attend du nouveau
prince; il lui enseigne son devoir, et ce devoir, c'est de régner en
maître, de ne voir près de lui que des sujets, de restituer a l'empire
ses armées qui ont cesse de |,,i appartenir, de ne point laisser à des
mains étrangères le soin de porter l'aigle romaine devant l'ennemi
Presses al empereur en présence de Ricimer, de tels conseils ne
manquaient point de courage, quelles que fussent d'ailleurs les flat-
teries dont le poète savait les envelopper pour adoucir le dictateur
Que demandaient-ils en effet, sinon la fin de la dictature? Ce mor-
ceau nous signale encore un des dangers de cette immixtion de rois
barbares aux affaires de l'empire, qu'ils prenaient insolemment pour
champ clos dans leurs querelles. Enfin Rome v reçoit, pour sa du-
reté et son orgueil, des leçons d'une juste sévérité, a Consulte les
temps, lui dit le poète, laisse là ton faste hors de saison; retiens les
lambeaux de ton empire qui s'en va; retiens les deux moitiés du
monde romain qui se séparent; sache te faire aimer! » C'était le cri
de tout 1 Occident.
Le dieu du Tibre va donc trouver le génie de la ville éternelle: la
déesse Rome, dea Borna, reposait au milieu de ses vieux symboles,
Mars, les jumeaux Romulus et Rémus, la louve Ilia; elle entend de
la bouche du ileuve, son vassal, les conseils que lui adresse l'Italie
bon cœur s émeut; couvrant d'un casque sa tète chargée de tours et
DERNIERS TEMPS DE L'EMPIRE d' OCCIDENT. 745
revêtant sa cuirasse, elle s'élance dans l'air qui la transporte aux
rivages de l'Océan-Indien. Là, dans un palais de cristal et d'or, au
milieu des (leurs et des parfums, siège, sur un trône de pourpre, la
lampe du jour à la main, l'Aurore, génie de l'empire d'Orient. A l'as-
pect de Rome, l'épouse de Tithon s'effraie; mais Rome la rassure par
des paroles mêlées de douceur et de reproche, car la démarche
semble douloureuse au cœur de la déesse.
« Ne crains rien, lui dit-elle, ce n'est pas la guerre qui m'amène ici; je ne
viens ni emprisonner l'Araxe sous mes ponts, ni faire boire aux soldats ita-
liens les eaux du Gange. Artaxarte avec ses campagnes peuplées de tigres,
le royaume de Porus, l'Hydaspe et Bactres, et les remparts de Sémiramis ne
trembleront point au bruit de mes clairons; je n'ambitionne point le palais
des Arsacides, et ne veux point donner le mot d'ordre aux portes de Ctési-
phon. Cet hémisphère ne m'appartient plus, je te l'ai cédé; mais aussi n'ai-je
pas mérité par là que tu protèges ma vieillesse?
« Le pays que bornent le Tigre et l'Euphrate est aujourd'hui ton patri-
moine : il fut jadis le mien, je l'avais payé du sang de Crassus. Tu possèdes
l'Arménie et le Pont : demande à Sylla ce qu'ils m'ont coûté. Te parlerai-je
de la mer Egée, de ses îles et de ses rivages? Tu règnes sur la Crète, que
Métellus m'a conquise; sur la Cilicie, que me soumit le grand Pompée; sur
les Isaures et les Syriens, domptés par Servilius avec l'épée de mes légions.
Crédule que j'étais, j'ai transporté à ton profit le testament d'Attale! Je t'ai
abandonné l'antique Étolie et l'Épire, et les campagnes arrosées par l'Aché-
loiis; tu dictes des lois à l'Illyrie et à la Macédoine, et les descendans de Paul-
Émile vivent encore dans mes murs! L'Egypte t'ouvre ses greniers comme
si tu avais gagné la victoire d'Actium; la Judée t'obéit comme si Vespasien
et Titus avaient été tes généraux. Et puisque tu domines la terre des Doriens,
et l'Achaïe, et l'isthme heureux qui sépare les deux mers de la Grèce, ra-
conte-moi, je te prie, quel Mummius byzantin t'a donné Corinthe! Tu es riche,
et tu vois affluer dans tes ports les marchandises de l'île de Chypre, conquête
des Catons : je suis pauvre, et n'ai gardé des Catons que leur gloire.
« Mais laissons de côté le passé et ses regrets : si tu veux assoupir nos
vieilles querelles, accorde-moi Anthémius. Qu'il règne sur mon univers,
comme Léon sur le tien! Que le divin Marcien, dont l'astre brille aujourd'hui
dans les cieux, contemple sa fille Euphémie revêtue de la pourpre qu'ont
portée ses ancêtres! Fais plus, et qu'une alliance privée raffermisse l'al-
liance publique! Que Ricimer devienne le gendre de mon empereur! Leur
noblesse est pareille, et si la vierge de Byzance est de sang royal, le défen-
seur de l'Italie l'est aussi. Consens à cet hy menée, l'Afrique recouvrée sera
la dot »
Alors l'épouse de Tithon fait entendre ces courtes paroles : « 0 nia
mère, le sacrifice que tu me demandes est grand ! Mais prends, em-
mène avec toi ce chef dont l'assistance m'était si chère; seulement
montre-toi plus douce envers moi, et tenons mieux les rênes du
7/|(i REVUE DES DEUX MONDES.
gouvernement on ne les séparant plus! » C'était la moralité du poème
et celle de la situation.
Les deux déesses se donnent la main; Antbémius devient empe-
reur d'Occident, Ricimer épouse sa fille, et de grands préparatifs
d'armes vont effrayer Genséric dans Garthage. « 0 prince, ajoute le
poète en terminant, je renvoie à une prochaine époque la suite de
mes chants. Quand tu seras consul pour la troisième fois et que ton
gendre le sera pour la seconde, mon audace croissant avec vos suc-
cès, je dirai en quel nombre sont tes vaisseaux et tes soldats, et
tout ce que tu auras accompli de grandes choses, et en combien
peu de temps. » Vœux superflus! ce chant devait être le dernier du
poète, et le sort ne réservait point à son héros un troisième con-
sulat.
C'est ainsi que le député de la cité gauloise des Arvemes se trouva
mêlé par hasard à une des dernières catastrophes de l'empire d'Oc-
cident. Les conseils, les encouragemens, les leçons qu'il adressait
aux Romains sous une enveloppe mythologique, furent accueillis
avec faveur. On applaudit aux beaux vers dont le poème brille par
intervalle; on applaudit peut-être davantage aux mauvais, qui cha-
touillaient le faux goût du siècle. Le succès dut être bien grand près
de l'empereur et près du sénat, puisque le jour même Anthémius
consul signait un rescrit qui nommait Sidoine Apollinaire préfet de
Rome.
IV.
Sa préfecture ne présenta rien de remarquable qu'un incident de
nature grave, à la vérité, et qui compromit un instant sa respon-
sabilité de magistrat. Les arrivages de blé ayant manqué à raison
des hostilités ouvertes entre les flottes romaine et vandale, la gêne
des subsistances se fit sentir dans la ville; déjà la multitude s'agitait,
et la peur gagna Sidoine : « Je tremble que la faim du peuple romain
n'éclate par quelque tonnerre sous les voûtes de l'amphithéâtre,
écrivait-il à un de ses amis, et que la disette publique ne soit attri-
buée au malheur de mon administration. » On voit qu'il s'agissait là
de sa gloire et peut-être de sa vie : les élémens vinrent à son se-
cours. Cinq transports sortis de Blindes avec un chargement de blé
et de miel, ayant franchi sans obstacle le détroit de Sicile, furent
amenés par les vents du côté d'Ostie. Sidoine, averti à temps, dé-
pêcha un homme de confiance pour mettre la main sur ces bâtimens
et leur faire remonter le cours du Tibre : l'apparition des navires
calma l'effervescence populaire. L'alimentation de Rome était deve-
nue le soin principal et presque unique des préfets de la ville dans
DERNIERS TEMPS DE L EMPIRE D OCCIDENT.
747
ces derniers temps, et ce soin ne leur permettait pas toujours de dor-
mir en paix. Symmaque nous raconte que, durant sa préfecture, il
faisait le guet du haut des collines du Tibre, pour apercevoir le pre-
mier les bienheureux navires qui devaient tirer ses administrés d'une
disette, et lui d'une mortelle inquiétude. Si les difficultés étaient déjà
grandes du temps de Symmaque, elles le devinrent bien davantage
lorsque Genséric eut enlevé au peuple romain le premier de ses gre-
niers, Carthage, et que ses flottes purent bloquer le second, Alexan-
drie.
Quant à l'affaire pour laquelle Sidoine était venu en Italie, et dont
il ne parle plus dans ses lettres, on peut croire qu'elle se termina
comme il l'avait souhaité. Le crédit d'un préfet de Rome valait bien
à cet égard le patronage de Gennadius ou la science de Cécina. Gé-
néreux et expansif comme un poète, Sidoine s'empressa de mettre sa
nouvelle fortune au service de ses compatriotes transalpins, et non-
seulement il secondait leur ambition quand ils en montraient, mais
il les aiguillonnait, il les poussait à briguer des charges publiques,
persuadé que la patrie gauloise trouverait son compte dans l'acti-
vité et dans le succès de ses enfans. 11 pensait aussi, non sans raison,
qu'une des plaies de ce siècle, c'était le découragement ou la non-
chalance des gens de bien, qui laissait le champ libre aux intrigues
des aventuriers politiques.
Sidoine avait en Gaule un ami de jeunesse nommé Eutropius, qui,
dégoûté du spectacle du monde, était allé s'enterrer dans un coin
de sa province, où il partageait son temps entre la culture de ses
domaines (il était du reste fort riche) et l'étude du philosophe Plo-
tin. Pendant une partie du jour, Eutropius menait la vie d'un vrai
paysan, labourant, semant, fauchant de ses mains, et pendant l'autre
celle d'un sophiste, ce qui ne l'empêchait pas d'étaler dans sa de-
meure rustique une galerie d'images représentant ses aïeux, tous
gens titrés et honorés à leur époque des plus hautes dignités de l'em-
pire. Sidoine blâmait cette vie, qu'il traitait de lâche: il écrivit de
Rome à Eutropius pour le gourmander, le tirer de sa torpeur et
l'appeler vers lui. Oubliant le goût des vieux Romains pour la char-
rue, il demande à son ami s'il croit honorer cette galerie d'images,
toutes vêtues de la toge des sénateurs, en se faisant le compagnon
de ses bouviers, ou bien si ces hommes sévères, dont l'activité avait
servi l'état aux dépens de leur repos, n'auraient pas flétri son oisi-
veté philosophique, ou plutôt sa paresse et son abandon de la patrie.
k Allons! ajoute-t-il, secoue-moi ce sommeil déshonorant pour ton
nom; viens t'enrôler à mes côtés dans la milice palatine, et joins-moi
une préfecture à la philosophie! C'est un dicton de nos provinces
qu'une bonne année dépend encore plus d'un bon magistrat que
748 REVUE DES DLl\ MONDE.-.
d'à. il- bonne récolte : voilà pourquoi je te désire. N'as-tu pas honte
n'avoir aperçu qu'une fois dans ta jeunesse Rome, le domicili
des lois, le gymnase des lettres, le centre des dignités, la tète du
ide, la patrie de la liberté, — Rome, notre ville à tous, et la seul<
dans l'univers qui ne tienne pour étrangers que les Rarbares et les
aves? » Le- aiguillons du poète tirèrent le philosophe de sa soli-
tude : il vinl à Rome, oublia Plotin, s'enrôla, comme disait, son ami,
dans la milice palatine, devint fonctionnaire, et donna un bon et
• préfel au prétoire d sa Gaules. Quant à Sidoine, sorti de charge
a I expiration de l'année /|08, il reçut d'Anthémius le titre de pa-
trice, titre simplement honorifique dans ce cas, mais qui était pour
un Romain de ce temps le couronnement de toutes les dignil
e 468 vit naître en (laide une affaire très-grave,
étrangère à Sid tine, mais à laquelle il vint se mêler fort inconsidé-
lent. Cette -rande préfecture avait à sa tète en ce moment un
Gaulois nomme \rvandus, qui l'avait administrée déjà une première
lois pendant quatre années .1 avec une sorte de popularité, et q
Ricimer avait replace sur son siège lors du dernier interrègne, soil
pour être île à la province, soil pour -e délivrer de toute in-
quiétude à cet égard, pi n.-ant avoir l'ait choix d'un homme habile et
expérimenté. 1 ne telle laveur mit le comble à la présomption, déjà
fort gr; ode, d'Arvandus; il se crut un de ces personnages avec les-
quel ■ les gouvernemens -ont obligés de compter dans les temps diffi-
ciles, et il afficha très haut son importance. C'était un homme d'une
légèreté incroyable, facile dan- ses relations, mais sans sûreté, pro-
ie de parole.- qu'il se souciait peu de tenir et d'un argent qui ne
lui appartenait pas, du reste infatué de lui-même et traitant avec un
hautain mépris les conseillers et les conseils. Déjà criblé de dettes
pendant sa première prélecture, il s'abîma tout a fait dans celle-ci, ne
s' épargna^ aucune folle dépense, bientôt une armée de créanciers
fondit sur lui, le harcelant sans relâche et mettant pour ainsi dire le
prétoire des Gaules en état de blocus. Le préfet chercha d'abord a
les apaiser au moyen de quelque- détournemens de deniers: puis,
les dépenses continuant, les exactions se multiplièrent et s'étendirent
atout. Vrvandus comptait sur la préoccupation actuelle des esprits
et sur les catastrophes à venir pour dérober aux yeux ses méfaits,
ou leur assurer l'impunité. Le scandale de ses dilapidations devint
bientôt si criant, qu'au défaut de l'autorité centrale les notables de la
province commencèrent à se consulter pour dresser contre Arvandùs
une accusation de péculat. Sur ces entrefaites, le gouvernement ro-
(1) Au moment de son procès, Arvandùs avait été préfet cinq ans en cumulant
deux préfectures. « Privilegiis geminae praefecturae quam per quinquennium repetitis
fascibus rexerat, exauguratus. » Sid. Apoll. Epist. i. 7.
DERNIERS TEMPS 1)E L'EMPIRE DOCCIDENT.
749
main se constitue, Anthémius arrive d'Orient, et le préfet des Gaules
se voit menacé d'un jugement criminel, ou tout au moins d'une dis-
grâce.
Dans cette situation, Awandus prêta l'oreille aux insinuations qui,
de la part du roi des Visigoths, Euric, et de ses ministres, assiégeaient
incessamment la fidélité des fonctionnaires romains, grands ou pe-
tits. Les allées et venues de certains personnages suspects d'intel-
ligence avec les Barbares ayant alarmé les bons citoyens, on observa
le préfet, on épia toutes ses démarches, et un jour on parvint à inter-
cepter une lettre sans signature, mais écrite au nom d'An andus de la
main de son secrétaire el destinée au roi des Goths. Dans cotte pièce,
remplie d'excitations à la guerre, le correspondant d'Euric lui conseil-
lait d'abord de ne point reconnaître l'empereur grec (c'est ainsi qu'il
désignait tothémius, récemment débarqué), puis de lui déclarer la
:rre. 11 lui démontrait aussi la nécessité de tomber axant tout sur
le petit état breton armoricain, en qui la domination romaine trou-
vait un auxiliaire utile el dévoué. Enfin il s'efforçait de prouver a
un homme qui ne rêvait que conquêtes et invasion de la Gaule
qu'en toute sécurité de conscience et d'après le droit des nations, d
pouvait ce pays, quand il lui plairait, avec le peuple i
Burgondes. D'autres avis, d'une audace non moins criminelle,
naient compléter ceux-ci, provocations dangereuses, capables non-
seulement d'aiguillonner la cupidité d'un roi belliqueux, tel qu'étail
celui de Toulouse, mais de lever les scrupules du Barbare le plus dé-
bonnaire. La lettre interceptée resta secrète entre les mains de 1 1
qui la possédaient jusqu'à ce que le moment fût venu d'en faire
usage, de sorte qu'Arvandus put supposer ou qu'elle était perdue
pour tout le monde, ou qu'elle était arrivée à son adresse.
I ne province mécontente de ses magistrats, fut-ce son gouvernem
ou président, fut-ce même le préfet du prétoire, pouvait les mettre
en accusation et les poursuivre au siège du gouvernement romain,
de\ant les tribunaux institues pour connaître des crimes public.-.
C'était l'assemblée représentative de la province, le conseil provin-
cial. comme on l'appelait, qui prononçait, après examen, la mise en
accusation du fonctionnaire; puis une deputation choisie parle con-
seil se rendait à Rome pour soutenir devant le tribunal compétent
les dires de la province, articuler les preuves, assurer le châtiment
du magistrat prévaricateur. Une constitution d'Honorius, rendue
en 411, avait réglé la composition et la tenue du conseil des sept
provinces gauloises, qui siégeait dans la métropole d'Arles, et rem-
plaçait l'assemblée générale des trois Gaules depuis que le territoire
transalpin avait été démembré par les Barbares. Soit que l'époque
fixée pour sa session ordinaire et annuelle fût arrivée, soit que le gou-
"50 REVUE DES DEUX MONDES.
vernement central, à la demande des notables habitans, eût accordé
une session extraordinaire, le conseil des sept provinces se réunit dans
la métropole d'Arles, à l'effet d'examiner la conduite d'Arvandus. Les
faits de péculat étaient patens, nombreux, ses accusateurs avaient
les mains pleines de pièces d'une évidence irrécusable : Arvandus fut
donc décrété d'accusation par un vote unanime; mais rétonnement
l'ut grand lorsque quelques membres du conseil produisirent la lettre
interceptée, où chacun put reconnaître par ses yeux l'écriture du
secrétaire du préfet. On s'écria de toutes parts qu'il y avait là tra-
hison infâme et crime de lèse-majesté, et que ce second chef d'accu-
sation devait être joint au premier. On fit venir le secrétaire, qui
confessa sans hésiter que la lettre avait été écrite de sa main, mais
sous la dictée de son maître. Aussitôt un décret de double accusa-
tion fut rendu pour crime de péculat et crime de lèse-majesté; mais
on s'engagea par serment à garder le silence sur le second grief dans
la crainte qu* Arvandus, se voyant découvert, ne se sauvât chez les Vi-
sigoths : le même silence fut imposé au secrétaire sous les menaces
les plus terribles. Cela fait, on nomma, pour porter le décret à Rome
et soutenir l'accusation devant lesjuges, trois citoyens notables entre
tous, Tonantius Ferréolus, de Lyon, ancien préfet du prétoire des
Gaules, l'Arverne Thaumastus, de la famille Avita et parent de Si-
doine Apollinaire, et Pétronius, d'Arles, qui passait pour un juris-
consulte consommé. Arvandus, qui crut jusqu'au bout qu'il ne
s'agissait que d'une action de péculat, qui pensait d'ailleurs s'être
mis à couvert de toutes les preuves, manifestait à peine quelques
inquiétudes, quand il se vit arrêter et embarquer pour l'Italie sous
la garde de ses propres soldats.
Le préfet des Gaules, tant sa légèreté était grande, ne réfléchit
pas un seul moment sur sa situation. Tout le long de la route, on
l'entendit plaisanter sur lui-même et sur ses accusateurs, et la tra-
versée, très souvent orageuse des bouches du Rhône aux côtes de
la Toscane, s'étant passée sans accident, il répétait à tout propos :
« Doutez-vous maintenant de mon innocence, quand vous voyez les
élémens s'apaiser en ma faveur et m'obéir comme des esclaves? »
\ son entrée dans Rome, on le remit à la garde de Flavius Asellus,
comte des largesses sacrées, et, en considération de sa dignité, le
Capitule lui fut assigné pour prison. 11 attendit là fort doucement
et en pleine quiétude d'esprit que les députés gaulois arrivassent à
leur tour dans la métropole impériale : ils ne tardèrent pas beau-
coup, et après les visites et les préliminaires d'usage le procès s'in-
struisit devant un tribunal de dix membres, chargé alors de con-
naître des accusations capitales contre les sénateurs.
C'était dans les premiers mois de l'année 4(59, et Sidoine, sorti de
DERNIERS TEMPS DE l/ EMPIRE D'OCCIDENT. 751
sa préfecture, n'avait pas encore quitté Rome. Il avait connu Arvan-
dus au-delà des Alpes, et faisait profession d'amitié pour lui. La
double accusation sous le poids de laquelle le magistrat gaulois
était amené en Italie, l'ardeur extrême que manifestaient les pro-
vinces transalpines, le choix de leur députation, où figuraient des
personnages considérables, amis ou païens de Sidoine, tout cela
semblait conseiller à l' ex-préfet de Rome non pas de renier son ami,
mais de mettre la plus grande réserve dans sa conduite entre l'accu-
sateur et l'accusé. Cette réserve était simple et naturelle de la part
d'un homme honnête que devaient révolter les crimes dont on char-
geait Arvandus; mais Sidoine, vaniteux et inconséquent, vit surtout
dans ce procès l'occasion de jouer un rôle et de montrer son cré-
dit. « Arvandus est mon ami, se disait-il, et je prouverai que Sidoine
dans la prospérité n'abandonne point ses amis malheureux. » Sous
l'empire de ce sentiment plus orgueilleux que tendre, il se pro-
clama le patron d'Arvandus et se crut un héros. Le pire de tout
cela, c'est qu'il ne se faisait pas d'illusion sur la probité de son
ami, dont il qualifie l'administration de dévastatrice. « Je me dois à
moi-même de lui rester fidèle, » répétait-il à tout venant, et il ajou-
tait par une flatterie déguisée sous un faux semblant de liberté :
k Je montrerai que sous un bon prince on peut aimer un accusé de
lèse-majesté et le dire. » Du moins eùt-il pu ne se faire ni le conseil
de l'accusé, ni le révélateur de la partie secrète de l'accusation, ni
l'instigateur d'un mensonge, mais il ne sut s'abstenir de rien. De
compagnie avec un certain Auxanius, jurisconsulte de Rome et qui
paraît avoir été l'un des conseils d'Arvandus, il alla trouver l'ancien
préfet des Gaules et l'entretint de cette lettre interceptée dont l'ac-
cusation ne parlait qu'avec mystère, se proposant d'en faire usage
à l'improviste, pour surprendre l'accusé et l'accabler de son propre
aveu. C'était en effet là le plan de Ferréolus et de ses deux collè-
gues, la lettre ainsi que les circonstances qui l'avaient fait tomber
entre leurs mains étant tenues sous un profond secret, afin d'agir
instantanément et énergiquement sur l'accusé et sur les juges. On
se bornait à dire qu'il y avait dans cette lettre une accusation de
lèse-majesté portée par Arvandus contre lui-même, et que les juris-
consultes qui l'avaient vue regardaient la condamnation comme
assurée. Auxanius et Sidoine n'en savaient pas davantage. « arvan-
dus, lui disaient-ils, écoute-nous : prends bien garde au piège qu'on
veut te tendre; abstiens-toi de tout aveu, quel qu'il soit. Le silence
et une dénégation absolue peuvent seuls te sauver. » Cette prudence
n'était point du goût d'Arvandus. Tantôt souriant de pitié, tantôt
s'emportant contre ses amis avec une colère dédaigneuse : « Lais-
sez-moi, s'écriait-il, épargnez-moi de si lâches avis; hommes dégé-
"52 REVUE DES DEL'X MONDES.
nérés, indignes de pères qui se sont illustrés dans les affaires, lais-
sez-moi les miennes, où vous n'entendez rien : vous n'êtes que de
vils procureurs. \r\ andus a pour lui sa conscience, et cela lui suffit.
11 permettra peut-être à ses avocats de plaider sur les prétendus faits
de concussion; quant à l'accusation de lèse-majesté, il la réserve
pour lui et ne s'en inquiète guère. » Tel fut le succès de la démarche
de Sidoine, juste récompense de sa vaniteuse sollicitude. 11 sortit
de la demeure d' Vrvandus triste et humilié, comme un médecin qui
voulait sauver un fou et que le fou a jeté à la porte : c'est lui-même
qui nous fournit cette comparaison.
Une coutume des temps républicains, conservée malgré de si nom-
breuses révolutions, voulait que les accusateurs d'un magistrat, les
députés d'une province pillée, d'une ville blessée dans son honneur ou
dans son intérêt, se présentassent à Rome dans un attirail fait pour
exciter la pitié, et visitassent ainsi leurs juges et les hauts fonction-
naires dont le patronage pouvait les servir. La députation gauloise
eut soin de se conformer à l'usage : on la voyait traverser les rues
et les places en habit de deuil, la chevelure négligée, le \isage
triste et sévère, attirant sur elle par l'humilité de son maintien la
commisération ou du moins la sympathie publique. Arvandus au
contraire affichait à tous les regards une impudente sécurité. Mis
en liberté provisoire, il semblait avoir pris domicile au Forum: c'esl
là qu'on l'apercevait chaque jour, vêtu d'une robe blanche élégam-
ment drapée, courant à droite et à gauche, échangeant des saints.
interpellant les passans, et provoquant tout le premier les félici-
tations sur son acquittement prochain. Parfois il interrompait sa
promenade pour entrer dans les boutiques qui garnissaient la place,
marchandait des bijoux, faisait déployer des étoffes de soie, donnait
son avis sur quelque belle pièce d'orfèvrerie, touchait à tout, con-
trôlait, estimait tout, et, entremêlant son dialogue de déclamations
contre les temps et les lois, se plaignait des juges, du sénat, du
prince lui-même, qui ne prenait point souci de le venger avant de
l'avoir entendu.
Cependant arrive le jour du procès, et dans la curie, transformée
en cour de justice, les décemvirs prennent place sur leur tribunal, le
sénat étant au grand complet. Bientôt on appelle les parties : l'ac-
cusé et ses défenseurs devaient être introduits dans la salle par un
côté, les accusateurs par l'autre. Arvandus s'élance le premier, et
se présente avec un front rayonnant, bien peigné, bien poncé, tan-
dis que les trois Gaulois, à moitié vêtus de noir et le visage triste et
pâle, attendaient modestement l'huissier des décemvirs. Avant l'ou-
verture de l'audience, on autorise ceux des comparans qui étaient
de rang préfectoral à prendre place sur les bancs. Aussitôt Arvandus,
DERNIERS TEMPS DE L'EMPIRE D'OCCIDENT. 753
montant précipitamment les degrés, court avec une effronterie mal-
adroite s'asseoir presque au milieu de ses juges; Ferréolus au con-
traire, bien que l'égal d'Arvandus en dignité, va se ranger avec ses
deux collègues à l'extrémité des derniers bancs, faisant voir par là
que, s'ils étaient sénateurs, ils n'oubliaient point pour cela leur rôle
d'accusateurs et de députés : tout le monde applaudit à leur sage
réserve. Sur ces entrefaites, les débats sont ouverts, et les députés
debout exposent l'objet de leur mission; ils lisent d'abord le décret
provincial qui les institue, passent à l'énumération des griefs, spé-
cifient les faits de péculat, articulent les preuves, et arrivent enfin
à la lettre qui était le coup secret de l'accusation. La lecture en est
à peine commencée, qu'An andus s'écrie brusquement et sans pro-
vocation que c'est lui qui l'a dictée. « Cela est de toute évidence,
répondent les députés, c'est Arvandus qui a dicté cette lettre in-
fâme. » Lui, comme frappé de vertige, demande quel crime con-
tiennent ces pages, et répète deux ou trois fois qu'elles sont bien
de lui. « 0 juges, dit alors un des accusateurs en élevant la voix,
vous entendez l'aveu du coupable; il se reconnaît criminel de lèse-
majesté. » Cette scène parut faire sur les juges une profonde im-
pression. La lecture de la lettre ayant été achevée, on cita les textes
de lois qui définissaient le crime de lèse-majesté, qui en préci-
saient les circonstances, qui en établissaient les peines. Ce fut alors
qu' Arvandus se repentit, mais trop tard, de sa loquacité inquali-
fiable; il pâlit en entendant la loi comme à la découverte d'une chose
nouvelle et inattendue. Ce préfet du prétoire des Gaules, vieilli
dans les honneurs, ignorait à ce point le droit de son pays, qu'il
croyait l'application des lois de lèse-majesté bornée aux attentats
contre le prince et à l'usurpation de la pourpre. Le commentaire de
Ferréolus ou de Pétronius le tira de son erreur, son enivrement se
dissipa; toute cette poussière de futilité et de confiance en soi-même
tomba pour ne laisser voir qu'un abattement misérable. 11 deman-
dait grâce, il suppliait, et les bras étendus vers l'assemblée il con-
jurait tout le monde de l'épargner. C'était un triste spectacle que
celui de cet homme couvert d'or et de soie, de ce suppliant si soi-
gneusement paré, qu'attendaient la prison publique et pour le moins
les latomies et les ergastules d'esclaves. Les décemvirs prirent du
temps pour délibérer et prononcer le jugement. Toute audition de
témoins devenait inutile par la reconnaissance de la lettre; le crime
«'■tait constant, il entraînait la peine de mort, et la mort fut décrétée.
L n sénatus-consulte, rendu sur la proposition de Tibère, accor-
dait au condamné à la peine capitale un délai de dix jours entre
l'arrêt et l'exécution; ce délai avait été successivement étendu à
trente : c'était un bénéfice que tout condamné pouvait invoquer, et
TOME IX. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'Arvandus réclama du fond de sa prison. Ces trente jours d'at-
tente fuient pour lui une longue et cruelle torture qui lui mettait
sous les yeux jusque dans ses rêves le croc, les gémonies, le lacet et
l'horrible figure du bourreau (1). Ici encore Sidoine Apollinaire vint
à son secours. Soit mécontentement de l'indocilité de son ami, soit
plutôt vergogne de jouer devant le sénat le rôle de patron d'un tel
homme dans une telle cause, l'ancien préfet de Rome n'avait point
voulu assister au jugement, et sous un prétexte quelconque il avait
quitté la ville: mais après la condamnation il écrivit à l'empereur
pour obtenir en faveur du coupable, sinon une grâce entière, du
moins celle du dernier supplice, et à son retour à Rome il lit près
d'Anthémius les plus pressantes démarches : il réussit. Arvandus,
après avoir vu ses biens confisqués (ce n'était pas ce qui le gênait le
plus), fut frappé du bannissement perpétuel : « 11 eût dû mourir de
honte, il a la force de vivre, » dit à ce sujet son protecteur, qui ne
l'épargne pas trop clans ses lettres. Tout le monde blâma Sidoine de
sa nouvelle intervention, moins excusable encore que la première,
puisqu'elle sauvait de la mort un traître avéré, un grand coupable,
dont la punition eût été salutaire à ses pareils. Qu'importait l'exil à
cet homme qui < alculait si bien le déclin de l'empire et croyait à sa
chute prochaine? Du lieu de son bannissements il attendrait chaque
jour, l'œil fixé sur la mer, qu'un vaisseau d'Arles ou de Carthage vînt
lui apporter sa délivrance n\ec la nouvelle que Rome n'était plus.
Dans l'espérance de ces traîtres qui trafiquaient de la patrie au profit
des Rarbares, un tel châtiment, c'était l'impunité.
Sidoine lui-même dut regretter amèrement sa faiblesse, lorsque,
rentré en Gaule, il vit s'agiter autour de lui cette multitude de Gau-
lois, agens des Visigoths, dont l'issue de ce procès sembla redoubler
l'audace. Il quitta Rome vers le milieu de 469, quand déjà l'aspect
des affaires s'assombrissait, qu'un échec menaçait les armes d'An-
thémius en Afrique, et que la concorde avait cessé d'exister entre le
gendre et le beau-père. Il regagna Lyon le cœur plein de tristes pres-
sentimens; il y tomba juste au milieu d'une fête barbare qui ne contri-
bua pas à l'en distraire : c'était le mariage d'un prince frank, nommé
Sigismer, avec la fille de celui des quatre rois burgondes qui avait
fixé dans cette ville sa résidence et le siège de sa domination. Sidoine
vit le jeune fiancé arriver aux portes de la cité, où le reçurent en
grand apparat les officiers burgondes. Sigismer était de haute taille,
d'apparence vigoureuse et sanguine, avec de longs cheveux d'un
rouge ardent qui pendaient en boucles au-dessous de son casque; il
(1) « Uncum et gemonias, et laqueum per horas turbuleuti carnificis Lorrescens. »
Sidon. Apollin., Epist., I, 7.
DERNIERS TEMPS DE L'EMPIRE D'OCCIDENT. 755
avait pour vêtement une tunique de soie blanche brodée d'or, re-
couverte d'un manteau de pourpre, et le harnais de son cheval étin-
celait d'or et de pierreries. A son entrée, il voulut descendre de
cheval et gagner à pied, par honneur pour son beau-père, le pré-
toire, où celui-ci l'attendait. Les nobles franks qui lui faisaient cor-
tège étaient, ainsi que leurs suivans, en tenue de guerre complète :
justaucorps bariolé descendant à peine au jarret, sayon vert garni de
franges rouges, jambards de cuir non tanné fixés par des attaches
au-dessus de la cheville et au-dessous du genou, et garnissant le
devant de la jambe sans couvrir le mollet; leur bras droit, nu jus-
qu'au coude, tenait une lance à crochets; un bouclier de cuivre
doré, à bords d'argent, était passé dans leur bras gauche, et un long
sabre pendait aux chaînes de leur ceinturon. Ils traversèrent dans
cet équipage les rues de la ville de Lyon, dont le pavé retentissait
du cliquetis de leurs armes. Le prétoire où le roi burgonde les atten-
dait n'était autre que l'ancien palais des empereurs romains, celui
d'Auguste, de Claude, de Sévère, bâti non loin de l'autel consacré
par la Gaule au génie de Rome et dis césars. Des hôtes royaux, che-
velus et armés, qui n'entendaient point le latin et commandaient aux
Romains en langue germanique, y tenaient maintenant leur cour, y
donnaient leurs fêtes, y célébraient leurs mariages. Sidoine n'avait
quitté les Rarbares en Italie que pour les retrouver en Gaule : ils
étaient partout.
Ce spectacle lui pesait. Aussi, avant que la cérémonie ne fût ter-
minée, il partit pour l'Auvergne, où il avait résolu de passer le reste
de ses jours dans la paisible retraite d'Avitacum, entre son lac et son
bois de pins sillonné de cascades, entre sa bibliothèque et une so-
ciété choisie qui s'occuperait d'études plutôt que d'affaires. 11 vou-
lait retravailler ses vers, revoir ses lettres et en donner une édition
corrigée à laquelle il attachait sa gloire; il se mit à l'œuvre, et c'est
cette édition que nous possédons aujourd'hui. Cependant le travail
de correction fut plus d'une fois interrompu, et plus d'une fois les
idées du poète furent ramenées vers la politique par les symptômes
de dissolution qu'il apercevait autour de lui, et surtout par l'an-
nonce de nouvelles catastrophes au siège de l'empire.
Auedée Thierry.
LE PAYSAGE
ET
LES PAYSAGISTES
RUYSDAEL, CLAUDE LORRAIN, NICOLAS POUSSIN.
Michel-Ange disait que les peintres de figure n'avaient pas à se
préoccuper du paysage, et qu'ils feraient des arbres et des monta-
gnes dès qu'ils le voudraient. 11 y a sans doute un peu d'exagéra-
tion dans ces paroles: cependant elles contiennent une part évi-
dente de vérité. Les peintres qui ont appliqué leur intelligence à
l'étude, à l'expression de la figure humaine, abordent sans effort la
représentation du paysage, tandis que les paysagistes échoueraient
neuf fois sur dix s'ils tentaient la représentation de la figure hu-
maine. Gomme les arts du dessin sont appelés vulgairement arts
d'imitation, à l'exception de l'architecture, qui se dérobe à cette
définition, il n'est pas sans intérêt d'étudier les artistes qui ont ex-
cellé dans le paysage. Ce sera la plus sûre manière de démontrer
l'insuffisance de l'imitation. Cette question, traitée dans le domaine
de la figure, laisse debout un grand nombre d'objections, car les
partisans de l'imitation pure peuvent toujours dire que la volonté,
l'imagination doivent intervenir dans la disposition des personnages,
et n'ont rien à voir dans la représentation d'un chêne ou d'un orme.
11 faut donc suivre les partisans de l'imitation littérale sur le terrain
du paysage pour trancher la question d'une manière décisive. Au-
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 757
jourd'hui l'imitation est à l'ordre du jour. Ceux qui parlent de
l'idéal sont traités de rêveurs. Il n'est pas hors de propos de cher-
cher dans l'histoire de la peinture des argumens en faveur de la
thèse que nous soutenons depuis longtemps. Si nous arrivons à
prouver que l'imitation pure est insuffisante dans le paysage, nous
avons cause gagnée, et nous pouvons nous dispenser d'insister en
parlant de la peinture d'histoire. Procédant à la manière des géo-
mètres, qui font passer un cercle par trois points, je ferai passer ma
pensée par trois noms, qui représentent trois faces diverses du pay-
sage : Ruysdaèl, Claude Gellée, Nicolas Poussin. Si l'étude de ces
trois maîtres nous donne raison, nous serons assuré d'avoir répondu
à toutes les objections; si elle ne justifie pas nos affirmations, nous
plierons le genou devant les doctrines que nous avons combattues.
Mais, avant de parler de Ruysdaèl, de Claude Gellée, de Nicolas
Poussin, il importe de considérer sous quels aspects peut s'offrir
le paysage. Sans cette étude préliminaire et générale, l'étude in-
dividuelle de ces trois grands maîtres demeurerait sans profit, ou
du moins ne résoudrait pas la question que nous venons de poser.
De tous les problèmes que la peinture peut aborder, il est hors de
doute que la représentation du paysage est un des plus faciles. Il
est évident en effet qu'un chêne immobile est plus aisé à saisir, à
représenter qu'une figure humaine, dont les niouveiiiens sont gou-
vernés par la passion. Cependant il ne faut pas s'abuser sur la na-
ture de ce problème. Le même paysage, offert à des intelligences
diversement douées, produit des impressions diverses, et si je ne
me trompe, la diversité de ces impressions représente fidèlement le
développement intellectuel des spectateurs. Il y a des peintres qui
n'aperçoivent rien au-delà de la scène offerte à leurs yeux : ils voient,
ils regardent, ils se souviennent de ce qu'ils ont vu; ne leur deman-
dons rien de plus, car leur intelligence ne saurait aller au-delà. Ils
se rappellent fidèlement la mousse qui couvre le pied du chêne, les
lichens qui enveloppent la tige, et sont capables de reproduire ce
qu'ils ont vu; mais si vous leur demandez ce que signifie le paysage
qu'ils ont étudié, ils vous répondront ingénument qu'ils n'en savent
rien, et ils seront sincères. Ne craignez pas qu'ils se calomnient,
ils sont de très bonne foi. Ils se rappellent ce qu'ils ont vu, et ne
mentent pas quand ils affirment qu'ils ne peuvent rien voir au-
delà. Il faut leur tenir compte de leur franchise et ne pas leur de-
mander ce qu'ils ignorent.
Il y a dans l'aspect de la nature des sources d'émotion qui ne sont
pas à la portée de toutes les intelligences. La forme d'une montagne,
la profondeur d'une vallée, qui ne signifient rien pour un spectateur
étranger à toutes les passions, ont un sens très nettement déterminé
758 REVUE DES DEUX MONDES.
pour le spectateur qui a connu les agitations de la vie. Nous aurions
mauvaise grâce à nous en étonner, car les aspects de la nature pren-
nent un sens différent selon la vie que nous avons menée. Quand
nous avons concentré toute notre attention sur le bien-être maté-
riel, il est tout naturel que nos regards s'attachent à la physionomie
extérieure d'un paysage sans rien chercher au-delà. Si notre vie
n'est pas demeurée à l'abri des passions, nous cherchons à notre
insu dans la nature l'image de nos joies et de nos souffrances. Ce
que nous voyons ne suffit pas à notre pensée, nous voulons aperce-
voir quelque chose au-delà. Une fois engagée dans cette voie, l'in-
telligence humaine dédaigne l'imitation littérale, et c'est chose toute
simple. Dès qu'elle associe la nature à ses souffrances et lui demande
un témoignage de sympathie, il n'y a pas lieu de s'étonner qu'elle
ne s'applique pas à reproduire servilement ce qu'elle voit. Le spec-
tateur qui cherche dans les plaines et dans les montagnes l'écho de
sa pensée ne peut 1rs représenter comme un spectateur indifférent :
il est amené à son insu à leur prêter les sentimens qui l'animent.
Quand les plantes n'expriment pas la pensée qui le domine, il n'hé-
site pas à modifier la forme réelle pour témoigner ce qu'il éprouve.
(/est là ce que j'appellerai le second pas du paysage.
Mais l'aspect de la nature peut susciter des sentimens d'un ordre
plus élevé chez les intelligences plus richement douées. Il y a des
spectateurs qui ne se contentent pas, en traduisant leurs souvenirs,
de modifier la forme des plaines et des montagnes pour exprimer leurs
sentimens personnels, mais qui introduisent dans le paysage des ac-
teurs animés de leurs sentimens. Les peintres compris dans cette
famille étudient la nature comme s'ils voulaient se contenter de la
représentation littérale de ce qu'ils ont vu; seulement ils ajoutent à
leurs souvenirs quelque chose de plus élevé, qui marque leur place
parmi les artistes les plus éminens. Comme ils ne croient pas trou-
ver dans la forme des montagnes et des vallées librement interprétée
l'expression complète de leurs sentimens, ils se proposent un but
pMs haut, plus difficile à toucher, — la nature associée à la pensée
des personnages et la physionomie des personnages réfléchie dans
la nature.
Ces trois manières d'envisager le paysage correspondent à trois
momens de l'histoire de la peinture. Ce n'est pas moi qui les ima-
gine, je ne fais que me souvenir. Ce que j'exprime sous une forme
générale se trouve représenté par trois grands noms : Ruysdaël,
Claude Gellée, Nicolas Poussin. Il s'agit maintenant de justifier, par
l'analyse de leurs ouvrages, ce que je viens d'affirmer. Cette tâche,
quoique délicate, ne présente pas des obstacles nombreux, car cha-
cun de ces trois maîtres se sépare si nettement des deux autres,
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 759
qu'on n'a pas besoin d'insister pour caractériser la physionomie qui
lui appartient. Ruysdaël représente la nature telle qu'on la voit,
sous l'aspect qui frappe tous les yeux. Claude Gellée ne se contente
pas de la réalité, et cherche à l'ennoblir en associant aux chênes
majestueux, aux ormes séculaires, les ruines des temples sillonnés
par le feu du ciel et couronnés de mousse. Nicolas Poussin vise plus
haut que Claude Gellée. Il cherche dans l'histoire, profane ou sacrée,
des personnages qui traduisent sa pensée, et comme il possède l'imi-
tation de la nature aussi bien que Ruysdaël, comme il connaît l'em-
ploi des ruines aussi bien que Claude Gellée, il produit une impres-
sion plus profonde que ces deux maîtres. Voilà ce qui est vrai pour
les hommes du métier, ce qui n'est pas aussi vrai pour les gens du
monde. Le jour où la hiérarchie que je viens d'établir, et qui ne
m'appartient pas, deviendra populaire, la cause du paysage réel
sera perdue sans retour: mais pour que cette opinion devint po-
pulaire, il faudrait que Ruysdaël, Claude Gellée et Nicolas Poussin
fussent connus de la foule: par malheur, ils sont généralement igno-
rés, ou ne sont connus que d'une manière superficielle parle plus
grand nombre de ceux qui visitent notre musée du Louvre. Ruysdaël
signifie la vérité même, Claude Gellée signifie la rêverie, Nicolas
Poussin signifie la pensée philosophique dédaignant l'imitation de
la réalité. 11 s'agit pour nous d'estimer ces trois maîtres de façon à
poser la question en termes précis.
On rencontre chaque jour des gens qui se donnent pour éclairés,
qui raisonnent d'ailleurs d'une manière satisfaisante sur un grand
nombre de matières, et qui, en parlant du paysage, avancent et sou-
tiennent les idées les plus singulières. 11 est vrai qu'ils en parlent
d'autant plus librement, qu'ils n'en connaissent pas l'histoire. Rien
ne met à l'aise comme ignorer : on n'est arrêté par aucun scrupule.
Ceux qui ont pris la peine d'étudier hésitent à chaque instant; ceux
qui ont négligé ce soin vulgaire s'expriment avec une hardiesse qui
abuse bien des auditeurs. Contens d'eux-mêmes, ne bronchant jamais,
ils vont en avant sans apercevoir, sans redouter les ronces du che-
min : heureux privilège de l'ignorance, qui ne connaît pas le doute
et s'applaudit de toutes ses paroles! Ceux qui n'ont jamais feuilleté
l'histoire du paysage croient et affirment qu'il n'y a rien à tenter
au-delà de l'imitation, lorsqu'il s'agit d'exprimer l'aspect d'une val-
lée ou d'une forêt. C'est une illusion qu'il sera difficile de dissiper.
Cependant le moment est opportun pour engager la discussion sur ce
terrain. La peinture historique ou religieuse n'a pas aujourd'hui
pour les amateurs, pour ceux qui achètent des tableaux, la même
importance que le paysage. Les scènes de la Bible et du moyen âge
sont traitées par eux comme des antiquailles; tout ce qui ne relève
760 REVUE DES DEUX MONDES.
ni de Fontainebleau ni de Compiègne ne vaut pas une heure d'atten-
tion. Il n'est donc pas hors de propos de montrer à ces amans pas-
sionnés de la nature que les plus habiles paysagistes n'ont pas ré-
duit leur tâche à l'imitation, et que la valeur de leurs ouvrages croit
en raison directe de leur estime pour l'idéal. S'il en était autrement,
il suffirait d'avoir de bons yeux, une main docile pour étonner, pour
charmer les regards. Et néanmoins nous avons parmi nous des peintres
qui copient un fût de colonne renversée plus exactement que Claude
(iellée, une plante grimpante avec plus d'adresse qu'Adrien van Os-
tade. Pourquoi donc n'ont-ils pas réussi à nous plaire comme A an
Ostade et Claude Gellée? Ce n'est pas le maniement du pinceau qui
leur fait défaut : ils connaissent tous les secrets de leur métier, tous
les secrets compris dans la pratique matérielle; mais il parait qu'il
leur manque quelque chose, quelque chose qui ne s'apprend pas, qui
ne s'enseigne dans aucun atelier, que la. méditation peut seule révé-
ler, — l'intelligence et l'expression de l'idéal. Van Ostade ne compte
pas parmi les peintres idéalistes, et pourtant il a payé son tribut au
principe qui semble aujourd'hui dédaigné. Quoiqu'il se préoccupât
vivement de l'imitation, il ne transcrivait pas ce qu'il voyait. Ses
paysages d'automne, qui excitent depuis longtemps l'admiration des
connaisseurs, ne sont pas de pures copies. Jamais la nature, dans les
plus riches contrées, ne s'est présentée avec cette splendeur et cette
variété, et ce qui est vrai pour Adrien van Ostade est encore plus
vrai ou du moins plus évident pour Claude Lorrain.
Il y a dans les toiles de ce maître que nous possédons au Louvre,
comme dans les œuvres signées du même nom qui décorent à Rome
la galerie Doria et se recommandent par nne conservation parfaite,
une grandeur qui ne se rencontre jamais dans la réalité. A quoi
tient l'attrait de ces admirables compositions? Ce n'est pas à l'exac-
titude littérale de l'imitation. Ce qui donne tant de prix aux œuvres
de Claude Lorrain, c'est qu'elles expriment constamment une pen-
sée. On demande comment les terrains et le feuillage, l'ombre et la
lumière peuvent exprimer une pensée : c'est une question qui ne
doit pas être discutée en face des œuvres du pinceau, mais bien sur
le terrain même des souvenirs personnels. Qui donc, parmi ceux qui
ont voyagé, n'a pas gardé mémoire de forêts ou de montagnes, de
vallées ou de rivières qui traduisaient fidèlement l'état de son âme?
Eh bien! l'homme qui pense, l'homme qui est ému, qui compte
dans son passé des scènes navrantes ou joyeuses, ne peut pas ma-
nier le pinceau et retracer ce qu'il a vu sans y inscrire l'émotion
qui l'agitait à l'heure où il contemplait le spectacle qu'il tente de
rappeler. Il ne dépend pas de lui d'agir autrement; il cède au be-
soin de consacrer ce qu'il a éprouvé en présence de la nature ina-
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 761
nimée, et je me sers ici d'une expression vulgaire, manifestement
inexacte, car les forêts ne sont pas inanimées. S'il négligeait d'ex-
primer ce qu'il sentait en même temps qu'il représente ce qu'il a
vu, il ne serait pas satisfait de son œuvre. 11 comprendrait qu'en
parlant aux yeux sans rien dire au cœur, il aurait fait une composi-
tion muette, et ce n'est pas ici un jeu de mots, comme pourraient le
croire les partisans de l'imitation littérale. Quand je déclare muette-
une composition qui s'adresse aux yeux et ne suscite aucun senti-
ment, je dis ce que je pense, rien de plus, rien de moins. Je n'es-
saie pas d'étonner le lecteur par une combinaison de paroles habi-
tuées à ne pas se rencontrer. Je parle d'après les impressions que
j'ai reçues. Chaque fois que j'ai contemplé les œuvres de Claude Gel-
lée, j'ai compris qu'il n'avait pas vu sans émotion ce que je voyais sur
la toile signée de son nom, et je comprenais en même temps qu'il
avait corrigé, qu'il avait effacé tout ce qui ne s'accordait pas avei
l'état de sa pensée. Dans Ruysdaël sans doute, le côté spiritualiste
est moins évident que dans Claude Gellée; cependant il est impos-
sible de le méconnaître, et comme le maître hollandais excelle dans
l'imitation, comme il reproduit la couleur des terrains, la forme des
plantes avec une précision qui n'a jamais été dépassée, c'est un des
argumens les plus utiles qu'on puisse invoquer pour démontrer la
nécessité de la pensée dans la composition du paysage.
Mes paroles trouveront bien des. oreilles sourdes ou inattentives.
Ce n'est pas une raison pour abandonner la défense de ce qui esl
pour moi la vérité. Le succès obtenu aujourd'hui par les œuvres de
pure imitation ne m'a pas converti. Le paysage réel n'est à mes yeux
qu'un paysage incomplet. J'ai beau admirer l'habileté de la main,
compter les bourgeons qui vont éclater, ou les nervures îles feuilles
transparentes agitées parla brise : je demeure tiède et indifférent, si
la toile qui est devant moi n'exprime pas une pensée. Ce n'est pas
que je conseille aux paysagistes de concevoir une idée « priori et de
chercher dans la nature des moyens d'interprétation pour cette idée.
Le travail ainsi ordonné produirait bien rarement des œuvres dignes
de notre sympathie. Je crois que les plus belles toiles du Lorrain et
de Nicolas Poussin ont été conçues clans d'autres conditions. En
suivant les rives du Tibre, en regardant la campagne romaine du
haut du Monte-Mario, ils ont senti se réveiller en eux le souvenir
d'une scène attendrissante ou grave, et sans le savoir, ils ont assou-
pli ce qu'ils voyaient à la nature intime de leurs souvenirs. Tous
ceux qui ont parcouru la campagne romaine comprendront la légi-
timité de mon affirmation. En se promenant dans les montagnes de
Subiaco et de Civitella, on croit d'abord rencontrer des Poussin tout
faits. Qu'on grave dans sa mémoire l'image de ce qu'on a vu, ou
762 KEVUE DES DEUX MONDES.
qu'on essaie de la fixer sur le papier à l'aide du crayon ou du pin-
ceau, et l'on s'étonne de ne pas trouver au logis la réalité aussi
splendide, aussi expressive qu'on l'avait cru d'abord. Pourquoi?
C'est que le Lorrain et le penseur des Andelys ne s'en tenaient pas
au témoignage de leurs yeux, et agrandissaient, souvent à leur insu,
ce qui s'offrait à leurs regards. Olevano, C.ennazzano, la Gervara
sont des matériaux excellons pour un peintre habile; mais le bon
sens ne permet pas de croire qu'ils donnent des tableaux tous faits.
Il manque à l'aspect de la plus riche nature une expression précise,
et pour que la réalité devienne oeuvre d'art, il faut absolument que
l'intelligence détermine ce qui est indécis. 11 est bon d'avoir par-
couru la campagne romaine et visité les montagnes et les collines
qui entourent Tivoli et Frascati pour mesurer l'intervalle qui sépare
la réalité la plus belle des œuvres du pinceau qui font autorité. En.
comparant ce qui csi sorti des mains de l'homme à ce qui est sorti
des mains de Dieu, on arrive sans effort à sentir tout le néant de
l'imitation littérale. 11 n'est pas donné au pinceau de reproduire la
transparence de l'air, le mouvement des feuilles, les gerçures et les
crevasses des terrains. Il n'y a pour le peintre de paysage qu'un
moyen de nou> émouvoir, c'est de ne pas engager la lutte avec la
nature et de prendre la forme des choses comme une langue qui doit
traduire sa pensée. C'est ainsi que procédaient Claude Gellée, Nicolas
Poussin, et si Ruysdaël n'occupe pas dans l'histoire un rang aussi
élevé, c'est qu'il ne savait pas interpréter ce qu'il avait vu d'une
manière aussi puissante, c'est qu'il n'écrivait pas sa pensée en termes
aussi précis.
Tous ceux qui s'intéressent au développement des arts du dessin
s'affligent avec raison des doctrines qui dominent aujourd'hui le
paysage. Il ne faut pourtant pas imputer ces doctrines à l'abaisse-
ment de l'intelligence. La meilleure part de cette aberration revient
évidemment à la photographie. Le soleil dessine la forme des objets
plus exactement que les plus habiles crayons, il les modèle d'une
manière plus précise que les plus habiles pinceaux, et comme l'imi-
tation est plus facile à comprendre que l'interprétation, on ne doit
pas s'étonner que la photographie ait excité une admiration si vive.
L'œuvre du soleil, envisagée comme document, est une chose excel-
lente, dont il ne faut pas médire; si l'on veut y voir l'équivalent de
l'art le plus parfait, on se trompe d'une manière absolue. Le soleil
reproduit sur le papier tout ce qu'il atteint par sa lumière. L'œil hu-
main n'aperçoit pas tous les détails que nous donne la photogra-
phie : c'est là une vérité acquise à la discussion; mais le soleil ne
choisit pas, et l'art doit choisir. C'est pourquoi dans le domaine du
paysage, comme dans le domaine de la figure, le soleil vaut moins
LE PAYSAGE ET LES TAYSAGISTES. 763
que l'art. Qu'on prenne les œuvres les plus parfaites de la Grèce et
de l'Italie, qu'on les étudie en les comparant à la nature, et quel-
ques heures suffiront pour démontrer que Phidias et Raphaël n'ont
pas copié ce qu'ils voyaient. S'ils avaient pu atteindre par leur re-
gard et reproduire par le ciseau ou le pinceau ce que le soleil atteint
par sa lumière, aurions-nous le Parthénon et les chambres du Va-
tican? Pour le croire, pour le dire, il faudrait ignorer toutes les
conditions qui régissent la peinture et la sculpture. L'art ne doit pas
transcrire ce qu'il voit, mais choisir ce qui lui convient et répudier
ce qui ne lui convient pas; en d'autres termes, il doit retenir pour
son usage ce qui est conforme à son but et négliger tout ce qui lui
est inutile. Le soleil procède autrement : il touche à tout ce qu'il
éclaire et transcrit tout ce qu'il a touché; il n'omet rien, ne sacrifie
rien, car il agit sans volonté, sans dessein préconçu, et ceux qui
voient dans la photographie quelque chose de supérieur à la pein-
ture confessent à leur insu qu'ils ne comprennent rien à la pein-
ture. Je ne voudrais pas désoler les gentilshommes campagnards et
les roturiers enrichis qui possèdent un appareil photographique et
occupent leurs loisirs en fixant sur le papier l'image de leur famille
ou de leur parc (l'est un délassement très innocent, que je leur par-
donne volontiers. Cependant je dois leur dire que les feuilles de
papier qui décorent leurs salons et les ravissent en extase n'ont rien
à démêler avec la peinture. Si le front ou le nez de leur progéniture
est orné d'une verrue, le soleil la copie avec une exactitude scrupu-
leuse. C'est là sans doute un avantage précieux pour la ressem-
blance : il n'y a pourtant pas de quoi se pâmer d'aise. Quand le
soleil a dessiné toutes les gerçures des lèvres, toutes les rides des
tempes, le portrait reste encore à faire, car l'œu> re du soleil a cela
de singulier qu'elle exprime sans pitié les détails que nos yeux n'a-
perçoivent pas.
11 ne faut donc voir dans la photographie qu'un document à con-
sulter, document très fidèle dans le sens absolu du mot, puisqu'il
ne révèle rien d'imaginaire, mais qui nous abuse en nous offrant les
choses sous un aspect que nos regards ne peuvent contrôler. Mal-
heureusement la photographie est acceptée aujourd'hui comme une
autorité sans appel. Les œuvres du pinceau, on peut le dire sans exa-
gération, sont estimées en raison directe de leur conformité avec la
photographie, et je n'hésite pas à dire que la découverte de Da-
guerre, si estimable d'ailleurs au point de vue scientifique, a puis-
samment contribué à la corruption du goût public. Je rends pleine
justice aux mérites de la photographie, je sais les services que lui
doit l'histoire de l'architecture; la collection des monumens de
l'Egypte, rapportée par M. Thénard, est assurément une des plus
76A REVUE DES DEUX MONDES.
précieuses qu'on puisse mentionner, et je reconnais volontiers que
le crayon n'aurait pas mieux fait. Toutefois la photographie, qui
suffit à la représentation des monumens, à la représentation des
montagnes, ne réussit pas à rendre aussi fidèlement la vie des
plantes: dès que la brise vient à souffler* le soleil ne transcrit pas
un bouquet de palmiers comme il transcrit le profil des sphinx. Or
c'est là précisément ce que les gens du monde paraissent ignorer;
ils consultent la photographie comme un oracle, et toutes les fois
qu'ils ne retrouvent pas sur la toile ce que la photographie leur a
montré, ils se déclarent mécontens. Les peintres qui ne sont pas
assez opulens ou assez résolus pour résister au goût corrompu des
gens du monde se proposent l'imitation comme but suprême, et ac-
créditent l'erreur que leur bon sens condamne. C'est ainsi que le
paysage s'est détourné de sa voie légitime. Pour le ramener dans le
droit chemin, il faut s'attacher à remettre en honneur les peintres
éminens qui l'ont illustré, et qui malheureusement ne sont pas es-
timés aujourd'hui à leur juste valeur.
Ruysdaël, qui excelle pourtant dans l'imitation, quoiqu'il pour-
suive un dessein plus élevé, Ruysdaël, comparé à la photographie,
est déclaré inexact, incomplet, etceu\ qui aiment la réalité littérale-
ment transcrite diraient volontiers, s'ils l'osaient, que ses œuvres sont
des ébauches. Quanta Claude Gellée, quant à Nicolas Poussin, pour
qui l'imitation n'a pas la même importance, on les traite encore plus
légèrement. Je me souviens d'avoir entendu dire par des hommes
qui se donnaient pour sensés, qui par les habitudes de leur vie n'exci-
taient ni scandale ni surprise, que la renommée du Lorrain et de Ni-
colas Poussin était une mystification organisée aux dépens de niais
par quelques beaux esprits. Cette affirmation paraîtra singulière, et
pourtant je n'invente rien. Il y a vraiment parmi nous des peintres
qui se trompent à ce point, et qui refusent de bonne foi d'accepter
comme légitime la renommée de ces deux maîtres illustres. Deman-
dez-leur pourquoi ils pensent ainsi, ils ne seront pas embarrassés de
répondre. Ils vous diront que les œuvres de ces deux maîtres n'ont
pas de type dans la nature, et que la gloire qui s'attache à leur nom
est une chose convenue entre les affiliés, mais qui ne repose sur au-
cun fondement solide. Les détromper n'est pas facile, car ils ont
d'excellentes raisons pour persister dans leur méprise. La prédilec-
tion des amateurs pour l'imitation littérale leur vient en aide. Pour-
quoi consentiraient-ils à changer d'avis? Ce qui se passe sous nos
veux n'est-il pas de nature à les affermir dans la doctrine qu'ils dé-
fendent? Une galerie est mise en vente. Quels sont les tableaux qui
excitent la convoitise des amateurs? A quelle école appartiennent
les toiles couvertes d'or? Elles ne viennent ni de Florence, ni de
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 765
Rome : l'idéal tient trop de place dans l'école florentine et dans l'é-
cole romaine. Les amateurs se disputent les œuvres de la déca-
dence, qui n'ont rien à démêler avec l'idéal; les Flamands, les Hol-
landais qui ne relèvent ni de Rubens, ni de Rembrandt, allument la
fièvre des enchères : comment les partisans de l'imitation ne se ren-
draient-ils pas à cet argument victorieux? Les toiles qui se vendent
si cher sont évidemment excellentes ! L'argent sait où il va : il n'irait
pas chercher des œuvres sans valeur. Si les Flamands et les Hol-
landais de second et de troisième ordre ont plus de faveur sur le
marché que les Florentins, les Romains, les Vénitiens et les Lom-
bards, c'est qu'on est revenu au bon sens, c'est-à-dire à l'imitation.
Les maîtres italiens, abusés par les traditions grecques, poursui-
vaient la chimère de l'idéal. On sait aujourd'hui, grâce à Dieu, ce
que vaut cette folle manie. Une tulipe bien imitée se vend plus cher
qu'un Saint Jérôme en prière. C'est là un fait irrécusable qui ré-
pond à toutes les arguties. Dira-t-on que tous les amateurs se trom-
pent, que les riches n'y entendent rien, et que pour avoir raison il
n'est pas nécessaire de posséder une galerie? C'est une objection
spécieuse, mais qui ne doit pas effrayer les partisans de l'imitation.
Ceux qui ont vu les œuvres italiennes, qui en gardent le souvenir, ne
sauraient avoir dans les questions de goût l'autorité de ceux qui pos-
sèdent une galerie, et peuvent chaque jour s'éclairer par la contem-
plation de leurs trésors. La Hollande et la Flandre dominent si bien
l'Italie, que la lutte ne s'engage pas entre Rubens et Rembrandt
d'une part, et les chefs des écoles romaine ou florentine de l'autre.
Amsterdam et Anvers comprenaient si bien la vérité dans le domaine
de la peinture, que les hommes de second ordre qui ont respiré l'air
de ces villes privilégiées réunissent aujourd'hui la majorité des suf-
frages. Qu'on ne parle pas d'engouement : ceux qui dénouent les cor-
dons de leur bourse ou fouillent dans leur portefeuille pour témoi-
gner leur préférence ne sont pas à dédaigner. Lue table couverte
de légumes leur plaît mieux qu'une scène biblique ou évangélique.
Qui oserait leur donner tort? Fst-ce qu'ils ont négligé de s'éclairer?
L'excellence de la photographie est si bien établie pour les ama-
teurs, et malheureusement aussi pour un grand nombre de peintres,
que je n'espère pas la réduire aujourd'hui à sa juste valeur. Pour
dessiller les yeux de ses admirateurs engoués, il faudra certainement
renouveler plus d'une fois la discussion; mais quand on a pour soi
la raison, le bon sens, l'expérience, le goût, on ne doit pas se dé-
courager. J'aime à penser d'ailleurs que mes paroles ne resteront
pas sans écho. Ce que je dis, d'autres le diront, et les oreilles les
plus rebelles finiront par entendre. Les partisans les plus résolus de
l'imitation, qui ne révent rien au-delà d'une copie littérale de la
766 REVUE DES DEUX MONDES.
nature, auront beau s'obstiner dans leur opinion : bon gré, mal gré.
ils seront forcés de céder à l'évidence. Quand les hommes les plus
habiles, qui reproduisent avec une adresse merveilleuse le tronc
d'un chêne, les brins de mousse et le lichen, verront la foule passer
indifférente devant leurs tours de force, il faudra bien qu'ils chan-
gent d'avis pour ressaisir leur popularité. A cet égard, je suis sans
inquiétude : le temps fera ce que mes paroles ne peuvent faire au-
jourd'hui. Je me fie à la bonté de ma cause pour achever ce que je
commence.
Les objections ne manquent pas. L'intervention de la pensée dans
le paysage est traitée de rêverie par des hommes d'un mérite réel,
que je louerai toujours avec empressement, parce qu'ils ont dé-
pensé les plus belles années de leur vie dans un travail sérieux.
Je rends pleine justice à la persévérance de leurs efforts, et je re-
connais sans hésiter qu'ils possèdent une part de la vérité; mais
cette part est-elle la plus belle? La solution n'esl pas difficile à devi-
ner. Ou les trois maîtres que j'ai choisis, et qui sont les plus illus-
tres dans le domaine du paysage, ont abusé leurs contemporains et
la postérité, ou l'imitation n'est que la moitié de l'art. Ceux qui ex-
cellent dans l'imitation disposent d'un moyen s;ms doute très puis-
sant, mais ils se méprennent sur l'emploi de ce moyen. Doués d'un
regard pénétrant, au lieu de chercher le but vers lequel ils doivent
marcher, ils comptent les cailloux et les brins d'herbe du chemin.
\ l'heure où nous parlons, ils peuvent railler nos théories tout à leur
aise : ils ont pour eux le succès, et l'engouement des amateurs leur
donne beau jeu contre nous: mais nous avons pour nous les œuvres
consacrées depuis longtemps par une légitime admiration, et nous
ne craignons pas les railleries. Dans le domaine du paysage comme
dans le domaine de la peinture historique ou religieuse, la renom-
ne s'attache qu'à l'expression de la pensée. Un regard attentif,
une main habile ne donnent que des succès de courte durée. Ruys-
daël, le Lorrain. Nicolas Poussin se proposaient un but moins facile
à toucher que l'imitation littérale, et leur gloire n'est pas entamée.
Toute œuvre qui n'a pas un caractère personnel est condamnée à
périr, c'est-à-dire à tomber dans l'oubli. Or, quoique tous les
hommes voués à la pratique de la peinture n'envisagent pas la réa-
lité vivante ou inanimée sous le même aspect, il est pourtant hors
loute qu'ils ne sauraient apporter une grande variété dans la re-
présentation de ce qu'ils voient. Tant qu'ils demeurent sur le ter-
rain de l'imitation, quelle que soit la diversité de leurs facultés,
l'inégalité de leurs forces, la comparaison ne s'établit qu'entre la
copie et le modèle. Quel que soit le degré d'habileté, c'est toujours
une œuvre impersonnelle. Dès que la pensée, dès que l'émotion n'in-
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES.
767
terviennent pas, l'histoire n'a pas à s'occuper de pareilles tentatives.
Les contemporains peuvent applaudir, la postérité n'en sait rien,
n'en veut rien savoir.
Ceux qui cherchent dans le paysage le portrait d'un coin de bois,
d'un pré, d'une rivière ou d'une colline, croient volontiers qu'il est
impossible de concilier l'imitation et l'expression. Ils s'imaginent
que voir et penser sont deux actes contradictoires; ils oublient que
l'impression produite en nous par les choses est d'autant plus vive,
d'autant plus profonde, que nos facultés morales appartiennent à un
ordre plus élevé. Eh bien ! pourquoi ceux qui sentent vivement,
ceux qui comprennent mieux et plus vite que la foule ne tradui-
raient-ils pas sur la toile ce qu'ils ont vu aussi fidèlement que les
hommes doués de facultés vulgaires? C'est une erreur accréditée, je
le sais bien, mais dont le crédit ne m'inspire aucun respect. Ceux
qui vivent sans penser ne copient pas mieux que ceux qui pensent
après avoir vu, mais ils copient autrement, je le reconnais volon-
tiers. Ils tâchent de reproduire tout ce que leurs yeux ont aperçu,
tandis que les peintres habitués à contempler tour à tour ce qui est
devant eux et ce qui est en eux choisissent dans la nature les par-
ties qui intéressent et négligent les parties sans importance. Est-ce
donc là un signe d'infériorité? On ne s'étonnera pas que j'en doute.
Les Hollandais, qui ont excellé dans la représentation des plantes
et des animaux, ne se classent pas en raison de leur exactitude, mais
en raison de l'intérêt qu'ils ont su mettre dans leurs ouvrages. S'il
en était autrement, la photographie dominerait tous les maîtres, et
tout espoir de lutter avec elle serait insensé.
Si la photographie domine tous les maîtres, si les peintres sont
d'autant plus habiles qu'ils se rapprochent davantage de cette re-
présentation impersonnelle de la nature, l'éducation des paysagistes
ne doit plus avoir qu'un seul but : augmenter la puissance du re-
gard. Quant à la docilité de la main, c'est quelque chose sans doute;
la longueur des phalanges, la délicatesse du toucher, ne sont pas
sans importance, mais ne peuvent se comparer à la puissance du
regard. Est-ce là que veulent en venir les partisans exclusifs de l'imi-
tation? Le paysage ne doit-il plus compter parmi les arts libéraux,
c'est-à-dire parmi ceux qui relèvent de la pensée? J'aime à croire
que les admirateurs les plus ardens de la réalité littérale reculeraient
devant cette conséquence : ils ne consentiraient pas à ranger la pein-
ture de paysage parmi les métiers. Cependant, à voir le train que
suivent les choses, on pourrait craindre que l'intelligence ne fût
bientôt considérée comme superflue pour l'exercice de cette profes-
sion. Ceux qui manient le pinceau, comme ceux qui mettent leur
orgueil à posséder une galerie, ne semblent pas faire grand cas de la
768 REVUE DES DEUX MONDES.
composition. Inventer leur paraît une chose secondaire: les toiles
qui nous viennent des Alpes ou des Pyrénées s'adressent aux yeux.
et ceux qui les signent ne songent guère à susciter en nous des pen-
sées nouvelles.
(le qui se passe ne m'étonne pas. Je crois que la peinture de pa\ -
sage est engagée dans une route qui ne mène ni à la vérité ni à la
renommée; mais il n'était pas difficile de prévoir ce qui arrive.
Pendant que Louis David demandait aux statues antiques la régé-
nération de la peinture historique, le paysage^ dont il n'avait aucun
souci, tachait d'atteindre à la noblesse en négligeant l'imitation de la
nature. Les œuvres qui prétendaient au grand style, et qu'on ad-
mirait sur parole, n'obtiennent aujourd'hui que notre indifférence,
quand elles n'excitent pas notre hilarité. Les peintres de nos jours
qui s'occupent de paysage ont voulu réagir contre le faux goût de
l'époque impériale. L'intention était excellente: mais en cherchant
le style naît, ils ont trouvé le style prosaïque. Sans doute ils sont
plus près de la vérité que leurs devanciers immédiats; ils se trom-
pent pourtant s'ils croient conquérir une place glorieuse en s' arrê-
tant au point où ils sont parvenus. Le paysage de l'époque présenti'.
quoique très supérieur au paysage de l'époque impériale, ne mérite
pas encore d'être comparé aux plus belles œuvres du genre. Tant
qu'il ne consentira pas à devenir poétique, ou, pour parler plus exac-
tement, tant qu'il n'essaiera pas de le devenir, il ne sera pour les
esprits élevés qu'un art secondaire. Il sera rangé parmi les passe-
temps agréables, et ne sera vraiment rien de plus. Il a de plus
hautes prétentions, et la faveur dont il jouit est pour lui sans doute
un argument victorieux; toutefois, s'il \eut prendre dans l'histoire
de la peinture un raiii; aussi élevé que les œuvres de Ruysdaë! el
de Nicolas Poussin, il faut absolument qu'il renonce à ses habitude! -
à ses prédilections.
D'ailleurs la question qui s'agite aujourd'hui à propos du paysage
n'est pas nouvelle. Pour peu que nous consultions l'histoire îles
formes diverses de l'imagination, nous retrouvons la même question
à propos de la sculpture, de la poésie. Dans le passé comme dans le
présent, nous voyons l'imitation et l'idéal se disputer le domaine
de l'art. J'ai dit ce que je pense de l'imitation dans la sculpture, et
pour donner à mon avis une autorité que personne ne pût contes-
ter, j'ai résumé en quelques pages l'histoire de l'art grec. Je n'ai
pas à revenir sur ce point. Dans la poésie, l'imitation et l'idéal ont
eu le même sort que dans la sculpture. Si j'avais à présenter des
argumens à l'appui de cette affirmation, je n'aurais vraiment que
l'embarras du choix. Je trouve chez une nation voisine une démons-
tration sans réplique. L'imitation et l'idéal sont représentés en An-
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 769
gleterre par deux hommes qui ont eu chacun leur part de popula-
rité, mais dont la valeur est fort inégale : j'ai nommé Byron et
Crabbe. Ceux qui tiennent pour l'imitation mettent Crabbe bien au-
dessus de Byron, et le client qu'ils ont pris sous leur protection pos-
sède assez de talent pour justifier leur sympathie. Cependant, mal-
gré tout le mérite qui recommande les œuvres de Crabbe, le nom
de Byron est demeuré plus grand que celui du poète qu'on a voulu
lui donner pour rival. Pourquoi? C'est que Byron ne se contentait
pas de raconter ce qu'il avait vu, mais s'efforçait constamment de
l'agrandir, de le transformer, et, dans le domaine poétique, l'au-
torité de l'Angleterre ne vaut pas moins que l'autorité de la Grèce
dans le domaine de la sculpture. Une nation qui peut mettre dan-
la balance Shakspeare, Hilton et Byron n'est pas à dédaigner. Les
plus sceptiques auraient mauvaise grâce à récuser son autorité. Les
.rimes de Crabbe sont l'image de la réalité fidèlement, littérale-
ment transcrite, et cette image n'a pas gardé la popularité qu'elle
avait acquise. Les œuvres de Byron s'élèvent au-dessus de la réalité,
et gardent encore aujourd'hui l'importance qu'elles avaient, il y a
trente-trois ans, quand Byron mourut en défendant l'indépendance
de la Grèce.
Mais il ne faut pas insister trop longtemps sur l'histoire de la
poésie à propos de l'histoire du paysage, car les partisans de l'imi-
tation ne manqueraient pas de répudier cette comparaison comme
inopportune. La seule manière de traiter la question qui nous oc-
cupe maintenant, c'est d'établir nettement la nature des arts du
dessin. J'ai parlé de la photographie et des dangers qu'elle pré-
sente. Ces dangers sont connus depuis longtemps de tous ceux qui
aiment la peinture, et je dois ajouter qu'ils étaient prévus dès U
premier jour. Cependant il ne faut pas s'abuser sur la valeur de la
photographie envisagée comme moyen d'imitation. L'œuvre du so-
leil, admirée comme un prodige de fidélité et qui reproduit en effet
les détails que le regard humain n'atteindra jamais, que le pinceau
ne saurait copier, l'œuvre du soleil est parfois infidèle. Quand la
photographie s'adresse aux monumens, elle fait ce que le pinceau
ne pourrait pas faire; dès qu'elle s'adresse à la vie, elle est obligée
de confesser son impuissance. Elle transcrit la forme de la pierre,
elle est inhabile à transcrire les animaux et les plantes, car la vie,
c'est le mouvement, et le mouvement se dérobe à la photographie. Eh
bien ! ce qui échappe au soleil échapperait au pinceau, si le pinceau
voulait reproduire la réalité tout entière; mais le peintre, forcé de
s'avouer vaincu tant qu'il demeure sur le terrain de l'imitation lit-
térale, domine la photographie dès qu'il ajoute la pensée au témoi-
gnage des yeux. 11 choisit parmi les mouvemens des plantes et des
770 REVUE DES DEUX MONDES.
animaux ceux qu'il peut rendre, et néglige sans regret ceux qui
délient l'imitation. La puissance du pinceau n'est pas illimitée; les
arts du dessin ne sont pas destinés à reproduire ce que nous voyons,
mais à faire un choix parmi les objets qui s'offrent à notre vue, et
quand ils ont choisi, leur tâche n'est pas achevée. Quand ils n'ont
rien à exprimer, ils n'exercent aucune action sur les esprits élevés.
Dans un paysage comme dans un tableau d'histoire, c'est la réa-
lité qui saisit la foule, je ne veux pas le contester. On croit fer-
mer la bouche aux défenseurs de l'idéal en produisant cet argu-
ment; on oublie que le sentiment de la beauté, qui sommeille chez
le plus grand nombre, a besoin pour s'éveiller d'études nombreuses,
d'études assidues. L'utile est compris de tous, le vrai n'arrive pas
à toutes les intelligences. Le sentiment du beau se développe dans
des conditions encore plus rares que le sentiment du vrai. Les par-
tisans de l'imitation littérale sont donc mal venus à citer le témoi-
gnage de la foule comme excellent, comme décisif : ce qui plaît
aux esprits délirais n'est pas à la portée de la foule. Pourquoi s'en
étonner? La foule a d'autres soucis que l'étude de la beauté. Le
temps lui manque pour entreprendre L'éducation de toutes les fa-
cultés qu'elle possède. Si le temps ne lui manquait pas, elle arri-
verait à comprendre dans une certaine mesure les questions les
plus délicates de la science et de l'art; je dis dans une certaine
mesure, parce que tous les hommes ne sont pas doués de facultés
égales. Dans le mouvement de la vie moderne, il est facile de com-
prendre que les conditions de la beauté sont ignorées du plus grand
nombre. Il n'est donc pas surprenant que sur mille spectateurs il
s'en trouve dix tout au plus qui ne considèrent pas l'imitation
comme le but suprême des arts du dessin. C'est le contraire qui de-
vrait nous frapper de stupeur. Lne branche d'arbre, une grappe de
raisin habilement copiées s'adressent à toutes les intelligences. Lne
pensée qui prend pour interprète l'aspect d'une vallée ou d'une
montagne ne s'adresse qu'aux intelligenes préparées par l'étude à
la perception de la beauté.
Je ne me suis jamais incliné devant le succès. Aussi la popularité
qui s'attache maintenant au paysage d'imitation ne change pas les
notions que j'ai puisées dans l'histoire de la peinture. Ce qui était
\ rai pour moi quand dominait la tradition mal comprise du haut
style reste vrai même aujourd'hui, en présence de l'imitation qui
prévaut, et comme je n'ai pas encore réussi à propager ma pensée
en demeurant sur le terrain de la théorie pure, comme en parlant
des artistes vivans, j'ai rencontré une vive résistance, j'ai recours
maintenant à l'autorité de l'histoire. Les vérités théoriques exigent
trop d'attention pour être saisies la première fois qu'elles s'offrent
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 771
aux lecteurs, et quand on parle des -artistes vivans, on s'expose trop
souvent au reproche d'injustice. On a beau s'exprimer avec une
bonne foi parfaite, ne rien dire en-deçà, ne rien dire au-delà de sa
pensée : quand on ne ratifie pas les éloges prodigués au portrait
d'une villa ou d'une prairie, on passe facilement pour un homme
sans goût ou sans bienveillance. Sur le terrain de l'histoire, on se
meut plus librement.
Personne, je l'espère, ne m'accusera de vouloir dénigrer Ruys-
daël. Si je ne le place pas sur la même ligne que Nicolas Poussin,
on pourra dire tout au plus que je ne m'y connais pas, ce qui ne
sera pas pour moi un sujet de chagrin; on ne dira pas qu'en par-
lant du maître hollandais, je sers des rancunes qui n'osent s'avouer.
Pourvu qu'on ne mette pas en doute ma sincérité, je fais bon mar-
ché des reproches les plus vifs. J'ai trop douté avant d'affirmer pour
m* étonner que ma pensée ne soit pas acceptée sans résistance. Les
objections ne m'effraient pas. Je fais de mon mieux pour les réfu-
ter, quand elles me semblent mal fondées. Quand elles me parais-
sent-légitimes, je me rends à l'évidence. La discussion n'est pour
moi qu'une forme nouvelle donnée à l'étude. Je crois que Jacques
Ruysdaël n'a pas la même valeur que Claude Lorrain, que Nicolas
Poussin. Avant d'arriver à cette conclusion, je n'ai rien négligé pour
m'éclairer. Ai-je tort de penser ainsi? ai-je tort de placer l'idéal au-
dessus de l'imitation? Si la comparaison du présent et du passé ve-
nait me démontrer que je me suis trompé, je n'hésiterais pas à le
reconnaître, car, dans les questions de goût comme dans les ques-
tions scientifiques, les faits, en se multipliant, peuvent modifier une
pensée qui d'abord semblait vraie. Toutefois j'ai lieu de croire que
Ruysdaël, Claude Lorrain et Nicolas Poussin représentent le déve-
loppement du paysage. Les œuvres des peintres vivans se rattachent
pour la plupart au maître hollandais. Ce que je dirai de lui ne
pourra donc manquer de les atteindre, (.tuant aux deux maîtres fran-
çais, leurs disciples sont aujourd'hui peu nombreux.
On peut demander pourquoi Claude Lorrain et Nicolas Poussin,
au lieu de chercher en France le cadre ou le sujet de leurs composi-
tions, ont préféré le paysage d'Italie. Ce n'est pas chez eux pur ca-
price : ils avaient trop de gravité dans le caractère pour se décider
légèrement. Quel était donc le motif de leur préférence? Il n'est pas
douteux pour ceux qui ont quitté leur clocher qu'on ne trouve dans
notre pays d'admirables points de vue. Les montagnes du Dauphiné,
les montagnes de l'Auvergne, offrent sans contredit des sujets d'é-
tude dignes du pinceau le plus habile. Cependant, quand on a vu
la campagne romaine, on est forcé de reconnaître que l'Italie pré-
sente, sinon plus de grandeur, au moins plus de simplicité. Or, dès
775
REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il s'agit d'encadrer l'expression d'une pensée dans un paysage,
la simplicité acquiert une immense importance. Est-ce la campagne
romaine qui a déterminé le caractère habituel des compositions
signées de ces deux noms illustres? Est-ce au contraire la nature
même de leur génie qui a porté ces deux hommes si richement doués
à préférer l'Italie à la France? Je croirais volontiers que chacune de
ces deux solutions renferme une part de vérité. Nous avons des mon-
tagnes et des vallées qu'on ne peut contempler sans ravissement;
mais trop souvent les détails sont tellement nombreux et tellement
variés, qu'ils suffisent pour occuper l'attention. 11 n'est pas défendu
d'en supprimer une partie, mais comme ils intéressent par leur as-
pect original, le peintre se laisse aller au plaisir de les conserver.
11 ne sent pas le besoin d'animer ce qu'il voit en cherchant dans la
nature l'expression d'une pensée purement humaine. La simplicité
de la campagne romaine invite à la méditation. Les ruines des aque-
ducs, les montagnes qui se découpent à l'horizon et qui paraissent
voisines, quoique placées souvent à dix lieues de distance, les plantes
sauvages qui envahissent la plaine, tout oblige l'homme à se replier
sur lui-même. S'il tient le crayon ou le pinceau, il sent le besoin
d'encadrer dans ce paysage solennel quelque scène empruntée au
passé, ou bien, si l'histoire ne lui est pas familière, il s'abandonne
à sa rêverie, et veut associer à l'expression de ses souvenirs person-
nels la forme des ruines, la ligne des montagnes et la plaine qui ne
connaît plus le soc de la charrue.
Je ne m'étonne donc pas que Nicolas Poussin et Claude Lorrain
aient préféré le paysage romain au paysage de leur pays. Cepen-
dant, tout en m'expliquant cette préférence, je ne voudrais pas con-
seiller aux peintres français de traiter des sujets du même ordre en
les plaçant dans le même cadre. Ce qui me semblerait expédient
pour donner au paysage de notre temps l'élévation, la grandeur et
la simplicité qui lui manquent, ce serait d'étudier l'Italie avant
d'imiter ce que nous avons sous les yeux. Cet avis pourra sembler
singulier à plus d'un lecteur. Toutefois je crois qu'il n'étonnera pas
ceux qui ont l'habitude de réfléchir. Quel devrait être en effet le fruit
naturel de cette étude préliminaire? Le peintre qui tenterait l'imi-
tation de l'Auvergne ou du Dauphiné, après avoir visité l'Italie,
serait amené à son insu à simplifier ce qu'il aurait devant lui. Avec
le secours de ses souvenirs, il agrandirait le modèle qu'il aurait
choisi, au lieu de le copier. Et qu'on ne vienne pas dire que l'ap-
plication d'une telle méthode s'opposerait au développement des
génies originaux : autant vaudrait affirmer que la lecture des poètes
de l'antiquité empêche l'expression d'une pensée nouvelle. Le spec-
tacle de la nature italienne rend au paysagiste le même service que
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 773
la connaissance des œuvres lyriques ou tragiques des siècles d'Au-
guste ou de Périclès à ceux qui veulent écrire des odes ou des
drames. L'étude n'étouffe pas l'originalité. Il serait imprudent sans
doute de conseiller aux paysagistes français une soumission absolue
envers leurs plus illustres devanciers, mais il n'est pas inopportun
de leur recommander comme excellente la source où ils ont puisé.
Que nos contemporains apprennent à parler la langue de Poussin
et du Lorrain, et le pinceau traduira sans effort leurs sentimens et
leurs pensées. Or, pour connaître la langue de ces deux maîtres,
il ne suffit pas de contempler leurs œuvres; il faut encore voir ce
qu'ils ont vu , c'est-à-dire savoir comment leur style s'est formé.
Par l'étude simultanée de ce qu'ils ont créé et des élémens dont ils
disposaient, on n'arrive pas à surprendre le secret de leur génie :
il y a toujours dans ces natures privilégiées quelque chose qui
échappe à nos investigations; on arrive du moins à comprendre la
nécessité de ne pas s'en tenir à l'imitation littérale, et c'est déjà
un grand pas de fait. Puisqu'en face d'une nature grande, simple,
sévère, ils ont senti le besoin de ne pas transcrire ce qu'ils avaient
devant les yeux, à plus forte raison doit-on suivre leur méthode en
face d'une nature moins simple, moins sévère et moins grande. La
théorie se trouve ainsi confirmée par l'expérience, et le doute n'est
plus permis. On sait pourquoi ils ont ajouté leur pensée au témoi-
gnage de leurs yeux, et l'on ne veut plus réduire le rôle du pinceau
à la copie servile de la nature. Les œuvres de ces deux maîtres
que nous possédons au Louvre enseignent cette vérité aux esprits
clairvoyans. La vue de l'Italie, comparée à la vue de leurs œuvres,
dessille les yeux mêmes qui n'ont pas une grande puissance, et je
ne suis pas seul de mon avis, car les plus habiles ont suivi la route
que j'indique.
Ce n'est pas sans raison qu'en parlant de l'Italie, j'ai insisté sur le
caractère de la campagne romaine sans nommer les autres parties
de ce beau pays. Il existe en effet une différence profonde entre le
paysage romain et le paysage napolitain par exemple. Le voyageur
qui n'est pas habitué à se rendre compte des impressions qu'il re-
çoit peut d'abord préférer le paysage napolitain au paysage romain :
il se laisse éblouir par la splendeur de la lumière. S'il est habitué
à réfléchir sur ce qu'il voit et s'il connaît Rome, il ne tarde pas à
comprendre que pour le peintre la pureté des contours vaut mieux
que la lumière la plus splendide. Quelques instans avant le coucher
du soleil, quand on regarde du haut du Pausilippe Ischia et Capri,
dont la couleur change de minute en minute et passe du rose tendre
au bleu, puis au gris, on est saisi d'admiration. Ischia et Capri sont
à vingt-cinq milles, et la lumière, en les inondant, les rapproche de
774 REVUE DES DEUX MONDES.
l'œil, on croit qu'on va les toucher; mais on n'aperçoit jamais la
forme de ces deux îles comme celle des montagnes qui se découpent
à l'horizon de la campagne romaine. C'est pourquoi Claude Lorrain
et Nicolas Poussin ont été bien avisés en choisissant pour cadre de
leurs compositions les bords du Tibre, Albano, L'Ariccia. Salvator
Rosa, dont les gens du monde ont singulièrement exagéré le mérite,
se plaisait à reproduire le paysage napolitain, et, quoiqu'il ait sou-
vent fait preuve de talent, il n'a jamais rien produit qui fut empreint
d'une vraie grandeur. La nature de ses facultés, son éducation ne
sont pas les seules causes auxquelles nous devions attribuer le ca-
ractère de ses compositions : le choix du cadre est d'une immense
importance. Or, dans le paysage napolitain, les lignes harmonieuses
ne se présentent pas fréquemment; ce qui s'offre à nos yeux est plu-
tôt bizarre que beau. Cette singularité de lignes se retrouve dans les
ouvrages de Salvator Rosa. Sans parler de l'exécution, qui lais-'
beaucoup à désirer, et qui étonne plus souvent qu'elle ne charme,
nous sommes obligé de reconnaître qu'il satisfait bien rarement aux
conditions de l'harmonie linéaire. Pour les partisans de l'imitation
pure, c'est une chose toute simple, et qui ne soulève aucune objec-
tion. Salvator a copié ce qu'il voyait habituellement, et l'on est mal
venu à blâmer la fidélité de son pinceau; mais Salvator, qui ne
compte pourtant pas parmi les peintres de premier ordre, ne faisait
pas li de l'idéal : il s'efforçait à sa manière d'agrandir ce qu'il voyait.
S'il n'a pas mieux réussi, ce n'est pas faute de bon vouloir.
Les environs de Florence et la Toscane tout entière, sans offrir la
même grandeur que la campagne romaine, présentent pourtant à la
peinture plus de ressources que le royaume de tapies. Parmi les
diverses parties de l'Italie, c'est la seule qui se rapproche du pay-
sage romain par l'harmonie linéaire. Quand on a gravi la pente qui
mène ta Fiesole, on aperçoit des motifs nombreux, simples, variés,
qui sollicitent le pinceau. A Pise, le peintre se trouve encore plus
heureusement placé. Je ne parle pas des palais qui charment le re-
gard par leur élégance plus encore que par leur richesse, je parle
des montagnes dont le bleu sombre se détache sur l'azur du ciel.
C'est un spectacle qui ravit les plus indifférens et ne s'oublie jani; i-.
Ce n'est pas aussi beau que les environs de Rome ou de Subiaco,
mais c'est un cadre excellent pour celui qui sait manier le pinceau
de façon à révéler sa pensée en prenant pour interprète la nature
qu'il a devant lui.
Les plaines opulentes de la Lombardie, très dignes d'étude pour
l'agronome, n'offrent pas au peintre un bien vif intérêt. Quant à
\enise, c'est un spectacle dont le type ne se retrouve nulle part.
qu'on se rappelle avec bonheur: mais ce n'est pas en se promenant
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 775
sur le Grand-Canal qu'on peut concevoir l'idée d'un beau paysage.
Le Lido se prête à la rêverie, et ne serait pour la peinture qu'un
thème indigent.
Il faut donc préférer pour l'étude, pour l'imitation, pour le déve-
loppement de la pensée, les plaines et les montagnes que Poussin et
Claude Lorrain ont préférées. C'est le parti le plus sage, et, quoi que
puissent dire les partisans de l'originalité absolue, la vue du Campo-
Vaccino et du Colisée, du lac de Nemi et de la tour crénelée d'Ostie
est sans danger pour ceux mêmes qui se proposent de représenter
la Bretagne et la Normandie. Ce qu'il y a de salutaire pour l'esprit
dans le séjour de Rome, dans l'exploration des environs, ce n'est pas
seulement ce qu'on voit : les souvenirs qui s'éveillent à chaque pas
donnent le goût de la méditation, et la méditation mène à l'amour
des grandes choses. Quand on a vécu parmi les ruines pendant
quelques mois, on traite avec dédain, c'est-à-dire avec justice, tout
ce qui est mesquin. Est-ce donc là vraiment un danger dont il faille
s'alarmer? Les peintres doivent-ils éviter Rome, s'ils veulent garder
une physionomie individuelle? Ceux qui le croient tombent dans une
étrange méprise, et se font de l'originalité une singulière image.
S'ils prenaient la peine d'analyser ce qu'ils affirment, ils sentiraient
qu'ils confondent deux choses fort diverses, — l'impersonnalité, qui
se réfugie dans l'imitation, et l'originalité vraie, qui se compose de
mémoire et de volonté.
Le peintre qui, en maniant le pinceau, consulte sa mémoire, ou
qui, se défiant de sa mémoire, veut voir à chaque instant ce qu'il a
résolu de copier et se dispense d'intervenir dans son œuvre par sa
volonté, peut-il se vanter de posséder une physionomie individuelle?
Pour le croire de bonne foi, il faudrait commencer par changer la
valeur des mots. Qu'il trouve, à force de patience, un procédé parti-
culier pour imiter l'écorce du hêtre ou du bouleau, et qu'il baptise
son procédé du nom d'originalité, je ne m'en plaindrai pas; s'il ne
vise pas plus haut, s'il se contente à si bon marché, je lui pardon-
nerai son innocent orgueil, mais il ne sera jamais pour moi qu'un
habile ouvrier. Pour atteindre à l'originalité, d'autres facultés sont
requises, des facultés d'un ordre plus élevé. Tout homme qui ne met
pas dans son œuvre l'empreinte de sa volonté doit renoncer à cette
prétention. La patience seule est de la volonté, lorsqu'elle s'applique
au travail; mais dans le domaine esthétique toute volonté qui n'est
pas la forme active d'une pensée ne mérite aucune attention, et tant
qu'on n'aura pas trouvé l'expression d'une pensée dans l'écorce du
hêtre ou du bouleau, il faudra se résigner à ne pas compter ceux
qui l'imitent fidèlement parmi les peintres originaux. La méprise
que je relève s'explique aisément par de récentes mésaventures. 11
//" REVUE DES DEUX MONDES.
est arrivé à plus d'un de ne pas mesurer ses forces et de se croire
appelé à de hautes destinées. Un paysagiste à peine parvenu à
la virilité l'ait le voyage d'Italie après avoir copié heureusement des
pâturages de Normandie. Plein de confiance, enhardi par les succès
de sa jeunesse, il traite au retour des sujets qui ne sont pas à sa
portée. Il échoue, il s'étonne, il s'afflige; ses amis partagent son
étonnement et son chagrin. L'échec n'est pas douteux. Est-ce le
peintre qui a tort? Non vraiment. Le public se trompe-t-il en décla-
rant l'œuvre nouvelle moins digne d'attention que ses sœurs aînées?
Non, le public a raison. Le seul tort de l'auteur, c'est d'avoir visité
l'Italie, d'avoir troublé par un voyage imprudent la sérénité de son
intelligence. Avant cette folle équipée, il avait le regard pénétrant,
la main sûre. Il faisait tout ce qu'il voulait, et n'échouait jamais
dans l'accomplissement de son dessein. Depuis qu'il a franchi les
\lpes, tout est changé; son regard est moins pénétrant, sa main hé-
site. On dirait qu'il aperçoit la nature à travers un voile, et que son
pinceau refuse de lui obéir. Qu'il eût agi plus sagement en copiant
toute sa vie les pâturages de Normandie!
Ai-je besoin d'écrire la péroraison de cette belle harangue? — 11
faut se défier de l'Italie. — On n'oublie qu'une chose, c'est que les
plus grands spectacles ne suscitent pas de grandes pensées dans
toutes les intelligences. Les mésaventures que je rappelle ne prouvent
rien, sinon qu'au-delà comme en-deçà des Alpes on garde ses facul-
tés primitives. Cette conclusion ne vaut pas un blasphème. Ne pro-
file pas qui veut des lectures les plus instructives; est-ce une raison
pour maudire les livres, qui demeurent inutiles pour les intelligences
vulgaires? Pourquoi les Italiens, en face d'une nature qui se prête
si admirablement à la peinture du paysage, n'ont-ils jamais engagé
une lutte sérieuse avec la Hollande et la France dans cette partie de
l'art? C'est une question qui se présente naturellement, et qui n'est
pas sans intérêt. Il semble en effet qu'ils étaient mieux placés que
pei sonne pour tenter l'imitation de la nature inanimée ou de la na-
ture muette. Et cependant l'Italie ne compte pas un paysagiste émi-
nent! L'imagination ne lui manque pas, Dieu merci! L'Italie tient le
premier rang dans la peinture historique; elle réunit au plus haut
point toutes les facultés nécessaires pour réussir dans toutes les par-
ties de l'art. Est-ce dédain de sa part? Aurait-elle pris pour vraie
la parole de Michel-Ange? Je répugne à le penser. Je crois plutôt
que les Italiens, habitués à contempler les merveilles de leur cli-
mat, sont arrivés à leur insu à une sorte de satiété, et ne sentent
pas le besoin d'imiter ce qu'ils ont devant les yeux depuis leurs pre-
mières années. Pour tenter la peinture de paysage, il ne faut pas
seulement aimer ce qu'on voit, il faut encore le regarder avec eu-
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 777
riosité. Or les Italiens sont depuis longtemps blasés sur les beautés
de leur pays : ils aiment ce qu'ils ont devant les yeux, ils ne songent
pas à le regarder.
Cette explication de leur infériorité clans le paysage ne serait
pourtant pas sans réplique. Je ne parle pas des argumens tirés de
l'histoire même de la peinture : les paysages de Dominiquin qui se
voient à la villa Aldobrandini prouvent que les Italiens ne sont pas
inhabiles dans ce genre; mais pour que l'explication proposée lût
vraiment satisfaisante, et fermât la bouche aux plus sceptiques, il
faudrait supprimer l'exemple de la Hollande, qui compte un grand
paysagiste, une foule de paysagistes habiles, et qui cependant n'a
cherché qu'en elle-même des sujets d'imitation. L'absence de cu-
riosité ne suffit donc pas pour se rendre compte de l'infériorité de
l'Italie dans le domaine du paysage. Il faut chercher ailleurs la cause
du fait qui nous occupe. La satiété n'est pas à négliger; maison
pourrait à bon droit demander pourquoi l'Italie serait demeurée in-
différente au spectacle de la nature, tandis que la Hollande s'en pré-
occupait. Je crois que l'histoire particulière de l'Italie répond à
toutes les objections. Le gouvernement pontifical devait naturelle-
ment encourager la peinture religieuse, et les trésors dont il dispo-
sait, trésors renouvelés par la piété des fidèles, avaient une destina-
tion marquée d'avance, la décoration des églises. Les plus grands
génies de la peinture représentaient sur les murailles du Vatican, de
la chapelle Sixtine, les scènes de l'Ancien Testament ou de l'Évan-
gile. Quand on récapitule tout ce qu'il y a de talent dépensé dans les
églises de Rome, on s'explique aisément que le temps ait manqué
à l'Italie pour s'occuper du paysage. Toutes ses pensées, tousses
efforts dans le domaine de la peinture se portaient vers les sujets re-
ligieux. Devons-nous le regretter? Jamais la Genèse, l'Exode, l'Évan-
gile, n'ont été interprétés plus habilement que par les maîtres ita-
liens. Et quand ces génies privilégiés abandonnaient l'Écriture sainte
pour aborder la légende, ils n'étaient pas moins heureux. Les pay-
sages de Dominiquin, justement admirés, ne tiennent qu'une très
petite place dans la vie de l'auteur. La Tribune de Saint-André-della-
Valle, la chapelle de Saint-Basile à Grotta-Ferrata, suffiraient à sa
gloire. C'est là qu'il a mis le sceau de son génie. Quand il quittait la
ligure humaine pour la nature muette, ce n'était pas chez lui un libre
choix : il acceptait une commande qu'il ne pouvait refuser.
Je ne m'étonne donc pas que l'Italie ne compte pas un paysagiste
du même ordre, que Claude Lorrain et Poussin; elle a dépensé tout
son génie dans les sujets bibliques. Ceux qui auraient tenté de re-
présenter la nature inanimée se seraient trouvés aux prises avec la
plus dure condition : ils n'auraient pu compter que sur les encoura-
gemens des particuliers; mais à Rome, comme ailleurs, l'exemple des
778 REVL'E DES DEUX MONDES.
grands est suivi par tous ceux qui approchent des grands. Un coin de
l'Italie copié par un pinceau habile n'aurait attiré que les regards de
quelques voyageurs opulens, et ce n'était pas assez pour décider le
génie national à se frayer une route nouvelle. Or la Hollande et la
France étaient placées dans d'autres conditions. Pour elles, la pein-
ture religieuse n'était pas le seul moyen de s'illustrer et d'ajouter à
la célébrité une vie douce et facile : elles ont traité les sujets bibli-
ques avec moins d'habileté, mais presque aussi souvent que la patrie
de Michel-Ange et de Raphaël, car les traditions chrétiennes sont une
mine féconde dont les peuples de l'Europe se partagent les fdons sans
les épuiser. Seulement le génie français, le génie hollandais, pou-
vaient tenter l'imitation de la nature muette sans redouter l'indiffé-
rence ou le dédain. Comme le gouvernement n'était pas confondu
avec la religion, ils n'étaient pas obligés d'interroger à toute heure
le Pentateuque et l'Évangile, sous peine de voir leurs œuvres mé-
connues ou délaissées. Pour un Hollandais enrichi par le commerce,
un paysage pris dans une terre qu'il possède a tout l'intérêt d'un
portrait de famille. Bien des Français nés dans la richesse sont hol-
landais sur ce point. Il était donc naturel que l'imagination et le
talent des peintres se tournassent de ce côté. Il est vrai que la re-
présentation d'une maison de campagne soumise au contrôle du
propriétaire n'est pas précisément un paysage dans le sens le plus
élevé du mot; mais c'est le point de départ, comme la copie d'une
figure. Comme le peintre ne peut exprimer sa pensée qu'en se ser-
vant de l'imitation ainsi que l'orateur de la parole, la représentation
fidèle d'un champ, d'une prairie, d'un moulin ou d'un ruisseau n'est
pas à dédaigner. C'est la formation d'une langue. Celui qui la parle
correctement est en mesure de nous intéresser, pourvu qu'il ait
quelque chose à nous dire. S'il n'a pas le goût de la réflexion, s'il
n'est pas doué d'une imagination active, il nous laisse indifférens,
comme les écrivains qui savent assembler les mots dans un ordre
merveilleux, mais qui ne savent ni éclairer l'intelligence ni émou-
voir le cœur.
Les conditions du paysage telles que les ont comprises Claude Lor-
rain et Nicolas Poussin sont d'une nature tellement élevée, qu'elles
réduisent à leur juste valeur les paroles attribuées à Michel-Ange.
Sans doute les compositions où la figure est le sujet principal tien-
nent le premier rang dans la peinture, mais cela n'est vrai que
d'une manière générale, et quand il s'agit d' œuvres signées de ces
noms, il faut que la règle fléchisse. Pourquoi en effet la figure tient-
elle le premier rang dans la peinture? Ce n'est pas seulement parce
qu'elle offre au pinceau un plus grand nombre de difficultés qu'un
arbre ou une montagne; c'est aussi et surtout parce qu'en raison
même de sa nature, elle est soumise à des expressions diverses. Or
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 779
Claude Lorrain et Nicolas Poussin, en faisant du paysage l'inter-
prète de leur pensée au lieu de dépenser toute leur habileté dans
l'imitation des plantes et des terrains, l'ont placé au même rang
que la peinture de figure. Si le grand Florentin avait pu contempler
des œuvres conçues dans de telles conditions, il n'aurait pas traité
le paysage avec tant de dédain ; il aurait reconnu dans ces œuvres
l'application de sa méthode. Qu'on ne se méprenne pas pourtant : il
y aurait quelque chose de puéril à vouloir établir une parenté entre
les procédés du Florentin et les procédés des deux peintres français.
La méthode dont je parle ici est purement intellectuelle. Michel-
Ange n'aimait pas l'imitation : s'il savait copier, il ne copiait pas;
il ne prenait le pinceau que pour exprimer une pensée. La forme et
le mouvement lui obéissaient; il ne les dénaturait pas, il les assou-
plissait. Ce n'est pas dans son habileté seule qu'il faut chercher le
principe de son excellence, mais clans l'énergie de sa volonté. Claude
Lorrain et Poussin, qui savaient imiter la nature muette aussi habi-
lement que Michel-Ange la figure, voulaient, comme lui, mettre le
sceau de leur pensée dans chacune de leurs œuvres. J'ai donc raison
de dire qu'ils suivaient sa méthode. Quant à leurs procédés, ils n'ont
rien à démêler avec la question qui nous occupe.
Dans les arts du dessin, comme dans la musique, comme dans la
poésie, la valeur des œuvres se mesure d'après la part faite à l'in-
telligence. Il parait qu'à l'époque de la renaissance comme aujour-
d'hui, la plupart des peintres qui se proposaient l'imitation de la
nature muette ne faisaient pas à l'intelligence une part très opu-
lente. Le dédain de l'auteur du Jugement dernier pour les praticiens
étrangers à toute réflexion ne doit donc pas nous étonner. Tous les
esprits élevés, à quelque partie de l'invention qu'ils aient voué leurs
facultés, trouveraient autour d'eux des praticiens qui mettent le
métier au-dessus de l'art, ou qui plutôt confondent l'un avec l'autre,
et n'ont jamais entrevu l'importance et le rôle de la pensée. Le sen-
timent de leur supériorité, lors même qu'ils n'excelleraient pas dans
tous les détails matériels de leur profession, leur permet de railler
ceux qui se prennent pour des maîtres et n'ont jamais rien inventé.
Les deux paysagistes français qui représentent avec Ruysdaël l'in-
terprétation de la nature muette sous sa forme la plus parfaite dé-
fient le dédain des peintres de figures. Le problème qu'ils se propo-
saient n'est pas moins difficile à résoudre que celui de la peinture
historique. En groupant des personnages, on veut exprimer des pas-
sions : c'est là sans doute une tâche laborieuse, mais on a devant les
yeux ou dans ses souvenirs ce qu'on essaie de traduire. Quand il
s'agit de rendre l'impression qu'on a reçue à l'aspect d'une forêt,
d'associer le spectateur à sa rêverie, c'est une rude besogne. C'est
pour avoir posé ce problème dans toute sa franchise, c'est pour l'a-
780 REVUE DES DEUX MONDES.
voir résolu que Claude Lorrain et Poussin ont pris rang à côté des
peintres d'histoire. Depuis qu'ils ont écrit leur pensée, il n'est plus
permis de traiter le paysage comme un genre secondaire. Si les con-
ditions qu'ils avaient acceptées, qui expliquent l'élévation de leurs ou-
vrages, n'étaient pas aujourd'hui méconnues ou négligées par ceux
qui croient avoir agrandi leur domaine, les peintres d'histoire ne
parleraient pas si légèrement de la nature inanimée. D'ailleurs l'ou-
bli ou l'ignorance de ces conditions se rattache à une question plus
générale, à l'éducation des artistes. Gomment l'idéal tiendrait-il la
place qui lui appartient dans le paysage, quand il joue dans l'ensei-
gnement un rôle si modeste? Les concours institués pour l'encoura-
gement du paysage historique prouvent assez clairement qu'à l'école
de Paris, la pratique matérielle du métier a plus d'importance que
la pensée. Les figures indiquées par le programme, et qui doivent
servir à la représentation d'une scène mythologique, sont traitées de
manière à ne pas trop occuper l'attention. On dirait que les élèves
sont invités à ne pas détourner les regards du spectateur de la
forme et de la couleur des plantes et des montagnes : s'ils reçoivent
un tel conseil, ils n'en tiennent que trop de compte: mais le paysage
proprement dit manque de vie. Quelques masses traditionnelles,
d'une couleur quelquefois heureuse, forment tout l'intérêt de la com-
position. Les exceptions qu'on pourrait citer ne démentiraient pas la
justice de nos plaintes. Tant qu'on n'aura pas changé l'éducation
générale des artistes, il ne faut pas espérer qu'ils comprennent de
bonne heure l'importance de la pensée.
Ruysdaël était d'un caractère mélancolique, et son caractère se
retrouve dans ses ouvrages. A voir le soin religieux avec lequel il a
rendu tous les détails que lui offrait la nature hollandaise, on serait
tenté de croire qu'il n'a rien cherché au-delà de l'imitation, et cepen-
dant, quand on étudie l'ensemble de ses œuvres, il demeure évident
qu'il a visé plus haut. De tous les paysagistes de son pays, c'est à coup
sûr celui qui accordait le plus d'importance à la pensée. Choisissait-il
autour de lui les sites qui répondaient à l'état de son âme, et se dis-
pensait-il presque toujours d'abord de la composition dans le sens le
plus libre du mot? Cette conjecture ne blesse en rien la raison. Ruys-
daël, qui avait abandonné la profession de médecin pour se livrer
tout entier à la peinture, était porté, par sa nature et par sa première
éducation, vers les idées les plus élevées; mais, sans se livrer à de
grands efforts d'invention, il pouvait rendre ce qu'il sentait. 11 ne
copiait pas ce qu'il voyait pour le seul plaisir de le copier, mais il
imitait ce qu'il avait devant les yeux pour traduire l'impression qu'il
avait reçue, et à mesure qu'il avançait dans son oeuvre, il corrigeait
dans son modèle ce qui ne s'accordait pas avec son dessein; il sup-
primait ce qui lui semblait inutile, agrandissait ce qui lui paraissait
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 781
mesquin; il exagérait ce qui n'était qu'indiqué. Doué d'un discerne-
ment très fin, il crayonnait dans ses promenades les coins de plaine
ou de forêt qui disaient, dans unelangue sans paroles, ce qu'il vou-
lait dire avec le pinceau. Rentré dans son atelier, il apercevait dans
son croquis des lacunes qui'd'abord ne l'avaient pas frappé. Alors,
sans essayer de composer un paysage de toutes pièces, il transcrivait
sur la toile ce qu'il avait crayonné, n'allant pas au-delà d'un sim-
ple trait. Affermi dans sa première pensée, éclairé de plus en plus
sur ce qui manquait à la réalité, il attendait pour peindre que la mé-
ditation eût achevé l'ébauche qu'il avait rencontrée dans ses pro-
menades. L'heure venue de se mettre à l'œuvre, il consultait ses
souvenirs, mais sans se croire obligé de les suivre. Cette manière de
procéder n'est pas timidité, mais prudence. Ruysdaël ne sentait pas
en lui-même une imagination assez puissante pour marcher sans
autre guide que sa volonté; mais en même temps qu'il se défiait de
ses forces, il comprenait la nécessité de ne pas s'en tenir à l'imita-
tion : aussi dans ses toiles, qui sont toujours vivantes, nous admi-
rons tout à la fois la précision de la forme et la simplicité de l'or-
donnance.
Les deux mérites que je relève dans Ruysdaël sont les mérites
d'un observateur attentif et d'un homme habitué à la réflexion. Per-
sonne aujourd'hui ne possède une habileté supérieure dans le ma-
niement du pinceau, et l'on voudrait pourtant réduire la peinture à
ce qui n'était pour Ruysdaël que la moitié de sa tâche ! Le premier
paysagiste de la Hollande, celui qui représente l'imitation de la na-
ture de la manière la plus excellente, avait plus de clairvoyance et
de modestie; il avait beau reproduire avec une incomparable finesse
les détails qu'il avait aperçus : il ne s'abusait pas sur l'insuffisance
de l'imitation, il comprenait qu'il avait autre chose à faire pour que
son œuvre fût vraiment sienne. 11 voulait que le spectateur sentit,
en regardant sa toile, ce que l'auteur avait senti lui-même. La na-
ture lui parlait une langue mystérieuse qui ne s'adresse qu'aux âmes
d'élite. Cette langue qu'il avait entendue, dont il avait pénétré le
sens, il s'efforçait de la rendre intelligible à tous. 11 n'allait pas aux
champs, il ne s'enfonçait pas dans l'ombre des forêts pour chercher
l'expression d'une idée préconçue; il rapportait dans son atelier les
sentimens qu'avait suscités en lui le spectacle des rochers ou le bruit
des flots, et s'appliquait à les traduire. La simplicité de Ruysdaël
s'élève rarement jusqu'à la grandeur. Cependant la contemplation
de ses œuvres laisse dans l'âme un souvenir fortifiant. La mélancolie
qu'elles respirent n'a rien qui pousse au découragement : elles réveil-
lent le souvenir de nos douleurs; mais il y a tant de sève et tant de
force dans les branches dont l'ombre se projette sur le terrain, que
nous sentons le besoin de vivre à notre tour d'une vie énergique. La
782 REVUE DES DEUX MONDES.
tristesse, au lieu de nous afïaiblir, nous relève. L'étude de Ruysdaël
est doublement salutaire : elle donne au goût plus de délicatesse,
à la pensée plus de vigueur. On apprend de lui à trier les détails,
à ne pas leur attribuer une importance égale et constante. Son regard
ne négligeait rien, son pinceau ne transcrivait pas tout ce que son
œil avait aperçu. Il comprend la vie des plantes et la rend avec une
évidence, une splendeur qui n'ont jamais été surpassées. Or le spec-
tacle de la vie ainsi révélée suscite en nous le désir de voir, le be-
soin d'agir. Les œuvres de ce maître, qui a mis l'empreinte de son
âme dans les compositions mêmes que les ignorans prennent pour
impersonnelles, nous émeuvent comme la nature, tant il y a de vé-
rité, de fraîcheur, de jeunesse, dans les branches que le vent sou-
lève, ou que viennent éclairer les derniers rayons du soleil. Pour
produire en nous une émotion si profonde, un regard pénétrant,
une mémoire fidèle, une main docile ne suffiront jamais.
Claude Lorrain comprenait autrement que Ruysdaël l'interpréta-
tion de la nature. Il ne se contentait pas de corriger ce qui lui sem-
blait mesquin, d'effacer ce qui lui paraissait inutile : son génie, plus
hardi que celui du peintre hollandais, agissait avec une liberté qui
s'appellerait présomption, si la postérité ne lui avait donné raison.
Ce qu'il voyait n'était pas pour lui un sujet d'imitation, mais un su-
jet de composition. Le crépuscule du matin, le crépuscule du soir,
la splendeur de midi, l'heure solennelle qui précède le coucher du
soleil, ont trouvé dans son pinceau un interprète éloquent et fidèle;
mais ce qui caractérise sa manière, ce qui lui assigne parmi les-
paysagistes une place à part, c'est la puissance souveraine avec la-
quelle il disposait de tout ce qu'il avait vu. Les forêts et les mon-
tagnes ne lui suffisaient pas, les derniers rayons du soleil réfléchis
dans les flots ne contentaient pas son imagination. Avant de se
mettre à l'œuvre, il avait une pensée préconçue, et pour la rendre
il associait les ruines de l'art humain à l'éternelle beauté, à la séré-
nité permanente de l'art divin. Les colonnes mutilées d'un temple
magnifique à côté d'une forêt que chaque printemps rajeunit occu-
pent le premier plan; à l'horizon, des montagnes lointaines, dont les
lignes pures et harmonieuses reposent le regard et portent dans l'âme
du spectateur une émotion religieuse et profonde. Si jamais l'insuf-
fisance de l'imitation fut reconnue franchement, c'est à coup sûr par
Claude Lorrain. Il n'essayait pas de copier ce qu'il voyait, mais de
traduire l'impression qu'il avait reçue. Quant aux personnages qu'il
plaçait dans ses compositions, il ne leur attribuait pas une grande
importance : tantôt il s'en servait pour donner la mesure des ruines
qui occupaient le premier plan, tantôt pour expliquer la pensée qu'il
avait voulu rendre. Deux figures dans une barque voguant douce-
ment et protégées contre l'ardeur du jour par les arbres de la rive
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 783
offraient l'image du bonheur. Le procédé de Claude Lorrain est un
procédé tout personnel. L'auteur immortel des admirables paysages
qui nous éblouissent par leur splendeur n'a jamais tenté de lutter
avec la nature. 11 savait trop bien qu'il serait vaincu s'il engageait
un pareil combat. Il voyait dans la lumière, dans la forme des
plantes et des montagnes, dans l'aspect des ruines, un moyen de
rendre ce qu'il sentait, et, au lieu de transcrire ses souvenirs, il les
consultait comme un vocabulaire. Ce qu'il peignait était en lui avant
d'être sur la toile. Sa main n'obéissait pas à sa mémoire, mais à sa
volonté. Il sacrifiait sans regret tout ce qui ne devait pas servir à
l'expression de sa pensée.
Le peintre hollandais rapportait dans son atelier le thème de la
composition qu'il allait ébaucher, et sa volonté n'intervenait qu'après
sa mémoire. Claude Lorrain écoutait plus souvent et plus librement
son imagination. Avec ses souvenirs, avec ses rêveries, il formait un
type de bonheur ou de tristesse, et quand il voulait rendre visible
à tous ce qu'il avait aperçu au dedans de lui-même, il se tournait
vers la nature pour donner plus de précision à sa pensée. Le té-
moignage de ses yeux n'était pour lui qu'un auxiliaire, jamais un
guide impérieux. C'est à l'emploi de ce procédé que nous devons
l'unité merveilleuse de toutes ses œuvres. Il savait d'avance ce qu'il
allait faire. 11 ne commençait pas par copier pour effacer, pour sup-
primer, pour ajouter; le modèle était en lui. Ce qu'il demandait à la
nature, c'étaient les traits dont il devait se servir pour en dessiner
les contours, les couleurs qu'il avait choisies, mais qu'elle possé-
dait. Un tel procédé, je le reconnais volontiers, n'est pas à la portée
de toutes les intelligences. Pour agir ainsi, il faut une puissance qui
n'est pas commune. Cependant les peintres qui se livrent à la pra-
tique du paysage et que la gloire de Claude Lorrain pourrait tenter
douent en prendre leur parti. Il n'y a pas moyen de faire ce qu'il
a fait, ou quelque chose d'équivalent, sans passer par la route qu'il
a suivie. Ils ne trouveront pas dans la réalité ce qu'ils trouvent dans
ses œuvres. Les scènes les plus grandes, les sites les plus majes-
tueux, laissent apercevoir des détails que le goût condamne, et dont
le pinceau ne doit tenir aucun compte. Pour tout dire en un mot,
la nature offre à l'art des thèmes nombreux, d'une infinie variété:
elle ne lui offre pas de modèles. Voilà ce que Ruysdaël entrevoyait,
ce que Claude Lorrain voyait clairement. Intervention permanente
de la pensée dans l'expression de la forme, l'imitation envisagée
comme moyen, jamais comme but, c'est à ces termes précis qu'il faut
réduire le procédé de ce maître illustre. Il connaissait tous les as-
pects de la nature, et savait les reproduire comme s'il n'eût pas eu
en tête un projet plus élevé; mais cette notion et cette faculté n'é-
taient pour lui que des instrumens. Ses souvenirs, il les transfor-
784 REVUE DES DEUX MONDES.
mait quand l'heure était venue d'exprimer sa volonté. 11 disposait
si librement de tout ce qu'il avait vu que la nature semblait lui
obéir. Il creusait les vallées, il abaissait les montagnes, il attachait au
tronc des arbres des branches d'une souplesse inconnue, d'une nier-
veilleuse élégance, et tout cela si simplement que jamais chez lui
l'invention ne semble bizarre. 11 est trop savant pour étonner;
quand il crée, on dirait qu'il se souvient : génie excellent qui a
voulu dans la mesure de sa puissance, qui a réalisé tout ce qu'il
avait conçu.
Le procédé de Nicolas Poussin, plus savant encore que celui de
Claude Lorrain, n'est pas facile à définir. Poussin ne conçoit pas le
paysage sans ligures : il n'étudie pas la nature, comme le peintre
hollandais, pour la corriger, pour l'agrandir en la transcrivant, et
j'espère que le mot corriger ne sera pas pris pour une impiété. Il ne
se préoccupe pas, comme Claude Lorrain, de la distribution de la
lumière. Ce qui domine tous ses paysages, ce qui les explique, ce
qui en démontre le mérite infini, c'est l'accord établi entre la nature
muette et les personnages. Qu'il s'adresse aux traditions païennes
ou aux traditions chrétiennes, il comprend toujours de la même
façon, il pratique toujours avec le même respect la loi que je viens
d'énoncer. Chez lui, le paysage sans les figures serait vide, les figures
sans le paysage présenteraient un caractère incomplet. Qu'on prenne
le Polyphème, le Diogène, et l'on pourra facilement vérifier ce que
j'avance. Dans chacune de ces trois compositions, la nature muette
€t les personnages sont unis par un lien tellement indissoluble, qu'il
serait impossible de les séparer. Les paysages de Nicolas Poussin
n'ont pas autant de réalité que ceux de Ruysdaël, autant de splen-
deur que ceux de Claude Lorrain. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'il
n'ait pas obtenu la même popularité que ces deux maîtres, car il
s'adresse, par la nature même de ses conceptions, à des esprits plus
délicats. Il n'a pas pour lui le charme de la couleur. Au premier as-
pect, ses paysages déroutent par leur austérité les spectateurs fri-
voles; mais si l'on prend la peine de les étudier, la surprise fait
bientôt place à l'enchantement. Toutes les parties de chacun de ces
poèmes, car le Diogène, le Polyphème, sont de vrais poèmes, sont
tellement conçues, tellement ordonnées, qu'elles n'ont pas de valeur
absolue. Jamais la théorie du sacrifice n'a été plus franchement ac-
ceptée, plus franchement pratiquée. Ruysdaël supprime ce qui lui
parait inutile : c'est un premier pas vers la vérité. Claude Lorrain
interroge sa mémoire au lieu de s'en tenir au témoignage immédiat
de ses yeux, et compose avant de se mettre à l'œuvre : c'est un se-
cond pas plus hardi que le premier. Nicolas Poussin est allé plus
loin que Ruysdaël et Claude Lorrain. Il ne s'est pas contenté de sup-
primer ce qui lui semblait inutile, il ne s'est pas borné à composer
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. 78»
avant de se mettre à l'œuvre, en prenant pour but suprême et défi-
nitif un effet de lumière : il a voulu produire, et il produit con-
stamment une impression morale. Et comment arrive-t-il à réaliser
ce prodige? En sacrifiant résolument, dans les souvenirs dont il dis-
pose, tout ce qui pourrait affaiblir l'expression de sa pensée.
Le Buisson, l'Entrée d'une forêt, la Cascade, prouvent (pie Ruys-
daël n'ignorait pas la théorie du sacrifice. Le Port de Messine, la
Danse au bord de l'eau, le Troupeau à l'abreuvoir, démontrent sur-
abondamment que Claude Gellée savait effacer ce qui lui semblait
superflu; mais toutes ces compositions, consacrées depuis longtemps
par une admiration légitime, n'ont pas dans l'ordre intellectuel la
même valeur que le Diogène et le Polypkéme. Poussin, qui ne fait
pas un chêne avec autant de précision que Ruysdaël, qui ne sait
pas, comme Claude Lorrain, inonder de lumière la mer, le ciel, les
forêts et les montagnes, occupe pourtant un rang plus élevé que
ces deux maîtres, parce que la pensée rayonne dans toutes ses œu-
vres. Aujourd'hui que l'imitation domine dans notre école de pay-
sage, le rêveur des Andelys esl assez mal mené. La mode est de par-
ler de lui très légèrement. Railler ce qu'il a fait passe pour un trait
de bon goût. Réfuter une telle méprise serait mal employer son
temps; le plus sage est de sourire. Ceux qui se moquent de Nicolas
Poussin se calomnient à leur insu. Ils avouenl sans le savoir que
leur intelligence ne conçoit rien au-delà du témoignage des yeux.
C'est à coup sur une condition assez peu digne d'envie, et pourtant
ils s'obstinent à n'en pas vouloir d'autre. A quoi bon troubler leur
joie? Ils proclament leur infirmité, et s'enorgueillissent de l'avoir
proclamée. S'ils pouvaient deviner jusqu'où va leur modestie, ils
seraient bien étonnés; mais l'heure de la clairvoyance n'a pas en-
core sonné pour eux, et tous nos avertissemens seraient perdus. Nos
paroles s'adressent à ceux qui veulent s'éclairer, et la moquerie ne
révèle pas le désir de s'instruire. Aimer Poussin, reconnaître et ad-
mirer tout ce qu'il y a d'élevé dans ses compositions, c'est à mes
yeux la preuve d'un goût pur et délicat: médire de lui est un aveu
involontaire d'infériorité. Ruysdaël , qui excelle dans l'imitation de
la nature, qui étonne le regard par la précision des détails, réveille
en nous des souvenirs; Claude Lorrain, moins près de la réalité que
Ruysdaël, introduit notre intelligence dans une région supérieure;
Nicolas Poussin, moins habile dans le sens matériel, occupe dans
l'histoire une place plus considérable, parce que la valeur des œu-
vres humaines se mesure à l'intervention de la pensée. Si l'exacti-
tude de l'imitation devait assigner les rangs, Ruysdaël dominerait
Claude Lorrain, Claude Lorrain dominerait Poussin. La ra : res-
crit une hiérarchie toute différente : c'est le développi ;
TOME IX. • |
786 REVUE DES DEUX MONDES.
pensée qui assigne les rangs, et Nicolas Poussin se trouve naturelle-
ment le premier.
Or, si les idées que j'ai développées et que j'ai tâché de rendre
claires ont été bien saisies par le lecteur, il ne doit rester aucun
doute dans son esprit sur la nature des conclusions auxquelles je
veux arriver. Le paysage, comme la peinture d'histoire, comme la
peinture religieuse, comme la sculpture, est obligé de recourir à
l'idéal. Dans ce domaine, qui semble se dérober à l'intervention de la
pensée, comme dans les autres domaines, où le rôle de l'imagination
parait plus important, l'imitation la plus parfaite ne saurait produire
une œuvre d'art. Ce que j'ai dit des marbres grecs comparés aux sta-
tues modernes, je dois le dire des toiles de Ruysdaël, de Claude
Gellée, de Nicolas Poussin, comparées aux toiles que les amateurs
se disputent sous nos yeux. Tant que le paysage n'abandonnera
pas la voie où il s'est engagé, tant que l'idéal n'aura pas repris
l'importance qui lui appartient, l'expression de la nature muette
sera toujours à l'état rudimentaire. Ce que Phidias, Polyclète et
Praxitèle démontrent pour la figure humaine taillée dans le paros,
Ruysdaël, Claude Lorrain et Nicolas Poussin le démontrent pour
les plantes et les roches imitées à l'aide du pinceau. Personne n'a
jamais imité la nature plus habilement que Ruysdaël, et pour-
tant Ruysdaël n'émeut pas le spectateur aussi puissamment que
Claude Lorrain. Pourquoi, si ce n'est parce que Claude Lorrain ac-
corde à l'idéal plus d'importance que le peintre hollandais? Pour-
quoi Claude Lorrain, malgré la splendeur de ses œuvres, demeure-
t-il au-dessous de Mcolas Poussin, si ce n'est parce qu'il n'attribue
pas a la pensée un rôle aussi élevé que le rêveur des Andelys? Ou
l'histoire ne signifie rien, ou elle doit nous éclairer sur le sens du
présent. Les trois plus grands paysagistes du inonde, qui vivaient
au xvne siècle, sont des argumens que personne n'a le droit de n
ser. Les hommes qui pratiquent aujourd'hui l'art qu'ils ont pratiqué
n'oseraient pas se vanter de posséder des facultés supérieures; mais
ils se méprennent sur le but du paysage, comme les sculpteurs se
méprennent sur le but de la sculpture, et quand ils ont copié lui
tronc d'arbre sans omettre une rugosité, sans oublier un lichen, ils
s'applaudissent et se glorifient. Ils ne disent pas : Nous valons mieux
que Ruysdaël, Claude Lorrain et Nicolas Poussin: niais ils disent :
Ils se trompaient, et nous savons le chemin qui mène à la vérité. —
Eh bien! la clairvoyance n'est pas de leur côté.
Les trois grands paysagistes du xvne siècle, doués de facultés
inégales, avaient aperçu le but suprême de l'art qu'ils pratiquaient.
Le maître hollandais ne l'a pas touché, et cependant ses œuvres ex-
citent encore aujourd'hui une légitime admiration. Claude Gellée,
LE PAYSAGE ET LES PAYSAGISTES. "87
plus hardi que le maître hollandais, occupe à hon droit un rang
plus élevé. Nicolas Poussin, venu plus tôt que les deux autres, puis-
qu'il est né dix ans avant Claude Gellée, quarante-six ans avant
Ruysdaël, a proclamé dans le paysage la souveraineté de la pensée,
et ses œuvres ont démontré que la raison était pour lui. Ses toiles,
malgré le mérite qui les recommande, sont aujourd'hui dédaignées
par la foule : c'est un malheur sans doute, une méprise dont le goût
doit s'affliger; mais le mérite n'a rien a démêler avec la popularité.
Que les toiles de Watteau el de Boucher soient couvertes d'or dans
les enchères, et que les toiles de Poussin trouvent à graiul'peine
quelques acheteurs courageux, 1rs conditions de la vérité ne sont
pas changées. L'idéal n'a rien perdu de son importance. La mode
est aujourd'hui à l'imitation. C'est un mauvais signe pour l'intelli-
gence publique. Ce que nous blâmons ne saurait durer. Le sens
moral se relèvera, le sens poétique reprendra dans les arts du des-
sin une autorité qui n'a jamais été méconnue que par l'ignorance.
Quand ce jour sera venu, ceux qui blasphèment aujourd'hui
noms de Claude Gellée, de Nicolas Poussin, rougironl de leurs blas-
phèmes: ils comprendront qu'ils n'ont jamais entrevu la vérité, et
se tairont pour échapper aux railleries.
L'imitation est à l'invention, dans le paysage comme dans la
sculpture, ce que le langage est à l'éloquence, et ce n'est pas ici
une comparaison capricieuse, mais une comparaison qui repose sur
la réalité. Ceux qui savent imiter la nature muette sont pareils à
ceux qui connaissent les lois du langage : ils sont prêts à parler, ils
disposent de la ligne et de la couleur comme les grammairiens dis-
posent des mots; mais qui pourrait mesurer l'intervalle qui sépare
la grammaire de l'éloquence? Qui pourrait dire de combien de pas
se compose la route qui mené de l'imitation à l'invention? Ceux qui
copient un chêne ou une génisse avec une merveilleuse habileté, qui
transcrivent avec une fidélité littérale la mousse et les pâquerettes,
et qui croient dépasser Ruysdaël et Poussin, ont à mon avis autant
de bon sens qu'un maître d'école qui, pour avoir étudié pendant dix
ans les formes du langage, se mettrait au-dessus de Pascal et de
Bossuet. Ruysdaël, Claude Lorrain, Nicolas Poussin, représentent
l'éloquence. Ils savent parler, et ne parlent jamais sans avoir quel-
que chose à dire. Les habiles, les applaudis de nos jours savent
comment il faut parler; mais pour être éloquens, il leur manque une
bagatelle, — une pensée à exprimer.
Glstave Planche.
LA PRINCESSE
PROMÉTHÉE
L'n soir, entre quatre et cinq heures, dans le coin d'un salon qui
eut sa gloire comme Babylone et comme Tyr, et qui a disparu comme
ces cités, j'entendis parler de lady Byron. On disait que l'auteur de
Don Juan s'était donné des torts bien graves envers elle, on la plai-
gnait, on la béatifiait, on offrait comme holocauste à son souvenir
la mémoire flagellée et déchirée de son glorieux époux. J'étais à cet
âge où les moins bons d'entre nous ne sont pas encore aptes à s'en-
rôler dans la grande légion des pharisiens, où la passion éternelle
de tous les hommes divins nous arrache des élans d'une pitié en-
thousiaste et profonde. En moi-même, je pris parti pour Byron, et
je me dis qu'il se commettait devant moi, à coup sûr, une des
iniquités quotidiennes qui sont le fond, l'âme, la vie de ce cpi'on
nomme la conversation.
Plus tard, bien loin de l'heure et des lieux où mon cœur sentit la
rapide étreinte des émotions que je retrouve aujourd'hui, des faits
inattendus ont donné raison aux instincts de ma jeunesse. Ces faits,
j'essaie maintenant de les recueillir. Puissent-ils avoir pour d'au-
tres l'éloquence qu'ils ont eue pour moi! Ce ne sera pas d'une seule
apologie qu'ils se chargeront, car dans ce monde nulle existence
n'est isolée, nul homme n'est le représentant de sa seule pensée,
nulle victime n'est immolée pour ses seules vertus ou ses seules fautes.
— Connaissez-vous le prince Prométhée Polesvoï?
LA PRINCESSE PROMETHEE. 780
Son nom éveillait en mon esprit, avant l'instant où je fus appelé
à le voir, des souvenirs un peu confus, je l'avoue, mais cependant
assez vifs. Je savais qu'il existait en Russie un poète moins correct
peut-être que Pouchkine, mais d'une veine plus originale et plus
hardie, qui n'avait pas craint, dès ses débuts, de monter sur le tré-
pied où l'on est assailli par ce qu'ont de plus puissant et de plus
orageux les souilles de l'inspiration. Polesvoï a écrit de grandes
compositions théâtrales où, remontant aux sources mêmes de l'art
dramatique, il prend pour matière l'histoire de son siècle, et pour
personnage suprême sa nation. Son Incendie de Moscou faisait ré-
pandre, il y a quelques années, à un public russe, les larmes qu'ar-
rachaient jadis aux yeux des Grecs la célèbre tragédie des Perses.
A ces gigantesques tentatives il a joint maints autres essais. Sa pe-
tite pièce, le Troisième Amour, dénote une science singulière du
cœur féminin en ce temps-ci. Quelle que soit d'ailleurs la manière
dont on le juge, ce qui est certain et ce que je veux uniquement
établir, c'est qu'il appartient à cette race d'hommes, en même
temps aimée et maudite du ciel, que Dieu répand parmi nous, comme
les étoiles dans son firmament, pour briller, mais d'une lumière
vacillante, disparaissant dans les tempêtes, pâlissant au passage des
moindres nuées, et, alors même que tout est paix et douceur autour
d'elles, que l'air est pur et transparent, rayonnant d'une lueur
inquiète dont on se sent presque aussi attendri que charme.
Ne cherchez point en Russie des gens de lettres proprement dits.
La classe des génies, tantôt bienfaisans, tantôt malfaisans, qui chez
nous ont remué tant de choses, n'existe point dans ce pays-là. Il
n'est pas permis à une créature terrestre de s'y faire uniquement
esprit. Polesvoï a suivi la carrière des armes que lui imposait la
condition oii il était né. Il s'est montré un brillant soldat, et cela
devait être; malgré l'histoire plus ou moins vraie d'Horace et de son
bouclier, un grand poète, j'en suis sûr, sera d'ordinaire un vaillant
homme; le même élan arrache à la terre, pour la porter au-devant
des puissances inconnues, l'âme valeureuse et l'âme inspirée. .Main-
tenant, d'où venait à notre héros ce nom étrange de Prométhée?
D'une fantaisie de son père, le prince Démétrius Polesvoï, qui, sem-
blable à presque tous ceux dont sont nées des créatures de génie,
fut lui-même un être tout rempli d'une intelligence puissante et
singulière. Admirateur passionné des lettres antiques et particuliè-
rement du théâtre grec, le prince Démétrius, malgré la dissertation
de Tristram Shandy, ne craignit pas d'imposer à son fils le nom
plein de mystérieuse grandeur qui rappelle les premières et funestes
amours de l'âme humaine et de l'idéal.
Il y avait devant Sébastopol un officier d'artillerie dont une hum-
790 REVUE DES DEUX MONDES.
ble colonne au fond d'un ravin et un petit article du Courrier Nan-
tais sont aujourd'hui toute la gloire. Raymond de Caylo, c'est ainsi
qu'il s'appelait, tenait à la Russie par une alliance assez proche.
Une de ses tantes avait épousé ce prince Démétrius Polesvoï dont
j'ai parlé à l'instant. Cela n'empêchait point Raymond d'envoyer
consciencieusement le plus d'obus et de boulets possible aux défen-
seurs du tsar, sans s'inquiéter s'il avait parmi eux quelque cousin.
C'était du reste un homme d'un esprit original, élevé et un peu
exalté, grand partisan du comte Joseph de Maistre, pensant comme
lui sur la guerre, persuadé comme lui que le sang humain n'est
jamais répandu inutilement, qu'il efface une faute et fait apparaître
une vertu sur tout point de ce monde où il coule. Un soir de ce
premier hiver où chaque heure de tant d'existences fut marquée
par une souffrance et par une lutte, Raymond était dans sa tente,
écoutant d'une oreille distraite le bruit de la toile fouettée par la
neige et secouée par le vent, quand un message inattendu le tira
brusquement de sa rêverie. Un soldat lui remit un petit mot d'une
écriture inconnue, trahissant une main tremblante comme celle d'un
malade ou d'un blessé : « Si vous avez envie, disait ce billet, de voir
un parent fort mal accommodé, et contraint à faire dans votre ar-
mée un séjour involontaire, venez à l'ambulance du quartier-géné-
ral. Ce paient n'est pas un prisonnier très sûr. La mort et lui se font
des signes, et il est capable d'être libre d'une heure à l'autre. Hâtez-
vous donc, mon cher cousin. » Vu bas de ces lignes, on lisait fort
distinctement le nom de Prométhée Polesvoï.
Raymond se mit sur-le-champ en route à travers vent, neige et
ténèbres. 11 parvint à cette sorte de toiture moitié en toile, moitié
en planches, qui produisait un si étrange effet en s' élevant directe-
ment du sol. Ce toit couvrait une grande tranchée; cette tranchée
était l'ambulance. Raymond parcourut ce long corridor que venait
d'encombrer une affaire dont les derniers coups de fusil se faisaient
encore entendre. Il aperçut dans un coin de ce sombre gîte, entre
une couverture tachée de boue et un drap couvert de sang, une
figure qui lui fit dire : « Voilà celui que je cherche. » Polesvoï a un
regard dont il est impossible de ne pas s'inquiéter. Ses prunelles
fauves, inondées d'une flamme noire, tantôt s'arrêtent sur vous, ar-
dentes et immobiles comme si elles allaient s'élancer hors de leur
orbite, tantôt s'agitent à droite et à gauche, possédées du mouve-
ment des bêtes carnassières que l'on enferme dans des cages. Ces
singuliers yeux pourtant, malgré leur habituelle sauvagerie, ont
parfois une expression pleine de douceur : alors, comme la musique
des maîtres allemands, ils portent sur leur fluide rêveur tout un
monde de choses passionnées et tristes. La bouche, par instans mo-
LA PRINCESSE PROMÉTHEE. 791
queuse, a toujours de la bonne grâce; on sent une porte destinée
à des paroles élégantes et Mères. Le visage ne cesse jamais d*ètre
pâle: il semble fait de cette chair dont parle la Bible, qui a senti
passer le souille des esprits et qui est restée livide.
Si Raymond comprit qu'il était en présence de Polesvoï, le Russe,
de son côté, reconnut sans hésitation son cousin, et d'une voix en-
jouée, qu'on ne se fut certes pas attendu à entendre dans un pareil
lieu, sortant d'une semblable bouche :
— Je vous salue, dit-il, monsieur le vicomte de Caylo, et je vous
remercie d'avoir si promptement répondu à mon appel. Je nie féli-
cite de n'avoir jamais médit de la guerre; c'est par excellence la
mère des aventures, ce qui fait qu'elle nous envoie aussi bien les
bonnes que les mauvaises rencontres.
Et comme Raymond lui prenait la main : — Je vous ai reconnu,
ajouta-t-il avec un accent qui cette fois avait quelque chose de sin-
gulièrement ému, à votre regard et à vos cheveux, qui ont vivement
éveillé en moi le souvenir de ma mère.
Puis il continua, en reprenant son premier ton : — J'ai une balle
dans la cuisse qui a fort endommagé un de mes os, et un cinq) de
baïonnette dans la poitrine qui est d'une portée très mystérieuse.
J'ai voulu en quittant ce monde, mon cher cousin, vous dire en
même temps bonjour et adieu, puis aussi vous demander un petit
service que voici.
Alors il expliqua en peu de mots à son parent qu'après l'avoir fait
prisonnier, on lui avait pris tous les papiers qu'il avait sur lui, dans
l'espoir sans doute de trouver quelques documens précieux. Or ce
qui était sur sa poitrine, et ce que la baïonnette même avait percé,
ne pouvait intéresser en rien les assiégeans de Sébastopol : c'était
une lettre en français d'une femme qu'il aimait de toute son âme.
— Votre lettre vous sera rendue, s'écria Caylo, et vous ne mour-
rez pas, mon cousin, car les gens qui sont aimés ne meurent pas, à
ce que l'on assure.
— Je vous ai dit que j'aimais, mais non pas que j'étais aimé, ré-
pondit Prométhée avec un sourire dont s'illuminèrent son pâle \ i-
sage et jusqu'à ce grabat sanglant sur lequel il était étendu. Je ne
suis pas sur, au contraire, que ma mort ne soit pas un soulagement
pour celle qui a été la domination capricieuse, changeante et adorée
de toute ma vie. Peu importe du reste : nous n'avons le temps, ni
vous ni moi, l'un de faire, l'autre de recevoir des aveux. Que je re-
voie cette écriture, qui a été, je puis le dire même en ces derniers
jours, l'unique source de mes émotions; que je ne laisse pas à des
étrangers le plaisir profane de commenter ces paroles d'amour,
choses vivantes, sublimes, sacrées, pour les cœurs où elles doivent
792 REVUE DES DEUX MONDES.
être enfermées, et vaines apparences, formes ridicules et misérables
pour les esprits où les transporte un jeu indiscret des destinées!
Enfin que j'aie cette lettre, mon ami, que je l'embrasse encore une
fois, que je la bride, puis que j'aille en rejoindre les cendres! Tel
est mon seul désir en ce moment. Partez, et je tâcherai de vivre jus-
qu'à votre retour.
Raymond s'éloigna, l'esprit préoccupé et le cœur tout rempli d'é-
motion. Il se sentait avec étonnement une bizarre énergie d'en-
trailles pour ce parent inattendu. Sans être soi-même la passion,
lorsqu'on vit tout à coup près d'elle, on s'aperçoit aussitôt que l'on
est transformé. On est renouvelé, rajeuni; on respire à pleins pou-
mons des bouffées d'un air âpre et puissant, semblable à celui qui
nous vient des grandes cimes à travers le chemin des montagnes. Le
soir même, Raymond obtenait la lettre réclamée et l'autorisation de
faire transporter son cousin sous sa tentée Le prisonnier était confié
aux soins de son parent jusqu'au moment où il pourrait supporter
une traversée.
Malgré leur gravité, les blessures de Polesvoï n'étaient point mor-
telles. Au bout de quelques jours, il y avait sur le lit dressé auprès
du lit de Caylo un malade de la société la plus attachante. Le Russe
et le Français s'oubliaient dans des causeries démesurées. Cependant
Raymond étant obligé d'aller aux tranchées, son hôte alors restait
seul. Pour occuper de longs et tristes loisirs, Prométhée, dont la gué-
rison faisait chaque jour des progrès, avait demandé de quoi écrire.
Soulevé sur sa couche, enveloppé dans des couvertures, il consacrait
des journées entières à un passe -temps qui lui semblait toutefois
bien moins tenir du travail que de la rêverie et du souvenir. Quand
on les a vues, ces pages couvertes par une écriture tantôt lente, tan-
tôt hâtive, où l'on surprend chaque élan et chaque défaillance d'une
âme tour à tour esclave et maîtresse de sa douleur, quand un fu-
neste événement les a produites au jour, ce n'est ni un roman, ni un
drame qu'elles nous ont donné. Raymond avait complété l'histoire
qu'on va lire avec des paroles où l'on sentait une double vie, celle
du cœur dont elles étaient sorties, celle du cœur qui les avait rerues;
mais toute existence va en s'effaçant dans ce monde, même cette
existence idéale qui est le dernier refuge de nos espérances; tout se
refroidit, même la pensée. Voici ce qui me semblait si vivant, et ce
qui peut-être est glacé déjà.
IL
Le prince Polesvoï subissait le charme magnétique dont Paris
est doué comme l'Océan. Paris l'avait attiré du fond de la Russie.
LA PRINCESSE PROMETHEE. 793
C'est là qu'il devait trouver l'apparition si redoutable et si désirée
dont un moraliste français a mis l'existence en doute. Dès ses dé-
buts dans la vie parisienne, il rencontra la princesse Anne de Chef-
fai. On sait que Mme de Chelïai s'appelait M!U de Béclin, car tout le
monde connaît sa mère, la célèbre Isaure, qui a joué un rôle si im-
portant dans la vie de notre pauvre Prométhée. M. de Béclin, tout
en étant cet héroïque Vendéen dont le nom se mêle aux laits les plus
douloureusement glorieux de notre histoire, sacrifia un peu à ce que
tant de gens appellent, avec une résignation pleine de douceur, les
exigences de la société actuelle. 11 épousa sous la restauration la fille
d'Odouard le banquier, à la grande joie des journaux libéraux du
temps, qui annoncèrent L'alliance du Vendéen et du financier, en di-
sant qu'un heureux mariage réunissait deux familles de partisans.
Du reste, Odouard, quoiqu'il eût fait d'excellentes affaires avec la ré-
publique et avec l'empire, songeait depuis très longtemps au retour
possible des fils de saint Louis: il était d'une opposition élégante,
faisait des visites à Coppet, citait M. de Chateaubriand. Enfin, pour
honorer le moyen âge aux premières heures de sa résurrection, il
avait donné à sa fille le nom d'Isaure. Ce fut cette Isaure qui vint,
avec quelques millions et sa harpe, habiter l'hôtel de Béclin.
Quoi qu'il en soit, le grand marquis, — caries familiers de M. de
Béclin lui donnaient quelquefois cette appellation de M. de Montross,
— le grand marquis, dis-je, aurait épousé une descendante des rois
de Grenade, que sa fille n'eût pas apporté en naissant une plus pro-
fonde et plus complète distinction: on ne peut comparer \iiue a per-
sonne. C'est une de ces créatures que les romanciers mettent habi-
tuellement dans leurs livres en hors-d' œuvre, t\ pes charmans que se
réserve la pensée même du poète pour sa plus intime, sa plus chère
et sa plus complète expression, habitantes d'un monde à part, qui
font pâlir toutes les héroïnes près de qui elles sont placées. Vous
avez nommé Fenella, Rébecca, Mignon, et vous n'avez encore qu'une
idée incomplète d'Anne de Béclin, car son suprême, son divin mé-
rite, c'est d'être elle. Plus d'un peintre a fait son portrait, niais son
image n'existe que dans un cœur d'où l'on ne peut point l'arracher.
Là elle est tout entière, depuis cette sombre chevelure aux ardens
reflets, toute baignée d'électricité amoureuse, jusqu'à ces petits
pieds où se mêlent une dignité de patricienne et une grâce de bo-
hème.
M. de Béclin voulut donner pour mari à sa fdle le fils d'un de ses
compagnons d'armes. Malheureusement le prince de Chefl'ai, que nos
contemporains ont connu, n'avait rien du guerrier illustre qui par-
tagea avec le prince de Talmont l'heureuse fortune de rajeunir la
gloire d'un vieux nom par un héroïsme poussé jusqu'au martyre. Le
"94 REVUE DES DEUX MONDES.
mari d'Anne était un petit homme maigre et sec, à la tournure et
après tout à l'existence d'homme d'affaires. Il avait inventé un nou-
veau système pour préparer la cochenille. D'une humeur fort aca-
riâtre, il intentait de continuels procès à ses voisins : ce fut son unique
manière de guerroyer. Dieu seul sait les secrets des femmes, mais
\nne, quand le prince de Cheflai mourut, était en droit de ne pas
avoir encore aimé.
Ce fut un soir, je pourrais dire chez qui, mais peu importe, qu'elle
rencontra Prométhée. Le Russe était alors au plus vif de ses ovations
parisiennes. On avait traduit de lui deux ou trois bluettes d'un tour
bizarre et passionné, qui, sans donner une mesure bien exacte de son
talent, pouvaient le faire deviner toutefois, et puis qui avaient ce mé-
rite tout puissant de s'adresser particulièrement aux préoccupations
éternelles des femmes. Polesvoï, comme on dit dans son pays, fut
donc enguirlandé à ses premiers pas parmi nous. 11 essuyait depuis
deux heures toute sorte d'interpellations chargées de coquetterie fla-
grante et d'intentions secrètes sur ses héroïnes, sur ses héros, sur
cet homme qui devait se tuer, sur cette femme qui devait mourir de
chagrin, sur cette intrigue si coupable, sur cet amour si malheu-
reux, sur tous les sujets enfin qu'on peut aborder avec un roman-
cier, quand il sentit l'atteinte magnétique d'un regard s' échappant
de deux grands yeux noirs placés en face de lui. Au bout d'un in-
stant, il était présenté à celle qui avait dirigé ce trait silencieux, et
se trouvait en pleine conversation avec l'auteur de la blessure. Vou-
lez-vous que je vous raconte une toilette? Je prends Dieu à témoin
que je le pourrais, tant sa personne tout entière était empreinte ce
jour-là du charme qui défie l'oubli. Une guirlande de fleurs de pê-
cher suivait les contours de sa chevelure, et son épaule pâle, frisson-
nante, sortait d'une robe nuancée de rose. Debout, appuyée à une
cheminée, elle avançait un petit pied qui évidemment commençait
une guerre d'avant-garde. Elle voulait lui plaire du reste; depuis,
elle le lui a bien des fois avoué dans ces momens où ils se sont rap-
pelé, avec des élans d'une trop rapide tendresse, l'heure mar-
quée par leurs destins à tous deux pour leur rencontre en cette
vie. Elle voulait lui plaire, et du premier coup elle eut dépassé son
but. Polesvoï s'enivra de cette parole incomparable, fine, subtile et
colorée, qui se glisse dans vos pensées, les caresse, s'y joue comme
le sylphe dans une chevelure aimée. Évidemment ils parlèrent d'a-
mour. Elle eut de ces sourires resplendissans de promesses et de ces
regards voilés de douceur qu'on retrouve dans son âme bien des an-
nées après en avoir subi l'attrait et d'ordinaire reconnu le néant.
Quant à lui, il eut fort peu de ce qu'on appelle l'esprit. Dans ce sa-
lon, près de cette cheminée, il s'était trouvé tout à coup aussi loin
LA PRINCESSE PROMÉTHÉE. 795
du monde, avec celle qui le captivait, que s'il eût été près d'une fon-
taine au fond des bois. Cependant il fallut qu'il sortit de cet entre-
tien pour se faire présenter à la marquise de Béclin. Isaure se piquait
d'aimer la poésie et d'être bienveillante pour les poètes : elle déploya
dans son accueil à Polesvoï les plus étudiées et les plus éprouvées
de ses grâces. Elle recevait toutes les semaines; on chantait chez
elle. Assurément Prométhée devait aimer la musique, car les vers,
les chants, l'harmonie s'épanchent de la même source. Ainsi dit-elle
à peu près avec un enthousiasme qui faisait onduler sur sa tète des
marabouts ossianiques. Eh bien! je crois qu'en vérité Polesvoï la
trouva séduisante; il y avait un reflet de sa fdle chez elle. Quelles
ruines, quelle masure, quel nid à belettes et à vipères le reflet d'un
pareil astre n'aurait-il pas illuminé!
Ce fut à la fin d'une journée d'hiver, dans le coin d'un salon en-
vahi par l'ombre, qu'ils scellèrent d'un baiser aux délices troublées
et furtives, mais ardentes et sans bornes, une union de plus parmi
ces unions secrètes qui étendent leurs réseaux invisibles à travers
les régions mondaines. Pendant six semaines, ils s'étaient rencontrés
chaque soir. Les mêmes travers leur avaient arraché le même sou-
rire, les mêmes hontes leur avaient inspiré le même dédain. Les
mêmes pensées, les mêmes sons, les avaient remplis du même ennui
ou du même plaisir. Ils le cro\ aient du moins, car ces étranges res-
semblances de goût, ces conformités merveilleuses de nature où
tous les couples humains s'obstinent à placer l'origine de leurs mo-
biles sympathies, ne sont qu'illusions destinées à être durement
châtiées par ces puissances qmon oublie toujours d'appeler à la
naissance des amours. Ainsi Anne, malgré tout ce qu'il y avait en
elle d'élevé, de fier, d'étranger et parfois d'hostile aux vulgarités
les plus puissantes, les plus tyranniques, les plus encensées, Anne
était la fille d'un monde dont les fleurs les plus brillantes doivent
leur naissance à la pluie d'or. Ce n'était pas au temps où il couchait
à travers les broussailles de la Vendée qu'André de Béclin l'avait
appelée à la vie. Anne était née d'un héros depuis longtemps séparé
de la misère, du danger, de la souffrance, de toutes les austères et
glorieuses compagnes de sa jeunesse. L'énergique et courte devise
du blason paternel, par le fer, avait un peu perdu de sa valeur au
bas d'armoiries qui auraient pu avoir deux sacs rebondis pour sup-
ports. Enfin elle appartenait, en dépit d'elle, à une autre loi qu'à
cette loi d'enthousiasme idéal et de dévouement absolu qu'on pour-
rait appeler l'ancien testament de l'honneur.
Prométhée disait quelquefois en riant qu'il était le houzard de la
ballade, l'amoureux trépassé de Lénore. Voué au culte de ce qu'il y
a de plus mystérieux en ce monde, de la guerre d'abord, puis de ce
796 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on appelle, suivant les esprits et les temps, l'art, la pensée, l'in-
telligence, la poésie, il était assurément plus séparé de certains
esprits qu'un spectre de n'importe quel vivant. L'Espagnol de La
Fontaine qui brûla sa maison pour embrasser sa dame ne lui sem-
blait faire une chose ni grande, ni folle, mais bien toute naturelle.
Comprenez-vous maintenant ce que devait déchaîner sur un pareil
homme un grand amour né à minuit, auprès d'une cheminée, entre
un candélabre et une table chargée d'albums, car c'est bien ainsi
qu'est né le maître tout-puissant de ce pau\re homme? 11 nous l'ap-
prend lui-même, notre Prométhée, dans une sorte de sonnet mosco-
vite qui repose sur une idée ingénieuse, mais peut-être d'un goût
trop profane :
» Pourquoi le dieu qui devait venir changer ma vie et apprendre
des choses inconnues à mon âme n'a-t-il pas choisi une étable pour
lieu de sa naissance? Hélas! la où pour la première fois je l'ai re-
connu et adoré, on respirait non point cet air salutaire qui rend les
forces aux malades, mais au contraire cet air malsain, chargé de
parfums excitans, où se développent toutes sortes de liè\ res qui
rongent le cerveau et le cœur. L'innocente brebis ne faisait pas en-
tendre son bêlement, le bœuf utile n'avançait pas sa tète vénérable,
l'âne seul dressait ses oreilles, et quel âne encore! A coup sûr, ce
n'était pas l'animal bon et candide qui mérita de prendre part à un
dix in triomphe. »
\u\ premiers jours de sa liaison avec la princesse de Cheffai, Po-
lesvoï fut bien loin de trouver un obstacle dans M"10 de Béclin. (l'était
au contraire, de la part d'isaure, toute sorte d'empressemens et de
caresses pour le poète russe. Prouiéthée comparait assez bizarre-
ment certaines douairières émérites à des pachas un peu blasés qui,
pour se distraire du vieux harem, — c'est ainsi qu'il nommait l'a-
ction des amis connus et usés, — attirent par tous les moyens
possibles quelques objets nouveaux, fleurs éphémères d'un sérail
innocent où un cœur sénile cherche et retrouve un peu de jeunesse.
Les pachas en question emploient volontiers à la complète de ces
objets ceux-là mêmes qui doivent se prêter avec le plus de chagrin
à leurs caprices despotiques. Ainsi ce sont d'habitude les membres
de l'ancien harem qui sont condamnés au rôle d'écumeurs pour en-
richir le jeune sérail. In poète, un musicien, un étranger en vo
tombent, en traversant un salon, dans une embuscade de vieux
sigisbés qui les transportent de vive force aux pieds de la puissance
dont ils sont les ministres. Le lendemain du jour où il avait ren-
contré Anne, trois hommes que je vais nommer tout à l'heure fon-
dirent sur Polesvoï à l'ambassade de Prusse, en lui déclarant qu'il
était impérieusement réclamé par la marquise de Béclin. L'enlève-
LA PRINCESSE PROMÉTHÉE. 797
ment était facile. Pendant un mois, il n'y eut pas un vendredi
d'Isaure où l'on ne rencontrât Prométhée.
Un de ces vendredis, précisément le dernier, a laissé dans l'âme
de Polesvoï une impression profonde et singulière. C'était le jour où
pour la première fois il venait, disait-il, de toucher à sa part de
bonheur terrestre. Depuis plusieurs heures, il attendait avec une
anxiété voluptueuse, que quelques personnes comprendront peut-
être en se rappelant certains souvenirs, l'instant où il allait revoir,
au milieu de tous, comme une étrangère, celle qui faisait plus par-
tie de sa vie, qui était plus à lui à coup sûr que l'enveloppe même
de son âme. Cet instant arriva, et jamais, on peut le dire, Anne
n'avait été aussi belle. Les plus indifférens remarquaient en elle le
mystérieux éclat que répand cette parure invisible qui, à toutes les
fiançailles du cœur, est le présent divin de l'amour. On faisait le ven-
dredi soir de la musique chez Mm* de Béclin. Un ténor de qualité imita
de son mieux les héros de la Scala. Un artiste sérieux tira de la
basse toutes les ressources de la mélodie humaine. Enfin Isaure fit
apporter une grande machine qui fut reconnue pour la harpe des
anciens temps, et, penchée sur cet instrument vénérable, contem-
porain de ses succès, témoin antique de sa gloire, elle se livra pen-
dant près d'une heure à d'harmonieux épanebemens. Tels étaient le
recueillement amoureux de Prométhée, la force toute-puissante de
sa vie intime, qu'il supporta sans l'ombre d'une souffrance cette
dernière épreuve musicale, qui clouait autour de lui sur tous les
\isages le sourire douloureux du martyre. \nne, quand il partit,
sembla lui donner la poignée de main banale que tant d'hommes
avaient reçue d'elle; mais Dieu seul sait les ard< os secrets qu'é-
changèrent en ce moment leurs doigts. Polesvoï avait sur ses traits
toute la joie qu'un visage peut exprimer, quand il rencontra sur son
passage, devant une colonne, près d'une porte aux draperies rele-
vées, un groupe qui lui rappela tout à coup les trois sorcières de
Macbeth. Les trois hommes dont j'ai promis de dire les noms, les
trois desservans du culte d'Isaure, — lord Oswald Folbrook, le ba-
ron Amable de Clémencin, le comte Tancrède de Plangenest, —
serrés les uns contre les autres et comme enlacés, attachaient sur
lui des regards étranges. Ces trois tètes parfaitement rasées, en-
tourées de cols empesés d'où elles s'élançaient comme des monstres
de leurs conques, surmontées enfui d'une végétation fantastique par
des perruques aux anneaux multiples, ces trois têtes avaient tout
le sinistre de choses grotesques. Tout en souriant, Prométhée fut
saisi d'une frayeur secrète. — Voilà une mauvaise apparition! dit-
il. Un sot et vilain enfer se déchaînera contre mon bonheur.
798 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Lord Folbrook portait une perruque toute semblable à celle qui
distingue le portrait de Talma dans le rôle de Hamlet au foyer du
Théâtre- Français. La mélancolie Scandinave qui régnait dans sa
coiffure rappelait le tour sérieux que, dans sa jeunesse, Oswald
s'était toujours efforcé de donner à ses amours. L'Anglais avait été
le plus grave, le plus décent, le plus austère des hommes à bonnes
fortunes. Dans la succession de menuets auxquels ses aventures ga-
lantes peuvent si justement se comparer, c'était toujours avec la
même solennité qu'il avait emmené et ramené sa danseuse. Ce mé-
rite, du reste, avait suffi pour lui conquérir dans la société française
une situation fort considérable. Lord Folbrook appartenait à cette
troupe d'hommes privilégiés, lévites des cultes reconnus, orgueil et
espoir des salons, qui, au lieu du trouble et de la crainte, font ré-
gner la sécurité et l'ordre là où leurs passions s'établissent. Ces
sages Werthers obtiennent des Charlottes tout ce qu'ils peuvent dé-
sirer sans se brouiller avec les Alberts, qui, au contraire, s'attachent
à leurs pas et font retentir des hosannah derrière leur marche triom-
phante.
A d'autres titres, le baron Amable de Clémencin avait place dans
cette armée. Ce n'était pas le menuet toutefois, c'était plutôt la ga-
votte que le baron Amable avait dansée dans le royaume des amours.
Préfet pendant quelques mois, M. de Clémencin avait dédié au comte
de Fontanes un volume de poésies fugitives « où l'on sentait, di-
sait-il, que la muse des Parny et des Dorât s'était attendrie aux ré-
cits ù' Attila et de René. » Par un caprice de raison et d'équité, le
ministre de ce poète administrateur le rendit un jour tout entier
aux lettres. Dès lors Clémencin s'empara du rôle pris sous la res-
tauration par l'auteur du Génie du Christianisme. « Ils ont peur de
l'intelligence, s'écriait-il, malheur à eux ! Je leur serai fidèle cepen-
dant. » Et c'est ainsi qu'il vécut jusqu'en 1830, où, abandonnant
tout à coup son modèle, il prit place un beau jour parmi les pairs
du nouveau gouvernement. « Je ne dois plus rien, disait-il avec la
sombre expression d'un preux vaincu qui aurait brisé son épée en
frappant les ennemis de son roi, je ne dois plus rien à des gens qui
ont quitté le sol français. »
Voilà qui nous amène naturellement à celui qu'on nommait le che-
valeresque Tancrède de Plangenest. C'est le privilège de quelques
hommes de notre époque de s'être déclarés et fait déclarer cheva-
leresques sans qu'il soit possible de comprendre pourquoi. Le rem-
plaçant de Plangenest, un honnête métayer appelé Serge Gaulien,
LA PRINCESSE PROMETHEE. 799
avait été tué à Trocadero : voilà l'unique rapport que le preux Tan-
crède avait eu jamais avec la carrière des armes. Il est un fait cepen-
dant que je ne dois pas passer sous silence : quand Mmc la duchesse
de Berri vint voir s'il y avait encore en France des bras au service
de sa cause, le comte de Plangenest écrivit à un ami une lettre dont
il autorisait la publication. Pendant quelques jours, il y eut à Paris
un certain nombre de maisons où l'on se dit le soir : « Avez-vous lu
la belle lettre de Tancrède? C'est ferme, c'est digne, c'est honnête.
En vérité Tancrède a pris une noble attitude; puissent ses sages
conseils être écoutés ! » Tancrède faillit avoir à défendre devant la
police correctionnelle sa courageuse manifestation; mais la lutte
judiciaire elle-même lui fut épargnée, et sa fameuse épitre resta le
monument unique de ses combats pour la légitimité.
Folbrook et Plangenest, voilà les deu\ hommes qui avaient exercé
sur Mm<! de Béclin les plus sérieuses et les plus durables dominations.
Entre leurs deux règnes s'était glissée la souveraineté éphémère de
Clémencin, comme une chansonnette entre deux romances. Toutefois
aucune inimitié réelle n'avait séparé et surtout ne séparait plus ces
trois possesseurs différens d'un même royaume. Loin de là, rappro-
chés en même temps par la bonne et la mauvaise fortune, ils avaient
fini par former une sorte de triumvirat destiné à exercer d'une ma-
nière permanente une haute direction sur le cœur d'Isaure. Ce con-
seil des trois s'attribuait la surveillance el au besoin la répression
sévère de toutes les fantaisies, de tous les entraînemens dont une
âme féminine n'est jamais exempte, surtout à Paris, où il a'
point de femme qui ne s'obstine jusqu'à ses derniers jours à vouloir
rester colombier pour toute la bande des caprices, des illusions et
des amours. Il faudrait ne rien savoir des choses de la vie, ne rien
comprendre aux instincts qui diviseront éternellement les hommes,
pour ne pas se rendre compte de la profonde malveillance dont les
triumvirs devaient être animés contre Polesvoï. Il fut décidé que
Mme de Béclin renoncerait au plus tôt à son faible pour ce dange-
reux étranger, qui, si l'on n'y prenait garde, apporterait dans sa
maison le plus redoutable de tous les fléaux.
Vous le connaissez, ce mal : Anne en était atteinte déjà quand
s'éveillèrent les soupçons de ses amis et les inquiétudes de sa mère.
Prométhée, dès les débuts de sa passion, servit puissamment ceux
qui l'attaquaient: ses allures firent plus que toutes les remontrances
du triumvirat pour changer en hostilités contre lui la vive, mais
frêle bienveillance dont l'avait gratifié Isaure. Imaginez-vous qu'il
eut la folie de vouloir vivre entièrement pour son amour. Habitué,
avec cette superbe des poètes, à reléguer dans le néant tout ce qui
était obstacle au développement de sa pensée, aux expansions de
800 REVUE DES DEIX MONDES.
son cœur, il méconnaissait, il outrageait, il ne comptait pour rien
les personnes et les choses les plus sacrées. Il avait proposé sérieu-
sement à celle qu'il aimait de manquer pour la troisième fois aux
samedis de la duchesse d'Estornaux, de si vénérables samedis! Il
l'avait empêchée d'assister aux adieux faits au public de l'Opéra par
la plus célèbre cantatrice de l'époque. Il s'était livré à des railleries
usées et de mauvais goût sur l'ennui de rendre et de recevoir des
visites. Enfin c'était un système tout entier d'isolement qu'il n'a-
vait pas craint de conseiller à la princesse de Cheffai, et cela pour-
quoi? Pour l'obséder sans merci ni trêve de son éternelle passion,
comme s'il n'y avait pas temps pour tout. Ce dernier argument était
le coup formidable, la botte irrésistible de ses adversaires. Le crime
le plus irrémissible qu'il y ait dans le monde, c'est d'y interver-
tir l'ordre assigné à tous les actes de la vie par des lois dont nul ne
doit s'affranchir. — Ceux qui ont fait ces lois ont été si indulgens et
si sages! vous disent les gens experts avec des sourires de matrones.
Attendez : dans ce grand ballet où vous avez votre personnage à rem-
plir, toutes les figures ont leur tour. Pour Dieu! ne les brouillez pas.
— C'est ce que ne veut point comprendre l'incorrigible engeance
dont faisait partie Prométhée.
Mais que disait-elle? car je m'aperçois que l'on doit à peine con-
naître son caractère. On ne parle jamais avec mesure des êtres qui
vous remplissent : ce sont à leur sujet tantôt des paroles sans fin, et
tantôt des silences absolus, comme si chacun devait goûter les
épanchemens ou deviner les réticences de votre cœur. Eh bien!
Anne était en proie à de rudes et fréquens combats. Son amour pour
Polesvoï la dominait, sans toutefois détruire en elle des habitudes
nées de son éducation et de sa nature. Cet amour au vol démesuré,
aux ailes d'une puissance inconnue, l'avait traitée comme Lucifer,
en un jour d'étrange désir, traita le Dieu dont il était jaloux : il l'a-
vait emmenée sur la plus haute et la plus solitaire des cimes pour
lui montrer de là toutes les pompes de ce monde. Seulement, ce
qu'il lui avait proposé, c'était de s'éloigner de ces splendeurs pour
toujours, et non point d'en faire son cortège. Cette proposition, il
faut l'avouer, lui avait plu médiocrement. Anne était de ces femmes
qui renouvellent, sans cesse à l'endroit de la passion la fable du Bû-
cheron et la Mort. — Viens, disent-elles, je t'attends, je suis prête;
ton poignard pour me délivrer de cette vie, ou bien tes coursiers ar-
dens pour me réunir, loin de tous et de tout, à ce qui m'aime! — La
passion arrive, et on lui demande une épingle pour rattacher un
nœud de ruban. Si au moins on la remerciait poliment, et en lui
promettant de ne plus l'appeler, quand on a obtenu d'elle ce petit
service! C'est qu'il n'en est point ainsi, loin de là. Comme on la
LA PRINCESSE PROMÉTHÉE. 801
trouve pleine de charme et de grâce, quand elle veut bien se con-
tenir un peu; comme elle a des regards que l'on se rappelle pour
éprouver de douces chaleurs, et des mots que l'on se répète pour sen-
tir de tendres frissons; comme elle est la vraie source de toutes les
émotions exquises; comme la Malibran, après tout, n'aurait jamais
chanté sans elle cette romance du Saule, qui aujourd'hui vous tire
encore vos meilleures larmes; comme elle est enfin l'ennemie la
plus acharnée et la plus intelligente de l'ennui, on supplie la pas-
sion de rester, on la garde, sans songer à la captivité où on la re-
tient, ni aux tortures qu'on lui impose.
Mme de Cheffai ne pouvait point se passer de Polesvoï, qui do son
côté ne comprenait rien aux heures sur lesquelles ne rayonnait pas
le regard adoré de sa maîtresse. Quand, après des luttes incroya-
bles, des travaux gigantesques, pour prévenir telle visite, abréger
telle autre, arracher enfin aux indiscrets, aux importuns, aux en-
nuyeux, les précieux lambeaux de leur vie, ils se trouvaienl seuls,
c'était une première explosion de bonheur dont il semblait que
leurs cœurs allaient éclater. Par malheur, le moment arrivait bien
vite où le grain, ce terrible grain qui est toujours dans le ciel des
amoureux, se faisait nuage, puis tempête. Alors, pauvres oiseaux
effarouchés, les joyeux élans, les douces saillies, s'enfuyaient loin
d'eux à tire-d'aile, les tendres pensées s'arrêtaient tremblantes sur
leurs lèvres; tout se taisait pour laisser passer l'ouragan dans ces
régions tout à l'heure si vivantes, et maintenant si désolées. C'était
de la même manière que s'élevaient d'habitude ces tourmentes : —
Pourquoi êtes-vous si peu à moi? disait Polesvoï. — .Manière, ré-
pondait-elle, trouve déjà que je suis trop àvous. — Ah! s'écriail le
poète, votre mère vous a élevée dans sa détestable religion : vous
avez son amour et son respect pour le monde.
Attaquée avec cette franchise, Anne se défendait alors avec une
suprême énergie. — Dans votre affection égoïste, disait-elle, \
voudriez m' enlever à tout ce qui m'entoure, même à ces amis que...
Là s'élevaient les interruptions de Prométhée. des insupporl
surveillans qui, sous le nom d'amis, s'installent auprès des femm .
faisant une guerre sans merci à tout ce qui menace leur domination
soporifique, lui causaient d'indicibles irritations. La discussion pre-
nait bientôt ses allures les plus violentes; on y jetait ces brandons
qui dans le foyer des colères répandent les plus vives clartés, c'est-
à-dire les noms propres. Prométhée accusait de ses maux les Cl -
mencin, les Plangenest, les Folbrook. Anne prenait alors intrépide-
ment la défense des trois vieillards. Quelquefois elle en venait à
dire : — Ils représentent un dévouement dont vous n'avez pas même
l'intelligence. — A ce mot répondait ce cri : — Comment a\ez-\ous
TOMS IX. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
pu m' aimer? — Enfin on descendait de cercle en cercle jusqu'aux
profondeurs les plus désolées de l'enfer des amans. Arrivés là, on
remontait quelquefois d'un coup d'aile aux espaces les plus lumineux
des régions heureuses. Ces brusques transitions sont le privilège des
jeunes amours. Les vieilles attaches ne permettent plus cette rapi-
dité de mouvemens. Quand on est réduit à les subir, on ne tombe
plus de l'empyrée qu'à la façon de Yulcain, en se cassant une jambe,
et l'on n'y remonte que lentement, pour y être à jamais écloppé.
Anne et Prométhée s'aimaient donc malgré ces querelles fré-
quentes. D'ailleurs ils avaient des heures, même des journées en-
tières, de ce bonheur sans bornes, inoui, qui donne aux amans de
v rais vertiges, et leur fait adresser au destin toute sorte de provo-
cations insensées. Quelquefois inclinée sur son cœur, la bouche ap-
puyée à son oreille, elle lui disait de ces mots que les êtres humains
peut-être n'ont pas le droit d'échanger entre eux. Tel fut enfin l'em-
pire de la passion sur cette femme, destinée pourtant à commettre
de si cruelles offenses envers l'amour, qu'elle conçut le plus étrange
projet. Voici en quelle occasion. Pendant que Polesvoï s'isolait dans
son affection, les grands événemens de la vie publique dont se res-
sentent toutes les existences privées s'accomplissaient autour de lui;
sa nation marchait vers une lutte inévitable avec la France. Un
grand nombre de Russes avaient déjà quitté Paris. Prométhée ser-
vait dans un régiment de grenadiers. D'un jour à l'autre, il allait
être forcé à son tour de quitter la France, et de reléguer les joies
de son cœur au-delà des chances d'une longue guerre.
Un jour où elle avait pris héroïquement le parti de faire défendre
sa porte, la princesse de Cheffai s'empara des deux mains de Poles-
voï, assis auprès d'elle sur un petit canapé tout rempli de tendres
souvenirs, et lui tint à peu près ce langage :
— Mon ami, je veux devenir votre femme. Notre amour est
menacé de la plus cruelle des séparations. Dans un temps qui
s'avance avec une rapidité effrayante, il y aura entre nous toute
sorte de choses désolantes, la distance, le péril, que sais-je? la
mort peut-être, mon Dieu !
A ce mot, lâchant brusquement les mains de Polesvoï, elle poussa
un cri, fit de ses doigts délicats un voile attendrissant pour son
visage, et se mit à sangloter avec un mouvement d'épaules char-
mant.
— Oui, la mort!... reprit-elle ensuite en arrachant ses traits à
leur gracieux rideau et en laissant voir ces belles larmes, joyaux
divins de quelques douleurs privilégiées qui ornent les yeux où elles
apparaissent, au lieu de les gâter. Eh bien! je ne veux pas des hu-
miliations, je ne veux pas des amertumes d'un chagrin que je serais
LA PRINCESSE PROMETIIEE. 803
obligée de cacher. N'importe ce que fasse de vous l'absence, quand
je ne vous verrai plus, je veux vous pleurer, et j'entends que per-
sonne n'insulte à ma tristesse; je tiens à ce qu'on la respecte au
contraire, comme ma compagne loin de mon bonheur, comme ma
gardienne loin de mon appui... M'approuves-tu, mon bien-aimé?
Autrefois Polesvoï, quand il était d'humeur joyeuse, si on lui
parlait de mariage, déclamait volontiers la tirade de Bénédict dans
Beaucoup de bruit pour rien ; « Si jamais je soumets ma tète au
joug,... qu'on barbouille mon portrait pour en faire une enseigne,
et qu'on écrive au-dessous : Ici l'on voil Bénédict, l'homme marie!
Était-il d'une humeur sérieuse, lorsqu'on traitait avec lui le même
sujet, il disait sur les motifs qui l'attachaient au célibat maintes
choses énergiques et sensées. Il est certain que sa nature ne le des-
tinait pas à être un desservant de l'hyménée. Rien de plus opposé
à cet esprit toujours amoureux de l'imprévu, à ce cœur sans cesse
offensé par la réalité. Toutes les fois cependant qu'elle ne le froissait
point clans son amour, Anne exerçait sur lui un empire sans bornes.
11 ne songea pas un seul instant à repousser ce qui du reste était
propre a lui inspirer une vénération singulière, le caprice d'une ar-
dente passion. — Vous savez combien je vous appartiens, lui dit-il;
si un lien auquel je n'avais jamais pensé, tant je regarde comme
puissant, comme indestructible celui qui existe entre nous, peut vous
apporter le moindre bonheur, vous ôter la moindre amertume, ne
tardons pas un moment à le former. — Puis il eut un mouvemenl dont
Anne fut touchée, et qui mit sur son visage mie expression incon-
nue à sa maîtresse, car c'était l'introduction dans cet amour de
tout un ordre nouveau d'émotions, c'était, derrière les régions divi-
nement fantasques de la passion, l'apparition de ce que j'appellerai
les lieux communs sacrés de la vie. Il tira de son doigt un anneau
d'argent assez curieusement travaillé, et le remit à la princesse
de Chelfai en s'agenouillant devant elle. — Voici, lit-il, qui me vient
de ma mère; mon cher amour, vous êtes une de ces femmes dans
lesquelles se résume ici-bas la vie de chacun de nous.
Telles furent leurs fiançailles. Ce premier acte du mariage leur
avait paru divin à tous deux, parce qu'il s'était passé uniquement
entre eux, comme les actes habituels de leur tendresse. Seulement
la voie où ils s'étaient engagés ne peut être suivie dans le mys-
tère : c'est pour cela qu'elle effarouche tant de cœurs. Anne fut
forcée de mettre son dessein au grand jour, et tout d'abord de le
révéler à sa mère. Ce fut la plus terrible de ses épreuves. Dans les
vagues inquiétudes, dans les secrètes défiances que lui avait fait
concevoir l'attachement de sa fille pour Polesvoï, Isaure n'avait ja-
mais songé à l'événement qu'on lui fit entrevoir tout à coup. —
N04 REVUE DES DEUX MONDES.
Gomment! la princesse de Cheffai, veuve, c'est-à-dire dans les plus
heureuses conditions possibles pour jouir d'une grande fortune et
d'un beau nom, allait s'enchaîner à un poète barbare (c'est ainsi
que dans ses colères pindariques Clémencin appelait Prométhée), —
à un homme sans bisaïeul (c'était une expression empruntée au
courroux aristocratique de Plangenest), — à un Tartare endetté
(c'était le mot par lequel s'exhalait l'indignation positive de Fol-
brook). 11 y eut entre M™" de Béclin et sa fille un de ces entretiens
appartenant aux sanglantes comédies qui se jouent hors du théâtre.
Anne voulut clore par un argument irrésistible l'orageuse discus-
sion où son bonheur était le jouet de milles passions déchaînées.
Elle pensa que sa mère, esclave des habitudes sociales de son
époque, n'oserait jamais appeler à son secours, même dans une
situation désespérée, l'audacieuse immoralité du dernier siècle, et,
forte de cette pensée, elle s'écria tout à coup, avec l'accent héroïque
d'une femme déchirant sa pudeur, comme Gaton déchira ses en-
trailles : — On ne peut me blâmer pourtant de prendre pour époux
celui dont je suis déjà la femme.
— Quelle est cette folie? repartit intrépidement Isaure. Je connais
trop les principes que vous avez reçus de moi pour croire chez vous
à un entraînement coupable.
Et à toutes les affirmations d'Anne Mn,e de Béclin opposait une
violence croissante de négations. 11 fallut cependant que cette lutte
eût un terme. Dans toute l'ardeur alors d'une affection qui fut à coup
sûr, sinon la plus constante, du moins la plus vive de sa vie, Mme de
Cheffai montra une opiniâtreté de résolution fort rare chez toutes
les femmes et particulièrement chez elle. Son amour cette fois rem-
porta une victoire, victoire funeste comme toutes celles qui se rem-
portent dans les régions du cœur, où le sentiment triomphant paie
presque toujours son succès par des blessures mortelles.
Malgré l'avis de Clémencin, Polesvoï n'était pas un poète plus
barbare que Goethe ou lord Byron; malgré l'assertion de l'iangenest,
il possédait un bisaïeul qui avait été même un homme fort vaillant;
enfin, malgré le mot de Folbrook, s'il tenait de don Juan, ce n'était
point par les créanciers. Assurément toutefois on n'aurait pu, en
langage vulgaire, appeler Prométhée un bon parti pour la princesse
de Cheffai. En lui donnant son nom moscovite, il lui faisait perdre
cette fleur toute particulière d'élégance qui n'appartiendra jamais
qu'à la noblesse française, et la fdle d'Isaure aimait à respirer cette
fleur-là; puis, en devenant princesse russe, Anne s'exposait à être
réclamée un jour par sa nouvelle patrie. Or lisez les Mille et Une
Xitits, vous y verrez que les femmes marines, quand elles se ma-
rient aux habitans de la terre, restent sous le charme des flots; un
LA PRINCESSE PROMÉTHÉE. 805
beau jour, en se promenant aux bords des mers, elles se penchent
sur l'onde, et les voilà qui disparaissent : c'est ainsi que sont les
Parisiennes quand on veut les arracher à Paris. Polesvoï fit toutes
ces réflexions sans revenir sur son consentement aux projets de celle
qu'il adorait. Il se jeta dans le mariage avec cette mélancolique in-
trépidité qu'il mettait à se jeter dans toutes les aventures où ses des-
tinées l'appelaient.
Ce fut deux jours après avoir pris solennellement et définitive-
ment Anne pour femme que Prométhée quitta Paris. La cérémonie
môme de ses noces avait eu le plus triste caractère. Point de mère
désolée dont les larmes n'eussent été cent fois préférables a l'expres-
sion de maussaderie implacable dont s'était année Isaure pour con-
duire sa fille à l'autel. Cependant, lorsqu'au sortir de l'église les deux
époux s'enfermèrent seuls dans la vaste maison qu'habitait Anne au
fond du faubourg Saint-Germain, un bonheur d'une espèce inconnue
s'abattit sur eux. Pour la première fois, ils allaient posséder toute
une série d'heures que nul ne songerait à leur disputer. Avec cette
sublime imprévoyance des grandes passions, ils contemplaient sans
épouvante la terrible séparation qui était au bout de leur joie. 11 n'y
a que les journées de bataille qui rappellent un peu ces immenses
journées des amours heureuses, si rapides et si remplies, qui s'éva-
nouissent comme des minutes pour vous apparaître ensuite sem-
blables à des siècles, tant elles reviennent chargées de souvenirs et
projetant une ombre gigantesque sur toute votre vie! Rien ne trou-
bla les parfaites délices de ces momens. 11 n'\ eut pas entre eux,
même à l'état latent, une irritation, une amertume, un malentendu.
Dans ce sépulcre où les axaient ensevelis la solitude et l'amour, c'était
la vie qu'ils axaient trouvée, la \ ie dans toute sa plénitude; ils n'a-
vaient plus à réprimer la morsure d'un seul de ces soucis blessans,
d'une seule de ces souffrances mesquines, véritables vers engourdis
par la corruption humaine pour détruire sur la terre toute félicité
que Dieu y laisse tomber. Quand arriva enfin un terrible instant,
ils eurent la consolation qu'au lieu d'être chassés de leur paradis,
comme tant d'époux, par les dards de mille petits ennuis, ils furent
frappés par le glaive d'une grande douleur.
La nuit était déjà tombée depuis une heure quand il lui dit adieu.
Elle était au coin de la cheminée, dans une chambre à laquelle il ne
veut plus penser. 11 s'arracha tout à coup de ses bras, sortit brus-
quement, puis, s' arrêtant au seuil même de la pièce qu'il venait de
quitter, il l'entendit qui pleurait dans l'ombre. Lue porte seule était
entre lui et celle dont il s'éloignait pour un temps incertain et in-
connu. 11 pouvait la revoir encore, tout de suite, par un mouvement
aussi rapide que son désir, ou peut-être ne plus la revoir que dans
806 REVUE DES DEUX MONDES.
*m
des années, changée d'âme, changée de visage, peut-être ne plus la
revoir jamais. A cette pensée qui lui éti oignit le cœur, il ne put se
refuser la joie navrante d'évoquer pour une dernière fois cette ap-
parition adorée. Il rentra dans ces lieux pleins de leur amour; elle
poussa un cri; il l'enleva de terre, et la pressa sur son cœur à demi
morte; puis il partit enfin d'un pas rapide, sans regarder derrière lui,
décidé à repousser de toute son énergie la cruelle fantaisie d'un nou-
veau retour. Dans la voiture qui l'emportait, il songeait en pleurant
à cette chambre remplie de ténèbres, de tendresse et de sanglots où
étaient restés sa femme et son bonheur : la femme évanouie, le bon-
heur mort.
IV.
Comme une voix qui change tout à coup, qui devient plus intime,
plus pénétrante, plus profonde en arrivant au point délicat et sacré
d'une confidence, ici le ton de notre histoire se transforme, le récit
prend une forme directe Au lieu de parler de lui comme d'un étran-
ger, Polesvoï dit je et moi. Les pages où il s'est exprimé ainsi ne
sont pas nombreuses; je les soupçonne d'avoir été écrites en un seul
jour, et ce jour, je crois même le connaître : si je ne me trompe, c'é-
tait un dimanche. Caylo était à la tranchée. Il y avait dans l'air cette
tristesse sans limites, cet ennui poignant, cette mélancolie désespé-
rée dont les heures dominicales ont seules le secret, et qu'elles se-
couent de leurs ailes, même au fond des déserts. Je sais des voya-
geurs qui, brouillés avec toute notion du temps, se sont écriés sou-
dain en traversant des steppes sous l'action subite d'un spleen sans
cause : « Ce doit être dimanche aujourd'hui, a
Du reste, le dimanche dont je veux parler se manifestait autre-
ment sur le plateau de la Chersonèse que par cette révélation ma-
gnétique. Par momens, à travers le bruit du canon, un son de clo-
ches arrivait de Sébastopol. A coup sur, les cloches de René n'ont
jamais porté à travers les bois plus de rêveries que n'en jetaient à
travers notre éternel champ de bataille ces notes plaintives, appel
lointain de ceux qui priaient h ceux qui mouraient. Le ciel qui en-
veloppait le camp, et que l'on voyait, entre les tentes, s'unir dans
de mornes horizons à une terre dépouillée, était d'un gris uniforme
et implacable. Le seul point où l'on y sentît la vie était une tache
blafarde indiquant la présence occulte d'un soleil malveillant, ré-
solu à ne pas se montrer. Prométhée eut une sorte d'abattement
suprême. Ses blessures lui faisaient éprouver un malaise en harmo-
nie avec les souffrances de cette lugubre journée. Ce n'était point la
douleur aiguë de la chair déchirée, du sang violemment enlevé aux
IA PRINCESSE PROMÉTHÉE. 807
veines, c'étaient cette ingrate défaillance, ce lourd affaissement qui
répondent, dans l'état corporel, à ce qu'on appelle, dans l'état mys-
tique, l'absence de toute consolation et de toute grâce. Suivant son
habitude, il s'était arrangé sur son lit pour écrire, puis la plume
■'était échappée de sa main. Pressant entre ses lèvres le bout d'un
cigare éteint, il semblait avoir laissé son esprit tomber dans l'océan
des rêves sans couleur et sans forme, quand il fit brusquement sur
lui-même un effort victorieux; ses yeux, devenus un moment immo-
biles, reprirent leur mouvement étrange. Sa plume, morte et gisante,
se retrouva, par une résurrection soudaine, debout et active. Il écri-
vit jusqu'au soir, en proie à une de ces fièvres si puissantes qu'elles
usent une chose immortelle, c'est-à-dire l'âme où des souilles in-
connus les allument et les éteignent. Le soir venu, voici ce qu'il
avait écrit :
(i Ce que j'éprouvai en la quittant, ce fut une douleur qui me
semblait au-dessus des forces humaines, mais qui me parait une
sorte de joie aujourd'hui, quand je la compare à ce que j'ai senti
depuis. En effet, si c'était dans toute ma partie mortelle, dans toute
la région terrestre de ma vie une obscurité, une désolation aussi
profonde que le deuil dont se couvrit la nature le jour où un hôte
divin nous abandonna, c'était dans mon être idéal au contraire une
lumière nouvelle, comme une volupté semblable à celle des martj rs.
Rivé, à travers le temps, à travers l'espace, à une âme dont il me
semblait entendre les frémissemens lointains répondre aux moind
frémissemens delà mienne, jamais je n'avais compris comme alors
la puissance des choses invisibles. La pensée que cette chaîne m;
rieuse, qui devait, d'un bout du monde à l'autre, unir son existence
à la mienne, pût être brisée un jour, ne s'offrail même poinl à mon
esprit. Je vécus pendant des mois entiers dans cette illusion, d'où na-
quit ce que j'appellerai l'âge héroïque de mes amours.
« Si quelque chose pouvait me maintenir sous ce charme, con-
server et multiplier autour de moi les horizons du jardin magique,
c'était assurément les lettres que je recevais d'elle. A présent en-
core, je n'ai pas de paroles pour exprimer ce que me fait toujours
éprouver son écriture. Derrière ces mots, dont chacun alors rayon-
nait d'une pensée d'amour, je voyais son regard doux comme le
matin et plein de mystère comme la nuit, je retrouvais son sourire
salué par toutes les voix de mon cœur; enfin je sentais par instans
ses lèvres répandant en moi tout à coup la mort passagère du bai-
ser. Il n'était point de soins ingénieux qu'elle n'employât pour me
faire parvenir le plus promptement et le plus régulièrement pos-
sible ces chères lettres. Elle avait mis, je crois, dans ses intérêts
toutes les diplomaties européennes. Malgré l'immense variété des
808 REVUE DES DEUX MONDES.
obstacles que la guerre créait à la correspondance d'une Fran-
çaise et d'un Russe, ses messages me suivaient partout. Ce perpé-
tuel commerce a\ec un être adoré avait produit en moi le plus
étrange phénomène de double vie. J'étais en Grimée au débarque-
ment des Français; là, malgré les émotions de la grande lutte où je
me trouvais engagé, je pourrais bien jurer que sa pensée ne se re-
tira pas de moi un seul instant. Tout en sentant pour la guerre l'in-
vincible tendresse que m'inspire jusque dans ses rigueurs cette
mère des seules vertus dont je n'aie pas encore reconnu le néant,
je ne me suis jamais séparé de ma passion pour ma femme, pour
ma maîtresse absente, même sous le feu, les pieds dans le sang et
la tète dans la fumée.
<( Ainsi le plus vif souvenir assurément que m'ait laissé la journée
d'Alma, c'est une souffrance qui me vint d'elle, la première de
toutes celles dont devait se composer mon supplice. Le soir arri-
vait, la bataille était perdue pour nous, notre armée opérait sa re-
traite sous le feu de l'artillerie française, et toutefois, je l'avouerai,
il \ avait comme une sorte de jouissance dans les sentimens qui
alors remplissaient mon cœur. J'avais la conscience d'avoir fait de
mon mieux pendant tout le temps du combat; prêt à paraître devant
Dieu depuis six heures, je me sentais l'àme agrandie, pacifiée, déga-
gée des amertumes mesquines dont naissent les seules tristesses que
je redoute. Ma douleur, que ne corrompait rien de bas, rien de vul-
gaire, rien d'égoïste, me semblait une de ces douleurs d'élection que
l'on reçoit comme de terribles, mais précieux présens du ciel. Puis
il y avait une majesté émouvante dans les spectacles qui m'étaient
offerts. Le soleil d'automne, qui se couchait dans une mer lumi-
neuse, me parlait, dans un magnifique langage, du monde éternel
pour lequel tant d' cames vaillantes venaient de partir. Les hommes
qui m'entouraient avaient cette expression de morne intrépidité, de
dévouement silencieux, que j'aime, car elle me console de toutes les
grimaces qui d'ordinaire altèrent la physionomie humaine. Le bruit
de quelques boulets qui de temps en temps trouaient nos rangs, de
quelques fusées qui, décrivant une courbe enflammée, venaient
éclater au-dessus de nos tètes, me causaient, — pourquoi n'en con-
viendrais-je pas? je ne suis pas le premier qui ait senti de cette ma-
nière, — me causaient, dis-je, cette impression des nobles choses,
des rares et poétiques beautés qui, suivant Montaigne, font frisson-
ner « l'enfant bien nourri. » Enfin, j'en demande pardon aux dieux
de la patrie, non, je n'étais point malheureux.
« Eh bien! ce fut en ce moment que je reçus une lettre qui chassa
de ma pensée cette sérénité dont j'étais lier, ce calme que je savou-
rais, et changea pour moi l'aspect de tout ce qui m'environnait. Un
LA PRINCESSE PROMETHEE.
809
courrier de Simphéropol avait apporté au général des dépêches si
urgentes, qu'on était venu les lui remettre sur le champ de bataille.
Parmi ces dépêches était un de ces billets si attendus, si désirés,
qu'Anne trouvait toujours un moyen sûr et nouveau de me faire
parvenir. Je déchirai avec précipitation une frêle enveloppe que je
vis, avec un chagrin superstitieux, le vent prendre et emporter du
côté de la mer, car j'aimais à ne rien perdre de ce qui venait d'elle,
et je lus sa lettre sans tirer comme d'habitude une impression dis-
tincte de ma première lecture. Les mots tracés par sa main me cau-
saient, au premier abord, une sorte d'éblouissement qui m'empêchait
d'en saisir le sens. Je m'aperçus bien pourtant que j'éprouvais une
émotion d'un ordre insolite, tenant de l'irritation et du malaise.
Anne s'était laissée conduire par sa mère chez la duchesse de Plan-
genest, la belle-sœur de Tancrède. « 11 y avait là, me disait-elle,
fort peu de monde, on y chassait à courre cependant, et je crois que
l'on y jouait un peu la comédie. » Quand elle ne m'aurait point dit
de quel lieu venait sa lettre, j'aurais pu le deviner sans peine. Ce
n'étaient point seulement quelques détails mondains apparaissant
pour la première fois dans notre correspondance qui m'apprenaient
sous quelle influence celle que j'aimais était placée : non, le coup
funeste porté loin de moi à mes amours m'était révélé d'une ma-
nière plus intime et plus certaine. Anne, qui depuis mon départ
s'était montrée la compagne héroïque de ma vie, qui était entrée,
avec cette divine intelligence de la femme, dans tous les secrets de
mon âme, semblait tout à coup étrangère et presque hostile à cer-
taines parties de ma nature. Ces émotions sacrées du devoir et du
péril qui étaient si loin de nie séparer d'elle, auxquelles au con-
traire j'associais toujours sa pensée, excitaient, au lieu de sa sym-
pathie ordinaire, des reproches, des plaintes, comme de l'ironie.
Elle s'était, disait-elle, unie à un guerrier d'Ossian qui l'oubliait
pour la sanglante déesse des batailles. Elle m'aurait voulu dans
l'esprit un tour plus conforme à l'allure ordinaire des tendresses
humaines. En me répétant tout bas chacune de ses paroles, je sen-
tais peu à peu un trouble effrayant s'élever des profondeurs de mon
âme, qui se remplissait d'agitations et de ténèbres. Avec ce merveil-
leux instinct des êtres destinés aux grandes souffrances, j'embrassai
dans toute leur étendue, je sentis dans toute leur énergie les chagrins
que me gardait l'avenir. En un mot, j'eus la vision de ma douleur.
« Ainsi la fin de cette journée s'écoula pour moi loin du sol que je
foulais, loin des gens qui m'entouraient. Je me rappelle à peine ma
rentrée nocturne parmi une population consternée. Les gens qui
passaient devant mon cheval me semblaient des fantômes, les réa-
lités de ma vie étaient à des distances énormes de mon corps. Dès
810 REVUE DES DEUX MONDES.
que je fus seul en mon logis, je me mis à lui écrire. Je l'avouerai,
ma lettre était violente. Pour la première fois, je me livrais loin
d'elle à une amertume qu'un regard, une parole, un sourire ne pou-
vait plus m'enlever. Quand cette lettre fut partie, j'éprouvai un vrai
remords. Les querelles à distance m'ont toujours paru quelque chose
d'odieux et d'insensé; mais je me dis avec une douloureuse consola-
tion que je n'avais pas ouvert la voie où désormais marcherait fata-
lement notre amour. Avec cette cruelle faculté de l'esprit qui, dans
les souffrances morales, rend certains hommes semblables au méde-
cin atteint d'un mal dont il connaît toutes les péripéties, je m'expli-
quai ce qui se passait dans la plus chère partie de moi-même, dans
l'être où je vivais et où j'allais mourir.
« Anne m'échappait. Les gens et les choses auxquels je l'avais ar-
rachée me la reprenaient. Comment avais-je pu espérer un instant
que mon souvenir aurait le pouvoir de défendre ce que je défendais
moi-même avec tant de peine, quand toute attaque me trouvait pré-
sent? Ce lien auquel j'avais consenti malgré ma répugnance secrète,
bien loin de m'ètre favorable, était peut-être ce qu'il y avait de plus
redoutable pour moi. En devenant ma femme, c'était un sacrifice
qu'elle axait accompli. Sa mère le lui répétait chaque jour, et Anne
était de ces natures que les sacrifices ne rivent pas, mais enlèvent
au contraire à ceux pour qui on les fait. Elle avait dépensé, dans un
acte qui lui avait paru sublime, les plus vives forces de son amour.
A présent qu'elle aurait eu réellement besoin, pour m' envoyer sa vie
à travers l'espace, de ce souffle tout puissant, de cette inspiration
soutenue du cœur qu'on appelle l'esprit romanesque, elle avait re-
pris sa manière habituelle de sentir, elle écoutait avec une approba-
tion secrète la voix qui lui disait : Assez d'exaltation, assez d'enthou-
siasme ! Il est temps de renoncer aux routes excentriques où vous
avez failli vous égarer... De là sa rentrée, aux applaudissemens uni-
versels, sur le vieux théâtre des Oswald, des Tancrède et des Isaure,
dans le rôle d'une femme sensée supportant avec une tristesse dis-
crète l'absence de son mari. Elle ne voulut pas cependant accepter
à mes yeux un tel personnage avec trop de facilité. Après la lettre
dont je fus blessé à l'Aima, la lettre qu'elle m'écrivit contenait ces
litanies, répétées tant de fois, sur les souffrances que l'on contient
dans le monde au risque de faire éclater son cœur. Je me rappelai
qu'en un temps bien loin de nous, je lui avais dit un soir avec un
sourire : « Ma chère enfant, ne me racontez jamais pareilles choses;
presque toutes les femmes, si on les croyait, seraient dans le monde
comme ce jeune Spartiate au repas public, elles sentiraient sous
leurs robes des morsures dont leur visage ne dirait rien. Je n'ajoute
point foi à ces morsures-là. »
LA PRINCESSE PROMETHEE. 811
« Je ne veux pas calomnier pourtant celle à qui j'ai dû, après
tout, des jouissances exquises, et dont il nie semble aujourd'hui en-
core que je ne puis pas être à jamais séparé. Les souffles glacés qui
faisaient rage contre son amour ne l'éteignirent pas tout à coup;
par instant la précieuse flamme jetait de nouveau d'adorables lueurs.
Avec la divine crédulité des grandes passions, je me reprenais alors
à rêver de bonheur sans trouble et de tendresse sans fin. J'avais
reçu, à de courts intervalles, deux lettres où je croyais avoir re-
trouvé tout entière la souveraine des seules heures vivantes de mon
passé. Aussi, soumettant comme d'habitude à la pensée qui me do-
minait ce que pouvaient avoir de plus émouvant, de plus sérieux,
de plus formidable, les choses dont j'étais environné, j'avais recouvré
une sorte de bien-être intime à travers les préoccupations de cha-
que jour. Rien ne saurait mieux le prouver que l'étal de mon es-
prit à l'instant où je reçus le second coup dont je ne devais pas me
relever cette fois. Par une singulière fatalité, c'étail le soir d'inker-
man. Mon régiment avait fait contre les assiégeans cette grande
sortie destinée à seconder l'escaladé du plateau. Encore une fois la
victoire s'était déclarée contre nous, et j'avais vu mes meilleurs sol-
dats tomber sur cette terre aride, couverte de pierres et de boulots,
qui séparait nos travaux du camp ennemi. L'action avait cessé de-
puis longtemps, il était tard, le jour commençait à tomber; mais
comme on craignait de l'assaillant quelque coup d'emportement et
d'audace, toutes nos troupes étaient restées sous les armes. Pour
moi, je bivouaquais dans un petit cimetière situé à l'extrémité de la
ville. Ce lieu, forcément mélancolique d'ordinaire, ne présentait
certes pas alors un aspect qui pût disposer à la gaieté. Par m
quelques bouffées d'un vent humide s' échappant d'un ciel pluvieux
inclinaient sur les tombes des branches dépouillées de feuilles. Çà
et là des hommes étaient couchés, dont la capote entr' ouverte lais-
sait voir une poitrine déchirée, ou dont la tète pâle, se détachant sur
une flaque de sang, semblait entourée d'une sorte d'auréole rouge,
caries projectiles arrivaient dans ce champ de repos, transformé en
théâtre de guerre; souvent une pierre tumulaire brisée en éclats de-
venait un engin aussi dangereux que les boulets et les obus. La
mort active, la mort militante, le cavalier de l'Apocalypse venait ré-
veiller, dans cet endroit désolé, la mort qui s'étend sur le sépulcre
après avoir fini son œuvre. Eh bien! j'assistais sans horreur à ce
genre de spectacle qu'un secret instinct nous fait souhaiter quand
Dieu ne nous l'a pas envoyé encore. Assis sur un tertre funèbre, je
me disais, avec un sentiment de gratitude pour mes destinées, que
je voyais de mes yeux, que je touchais ce qui a préoccupé tant
d'éminens esprits, et ce qu'ils n'ont pu reproduire qu'en le créant
812
revi:e des deux mondes.
par des efforts surhumains : « 0 peuple de mon âme, s'écrie quel-
que part un poète slave, qui a fait suivant moi des élégies d'une
singulière beauté; spectres de mon esprit, lutins de mon cœur,
gnomes bizarres sortis des profondeurs de ma pensée, quand vous
formez ces danses qui me font oublier les heures, c'est toujours à la
lueur du même astre, sous les rayons de mon amour! » Le poète
slave a parlé pour moi. C'était à la clarté de ma passion que se
jouaient mes rêveries du cimetière.
« Mais voici qu'un soldat arrive et me remet une lettre d'elle. Un
obus éclate auprès de cet homme et de moi, l'obus nous couvre tous
les deux de terre. Qu'importe? je défierais quoi que ce soit de m'ar-
racher à ce que j'éprouve. 11 y a encore assez de jour au ciel pour
que je puisse lire. Ah! la terrible lettre!... xoici une nouvelle bles-
sure, et plus profonde encore que ma blessure de l'Aima. Ces que-
relles à travers l'espace , ces querelles prévues, redoutées, que je
devais éviter à tout prix, s'élevaient ardentes et implacables. Elle
répondait à ce que je lui avais écrit il y avait six semaines, à ce
qu'avaient suivi depuis les paroles les plus tendres, avec une colère
qui me navrait, et qui, je le sentais, détruisait désormais entre
nous toute possibilité d'harmonie. Je pus reconnaître, par les cruels
épanchemens de son courroux, quels progrès avait faits en elle ce
qui pouvait le plus m' affliger... Il y avait certains passages qui
me faisaient entendre Mme de Béclin résumant les délibérations de
ses amis. On m'accusait de ne rien comprendre aux tendresses
délicates et dévouées, d'être une de ces natures orgueilleuses,
rongées par un égoïsme chagrin et bizarre, qui ne cherchent dans
l'amour qu'un moyen d'exercer de capricieuses dominations. J'étais
à travers le monde réel un échappé de mauvais roman. 11 fallait me
reléguer dans ces régions chimériques d'où je n'aurais jamais dû sor-
tir. A quoi bon me répéter tous ces reproches? La violence même
des paroles affaiblit rapidement mon courroux, qui se noya bientôt
dans une immense tristesse. Je répondis en disant dans quels lieux
ces reproches cruels m'étaient parvenus. Quoiqu'on m'accusât de ne
pas appartenir à ce monde, je pensais, en regardant la pluie de fer
tombée à mes pieds, toucher un peu plus, par les nobles côtés du
moins, aux réalités de cette vie que certaines gens dont je reconnais-
sais l'influence sur ce que j'aimais. Du reste, puisque je n'étais bon
qu'à reléguer dans le pays des rêves, la mort se chargerait, je l'es-
pérais, de faire de moi quelque chose de semblable à un rêve, c'est-
à-dire un souvenir. Pût ce souvenir n'être pas un remords pour celle
qui n'avait pas craint un jour de faire traverser à sa colère des es-
paces que l'amour seul aurait dû avoir la force de franchir!
« Rien de triste et de stérile comme la lutte contre les lois impla-
LA PRINCESSE PROMÉTHÉE. 813
cables qui amènent les révolutions-de nos cœurs. Ni la résignation,
ni la résistance, ni l'énergie, ni la faiblesse ne pouvaient empêcher
mon empire de s'écrouler dans la seule région où j'aie jamais dé-
siré la toute-puissance. Quelques paroles m' arrivèrent encore, toutes
pleines des parfums du passé : je les accueillais toujours avec joie,
mais avec une joie mélancolique. Elles avaient pour moi le charme
douloureux de ces caresses sans vie que gardent longtemps parfois,
après la mort de l'amour, les lèvres et le regard de ceux qui ont aimé.
Une rencontre passagère avait seule existé entre moi et celle à qui
j'avais cru m' unir par une étreinte immortelle. Des destinées oppo-
sées nous réclamaient tous deux avec une égale violence. Plus le
danger, la méditation, la rêverie et tout un enchaînement étrange
de grands faits m'emportaient dans les océans sans limites, plus elle
était attachée aux rivages où je l'avais laissée, par la distraction, par
les vains bruits et par toute la série vulgaire des petits événemens de
l'existence. Voilà ce que je sentais avec désespoir; puis je sentais
aussi, avec une colère impuissante, la conspiration, en permanence
autour d'elle, de toutes les banalités, de toutes les hypocrisies. Un
incident, à coup sûr bien imprévu, nie montra l'activité et le succès
de ce complot contre mon bonheur.
« J'ai connu à Venise, il y a près de dix ans, la signora Claudia
Salenti. Cette célèbre cantatrice était, non pas alors dans tout l'éclat
de son talent ni de sa renommée, mais, ce qui valait peut-être mieux,
dans tout l'attrait de sa jeunesse. Grande, svelte, un peu maigre,
elle avait une chevelure épaisse et tordue de ce blond sombre qui
a des reflets de bronze florentin. Son visage, d'une teinte vigou-
reuse, mais où il n'y avait de carmin que sur ses Lèvres, -'accordait
merveilleusement avec ses cheveux. Ses grands yeux, d'un noir in-
fernal, semblaient renfermer la mort pour ceux-ci, la ruine pour
ceux-là, et la damnation pour tous. Cependant la Salenti était au
demeurant une excellente fille, menant à bien les affections de toute
nature qui souriaient à ses heureux débuts. Un hasard me rappro-
cha d'elle, et un autre hasard voulut que je n'en devinsse pas amou-
reux. Je venais de faire quelques folies. Fut-ce une déesse logée dans
mon cœur ou le diable établi dans ma bourse qui m'empêcha de
songer à ses faveurs, je n'en sais trop rien aujourd'hui. Du reste,
les seules femmes qui me fassent comprendre les affections plato-
niques sont les femmes galantes avec leurs allures semblables aux
nôtres, et ce qui est certain, c'est que je devins tout simplement
l'ami de la Salenti. Pendant quelques mois, je la vis souvent; puis
je fus entièrement séparé d'elle, et je puis dire que son souvenir
m'avait rarement visité depuis dix ans. Seulement cet hôte fugitif de .
ma pensée était toujours le bienvenu, car avec la signora Salenti je
814 REVUE DES DEUX MONDES.
revoyais Venise, mes jeunes années, et tout un coin de cette vie où
j'ai dormi, sous des arbres qui ne fleuriront plus pour moi, d'un
sommeil plein de songes charmans et légers.
« Tout récemment, la Salenti s'est imaginé de venir à Paris, où
elle a trouvé, dit-on, cet enthousiasme qui est assurément la plus
précieuse de toutes les monnaies françaises. Il parait que son talent
et sa beauté ont pris un développement merveilleux. Sa vie est une
série de triomphes. Le bonheur dispose à la sensibilité, quelquefois
même à un peu de mélancolie. Tout à coup une nuit, à la fin d'un
souper qui avait suivi une de ses ovations les plus éclatantes, l'ex-
cellente fille se mit à songer à ses amis absens. Elle avait justement
pour convives quelques-uns de mes compagnons de plaisir. Mon
nom, quand il sortit de sa bouche, éveilla une vive et bruyante sym-
pathie.— J'ai envie du lui écrire, dit Claudia, que nous avons bu
à sa santé. — On accueillit cette pensée avec l'ardeur qu'éveille
en pareille occasion toute idée imprévue, et l'on m'adressa séance
tenante une lettre qui sentait les rapides tendresses du vin, mais
qui cependant m'inspira une sorte de reconnaissance. Cette missive
me parvint un soir où j'étais à table avec quelques officiers; seule-
ment notre repas avait lieu dans un bastion, et un obus venait d'en-
dommager un peu la toiture de notre réduit. Je lus tout haut la
lettre de la Salenti. De toutes parts on me cria de lui répondre. J'a-
vais été au feu toute la journée, et comme cela m' arrivait souvent,
après ces longues heures de combat, je me sentais au cœur un sou-
lagement passager. On m'apporta une mauvaise plume et une feuille
d'un grossier papier dont la moitié venait d'être remplie par les
adieux d'un blessé à sa mère. J'allumai un cigare, et sur le coin
même de la table, j'écrivis à la Salenti quelques vers que, Dieu
merci, j'ai à peu près oubliés. Je sais seulement que je terminais
en lui disant : « Nous vivons sur cette terre dans des pays bien dif-
férens, ma bonne Claudia, toi sous une pluie de Heurs, moi sous
une pluie de fer; mais il est une région idéale où nous nous re-
trouvons à certaines heures, nous y arrivons tous deux portés sur
ces doux et pâles rayons du passé que l'on appelle les souvenirs.
Là les joies et les tristesses de nos jeunes années forment autour de
nous un chœur harmonieux, car le temps a donné un sourire à nos
tristesses et des larmes à nos joies. »
« Je ne songeais plus guère ni à ces vers, ni à la Salenti, quand
je reçus de Paris une lettre foudroyante. Ma réponse à Claudia
n'avait pas joui de l'obscurité qu'elle méritait : cette poésie cri-
méenne avait semblé piquante, et un journal s'était empressé de
l'imprimer. Voilà ce qu'Anne m'apprenait avec des amertumes et des
colères qui vraiment m'étaient inconnues. Ce n'était plus à un Slave
LA PRINCESSE PROMÉTHÉE. 815
qu'elle avait eu le malheur de s'unir, c'était à un bohémien. Paris
tout entier la plaignait, sa mère se voilait la face, et ses amis ne
parlaient plus de moi qu'à voix basse. Ils comprenaient maintenant
ces défiances instinctives que je leur avais tout de suite inspirées.
On voyait enfin à quelle race funeste j'appartenais; ma nature repa-
raissait comme celle d'un Huron dont on aurait essayé de faire un
galant homme. « Je n'espère même pas, m'écrivait Anne, vous faire
comprendre jusqu'à quel point vous m'avez blessée. Ainsi l'âme de
la signora Salenti était la sœur de l'âme que j'ai prise un instant
pour la moitié de la mienne! Pourrai-je vous pardonner jamais? Je
ne le crois pas. Ces malheureux vers resteront éternellement dans
ma mémoire. La forme idéale que vous donnez à votre tendresse
pour une femme méprisable était ce qui pouvait le plus m'oflenser.
Vous avez détruit notre passé, vous m'avez atteinte et frappée jus-
que dans mes rêveries les plus chères, en conviant une courtisane à
venir errer avec vous dans le paj s des souvenirs. »
<( Je répondis à Anne : « Que vos amis, pour parler votre laie,
médisent de la poésie comme de la guerre, je le comprends; qu'ils
me croient d'une race funeste, j'en suis fier; mais que vous parta-
giez leurs pensées, que vous répétiez leurs propos, c'est la ci' qui nie
donne un découragement suprême, chasuble de damne dont je n'es-
père plus m' affranchir. Voilà plusieurs fois que vous m'écrivez de
terribles choses, sans songer qu'à cette distance où vous êtes d'un
lieu où les morts commencent à devenir plus nombreux que les
vivans, vous courez grand risque de maltraiter un cadavre! »
(i Ma lettre ne finissait pas la, mais telles lurent les seules lignes
que je conservai. Je me sentais écrasé par ces luîtes où je perdais ce
sang d'immortel qui fait les vertus de notre âme, ma foi dans l'amour,
ma tendresse pour la poésie, et jusqu'à mon culte pour la guerre.
C'est ce dernier sentiment toutefois auquel je m'attachai avec le
plus d'énergie. Si le danger ne m' apparaissait plus gai, radieux,
paré d'un prestige printanier comme l'espérance, il s'offrait encore
à moi avec les charmes austères de la consolation. Un jour, en le
cherchant peut-être avec un redoublement d'ardeur, je reçus une
blessure qui me lit tomber entre les mains clés Français. La mort
s'est écartée de moi, comme elle s'écarte toujours de tous les suppli-
ciés du destin. Dans l'oisiveté et dans la solitude du prisonnier, ne
sachant qui appeler à mon aide contre l'inexorable ennui des heures
présentes, c'est à ma douleur même que je me suis adressé. J'ai
évoqué l'une après l'autre toutes les souffrances ensevelies au fond
de mon âme : elles ont répondu à mon appel, maintenant elles sont
à mon chevet. J'écoute leurs accens, et je crois presque par instant
qu'elles me charment comme ces filles mystérieuses de l'Océan
81(5 REVUE DES DEUX MONDES.
charmaient l'être misérable et divin dont mon père m'a donné le
nom. »
V.
Un boulet emporta Raymond de Caylo, et fit passer dans de nou-
velles mains les feuilles qu'on vient de lire. Prométhée lui avait
laissé ces confidences avec l'indifférence de quelques poètes pour
ce qu'ils ont écrit dans l'unique intention de se soulager. Envoyé
d'abord à Gonstantinople comme prisonnier, puis rendu à l'armée
russe par un échange, le prince Polesvoï est retourné en France
après la prise de Sébastopol. Il avait prévenu sa femme de son re-
tour. 11 trouva déserte la maison où il comptait la revoir. On lui re-
mit un mot dans lequel Anne lui annonçait qu'elle avait été obligée
d'accompagner sa mère en Italie. La marquise de Béclin axait
éprouvé le besoin de visiter Florence au moment où son gendre la
menaçait de son arrivée. Prométhée se fit ouvrir la chambre où il
avait quitté avec tant d'angoisses celle dont il croyait que la mort
seule aurait pu le séparer. 11 s'assit dans le fauteuil où il s'était mis
à genoux devant elle pour lui dire adieu, et les deux mains sur ses
yeux , d'où coulaient silencieusement des larmes, il se sentit des-
cendre jusque dans les profondeurs les plus secrètes de la tristesse
humaine.
La princesse Prométhée est complètement passée aujourd'hui à
l'état de lady Byron. Elle a pour partisans déclarés tous les adver-
saires sans merci des puissances inquiètes dont elle a débarrassé
son existence, c'est-à-dire de la passion et du génie. Et comme de-
puis quelque temps elle semble supporter avec une sérénité par-
faite le veuvage précoce qu'elle s'est imposé, on s'est même mis à
la plaindre, car le monde a pour les tristesses qui se réfugient dans
son sein des compassions merveilleuses. Les victimes qui se promè-
nent dans ses fêtes, qu'il est sûr de rencontrer à leur poste, aux
avant-scènes des théâtres fréquentés, sur les divans des salons en
vogue, lui inspirent toute sorte d'attendrissemens respectueux.
Anne est-elle dédommagée, par les triomphes glacés auxquels la
voici vouée désormais, des joies brûlantes qu'elle a perdues? C'est
vraiment ce que je ne puis croire. Je suis persuadé qu'elle res-
semble à cette race d'artistes sans foi qui tout à coup sacrifient
leur talent aux petits intérêts de cette vie. Le Dieu qu'ils ont im-
molé s'agite longtemps au fond de leur cœur. Ils le sentent tressail-
lir par momens sous le poids écrasant des vanités qu'ils ont amon-
celées pour l'ensevelir; mais un jour ces sourdes révoltes s'apaisent.
Le Titan, pour parler le langage de Jean-Paul, ne laisse aucun ves-
LA PRINCESSE PROMÉTHÉE. 817
tige de son passage dans l'âme où il a régné. Les pygmées ont pris
définitivement sa place, "ai toujours trouvé un sens profond dans
les peintures consacrées par le siècle dernier aux dessus de portes.
Tous ces Cupidons sans ailes, parés d'attributs différens, représen-
tent la vie réduite aux proportions que l'esprit mondain lui donne.
Celui-ci porte un casque et une épée, cet autre un bonnet carré et
une robe, il y en a même un qui a un capuchon d'ermite. Puisse le
maître de saint Augustin, l'époux de sainte Thérèse, l'hôte mysté-
rieux des Thébaïdes, épargner à Prométhée le chagrin de voii le
petit drôle régner à son heure sur la princesse Polesvoï !
Ài-je besoin de dire qu'on juge notre Slave avec plus de sévérité
que jamais? 11 faut, répète-t-on, qu'il ait bien mal agi vis-à-vis de
sa femme pour qu'elle se soit ainsi séparée de lui. Maintenant que
son bonheur est détruit, ces propos ne l'inquiètent guère. 11 subit
dans l'isolement cette loi incessante de la création que le ciel fait
peser sur les poètes. Récemment il a écrit sur le Prométhée antique
la meilleure, suivant moi, de toutes ses odes. On y trouve ce pas-
sage qui peint d'une manière complète la situation actuelle de son
esprit :
« Dans la solitude où je souffre comme toi, héros moderne des
anciens jours, tes consolateurs, ou, pour mieux dire, tes tentateurs,
sont venus me trouver. J'ai reconnu lo, Mercure et le vieil Océan.
lo est toujours cette femme sensible qui prétend guérir l'un après
l'autre les cœurs malades avec l'élixir inépuisable de son amour.
Mercure est toujours ce faquin cynique pour qui tout trouble inté-
rieur naît d'un seul principe qu'il s'agit d'étouffer sans retard. — de
la conscience. Enfin le vieil Océan est aujourd'hui, comme au temps
même de la fable, ce personnage sensé qui vous conseille de ne pas
engendrer la mélancolie, en évitant les nobles pensées, ces mères
désolées des grandes souffrances, pour vous attacher aux pensées
banales, ces mères joyeuses des petits bonheurs. Eh bien! j'ai dit
au vieil Océan : « Je garderai les compagnes farouches de mon âme,
car je poursuis d'une haine implacable Les vulgarités de la \ie. »
J'ai dit à Mercure : « Emporte tes poisons contre la conscience, car
j'ai voué une tendresse reconnaissante à cette austère gardienne de
nos cœurs. » Et d'une voix moins sévère j'ai ajouté : « lo, va por-
ter à d'autres ton amour passager qui fait les heureux, car les des-
tins m'ont consacré à l'amour immortel qui fait les martyrs. »
Paul de Molènes.
52
MILTON
SON GENIE ET SES ŒUVRES
Aux confins de la renaissance effrénée qui finit et de la poésie ré-
gulière qui commence, entre les concetti monotones de Cowley et les
galanteries correctes de Waller, paraît un esprit puissant et superbe,
préparé pour la révolution par la logique et l'enthousiasme, préparé
par la révolution pour l'épopée et l'éloquence; libéral, protestant,
moraliste et poète; qui célèbre la cause d'Algernon Sidney et de
Locke avec l'inspiration de Spenser et de Shakspeare; héritier d'un
âge poétique, précurseur d'un âge austère; debout entre le siècle du
rêve désintéressé et le siècle de l'action pratique, pareil à son Adam,
qui, entrant sur la terre hostile, écoute derrière lui, dans l'Éden
fermé, les concerts expirans du ciel.
John Milton n'est point une de ces âmes fiévreuses, impuissantes
contre elles-mêmes, que la verve saisit par secousses, que la sensi-
bilité maladive précipite incessamment au fond de la douleur ou de
la joie, et que leur tumulte condamne à peindre le délire et les con-
trariétés des passions. La science immense et la logique grandiose,
voilà son fond. L'antiquité sacrée et profane, les langues, l'iiistoire
et les littératures modernes, les sciences nouvelles, l'horrible far-
deau de la législation et de la théologie, il a tout porté sans fléchir.
Sous ce poids, il s'est trouvé plus fort. Les faits accumulés par l'éru-
dition étaient groupés en lui par la logique. Raisonneur infatigable,
il a construit des édifices de démonstrations dont les rudes assises
et les solides attaches témoignent d'une énergie qui n'est plus. Sur
cette base s'éleva sa poésie. Apercevant des choses mieux ordonnées
MILTON, SON GÉNIE ET SES OEUVRES. 819
et plus nombreuses que les autres hommes, il apercevait des choses
plus grandes. Tant d'idées et d'images régulièrement disposées for-
maient un horizon immense qu'il embrassait d'un coup d'œil. Cette
vue magnifique l'exaltait; il éprouvait la sensation du sublime; son
âme débordait, et l'ample fleuve de la poésie lyrique coulait hors
de lui, impétueux, uni, splendide comme une nappe d'or.
I. — l'homme.
Cette disposition dominante fit son caractère. Fondé sur la logique
et sur la science, Milton eut la force, car l'homme qui se nourrit in-
cessamment de démonstrations solides es1 capable de croire, do vou-
loir et de persévérer dans sa croyance et dans sa volonté: il no tourne
pas à tout événement et à toute passion, comme cet être changeant
et maniable qu'on appelle un poète: il demeure assis dans des prin-
cipes fixes, il est capable d'embrasser une cause et d'\ rester atta-
ché, quoi qu'il arrive, jusqu'au bout. Nulle séduction, nulle é tion,
nul accident, nul changemenl n'altère In stabilité de sa conviction
ou la lucidité de sa connaissance. \u premier jour, au dernier jour,
dans tout l'intervalle, il garde intact le système entier de ses idées
claires, et la vigueur logique de son cerveau t'ait la vigueur virile de
son cœur. Lorsque chez lui le raisonnement série engendre la sen-
sation du sublime, chez lui la grandeur s'ajoute à la force. 11 aime
ses opinions non-seulement avec constance, niais avec enthousiasme.
Il les juge non-seulement vraies, mais sacrées. || combal pour elles
non-seulement en soldat, mais en prêtre. Il esl passionné, dévoué,
religieux, héroïque. On a vu rarement un tel mélange; on l'a vu plei-
nement dans Milton.
11 eut la fermeté, la rudesse, la fierté et la sérénité île la force. Il
alla en Italie avant la guerre civile, et. par gravité et convenance, il
évitait les disputes de religion; mais si l'on attaquait sa propre
croyance, il la défendait ardemment, jusque dans Rome, à deux pas
de l'inquisition et du Vatican. Quand la révolution éclata, il revint en
grande hâte, par vertu, et pour chercher le péril, comme un soldat
qui, au bruit des armes, court à son poste. Il s'attaqua d'abord aux
plus grands et railla avec hauteur et mépris l'épiscopat et ses défen-
seurs. Réfuté et attaqué, il redoubla d'amertume, et brisa ceux qu'il
avait renversés. Il foula toujours ses adversaires, dédaigneusement
et durement, à titre d'ignorans et d'esprits infirmes. Il sentit partout
le pouvoir de sa science et de sa logique, et partout le fit sentir.
« Les rois, dit-il au commencement de l'Iconoclaste, quoique forts en
légions, sont faibles en argumens, étant accoutumés dès le berceau à
se servir de leur volonté comme de leur main droite, et de leur rai-
8"20 REVUE DES DEUX MONDES.
son comme de leur main gauche. Quand, par un accident inattendu,
ils sont réduits à ce genre de combat, ils n'offrent qu'un débile et
petit adversaire. » Néanmoins, pour l'amour de ceux qui se laissent
accabler par ce nom éblouissant de majesté, il consentit « à ramasser
le gant du roi Charles, » et l'en souffleta de manière à faire repentir
les imprudens qui l'avaient lancé. Bien loin de fléchir sous l'accusa-
tion de meurtre, il la releva et s'en para. Il étala le régicide, l'éta-
blit sur un char de triomphe, et le fit jouir de toute la lumière du
ciel. Il raconta avec un ton de juge « comment ce roi persécuteur de
la religion, oppresseur des lois, après une longue tyrannie, avait été
vaincu les armes à la main par son peuple, mené en prison; puis,
comme il n'offrait, ni par ses actions, ni par ses paroles, aucune
raison pour faire mieux espérer de sa conduite, condamné par le
souverain conseil du royaume à la peine capitale: enfin frappé de la
hache devant les portes mêmes de son palais... Jamais monarque
assis sur le plus haut trône fit-il briller une majesté plus grande
que celle dont éclata le peuple anglais, lorsque, secouant la super-
stition antique, il prit ce roi ou plutôt cet ennemi, qui seul de tous
les mortels revendiquai! pour lui le droit divin, l'impunité, l'enlaça
dans ses propres lois, l'accabla d'un jugement, et, le trouvant cou-
pable, ne craignit point de le livrer au supplice auquel il eût livré
les autres? » Après avoir justifié l'exécution, Milton la sanctifia; il
la consacra par les décrets du ciel après l'avoir autorisée par les lois
de la terre. De l'abri du droit, il la porta sous l'abri de Dieu. C'est
ce Dieu qui abat « les rois effrénés et superbes, et qui les déracine
avec toute leur race. » — « Relevés tout d'un coup par sa main \ isible
vers le salut et la liberté presque perclus, guidés par lui, vénéràteurs
de ses divins vestiges imprimés partout devant nos yeux, nous
sommes entrés dans une voie non obscure, mais illustre, ouverte et
manifestée par ses auspices. » Ainsi établi dans une conviction rai-
sonnée, il resta inébranlable aux chances. Il supporta tout, et ne se
repentit de rien. Il vit sa république détruite, ses amis proscrits, sa
vie menacée, ses doctrines maudites, le dégoût de la liberté, l'en-
thousiasme de la servitude, un peuple entier précipité aux genoux
d'un jeune libertin incapable et traître. Au lieu de renier ce qu'il
avait fait, il s'en glorifia; au lieu de s'abattre, il se rasséréna; au
lieu de faiblir, il se fortifia. « Cyriac, disait-il (1), voilà trois ans
aujourd'hui que ces yeux, quoique purs au dehors de toute tache et
de toute souillure, privés de leur lumière, ont cessé de voir. Soleil,
lune, étoile, l'homme, la femme, durant toute l'année, rien n'appa-
raît plus à leurs globes inutiles. Pourtant je ne murmure point
(1) xme sonnet, 1554.
HILTON, SON GÉNIE ET SES OEUVRES. 821
contre la main ou la volonté du ciel, ni je ne rabats rien de mon
courage ou de mon espérance. Debout et ferme, je vogue droit en
avant. Qui me soutient, demandes-tu? La conscience, ami, de les
avoir perdus, épuisés pour la défense de la liberté, ma noble tâche,
dont l'Europe parle d'un bord à l'autre. Cette seule pensée me con-
duirait à travers la vaine mascarade du monde, content, quoique
aveugle, quand je n'aurais pas de meilleur guide. » Ses biographes
témoignent qu'il répéta jusqu'au bout ces fortes paroles. Il « s'ar-
mait de lui-même (1), » et « la cuirasse de diamant » qui avait dé-
fendu l'homme fait contre les blessures de la bataille défendait le
vieillard contre les doutes, les découragemens et les tentations de la
défaite et de l'adversité.
La force de conviction qui soutient l'homme contre les séductions
honteuses l'aveugle contre les laits palpables, et dans un héros on
trouve souvent un théoricien. Milton n'est pas un homme d'état,
raisonneur prudent, les yeux appliqués sur les événemens, mesu-
rant le possible, usant de la logique pour la pratique. 11 est spécu-
latif et chimérique. Enfermé dans ses idées, il ne voit qu'elles et
s'éprend d'elles. Quand il plaide contre les évêques, il veut qu'on
les extirpe à l'instant, sans précaution, sans ménagemens, sans ré-
serve; il exige qu'on établisse le culte presbytérien à l'instant, sans
précaution, sans ménagemens, sans réserve. C'est le commande-
ment de Dieu, c'est le devoir de tout fidèle. Prenez garde de badiner
avec Dieu ou de temporiser avec la foi. Concorde, douceur, liberté,
piété, il voit sortir du culte nouveau tout un essaim de vertus. Que
le roi ne craigne rien : son pouvoir en sera plus ferme. Vingt mille
assemblées démocratiques prendront garde d'attenter contre son
droit (2). Ces idées font sourire. On reconnaît l'homme de parti
qui, sur l'extrême penchant de la restauration, quand « toute la
multitude était folle du désir d'avoir un roi, » publiait « le moyen
aisé et tout prêt d'établir une libre république, » et en décrivait le
plan tout au long. On reconnaît le théoricien qui, pour faire insti-
tuer le divorce, n'avait recours qu'à l'Écriture, et prétendait changer
la constitution civile d'un peuple en changeant le sens accepté d'un
verset. Les yeux fermés, le texte sacré dans la main, Milton marche
de conséquence en conséquence, foulant les préjugés, les inclina-
tions, les habitudes, les besoins îles hommes, comme si le raisonne-
ment ou l'esprit religieux était tout l'homme, comme si l'évidence
produisait toujours la croyance, comme si la croyance aboutissait
toujours à la pratique, comme si, dans le combat des doctrines, la
sainteté ou la vérité donnait aux doctrines la victoire et la royauté.
(1) Sonnets italiens, vi, 4.
(2) Of Re formation, 277.
822 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour comble, il esquissa un traité de l'éducation où il proposa d'en-
seigner à tous les élèves toutes les sciences, tous les arts, et, qui
plus est, toutes les vertus.. « Le maître qui aura le talent et l'élo-
quence convenables pourra, en un court espace, les gagner à un
courage et à une diligence incroyables, versant dans leurs jeunes
poitrines une si libérale et si noble ardeur, que beaucoup d'entre
eux ne pourront manquer d'être des hommes renommés et sans
égaux. » Milton avait enseigné pendant plusieurs années et à plu-
sieurs reprises. Pour garder de pareilles illusions après de pareilles
expériences, il fallait être insensible à l'expérience et prédestiné aux
illusions.
C'est pourquoi il fut généreux. Ce qui détruit le dévouement, c'est
l'expérience, car L'expérience analyse la \ertu, et la vertu analysée
ne subsiste guère. Le doute vient, la réflexion naît; on sourît de son
enthousiasme, on voil qu'il a eu pour source la chaleur du sang, la
lièvre de la logique ou les images de la poésie; on se tient tran-
quille, et l'on regarde le monde aller, ou, si l'on agit, on perce ses
propres motifs, et l'on cesse de se trouver sublime. Milton eut la cha-
leur du sang comme un soldat qui combat, la fièvre de la logique
comme un théoricien qui prouve, les images delà poésie comme un
lyrique qui s'emporte; il \ avait chez lui tous les ressorts de la
vertu, et l'analyse ne vint casser chez lui aucun de ces beaux res-
sorts. Il s'exposa le premier contre tous les partis vainqueurs, con-
tre les ni\ alistes dans son Truite de la Réforme, contre les presbyté-
riens dans son Traité sur la Censure, contre tout le monde dans son
Traité du Divorce. Il perdit la vue volontairement, en écrivant, quoi-
que malade, pour le peuple anglais contre Saumaise. 11 vécut en
homme austère, dans le travail et dans l'étude, à l'abri des débau-
ches et des plaisirs du temps, n'ayant d'autre divertissement que la
conversation des savans et des politiques, les accords de son orgue
et la lecture des plus nobles poètes. Il dévoua sa poésie à l'éloge
des grands sentimens et des actions sublimes. « Je me confirmai
moi-même, dit-il (1), dans l'opinion que celui qui veut bien écrire
sur des choses louables, doit, pour ne pas être frustré de son espé-
rance, être lui-même un vrai poème, c'est-à-dire un ensemble et un
modèle des choses les plus honorables et les meilleures, n'ayant pas
la présomption de chanter les hautes louanges des hommes héroï-
ques ou des cités fameuses sans avoir en lui-même l'expérience et
la pratique de tout ce qui est digne de louange. » Entre tous, il aima
Pétrarque et Dante à cause de leur pureté. « Je me dis à moi-même
que si l'impudicité dans la femme, que saint Paul appelle la gloire
de l'homme, est un si grand scandale et un si grand déshonneur,
(1) Apology for Smectymnns.
HILTON, SON GÉNIE ET SES OEUVRES. 823
certainement clans l'homme, qui est à la ibis l'image et la gloire de
Dieu, elle doit être, quoique communément on ne pense pas ainsi,
un vice bien plus déshonorant et bien plus infâme. » Il pensa « que
toute âme noble et libre doit être de naissance et sans serment un
chevalier » pour la pratique et la défense de la chasteté, et il porta
sa virginité dans le mariage (1). Aux endroits les plus forts de ses
traités les plus libres, il loua la vertu en homme qui l'exerce; il fut
partout moraliste en même temps que révolutionnaire, et ne réclama
l'indépendance qu'au nom du devoir et du droit. Lorsqu'il justifia
le meurtre de Charles Ier, il consacra la hache et regarda l'échafaud
comme un autel; il fit de cette exécution le commencement d'une ère
sainte, et appela ses concitoyens à la pratique de toute perfection :
(t Les deux plus grandes pestes de la vie humaine et les plus hos-
tiles à la vertu, la tyrannie et la superstition, Dieu vous en a affran-
chis les premiers des hommes; il vous a inspiré assez de grandeur
d'âme pour juger d'un jugement illustre votre roi prisonnier vaincu
par vos armes, pour le condamner et le punir, les premiers des
mortels. Après une action si glorieuse, vous ne devez penser ni faire
rien de bas ni de petit, rien qui ne soit grand et élevé. Pour attein-
dre cette gloire, la seule voie est de montrer que, comme vous avez
vaincu vos ennemis par la guerre, de même vous pouvez dans la
paix, plus courageusement que tous les autres hommes, abattre
l'ambition, l'avarice, le luxe, tous les vices qui corrompent la for-
tune prospère et tiennent subjugués le reste des mortels, — et que
vous avez pour conserver la liberté autant de modération, de tem-
pérance et de justice que vous avez eu de valeur pour repousser la
servitude. » On voit que chez lui la religion apparaît toujours en
même temps que la vertu : elle la couronne parce qu'elle l'engendre.
Elle le consola et l'occupa jusqu'au bout par la pensée de Dieu, du
salut et de l'éternité. Toute poétique et protestante, elle le promena
dans le ciel sublime, parmi les visions de saint Jean et les dogmes
calvinistes de la damnation, du péché et de la grâce. Après lui avoir
inspiré des in-folios de dialectique enthousiaste, elle lui inspira des
épopées d'exaltation raisonneuse, et manifesta son caractère et son
génie en offrant une matière à sa logique, à sa force, à son imagi-
nation et à sa grandeur.
II. — LE PROSATEUR.
J'ai sous les yeux le redoutable volume où, quelque temps après
la mort de Milton, on a rassemblé sa prose (2). Quel livre! Les
(1) Voir passim son Traité du Divorce, qui est transparent.
(2) Voici les titres des principaux écrits en prose de Milton : History of Reformation,
— the Reason of Church government urged against prelacy, — Animadversions upon the
824 REVUE DES DEUX MONDES.
chaises craquent quand on le pose, et celui qui l'a manié une heure en
a moins mal à la tète qu'aux bras. Encore faut-il songer que l'auteur
fut singulièrement lettré, élégant, voyageur, philosophe, homme du
monde pour son temps. Je pense involontairement aux portraits des
théologiens du siècle, âpres figures enfoncées dans l'acier par le dur
burin des maîtres, dont le front géométrique et les yeux fixes se dé-
tachent avec un relief violent hors d'un panneau de chêne noir. Je
les compare aux visages modernes, où les lignes fines et complexes
semblent frissonner sous le contact changeant de sensations ébau-
chées et d'idées innombrables. J'essaie de me figurer la lourde édu-
cation latine, les exercices physiques, les rudes traitemens, les idées
rares, les dogmes imposés, qui occupaient, opprimaient, fortifiaient,
endurcissaient autrefois la jeunesse, et je crois voir un ossuaire de
mégathériums et de mastodontes reconstruits par Guvier.
La race des vivans a changé. Notre esprit fléchit aujourd'hui sous
l'idée de cette grandeur, de cette barbarie, et nous découvrons que
la barbarie fut alors la cause de la grandeur. Comme autrefois,
dans la vase primitive et sous le dôme des fougères colossales, on
vit les monstres pesans tordre péniblement leurs croupes écailleuses
et de leurs crocs informes s'arracher des pans de chair, nous aper-
cevons aujourd'hui à distance, du haut de la civilisation sereine, les
batailles des théologiens qui, cuirassés de syllogismes, hérissés de
textes, se couvraient d'ordures et travaillaient à se dévorer.
Au premier rang combattit Milton, prédestiné à la barbarie et à la
grandeur par sa nature personnelle et par les mœurs environnantes,
capable de manifester en haut relief la logique, le style et l'esprit
du siècle. C'est la vie des salons qui a dégrossi les hommes : il a
fallu la société des dames, le manque d'intérêts sérieux, l'oisiveté,
la vanité, la sécurité, pour mettre en honneur l'élégance, l'urbanité,
la plaisanterie fine et légère, pour enseigner le désir de plaire , la
crainte d'ennuyer, la parfaite clarté, la correction achevée, l'art des
transitions insensibles et des ménagemens délicats, le goût des ima-
ges convenables, de l'aisance continue et de la diversité choisie. Ne
cherchez dans Milton rien de pareil. La scolastique n'est pas loin;
elle pèse encore sur ceux qui la détruisent. Sous cette armure sé-
culaire, la discussion marche pédantesquement, à pas comptés. On
rouimence par poser sa thèse, et Milton écrit en grosses lettres, en
tête de son Traité du Divorce, la proposition qu'il va démontrer :
« Qu'une mauvaise disposition, incapacité ou contrariété d'esprit,
provenant d'une cause non variable en nature, empêchant et devant
probablement empêcher toujours les bienfaits principaux de la so-
remonstrant, — Doctrine and discipline of Divorce, — Tetrachordon, — Tractnte of Edu-
cation, — Areopagitica, — Tenure of Kings and Magistrates, — Iconoclastes, — Hislory
of Britain, — Thésaurus linguœ tatinœ, — History of Moscovy, — De Logicd Arte, etc.
HILTON, SON GÉNIE ET SES OEUVRES. 825
ciété conjugale, lesquels sont la consolation et la paix, est une plus
grande raison de divorce que la frigidité naturelle, spécialement
s'il n'y a point d'enfans et s'il y a consentement mutuel. » Là-des-
sus arrive, légion par légion, l'armée disciplinée des argumens.
Bataillons par bataillons, ils passent numérotés avec des étiquettes
visibles. 11 y en a une douzaine à la file, chacun avec son titre en
caractères tranchés et la petite brigade de subdivisions qu'il com-
mande. Les textes sacrés y tiennent la grande place. On les discute
mot à mot, le substantif après l'adjectif, le verbe après le substantif,
la préposition après le verbe; on cite des interprétations, des auto-
rités, des exemples, qu'on range entre des palissades de divisions
nouvelles. Et cependant l'ordre manque, la question n'est point ra-
menée à une idée unique: on ne voit point sa route; les preuves se
succèdent sans se suivre; on est plutôt fatigué que convaincu. On
reconnaît que l'auteur parle à des gens d'Oxford, laïques ou piètres,
élevés dans les disputes d'apparat, capables d' attention obstinée,
habitués à digérer les livres indigestes. Ils se trouvent bien dans ce
fourré épineux de broussailles scolastiques: ils s'y liaient leur route,
un peu à l'aveugle, endurcis contre les meurtrissures qui nous rebu-
tent et n'ayant point l'idée du jour que nous demandons partout.
Chez de si massifs raisonneurs, on ne cherchera point l'esprit.
L'esprit est l'agilité de la raison victorieuse: ici, parce que tout est
puissant, tout est lourd. Quand Milton veut plaisanter, il a l'air d'un
piquier de Cromwell qui, entrant dans un salon pour danser, tom-
berait sur son nez de tout son poids et de tout le poids de son ar-
mure. 11 y a peu de choses aussi stupides que ses Remarques sur
un Contradicteur. Au bout d'une réfutation, son adversaire con-
cluait par ce trait d'esprit théologique : « Voyez, mon frère, vous
avez péché toute la nuit avec Simon sans rien prendre. >< Et Milton
réplique glorieusement : « Si, en péchant avec Simon l'apôtre, nous
ne pouvons rien prendre, regardez ce que \ous prenez, vous, avec
Simon le magicien , car il vous a légué tous ses hameçons et tous
ses instrumens dépêche. » Un gros rire sauvage éclatait. Les assis-
tans apercevaient de la grâce dans cette façon d'insinuer que l'ad-
versaire était simoniaque. Un peu plus haut, celui-ci posait ce di-
lemme : » Dites-moi, cette liturgie est-elle bonne ou mauvaise? —
Elle est mauvaise. Réparez la corne de votre dilemme achéloien,
comme vous pourrez, pour la première charge. » Les savans s'émer-
veillaient de la belle comparaison mythologique, et l'on se réjouis-
sait de voir l'adversaire finement comparé à un bœuf, à un bœuf
vaincu, à un bœuf païen. A la page suivante, l'adversaire disait, en
façon de reproche spirituel et railleur : « Vraiment, mes frères, vous
n'avez pas bien pris la hauteur du pôle. — Rien d'étonnant, répond
Milton, il y en a beaucoup d'autres qui ne prennent pas bien la hau-
826 REVUE DES DEUX MONDES.
leur de votre pôle, mais qui prendront mieux le déclin de votre élé-
vation. » Il \ a de suite trois calembours du même goût; cela pa-
raissait gai. Ailleurs, Saumaise criant que le soleil n'avait jamais vu
de crime comparable au meurtre du roi, Milton lui conseillait ingé-
nieusement de s'adresser encore au soleil, non pour éclairer les for-
laits de l'Angleterre, mais pour réchauffer la froideur de son style.
La lourdeur exl raordinaire de ces gentillesses annonce des esprits en-
core empêtrés dans l'érudition naissante. La réforme est le commen-
cement de la libre pensée, mais elle n'en est que le commencement.
La critique n'est point née; l'autorité pèse encore par toute la moitié
de son poids sur les esprits les mieux affranchis et le plus téméraires.
Milton, pour prouver qu'on peut faire mourir un roi, cite Oreste, les
lois de Publicola et la mort de Néron. Son histoire d'Angleterre est
l'amas de toutes les traditions et de toutes les fables. En toute cir-
constance, il offre pour preuve un texte de l'Écriture; son audace est
de se montrer grammairien hardi, commentateur héroïque. Il est
aveuglément protestant, comme d'autres sont aveuglément catholi-
que. 11 laisse a la chaîne la haute raison, mère des principes; il n'a
délivré que la raison subordonnée, interprète des textes. Pareil aux
créatures énormes demi-formées, enl'ans des premiers âges, il est
encore à moitié homme et à moitié limon.
Est-ce ici que nous rencontrerons la politesse? C'est la dignité élé-
gante qui répond à l'injure par l'ironie calme, et respecte l'homme
en transperçant la doctrine. Milton assomme grossièrement son ad-
versaire. Un pédant hérissé, né de l'accouplement d'un lexique grec
et d'une grammaire syriaque, Saumaise avait dégorgé contre le
peuple anglais un vocabulaire d'injures et un in-folio de citations.
Milton lui répondit du même style : il l'appela «histrion, charlatan,
professeur d'un sou (1), cuistre payé, homme de rien, coquin, être
sans neur. scélérat, imbécile, sacrilège, esclave digne des verges et
de la fourche, a Le dictionnaire des gros mots latins y passa. « Toi qui
sais tant de langues, qui parcours tant de volumes, qui en écris tant,
tu n'es pourtant qu'un âne. » Trouvant l'épithète jolie, il la répéta
et la sanctifia : « 0 le plus bavard des ânes, tu arrives monté par
une femme, assiégé par les tètes guéries des évèques que tu avais
blessés, petite image de la grande bête de l'Apocalypse! » Il finit par
l'appeler bête féroce, apostat et diable : « Ne doute pas que tu ne
suis réservé à la même fin que Judas, et que, poussé par le déses-
poir plutôt que par le repentir, dégoûté de toi-même, tu ne doives
un jour te pendre, et, comme ton émule, crever par le milieu du
ventre. » On croit entendre les mugissemens de deux taureaux.
Ils en avaient la férocité. Milton haïssait à plein cœur; il combattit
(1) « Prof essor tiiobolaris. »
MILTON, SON GÉNIE ET SES OEUVRES. 827
de la plume, comme les côtes-de-fer de l'épée, pied à pied, avec une
rancune concentrée et une obstination farouche. Les évèques et le
roi payaient alors onze années de despotisme. Chacun se rappelait
les bannissemens, les confiscations, les supplices, la loi violée systé-
matiquement et sans relâche, la liberté du sujet assiégée par un
complot soutenu, l'idolâtrie épiscopale imposée aux consciences
chrétiennes, les prédicateurs fidèles chassés dans les déserts de
l'Amérique ou livrés au bourreau et au pilori (1). De tels souvenirs.
tombant sur des âmes puissantes, imprimèrent en elles des haines
inexpiables, et les écrits de Milton témoignent d'un acharnement
que nous ne connaissons plus. L'impression que laisse son Icono-
claste (2) est accablante. Phrase par phrase, durement, amèrement,
le roi est réfuté et accusé jusqu'au bout. s'in< que l'accusation lié—
chisse une seule minute, sans qu'on accorde à l'accusé la moindre
bonne intention, la moindre e\mse, la moindre apparence de jus-
tice, sans que l'accusateur s'écarte <'t se repose un instanl dans des
idées générales. C'est un combat corps à corps, où tout mot porte
coup, prolongé, obstiné, sans élan, sans faiblesse, d'une inimitié
âpre et fixe, où l'on ne songe qu'à blesser fort et à tuer sûrement.
Contre les évèques, qui étaient vivans et puissans, sa haine s'épancha
(1) Je transcris un de ces griefs et une de ces plaintes (*). Le lecteur jugera par la
grandeur des outrages de la grandeur des ressentimens :
« L'IiumMe pétition du docteur Alexandre Leighton, prisonnier dans la Flotte.
« Il remontre humblement .-
« Que le 17 février 1630 il fut appréhendé, revenant du sermon, par un mandat de
la haute commission, et trainé le long des rues avec des haches et des bâtons jusqu'à la
prison de Londres. — Que le geôlier de Newgate, étant appelé, lui mit les fers et l'em-
mena de haute force dans un trou à chien, infi t i t tombant en ruines, plein de rats et
de souris, n'ayant de joui que par un petit grillage, le toit étant effrondré, de sorte que
la pluie et la neige battaient sur lui, n'ayant point de lit, ni de place pour faire du feu,
hormis les ruines d'une vieille cheminée qui fumait : dans ce lamentable endroit, il fut
enfermé environ quinze semaines, personne n'ayant permission de venir le voir, jusqu'à
ce qu'tnliu sa femme seule fut admise. — Que le quatrième jour après son emprisonne-
ment, le poursuivant, avec une grande multitude, vint dans sa maison pour cher-
cher des livres de jésuites, et traita sa femme d'une façon si barbare et si inhumaine
qu'il a honte de la raconter, qu'ils dépouillèrent toutes les chambres et toutes les per-
sonnes, portant un pistolet sur la poitrine d'un enfant de cinq ans et le menaçant de
le tuer s'il ne découvrait les livres... — Que pour lui il fut malade, et, dans l'opinion
de quatre médecins, empoisonné, parce que tous ses cheveux et sa peau tombèrent.
— Qu'au plus fort de cette maladie la cruelle sentence fut prononcée contre lui et exé-
cutée le 26 novembre, où il reçut sur son dos nu trente-six coups d'une corde à trois
brins, ses mains étant liées à un poteau. —Qu'il fut debout près de deux heures au pilori
par le froid et par la neige, puis marqué d'un fer rouge au visage, le nez fendu et les
oreilles coupées. Qu'après cela il fut emmené par eau à la Flotte et enfermé dans une
chambre telle qu'il y fut toujours malade, et au bout de huit ans jeté dans la prison
commune. » Il avait soixante-douze ans.
(2) Réponse au Portrait royal, ouvrage attribué au roi, en faveur du roi.
(•) Keal, Bislory ofthe Puritans, II, 19.
8'28 REVUE DES DEUX MONDES.
plus violemment encore, et l'âcreté des métaphores venimeuses suffit
à peine à l'exprimer. Milton les montra « étalés et se chauffant au so-
leil de la richesse et de l'avancement » comme une couvée de reptiles
impurs. « La lie empoisonnée de leur hypocrisie, mêlée en une
masse pourrie avec le levain aigri des traditions humaines, est l'œuf
de serpent d'où éclora quelque part un antechrist aussi difforme que
la tumeur qui le nourrit. »
Tant de grossièretés et de balourdises étaient comme une cui-
rasse extérieure, indice et défense de la force et de la vie surabon-
dantes qui remplissaient ces membres et ces poitrines de lutteurs.
aujourd'hui l'esprit, plus délié, est devenu plus débile; les convic-
tions, moins raides, sont devenues moins fortes. L'attention, délivrée
de la scolastique pesante et de la Bible tyrannique , s'est trouvée
plus molle. Les croyances et les volontés, dissoutes par la tolérance
universelle et par les mille chocs contraires des idées multipliées,
ont engendré le style exact et fin, instrument de conversation et de
plaisir, et chassé le style poétique et rude, arme de guerre et d'en-
thousiasme. Si nous avons effacé chez nous la férocité et la sottise,
nous avons diminué chez nous la force et la grandeur.
La force et la grandeur éclatent chez Milton, étalées dans ses opi-
nions et dans son style, sources de sa croyance et de son talent.
Cette superbe raison aspirait à se déployer sans entraves; elle
demanda que la raison pût se déployer sans entraves. Elle réclama
pour l'humanité ce qu'elle souhaitait pour elle-même, et revendiqua
dans tous ses écrits toutes les libertés. Dès l'abord il attaqua les pré-
lats ventrus (1), « parvenus scolastiques, » persécuteurs de la dis-
cussion libre, tyrans gagés des consciences chrétiennes. Par-dessus
la clameur de la révolution protestante, on entendit sa voix qui ton-
nait contre la tradition et l'obéissance. 11 railla durement les théolo-
giens pédans, adorateurs dévots des vieux textes, qui prennent un
martyrologe moisi pour un argument solide et répondent à une dé-
monstration par une citation. 11 déclara que la plupart des pères
furent des intrigans turbulens et bavards, qu'assemblés, ils ne va-
laient pas mieux qu'isolés, que leurs conciles sont des amas de
menées sourdes et de disputes vaines; il répudia leur autorité et leur
exemple, et pour seule interprète de l'Écriture institua la logique.
Puritain contre les évèques, indépendant contre les presbytériens,
il fut toujours le maître de sa pensée et l'inventeur de sa croyance.
Nul n'a plus aime, pratiqué et loué l'usage libre, entier et hardi de
la raison. 11 l'exerça jusqu'à la témérité et jusqu'au scandale. 11 se
révolta contre la coutume (2), reine illégitime de la croyance hu-
(1) Of Rcformation in England.
(2) The Doctrine and Discipline of Divorce.
MILTOX, SON (.lsME ET SES OEUVRES. 829
maine, ennemie née et acharnée de la vérité, porta la main sur le
mariage, et demanda le divorce en cas de contrariété d'humeurs. 11
déclara « que l'Erreur soutient la Coutume, que la Coutume accré-
dite l'Erreur, que les deux réunies, soutenues par le vulgaire et
nombreux cortège de leurs sectateurs, accablent de leurs cris et de
leur envie, sous le nom de fantaisie et d'innovation, les découvertes
du raisonnement libre. » Il montra que » lorsqu'une vérité arrive au
monde, c'est toujours à titre de bâtarde, à la honte de celui qui
l'engendre, jusqu'à ce que le Temps, qui n'est point le père, mais
l'accoucheur de la Connaissance, déclare l'enfant légitime et verse
sur sa tête le sel et l'eau. » 11 tint ferme par trois ou quatre écrits
contre le débordement des injures et des anathèmes, el au même
moment osa plus encore. 11 attaqua devant le parlement la censure,
œuvre du parlement (1); il parla en homme qu'on blesse et qu'un
opprime, pour qui l'interdiction publique est un outrage person-
nel, qu'on enchaîne en enchaînant la nation. Il ne veut point que la
plume d'un censeur gagé insulte de son approbation la première
page de son livre. Il hait cette main ignorante et commandante, et
réclame la liberté d'écrire au même titre que la liberté de penser.
« Quel avantage un homme a-t-il sur un enfant à l'école, si nous
n'avons échappé à la férule que pour tomber sous la baguette d'un
imprimatur, si des écrits sérieux et élaborés, pareils au thème d'un
petit garçon de grammaire sous son pédagogue, ne peinent être
articulés sans l'autorisation tardive et improvisée d'un censeur dis-
trait? Quand un homme écrit pour le public, il appelle à son aide
toute sa raison et toute sa réflexion; il cherche, il médite, il s'en-
quiert, ordinairement il consulte et confère avec les plus judicieux
de ses amis. Tout cela achevé, il a. soin de s'instruire dans son sujet
aussi pleinement qu'aucun de ceux qui ont écrit avant lui. Si dans
cet acte, le plus consommé de son zèle et de sa maturité, nul âge,
nulle diligence, nulle preuve antérieure de capacité ne peul l'exemp-
ter de soupçon et de défiance, à moins qu'il ne porte toutes ses re-
cherches méditées, toutes ses veilles prolongées, toute sa dépense
d'huile et de labeur sous la vue hâtive d'un censeur sans loisir,
peut-être de beaucoup plus jeune que lui, peut-être de beaucoup
son inférieur en jugement, peut-être n'ayant jamais connu la peine
d'écrire un livre, — en sorte que, s'il n'est pas repoussé ou négligé,
il doive paraître à l'impression, comme un novice sous son précep-
teur, avec la main de son censeur sur le dos de son titre, comme
preuve et caution qu'il n'est pas un idiot ou un corrupteur, — ce ne
peut être qu'un déshonneur et une dégradation pour l'auteur, pour
le livre, pour les privilèges et la dignité de la science. »
(1) Dans son Areopagitiea.
830 REVUE DES DEUX MONDES.
Ouvrez donc toutes les portes; que le jour se fasse, que chacun
pense et jette sa pensée à la lumière! Ne vous effrayez pas des di-
vergences, réjouissez-vous de ce grand labeur; pourquoi insulter
les travailleurs du nom de schismatiques et de sectaires? « Quand
on bâtissait le temple du Seigneur, et que les uns fendaient les cèdres,
les autres coupaient cl équarrissaienl le marbre, \ avait-il des hommes
assez déraisonnables pour oublier que les pierres et les poutres de-
vaient subir mille séparations et divisions avant que la maison de
Dieu fût bâtie? Et quand les pierres sont industrieusemcnt assem-
blées, elles ne peuvent être continues, mais seulement contiguës, du
moins en ce monde. Bien plus, la perfection consiste en ce que de
ces mille diversités limitées, de ces mille différences fraternelles
sans disproportion notable, naisse l'heureuse et gracieuse symétrie
qui embellit tout l'ensemble et tout l'édifice. » Milton triomphe ici
par s\ mpathie; il éclate en images magnifiques, il déploie dans son
Style la force qu'il aperçoit autour de lui et en lui-même. Il loue la
révolution, et sa louange semble un chant de trompette sorti d'une
poitrine d'airain. « Regardez maintenant cette vaste cité, une cité de
refuge, la maison patrimoniale de la liberté, ceinte et entourée par
la protection de Dieu. Les arsenaux de la guerre n'y ont point plus
d'enclumes et de marteaux travaillant à fabriquer la cuirasse et
l'épée de la justice qui s'arme pour la défense de la vérité assiégée,
qu'il n'y a de plumes et de têtes veillant auprès de leurs lampes
studieuses, méditant, cherchant, roulant de nouvelles inventions et
de nouvelles idées, pour les présenter en tribut d'hommage et de
foi à la réforme qui approche. Que peut-on demander de plus à une
nation si maniable et si ardente à chercher la connaissance? Que
manque-t-il à un sol si plantureux et engrossé de telles semences,
sinon de sages et fidèles laboureurs pour faire un peuple éclairé,
une nation de sages, de prophètes et de grands hommes?... 11 me
semble voir une noble et puissante nation se levant comme un
homme fort après le sommeil et secouant les boucles de sa cheve-
lure invincible. Il me semble la voir comme un aigle qui revêt son
héroïque jeunesse, qui allume ses yeux inéblouis dans le plein
rayon du soleil, qui arrache les écailles de ses paupières, qui baigne
sa vue longtemps abusée à la source même de la splendeur céleste,
pendant que tout le ramas des oiseaux craintifs et criards, et aussi
ceux qui aiment le crépuscule, voltigent à l'entour, étonnés de ce
qu'il veut faire, et dans leurs croassemens envieux tâchent de pré-
dire une année de sectes et de schismes. » C'est Milton qui parle,
et, sans le savoir, c'est Milton qu'il décrit.
Chez un écrivain sincère, les doctrines prédisent le style. Les
sentimens et les besoins qui forment et règlent ses croyances con-
struisent et colorent ses phrases. Le même génie laisse deux fois la
MILTON, SON GENIE ET SES OEUVRES. 83i
même empreinte,— dans la pensée, puis dans la forme. La puissance
de logique et d'enthousiasme qui explique les opinions de Milton
explique son génie. Le sectaire et l'écrivain sont un seul homme,
et on va retrouver les facultés du sectaire dans le talent de l'écrivain.
Quand une idée s'enfonce dans un esprit logicien, elle y végète et
fructifie par une multitude d'idées accessoires et explicatives qui
l'entourent, s'attachent entre elles, et forment comme un fourré et
une forêt. Les phrases de Milton sont immenses : il lui faut des pé-
riodes d'une page pour enfermer le cortège de tant de raisons en-
chaînées e1 de métaphores accumulées autour de la pensée com-
mandante. Dans ce grand enfantement, le cœur et l'imagination
s'ébranlent : en raisonnant, Milton s'exalte, et la phrase part comme
une catapulte, doublant la force de son élan par l'énormité de son
poids. Je n'oserais traduire devant un lecteur moderne les gigantes-
ques périodes qui ouvrent le Traité delà Réforme. Nous n'avons plus
ce souffle; nous n'entendons que de petites phrases courtes; nous ne
savons pas maintenir notre attention sur un même point pendant tout.'
une page. Nous voulons des idées maniables: nous avons quitte la
grande épée à deux mains de nos pères, et nous ne portons plus
qu'un léger fleuret. Je doute pourtant que la perçante phrase de
Voltaire soit plus mortelle que le tranchant de cette masse de fer.
« Si dans des arts moins nobles et presque mécaniques celui-là n'esl
pas estimé digne du nom d'architecte accompli ou d'excellent pein-
tre qui ne porte point une àme généreuse au-dessus du souci
vile (1) des gages et du salaire, à bien plus forte raison devons-nous
traiter d'imparfait et indigne prêtre celui qui est si loin d'être
contempteur du lucre ignoble, que toute sa théologie est façonnée et
nourrie par l'espérance mendiante et bestiale d'un èvêché ou d\u\r
prébende grasse. » Si les prophètes de Michel-Ange parlaient, ce
serait de ce style, et vingt l'ois en lisant l'écrivain on aperçoit le
sculpteur.
La puissante logique qui étend les périodes soutient les images.
Que Shakspeare et les poètes nerveux rassemblent un tableau dans
le raccourci d'une expression fuyante, brisent leurs métaphores par
de nouvelles métaphores, et fassent apparaître coup sur coup dans
la même phrase la même idée sous cinq ou six vêtemens, la brusque
allure de leur imagination incertaine autorise ou explique ces cou-
leurs changeantes et ces entrecroisemens d'éclairs. Phas conséquent
et plus maître de lui-même, Milton développe jusqu'au bout les fils
qu'ils rompent. Chacune de ses images s'étale en un petit poème,
sorte d'allégorie solide, dont toutes les parties attachées concentrent
toutes leurs lumières sur l'idée unique qu'elles doivent embellir ou
(1) Le mot anglais est plus vrai et plus frappant : peasantly regard.
832 REVUE DES DEUX MONDES.
éclairer. « Les prélats, dit-il, sortis d'une vie basse et plébéienne,
devenant tout d'un coup seigneurs de palais somptueux, d'ameuble-
mens splendides, de tables délicieuses, de cortèges princiers, ont
jugé la simple et grossière vérité de l'Évangile indigne d'être plus
longtemps dans la compagnie de leurs seigneuries, à moins que la
pauvre et indigente matrone ne fût mise en de meilleurs habits : ils
chargèrent de tresses indécentes son chaste et modeste voile qu'en-
touraient les rayons célestes, et, dans un attirail éblouissant, la pa-
rèrent de toutes les fastueuses séductions d'une prostituée (1). » Les
métaphores ainsi soutenues prennent une ampleur, une pompe et
une majesté singulières. Elles se déploient sans se froisser, comme
les larges plis d'un manteau d'écarlate baigné de lumière et frangé
d'or.
Ne prenez point ces métaphores pour un accident. Milton les pro-
digue, comme un pontife qui dans son culte étale les magnificences,
et gagne les yeux pour gagner les cœurs. Il a été nourri dans la lec-
ture de Spenseï , de Drayton, de Shakspeare, de Beaumont, de tous
les plus éclatans poètes, et le (lot d'or de l'âge précédent, quoique
apauvri tout à l'entour et ralenti en lui-même, s'est élargi comme
un lac eu s' arrêtant dans son cœur. Comme Shakspeare, il imagine
à tout propos, hors de propos même, et scandalise les classiques
et les Français. « Les corrupteurs de la foi, dit-il, ne pouvant se
rendre eux-mêmes célestes et spirituels, ont rendu Dieu terrestre et
charnel; ils ont changé son essence sacrée et divine en une forme
extérieure et corporelle; ils l'ont consacrée, encensée, aspergée: ils
L'ont revêtue non des robes de la pure innocence, mais de surplis
et d'autres habillemens di'-lnmiés et fantastiques, de palliums, de-
mitres, d'or, de clinquant, ramassés dans la vieille garde-robe
d'Aaron ou dans le vestiaire des Gamines. Alors le prêtre fut obligé
d'étudier ses gestes, ses postures, ses liturgies, ses simagrées, jus-
qu'à ce que l'âme, s'ensevelissant ainsi dans le corps et se livrant
aux délices sensuelles, eût bientôt abaissé son aile vers la terre.
Là, voyant les commodités qu'elle recevait du corps, son visible et
sensuel collègue, et trouvant ses ailes brisées et pendantes, elle
s'affranchit de la peine de monter dorénavant au haut de l'air, ou-
blia son vol céleste, et laissa l'inerte et languissante carcasse se
traîner sur la vieille route clans le rebutant métier d'une mécanique
conformité. »#Si l'on ne découvrait pas ici des traces de brutalité
théologique, on croirait lire un imitateur du Phèdre, et sous la co-
lère fanatique on reconnaît les images de Platon. Il y a telle phrase
qui. par la beauté virile et l'enthousiasme, rappelle le ton de la
(1) C'est au commencement de la guerre civile que Milton écrivait ceci : il n'était pas
encore républicain.
MILTON, SON GÉNIE ET SES OEUVRES. 833
République. « Je ne puis louer, dit-il, une vertu fugitive et cloîtrée,
inexercée et inanimée, qui, ne sortant jamais de sa retraite, jette
les yeux sur son adversaire, puis s'esquive de la carrière où, dans
la chaleur et la poussière, les coureurs se disputent la guirlande
immortelle. » Mais il n'est platonicien que par la richesse et l'exal-
tation. Pour le reste, il est homme de la renaissance, pédant et âpre,
outrageant le pape, qui, après la donation de Pépin le Bref, « ne
cessa de mordre et d'ensanglanter les successeurs de son cher sei-
gneur Constantin par ses malédictions et ses excommunications
aboyantes; » il est mythologue dans la défense de la presse, montrant
que jadis « nulle Jimon envieuse ne s'asseyait les jambes croisées à
l'accouchement d'une intelligence, a Peu importe : ces images sa-
vantes, familières, grandioses, quelles qu'elles soient, sont puis-
santes et naturelles. La surabondance comme la rudesse ne lait que
manifester ici la vigueur et l'élan lyrique que le caractère de Mil-
ton avait prédits.
D'elle-même la passion suit; l'exaltation l'apporte avec les images.
Les audacieuses expressions, les excès de style, font entendre la
voix vibrante de l'homme qui souffre, qui s'indigne et qui veut.
<( Les livres, dit-il dans son Aréopagitique, ne sont pas absolu-
ment des choses' mortes; ils contiennent en eux une puissance de
vie pour être aussi actifs que l'âme dont ils sont les enfans. Bien
plus, ils conservent comme dans une fiole l'efficacité et l'essence la
plus pure de cette vivante intelligence qui les a engendrés. Je sais
qu'ils sont aussi animés et aussi vigoureusement productifs que les
dents de ce dragon fabuleux, et qu'étant semés ici ou la. ils peux eut
faire pousser des hommes armés. Kl cependant, d'autre paît, il \aut
presque autant tuer un homme qu'un bon livre. Celui qui tue un
homme tue une créature raisonnable, image de Dieu; mais celui qui
détruit un bon livre tue la raison elle-même, tue l'image de Dieu
dans l'œil où elle habite. Beaucoup d'hommes vivent, fardeaux inu-
tiles de la terre; mais un bon livre est le précieux sang vital d'un
esprit supérieur, embaumé et conservé religieusement comme un
trésor pour une vie au-delà de sa vie... Prenons donc garde à la
persécution que nous élevons contre les vivans travaux des hommes
publics, ne répandons pas cette vie incorruptible, gardée et amas-
sée dans les livres, puisque nous voyons que cette destruction peut
être une sorte d'homicide, quelquefois un martyre, et, si elle s'étend
à toute la presse, une espèce de massacre dont les ravages ne s'ar-
rêtent pas au meurtre d'une simple vie, mais frappent la quintes-
sence éthérée qui est le souffle de la raison même, en sorte que ce
n'est point une vie qu'ils égorgent, mais une immortalité. »
Cette énergie est sublime; l'homme vaut la cause, et jamais une
TIIMR IX. 53
83/l REVUE DES DE! \ MONDES.
plus liante éloquence n'égala une plus haute vérité. Des expressions
terribles viennent accabler les oppresseurs des livres, les profana-
teurs de la pensée, les assassins de la liberté, « le concile de Trente
et l'inquisition, dont l'accouplement a engendré ou parfait ces cata-
logues et ces index expurgatoires, qui fouillent à travers les en-
trailles de tant de vieux et bons auteurs par une violation pire que
tous les attentats contre leurs tombes. » Des expressions égales fla-
gellent les esprits charnels qui croient sans penser et font de leur
servilité leur religion. H y a tel passage qui, par sa familiarité
amère, rappelle Swift, et le dépasse de toute la hauteur de l'imagi-
nation et du génie: mais c'est à peine s'il daigne railler un instant.
L'ironie, si poignante qu'elle soit, lui semble faible. Ecoutez-le,
quand il revient à lui-même, quand il rentre dans L'invective ouverte
ei sérieuse, quand après le fidèle charnel il accable le prélat char-
nel. « La table de la commmunion, changée en une table de sépara-
tion, est debout comme une plate-forme, exhaussée sur le front du
chœur, fortifiée d'un boulevard et d'une palissade pour écarter l' at-
touchement profane des laïques, pendant que le prêtre obscène et
repu n'a pas scrupule de tortiller et (le mâcher le pain sacramentel
aussi familièrement qu'un biscuit de sa taverne. » 11 triomphe en
songeant que toutes ces profanations seront payées. L'atroce doc-
trine de Calvin a li\é de nouveau les yeux des hommes sur le dogme
de la malédiction et de la damnation éternelle. L'enfer à la main,
Milton menace: il s'enivre de justice et de vengeance parmi les
abîmes qu'il ouvre et les flammes qu'il brandit. « Ils seront jetés
éternellement dans le plus noir et le plus profond gouffre de l'enfer,
sous le règne outrageux, sous les pieds, sous les dédains de tous les
autres damnés, qui, dans l'angoisse de leurs tortures, n'auront pas
d'autre plaisir que d'exercer une frénétique et bestiale tyrannie sur
eux, leurs serfs et leurs nègres, et ils resteront dans cette condition
pour toujours, les plus vils, les plus profondément abîmés, les plus
dégradés, les plus foulés et les plus écrasés de tous les esclaves de
la perdition. » La fureur ici monte au sublime, et le Christ de Mi-
chel-Ange n'est pas plus inexorable et plus vengeur.
Comblons la mesure; joignons, comme il le fait, les perspectives
du ciel aux visions des ténèbres : le pamphlet devient un hymne.
« Quand je rappelle à mon esprit, dit-il, comment enfin, après tant
de siècles pendant lesquels le large et sombre cortège de l'Lrreur
avait presque balayé toutes les étoiles hors du firmament de l'église,
la brillante et bienheureuse Réforme lança son rayon à travers la
noire nuit épaissie de l'ignorance et de la tyrannie anti-chrétienne,
il me semble qu'une joie souveraine et vivifiante doit entrer à Ilots
dans la poitrine de celui qui lit ou qui écoute, et que la suave
MILTON, SON GÉNIE ET SES OEUVRES. 835
odeur de l'Évangile ramené baigne son âme de tous les parfums du
ciel. » Surchargées d'ornemens, prolongées à l'infini, ces périodes
sont des chœurs triomphans d'alléluias angéliques chantés par des
voix profondes au son de dix mille harpes d'or. Au milieu de ses syl-
logismes, Milton prie, soutenu par l'accent des prophètes, entouré
par les souvenirs de la Bible, ravi des splendeurs de 1' ^pocalj pse,
mais retenu à la porte de l'hallucination par la science et la logique,
au plus haut de l'air serein et sublime, sans monter dans la région
brûlante où l'extase fond la raison, avec une majesté d'éloquence et
une grandeur solennelle que rien ne surpasse, dont la perfection
prouve qu'il est entré dans son domaine, et au-delà du prosateur
promet le poète : « Toi qui sièges dans une gloire et dans une lu-
mière inaccessibles, père des anges et des hommes! et toi aussi, roi
tout-puissant, rédempteur de ce reste perdu dont ta as pris la na-
ture, ineffable et immortel amour! toi enfui, troisième substance de
la divine inlinitude, esprit illuminateur, la joie et la consolation de
toute chose créée! regarde cette pauvre église épuisée et presque
expirante! Oh! ne leur laisse pas achever leurs pernicieux desseins.
Ne permets pas qu'ils nous enveloppent encore une fois dans ce
nuage obscur de ténèbres infernales où nous n'apercevrons plus le
soleil de ta vérité, où jamais nous n'espérerons l'aurore consolatrice,
où jamais nous n'entendrons plus chanter l'oiseau de ton matin!...
Qui ne t'aperçoit aujourd'hui dans ta marche éclatante, au milieu de
ton sanctuaire, entre ces candélabres d'or longtemps obscurcis chez
nous par la violence de ceux qui les avaient saisis, attirés plutôt
par le désir de leur or que par l'amour de leur rayonnante clarté?
Viens donc, ô toi qui as les sept étoiles dans ta main droite; éta-
blis tes prêtres choisis, selon leur ordre et leurs rites antiques,
pour accomplir devant tes yeux leur office et verser religieusement
l'huile consacrée dans les lampes saintes toujours brûlantes. Tu as
envoyé pour cette œuvre, par toute la contrée, un esprit de prière
sur tes serviteurs, et tu as éveillé leurs vœux, comme le bruit d'une
multitude d'eaux autour de ton trône. Oh! achève, et accomplis tes
glorieux actes. Sors de tes chambres royales, ô prince de tous les
rois de la terre; revêts les robes visibles de ta majesté impériale,
prends en main le sceptre universel que ton père t'a transmis, car
maintenant la voix de ta fiancée t'appelle, et toutes les créatures
soupirent pour être renouvelées. » Ce cantique de supplications et
d'allégresse est une effusion de magnificences, et, en sondant toutes
les littératures, vous ne rencontrerez guère de poètes égaux à ce
prosateur.
Est-ce un prosateur? La dialectique empêtrée, l'esprit pesant et
maladroit, la rusticité fanatique et féroce, la grandeur épique des
images soutenues et surabondantes, le souffle et les témérités de la
836 REVUE DES DEUX MONDES.
passion implacable et toute -puissante, la sublimité de l'exaltation
religieuse et lyrique, on ne reconnaît point à ces traits un homme
né pour expliquer, persuader et prouver. La scolastique et la gros-
sièreté du temps ont émoussé ou rouillé sa logique. L'imagination et
l'enthousiasme l'ont emporté et enchaîné dans les métaphores. Ainsi
égaré ou gâté, il n'a pas pu produire d' œuvre parfaite; il n'a écrit
que des pamphlets utiles, commandés par l'intérêt pratique et la haine
présente, et de beaux morceaux isolés, inspirés par la rencontre
d'une grande idée et par l'essor momentané du génie. Pourtant, dans
ces débris abandonnés, l'homme apparaît tout entier. L'esprit sys-
tématique et lyrique se peint dans le pamphlet comme dans le poème;
la faculté d'embrasser des ensembles et d'en être ébranlé reste égale
en Milton dans ses deux carrières, et vous allez voir dans le Paradis
et dans le Cornus ce que vous avez prévu dans le Traité de la Réforme
et dans les Remarques sur l'Opposant.
III. — LE POÈTE.
« Celui, dit Milton, qui connaît la vraie nature de la poésie dé-
couvre bientôt quelles méprisables créatures sont les rimeurs vul-
gaires, et quel religieux, quel glorieux, quel magnifique usage on
peut faire de la poésie dans les choses divines et humaines... » —
« Elle est un don inspiré de Dieu, rarement accordé, et cependant
accordé à quelques-uns dans chaque nation, pouvoir placé à côté de
la chaire pour planter et nourrir en un grand peuple les semences
de la vertu et de l'honnêteté publique, pour apaiser les troubles de
l'âme et remettre l'équilibre dans les émotions, pour célébrer en
hautes et glorieuses hymnes le trône et le cortège de la toute-puis-
sance de Dieu, pour chanter les victorieuses agonies des martyrs et
des saints, les actions et les triomphes des justes et pieuses natures
qui combattent vaillamment parla foi contre les ennemis du Christ.))
Milton a fait comme il promettait. Les poèmes profanes qu'il fit
avant les guerres civiles sont l'éloge de la vertu; les poèmes sacrés
qu'il fit après les guerres civiles sont l'éloge de la religion. Sa pre-
mière œuvre est une ode sur la naissance du Christ. Son poème de
l' Allegro ne célèbre que les joies poétiques de l'âme. 11 a partout
loué la piété, l'amour chaste, la générosité, la force héroïque. Ce ne
fut point par scrupule, mais par nature; le sublime était son do-
maine. Son besoin et sa faculté dominante furent d'apercevoir la
grandeur; il se donna lajoie d'admirer, comme Shakspéare se donna
la joie de créer, comme Swift se donna la joie de détruire, comme
Spenser se donna la joie de rêver.
Comment admirer? Il faut sortir de ce bas monde, car ce qui est
réel est petit, et ce qui est familier parait plat. Reculons les person-
MILTON, SON GÉNIE ET SES ŒUVRES. 837
nages jusqu'à l'extrémité de l'antiquité sacrée ou fabuleuse. La dis-
tance ajoutera à leur taille, et l'habitude, cessant de les mesurer,
cessera de les avilir. Le fds de Circé, Cornus, couronné de lierre,
dieu des bois retentissans et de l'orgie tumultueuse; Samson, le
contempteur des géans, l'élu du Dieu fort, l'exterminateur des ido-
lâtres, passeront devant les yeux comme des statues surhumaines,
et l'éloignement, frustrant nos mains curieuses, préservera notre
admiration et leur majesté. Montons plus loin et plus haut, à l'ori-
gine des choses, parmi les êtres éternels, jusqu'aux commencemens
de la pensée et de la vie, jusqu'aux combats de Dieu, dans le monde
inconnu où les sentimens et les êtres, élevés au-dessus de la portée
de l'homme, échappent à son jugement et à sa critique pour com-
mander sa vénération et sa terreur. Que le chant soutenu des vers
solennels déploie les actions de ces vagues Qgures; nous éprouve-
rons la même émotion que dans une cathédrale, quand l'orgue pro-
longe ses roulemens sous les arches, et qu'à travers l'illumination
des cierges, les nuages d'encens brouillent les formes colossales des
piliers.
Mais dans les sujets divins les images sont humaines. On poète a
beau inventer, c'est de sa terre qu'il tire les matériaux de son ciel.
Il n'a que des objets vulgaires pour composer des objets sublimes,
et le grandiose de l'ensemble ne se rencontre point dans les détails.
Comment faire pour l'y mettre? Si les choses réelles nous laissent
froids, c'est que la beauté y est rare, accumulons-y la beauté;
d'elle-même l'indifférence se change en admiration. Voici, dans
Lycidas, une \allée fleurie et reposée. La description la transfi-
gure, et notre émotion multipliée égale la profusion de ses splen-
deurs.
« Vous, creuses vallées, où de. doux chuchotemens habitent — dans 1rs
ombrages, dans les vents folâtres, dans les sources jaillissantes, — dont
Sirius brûlant épargne le frais giron, — jetez ici tuus les émaux de vos yeux
rayonnans, — qui sur le gazon vert boivent les rosées parfumées, — et
empourprez tout le sol de fleurs printanières! — Apportez la primevère
hâtive qui meurt vierge, — l'astragale touffue et le pâle jasmin, — l'œillet
blanc, la pensée bigarrée de jais, — l'ardente violette, la rose musquée, le
chèvrefeuille paré. — avec le coucou allaugui qui penche sa tète pensive, —
et tenues les (leurs qui portent une broderie mélancolique. — Dites à l'ama-
rante d'ouvrir toute sa beauté, — aux narcisses de remplir leurs coupes
de pleurs. »
Nous ne voyez ici que de l'abondance. Ailleurs l'abondance s'enfle
jusqu'au débordement. Il se fait dans cet esprit comme une végéta-
tion de fleurs orientales dont l'entassement et l'énormité écrasent
tout le luxe de nos parterres européens.
«Pourquoi la nature a-t-elle épanché ses largesses — d'une main si pleine
838 REVUE DES DEUX MONDES.
et jamais retirée, — couvrant la terre de parfums, de fruits, de troupeaux.
— comblant les mers de frais innombrables, — et mis à l'œuvre des millions
de vers industrieux — qui, dans leurs vertes prisons, tissent la fine cheve-
lure de la soie? — Pourquoi dans ses propres reins a-t-elle entassé l'or adoré
du monde, — sinon pour plaire et rassasier le goût multiplié? — Si nous
vivions d'abstinence, comme ses bâtards, non comme ses fils, — toute sur-
ohargée de son propre poids, — elle étoufferait suffoquée de sa fertilité
perdue; — la mer regorgeante s'enflerait, et les diamans abandonnés —
viendraient flamboyer sur le front de l'abîme, — et le fleuronner de tant
d'étoiles, que les êtres d'en bas — s'accoutumeraient à la lumière, et monte-
raient enfin — pour fixer sur le soleil leurs yeux inéblouis. »
Des épithètes immenses, à la façon d'Eschyle, marchent comme
un cortège royal devant l'idée qu'elles agrandissent et qu'elles an-
noncent. « Les belles nymphes, roses vivantes des bois, aux bro-
dequins d'argent, aux jupes de fleurs, » — « les brùlans séraphins
aux éblouissantes rangées, » — « les angéliques trompettes ton-
nantes dressées vers le ciel : » il n'y a point dans le Promélhée ni
dans les Sept Chefs de mots plus audacieux ni plus amples. Les
vastes spectacles de la campagne se concentrent en personnages
allégoriques et vivans, subitement et naturellement créés, comme
dans l'élan des religions primitives. D'un coup d'œil, Milton em-
brasse « les îles ceintes par la mer, qui, comme de riches diamans
variés, incrustent la poitrine nue de l'abîme, » — « le soir enca-
puchonné de gris qui, semblable à un triste pèlerin sous sa robe
monastique, se lève derrière les roues fuyantes du soleil. » L'être
ainsi formé prèle au paysage son unité, et ce paysage lui prête son
étendue. La nature ainsi transformée n'offre plus que des grandeurs
et n'excite plus que des admirations.
L'admiration est un sentiment calme, car les objets qui nous
émeuv eut nous communiquent quelque chose de leur nature, et de-
vant les choses grandes nous nous sentons grands. L'enthousiasme de
Milton n'a rien d'excessif et de maladif comme celui de Shakspeare.
Il est serein, parce qu'il s'appuie sur la raison et sur la force. Il
s'étale en longues phrases où l'idée, amplement développée, ne re-
tranche rien à son cortège et ne presse aucun de ses pas. Il harangue
et il explique; ses plus hautes hymnes ont la lenteur d'une mélopée
et la gravité d'une déclamation. Son style ressemble à la musique
d'un orgue, et il semble qu'un de ces personnages en donne l'idée
par ces vers :
« Dans la profondeur des nuits, quand l'assoupissement — a enchaîné les
sens des mortels, j'écoute — l'harmonie de la sirène céleste, — qui, assise
sur les neuf sphères enroulées, — chante pour celles qui tiennent les
ciseaux de la vie — et font tourner les fuseaux de diamant — où s'enroule
la destinée des dieux et des hommes. — Telle est la douce contrainte de
l'harmonie sacrée — pour charmer les filles de la Nécessité, — pour main-
MILTON, SO?V (IKNIE ET SES OEUVRES. 839
teilir la Nature chancelante dans sa loi,- et pour conduire la danse mesu-
rée de ce bas monde - aux accens célestes que nul ne peut entendre, -
nul formé de terre humaine, tant que son oreille grossière n'est point
purifiée. »
Ce style serein, ce talent d'agrandir, ce besoin du sublime, se
sont d'abord exercés sur des sujets païens. Ils convenaient au poète.
Jeune encore, éloigné des affaires, mal saisi par l'âpre puritanisme,
imbu de la Grèce sa mère et de ses frères les riches poètes de la
renaissance, tout charmé par l'élévation de Platon et par la beauté
des dieux antiques, il s'attarda parmi les vers latins et italiens; il
écrivit une noble élégie, Lycidas, deux petits poèmes achevés, l Al-
legro et le Penseroso, et rencontra enfin sa plus belle œuvre, le
Cornus.
Ici, du premier élan, nous sommes dans les Cieux. I n esprit i
cendu au milieu des bois sauvages prononce cette de
« Devant 1.- seuil étoile du palais de Jupiter — est ma demeure, parmi ces
formes immortelles, - esprits éthérés, qui vivent lumineux - dans des
sphères sereines d'air paisible et pur, - au-dessus de la fumée et du tu-
multe de ce coin obscur - que les hommes appellent la terre, .'■table vile —
où confinés et empestés par leurs bas.es pensées, - ils luttent pour con-
server une frêle et fiévreuse vie, - oubliant la couronne que la vertu donne
- après ces Vicissitudes mortelles, à ses vrais serviteurs, - au milieu des
dieux trônant sur leurs sièges sacrés. »
De tels personnages ne peuvent point parler-, ils chantent. Le
drame qu'ils prononcent est un opéra antique composé, comme le
Prométhée, d'hymnes solennels. Le spectateur est transporté hors
du monde réel. Ce ne sont point des hommes qu'il écoute, mais des
sentimens. Il assiste à un concert comme dans Shakspeare. Le Cornus
continue le Songe d'une Nui I d'été, comme un chœur viril de voix
profondes continue la symphonie ardente et douloureus 3S instru-
mens. „ , .,,
a Dans les sentiers embrouillés de cette foret sourcilleuse, ou
l'ombre frissonnante menace les pas du voyageur perdu, n erre une
noble dame, séparée de ses deux frères, troublée par les cris sau-
vages et par la turbulente joie qu'elle entend dans le lointain. C est
le fils de Circé l'enchanteresse, le sensuel Cornus, qui danse et se-
coue des torches parmi les clameurs des hommes changés en brutes;
c'est l'heure « où les lacs et les mers, avec leurs troupeaux écailleux,
mènent autour de la lune leurs rondes ondoyantes, pendant que
sur les sables et les pentes brunies sautillent les prestes fées et les
nains pétulans. » Elle s'effraie, elle s'agenouille, et « dans les noirs
nuages qui tournent leur bordure d'argent sur la nuit, » elle aper-
coit l'Espérance aux blanches mains, la Foi aux regards purs, et la
840 REVUE DES DEL'X MONDES.
Charité, formes mystérieuses et célestes qui veillent sur sa vie et sur
son honneur.
Elle appelle ses frères; « le doux et solennel accent de sa voix vi-
brante s'élève comme une vapeur de riches parfums distillés, et
glisse sur l'air, dans la nuit, » au-dessus des vallées « brodées de
violettes » jusqu'au dieu débauché qu'elle transporte d'amour. Il
accourt déguisé en pâtre :
« Se peut-il qu'un mélange mortel d'argile terrestre — exhale l'enchante-
ment divin de pareils accens? — Sûrement quelque chose de divin habite
dans cette poitrine. — Comme ils flottaient doucement sous les ailes — du
silence, à travers la voûte vide de la nuit! — Souvent j'ai entendu ma mère
Circé avec les trois sirènes — au milieu des naïades aux robes de fleurs, —
cueillant leurs herbes puissantes et leurs poisons mortels, — emporter par
leurs chants l'âme captive — dans le bienheureux élysée; Scylla pleurait, —
les vagues aboyantes se taisaient attentives, — et la cruelle Charybde mur-
murait un doux applaudissement... — Mais un ravissement si sacré et si
profond, — une telle volupté de bonheur sans ivresse, je ne l'ai jamais res-
sentit-, 'i
Ce sont déjà les chants célestes. Nul n'a aussi bien rendu l'effet
de la musique sainte. Milton fait comprendre ce mot de Platon, son
maître, que les airs vertueux enseignent la vertu.
Le fils de Circé a emmené la noble dame trompée, et l'assied im-
mobile dans un palais somptueux, devant une table exquise. Captive
et tentée, elle l'accuse, elle résiste, elle l'insulte, et le style prend
un accent d'indignation héroïque pour flétrir l'offre du tentateur.
« Quand la débauche, — par des regards impurs, des gestes immo-
destes et un langage souillé, — mais surtout par l'acte ignoble et prodigué
du péché, — laisse entrer l'infamie au plus profond de l'homme, — l'âme
cadavéreuse s'infecte par contagion, — ensevelie dans la chair et abrutie,
jusqu'à ce qu'elle perde entièrement — le divin caractère de son premier
être. — Telles sont les lourdes et humides ombres funèbres — que l'on voit
souvent sous les voûtes des charniers et dans les sépulcres, — attardées et
assises auprès d'une tombe nouvelle, — comme par regret de quitter le corps
qu'elles aimaient. »
Confondu, il s'arrête, et au même instant les frères, conduits par
l'Esprit protecteur, se jettent sur lui l'épée nue. Il fuit, emportant
sa baguette magique. Pour délivrer la dame enchantée, on appelle
Sabrina, la naïade bienfaisante, qui, « assise sous la froide vague
cristalline, noue avec des tresses de lis les boucles de sa chevelure
d'ambre. » Elle s'élève légèrement de son lit de corail, et son char
de turquoise et d'émeraude « la pose sur les joncs de la rive, entre
les osiers humides et les roseaux. » Touchée par cette main froide
et chaste, la dame sort du siège maudit qui la tenait enchaînée; les
frères avec la sœur régnent paisiblement clans le palais de leur père,
MILTON, SON GÉNIE ET SES OEUVRES. 841
et l'Esprit qui a tout conduit prononce cette ode où la poésie con-
duit à la philosophie, où la voluptueuse lumière d'une légende
orientale baigne l'élysée des sages, où toutes les magnificences de
la nature s'assemblent pour ajouter une séduction à la vertu.
« Je revole maintenant vers l'Océan — et les climats heureux qui s'éten-
dent — là où le jour ne ferme jamais les yeux, — là-haut, dans les larges
champs du ciel. — Là je respire l'air limpide — au milieu des riches jardins
— d'Hespérus et de ses trois filles, — qui chantent autour de l'arbre d'or.
— Parmi les ombrages frissonnans et les bois, — folâtre le printemps joyeux
et paré; —les Grâces et les Heures au sein rose — apportent ici toutes leurs
largesses. — L'été immortel y habite, — et les vents d'ouest, de leur aile
parfumée, — jettent le long des allées de cèdres — la senteur odorante du
nard et de la myrrhe. — Là Iris de son arc humide — arrose les rives em-
baumées où germent— des fleurs de teintes plus mêlées — que n'en peut
montrer son écharpe brodée, — et humecte d'une rosée élyséenne —les lits
d'hyacinthes et de roses — où souvent repose le jeune Adonis, — guéri de sa
profonde blessure, — dans un doux sommeil, pendant qu'à lerre — reste
assise et triste la reine assyrienne. — Bien au-dessus d'eux, dans une lumière
rayonnante, — le divin Amour, son glorieux fils, s'élève, — tenant sa chère
Psyché ravie en une douce extase. — Mortels qui voulez me suivre, — ai-
mez la vertu, elle seule est libre, — elle seule peut vous apprendre à mon-
ter — plus haut (pie l'harmonie des sphères. — Ou, si la vertu était faible,
— le eiel lui-même s'inclinerait pour l'aider. »
Devais-je marquer des maladresses, des bizarreries, des expres-
sions chargées, héritage de la renaissance, une dispute philoso-
phique, œuvre du raisonneur disciple de Platon? Je n'ai point senti
ces fautes; tout s'effaçait devant le spectacle de la renaissance riante.
transformée et conservée par la philosophie austère, ei du sublime
adoré sur un autel de fleurs.
L'âge est venu. Vingt années de combats et de malheurs ont en-
foncé cette âme dans les idées religieuses. La mythologie a fait place
à la théologie, l'habitude de la dissertation a fini par abaisser l'es-
sor lyrique, l'érudition accrue a fini par surcharger le génie origi-
nal. Le poète ne chante plus en vers sublimes, il raconte ou ha-
rangue en vers graves. 11 n'invente plus un genre personnel, il imite
la tragédie ou l'épopée antique. 11 rencontre clans Samson une tra-
gédie froide et haute, dans le Paradis regagné une épopée froide et
noble, et compose un poème imparfait et sublime, le Paradis perdu.
Plût à Dieu qu'il eût pu l'écrire, comme il l'essaya, en façon de
drame, ou mieux, comme le Prométhée d'Kschyle, en forme d'opéra
lyrique! Il y a tel sujet qui commande tel style: si vous résistez,
vous détruise? votre œuvre, trop heureux quand, dans l'ensemble
déformé, le hasard produit et conserve de beaux morceaux. Pour
mettre en scène le surnaturel, il ne faut point rester dans son as-
8/l"2 REVUE DES 11E1 \ MONDES.
siette ordinaire; vous avez l'air de ne point croire, si vous y restez.
C'est la vision qui le révèle, et c'est le style de la vision qui doil
l'exprimer. Quand Spenser écrit, il rêve. J'écoute les .concerts bien-
heureux de sa ouisique aérienne, et le cortège changeant de ses ap-
paritions fantastiques se déroule comme une vapeur devant mes veux
complaisans et éblouis. Quand Dante écrit, il est halluciné, et ses
cris d'angoisse, ses ravissemens, l'incohérente succession de ses
fantômes infernaux ou mystiques, me transportent avec lui dans le
monde invisible qu'il décrit. L'extase senle rend visibles et croya-
bles les objets de l'extase. Si vous me .racontez les exploits de Dieu
comme ceux de Cromwell, d'un ton soutenu et grave, je n'aperçois
point Dieu, et comme il fait toute votre œuvre, je n'aperçois rien du
tout. Je juge que VOUS avez accepté une tradition, que vous l'ornez
de fictions réfléchies, que vous êtes un prédicateur, non un pro-
phète, un ((('('orateur, non un poète. Je découvre que vous chantez
Dieu comme le vulgaire le prie, suivant i\\u< formule apprise, non
par un tressaillement spontané. Changez de stj le, ou plutôt changez
d'émotion. Reproduisez en vous-même l'antique exaltation despsal-
mistes et des apôtres, recréez la divine légende, ressentez l'ébranle-
ment sublime par lequel l'esprit inspiré et désorganisé produit Dieu.
\u même instant, le grand vers lyrique roulera chargé de magni-
ficences. Ainsi troublés, nous n'examinerons point si c'est Adam ouïe
Messie qui parle, nous n'exigerons point qu'ils soienl réels et con-
struits par une main de psychologue, nous ne nous soucierons point
de leurs actions puériles ou étranges. Nous serons jetés hors de nous-
mêmes, nuis participerons à votre déraison créatrice, nous serons
entraines par le lot des images téméraires ou soulevés par l'entas-
sement des métaphores gigantesques; nous serons troublés comme
Eschyle, lorsque son Prométhée foudroyé entend l'universel concert
des fleuves, des mers, des forets et des créa! mes qui le pleurent, —
comme David devant Jéhovah, « qui emporte mille ans ainsi qu'un
torrent d'eau, pour qui les âges sont une herbe fleurie le matin et
séchée le soir. »
Mais le siècle de l'inspiration métaphysique, écoulé depuis long-
temps, n'axait point reparu encore. Bien loin dans le passé dispa-
raissait Dante, bien loin dans l'avenir s'enfonçait Goethe. On n'a-
percevait point encore le Faust panthéiste et la vague nature qui
engloutit les êtres changeans dans son sein profond; on n'aperce-
vait plus le paradis mystique et l'immortel amour dont la lumière
idéale baigne lésâmes rachetées. Le protestantisme n'avait ni altéré
ni renouvelé la nature divine: conservateur du symbole accepté et
de l'ancienne légende, il n'avait transformé (pie la discipline ecclé-
siastique et le dogme de la grâce. 11 n'avait appelé le chrétien qu'au
salut personnel et à la liberté laïque. II n'avait que refondu l'homme,
HILTON, SON GÉNIE ET SES OEUVRES. 843
il n'avait point recréé Dieu. Ce n'était point une épopée divine qu'il
pouvait produire, mais une épopée humaine. Ce n'était point les
combats et les œuvres du Seigneur qu'il pouvait chanter, mais les
tentations et le salut de l'âme. Au temps du Christ jaillissaient les
poèmes cosmogoniques, au temps de Milton jaillissaient les confes-
sions psychologiques. \u temps «lu Christ, chaque imagination pro-
duisait une hiérarchie d'êtres surnaturels et une histoire du monde;
au temps de Milton, chaque cœur racontail la suite de ses tressaille-
mens et l'histoire de la grâce. L'érudition et la réflexion jetèrent
Milton dans un poème métaphysique qui n'était point de son siècle,
pendant que L'inspiration et l'ignorance révélaienl à Bunyan le récit
psychologique qui convenait à son siècle, et le génie du grand
homme se trouva plus faible que la naïveté du chaudronnier.
C'est que son poème, ayant supprimé l'illusion lyrique, laisse en-
trer l'examen critique. Libres d'enthousiasme, nous jugeons ses per-
sonnages; nous exigeons qu'ils soient vivans, réels, complets, d'ac-
cord avec eux-mêmes, comme ceux d'un roman ou d'un drame.
N'écoulant plus des odes, nous voulons voir des objets et des aines :
nous demandons qu'Eve et \dam el sentent couronnement
a leur nature primitive, que Dieu. Satan et le \i issent et sen-
tent conformément a leur nature surhumaine. \ cette tâche, Shaks-
peare suffirait à peine: Milton. logicien et raisonneur, v succombe.
Il l'ait des discours corrects, solennels, et ne lait lien de plus: ses
personnages sont des harangues, et dans leurs sentimens en ne
trouve «pie des monceaux de puérilités et de contradictions.
Èveei \d.iin, le premier couple! .l'approche, et je crois trouver
l'Eve et l'Adam de Raphaël, imités, disenl les biographes, par Mil-
ton, superbes enfans, vigoureux el voluptueux, nus sous la lumi
immobiles et occupés devanl les grands paysages, l'œil luisant e1
vague, sans plus de pensée que le taurea i la cavale couchés sur
l'herbe auprès d'eux. J'écoute, et j'entends un ménage anglais, deux
raisonneurs du temps, le colonel Hutchinson el sa femme. Bon Dieu!
habillez-les bien vite. Des gens si cultive- auraient invente avant
toute chose les culottes et la pudeur. Quel- dialogues! Des disser-
tations achevées par des gra< ieusetés, des sermons réciproques ter-
mines par des révérence-. Quelles révérence:-: Des complimens
philosophiques el des sourires moraux, ci .le cédai, dit Eve, et de-
puis ce temps je sens combien la beauté esl surpassée par la grâce
virile et par la sagesse, qui seule est véritablement belle! » Cher
et savant poète, vous eussiez été satisfait si quelqu'une de vos trois
femmes, bonne écolière, vous eût débité en manière de conclusion
cette solide maxime théorique. Elles vous l'ont débitée: tenez, voici
une scène de votre ménage : « Ainsi dit la mère du genre humain, et
avec des regards pleins d'un charme conjugal non repoussé dans
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un doux abandon, elle s'appuie, embrassant à demi notre premier
père; lui, ravi de sa beauté et de ses charmes soumis, sourit avec
un amour digne, et presse sa lèvre matronale d'un pur baiser, o
Cet Adam a passé par l'Angleterre avant d'entrer dans le paradis
terrestre. Il y a étudié la rvspectabilily, il y a étudié la tirade mo-
rale. Écoutez cet homme qui n'a pas encore goûté à l'arbre de la
science. Un bachelier dans son discours de réception ne pronon-
cerait pas mieux et plus noblement un plus grand nombre de sen-
tences vides. » Ma belle compagne, l'heure de la nuit et toutes les
créatures retirées à présent dans le sommeil nous avertissent d'aller
prendre un repos pareil, puisque Dieu a établi pour les hommes
le retour alternatif du repos et du travail, comme de la nuit et du
jour, et que la rosée opportune du sommeil, par sa douce et assou-
pissante pesanteur, abaisse maintenant nus paupières. Les autres
créatures, tout le long du jour, vivent oishes, inoccupées, et ont
moins besoin de repos. L'homme a son travail journalier de corps
et de pensée, institué d'en haut, qui déclare sa dignité et le souci
du ciel sur toutes ses voies, pendant que les autres êtres vaguenl
sans emploi, et que Dieu ne demande aucun compte de leurs ac-
tions. » Tics utile et très excellente exhortation puritaine! Voilà de
la vertu et de la morale anglaises, et chaque famille le soir pourra la
lire en guise de Bible à ses enfans. Adam est le vrai chef de famille,
électeur, député à la chambre des communes, ancien élève d'Oxford,
consulté au besoin par sa femme, et lui versant d'une main pru-
dente les solutions scientifiques dont elle a besoin. Cette nuit, par
exemple, sa compagne a fait un mauvais rêve, et Adam, en bonnet
carré, lui administre cette docte potion psychologique : « Sache que
dans l'âme il y a beaucoup de facultés inférieures qui servent la
Raison comme leur souveraine. Parmi celles-ci, l'Imagination tient le
principal office; avec toutes les chose- extérieures que les sens re-
présentent, elle crée des formes aériennes que la Raison assemble ou
sépare, et dont elle compose tout ce que nous affirmons ou nions.
Souvent en son absence l'Imagination, qui tâche de la contrefaire,
veille pour l'imiter; mais, assemblant mal ces formes, elle ne pro-
duit souvent qu'une œuvre incohérente, principalement en songe,
par un mélange bizarre de paroles et d'actions présentes ou pas-
sées. » — H y a de quoi rendormir la pauvre Eve. Son mari, voyant
cet effet, ajoute en casuiste accrédité : « Ne sois pas triste; le mal
peut entrer et passer dans l'esprit de Dieu et de l'homme sans leur
aveu, et sans laisser aucune tache ou faute derrière lui. » Vous re-
connaissez l'époux protestant confesseur de sa femme.
Le lendemain arrive un ange en visite. Adam dit à Eve d'aller à
la provision : elle discute un instant le menu en bonne ménagère,
un peu fière de son potager. « Il confessera que sur la terre Dieu a
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répandu ses largesses autant que dans le ciel. » Voyez ce joli zèle
d'une lady hospitalière. « Elle part avec des regards empressés, en
toute hâte. Comment faire le choix le plus délicat? Avec quel ordre
industrieux, pour éviter la confusion des goûts, pour ne pas les mal
assortir, pour qu'une saveur suive une saveur relevée par le plus
heureux contraste? » Elle fabrique du vin doux, du poiré, des crè-
mes, répand des fleurs et des feuilles sous la table. La bonne ména-
gère, comme elle gagnera des voix parmi les écuyers de campagne,
quand Adam se présentera pour le parlement! Adam est de l'oppo-
sition, whig, puritain. « Il va au-devant de l'ange sans autre cortège
que ses propres perfections, portant en lui-même toute sa cour, plus
solennelle que l'ennuyeuse pompe des princes, avec la longue file
de leurs chevaux superbes et de leurs valets chamarrés d'or. » Le
poème épique se trouve changé en un poème politique, et nous
venons d'écouter une épigramme contre le pouvoir. Les salutations
sont un peu longues; heureusement, les mets étant crus, « il n'y a
point de danger que le dîner refroidisse. » L'ange, quoique éthéré,
mange comme un fermier du Lincolnshire, « non pas en apparence,
ni en fumée, selon la vulgaire glose des théologiens, mais avec la
vive hâte d'une faim réelle et une chaleur concoctive pour assimi-
ler la nourriture, le surplus transpirant aisément avec sa substance
spirituelle. » A table, Eve écoute les histoires de l'ange, puis discrète-
ment elle s'en va au dessert, quand on \ a parler politique. Les dames
anglaises apprendront par son exemple à reconnaître sur le visage
de leur mari « quand il va aborder d'abstruses pensées studieuses. »
Leur sexe ne monte pas si liant. I ne femme sage, aux explications
d'un étranger, « préfère les explications de son mari. » Cependant
Adam écoute un petit cours d'astronomie : il finit par conclure, en
Anglais pratique, « que la première sagesse est de connaître les
objets qui nous environnent dans la vie journalière, que le reste est
fumée vide, pure extravagance, et nous rend, dans les choses qui
nous importent le plus, inexpérimentés, inhabiles et toujours incer-
tains. »
L'ange parti, Eve, mécontente de son jardin, veut y faire des
réformes, et propose à son mari d'y travailler, elle d'un côté, lui
d'un autre. « Eve, dit-il avec un sourire d'approbation, rien ne
pare mieux une femme que de songer aux biens de la maison, et de
pousser son mari à un bon travail. » Mais il craint pour elle, et vou-
drait la garder à son côté. Elle se mutine avec une petite pique de
vanité fière, comme une jeune miss qu'on ne voudrait pas laisser
sortir seule. Elle l'emporte, part et mange la pomme. C'est à ce mo-
ment que les discours interminables fondent sur le lecteur, aussi
nombreux et aussi froids que des douches de pluie en hiver. J'aime-
rais presque autant me trouver dans une arène de théologie, livré
S46 REVUE DES DEUX MONDES.
aux bêtes. Le serpent séduit Eve par une collection d'enthymèmes
dignes du scrupuleux ChiUmgworth , et là-dessus la fumée syllo-
gistique moule dans cette pam re tête. « La défense de Dieu, se dit-
elle, recommande encore ce fruit, puisqu'elle infère le bien qu'il
communique et notre besoin, car un bien inconnu certes n'est pas
possédé, ou s'il est possédé et encore inconnu, c'est comme s'il n'était
point possédé du tout. De telles prohibitions ne lient point. » Eve,
vous sortez d'Oxford, \ous avez appris la loi dans les auberges du
Temple, vous avez jeté votre bonnet de docteur par-dessus les mou-
lins, et vous courez les champs avec votre mari en robe, poursuivis
tous deux par le dictionnaire ampliûcatif.
Contre l'envahissement des dissertations, sauvons-nous dans le
ciel. Les dissertations nous \ suivent : ni le ciel, ni la terre, ni l'en-
fer lui-même ne suffiront à les réprimer.
De tous les personnages que l'homme puisse mettre en scène,
Dieu est le plus beau. Les cosmogonies des peuples sont de sublimes
poèmes, et le génie des artistes n'atteint sa limite que lorsqu'il est
soutenu par ces conceptions. Les poèmes sacrés des Hindous, les
prophéties de la Bible, l'Edda, l'Olympe d'Hésiode et d'Homère, les
visions de Dante sont des fleurs rayonnantes où brille concentrée
une civilisation entière, et toute émotion disparaît devant la sensa-
tion foudroyante par laquelle elles jaillissent du plus profond de
notre cœur, \ussi rien de plus triste que la dégradation de ces no-
bles idées, tombées dans la régularité des formules et sous la disci-
pline du culte populaire. Rien de plus petit qu'un Dieu rabaissé jus-
qu'à n'être qu'un roi et qu'un homme; rien de plus laid que le
Jéhovah hébraïque, défini par la pédanterie théologique, réglé dans
ses actions d'après le dernier manuel du dogme, pétrifié par l'inter-
prétation littérale, étiqueté comme une pièce vénérable clans un mu-
sée d'antiquité .
Le Jéhovah de Milton est un roi grave qui représente convenable-
ment, à peu près comme Charles I". La première fois qu'on le ren-
contre, au troisième livre, il est au conseil, et expose une affaire.
Vu style, on aperçoit sa belle robe fourrée, sa barbe en pointe par
Van-Dyck, son fauteuil de velours et son dais doré. Il s'agit d'une
loi qui a de mauvais effets, et sur laquelle il veut justifier son gou-
vernement. Adam va manger la pomme; pourquoi avoir exposé Adam
à la tentation? Le royal orateur disserte et démontre. « Adam est
capable de se soutenir, quoique libre de tomber. Tels j'ai créé tous
les pouvoirs éthéréens, tous les esprits, ceux qui se sont soutenus
et ceux qui sont tombés. Librement les uns se sont soutenus, libre-
ment les autres sont tombés. Sans cette liberté, quelle preuve sin-
cère eussent-ils pu donner de leur vraie obéissance, de leur con-
stante foi, de leur amour, si l'on n'avait vu d'eux que des actions
HILTON, SUN GÉNIE ET SES OEUVRES. 847
forcées et point dictions voulues? Quel éloge auraient-ils pu rece-
voir? Quel plaisir aurais-je retiré d'une obéissance ainsi payée, si la
volonté et la raison (la raison aussi est choix), inutiles et vaines,
toutes deux dépouillées de liberté, toutes deux rendues passives,
eussent servi la nécessité et non pas moi? Ils ont donc été créés
dans l'état que demandait l'équité, et ne peuvent justement accuser
leur créateur, ni leur nature, ni leur destinée, comme si la prédesti-
nation maîtrisait leur volonté fixée par un décret absolu ou par une
prescience supérieure; ils ont eux-mêmes décrété leur propre ré-
volte; je n'y ai point part. Si je l'ai prévue, la prescience n'a point
d'influence sur leur faute, qui, non prévue, n'eût pas été moins cer-
taine... Ainsi, sans la moindre impulsion, sans la moindre apparence
de fatalité, sans qu'il \ ail rien de prévu par moi immuablement,
ils pèchent, auteurs en toutes choses, soit qu'ils jugent, soit qu'ils
choisissent.» Le lecteur moderne n'est pas si patient que les Trônes,
les Séraphins et les Dominations: c'est pourquoi j'arrête à moitié la
harangue royale. On voit que le Jéhovah de Milton est fils du théo-
logien Jacques Ier, très versé dans les disputes des arminiens e1 des
gomaristes, très habile sur le distinguo, et par-dessus tout incom-
parablement ennuyeux. Pour faire écouter de telles tirades, il doit
paver cher ses conseillers d'état. Son fils, le prince de Galles, lui ré-
pond respectueusement du même -t\ le. Combien le Dieu de Goethe,
demi-abstraction, demi-légende, source d'oracles sereins, vision en-
trevue sur une pj ramide de strophes extatiques (1), rabaisse ce Dieu
homme d'affaires, homme d'école et homme d'apparat! Je lui fais
trop d'honneur en lui accordant ces titres. Il en mérite un autre
quand il envoie Raphaël avertir \dam que Satan lui veut du mal.
«Qu'il sache cela, dit-il, de peur que. transgressant volontairement,
il ne prenne pour prétexte la surprise, n'ayant été ni éclairé, ni
prévenu! » Ce Dieu n'est qu'un maître d'école qui, prévoyant le so-
lécisme de son élève, lui rappelle d'avance la règle de la grammaire,
pour avoir le plaisir de le gronder sans discussion. Du reste, en bon
politique, il avait un second motif, le même que pour ses anges :
c'était « par pompe, à titre de roi suprême, pour accompagner ses
hauts décrets et façonner notre prompte obéissance. » Le mot est .
lâché. Vous voyez ce qu'est le ciel de Milton : un Whitehall de va-
lets brodés. Les anges sont des musiciens de chapelle, ayant pour
métier de chanter des cantates sur le roi devant le roi, « gardant
leur place tant que dure leur obéissance, » se relayant pour faire de
la musique toute la nuit autour de son lit! Quelle vie pour ce pauvre
roi! et quelle cruelle condition que de subir pendant toute l'éternité
ses propres louanges! Pour se distraire, le Dieu de Milton s'amuse
(l) Fin du deuxième Faust. — Prologue dans le ciel.
&ÛS REVUE DES DEUX MONDES.
à couronner roi, hing -partner , si l'on veut, son fils. Relisez le
passage, et dites s'il ne s'agit pas d'une cérémonie du temps. Toutes
les troupes sont sous les armes, chacun à son rang, « portant bla-
sonnés sur leurs étendards des actes de zèle et de fidélité, » sans
doute la prise d'un vaisseau hollandais, la défaite des Espagnols
aux Dunes. Le roi présente son fils, « l'oint, » le déclare « son
vice-gérant. » « Que tous les genoux plient devant lui: quiconque
lui désobéit me désobéit, » et ce jour-là même est chassé du pa-
lais. — a Tout le monde parut satisfait, mais tout le monde ne l'était
pas. » ÎNéanmoins « ils passèrent le jour en chants, en danses, puis
de la danse passèrent à un doux repas. » Milton décrit les tables, les
mets, le vin, les coupes. C'est une fête populaire; je regrette de n'y
point trouver les feux de joie, les cloches qui sonnent comme à Lon-
dres, et j'imagine qu'on \ but à la santé du nouveau roi. Là-des-
sus Satan fait défection; il emmène ses troupes à l'autre bout du
pays, comme Lambert ou Monk, « dans les quartiers du nord, » pro-
bablement en Ecosse, traversant des régions bien administrées, « des
empires avec leurs shérifs et leurs lords lieutenans. » Le ciel est di-
visé comme une bonne carte de géographie. Satan disserte devant ses
officiers contre la royauté, lutte dans un tournoi de harangues contre
Abdiel, bon royaliste qui réfute «ses argumens blasphématoires,»
et s'en va rejoindre son prince à Oxford. Bien armé, il se met en
marche avec ses piquiers et ses artilleurs pour attaquer la place
forte de Dieu. Les deux partis se taillent à coups d'épée, se jettent
par terre à coups de canon, s'assomment de raisonnemens politiques.
Ces tristes anges ont l'esprit aussi discipliné que les membres: ils mil
passé leur jeunesse à l'école du syllogisme et à l'école de peloton.
Satan a des paroles de prédicant : «Dieu a failli, dit-il; donc, quoique
nous l'ayons jusqu'ici jugé omniscient, il n'est pas infaillible dans la
connaissance de l'avenir. » 11 a des paroles de caporal instructeur :
« Avant-garde, ouvrez votre front à droite et à gauche! » Il fait des
calembours aussi lourds que ceux d'un Harrison, ancien boucher
devenu officier. Quel ciel! 11 y a de quoi dégoûter du paradis; au-
tant vaudrait entier dans le corps des laquais de Charles Ier ou dans
le corps des cuirassiers de Cromwell. On y trouve des ordres du
jour, une hiérarchie, une soumission exacte, des corvées (1), des dis-
putes, des cérémonies réglées, des prosternemens, une étiquette,
des armes fourbies, des arsenaux, des dépôts de chariots et de mu-
nitions. Était-ce la peine de quitter la terre pour retrouver là-haut
la charronnerie, la maçonnerie, l'artillerie, le manuel adminis-
tratif, l'art de saluer, et l'almanach royal? Sont-ce là « les choses
(1) Par exemple celle de Raphaël aux portes de l'enfer. Il s'ennuya fort, et fut a très
joyeux » de revenir au ciel.
HILTON, SON GÉNIE ET SES OEUVRES. SA 9
que l'œil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, que le
cœur n'a point rêvées? » Qu'il y a loin de cette friperie monarchique
aux apparitions de Dante, aux âmes qui flottent parmi des chants
comme des étoiles, aux lueurs qui se confondent, aux roses mysti-
ques qui rayonnent et disparaissent dans l'azur, au monde impal-
pable où toutes les lois de la vie terrestre s'anéantissent, insondable
abîme traversé de visions fugitives, pareilles aux abeilles dorées qui
glissent dans la gerbe du profond soleil! N'est-ce pas un signe de
l'imagination éteinte, de la prose commencée, du génie pratique qui
naît et remplace la métaphysique par la morale? Quelle chute! Pour
la mesurer, relisez un vrai poème chrétien, l'Apocalypse. J'en copie
dix lignes; jugez de ce qu'il est devenu dans l'imitateur :
« Alors je me tournai pour voir d'où venait la voix qui im: parlait, et
m'étant tourné, je vis sept chandeliers d'or,
« Et au milieu des sept chandeliers quelqu'un qui ressemblait au Fils de
l'homme, vêtu d'une longue robe et ceint <ur la poitrine d'une ceinture d'or.
« Sa tête et ses cheveux étaient blancs comme de la laine blanche e1
comme la neige, etsesyeux étaient comme une flamme de feu.
« Ses pii'ds étaient semblables à l'airain le plus fin, qui serait dans une
fournaise ardente, et sa voix était comme le bruit des grosses eaux.
« Il avait dans sa main droite sept étoiles; épée aiguë à deux tran-
chons sortait de sa bouche, et son visage resplendissait comme le soleil
quand il luit dans sa force.
« Dès que je l'eus vu* je tombai à ses pieds comme mort. »
N'ayez point crainte. En composant sa caserne céleste, Milton
n'est pas tombé mort.
Mais si les habitudes invétérées et innées d'argumentation logi-
que, jointes à la théologie littérale du temps, l'ont empêché d'at-
teindre à l'illusion lyrique ou de créer des âmes vivantes, la magni-
ficence de son imagination grandiose, jointe aux passions puritaines,
lui a fourni un personnage héroïque, plusieurs hymnes sublimes, et
des paysages que personne n'a surpassés. Ce qu'il y a de plus beau
dans ce paradis, c'est l'enfer, et dans cette histoire de Dieu le pre-
mier rôle est au diable. Le diable ridicule du moyen âge, enchan-
teur cornu, sale farceur, singe trivial et méchant, chef d'orchestre
dans un sabbat de vieilles femmes, est devenu un géant et un héros.
Comme un Cromwell vaincu et banni, il reste admiré et obéi par
ceux qu'il a précipités dans l'abîme; s'il demeure maître, c'est qu'il
en est digne. Plus ferme, plus entreprenant, plus politique que les
autres, c'est toujours de lui que partent les conseils profonds, les
ressources inattendues, les actions courageuses. C'est lui qui dans
le ciel a inventé les armes foudroyantes et gagné la victoire du se-
cond jour; c'est lui qui dans l'enfer a relevé ses trou] tentées
850 REVUE DES DEUX MONDES.
et conçu la perdition de l'homme; c'est lui qui, franchissant les
portes gardées et le chaos infini parmi tant de dangers et par toutes
les ruses, a révolté l'homme contre Dieu et gagné à l'enfer le peuple
entier des nouveaux vivans. Quoique défait, il l'emporte, puisqu'il
a ravi au monarque d'en haut le tiers de ses anges et presque tous
les fils de son Adam. Quoique blessé, il triomphe, puisque le ton-
nerre, qui a brisé sa tète, a laissé son cœur invincible. Quoique
[dus faible en force, il reste supérieur en vertu, puisqu'il préfère
l'indépendance souffrante a la servilité heureuse, et qu'il embrasse
sa défaite et ses tortures comme une gloire, comme une liberté et
comme un bonheur. Ce sont là les lières et sombres passions poli-
tiques des puritains constans et abattus; Milton les axait ressenties
dans les vicissitudes (h' la guerre, et les exilés réfugiés parmi les
panthères et les sauvages de l'Amérique les trouvaient vivantes et
dressées au plus profond de leur cœur.
v Est-ce là la région, le sol, le climat — que nous devons échanger contre le
ciel? Cette obscurité morne — contre cette splendeur céleste? Soit fait! puis-
que celui — qui maintenant est souverain peut faire et ordonner à son gré
— ce qui sera juste. Le plus loin de lui est le mieux — pour ceux que la rai-
son a faits ses égaux, pour ses égaux que la force — a faits ses vaincus.
Adieu, champs heureux, — où la joie pour toujours habite! Salut, horreurs!
salut, — monde infernal! Et toi, profond enfer, — reçois ton nouveau posses-
seur! une âme — qui ne sera changée ni par le lieu, ni par le temps! — L'âme
est à elle-même sa propre demeure, et peut faire. — en soi du ciel un enfer
et de l'enfer un ciel. — Qu'importe où je suis, si je suis toujours le même,
— et ce que je dois être, tont, hors l'égal de celui — que le tonnerre a fait
plus grand? Ici du moins — nous serons libres; le maître absolu n'a pas
bâti ceci — pour nous l'envier, ne nous chassera pas d'ici. — Ici nous pou-
vons régner tranquilles, et à mon choix, — régner est digne d'ambition, fût-ce
dans l'enfer. — Mieux vaut régner dans l'enfer que servir dans le ciel. »
Cet héroïsme sombre, cette dure obstination, cette poignante iro-
nie, ces bras orgueilleux et raidis qui serrent la douleur comme une
maitresse, cette concentration du courage invaincu qui, replié en
lui-même, trouve tout en lui-même, cette puissance de passion et
cet empire sur la passion seront des traits du caractère anglais, de
la littérature anglaise, et vous les retrouverez plus tard dans le
Lara et dans le Conrad de lord Byron.
Autour de lui comme en lui, tout est grand. L'enfer de Dante
n'est qu'un atelier de tortures, où les chambres superposées descen-
dent par étages réguliers jusqu'au dernier puits. L'enfer de Milton
est immense et vague, « donjon horrible, flamboyant comme une
grande fournaise; point de lumière dans ces flammes, mais plutôt
des ténèbres visibles qui découvraient des aspects de désolation.
MILTON, SON GÉNIE ET SES OEUVRES. 851
régions de deuil, ombres lugubres, » mers de feu, « continens
glacés, qui s'allongent noirs et sauvages, battus de tourbillons
éternels de grêle âpre, qui ne fond jamais, et dont les monceaux
semblent les ruines d'un ancien édifice. » Les anges s'assemblent,
légions innombrables, pareils à « des forêts de pins sur les monta-
gnes, la tète excoriée par la foudre, qui, imposans, quoique dépouil-
lés, restent debout sur la lande brûlée. » Milton a besoin du gran-
diose et de l'infini; il le prodigue. Ses yeux ne sont à l'aise que dans
l'espace sans limite, et il n'enfante que des colosses pour le peu-
pler. Tel est Satan vautré sur la houle de la mer livide.
« Aussi grand que cette créature de l'Océan, — Léviathan, que Dieu entre
toutes ses œuvres — créa la plus énorme parmi tout ce qui nage dans les
courans de la mer... — Parfois, lorsqu'il sommeille sur l'écume de Norvège,
— le pilote de quelque petit esquif perdu dans la nuit, — le prenant pour
une ile, au récit des matelots, — enfonce l'ancre dans son écorce écailleuse,
— et s'amarre à son cùté sous le vent, pendant que la nuit — assiège la mer
et retarde le matin désiré. »
Spenser a trouvé des figures aussi grandes, mais il n'a pas le sé-
rieux tragique qu'imprime dans un protestant l'idée de l'enfer. Nulle
création poétique n'égale pour l'horreur et le grandiose le spectacle
que rencontre Satan au sortir de son cachot.
« Enfin apparaissent — les bornes de l'enfer, hautes murailles qui mon-
tent jusqu'à l'horrible toit, — et les portes trois fois triples, palissadées de
feu circulaire, — et pourtant non consumées. Devant les portes était assise
— de chaque côté une formidable ligure. — L'une semblait une femme
jusqu'à la ceinture et belle, — mais finissait ignoblement en replis écailleux,
— volumineux et vastes, serpent armé — d'un mortel aiguillon. A sa cein-
ture, — une meute de chiens d'enfer éternellement aboyaient — de leurs
larges gueules cerbéréennes béantes, et sonnaient — une hideuse volée, <■[
cependant, quand ils voulaient, ils rentraient rampans, — si quelque chose
troublait leur bruit, dans son ventre, — leur chenil, et de là encore aboyaient
et hurlaient, — au dedans, invisibles.
« L'autre forme, — si l'on peut appeler forme ce qui n'avait point de
forme, — distincte dans les membres, dans les articulations, dans la stature,
— ou substance, ce qui paraissait une ombre...
« Elle était debout, noire comme la nuit, — farouche comme dix furies,
terrible comme l'enfer, — et secouait un dard formidable. Ce qui semblait
sa tête — portait l'apparence d'une couronne royale. — Satan approchait
maintenant, et de son siège, — le monstre, avançant sur lui, vint aussi vite
— avec d'horribles enjambées. L'enfer trembla comme il marchait. — L'en-
nemi, intrépide, admira ce que ceci pouvait être, — admira, ne craignit pas. »
Le souffle héroïque du vieux combattant des guerres civiles anime
la bataille infernale, et si l'on demandait pourquoi Milton crée de
852 REVUE DES DEUX MONDES.
plus grandes choses ((Lie les autres, je répondrais que c'est parce
qu'il a un plus grand cœur.
De là le sublime de ses paysages. Si l'on ne craignait le paradoxe,
on dirait qu'ils sont une école de vertu. Spenser est une glace unie
qui nous remplit d'images calmes. Shakspeare est un miroir brûlant
qui nous blesse coup sur coup de visions multipliées et aveuglantes.
L'un nous distrait, l'autre nous trouble. Milton nous élève. La force
des objets qu'il décrit passe en nous; nous devenons grands par
sympathie pour leur grandeur. Tel est l'elïet de sa création du
monde. Le commandement efficace et serein du Messie laisse sa
trace dans le cœur qui l'écoute, et l'on se sent plus de vigueur et
plus de santé morale à l'aspect de cette grande œuvre de la sa-
gesse et de la volonté.
« Ils étaient debout, sur le sol céleste, et du rivage — ils contemplèrent
le vaste incommensurable abfme, — tumultueux comme la mer, noir, dé-
vasté, sauvage-, — du haut jusqu'au fond retourné par des vents furieux —
et par des vagues soulevées comme des montagnes, pour assaillir — la hau-
teur du ciel, et avec le centre confondre les pôles. — « Silence, vous,
vagues troublées, et toi, abîme, paix! — dit la parole créatrice; votre dis-
corde liait. »
« — Que la lumière soit! dit Dieu, et soudain la lumière — éthérée,
première des choses, quintessence pure, — s'élança de l'abîme, et de son
orient natal — commença à voyager à travers l'obscurité aérienne, — en-
fermée dans un nuage rayonnant.
« — La terre était formée, mais dans les entrailles des eaux — encore
enclose, embryon inachevé, — elle n'apparaissait pas. Sur toutes les faces
de la terre, — le large Océan coulait, non oisif, mais d'une chaude — humeur
fécondante, il adoucissait tout son globe, — et la grande mer fermentait pour
concevoir, — rassasiée d'une moiteur vivifiante, quand Dieu dit : — « Ras-
semblez-vous maintenant, eaux qui êtes sous le ciel, — en une seule place, et
que la terre sèche apparaisse! » — Au même moment, les montagnes énormes
apparaissent — surgissantes, et soulèvent leurs larges dos nus — jusqu'aux
nuages; leurs cimes montent dans le ciel. — Aussi haut que se levaient les
collines gonflées, aussi bas — s'enfonce un fond creux, large et profond, —
ample lit des eaux. Elles y roulent — avec une précipitation joyeuse, hâtives
— comme des gouttes qui courent, s'agglomérant sur la poussière. »
(le sont là les paysages primitifs, mers et montagnes immenses
et nues, comme Raphaël en trace dans le fond de ses tableaux bibli-
ques. Milton embrasse les ensembles et manie les masses aussi aisé-
ment que son Jéhovah.
Quittez ces spectacles surhumains ou fantastiques. Un simple cou-
cher de soleil les égale. Milton le peuple d'allégories solennelles et
de ligures royales, et le sublime naît du poète comme tout à l'heure
il naissait du sujet.
HILTON, SON GÉNIE ET SES OEUVRES. 853
« Le soleil tombait, vêtissant d'or et de pourpre reflétés — les nuages qui
entouraient le cortège de son trône occidental. — Alors se leva le soir tran-
quille, et le crépuscule gris — habilla toutes les choses de sa grave livrée.
— Le silence le suivit, car oiseaux et bêtes, — les uns sur leurs lits de
gazon, les autres dans leurs nids, — s'étaient Mirés, tous, excepté le rossi-
gnol qui veille. — Tout le long de la nuit, il chanta sa mélodie amoureuse.
— Le silence était charmé. Bientôt le firmament brilla — de vivans saphirs.
Hespérus, qui conduisait — l'armée étoilée, s'avançait le plus éclatant, jus-
qu'à ce que la lune — se leva dans sa majesté entre les nuages, puis enfin,
— reine visible, dévoila sa clarté sans rivale, — et sur l'obscurité jeta son
manteau d'argent. »
Les changemens de la lumière sont devenus ici une procession
religieuse d'êtres vagues qui remplissent l'âme de vénération, \insi
sanctifié, le porte prie. Debout auprès du berceau nuptial d'Eve et
d'Adam, il salue « l'amour conjugal, loi mystérieuse, vraie source de
la race humaine, par qui la débauche adultère fut chassée loin des
hommes pour s'abattre sur les troupeaux des brutes, qui fonde en
raison loyale, juste et pure, les chères parentés et toi tes les ten-
dresses du père, du fils, du frère. » 11 le justifie par l'exemple des
saints et des patriarches. Il immole devant lui l'amour acheté et la
galanterie folâtre, les femmes déshonorées et les filles de cour. Nous
sommes à mille lieues de Shakspeare, et dans cette louange protes-
tante de la famille, de l'amour légal, « des douceurs domestiques, »
de la piété réglée et du home, nous apercevons une nouvelle littéra-
ture et un autre temps.
Étrange grand homme et spectacle étrange ! Fondé sur deux fa-
cultés contraires, le raisonnement solide et l'imagination enthou-
siaste, il dérive l'une de l'autre, et monte par la logique à l'exal-
tation. Tics fier, très rude, très ferme, il est chimérique, passionné,
généreux, et serein comme tout raisonneur retiré en lui-même,
comme tout enthousiaste insensible à l'expérience et épris du beau.
Jeté par le hasard d'une révolution dans la politique et dans la
théologie, il réclame pour les autres la liberté dont a besoin la
raison puissante, et heurte les entraves publiques qui enchaînent
son élan personnel. Par sa force d'intelligence, il est plus capable
que personne d'entasser la science; par sa force d'enthousiasme, il
est plus capable que personne de sentir la haine. Ainsi armé, il se
lance dans la controverse avec toute la lourdeur et toute la barbarie
du temps; mais cette superbe logique étale son raisonnement avec
une ampleur merveilleuse, et soutient ses images avec une majesté
inouie. Cette imagination exaltée, après avoir versé sur sa prose un
flot de figures magnifiques, l'emporte dans un torrent de - assion
jusqu'à l'ode furieuse ou sublime, sorte de chant d'archange adora-
854 REVUE DES DEUX MONDES.
teur ou vengeur. Le hasard d'un trône conservé, puis rétabli, le
porte avant la révolution dans la poésie païenne et morale, après
la révolution dans la poésie chrétienne et morale. Dans l'une et
dans l'autre, il cherche le sublime et inspire l'admiration, parce que
le sublime est l'œuvre de la raison enthousiaste, et que l'admiration
est l'enthousiasme de la raison. Dans l'une et dans l'autre, il y atteint
par l'entassement des magnificences, par l'ampleur soutenue du
chant poétique, par la grandeur des allégories, par la hauteur des
sentimens, par la peinture des objets infinis et des émotions héroï-
ques. Dans la première, lyrique et philosophe, possesseur d'une
liberté poétique plus large et créateur d'une illusion poétique plus
forte, il produit des odes et des chœurs presque parfaits. Dans la
seconde, épique et protestant, enchaîné par une théologie stricte,
privé du style qui rend le surnaturel visible, dépourvu de la sensi-
bilité dramatique qui crée des âmes variées et vivantes, il accumule
des dissertations froides, change l'homme et Dieu en machines ortho-
doxes et vulgaires, et ne retrouve son génie qu'en prêtant à Satan
son âme républicaine, en multipliant les paysages grandioses et les
apparitions colossales, en consacrant la poésie à la louange de la re-
ligion et du devoir.
Placé par le hasard entre deux âges, il participe à leurs deux na-
tures, comme un fleuve qui, coulant entre deux terres différentes,
se teint de leurs deux couleurs. Poète et protestant, il reçut de l'âge
qui finissait le libre souffle poétique, et de l'âge qui commençait la
sévère religion politique. Il employa l'un au service de l'autre, et
déploya l'inspiration ancienne en des sujets nouveaux. Dans son
œuvre, on reconnaît deux \nuleterres : l'une passionnée pour le beau,
livrée aux émotions de la sensibilité effrénée et aux fantasmagories
de l'imagination pure, sans autre règle que les sentimens naturels,
sans autre religion que les croyances naturelles, volontiers païenne,
souvent immorale, telle que la montrent Sidney, Shakspeare, Spen-
ser, et toute la superbe moisson de poètes qui couvrit le sol pendant
cinquante ans; l'autre munie d'une religion pratique, dépourvue
d'invention métaphysique, toute politique, ayant le culte de la règle,
attachée aux opinions mesurées, sensées, utiles, étroites, louant les
vertus de famille, armée et raidie par une moralité rigide, préci-
pitée dans la prose, élevée jusqu'au plus haut degré de puissance,
de richesse et de liberté. A ce titre, ce stjle et ces idées sont des
monumens d'histoire. Ils concentrent, rappellent ou devancent le
passé et l'avenir; dans l'œuvre d'un grand homme, on découvre les
événemens et les sentimens de plusieurs siècles et d'une nation.
H. Taine.
PRISE DE NARAH
SOUVEKIRS DINE EXPEDITION
DANS LE DJEBEL-AURES
Au moment où l'attention publique est ramenée vers 1' Algérie par
l'intérêt des nouvelles opérations militaires qui viennent de s'y ac-
complir, peut-être trouvera-t-on quelque à-propos dans le récit d'un
épisode déjà ancien et peu connu, mais qui mérite une place dans
l'histoire des innombrables faits d'armes de notre conquête africaine.
On pourra ainsi mieux comprendre ce genre de luttes qu'un siège
récent et à jamais mémorable ne doit pas faire oublier, car c'est de
là, c'est de cette rude école que sont partis nos soldats, éprouvés
et aguerris, pour vaincre sur un plus grand théâtre; c'est la qu'ils
sont revenus pour continuer, dans de plus obscurs combats, de ser-
vir le pays et d'illustrer son drapeau.
Vers la fin de l'année 1849, tout le sud de la province de Constan-
tine était en pleine insurrection. Le sac de Zaatcha avait bien avancé
nos affaires dans le désert (1), mais il ne terminait pas la guerre dans
la région montagneuse qui comprend : à l'est le pâté des Aurès, vé-
ritable Kabylie; à l'ouest le Hodna, le pays des Ouled-Sultan, des
Ouled-Ali-ben-Sabour et des Oùled-Sellem. Cette partie occidentale,
moins difficile à faire rentrer dans l'ordre, fut d'abord parcourue
(1) Voyez le Siège de Zaatcha dans la Revue du 1er avril 1851.
856 REVUE DES DEUX MONDES.
par la colonne expéditionnaire du siège de Zaatcha, sous le com-
mandement du colonel Canrobert. Un mois d'efforts et de fatigues
suffit pour y assurer le succès complet de nos armes.
Cependant les plus fâcheuses nouvelles arrivaient du côté de
l'est : la guerre sainte s'y allumait sous l'inspiration de chefs fana-
tiques, la ville de Narah en était le foyer. Les Ziban, à peine soumis
et encore frémissans, suspendaient le paiement des contributions
que la victoire leur avait imposées. Pour arrêter les progrès de l'in-
cendie, il fallait L'étouffer au plus vite en s' engageant dans l'Aurès.
Cette tâche revenait à une partie des troupes qui, depuis cinq mois,
n'avaient cessé de combattre. Après un seul jour de repos à Batna,
elles se remirent en marche.
Le pays où on allait opérer, situé au sud-est de la province de
Constantine, vers la frontière de Tunis, contraste singulièrement,
par sa nature et par son aspect, avec le désert, auquel il confine.
Il comprend deux longues vallées étroites qu'entourent de hautes
montagnes : ce son! les vallées del'Oued-Abdi et de l'Oued-Abiad (1),
dont les eaux, prenant leur source aux mêmes lieux, coulent du
nord au sud presque parallèlement, et vont se perdre ensemble dans
le Sahara. Cette contrée fertile et pittoresque est occupée par de
grandes tribus kabyles qui habitent de gros villages entourés de
jardins où se cultivent tous les produits dos pays méridionaux. Ces
tribus l'ont aussi le commerce de haïks et de riches tapis qui se fa-
briquent dans leurs villes, et Narah, que nous devions attaquer,
était le représentant de cette richesse agricole et industrielle, en
même temps que le centre de la résistance qui s'organisait contre
nous.
Rien n'est plus favorable à la guerre défensive que le terrain dé-
coupé, accidenté, qui s'étend dans ce long espace formé par les
deux vallées. L'ennemi, hors de la portée de nos armes, y prépare
secrètement et sûrement ses moyens d'action. Attaché au sol géné-
reux qui lui donne en abondance tous les fruits dont il a besoin,
sans communication avec le dehors, ne nous voyant que de loin et
jugeant mal nos forces, doublement protégé par la distance et par
des murailles infranchissables, il s'y croit à l'abri et compte sur
l'impunité.
Cette situation des habitans de l'Aurès, comme de toutes les po-
pulations des montagnes de l'Algérie, leur a presque constamment
assuré une sorte d'indépendance, aussi bien sous la conquête ro-
maine que sous la domination turque. Les Romains n'avaient l'ait
que les cerner dans une ceinture de postes fortifiés dont on retrouve
(1) Oued, rivière, cours d'eau.
LA PRISE DE NARAIl.
857
encore la place marquée par des raines, et le grand établissement de
la troisième légion Auguste à Lambessa, au pied des pentes nord de
l'Aurès, était admirablement situe pour contenir ces populations
barbares. De Lambessa, en deux marches, on atteignait la tète des
vallées de l'Oued-Abiad et de l'Oued-Abdi.
Les Romains s'étaient avancés aussi dans l'intérieur. Où n'avaient-
ils pas pénétré? En 1850, une colonne française, sous les ordres
du général Saint- Arnaud, descendait, à travers mille difficultés,
le lit de l'Oued-Abiad. Elle venait de franchir les affreuses gorges
de Tiranimin, et chacun pensait avec orgueil que c'était la pre-
mière fois qu'une expédition régulière traversait ce pays inconnu,
lorsqu'on se trouva devant une inscription latine gravée dans le
roc. Elle apprenait à nos soldats qu'ils avaient été devancés par
une nombreuse année romaine qui, du temps des Antonins, avail
franchi cet impraticable passage, grâce aux travaux des cohortes
auxiliaires.
Plus tard, on retrouve encore dans l'histoire de l'Afrique la trace
des incursions et des luttes dont l'Aurès a été 1.' théâtre ou le point
de départ. Lors du bouleversement produit par la conquête vandale,
les populations des montagnes s'affranchirent complètement et se
répandirent dans les plaines de la Numidie. A la restauration byzan-
tine, Salomon, le plus habile lieutenant de Bélisaire, lit deux expé-
ditions dans le nord de l'Aurès, en 535 et 539. 11 y battit le fameux
chef Jauda. D'après l'historien Procope, l'Aurès pouvait mettre en
campagne 2,000 cavaliers et 30,000 fantassins. Procope comprenait,
il est vrai, sous le nom d'Aurès, non-seulemenl le groupe central,
auquel le nom est resté, mais encore toutes les branches qui s'en
détachent, la chaîne des Ouled-Sultan, du Metléli et du Djebel-Amar
à l'occident, le Djebel-Chechar, le Djebel-Zarif à l'orient.
Le vovageur arabe Benlakahl, clans le \c siècle, donne à l'Aurès
une longueur de 12 journées. — Ses habitans sont médians, dit-il,
et oppriment les Berbères du voisinage. Marmol enfin ne les traite
pas mieux : « Les habitans sont des sauvages dont toute la félicité
consiste à voler sur les chemins et à tuer les passans. »
De cette race cruelle et guerrière, nos prédécesseurs en Afrique,
les Turcs, ne vinrent jamais entièrement à bout. Ils n'exerçaient sur
elle qu'une domination précaire. La contribution qu'ils en tiraient
était un simple signe de vassalité. La riche vallée de l'Abdi payait
seulement 1,100 bacela, c'est-à-dire 2,750 francs, encore pas en ar-
gent; elle s'acquittait en fournissant des mulets. Lors du recouvre-
ment de l'impôt, la colonne turque, composée de 125 fantassins et du
goum des Ouled-Saïcl et des Ouled-Fahdel, conduits par le chef de
la famille des Ouled-Kassem, la seule famille noble de cette région,
8Ô8 REVUE DES DEUX MONDES.
longeait les pentes nord de l'Aurès et allait s'installer à Krenchla,
d'où elle réglait ses affaires.
11 fallut bien du temps à la conquête française pour en venir là et
reprendre dans ces contrées lointaines le rôle, même incomplet,
l'autorité, si souvent méconnue, de la domination turque. Après la
prise de Constantine en L836, le bey Àbmet y trouva un refuge,
et de là il ne cessa de nous susciter les plus dangereux ennemis.
11 y resta en sûreté, mais sans repos, jusqu'au moment (1848) où
il fut pris, avec sa petite année et sa smala, par le colonel Canrobert
dans la \ allée de l'Oued-Abiad.
Ce n'est qu'à partir de 1843 que les rapports des Français avec
les populations de l'Aurès avaient pris un caractère suivi et officiel.
\u commencement de cette année, le gouverneur de Constantine,
le général Baraguey d'Hilliers, donna pour la première fois l'investi-
ture au scheik El-Arbi-ben-Boudiaf, ainsi qu'à quatre autres chefs
des Ouled-Abiad. En recevant le burnous, ils s'engageaient à nous
fournir des troupes au besoin. Ben-Boudiaf mettait 300 cavaliers à
notre disposition, et s'obligeait à recouvrer pour 30,000 francs de
contributions.
Lorsqu'on 1 Slxh la prise de Biskara par M. le duc d' Auniale nous eut
assuré la possession de tout le désert de la province de Constantine,
le dernier kalil'at d'Abd-el-kader dans les Ziban, Mahomed-Seghrir,
chercha aussi un asile dans les gorges de l'Aurès. Avec des forces
déjà réduites par la désertion, mais pourtant encore nombreuses, il
était venu y prêcher la guerre sainte après avoir prudemment caché
une partie de ses richesses à Mechounèche, au débouché de la val-
ire de l'Oued-Abiad, dans le Sahara. C'est là qu'eut lieu une des
affaires de guerre les plus glorieuses de notre armée d' Uïique, dans
laquelle le capitaine Espinasse, atteint de quatre coups de feu, fut
sauvé par M. le duc d'Aumale, qui vint bravement à son secours
avec son frère, M. le duc de Montpensier, blessé à ses côtés. Après
l'affaire de Mechounèche, deux des principales tribus de l'Aurès
renoncèrent à la lutte, niais leur exemple ne fut pas suivi : le reste
du pays s'agita bientôt, soulevé par les nouvelles intrigues d'Ah-
met, l'ex-bey de Constantine, et du kalil'at Mahomed-Seghrir, bat-
tus et jamais découragés. Ils vinrent tous deux, au commencement
de mai, attaquer le camp fiançais, pendant que M. le duc d'Aumale
était occupé chez les Ouled- Sultan. Le jeune prince était sur ses
gardes, il réunit tout de suite sa cavalerie, la porta en avant par un
mouvement rapide, et, la faisant suivre de son infanterie, arriva sur
l'ennemi sans lui laisser le temps de se reconnaître, et l'obligea de
nouveau à se soumettre. Toutefois, en recevant les gages d'obéis-
sance forcée des montagnards de l'Aurès, le prince écrivait à la date
LA PRISE DE NARAH.
859
du 2 juin 184â : « Les Djebel -Aurès ne sauraient être considérés
comme soumis; la résistance y est seulement décomposée et non dé-
truite. »
Le jeune commandant de la province de Constantine ne se trom-
pait pas dans ses prévisions. Il fallut, peu de temps après, revenir
encore en armes dans l' Aurès. C'est le général Bedeau qui y ramena
nos troupes (1845). La résistance alors fut peu énergique. Après
l'avoir vaincue, on organisa le pays en deux commandemens. La
partie orientale reçut pour clief Arbi-Boudiaf, de la famille des Ou-
led-Kassem; la partie occidentale, Bel-Abbès, fils d'un marabout de
Menah, qui avait joui d'un grand renom de sainteté. Le jeune Bel-
Abbès n'hérita ni des vertus ni de l'influence de son père; il se lais-
sait trop entraîner au courant des mœurs faciles qui régnent dans
ces contrées. C'est à Menah, sorte de Capoue du pays kabyle, que
se pratique le divorce à la guerba. Quand une femme ne veut plus de
son mari, elle va à la fontaine, rendez-vous de toutes les intrigues
amoureuses, avec sa peau de bouc, sa guerba. Au lieu de la remplir
d'eau, elle la gonfle de vent, puis elle revient, accompagnée de
l'amant dont elle a fait choix, vers le maître qu'elle est résolue à
quitter, jette contre le mur l'outre vide, et prononce la malédiction :
Imàl-Bouikl « que Dieu maudisse ton père! » C'est une formule de
congé définitif. Le mari ne peut pas en appeler, et il n'a rien à ré-
clamer de celle qui l'abandonne que la dot qu'il a payée, c'est-à-dire
quelques bocela, que fixe souvent la djemma, l'assemblée des nota-
bles. Une dot ne s'élève guère à plus de 25 ou 30 baceta (la baceta est
de 2 fr. 50 cent.). C'est pour accroître leur population que les Ou-
led-Abdi facilitent le plus possible le mariage en se donnant entre
eux leurs filles au plus bas prix. Les conditions pour un étranger
sont bien moins favorables que pour un homme de la tribu. Dans
un pays où les mariages sont si faciles, où le divorce s'accomplit
avec des formes si expéditives, l'adultère n'a point d'excuse ni de
pardon; le mari a le droit de tuer quiconque dans sa maison outrage
son honneur. Une aventure de ce genre, suivie du meurtre d'un pa-
rent de Bel-Abbès, caïd de Menah, fut une des causes de la première
révolte de Narah. Ce soulèvement, précurseur de celui des Ziban,
éclata au printemps de 1S49.
Le colonel Carbuccia, de si regrettable mémoire, commandait
alors la subdivision de Batna. Voulant étouffer le feu avant qu'il écla-
tât, il partit brusquement à quatre heures du soir par Ksour et la
vallée de Bouzina. Le lendemain, à la chute du jour, il était au pied
de Narah, ayant franchi en vingt-quatre heures, avec de l'infanterie,
un espace de près de vingt lieues, à travers un pays hérissé d'ob-
stacles. C'est une des courses les plus rapides et les plus hardies
860
REVUE DES DEUX MONDES.
qui aient été accomplies en Afrique par nos fantassins, ces mar-
cheurs incomparables. Enlevant sa petite troupe après ne lui avoir
donné qu'un moment de repos, le colonel Garbuccia escaladait la
terrasse, presque à pic, qui sépare Narah de Menah, arrivait devant
les murs de la ville insurgée, j Lançait quelques obus, et revenait
avant la nuit camper dans la vallée. Le lendemain, il la remontait
et rentrait à Batna après avoir montré ses baïonnettes à toutes les
tribus de l'Abdi, surprises de cette brusque apparition. Narah, il est
vrai, ne s'était pas soumise : en nous retirant aussi promptement,
nous laissions les choses à peu près dans le même état; mais le mou-
vement insurrectionnel ne se propagea point. 11 fallut la grande ré-
volte qui s'alluma dans le sud de la province de Constantine pour
tout incendier.
Nulle pari plus qu'a Narah la cause du marabout Bou-Zian, le hé-
ros de la défense de Zaatcha, n'excita d'ardentes sympathies. Les
habitans des oasis des Ziban et ceux des monts Aurès ont la même
origine berbère; d'autres liens les unissent aussi. Les Ouled-Sada,
nom des gens de Narah. avaient autrefois envoyé une petite colo-
nie à Zaatcha, dont la zaouia (1), qui a joué un si grand rôle dans
le siège, s'appelait Sidi-Sada. 11 y avait entre les deux villes une
sorte de parente. Dans différentes affaires où les habitans de Zaatcha
se trouvèrent engagés contre nous, ceux de Narah figurent comme
auxiliaires et se font bravement tuer dans leurs rangs. Nous ne con-
naissons pas exactement leur participation aux luttes sanglantes du
siège de Zaatcha, mais nous savons qu'ils y avaient envoyé avec
leurs combattans des convois de munitions et de vivres. Les Ouled-
Sada de la montagne se croyaient solidaires des Ouled-Sada de la
plaine. La gloire de Zaatcha était la leur, et ils se battirent avec
désespoir. Après et malgré la destruction de la \ille, les meneurs de
la révolte disaient qu'en annonçant la mort de Bou-Zian et de Sidi-
Moussa, on s'était trompé deux fois, et qu'on avait exposé comme
têtes de ces glorieux chefs celles de combattans vulgaires. Bou-Zian,
croyait-on, allait réparaître et relever le drapeau de la guerre sainte
abattu dans le sang des martyrs de Zaatcha. Le crédule fanatisme
des Kabyles était enflammé par ces récits mensongers. Il était évi-
dent que la poudre allait parler de nouveau.
Le colonel Canrobert, chef de la subdivision, conduisant lui-
même la colonne expéditionnaire, se mit en marche le "25 décembre
L849: Nos troupes ne pouvaient pas avoir un meilleur guide que le
jeune colonel des zouaves, illustré par ses récens succès militaires,
déjà connu des Arabes par l'autorité qu'il avait exercée à une autre
(1) A la fois couvent et collège, habité par des religieux guerriers et savans.
LA PKISE DE \AR\II. 861
époque dans ce même commandement de Batna, et qui l'y avait
rendu à ce point populaire, que les Aurésiens, dans leurs transac-
tions, pour marquer une date, disaient souvent : am Kamroubert
(c'était l'année de Canrobert). Sa petite armée comprenait les 5e et
8e bataillons de chasseurs à pied, deux bataillons de zouaves, deux
bataillons du 8e de ligne, un bataillon de la légion étrangère, un
escadron de chasseurs d'Afrique, un de spahis, et quatre pièces de
montagne. Les bataillons, fort réduits par les combats et les fati-
gues, présentaient à peine un effectif de 4,000 hommes; mais les
troupes dont ils se composaient étaient singulièrement aguerries, le
souvenir de ce qu'ils axaient fait à Zaatcha les remplissait d'ardeur:
chef et soldats, s'inspirant une mutuelle confiance, étaient prêts à
tout oser.
C'est le cas de dire en passant combien les nécessités des armées
actuelles nuisent à la facilité et à la promptitude des opérations en
Ugérip. surtout quand on aborde les pays de montagnes. Les hommes
sont habitués à une nourriture fortifiante, les armes dont ils se ser-
vent exigent de grands approvisionnemens, les comptabilité- des
compagnies sont tenues à jour comme en garnison, la paie se fait
avec de l'argent transporté à dos de mulets; enfin le service des am-
bulances doit être assuré avec tous les soins que réclame l'huma-
nité, et que la science moderne n'a pas simplifiés. De là l'obliga-
tion pour un chef de colonne de traîner avec lui un immense convoi
i t de porter son attention sur mille détails dont les hommes du mé-
tier comprennent seuls l'importance.
Le colonel Canrobert, dont la sollicitude pour le soldat en cam-
pagne est une des qualités militaires les mieux reconnues, était alors
parfaitement secondé par un jeune chef d'état-major, le capitaine
liesson. Le plan du commandant était de prendre la vallée de l'Abdi
à sa naissance et de la descendre vers Narah, après avoir forcé suc-
cessivement à l'obéissance tous les villages de la vallée supérieure.
Le jour de son départ, la colonne expéditionnaire alla camper à
Neze-Dira, au pied de bois magnifiques; elle avait longé en passant
les ruines de Lambessa. connues alors seulement par les fouilles et
ipports de Carbuccia.
Le 26 décembre, de grand matin, on se mit en mouvement pour
gravir le défilé du Plomb (Tenut-Ressas), qui conduit de la plaine
dans l'Abdi. Là nous attendaient nos premières épreuves; nous étions
déjà à une assez grande hauteur : à mesure que nous montions, le
froid le plus vif se faisait sentir: les difficultés du chemin forçaient
à chaque instant la colonne à s'arrêter. On profitait de ces temps
de halte pour aplanir la route et réchauffer les hommes, dont les
membres commençaient à s'engourdir, à de grands feux allumés
862 REVUE DES DEUX MONDES.
avec les arbres d'une forêt qui se trouvait fort à propos sur notre
passage. A peine cependant avait-on atteint le sommet du défilé, que
d'épais tourbillons de neige, comme il en tombe pendant l'hiver sur
les plus hautes montagnes, vinrent obscurcir l'air au point de rendre
la marche impossible. Il fallut s'arrêter dans ce site sauvage, au mi-
lieu de rochers arides, et y faire reposer le soldat. Le colonel Canro-
bert partagea ensuite sa colonne en plusieurs fractions; il donna des
guides à chacune d'elles, et s'engagea lui-même à la tête de son
avant-garde pour sonder le chemin, flanqué de précipices affreux
que la neige dérobait aux regards. On mit près de sept heures à
défiler à travers ces obstacles, et nous étions tous exténués de fa-
tigue quand on atteignit Babli, le premier village de la vallée sur la
lise gauche de l'Abdi, où, adossé à la crête des rochers et perché
comme un nid de vautours, se dressait au-dessus de nos tètes le
burilj des Ouled-Azouz.
L'ordre de marche suivi par le colonel Canrobert était parfaite-
ment approprié au terrain. Celui de la journée du 26 décembre don-
nera un aperçu de ses dispositions tactiques. 11 était ainsi réglé :
une compagnie d'élite du 1" bataillon du 8e de ligne, précédée des
guides de la colonne, suivie de la section du génie pour aplanir la
route en cas de besoin, et d'une demi -section de chasseurs à pied
du 5e se servant d'armes à longue portée, 1er et 2e bataillons du
8e de ligne, l'artillerie, 2e bataillon de zouaves, l'ambulance, la ca-
valerie, 1er bataillon de zouaves, le train, demi-bataillon de la légion
étrangère, les bagages des corps, demi -bataillon de la légion, la
moitié du convoi arabe, demi -bataillon du 5e chasseurs à pied, se-
conde moitié du convoi arabe, demi -bataillon du 5e chasseurs, le
troupeau, 8e bataillon de chasseurs. L'on voit tout de suite les
avantages de cet habile fractionnement pour l'attaque comme pour
la défense. L'artillerie, l'ambulance, le convoi, les bagages, le trou-
peau, sont encadrés et surveillés. Le chef de la colonne, ayant l'en-
nemi en tète, a sous la main une réunion de troupes toujours prête
à enlever une position sans être gênée par aucun embarras, et par-
tout où les Kabyles pourront se présenter, en face, sur nos flancs ou
sur nos derrières, ils trouveront une résistance également solide et
protectrice de notre marche.
Le 27, on gagna El-Haoua, en se prolongeant sous les villages de
Bougrara, Haïdoussa, Tenùt-el-Abid (le défilé des Nègres), Fedjel-
Gadhi, tous situés sur des penchans abrupts ou sur des rocs à pic,
dans le pays le plus sauvage, le plus pittoresque, qui d'ailleurs, pour
beaucoup d'entre nous, n'était pas une nouvelle connaissance. Ceux
de nos camarades qui avaient fait la campagne de 1845 nous mon-
traient sur les crêtes de gauche la trace de leur premier passage, les
LA PRISE DE NARAH.
863
ruines des maisons de Haïdoussa, qu'ils avaient incendiéi - un
assez vif combat. Cette journée du '21 décembre, dans laquelle on lit
à peine quelques lieues, doit compter parmi les plus pénibles que
nous ayons eu à supporter. L'avant-garde s'était mise en mouve-
ment à onze heures et demie, ce fut seulement à huit heures du soir
que l' arrière-garde arriva au campement. Pendant tout ce temps-là,
on avait marché lentement, en silence, par une saison rigoureuse,
sans route tracée, suivant avec peine quelques sentiers escarpés,
s' attendant toujours à la rencontre d'un ennemi embusqué qu'on ne
peut ni prévenir ni éviter, s' offrant individuellement à ses coups
sur un terrain qui ne permet à la troupe ni de se déployer ni de se
concentrer, et exposé a tous les dangers qu'offre, au milieu de tels
obstacles, rallongement d'une colonne de quatre mille soldats et de
cinq cents chevaux ou mulets, sans compter le troupeau, qui che-
mine homme par homme, bëte par bête, et pas à pas.
Les villages que nous dépassons le lendemain. Tiskilui, Okrib,
Rbieh, etc., protestent de leur obéissance. Continuant de descendre,
nous apprenons que le gros bourg de Chir se dispose à résister.
Chir, situé sur la rive droite de l'Abdi et appuyé à la montagm .
coupait notre route. 11 fallait l'enlever de vive force ou le tourner
par la hauteur, en défilant par un chemin en corniche sous le feu
continu des maisons. Au moment de l'atteindre, le colonel Canro-
bert se porta en tête de ses troupes pour leur faire prendre position,
lorsqu'on vit tout à coup les babitans en masse sortir sans armes,
en nous saluant du cri bien connu de semi, senti (amis, ami
Afin de régler les affaires des villages que nous laissions derrière
nous, on séjourna le 29 et le 30 à Chir. Le commandant aurait | i
châtier les habitans pour l'air de résistance qu'ils s'étaient donné,
et que notre attitude décidée avait seule déconcerté; mais il pré-
féra se montrer bon et généreux, se contentant d'exiger de la paille
et du grain pour les besoins de sa colonne. Il savait que la partie \i-
rile de chaque village s'échappait à notre approche pour grossir le
centre de résistance qui se préparait à Narah, et il espérait bien
avoir là l'occasion de faire un exemple salutaire et suffisant.
Toutes les nouvelles, à mesure que nous avancions, s'accordaient
a présenter Narah comme résolue à braver nos menaces et à se
porter aux dernières extrémités. Les contingens de l'Oued- \biad
étaient accourus se renfermer dans ses murs; les armes et les mu-
nitions ne manquaient pas plus que les combattans. Une position
jugée inexpugnable par ceux qui l'occupaient ajoutait h l'ardeur de
la défense. Du côté de l'attaque, il est \ rai, l'ardeur n'était pas inoins
vive. Depuis notre entrée dans les Aurès, on n'avait pas tiré un coup
de fusil; il n'v avait eu que des fatigues et des souffrances. On ac-
86A REVUE DES DEOX MONDES.
cueillait donc avec joie l'espoir d'une lutte prochaine. 11 faut sou-
vent à l'armée la distraction de la poudre pour ranimer et relever le
soldat, dont le courage se détend assez vite après de longues mar-
ches sans rencontres.
Le 30, on fit une reconnaissance dans la direction de la ville.
L'ennemi ne bougeait pas, il nous attendait sur son terrain. Le len-
demain, toute la colonne se mit en mouvement et vint camper sur
l'Oued-Abdi, un peu au-dessus du débouché du ravin de Narah, à un
endroit appelé Chelma, non loin de ilenah. Là on attendit en vain les
soumissions. (Iliaque jour, les Arabes venaient tirer sur nos avant-
postes et sur les troupes envoyées en reconnaissance. D'abord ils ne
nous faisaient pas grand mal, et nous ne leur répondions que faible-
ment, afin de ménager les munitions; mais comme ils devenaient plus
entreprenans et plus dangereux, il fallut riposter, et bientôt on obli-
gea ces nuées d'oiseaux de proie à s'envoler dans leurs montagnes.
\\ant de porter le coup décisif, le chef de l'expédition voulut es-
sayer, comme à Zaatcha, d'amener l'ennemi à composition en le
frappant dans ses intérêts les plus précieux, en dévastant au lieu
de tuer. 11 envoya du camp des corvées armées pour détruire les
magnifiques jardins fruitiers que cultivaient les gens de Narah, et
qui s'étendent en gradins artistement disposés sur les pentes, jus-
qu'au lit de la rivière. Lne pareille destruction, qui ruinait en quel-
ques heures le fruit de longues années de travail, la principale
richesse du pays, aurait dû faire fléchir les plus opiniâtres : elle ne
servit qu'à irriter, qu'à fortifier en eux l'esprit de résistance.
Dès le 3 janvier 1850, on se prépara à l'attaque de vive force. Il
n'y avait plus à perdre un jour. Le temps était devenu tout à coup
rigoureux, ainsi qu'il arrive dans ces contrées élevées, où la tempé-
rature passe souvent par les plus brusques variations. La pluie et le
froid assiégeaient déjà notre petit camp, où les vivres n'abondaient
pas. Le soldat, depuis quelque temps, était réduit à la ration de
biscuit, qu'il faisait cuire avec la viande des maigres bœufs de notre
troupeau. Le peu de vin qu'on avait apporté si difficilement à dos de
mulets devait être réservé pour les malades, et l'eau de l'Oued-Abdi
était presque glacée. Pour des troupes qui avaient accompli cinq
mois de campagne sans relâche, ces premières atteintes de l'hiver
devenaient fort pénibles. L'absence de toutes nouvelles ajoutait à la
souifrance des privations une certaine tristesse, et chacun attendait
avec impatience le moment de l'action, comme prélude de celui du
retour.
L'avant-veille du jour qui avait été fixé pour l'attaque, des chefs
ennemis étant venus dans notre camp en parlementaires, le colonel
Canrobert, après les avoir engagés à se soumettre, essaya de leur
I.A PRISE DE NA11AII.
865
inspirer une confiance trompeuse. « Je sais mieux que personne, leur
dit-il, que je ne puis vous attaquer dans votre position de Narah,
attendu que je n'ai ni assez de monde, ni assez de canons; mais je
détruirai vos jardins, et dans trois mois, quand vos arbres seront
couverts de fruits et vos champs de récoltes, je reviendrai avec des
forces plus considérables, et je ruinerai tout. » Puis, leur montrant
une baïonnette-sabre de nos chasseurs à pied : « Comment croyez-
vous pouvoir jamais résister a des armes pareilles, maniées en
nombre suffisant par ceux qui Les portent? Ces paroles, loin de
convaincre des chefs fanatiques, leur donnèrent, comme on le vou-
lait, l'idée de notre impuissance momentanée dans Follensive, et ils
sortirent de notre camp avec ces airs de dédain superbe particuliers
à un ennemi qui se croit invincible. Le Ix au matin, toutes les dispo-
sitions étaient prises pour la journée du lendemain, qui de%ait être
décisive. ,
Trois villages situés dans une gorge profonde, dont les eaux des-
cendent à la rive gauche de l'Oued-Abdi, forment la Mlle de Narah
(ville de feu). Les deux moins importais, ceux des Ouled-buii- Ab-
dallah et des Dar-ben-Labareth, s'allongent a droite et a gauche .-iu-
les flancs de la montagne. Au milieu, sur un rocher qui surgit du
fond .lu ravin, comme une sorte d'île, à près de 200 pieds au-des-
sus du thalweg, se groupent serrées les cent maisons du village
principal, Tenût-el-D'jemma. C'est la situation isolée et inaccessible
de cette espèce de citadelle, qu'ils croyaient inexpugnable, qui avait
donné aux gens de cette petite république une conhance bien chè-
rement expiée.
\\ant d'arriver aux villages supérieurs, à une élévation de plus
de 500 mètres au-dessus de l'Oued-Abdi en partant du bas de la
vallée, il faut gravir des pentes en gradins, dont les dernières sonl
de véritables escaliers étroits et tortueux taillés dans le roc. Des
tours en pierres, solidement construites et disposées avec une cer-
taine habileté, couvrent et commandent tous les abords du ravin,
dans le lit duquel s'étagent avec un art remarquable de verts el
riches jardins. Parvenu au haut de ces positions culminantes, dont
le sommet est le mont Tanout, qui surplombe la ville, on voit celle-
ci dans le fond d'une sorte d'entonnoir, et c'est sous le feu des haln-
tans qu'il faut descendre presqu'à pic et à découvert.
Trois chemins conduisent à Narah de la vallée de lOued-Abdi.
L'un, sur la rive droite, escalade des mamelons escarpes et rocail-
leux, où le fantassin marche péniblement en s' aidant de ses mains,
où le cavalier traîne son cheval derrière lui. Les deux autres, qui ne
sont guère plus praticables, suivent les contreforts de la rive gauche
et aboutissent aux maisons des Ouled-Sidi-Abdallah.
55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
L'Oued-Narab a sa source dans un col qui mène, à travers le Dje-
bel-Lazerek, dans le bassin de l'Oued-Abiacl. Derrière ce col, nommé
Tauzougart (le col des jujubiers sauvages), se trouvaient de nom-
breux villages, Tazemelt, Ain-Roumia, Iguelfen, Taugbanimt, situés
sur le versant sud du Djebel -Lazerek. Les gens de Narah y avaient
fait passer leurs familles, leurs troupeaux, et y avaient caché leurs
biens les plus précieux, les croyant à l'abri de toute atteinte. Eux-
mêmes, aides des nombreux contingens de l'Oued-Ahiad, venus à
leur secours, occupaient fortement leur \ille.
Ces renseignemens fournis par les espions de M. Seroka, chargé
des allai ns arabes de la colonne, déterminèrent le plan d'attaque.
Trois colonnes sans bagages et pourvues de deux journées de vivres
devaient surprendre et enlever les positions de Narah à la pointe
du jour, en attaquant par trois cotés différens. Si elles ne réussis-
saient pas à emporter le village principal par un coup de vigueur,
elles remonteraient le ravin, se réuniraient vers le col pour le fran-
chir à tire-d'aile et tomber à l'improviste sur Taughanitnt et Iguel-
fen, où l'on ferait une razzia de toutes les richesses appartenant à
l'ennemi. Cette opération en dehors des prévisions de la défense de-
vait produire un effet certain. Outre qu'on atteignait Narah dans ses
biens, par l'enlèvement des familles on pouvait l'amener à la sou-
mission. Toutefois le plan n'eut pas besoin d'être exécuté comme
il avait été conçu; la vaillance de nos soldats l'abrégea singulière-
ment.
Le h au soir, le colonel Canrobert réunit auprès de sa tente les
chefs de corps pour leur expliquer ses projets et les détails d'exé-
cution qu'il leur confiait; puis, se rendant avec eux sur un mamelon
de la rive droite de l'Abdi, il leur montra le faîte d'une maison se
détachant des ombres de la montagne, qui indiquait seule la vraie
position de Narah. Dès le matin, nos soldats avaient construit des
retranchemens en pierres sèches pour mettre à l'abri de toute atteinte
sérieuse nos bagages et nos approvisionnemens, qu'on devait laisser
à la garde des hommes les moins valides, formant un effectif de
800 hommes et appuyés par un obusier de montagne.
Ce fut une grande joie dans le camp, lorsque l'on y connut les
ordres de combat pour le lendemain. Les soldats sont comme les
enfans, tout changement leur plaît: d'ailleurs ils voyaient dans ce
dernier effort qu'ils allaient tenter la fin assurée d'une existence
nomade de cinq mois pleine d'épreuves et de souffrances. Chaque
homme avait reçu le soir, comme gratification, une ration extraordi-
naire de sucre et de café. La difficulté, dans ces gorges sans routes,
de faire arriver du vin, dont le soldat est toujours très friand en
campagne, n'avait pas permis d'autre distribution. Le soldat le sa-
LA PRISE DE NARAH. 867
vait : aussi il se contenta de ce qu'on voulait bien lui donner. Toute
la première partie de la nuit se passa à faire bouillir le café auprès
de grands feux de bivouac; c'était sa distraction, c'était son seul
plaisir, car, dans son insouciance, et avec la légèreté d'esprit qui
lui est propre, il se préoccupe bien peu de la mort qui l'attend
dans quelques heures. L'officier seul, plus sérieux et plus pénétré
de l'importance de ses devoirs, se livre au repos pour ménager ses
forces, qui lui sont bien plus nécessaires qu'à ceux qui obéissent.
Trois colonnes, avons-nous dit, devaient attaquer Narâta à la
pointe du jour par trois côtés différens. La première, sous les or-
dres du colonel Carbuccia (1), composée du 5< bataillon de chas-
seurs, du 3e bataillon de la légion étrangère et d'une compagnie
de zouaves, se réunissait, le 5 janvier 1850, vers trois heures du
matin. Les hommes étaient sans sac; ils emportaient seulement des
cartouches et des vivres roulés dans une demi-couverture de cam-
pement. On avait calculé qu'il fallait à la première colonne plus
de quatre longues heures do marche pour prendre la ville à revers
avant le jour. Cette troupe remonta d'abord sur un espace de près
d'une lieue le cours de l'Àbdi, puis se jeta tout à coup à droite dans
les montagnes; elle était précédée de guides arabes, que l'appât
du gain rend capables de tout braver, el qui, marchant en avant,
exposés aux premiers coups, s'acquittent hardiment de leur dan-
gereux métier. Pendant cette lente ascension, qu'éclaira heureuse-
ment la clarté de la lune, il fallut vaincre à chaque pas de nouvelles
difficultés; on était forcé de descendre et de remonter successive-
ment des précipices affreux, qui devenaient, à mesure qu'on avan-
çait, plus impraticables. Plusieurs fois on crut qu'il faudrait y re-
noncer; mais le coup d'œil sur et la prompte intelligence du chef
d'état-major Besson (2), rectifiant au besoin, sur un terrain qu'il
devinait plutôt qu'il ne le connaissait, les mouvemens incertains
de l'avant-garde, surmontèrent tous les obstacles. L'ennemi, il est
vrai, supprima celui qui était le plus à craindre, — sa propre dé-
fense: ne croyant pas qu'une marche en colonne fût possible à tra-
vers des rochers où il fallait se servir presque constamment des
mains pour avancer, il nous laissa tourner tranquillement toutes ses
positions. Nous arrivâmes ainsi, avant le lever du soleil, sur la hau-
teur qui contourne et domine Narah, attendant que les deux autres
corps fussent engagés sérieusement avec les assiégés pour forcer
l'une des entrées de la ville, et restant en même temps à portée du
(1) Devenu général, il fut une des premières victimes de la guerre d'Orient.
% Lieateaant-coloael. major de tranchée devant Sdbastopol, atteint de deux coups
de feu à l'assaut de Malaksf.
868 REVUE DES DEUX MONDES.
col que l'on devait franchir, si nous ne réussissions pas d'un seul
coup de main.
Vers cinq heures, la deuxième colonne, sous les ordres du com-
mandant Bras-de-Fer, formée du 8e bataillon de chasseurs à pied, du
1" bataillon de zouaves, de trente sapeurs du génie, d'une section
d'artillerie de montagne, d'un détachement de chasseurs à cheval
et de spahis, se mettait en mouvement vers le sentier qui gravit les
pentes de la rive droite du ravin. L'ambulance et quelques mulets
haut le pied venaient à la suite. Il y avait à franchir de ce côté
l'arête flanquée par les blockhaus en pierre, puis à escalader le
rocher du Tanout. L'ordre était donné de filer sans s'arrêter et sans
s'occuper des défenses; l'arrière-garde devait faire main-basse sur
les hommes qui s'j trouveraient. C'était une scène saisissante que
cette marche dans l'ombre, à travers un pareil pays, à pareille
heure. Le temps était froid, mais sec; la plupart des hommes tous-
saient, les armes cliquetaient. On se demandait, non sans anxiété,
comment avec un pareil bruit on parviendrait à tromper l'attention
vigilante de l'ennemi; mais en se portant à deux cents pas sur notre
liane, l'on n'entendait plus qu'un bruit sourd, vague, que les ve-
dettes kabyles pouvaient prendre pour le murmure de l'Abdi.
Bientôt on arrive au pied du mamelon où était le premier poste;
on monte en silence, à pas de loup : rien ne bouge. On rase le
deuxième, le troisième blockhaus : rien... Tout est désert. L'en-
nemi a jugé l'attaque trop difficile par le Tanout, et a cru que nous
ne pouvions la tenter que par la route de Menah à Narah. Il s'est
d'ailleurs souvenu que les troupes de Carbuccia avaient suivi cette
route quelques mois auparavant, et, persuadé que nous ferons de
même cette fois, ou plutôt que, suivant la parole du colonel Can-
robert, nous reviendrons à l'époque de la moisson, il a dégarni ses
embuscades. Nos soldats atteignent donc sans temps d'arrêt la base
du rocher. La voie est si étroite, si rapide, que le cavalier est obligé
de mettre pied à terre et de tenir son cheval par la bride : c'est un
véritable escalier dont les degrés sont taillés dans la montagne.
Dans le même temps, la troisième colonne, qui obéit au chef de
bataillon de Lavarande (1), ayant auprès de lui son adjudant-major
Troyon (2), chemine sur les escarpemens de la rive gauche, de ma-
nière à prêter le secours de ses feux à celle qui s'élève sur la droite.
Elle comprend le 2e bataillon de zouaves, le 1" bataillon du 8e de
ligne, renforcés de la compagnie de grenadiers du 2e bataillon, d'une
pièce de montagne, et de cinquante chasseurs d'Afrique.
(11 Depuis général, tué devant Sébastopol.
(2) Depuis chef de bataillon, tué à la bataille de l'Aima.
LA PRISE DE NARAH. S69
L'exécution de ce mouvement concentrique était complète au com-
mencement du jour. \ l'heure marquée, presqu'au même moment,
les trois tètes de colonnes débouchaient en vue de Narah. Le chef de
l'expédition avait marché au centre avec les troupes du comman-
dant Bras-de-Fer; il se tenait derrière le premier peloton qui servait
d'éclaireur, se trouvant ainsi plus à même de diriger toutes ses
forces. L'aube commençait à blanchir, et sur le fond du ciel plus
clair, le Tanout dessinait sa crête nue. On \it alors assez distincte-
ment au-dessus de nos tètes des ombres se lever, se baisser... C'é-
taient les vedettes ennemies, qui, entendant bruire à leurs pieds,
cherchaient à sonder l'obscurité de la vallée et prêtaient l'oreille.
Enfin un cri terrible d'alarme s'élève dans l'espace la mousque»
terie s'allume dans l'ombre. L'avant-garde, qui montait avec le
colonel Canrobert, se découvre; les cris : A la baïonnette! reten-
tissent; les clairons sonnent, les tambours battent la charge, les
hommes s'élancent. A peine cependant les musiques de la deuxiè
colonne ont-elles entonné l'air enivrant de l'attaque, que celles
de la première, qu'a dirigée Carbuccia, leur répondent derrière
l'ennemi. Le sommet du Tanout. abordé résolument, est franchi;
nos soldats se précipitent vers Narah, ils roulent comme des ava-
lanches : leur élan est irrésistible. Les Kabyles qui occupaient les
abords du village, surpris, entraînés, tourbillonnent et s'enfuient,
les uns en remontant le ravin, les autres en regagnant la \ille. Le
Se bataillon de chasseurs à pied, le l" de zouaves, les sapeurs du
génie de la colonne du centre, se jettent à la poursuite de ces der-
niers, et malgré le feu à bout portant qui part des murailles cré-
nelées, ils couronnent vaillamment le rocher et les terrasses. Au
même instant, des compagnies du 5e bataillon de chasseurs, du
8e de ligne et de la légion étrangère, qui formaient la tête de la
première colonne, que j'avais l'honneur de commander, pénètrent
par la porte opposée. Le commandant de Lavarande, avec le 2e ba-
taillon de zouaves, se jette, de son côté, dans le village des Ouled-
Sidi-Ahdallah, qui forme la partie est de Narah, pendant qu'une
partie du même bataillon, avec quatre compagnies du 8e de ligne,
après avoir emporté le village des Dar-ben-Labareth, sur la gauche,
achève l'investissement de la place en coupant la route à l'ennemi.
Celui-ci essaie de remontera travers les jardins: mais le commandant
Levassor Sorval, secondé par deux officiers d'une rare valeur, les
capitaines de Cargouët et Alpy (1), avec le 5" bataillon de chas-
(I) Depuis chefs de bataillon l'un et l'autre et tués devant Sébastopol. Le brave de
C irgouét, la veille de sa mort, avait par son testament laissé une partie de sa foitune
« i partager entre ceux de ses soldats qui seraient blessés dans l'affaire où il allait pro-
bablement succomber lui-même. »
870 REVUE DES DEUX MONDE?,
seurs et trois compagnies de la légion étrangère, longe les hauteurs
de la rive droite du ravin, et cerne aussi les fuyards, qu'un peloton
de cavalerie sabrait sur la rive gauche. Rien de plus étrange ni de
plus émouvant que le spectacle qui se déroulait alors sous nos yeux,
et dont ne perdront jamais le souvenir ceux qui en ont été les té-
moins. Sur le fond verdoyant de la montagne se dessinaient les
dolmans bleus de nos chasseurs d'Afrique, les vêtemens rouges des
femmes, les burnous blancs des Arabes, tous confondus dans un
pêle-mêle affreux; les cris des soldats, les gémissemens des vic-
times, dominés par le bruit de la fusillade, se répétaient en échos
prolongés jusqu'au fond de la vallée, et le soleil levant éclairait de
ses pâles rayons cette scène confuse et sanglante.
Sets les neuf heures du matin, nous étions maîtres de Narah. Le
feu fut aussitôt mis aux maisons. En un clin d'œil, une ceinture de
flammes environna la ville, et en empêchant nos troupes d'y rester,
sauva beaucoup de gens qui avaient cherché un refuge dans la mos-
quée. Cependant il ne se fit qu'un trop grand massacre des habi-
tans. Une fois le soldat animé par le sang, rien ne l'arrête; la ven-
geance trouve alors son excuse. Quelques-uns, moins inhumains,
ramenaient vers ceux de leurs camarades qui n'avaient pu prendre
part au pillage des femmes et des enfans, mais en petit nombre, car
il en était resté fort peu au milieu des assiégés. Une jeune fille,
entre autres, avait été enlevée par des zouaves; elle était entièrement
nue, soit qu'elle eût été dépouillée de ses vêtemens, soit que le temps
lui eût manqué pour s'en couvrir : les zouaves l'enveloppèrent du
caban d'ordonnance, lui firent une place à leurs feux de bivouac, et
respectèrent sa faiblesse. On remarqua aussi une autre jeune fille
bien digne de pitié; elle était d'une beauté singulière, et le fin tissu
de sa robe blanche dénotait une naissance élevée. Une balle l'avait
frappée en pleine poitrine, et elle s'était traînée sur la plate-forme
d'un rocher isolé pour éviter l'incendie qui dévorait sa maison. Il
fut impossible de la secourir : on l'aperçut de loin se débattant dans
les angoisses de la mort et tombant après d'affreuses souffrances,
sans avoir proféré un seul cri. Un pauvre Kabyle, plus heureux,
échappa miraculeusement à une mort presque certaine. Il avait été
fait prisonnier, et se trouvait gardé à vue au milieu d'une compa-
gnie de soldats. Observant ce qui se passait près de lui, il profite
d'un moment favorable et se sauve à toutes jambes, mais non sans
essuyer le feu de plus de trente hommes qui tirent sur lui presque
à bout portant sans pouvoir l'atteindre. D'autres durent leur salut
à l'humanité des chefs, entre autres le taleb (1) de Menah, qui s'était
(1) Espèce d'instituteur communal.
LA l'RISE DE NARAH. 871
glissé dans les rochers à la suite de nos soldats pour être témoin du
combat, et qui, pris pour un ennemi, faillit, malgré ses innocentes
lunettes de maître d'école, périr victime de sa curiosité.
Jusqu'à trois heures du soir, on occupa une partie des troupes à
la destruction des villages et des fertiles jardins qui avaient été la
richesse des Kabyles de Narah. La prise de la ville fut annoncée
par vingt et un coups de canon qu'on dirigea contre les maisons pour
en activer l'incendie. Cette décharge retentissant dans ces haute-
montagnes, portée au loin par leurs brin ans échos, annonçait à tout
le pays notre victoire, qui fut saluée par les acclamations de notre
petite armée.
Quand tout fut fini, les trois colonnes redescendirent ensemble les
pentes qui conduisaient au camp par le chemin direct de Menai), em-
menant avec, elles un convoi de nos morts et de nos blessés. Ces sol-
dats qui avaient passé une partie de la nuit à marcher, la matinée à
combattre et à vaincre, la journée à tuer, incendier et dévaster, ren-
traient silencieux, connue si la fatigue de cette longue marche et le
souvenir des cruelles émotions d'une pareille lutte eussent comprimé
dans leurs cœurs ces explosions de joie qui suivent ordinairement
le succès, et qui rendent les troupes si bruyantes et si gaies. En ar-
rivant au camp, à la nuit, chacun pensait à prendre un repos bien
nécessaire: mais le temps et les ressources ne permettaient point ces
repas dont le soldat goûte si bien en de pareils niomens l'influence
réparatrice, heureux encore si son tour de service ne l'oblige pas à
veiller aux avant-postes et aux grand' gardes pour ceux gui donnent
dans le camp après une journée d'épreuves et de combats!
Le lendemain, on enterra les morts, parmi lesquels si' trouvaient
deux officiers, tués des premiers a l'assaut de Narah. On ache\
détruire les plantations, peut-être aurait-on mieux fait de les con-
fisquer au profit de nos allies de Menait, et on fit sauter les block-
haus, dernières traces matérielles de la défense. Vers quatre heures
du soir, la neige commença à tomber abondamment, et couvrit toutes
les terres. I o peu plus tôt, nous étions prisonniers dans ces monta-
tagnes infranchissables, et la saison rendait impossible ce coup de
main, si glorieux pour nous, si nécessaire pour la paix. Nous avions
eu l'heureuse chance de profiter du dernier beau jour. C'est ainsi que
la Providence joue constamment le grand rôle dans les vicissitudes
de la guerre; ce n'est pas sans raison qu'en invoquant sa toute-
puissance, on l'appelle le Dieu des armées.
Nous fumes retenus par le mauvais temps jusqu'au 10 janvier. Le
colonel Canrobert en profita pour régler les affaires de Menah et du
pays vaincu. Depuis notre succès, tous les principaux chefs étaient à
872
REVUE DES DEUX MONDES.
ses pieds. Il n'en abusa pas pour leur imposer de dures conditions (1).
Ceux-ci le remercièrent : « Tu es fort, lui disaient-ils, tu es géné-
reux, sois béni! » Dans l'intention de les tenter, le colonel leur dit :
<( Mais si je me trouvais seul avec un faible bataillon, séparé de mon
armée, que me feriez-vous? » Tous se turent. Un seul, plus hardi et
plus franc, se jeta à ses pieds et lui dit : « Seigneur, pardonne ma
franchise, mais nous ne pourrions alors surmonter notre instinct, et
nous t' égorgerions ! » En faut-il plus pour faire comprendre et excu-
ser les cruelles représailles auxquelles nous étions si souvent en-
traînés?
Le H, on voulut reconnaître la route directe qui ramène à Batna
parTagourt, en franchissant les versans des montagnes occidentales
de l'Oued- Abdi. et qui avait été suivie par le colonel Carbuccia à sa
dernière expédition; mais la route avait disparu sous la neige. Nous
étions forcés de redescendre la vallée jusque dans le Sahara.
Le 10 jan\ier au soir, nous campions à Tiloukache, après avoir
traversé le matin la joiie ville de Menah, dont les habitans, depuis
longtemps en rivalité avec les gens de Narah, s'étaient montrés fa-
vorables à nos armes. La population féminine, si remarquable là par
sa beauté et curieuse comme partout, se montrait aux fenêtres, aux
balcons, pour nous voir passer. Le taleb, qui avait failli payer bien
cher la curiosité de voir comment les Français s'y prenaient pour
enlever une position comme Narah, était à son école, où il se con-
tentait d'apprendre à lire aux enfans. Un taleb, selon les Arabes,
n'est pas un homme; qu'a-t-il à se mêler aux guerriers? Une mère
disait un jour à son mari : « Notre fille veut à toute force goûter
du mariage; c'est une rage, une frénésie, mais comment faire? (Les
guerriers, les jeunes gens de la tribu étaient en razzia, en guerre.)
— Comment faire? dit le père. Donnons -la au taleb en attendant
que nous puissions la donner à un homme. »
11 n'y a pas de position plus pittoresque que celle de Menah, s'é-
levant au-dessus de l'Abdi avec sa ceinture de vergers plantés et
étages comme des escaliers. La principale mosquée de la ville est
une ancienne église chrétienne. Il y a encore des inscriptions sur les
piliers qui soutiennent la toiture de l'édifice. Il s'y trouve aussi de
nombreuses traces de constructions romaines, dont les lettres que
nous parvenions à déchiffrer nous monnaient qu'une pensée, comme
un reflet de l'immortalité, avait survécu à la ruine même d'un em-
pire.
(1) Il a été défendu aux gens de Narah de reconstruire leur ville détruite; ils ne
peuvent bâtir qu'au pied des montagnes, sur l'Abdi même.
LA. PRISE DE XARAH.
Le 11, nous allions camper à Gueddila, riante oasis située au-
dessus de celle deDjemora, qui compte près de cent nulle palmiers.
En atteignant le lendemain l'oasis des Beni-Souck, un spectacle aussi
charmant qu'inattendu s'offrit à nos regards : nous nous trouvions
tout à cou» au milieu de la plus riche végétation, au sortir des at-
fréux rochers à travers lesquels nous n'avions cessé de cheminer de-
puis notre départ. Dans cette oasis, que baigne l'Abdi, les hab.tans
font couler l'eau d'un coté de la rivière à l'autre au moyen de troncs
de dattiers creusés et soutenus par des poteaux. Des vignes et d au-
tres plantes s'enlacent à ces aqueducs aériens et jettent entre les
arbres des deux rives une arcade de verdure, de fruits et de fleurs
Le torrent au milieu duquel la colonne se frayait un passage tonnait
ça et la de larges miroirs qui répétaient à nos pieds cette magnbqae
décoration. À Narah, nous laissions l'hiver; nous trouvâmes 1 été a
Gueddila, et surtout à Branis, où nous bivouaquâmes le 11.
C'est au mois de mai que le voyageur, allant prendre 1 Aboi a sa
source et le descendant jusqu'à l'endroit où il se perd dans les sables,
près de Biskara, serait témoin de merveilleux contrastes Au pied
du Tenût-Ressas, la neige couvre encore les champs; dans les jardins
,,,. Bahli, nias de neige, mais le sol es. sans végétation; a Menah, la
terre prend déjà cette teinte verte du blé qui commence a pousser,
à Diemora, les tiges sont élevées, les épis se forment; à Branis, Us
commencent a jaunir: à Biskara, on moissonne. Unsi, dans 1 espace
de deux journée, de cheval, on serrai!, comme dans un d.omma,
se succéder toutes les saisons.
Le 13, la colonne quitta la vallée de l'Abdi. en laissanl Biskara
sur notre gauche, pour gagner El-Outaïa, un des prenne, s postes que
ron rencontre à l'entrée du désert. El-Outaïa a été prive, par les
malheurs de la guerre, de son antique fore, de palmiers, et n ollre
plus qu'un triste et misérable aspect. Nous y apprîmes du vieux
Dheïna, un de nos plus Mêles serviteurs dans ces lointains parages,
que dans la nuit du 5 au 6 il aval, observé dans 1 Aures une grande
teinte rouge de sang. Déjà l'on faisait courir des bruits fâcheux sur
l'expédition. Dheïna fit éveiller tout son monde et leur dit : « Re-
gardez; voici Narah qui brûle! Allons dormir tranquilles sous nos
tentes, la paix est rétablie dans le pays. »
D'El-Outaïa, nous repassâmes par El-Kantara. Longtemps avant
d'atteindre ce défilé, une des portes du désert, nous aperçûmes es
montagnes du Tell, que couronnaient de gros nuages amoncelés
sur leurs hautes cimes, lorsqu'un ciel d'une pureté éclatante éclai-
rait de ses feux les autres points de l'horizon. Les chefs arabes qui
nous accompagnaient nous rappelèrent à ce sujet une de leurs lé-
S7& REVUE DES DEUX MONDES.
gendes. Le Tell ayant un jour voulu épouser la plaine du Sahara,
celle-ci le repoussa en disant : — Comment? moi qui suis une jeune
fille toujours souriante, aux yeux bleus "et pleins de rayons, j'irais
épouser un homme sombre, maussade comme toi, dont le front est
toujours chargé de nuages! Une pareille union ne pourra jamais
me convenir.
Nous retrouvâmes à Ksour la neige et l'hiver. Enfin le 16 janvier
1850 nous étions de retour au chef-lieu de la subdivision, où nous
retrouvions le repos, qui nous était bien nécessaire, mais sans les
charmes et les distractions des autres villes de l'Algérie.
\ Batna, qui a pris depuis une certaine importance par le voisi-
nage de Lambessa, devenu un lieu de déportation, mais qui n'offrait
alors qu'un assemblage de baraques et de tentes, un beau lion ap-
privoisé se promenait dans les rues; les soldats du camp aimaient à
jouer avec lui et à le caresser. 11 se tenait ordinairement dans le
voisinage de la demeure du commandant supérieur, où on lui por-
tait régulièrement à manger. Ce lion captif et soumis, heureux
de vivre au milieu de nous, était l'image assez fidèle du triomphe
de la civilisation française sur la barbarie des Arabes. Dès cette
époque en effet, après la prise el la destruction de Zaatcha et de Psa-
rah, la France était maîtresse de tout le pa\ s qui s'étend du littoral
de la mer à l'intérieur du désert, entre les deux états de Tunis et du
Maroc, à l'exception de la Kabylie proprement dite. Cette partie de
l'Algérie, réservée pour de derniers coups, comme la plus difficile à
soumettre, a été depuis, presque chaque année, le théâtre de nou-
veaux exploits pour notre armée d'Afrique. La guerre d'Orient avait
seule reculé la fin de cette lutte, que le maréchal Randon aura l'hon-
neur de terminer, car, à eu juger par les dernières opérations, dont
l'épisode que nous venons de raconter aura du moins pu servir à
donner une idée, la Kabylie subit à son tour l'ascendant de notre
force et se soumet à notre influence, après avoir offert une victoire
de plus aux frères d'armes qui nous ont remplacés sur cette terre
d'Afrique, où ne cessent de les suivre nos souvenirs et nos vœux!
Charles Bociier.
LES SEIGNEURS
DAKSAKOVA
CUR0S1QIE DTNE FAHILLE RISSE SOIS CATHERINE 11.
Semiinaia
Khronika i Vospominaniu [Chronique et Souvenirs), par M. Aksakof, Moscou 1836.
On peut distinguer deux périodes dans le laborieux travail qu ac-
complit depuis deux siècles sur elle-même la société russe, pour
concilier son antique génie avec 1- exigences de lapc^^°:
derne. Durant la première période, qui s'étend de Pierre Le Grand à
Catherine II, le mouvement réformateur garde un caractère purement
gouvernemental en quelque sorte; il - concentre dans ce qu on
pourrait appeler la Russie officielle, et c'est 1 influence occidentale
L'on s'applique presque exclusivement a faire triompher. Avec
notre siècle commence la seconde période, qui se coutume encore :
les Ru^se; portent alors leur attention, non plus seulement sur 1 Lu-
vope, mais sur eux-mêmes, sur les ressources ou sur les obstacles
qu'oppose l'esprit national à tous ceux qu, veulent sincèrement le
SS moral et intellectuel delà Russie. Cette lots le gouvernement
n'est plus seul préoccupé de l'œuvre réformatrice, il est seconde par a
soc té tout entière. Qu'est-ce donc, se demande-t-on, que cette , ,eil e
Russie a laquelle Pierre et Catherine voulaient substituer brusque-
ment une Russie nouvelle? N'y aurait-il point la des forces morales,
te traditions puissantes qu'où a trop dédaignées? Il n est certes pas
sans intérêt de le savoir. Si l'on ne trouve dans la vieille Russie que
barbarie et ignorance, ceux qui voulaient rompre complètement avec
876
REVUE DES DEUX MONDES.
elle avaient raison; si au contraire quelques influences bienfaisantes,
quelques instincts de progrès moral pouvaient en être dégagés, à
quoi bon se priver du concours de ces élémens précieux, et ne pas
donner au mouvement réformateur en Russie cette base solide du
caractère national, sans Laquelle les plus utiles tentatives de ce genre
échouent tôt ou tard?
La question se pose nettement, on le voit; mais avant de cher-
cher à la résoudre à l'aide d'un livre accueilli récemment avec un in-
térêt particulier par le public russe, et qui nous transporte sous le
règne de Catherine II, dans cette Russie du passé si imparfaitement
connue encore, rappelons un moment, pour apprécier plus équita-
blement les grandes mesures administratives de la célèbre tsarine,
quelle en était la vraie portée, quel en était le principal but. Exciter
l'attention de l'Europe, telle était la préoccupation dominante de Ca-
therine. Pour arriver à ses lins, elle employa deux moyens, les con-
quêtes et les réformes. On sait quels succès obtinrent les armées
russes sous le règne de cette souveraine. La Russie doit à Cathe-
rine II une partie de son vaste territoire. Après avoir réuni à l'em-
pire la Crimée, les plaines du Kouban, les plus fertiles provinces de
la Pologne, Catherine II assurait encore à la Russie, peu de jours
avant sa mort, la possession de la Courlande. Comme réformatrice,
Catherine n'est pas moins célèbre que comme conquérante, et tout
le monde connaît son programme. C'est des écrits de> philosophes
français (pie Catherine s'était inspirée: elle effrayait même par la
hardiesse de ses vues les hommes qui étaient alors en France au
timon des affaires (I). Bien mieux, elle avait annonce le désir de
transporter dans son empire le foyer même des principes qui me-
naçaient d'embraser la France. Elle avait proposé à D'Alembert de
continuer dans ses états la publication de l'Encyclopédie. « La lu-
mière nous vient du Nord, » se disaient avec enthousiasme les écri-
vains qui combattaient alors en France les abus du despotisme.
L'édifice dont Pierre le Grand avait tracé le plan gigantesque, et
auquel ses successeurs avaient à peine su ajouter quelques assises,
Catherine se croyait appelée à le terminer. La tâche était immense,
mais rien ne pouvait l'effrayer. « Dans l'étendue de la Russie, écri-
vait-elle à l'un de ses spirituels correspondais, un an n'est qu'un
jour. » Aussi pressait-elle de tout son pouvoir la réalisation des ré-
formes qu'elle voulait introduire dans l'administration du pays. Quel
pouvait en être le résultat? C'est ce qu'il reste à examiner.
L'état de la Russie pendant que Catherine poursuivait l'exécution
il) La déclaration de principes que Catherine II publia en 1768 sous le titre ^In-
struction pour It rode fut défendue en France par la censure.
LES SEIGNEURS D'AKSAKOVA. 877
de ses plans audacieux est resté presque inconnu aux voyageurs qui
visitèrent alors cet empire. Ce qu'ils purent observer à leur aise, ce
qu'ils se complurent à décrire, c'est la cour de l'Ermitage, avec sps
splendeurs et ses intrigues. A l'avènement de Paul Ier seulement, on
entrevit quelque chose de la vérité; on remarqua entre les plans si
pompeusement proclamés et l'état réel du pays un contraste aflli-
geant. Pouvait-on s'en étonner? Ne savait-on pas que l'instigatrice de
ces changemens était la même souveraine qui créait des villes d'un
trait de plume (1)? Catherine avait réussi a éblouir l'Europe, à flatter
ce goût d'ostentation qui caractérise les classes supérieures en Rus-
sie, et c'est tout ce qu'elle se proposait. « L'impératrice Catherine II,
a d'il Nicolas Gogol dans ses Lettres à mes amis, a eu surtout en Mie
d'exposer la Puissie aux regards de l'Europe. Cette remarque de
Gogol est juste: au fond, Catherine ne pratiquait guère les maximes
dont elle se faisait l'apôtre exaltée, et celle qui invitait les sa\ans de
l'Europe à lui adresser des projets sur l'émancipation des paysans
soumettait sans scrupule au servage toute la population d'une des
plus vastes provinces de l'empire. En ne contestant pas ce qui se
mêlait souvent de sincère et de généreux à ses intentions, on est
forer de reconnaître que le principe exclusif de ses réformes devait
les faire échouer. Il \ avait incompatibilité entre l'état moral des
populations russes et l'œuvre entreprise. Il \ avait d'autre part utilité
peut-être à ne pas négliger absolument les ressources qu'oll'raient
les vieilles coutumes et les qualités distinctives de la société qu'on
cherchait à transformer. Les écrivains russes du dernier siècle n'osè-
rent malheureusement émettre contre les réformes de Catherine que
des objections assez superficielles. Les révélations de détail ne man-
quèrent pas sans doute chez quelques-uns de ces écrivains, chez Von
\ isin notamment; ce qui manqua, ce furent les \ ues générales, ce fut
la notion de l'ensemble. Était-ce assez que de constater l'insuffisance
de certaines réformes administratives".' Non sans doute. C'est par
l'état moral où Catherine laissa la société russe que cette souveraine
doit être jugée. De toutes les classes de cette société, prenons celle
qui subit le plus directement son influence. La noblesse ne fut-elle
pas sous son règne partagée pour ainsi dire en deux groupes dis-
tincts, l'un pénétré d'un matérialisme d'origine trop visiblement
étrangère, l'autre inaccessible à l'esprit de réforme et gardant au
fond des provinces une sorte d'indépendance sainage? Pour exer-
cer une action utilement réformatrice, il eût fallu se placer entre
les témérités philosophiques et la timidité routinière. Catherine ne
(1) C'est ainsi que la tsarine couvrit la Sibérie de villes imaginaires, qu'un oukase
de 1797 dut replacer au rang de villages.
878 REVUE DES DEUX MONDES.
sut pas prendre cette attitude; elle se soucia peu d'introduire en
Russie des réformes praticables, elle ménagea même l'inertie du
vieu \ génie russe (1), à la condition que les idées et les mœurs de
la cour de Louis XV auraient accès à l'Ermitage. Aussi, en dehors
des conquêtes et du prestige des armes, n'a-t-elle légué à son em-
pire que des créations éphémères à côté de mœurs profondément
altérées. « Si Catherine avait encore vécu âge d'homme, disait le
prince Ghterbatof, elle aurait conduit la Russie au tombeau. » C'est
là un jugement bien sévère, mais qui ne saurait étonner depuis qu'un
curieux document, interrogé avec un empressement significatif par
le public lusse, est venu jeter la plus triste lumière sur le désaccord
que nous signalons entre les plans de Catherine et les vrais besoins
(\u pays.
L'auteur de ce livre, M. Aksakof, avait commencé par publier
quelques esquisses où l'influence des littératures étrangères et d'un
goût trop prononcé pour le genre descriptif avait laissé de nom-
breuses traces. Plus récemment, on avait vu M. Aksakof suivre une
voie meilleure et donner, sous la forme de récits de chasse et de
pêche, des tableaux empreints d'un vif sentiment des beautés sau-
\ âges de la nature russe sur les confins de l'Asie. Il était évident que
cet écrivain mûrissait son talent par des études patientes. L'ouvrage
nouveau dont nous voudrions parler montre en lui, non plus seule-
ment un simple interprète des scènes de la nature, mais un peintre
habile du cœur humain. Quoique disciple de Gogol, dont il était
l'ami, l'auteur n'a rien de l'humeur satirique de son maître, et c'est
avec une sérénité parfaite qu'il envisage son sujet sous les faces les
les plus diverses. Les fragmens dont est composé le volume de
\1. Ûtsakof sont classés dans deux divisions : la première porte le
nom de Chronique, la seconde celui de Souvenirs, et l'auteur nous
déclare qu'aucun lien n'existe entre les deux parties de son li\ re.
Ce n'est là, disons-le tout de suite, qu'un moyen de dérouter le
lecteur. M. Aksakof a puisé tous ces renseignemens dans l'histoire
de sa famille, et comme nous n'avons point les mêmes ménagemens
à garder, nous replacerons tous les personnages de ce tableau
dans le cadre qui leur convient; nous nous attacherons surtout à
faire ressortir les traits qui caractérisent le mieux leur état moral,
(1) Pour flatter le vieux parti russe, Catherine alla jusqu'à lancer dans ses écrits
quelques traits satiiiques contie les modes fiançaises et les vices de son époque. Au
fond, ces démonstrations n'av.dent rien de séiieux, venant d'une souveraine qui, dès
l'âge de treize ans, faisait de Bayle sa leclure favorite. Il en était de ces concessions
faites par Catherine à l'espiit national comme du costume russe de fantaisie qu'elle
portait à certaines époques solennelles. Le vieux paiti russe savait à quoi s'en tenir sur
cette tactique, et il ne cessa jamais de protester en secret contie les influences étrangères
qui dominaient à la cour.
LES SEIGNEURS D'AKSAKOVA. 879
tout en cherchant à conserver le tour simple et expressif qui distin-
gue la plume du conteur russe. M. Aksakof, qu'on ne l'oublie point,
n'a pas écrit un roman : ce qu'il nous donne, c'est une chronique,
la chronique d'une famille russe sous Catherine II, et à l'histoire de
cette famille, qui est la sienne, l'auteur ajoute quelques détails sur
son éducation et sa jeunesse. Plaçons-nous maintenant au milieu des
personnages dont il trace le portrait. Ce qu'ils nous apprendront sur
eux-mêmes nous éclairera peut-être sur l'avenir du mouvement de
réforme commencé avec notre siècle, mouvement qui tire sa prin-
cipale force d'un sentiment plus vrai, d'une connaissance plus com-
plète des traditions et des coutumes de l'ancienne société russe.
A défaut de l'intérêt d'une action suivie, les récits de M. Aksakof
ont celui de tableaux fidèles, et des faits caractéristiques servent en
quelque sorte de commentaire à chacun des portraits réuni- flans
son livre.
I.
La Chronique, qui forme la première partie de l'ouvrage de M. Ak-
sakof, se divine elle-même en plusieurs fragmens, dont le premier
nous met en présence du grand-père de l'auteur. L'aïeul de M. Ak-
sakof est le type parlait de l'ancien propriétaire russe, vivant au
milieu de ses paysans, lier de son antique origine et nourrissant un
secret dédain pour la nouvelle race d'hommes qui s'élève autour
de lui. Apres avoir servi quelque temps dans l'armée. Stépane Mi-
khaïlovitch s'est retiré au fond du gouvernement de Simbirsk, dans
un domaine peuple de cent quatre-vingts paysans et donne à ses
ancêtres par les tsars. On l'\ trouve établi au commencement du
règne de l'impératrice Catherine, avec sa famille, composée de
sa femme, Anna Vassilievna, et de quatre enfans, dont un fils.
L'administration de cette propriété est sa principale occupation, et
Stépane Mikhaïlovitch a toutes les qualités physiques et morales que
réclame une pareille tâche.
« Stépane Mikhaïlovitch était d'une taille au-dessous de la moyenne; mais
sa poitrine saillante, ses épaules d'une largeur peu commune, ses mains aux
veines gonflées et son corps musculeux lui donnaient une apparence athlé-
tique. Lorsque dans sa jeunesse il se livrait, avec ses camarades du régiment,
à des exercices d'adresse, ceux-ci le saisissaient souvent tous à la l'ois et se
cramponnaient après lui; mais il les jetait bas en un tour de main, et ils tom-
baient autour de lui comme tombent, au premier souffle, les gouttes de pluie
qui chargent les feuilles d'un chêne. Une figure régulière, de grands yeux
d'un bleu foncé, qui s'entlammaient au moindre mouvement de colère, mais
dont l'expression était pleine de douceur lorsque le calme succédait à la pas-
880 REVUE DES DEUX MONDES.
sion, dos sourcils épais et une bouche aux contours gracieux, une épaisse
chevelure blonde, tout cela donnait uses traits une séduisante expression
de franchise et d'honnêteté. Personne ne doutait de sa parole; elle était plus
sûre que tous les engagemens religieux ou civils. Comme tous les proprié-
taires de cette époque, il n'avait aucune instruction et ne connaissait même
que très imparfaitement les règles de la grammaire, mais il avait un esprit
sain et lucide. Apres avoir servi quelques années dans l'armée, il en était
sorti avec le grade de quartier-maître. A cette époque, les nobles restaient
longtemps soldats ou sous-officiers, lorsqu'ils n'étaient pas inscrits au service
dès le berceau, et dans ce cas ils étaient promus dans la ligne avec le grade
de capitaine dès qu'ils avaient obtenu le grade de sergent dans la garde. Les
états de service de Stépane Mikhaïlovitch me sont, inconnus: tout ce que j'en
ai appris, c'est qu'il avait été souvent envoyé à la poursuite des brigands qui
infestaient les bords du Volga, et que dans toutes ces expéditions il avait fait
preuve de c >age et de sagacité'. Les brigands, qui avaient appris à le con-
naitre à leurs dépens, le craignaienl comme le feu. Lorsqu'il avait pris la di-
rection de ses liions, il avait montré beaucoup de sagesse dans Paccomplis-
- ut de ses nouveaux devoirs. \u bout de quelques mois, il axait conquis
l'estime el l'affection de tous les propriétaires voisins par les nobles qualités
de son caractère. Personne ne s'adressait à lui vainement; ses ambars(l)
étaient ouverts à tout le monde, (i Prends ce que tu veux, disait-il, tu me le
rendras à la première bonne récolte, et si cela te gêne, nous n'en reparle-
rons plus, h il n'obligeait pas d'ailleurs indistinctement tous ceux qui s'adres-
saient a lui; comme il avait horreur du mensonge, les hommes qui essayaient
de le tromper étaient indignement chassés de sa maison. La règle de con-
duite qu'il s'était imposée à l'égard des paysans qu'il prenait en défaut était
conforme aux idées de l'époque. « Les propriétaires qui infligent à leurs pay-
sans îles corvées supplémentaires, disait-il. font un mauvais calcul, car ils
appam riss tnt leurs serfs e1 se font tort à eux-mêmes. Les amendes ou l'exil
ne valent pas mieux. » Quant à livrer un paysan à la police, il n'y fallait pas
songer. Une pareille punition eût paru inouie à cette époque, tout le village
serait accouru pour accompagner le malheureux coupable, comme s'il s'était
agi de le porter en terre, et celui-ci n'eût point manqué de se croire désho-
noré pour le reste de ses jours ('.>). C'est pourquoi Stépane Mikhaïlovitch
faisait administrer des chàtimens corporels à ses paysans dans son domaine;
mais il était rarement obligé d'en venir à cette extrémité, la plupart de ses
paysans ne lui donnant aucun sujet de plainte. »
Cet homme d'un caractère ferme et droit, ce maître juste et com-
patissant, toujours prêt à donner un conseil ou à rendre service
(1) Granges ou hangars.
(2) En oie aujourd'hui la police inspire aux paysans russes un sentiment de. répulsion
générale. 11 y a peu d'années, un fabricant étranger de Moscou voulut lui livrer un de
ses ouvriers. Celui-ci se réfugia immédiatement chez son seigneur, qui habitait Moscou.
Il reconnaissait la faute dont il s'était rendu coupable et ne refusait point d'en subir
les conséquences, mais il demandait à être battu dans la cour de son maître par les
paysans de la commune à laquelle il appartenait.
LES SEIGNEURS D'AKSAKOVA. 881
à ses voisins, qu'était-il dans son intérieur et comment se compor-
tait-il envers les siens? Le seigneur d'Aksakova était, il faut le
reconnaître, un véritable despote dans sa maison; seulement per-
sonne n'y trouvait à redire Les mœurs de l'époque autorisaient
Stépane Mikhaïlovitch à exiger de tous les membres de sa famille
une soumission absolue; la moindre opposition de leur part révi il-
lait chez lui une colère sauvage, qui étouffait à l'instant même tous
les nobles instincts de son cœur, toutes les rares qualités de son
esprit. Ce n'étaient là sans doute que des crises passagères après
lesquelles Stépane Mikhaïlovitch reprenait bien vite le ton franc el
enjoué qui lui était habituel. Notons pourtant ces contrastes. Dans
une pareille enquête sur la vieille Russie, aucun trait du caraeti re
national ne doit être omis. L'horreur du mensonge, la fidélité à sa
parole, la bienveillance el la générosité patriarcales, voilà 1rs qua-
lités qu'on rencontrait, sous le règne de Catherine, en dehors de la
région officielle, où se limitait l'action du gouvernement. La bruta-
lité, la violence, un sensualisme sauvage, la tendance à ériger l'au-
torité paternelle en despotisme, tels étaient les vices qu'il importail
de combattre. C'est par le développement de certaines qualités du
caractère russe qu'un réformateur intelligent eût pu en atténuer les
défauts. \u lieu de s'appuyer sur cette base naturelle, Catherine
agissait au nom des doctrines matérialistes de l'Encyclopédie. On
ne s'étonnera pas si ses efforts restaient stériles, et si la \ie des po-
pulations de l'intérieur continuait à offrir, à côté de tableaux d'une
poésie toute primitive, les plus honteux et les plus affligeans ;-ec-
tacles.
Pendant bien des années, aucun événement important ne vint
troubler l'existence retirée du seigneur d'Aksakova. 11 vivait dans
la tranquillité la plus profonde, surveillant les travaux de ses pay-
sans, et entouré de sa famille qui s'était augmentée de sa nièce,
Prascovia Ivanovna. Cette jeune personne, ayant perdu ses parens,
se trouvait à la tête d'une fortune considérable, et Stépane Mikhaïlo-
vitch avait été nommé sou tuteur. Comme elle était d'un caractère
doux et soumis, celui-ci la prit bientôt en affection. L'auteur nous
fait une attrayante peinture de cette existence patriarcale dans un
chapitre auquel il a donné pour titre : Un des jours heureux de Sté-
pane Mikhaïlovitch. On remarquera cependant encore ici, au milieu
même des heures les plus douces de la vie de famille, une sorte de
contrainte et de torpeur morale qui caractérise l'époque et le pays.
« On était à la fin de juin , il faisait une chaleur accablante. Le jour com-
mençait à poindre; une brise légère, qui tombe ordinairement dans ces con-
trées à mesure que le soleil s'élève a l'horizon, rafraîchissait un peu c
atmosphère tropicale, dont les ombres de la nuit n'avaient point adou : l'i -
TOME IX.
SU
882 REVUE DES DEUX MONDES.
deur. A peine la brise avait-elle commencé à se faire sentir, que mon grand-
père se réveilla... L'air frais du matin lui causa une agréable impression, et,
contre son ordinaire, il tira lui-même d'un cabinet voisin une pièce de feutre
qu'il posa, en guise de siège, sur la première marche de l'escalier. Cela fait,
il s'assit pour saluer, suivant son usage, le lever du soleil. Ce spectacle fait
naître des idées riantes même chez ceux qui n'y sont nullement disposés.
Mon grand-père avait en ce moment un autre motif de contentement : il pou-
vait promener ses regards sur les nombreuses dépendances qui entouraient
sa maison. La cour n'était point encore entourée, il est vrai, d'une enceinte
de planches; il en résultait que les bestiaux du village, que l'on formait en
troupeau peur les conduire aux champs, s'y répandaient en passant chaque
matin, et le soir lorsqu'ils regagnaient leurs étables. Cette fois plusieurs co-
chons couverts de boue se frottaient contre l'escalier même de la maison, et
y cherchaient en grognant «les débris d'écrevisses el autres restes des repas
de la veille que l'on avail jetés en ce lieu comme d'ordinaire. Les vaches et
les moutons venaient aussi dans la cour, y laissant ça et là des traces évi-
dentes de leur passage. Mon grand-père n'y trouvait point ù. redire : il aimait
à voir ces bestiaux, car leur air de santé prouvait que la prospérité et le
•bonheur régnaienl dans ses domaines; mais les claquemens répétés du long
fouet que portent les bergers se tirent entendre, et les visiteurs à quatre
pattes disparurent. Les habitansde la cour commencèrent bientôt à se mon-
trer, i ii gros palefrenier, auquel on donna jusqu'à ses \ ieux jours le nom de
Spirka (l), amena l'un après l'autre trois étalons ; il les attacha à un pieu
pour les panser, et les promena ensuite au bout d"une longe, pendant que
mon grand-père s'extasiait sur leurs belles formes, et parlait avec orgueil
des produits qu'ils lui donnaient. La vieille sommelière parut à son tour; elle
sortit de la cave qui lui servait de gite, alla se laver dans la rivière voisine,
revint en poussanl lies soupirs et des exclamations étouffées, suivant son
habitude, et se tourna vers le soleil levant pour dire sa prière. Des hiron-
delles gazouillaient gaiement dans les airs en y décrivant de longs circuits;
les cailles jetaient leur cri retentissant dans les blés; le chant rauque des
geais se faisait entendre au milieu des buissons; les bécassines, blotties dans
les marais voisins, leur répondaient, et les rouges-gorges semblaient défier
les rossignols. Le disque radieux du soleil venait de se montrer au-dessus
des montagnes; les longues colonnes de fumée qui couronnaient les isbas
du village étaient inclinées par le vent : on eût dit une flottille qui déployait
ses voiles. Les paysans se dirigeaient vers les champs. Mon grand-père
appela enfin ses serviteurs, qui dormaient toujours, étendus tout de leur
long. En un instant, ceux-ci accoururent, presque fous d'épouvante; mais cet
effroi se dissipa bientôt, car mon grand-père leur cria gaiement : « Allons,
Mazane, donne- moi à me laver, et toi, Tanaïtchenko, va réveiller la maî-
tresse. Et puis le thé! » A peine avait-il parlé, qu'il était obéi. Le lourd Ma-
zane saisissait une bassine de cuivre et courait à toutes jambes vers la
source; Tanaïtchenko, qui était très leste de sa nature, réveillait la disgra-
cieuse Aksioutka, et celle-ci, redressant à la hâte son mouchoir de tète.
(1) Diminutif de Spiridone.
LES SEIGNEURS D'AKSAKOVA. 883
invitait sa bonne maîtresse, Anna Vassilievna, à se lever au plus vite. Tome
la maison fut sur pied en un clin d'œil, car chacun savait que le maître s'était
réveillé de bonne humeur.
« Un quart d'heure après, une table couverte d'une nappe fabriquée à la
maison était dressée près de l'escalier; au milieu de la table bouillait, sous
la surveillance d'Aksioutka, le samovar en forme de théière. La vieille mai-
tresse Anna Vassilievna vint saluer son mari sans gémir comme d'habi-
tude (1), et souvent avec raison; elle l'aborda au contraire d'un air radieux
et lui demanda d'une voix assurée comment il avait passé la nuit et ce qu'il
avait vu en songe. Mon grand-père l'accueillit avec bonté... Anna Vassilievna
s'épanouit et parut rajeunie : ce n'était plus la lourde personne de la veille.
Elle prit un tabouret et s'assit à côté de mon grand-père, ce qu'elle ne se per-
mettait point ordinairement. — « Comment as-tu passé la nuit? » lui demanda
Stépane Mikhaïlovitch. — Cette question était une des plus aimables qu'il lui
adressât jamais, et elle s'empressa de répondre «pie lorsqu'il reposait bien,
elle passait toujours une bonne nuit, mais que Tanioucha n'avail pas bien
dormi. Tanioucha était la plus jeune des filles de Stépane Mikhaïlovitch, et
comme cela est fréquent chez les vieillards, il la préférait aux autres. Aussi
recommanda- t- il expressément qu'on la laissât s'éveiller d'elle-même
« Lorsque mon grand-père avait pris le thé tout en causant de choses et
d'autres, il se disposait à aller visiter ses champs. Il avait déjà crié à Mazane:
« Le cheval! » et un vieux coursier attelé à un long droguï de paysan l'atten-
dait au bas de l'escalier; c'était un équipage forl commode dont le fond était
formé par une sorte de filet de cordes aux mailli el au milieu duquel
se trouvait une bande d'écorce de tilleul recouverte par un morceau de
feutre. Le palefrenier Spiridone tenait lieu de cocher, mais son costume
était assez négligé : il était en chemise, nu-pieds, et portait pendus à sa
ceinture de laine rouge une clé et un peigne de cuivre. Quelques jours aupa-
ravant, il s'était prés nié sans chapeau: mon grand-père l'avait réprimandé,
1 1 cette fois il s'était affublé, en guise de chapeau, d'une coiffure en écorce
de tilleul. Cette innovation lit rire mon grand-père. Stépane Mikhaïlovitch
endossa un kaftan de toile écrite qui était destiné' aux excursions de ce
genre, mit une casquette ci s'assit sur le droguï après y avoir étendu un kaf-
tan de drap en cas de pluie. Spiridone avait eu la même précaution; mais ce
kaftan de réserve était de toile rouge, teinte à la maison avec de la garance
que l'on recueillait en quantité dans les champs voisins. Les gens de mon
grand-père faisaient un si grand usage de cette teinture, qu'on leur avait
donné' dans le pays le surnom de <ja ronciers.
« Stépane Mikhaïlovitch parcourut ses domaines en tous sens avec le plus
grand soin. Il visita avec la même attention les champs de ses paysans, afin
de pouvoir se rendre un compte exact des résultats de la récolte. En passant
près d'une haie, il cueillit des fraises avec l'aide de Mazane, et, choisissant
les plus belles, il en forma un bouquet qu'il destinait à son Anna. Quoique
la journée fût très chaude, il ne reprit le chemin de la maison que vers midi.
(1) Cette habitude est encore très générale en Russie parmi le peuple; les personnes
âgées, surtout les femmes, poussent fréquemment des gémissemens étouffés, et .parais-
sent toujours sous le coup de quelque grand malheur.
88/| REVUE DES DEUX MOMIES.
A peine eut-on aperçu l'équipage tle mon grand-père descendant la côte, que
le dîner fut servi, et tous les membres de la famille coururent sur l'escalier.
«Anna, cria-t-il gaiement, quels beaux blés Dieu nous donne cette année-ci!
Tiens, voilà des fraises. » Ma grand'-mère s'avança; elle était ivre de joie.
« Elles sont presque mûres, ajouta Stépane Mikhaïlovitch; il faut que l'on
commence à en cueillir dès demain. » Tout en parlant ainsi, il entrait dans
'antichambre parfumée par l'odeur du chichi (soupe aux choux aigres) qui
l'attendait dans la salle à manger. « Ah ! le dîner est prêt! s'écria mon grand-
père d'un air de satisfaction encore plus prononcé, c'est bien! » Et, au lieu
d'entrer dans sa chambre, il alla se mettre à table. Lorsque par malheur le
dîner n'était pas prêt au moment de son arrivée, les choses se passaient autre-
ment; mais ce jour-là tout allait à souhait. I n gros garçon nommé Nikolka
Rouzane se plaça derrière mon grand- père; il était armé d'une énorme
branche de bouleau avec laquelle il chassait les mouches. En sa qualité de
bon Russe, Stépane Mikhaïlovitch ne pouvait se passer de chtchi, même dans
les plus fortes chaleurs, et il mangeait le chtchi avec une cuiller de bois,
parce qu'une cuiller d'argent lui brûlait les lèvres. Après le chichi vinrent
plusieurs autres plats. Les boissons se composaient de broya et de kvas
rafraîchis par des morceaux de glace. Le repas fut très gai, tous les cou-
vives causaient à haute voix, riaient et plaisantaient; mais il arrivait sou-
vent que le dîner se passail dans un morne silence : c'est lorsqu'on s'at-
tendait à quelque explosion de colère. Tous les enfans des dvoroci (serfs
employés comme domestiques) savaient que le maître était de bonne hu-
meur, et la salle en fut bientôt remplie; ils venaient dans l'espoir de prendre
part au repas, et comme les plats étaient fort copieux, mon grand-père les
régala généreusement.
« Aussitôt qu'il eut fini de dîner, il alla se coucher. On avait eu soin de
chasser les mouches de la chambre, et les rideaux lurent tirés avec le plus
grand soin. Bientôt après des ronflemens sonores annoncèrent que le maître
dormait d'un profond sommeil, et chacun se retira pour se livrer également
au repos...
« La journée était avancée; il était déjà cinq heures. Stépane Mikhaïlovitch,
après avoir pris le thé dans la cour, se rendit avec toute sa famille, rangée
sur deux lignes, à un moulin des environs. La fraîcheur du soir commençait
à se faire sentir un long nuage de fumée s'élevait sur la route et se rappro-
chait du village; il en sortait des bèlemens et des mugissemens plaintifs; le
soleil tlisparaissait lentement derrière une colline. La surface de l'eau était
aussi immobile qu'un miroir, et Stépane Mikhaïlovitch, qui s'était arrêté sut-
la digue, admirait ce spectacle en silence. Parfois quelques poissons qui se
poursuivaient sautaient hors de l'eau et en agitaient la surface; mais mon
grand-père n'était point pêcheur. — Allons, Anna, cria-t-il à sa femme, il est
temps de rentrer; le starosta doit m'attendre. — A ces mots, ses filles, le
voyant toujours de bonne humeur, lui demandèrent la permission de conti-
nuer à pêcher encore une demi-heure. Il y consentit, et retourna à la maison
en droguï avec sa femme et son fils. Il ne se trompait pas : le starosta l'at-
tendait au pied de l'escalier, et il n'était pas seul; plusieurs paysans et pay-
sannes l'accompagnaient. Comme il avait déjà vu son maître dans la journée,
il le savait de bonne humeur et n'avait point manqué de le dire dans le vil-
LES SEIGNEURS D'AKSAKOVA. 885
luge; les hommes et les femmes qui l'avaient suivi étaient des solliciteurs
qui venaient demander au maître des faveurs particulières. Ces demandes
furent bien accueillies : mon grand-père consentit à fournir de la farine à un
paysan, qui n'avait point rendu celle qu'on lui avait déjà donnée, quoiqu'il
fût parfaitement a même de faire cette restitution; il promit à un autre de
marier sou lils avant l'hiver à une fille que la famille de ce dernier avait
choisie. Enfin une femme de soldat, à laquelle il avait ordonné, pour cause
d'inconduite, de quitter la maison de son père, fut autorisée à y demeurer.
Bien mieux, il fit offrir à chacun des assistans un énorme gobelet d'eau-de-
vie préparée à la maison et de premier choix. Gela fait, il donna en peu de
mots, mais d'une manière claire el précise, ses ordres pour le lendemain, et
se hâta d'aller souper. Tout était prêt depuis longtemps. Le repas du soir se
composait à peu près des mêmes plats que celui du matin, et on y mangea
d'aussi bon appétit, peut-être même un peu plus, car il faisait moins chaud.
Le souper terminé, Stépane Mikhaïlovitch avait l'habitude de rester encore
une demi-heure assis en chemise sur l'escalier pour se rafraîchir après avoir
pris congé de toute la famille. Cette luis il y demeura un peu plus, plaisan-
tant et riant avec les domestiques; il enjoignit a Mazane et à Tanaïtchenko
de lutter ensemble et de se battre à coups de poings. Ceux-ci obéirent, mais
il les anima tellement l'un contre l'autre, qu'ils se prirent par les cheveux.
Mon grand-père, étant suffisamment égayé de ce spectacle, calma leur ardeur
d'un ton d'autorité, et ils se séparèrent.
« La nuit, une belle nuit d'été, enveloppa bientôt pour quelques heures
toute la nature. Les lueurs mourantes du crépuscule n'étaient pas entière-
ment éteintes, et dans ces contrées elles durent jusqu'à l'aurore. La voûte
du ciel devenait plus sombre d'heure en heure, et faisait ressortir la clarté
des étoiles. Le cri des oiseaux de nuit était de plus en plus distinct; ils sem-
blaient se rapprocher. Le bruit des moulins augmentait d'un instant à l'autre
au milieu du brouillard humide qui s'élevail sur la rivière... Mou grand-père
se leva, se signa à deux reprises, rentra dans sa chambre étouffante, s'y éten-
dit sur de moelleux coussins et tit baisser le rideau qui entourait son lit. »
Il est superflu d'insister ici sur la signification des détails grou-
pés par l'écrivain russe. K tous les momens de cette journée heu-
reuse du seigneur d'Aksakova, on retrouve les mêmes contrastes,
la sain agerie s' alliant à la sérénité patriarcale, le gouvernement ab-
solu du père de famille tempéré par la douceur familière de celui qui
l'exerce, quelquefois aussi compromis par les écarts de son tempéra-
ment fougueux. Ici néanmoins la violence des instincts primitifs a
pour contre-poids des qualités incontestables. Les fragmens consa-
crés au caractère de Stépane Mikhaïlovitch et à sa vie intérieure,
tout en constatant l'état inculte d'une portion de la société russe
sous Catherine, mettent en relief les mérites naturels qui corrigent
quelque peu cette barbarie morale. Un autre chapitre nous montre
ce que deviennent les instincts violens de la race quand il leur man-
que ce précieux contre-poids, et on comprend mieux ainsi quelle de-
886 REVUE DES DEUX MONDES.
\ ait i''tre l'impuissance des réformateurs qui prétendaient s'en passer.
Le digue Stépane Mikhaïlovitch continue donc à se partager entre
1'administratibn de son bien et de joyeux loisirs, lorsqu'un concours
de circonstances tout à l'ait imprévues vient le tirer de son repos.
A quelque distance de ses terrres se trouvaient les propriétés d'un
jeune noble, Mikhaïl Maksimovitch Kourolessof, major dans un régi-
ment de dragons. Ce nouveau personnage, qui va jouer un rôle
important dans la Chronique, se présente d'abord sous un jour assez
fa\orable.
c< C'était un jeune homme de vingt-huit ans et d'un extérieur agréable.
Bien des gens le trouvaient même fort beau garçon et faisaient de lui un
grand éloge; mais d'autres trouvaient que, malgré tous ces agrémens per-
inels, il ne plaisait point, et je me souviens que ma grand'mère et mes
tantes se disputaient sein eut à ce sujet entre elles. Il venait rarement dans
le pays; il n'j possédait en tout que cent cinquante paysans. Quoique le ma-
jor n'eût reçu aucune instruction, il parlait et écrivait avec facilité. J'ai eu
entre mes mains un assez grand nombre de lettres trouvées dans ses pa-
piers; elles prouvent que c'était un homme admit, ferme et d'un esprit pra-
tique. Il était parenl éloigné de noire immortel Souvorof, ainsi que l'attes-
tent plusieurs lettres de celui-ci. 11 n'était pas connu dans le gouvernement
de Simbirsk; mais tout se sait eu ce monde, et d'ailleurs, lorsqu'il venait en
congé, il amenait avec lui son dénechtchik (brosseur), qui, malgré toute la
rite de son maître, en parlait sans doute confidentiellement aux autres
domestiques. L'opinion qu'on s'était formée de lui à la longue est très clai-
rement exprimée par les aphorismes suivans : « Le major n'aime pas à plai-
santer, il faut marcher dans le droit chemin lorsqu'on a affaire à lui; il n'est
pas homme à dénoncer le soldat et cache même ses fautes au besoin, mais
lorsqu'il se fait prendre, il ne l'épargne pas. » On lui appliquait aussi un
dicton fort expressif : « Le diable n'est pas son cousin, disait-on, quand il se
mêle à tptelques disputes. » Enfin il passait pour un homme très entreprenant
auprès ifs femmes et un buveur intrépide; mais on glissait légèrement sur
ces défauts, et tout le monde s'accordait à le considérer comme un proprié-
taire fort entendu. Ainsi la réputation du major n'était pas trop mauvaise;
d'ailleurs il était insinuant, rempli de prévenances et de respect pour les per-
sonnes âgées, et on l'accueillit partout avec plaisir. »
Tel est l'homme qui va apporter le trouble dans tout le district.
Comme sa fortune était médiocre, Mikhaïl Maksimovitch avait pour
principe de rechercher les bonnes grâces des gens riches, et s'était
lié avec tous les grands propriétaires du pays. Parmi eux se trou-
vaient les Bakhteïet, qui étaient alliés à la famille du seigneur d'/\k-
sakova; iMme Bàkhteïef et surtout sa fdle le trouvèrent à leur gré et
finirent même par en raffoler. Il vit chez elles la jeune Prascovia Iva-
novna, la pupille de Stépane Mikhaïlovitch, et conçut le projet d'en
faire sa femme. Les prévenances dont il comblait la jeune et jolie
LES SEIGNEURS d'aKSAKOVA. 887
héritière ne tardèrent pas à produire leur effet; elle s'éprit du jeune
officier de dragons, et lorsqu'il déclara ses intentions à Mme Bakh-
teïef, celle-ci se montra fort disposée à les seconder. Toutefois, pour
contracter cette union, il fallait le consentement du seigneur d' \ksa-
kova. tuteur de la jeune Prascovia. L'entreprenant major résolut de
se présenter à lui et de s'insinuer dans ses bonnes grâces.
« Il s'introduisit auprès de Stépane Mikhaïlovitch sous différons prétextes
avec force lettres de recommandation. L'impression qu'il fit sur Stépane
Mikaïlovitch ne lui fut point favorable, et pourtant il avait certains mérites
qui auraient dû lui plaire: mais Stépane Mikhaïlo\ itch n'avait point seulement
l'esprit sain et clairvoyant : il possédait en outre, comme toutes les natures
droites et honnêtes, un instinct moral qui fait décoin rir au premier abord,
et sous les apparences les plus contraires, le défaut de droiture el de fran-
chise avec mutes les conséquences qui peinent en résulter. Les propos ai-
mables et le ton respectueux du jeune officier ne le trompèrent point, et il
comprit tout de suite que ces formes séduisantes cachaient une basse intrigue.
Won grand-père ne se laissa point influencer par la sagesse apparente du
major, qui s'empressa de lui débiter force maximes très sensées sur l'agro-
nomie et l'administration des biens: il lui fit un accueil sec et froid. Le major
s'étant mis à causer familièrement et à faire l'aimable avec Prascovia l\a-
novna, qui paraissait l'écouter a\re plaisir, mon grand-père inclina la tête
de côté suivant son habitude; ses sourcils se froncèrent, et il jeta sur le
jeune soupirant un regard qui n'était pas des [dits gracieux. Quant à Anna
Vassilievna et à ses filles, elles avaient été entièrement captivées par les
prévenances dont le major les avait comblé s, el se disposaient à j répondre;
mais lorsqu'elles eurent remarqué sur la physionomie de Stépane Mikhaïlo-
vitch l'expression caractéristique que je viens de décrire, elles jugèrent à
propos de rester froides et silencieuses. L'aimable visiteur essaya vainement
de faire reprendre à la conversation le ton agréable et enjoué qu'il lui avait
donné dans les premiers momens de son arrivée: on ne lui fit plus que des
réponses très laconiques. 11 se décida à repartir, quoique la soirée fût avan-
cée, et que, suivant les règles ordinaires de l'hospitalité, il eûl pu espérer
qu'on lui donnerait asile pour la nuit. — Cet homme est un drôle et un vau-
rien, dit Stépane Mikhaïlovitch lorsqu'il fut parti, et j'espère qu'il ne remet-
tra plus les pieds ici. — Personne n'osa, bien entendu, le contredire; mais
on parla longtemps en secret de l'élégant major, et la jeune héritière sur-
tout fit un grand éloge de son amabilité. »
Le major rejoignit son régiment, non sans s'être assuré que
les Bakhteïef, bien disposés pour lui, le tiendraient au courant de
toutes les circonstances qui pourraient faciliter le dénoûment de
cette intrigue matrimoniale. Lue de ces circonstances ne tarda pas
à se présenter. Une affaire d'intérêt obligea Stépane Mikhaïlovitch à
entreprendre un voyage qui devait durer plusieurs mois. Le major
en fut prévenu, et la femme de Stépane Mikhaïlovitch permit à
Prascovia de se rendre chez les Bakhteïef, quoique son mari lui
888 REVUE DES DEUX MONDES.
eût expressément recommandé en partant de ne l'y autoriser tous
aucun prétexte. Le jeune major plaisait beaucoup à Anna Vassilievna
ainsi qu'à ses filles, et elle ne voyait point d'un mauvais œil son
union avec la jeune pupille de Stépane Mikhaïlovitch. Les cadeaux
que le jeune major lui envoya achevèrent de la séduire; il fut con-
venu que, pour mettre toute responsabilité à couvert, Mme Bakhteïef
lui écrirait une lettre dans laquelle elle se dirait en danger de mort.
Comment résister aux dernières volontés d'une mourante? La jeune
Prascovia partit pour rendre visite à la prétendue malade, et quel-
ques jours après elle fut mariée avec Mikhaïl Maksimovitch, qui
s'était empressé d'accourir. Sur ces entrefaites, Anna Vassilievna
reçut une réponse de son mari, qui lui ordonnait de ramener immé-
diatement sa pupille. La pauvre femme se repentit amèrement d'a-
voir cédé aux instances des Bakhteïef; mais le mal était irréparable :
il ne lui restait plus qu'à attendre avec résignation le châtiment
que son mari lui infligerait à son retour, et elle se prépara à l'affron-
ter courageusement. Lorsque Stépane Mikhaïlovitch revint et lui
demanda pourquoi il ne voyait point sa pupille, Anna Vassilievna et
ses filles se jetèrent à ses pieds et lui annoncèrent le mariage; niais
elles affirmèrent que lis lîakhteïef l'avaient conclu sans leur consen-
tement. Le seigneur d'Aksakova se rendit immédiatement chez les
Bakhteïef et les accabla d'injures. La vieille Mmc Bakhteïef n'en fut
nullement intimidée, elle essaya même de lui imposer silence, en lui
rappelant qu'elle était d'aussi ancienne lignée que lui et qu'il n'avait
point le droit de la traiter ainsi. Enfin elle eut l'imprudence d'ajou-
ter, dans la chaleur de la discussion, qu'Anna Vassilievna et ses filles
s'étaient entendues avec elle pour hâter cette union. Le seigneur
d'Aksakova ne lui en demanda pas davantage; il rentra chez lui,
écumant de rage, arracha à sa femme et à ses filles l'aveu de leur
complicité, leur ordonna de renvoyer immédiatement les cadeaux
du major, et les maltraita à tel point que ses filles aînées en gar-
dèrent le lit pendant plusieurs semaines, et qu'Anna Vassilievna avait
encore, un an après, la tète couverte, de bandages. Pendant long-
temps, Stépane Mikhaïlovitch ne voulut point entendre parler d'un
rapprochement avec les jeunes mariés, il avait même défendu qu'on
prononçât leur nom en sa présence. Cependant, lorsqu'il apprit qu'ils
faisaient bon ménage, il se montra disposé à leur accorder son par-
don, et témoigna môme le désir de voir Prascovia Ivanovna; elle
s'empressa de venir se jeter à ses pieds, et Stépane Mikhaïlovitch,
touché de ses larmes, l'autorisa à lui amener son mari dans un an,
si elle continuait à être heureuse avec lui. Ce terme écoulé, Prascovia
vint en effet avec le major à Aksakova, et Stépane Mikhaïlovitch
parut très satisfait du changement qui s'était opéré chez Mikhaïl
LES SEIGNEURS D'AKSAKOVA. S89
Maksimovitch; c'était maintenant un homme posé, raisonnant bien
agriculture, exclusivement préoccupé des améliorations qui pou-
vaient être introduites dans la direction des biens considérables que
sa femme lui avait apportés en dot, et pour l'administration desquels
elle lui avait donné pleins pouvoirs.
Plusieurs années s'écoulent, de nouveaux propriétaires viennent
se fixer dans le pays, et ce voisinage incommode Stépane Mikhaïlo-
vitch. 11 se décide donc à transporter une partie de ses paysans sur
les bords du Bougourouslane, dans le district d'Oufimsk. C'est encore
un trait propre à la Russie que ers actes despotiques des seigneurs
qui entraînent quelquefois le déplacement d'une population nom-
breuse. Cette émigration donne beaucoup de souci à Stépane Mikhaï-
lovitch. mais il surmonte tous les obstacles, et réussit à fonder un
nouveau village qui ne tarde pas à prospérer. La préoccupation que
lui a causée cette difficile tentative a eu g !] endant pour triste con-
séquence de lui faire perdre un peu do vue Prascovia et son mari.
D'assez graves changemens se remarquent bientôt dans la vie du jeune
couple. Le major déploie un certain luxe : il a acheté dos terres,
fondé trois villages, donné à l'un le nom de Kourolessof, a un autre
celui de Parachino. et an troisième celui d'Ivanovna. Ces trois noms
réunis forment le nom patronj mi que de sa femme. Il réside habituel-
lement avec elle dans un autre village nommé Tchourasovo et situé
a cent verstes des groupes d'habitations qu'il a formes sur se > terres;
il s'y est bâti une demeure luxueuse. Les jeunes é] x v reçoivent
nombreuse et bruyante s Mikhaïl Maksimovitch comble sa
femme de prévenances et se plaîl a l'habiller comme une poupée;
il ne la quitte que pour aller inspecter ses nouveaux villages.
L'un de ceux-ci. Parachino, est pou éloigne de la résidence de Sté-
pane Mikhaïlovitch; mais comme le soigneur d'Aksakova n'aime point
les voyages, les deux voisins se visitent rarement. Au bout de quatre
ans de mariage, la femme du major lui donne un fils et une fille,
qui ne vivent pas. La pauvre mère les pleure longtemps, et la nom-
breuse société qui se réunissait a Tchourasovo finit par en oublier le
chemin. A partir de ce moment, Mikhaïl Maksimovitch, qui redoute
la solitude, commence a s'absenter fréquemment de la maison. En
même temps le bruit se répand qu'il devient de plu-- en plus intrai-
table. On ajoute qu'il se livre à des excès de toute sorte dans ses terres
du district d'Oufimsk, et que les fonctionnaires préposés à la po-
lice du pays le laissent faire, les uns parce qu'ils prennent part eux-
mêmes à ses désordres, les autres parce qu'ils le craignent. Ce que
l'on raconte de lui est malheureusement trop vrai. Un changement
inexplicable s'est opéré chez Mikhaïl Maksimovitch; les penchans
vicieux auxquels il avait renoncé depuis son mariage se sont rani-
890 REVUE DES DEUX MONDES.
m 's, et il s'y abandonne avec une énergie sauvage; il semble avoir
mis toute son intelligence au service des instincts féroces d'un tigre.
Le seigneur Stépane Mikhaïlovitch, malgré ses défauts trop visi-
bles, nous a montré le propriétaire de campagne dans la Russie du
xviii" siècle sous son aspect le plus sympathique et le plus débon-
naire. Dans Le major, nous avons le type opposé, le seigneur cruel
et débauché; nous avons les instincts pervers et vicieux affranchis
de l'ascendant .salutaire des vieilles mœurs et des vertus primitives.
Pendant longtemps, Prascovia, la femme du major, ignore les dés-
ordres de son mari, qui ne sont déjà plus un mystère pour sa fa-
mille. Ces désordres sont cependant inouis. Entouré d'une quinzaine
d'hommes qu'il a choisis parmi ses domestiques et ses paysans,
Mikhaïl ne se borne pas à se livrer avec eux à la plus honteuse dé-
bauche, il attente audacieusement à la liberté de tous ceux qui ne
se prêtent point à ses caprices, Vrrive-t-il qu'un de ses voisins lui
refuse une chose quelconque qu'il trouve de son goût, Mikhaïl Mak-
simovitch pénètre dans sa maison de vive force avec les scélérats
qu'il s'est adjoints, roue de coups le malheureux propriétaire, et
emporte l'objet ou le meuble précieux dont celui-ci n'a point voulu
se dessaisir. Comme il croit n'avoir rien à redouter de la police, il
expose ces dépouilles dans sa maison, et raconte volontiers comment
il se les est acquises. Les victimes de ses actes audacieux sont obli-
gées d'y applaudir. Lorsqu'un de ses compagnons de débauche lui
résiste, il l'enferme dans une cave au pain et à l'eau pour plusieurs
jours. Quant à ses domestiques, il les fait fustiger sous le moindre
prétexte avec un fouet à lanières qu'il appelle le chat. Il aime
surtout à parcourir les routes du voisinage en (élega, suivi de ses
acolytes avinés. On s'arrête de temps à autre devant un passant, et
le maitre lui intime l'ordre de boire un énorme bocal d'eau-de-vie
qu'il lui fait offrir; s'il hésite à l'avaler, on le lie à un arbre et on
l'abreuve de force en le frappant sans pitié. C'est avec une froide
ironie que le major adresse la parole à ses victimes : « Allons, mon
cher, disait-il, il n'y a rien à faire; il faut que nous réglions
notre compte. » Puis, se tournant vers un de ses cochers chargé des
exécutions : « Prends le chat, chatouille un peu le dos de ce gail-
lard-là. » Le supplice commence, et Mikhaïl Maksimovitch \ assiste
la pipe à la bouche, interpellant de temps à autre d'un air gogue-
nard le malheureux patient, tant que celui-ci peut l'entendre. Lors-
qu'il donne au cocher l'ordre de s'arrêter, on emporte la victime et
on l'enveloppe, pour guérir ses plaies, dans une peau de mouton
encore saignante; mais ce remède ne réussit pas toujours. 11 faut
d'ailleurs compléter le tableau par un dernier trait de caractère :
tout en se comportant ainsi, Mikhaïl Maksimovitch a entrepris la
LES SEIGNEURS d'aKSAKOVA. St>l
construction d'une église magnifique, et en surveille l'exécution avec
beaucoup de zèle.
La femme de Mikhaïl Maksimovitch, ignorant l'affreuse conduite
du major, vit paisiblement dans sa maison de Tchourasovo, quand un
jour elle reçoit d'une de ses parentes, femme âgée qu'elle respecte
beaucoup, une lettre dans laquelle le genre de vie que mène Mikhaïl
Maksimovitch et les cruautés qu'il exerce sont décrits sans la moin-
dre retenue. En finissant, sa vieille parente ajoute que le major est
à Parachino, et vient de faire battre un de ses laquais, Ivane Anou-
frief, au point que celui-ci est en danger de mort. A cette nouvelle,
Prascovia Ivanovna devient presque folle; mais elle se remet bientôt
et part immédiatement pour Parachino avec son domestique et une
femme de chambre. L'idée de prendre quelques précautions pour elle-
même ne lui vient point à l'esprit; elle s'est dit que de tels renseigne-
mens sont exagérés. Du reste, comme son mari n'a pas cessé de la
traiter avec beaucoup d'égards, elle pense que sa présence seule suf-
fira pour le rappeler à de meilleurs sentimens, et qu'il n'hésitera pas
à monter en voiture pour revenir avec elle à Tchourasovo. Un ter-
rible mécompte l'attend.
« Lorsqu'elle arrivai Parachino, il était déjà nuit. Elle laissa sa calèche
à l'entrée du village, et s'avança, suivie de sa femme de chambre et d'un la-
quais, sans être reconnue (on ne la connaissait presque point), jusqu'à la cour
de la maison seigneuriale. Elle y entra par la porte de derrière, s'approcha
d'un corps de bâtiment d'où s'élevaient des cris accompagnés de chants et
de rires, et en ouvrit la porte d'une main assurée... Son mari binait en
nombreuse compagnie, et se trouvait dans un état d'ivresse beaucoup plus
marqué que de coutume. La chemise de soie rouge qu'il portait était en-
tr'ouverte, il était assis, tenant un verre de punch d'une main, et défiait de
l'autre une jeune femme qui était assise sur ses genoux. Autour de lui, des
laquais à moitié ivres, des femmes de chambre et des paysannes dansaient
en chantant. A peine Prascovia Ivanovna eut-elle entrevu cette scène ré-
voltante, qu'elle faillit tomber sans connaissance. Elle comprit toute l'éten-
due de son malheur, referma la porte sans avoir trahi sa présence, car la
chambre était pleine de fumée, et se retira dans la cour. Un domestique de
Mikhaïl Maksimovitch, homme d'un âge mûr, et qui, fort heureusement pour
elle, n'était point ivre, montait l'escalier. Il reconnut sa maîtresse et s'écria :
— N'est-ce point vous, notre mère, Prascovia Ivanovna? — Mais elle lui posa
la main sur la bouche, et, l'ayant entraîné au milieu de la cour, elle lui dit
d'un ton sévère : — Voilà donc comment vous vous conduisez loin de moi !
Mais cette vie-là aura une fin. — Le domestique se jeta à ses pieds et lui dit
en pleurant : — Croyez-vous donc que nous en soyons contens? Nous sommes
forcés d'obéir. C'est Dieu qui vous envoie. — Prascovia Ivanovna lui ordonna
de se taire et lui demanda des nouvelles d'Ivane Anoufrief (le domestique en
danger de mort). Il était encore vivant, et elle se fit conduire vers lui. Il
était couché dans une isba située au fond de la basse-cour. C'est à peine s'il
80"2 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvait parler, et elle ne put rien apprendre de lui: mais son jeune frère
Alexis, qui avait été battu la veille, descendit péniblement du liane où il
était couché, et lui raconta tout au long les suppliées que Mikhaïl Maksimo-
vitch avait l'ait subir à son malheureux frère, à lui et à beaucoup d'autres. Ces
détails révoltans tirent frémir Prascovia Ivanovna; elle se reprocha amère-
ment de n'avoir poini mis un terme depuis longtemps à ces violences, et
comme elle croyait qu'il lui serait facile de ramener son mari dans la lionne
voie, elle résolut de le faire sans perdre de temps.
« Ayant défendu an jeune domestique de parler de son arrivée, elle se di-
rigea vers une nouvelle, maison que son mari avait fait bâtir depuis quelques
années non loin de là, et dont la construction avait été suspendue mi ne
savait pourquoi, l.e domestique lui dit qu'elle \ trouverait une chambre à
moitié terminée, et que son mari avait transformée en bureau. C'est dans
cette pièce qu'elle résolut de passer le reste de la nuit, car elle ne voulait
point avoir d'explication avec son mari dans l'état où il se trouvait. Malheu-
reusement son arrivée ne fut point tenue secrète. I □ des hommes qui pre-
naient part avec le plus d'ardeur aux débauches de Mikhaïl Maksimovitch en
fut instruit, et glissa la nouvelle à l'oreille de son maître par dévouement
pour lui, ou peut-être parce qu'il craignait que celui-ci ne le punît d'avoir
gardé le secret. Cette nouvelle frappa à un tel point Mikhaïl Maksimovitch,
que les fumées de l'ivresse dans laquelle il était plongé se dissipèrent immé-
diatement. Quoiqu'il ne connût pas du tout le caractère ferme et résolu de sa
femme, celle-ci n'ayant point eu occasion jusqu'alors de mettre ces qualités
en évidence, il s'en doutait, et pressentil l'orage qui le menaçait. Il congé-
dia la bande joyeuse qui l'entourait, et se tit verser sur la tête deux énormes
baquets d'eau froide. Cette ablution le rafraîchit un peu de corps et d'es-
prit, il reprit son costume ordinaire, et alla voir Où Prascovia Ivanovna dor-
mait. Il avait réfléchi à sa position, et s'était déjà tracé un plan de conduite.
Il devina que sa femme avait dû être instruite par quelqu'un de sou genre
de vie, et que, n'ayant point voulu ajouter foi à cette dénonciation, elle était
venue pour savoir ce qu'elle devait en penser, il se croyait sûr de son fait;
il comptait avouer humblement à sa femme ses habitudes de débauche, la
désarmer par un simulacre de repentir, l'attendrir par ses caresses, et l'en-
traîner au plus vite hors du village.
« l.e jour commençait a poindre lorsqu'il s'approcha sans bruit de la
chambre où se trouvait Prascovia Ivanovna. Il entr'ôuvrit la porte avec pré-
caution : le lit qu'on y avait disposé à la hâte sur un coffre n'était point
défait, personne ne s'y était couché. 11 parcourut la chambre des yeux et
aperçut sa femme agenouillée et pleurant, les regards fixés sur la nouvelle
église située en face de sa fenêtre, et dont la croix était illuminée par les
rayons du soleil levant. Il n'y avait point d'image dans la chambre. Il resta
immobile pendant quelques instans, puis il lui dit d'un ton enjoué : « Cesse
donc tes prières, ma lionne Paracha. Qu'est-ce qui me vaut cette agréable
visite? » Aucune émotion ne se manifesta sur les traits de Prascovia Ivanovna;
elle se releva, repoussa son mari, qui voulait l'embrasser, et, le cœur plein
d'une légitime indignation, elle lui déclara d'un ton calme et sévère qu'elle
avait vu Anoufrief et connaissait toute sa conduite. Cette déclaration faite,
elle exprima au monstre, sans le moindre ménagement, l'horreur qu'il lui
LES SEIGNEURS D'AKSAKOVA. 893
inspirait, lui redemanda la procuration qui lui donnait le droit de gérer ses
biens, lui ordonna de quitter Parachino à l'instant même et de ne plus se
représenter à ses yeux. En terminant, elle lui déclara que, s'il ne se sou-
mettait pas à ces conditions, elle le dénoncerait au gouverneur, et qu'il
serait envoyé aux travaux forcés en Sibérie. Mikhaïl Maksimovitrh ne s'at-
tendait pas à une pareille réception, et il écumait de rage : « Ah! c'est
ainsi (pie tu l'entends, mon petit cygne ! lui dit-il. Puisqu'il en est de la
sorte, ajouta le monstre en mugissant, je vais le prendre aussi sur un autre
ton. Tu ne sortiras pas de Parachino avant de m'avoir signé un acte de vente
île toutes les propriétés: si lu t'y refuses, je te ferai mourir de faim dans
une cave. » Gela dit, il prit un bâton qui se trouvait dans un des coin-, de
la chambre et se mil à en frapper sa chère Parachenka; elle tomba, mais
•il continua à la frapper jusqu'à ce qu'elle eûl perdu connaissance. 11 appela
ensuite plusieurs domestiques qui lui étaient dévoués, leur donna ordre de
porter leur maîtresse dans la cave; il en ferma la perte avec un énorme
cadenas, dont il mil la clé dans sa poche, puis il fit rassembler tous ses
domestiques et les aborda d'un air sombre e1 terrible. Il les avait convoqués
afin de rechercher le coupable, celui d'entre eux qui avait conduit la maî-
tresse dans Visba de la basse-cour; mais, prévoyant le sort qui l'attendait,
cet homme avait pris la fuite avec le cocher et le laquais qui axaient accom-
pagné PrascoA ia Ivanovna. On envoya quelques personnes à leur poursuite. La
femme de chambre seule n'ai ail pu se résoudre à laisser sa maîtresse. Mikhaïl
Maksimovitch ne la maltraita point, mais il l'enferma avec celle-ci après
lui avoir donné des instructions; il lui recommanda, entre autres choses,
d'engager sa maîtresse à la soumission. Que lit ensuite Mikhaïl Maksimô-
vitch? 11 se mit à boire plus que jamais; mais, hélas! c'est en vain qu'il
buvait de l'eau-de-vie comme de l'eau, c'est en vain qu'une bande d'hommes
et de femmes avinés recommencèrent à danser et à chanter «levant lui :
Mikhaïl Maksimovitch restait triste e1 préoccupé. Cependant il ne renonça
point à ses prétentions; il lit dresser dans la ville du district, et au nom
d'un de ses compagnons de débauche, un acte par lequel Prascovia Ivanovna
déclarait vendre Parachino et Kourolessof (il daignait lui laisser Tchoura-
sovo), et chaque jour il descendait deux fois dans la cave pour engager sa
femme à signer cette pièce. Afin de l'y décider, il implorait son pardon et
mettait les coups qu'il lui avait donnés sur le compte de sa vivacité; il lui
promettait de ne plusse représenter à ses yeux, si elle souscrivait à sa de-
mande, et jurait que, dans son testament, il lui restituerait tous les biens
dont il voulait maintenant la dépouiller. Prascovia Ivanovna resta inflexible,
et pourtant elle souffrait beaucoup des blessures qu'il lui avait faites; elle
était épuisée par la faim, et une fièvre ardente la consumait. »
l.a Providence ne permit point à ce misérable d'arriver a ses lins.
Trois domestiques de Mikhaïl Maksimovitch, on le sait, avaient
pris la fuite; ils se présentent inopinément devant le seigneur d'Ak-
sakova, et lui apprennent le traitement que subit leur maître .
Transporté de fureur, Stépane Mikhaïlovitch s'élance dans la cour
et appelle à grands cris ses domestiques et ses pavsans. Une foule
REVUE DES DEUX MONDES.
attentive se presse bientôt autour de lui, et lorsqu'on connaît le
motif de cette convocation, chacun veut courir à Ja délivrance de
Prascovia Ivanovna.
« Quelques instans après, trois rospouskis étaient attelés chacun de trois
chevaux vigoureux pris dans les écuries du seigneur et montés par douze
hommes armés, choisis parmi les plus robustes et les plus résolus des domes-
tiques et des pa\ sans, sous la conduite de Stépane Mikhaïlovitch. Ces hommes
avaient pour armes des fusils, des sabres, des fourches, des épieux et des
fourches en fer; les trois fuyards se joignirent à eux, lancèrent leurs chevaux
et partirent pour_Parachino. Dans la soirée, deux autres rospouskis, attelés
des [meilleurs [chevaux^du] village," s'élancèrent dans la même direction; ils
étaient montés'par une dizaine d'hommes qui voulaient assister leur mai lie.
Le lendemain au soir, les premiers se trouvaient déjà à sept verstes de Para-
chino;*ils s'arrêtèrent pour l'aire manger, leurs chevaux et se remirent en
route. A peine les premières lueurs du jour commençaient-elles à poindre,
qu'ils entrèrent a toute bride dans la cour qui précédait la maison du seigneur
de Parachino, el s'arrêtèrent à la porte de la cave, située dans l'aile que celui-
ci occupait. Stépane Mikhaïlovitch courut à la porte de la cave et se mit à y
frapper à grands coupsde poings. — Qui est-là? demanda une femme dont la
voix se faisait à peine entendre. Mon grand-père reconnut la voix de Pras-
covia Ivanovna : elle était encore en vie. Stépane Mikhaïlovitch se signa en
pleurant de joie. — Dieu soit loué! c'est moi, ton cousin Stépane Mikhaï-
lovitch; tranquillise-toi. — Puis il donna ordre au cocher, au laquais et au
vieux domestique de Prascovia Ivanovna d'aller atteler la calèche qui l'avait
amenée. Lorsqu'ils furent partis, il plaça six hommes armés à l'entrée de l'es-
calier qui conduisait à la cave, et se mit lui-même avec le reste de sa troupe
à ébranler la porte à coups de haches et de pioches. Quelques instans après,
la porte céda; Stépane Mikhaïlovitch emporta dans ses bras Prascovia Iva-
novna, il la déposa sur un des rospouskis avec sa fidèle femme de chambre,
s'assit à leurs côtés, et sortit lentement de la cour avec tous ses gens. Le soleil
venait de se lever, et lorsqu'ils passèrent devant l'église, il éclairait la croix
devant laquelle Prascovia Ivanovna s'était agenouillée trois jours aupara-
vant... Elle la salua de nouveau pour remercier le ciel de sa délivrance. La
calèche les rejoignit à peu de distance du village; Stépane Mikhaïlovitch y
déposa Prascovia Ivanovna et la ramena chez lui. »
Lorsque les habitans du village et les domestiques eurent appris
cet enlèvement, ils crurent que leurs maux allaient avoir une lin.
On s'attendait à voir entrer à tout moment dans le village le sta-
novoï suivi du tribunal criminel; mais il n'en fut rien : Mikhaïl
Maksimovitch put continuer sa vie de désordres. Il redoubla même
ses excès et recommença à torturer tous ses domestiques avec plus
de fureur que jamais, y compris le fidèle laquais qui l'avait instruit
de l'arrivée et du départ de sa femme : pour s'excuser, il disait qu'on
l'avait trahi.
Comment finit cette tragédie domestique? Mikhaïl Maksimovitch
LES SEIGNEURS d'AKSAKOVA. 895
meurt d'un coup de sang (1), et, chose étrange, il est pleuré par sa
femme. Prascovia ne peut pas oublier qu'elle l'a aimé pendant qua-
torze ans. Ce qui l'afflige surtout, c'est que son mari suit mort sans
avoir eu le temps de se repentir. Elle voudrait disposer, en faveur
du fils de Stépane Mikhaïlovitch, son tuteur, de tous les biens qui
lui restent; mais le seigneur d'Âksakova refuse ce don. Tel est le
caractère de la femme russe, mélange singulier de dévoûment et
de fierté, d'indépendance et de soumission. In autre trait à noter
dans le dénoûment de l'histoire du major, c'est qu'il en est de
Mikhaïl Maksimovitch coi e de certains empereurs romains qui
avaient effrayé le monde de leurs excès, et dont la mémoire pourtant
restail populaire. M. Aksakof lui-même a visité, bien des années
après la mort de Mikhaïl Maksimovitch, le village théâtre de ses
débauches, et le nom de cet homme, qu'il croyait voué à la haine
publique, n'était prononcé qu'avec respect par les vieillards. Ou
s'accordait a reconnaître que le major avait un odieux caractère, mais
on ajoutait qu'il ne punissait jamais injustement les serfs, et qu'il
veillait toujours à leur bien-être.
.M. Vksakof ne raconte que dans une autre partie de son livre la
mort de Prascovia: il a suivi l'ordre chronologique. Pour nous, pré-
occupé principalement de l'unité de ce caractère, en regard de la
courte lutte de Prascovia contre l'indomptable Mikhaïl, nous place-
rons le récit de sa mort, survenue en 1806.
« Le sang-froid et l'énergie dont elle avait fait preuve dans sa jeunesse ne
l'abandonnèrent point sur son lit de mort. Pour donner plus de valeur à ses
dernières dispositions, elle avait réuni toutes les autorités du district. Lors-
qu'on leur eut donné lecture «le sou testament, elle lit servir du Champagne,
et en but elle-même un verre à la santé du nouveau propriétaire. Celui-ci
lui ayant dit qu'il avait trouvé sur la liste de ses débiteurs les noms de plu-
sieurs propriétaires pauvres, la malade lui répondit qu'elle le savait fort,
bien. — Mais, ajouta-t-elle, l'argent que je leur ai prêté est mon avoir légi-
time; je ne l'ai point acquis par fraude, et ne prétends point leur en faire don.
« Peu de jours avant sa mort, le médecin juif qui la soignait lui dit après
l'avoir examinée : —C'est bien, très bien. — La mourante l'entendit : — Tais-
toi, juif, lui répondit-elle, je sens que cela va finir; mais je ne crains pas la
mort, j'y suis préparée depuis longtemps. Allons, dis-moi franchement com-
bien de temps il me re^te à vivre. — Le docteur, qui était habitué à ce ton
et ne s'en formalisait nullement, lui répondit : — Trois ou quatre jours. —
Bien, reprit la malade, je te remercie de m'avoir dit la vérité. Maintenant,
adieu, tu peux te dispenser de revenir. Je vais donner ordre de te payer ton
compte. — Lorsque le médecin fut sorti, elle fit appeler toutes les personnes
I Au dire de l'auteur, qui a cru devoir cacher le véritable dénoûment de cette triste
existence, pour ne pas éveiller les susceptibilités de la censure. Eu réalité, Mikhaïl Mak-
simovith fut assassiné par ses domestiques.
896 REVUE DES DEUX MONDES.
de la maison. Elle leur déclara que, se sentant près de mourir, elle ne vou-
lait plus être tourmentée, et qu'elle désirait rester seule avec celui qui se
chargerai) de lui lire l'Évangile. — Ai-je bien pris toutes les dispositions né-
cessaires? ajouta-t-elle en se tournant vers un des assistans. Ne faut-il point
encore quelque chose?— Non, lui répondit celui-ci, tout est en ordre. —
Allons, c'est bien, lui répondit la mourante, .le vous prie de ne plus vous oc-
cuper de moi. Faites-moi le plaisir de vous retirer.
« Pendant les cinq jours qu'elle vécut encore, elle ne cessa de réciter des
prières, d'écouter la lecture de l'Évangile ou de chanter des psaumes. Ce-
pendant, axant de rendre le dernier soupir, elle voulut prendre congé de sa
famille et de tous ses domestique*; mais elle leur recommanda de passer de-
vant son lit sans ouvrir la bouche, et elle leur répéta à tous, même à son co-
cher, les paroles suivantes : « Pardonne-moi, pauvre pécheresse que je suis! »
Quelques instans après, elle expira. »
II.
Le livre de M. Aksakof embrasse l'histoire de trois générations.
Vprès nous être arrêté avec lui devant la vénérable ligure de Stépane
Mikhaïlovitch , aptes avoir observé la triste et bizarre physionomie
du major, nous rencontrons dans cette histoire de famille d'abord
le père de \I. Utsakof, puis l'auteur lui-même. Wec ces personnages,
nous entrons dans une époque nouvelle. La vie du père de M. Aksa-
nous montre les idées occidentales agissant a\ee. plus de succès
en Russie depuis qu'elles onl cessé d'être une sorte d'auxiliaire de
la politique impériale. Les influences qui émanent de l'Allemagne,
de la France, de l'Angleterre, sont favorisées alors par les ten-
dances mêmes des classes supérieures de ht société. M. Vksakof
enfin, l'auteur du livre, personnifie une dernière période du mouve-
ment réformateur. On retourne à la vieille Russie, on cherche à mettre
d'accord le passé et le présent, les moeurs des ancêtres et les aspi-
rations des enfans. Nous pouvons donc, grâce à cette chronique,
mettre en regard de l'époque dominée par Catherine celle qui l'a
suivie et celle même où nous sommes.
La destinée du père de M. Aksakof a été assez agitée à son début.
Vlexis, le fils unique de Stépane Mikhaïlovitch, a commencé par ser-
vir en qualité de sous-officier noble dans un régiment de dragons
i Oufa, ville de district située à vingt-neuf verstes d'Aksakova.
i ne circonstance bien caractéristique le décide à quitter le service
militaire. Un jour de fête, par ordre du général, Allemand d'ori-
gine, un office divin est célébré dans la chapelle du régiment. On est
au cœur de l'été, et les fenêtres sont ouvertes. Tout à coup le gai
refrain d'une chanson populaire retentit dans la rue. Le général
veut connaître les perturbateurs : il s'approche d'une fenêtre, et re-
LES SEIGNEURS d'aKSAKOVA. 897
connaît le jeune Alexis avec deux autres de ses camarades. Arrêtés
immédiatement , les trois promeneurs sont condamnés à recevoir
chacun trois cents coups de baguette; mais osera-t-on frapper Alexis,
le fils de Stépane Mikhaïlovitch, un officier noble? En vain le jeune
homme rappelle qu'aucun châtiment corporel ne peut lui être infligé;
on le couche par terre, on le frappe de verges en lui défendant de
crier afin de ne point troubler le service divin. L'exécution terminée,
le pauvre jeune homme est porté a l'hôpital à demi mort; niais aus-
sitôt guéri, il donne sa démission et entre dans les bureaux du gou-
vernement, où il trouve un régime mieux approprié à son caractère,
doux et modeste comme celui d'une jeune fille.
D'autres épreuves cependant attendent encore Uexis. \ peine en-
tré dans les bureaux, le timide et rustique jeune homme voit par-
tout les mœurs nationales battues en brèche par l'influence des
mœurs étrangères. 11 subit l'ascendant d'une civilisation supérieure
personnifiée dans la gracieuse fille d'un personnage' important de la
ville, Sofia Nikolaïevna. Spirituelle, instruite, d'une beauté remar-
quable, Sofia donne le ton à la haute société d'Oufa. Elle inspire en
même temps l'intérêt par son caractère énergique et noble. Quoique
bien jet , Sofia a déjà traversé bien des heures douloureuses. Son
père s'étant remarié, elle a été en butte à la jalousie, aux mauvais
traitemens de. sa seconde femme, et une piété ardente l'a seule défen-
due contre un désespoir qui la poussait au suicide. Quand la mort
de la marâtre a ouvert une nouvelle existence à la pauvre jeune lille,
une maladie cruelle est venue frapper son père. C'est elle qui. à la
place du vieillard, atteint de paralysie, (fat diriger la maison et im-
poser sa volonté aux mêmes valets qui la méprisaient jadis. C'est de
la noble et liere Sofia qu'Alexis tombe amoureux. Sofia accueille
d'abord ses hommages a\ec une sorte de pitié; puis, voyant l'état de
son père s'aggraver de jour en jour, comprenant la. nécessité de se
prémunir contre un isolement terrible, Sofia se laisse attendrir. Elle
impose son choix à son père malade, et le jeune employé est au-
torise par elle à solliciter l'approbation de Stépane Mikhaïlovitch.
Le premier mouvement du vieillard est de repousser une pareille
demande. La famille du seigneur d'Aksakova intercède alors poul-
ie jeune Alexis, et après une soirée tristement silencieuse, après une
nuit passée en profondes méditations, Stépane, qui n'a pas pris la
plume depuis dix ans, se décide dès le lendemain matin à écrire
ces quelques lignes en réponse à son fils : « Nous et ta mère, Anna
Vassilievna, nous te permettons d'épouser Sofia Nikolaïevna, si telle
est ta volonté, et nous t'envoyons notre bénédiction paternelle. »
On devine que cette lettre laconique comble de joie le jeune amou-
reux. Peu de jours après, le mariage est célébré à Oufa, puis les
TDMK IX. !>7
<Si>8 REVUE DES DEUX MOMIES.
jeunes mariés viennent faire un court séjour à Aksakova. Nous n'in-
sisterons pas sur les cérémonies du mariage, minutieusement dé-
crites par M. Vksakof. Ce qu'il importe de remarquer, c'est la lutte
sourde qui s'engage entre la famille du seigneur d'Aksakova et la
femme d'Alexis, c'est-à-dire entre la vieille Russie et la nouvelle,
entre l'élégante éducation de la ville et les rustiques coutumes de
la campagne. Ce petit tableau forme sans contredit la partie la plus
intéressante du fragment consacré par M. Aksakof à son père :
« La nouvelle de la prochaine arrivée des jeunes mariés causa une grande
rumeur dans la paisible habitation de nos campagnards. 11 y régnait une
simplicité poussée même un peu trop loin. On s'empressa de changer de vê-
temens el de donner à toute la maison un air de fête. La mariée était une
citadine aux manières élégantes, et, quoique sans fortune, habituée à vivre
en grande dame : tes jeunes membres de la famille devaient craindre qu'elle
ne les tournât en ridicule. Il n'y avait point de chambre vacante dans la mai-
son, ei Tanioucha fut obligée de quitter la sienne, qui donnait sur le jardin.
On découvrait de ses fenêtres les eaux limpides du Bougourouslane, dont
les rives bordées de buissons étaient animées par le chant mélodieux des
rossignols. Tanioucha alla s'établir d'assez mauvaise grâce dans la petite
salle qui précédait le bain. C'était le seul endroit qui restât libre; les deux
sœurs mariées de Taniourlia occupèrent chacune une chambre dans la mai-
son, et leurs maris logèrent dans un hangar destiné au foin. La veille du
jour qui avait été fixé pour l'arrivée des époux, on apporta dan- la maison
le lit elles épais rideaux qui leur étaient destinés; ce1 envoi était accompa-
gné d'un homme chargé de tout disposer. La chambre de Tanioucha fut com-
plètement métamorphosée en quelques heures. Stépane Mikhaïlovitch vint
l'examiner et en fut très satisfait; les fem s au contraire se mordaient les
lèvres de dépit. Sur ces entrefaites arriva un courrier; il annonça que les
jeunes mariés allaient arriver dans quelques heures; ils s'étaient arrêtés pour
changer de costume dans le village de Noïkino, situé à huit verstes d'Ak-
sakova et peuplé de Mordvins. Cette nouvelle mit toute la maison en mou-
vement. Le vieillard avait envoyé dès le matin prévenir le prêtre; mais
il ne s'était pas encore rendu à l'appel, et on expédia un homme à cheval. Le
village de Noïkino présentait un spectacle non moins animé. Comme les ma-
riés suivaient un chemin de traverse, ils s'étaient fait précéder d'un courrier
chargé de leur commander des chevaux dans les villages. Les habitans de
Noïkino avaient connu Alexis Stépanovitch encore enfant, et professaient
pour son vieux père un véritable culte. Lorsque le jeune couple entra dans
Visba que l'on avait préparée à cet effet, toute la population du village, qui
comptait six cenfa habitans, y était réunie. Jamais Sofia Nikolaïevna n'avait
visité cette contrée, et elle fut émerveillée des costumes que portaient les
robustes filles dont elle était entourée. Les paroles simples et rudes qui s'éle-
vaient de tous côtés dans la foule lorsqu'on l'aperçut touchèrent profondé-
ment son mari. C'étaient des louanges et des souhaits de prospérité qu'on
lui adressait ainsi dans un mauvais russe : « Aï! aï! disait l'une, quelle femme
Dieu t'a donnée! — Aï! aï! elle est belle, ajoutait une autre, et notre père
LES SEIGNEURS D'AKSAKOVA. 899
Stépane Mikhaïlovitch sera joliment heureux! » Eu entendant ces exclama-
tions naïves, la jeune femme riait et pleurait à la fois. Lorsqu'elle reparut
dans un élégant costume de ville pour monter en voiture, le concert de
louanges qui s'éleva dans la foule était si bruyant, que les chevaux en furent
effrayés. Les jeunes mariés donnèrent dix roubles à la commune et se mirent
en route.
A peine leur équipage parut-il sur la côte, derrière l'aire seigneuriale, que
les cris : Ils (irritent! retentirent dans la maison. Tous les domestiques et
bientôt après tous les paysans du village se réunirent dans la cour; les jeunes
gens et les enfans coururent au-devant des mariés. Stépane Mikhaïlovitch
parut avec sa femme au sommet de l'escalier; toute la famille se rangea au-
tour de lui. Anna Vassilie\ aa a\ ait une jupe de soie, et elle était coiffée d'itn
mouchoir de la même étoffe bordé d'or; elle, portait un pain et une salière
d'argent; son mari, qui se tenait à ses côtés avec une image de la Vierge,
avait une redingote à l'ancienne mode; il était en cravate et rasé. L'équi-
page s'arrêta au bas de l'escalier; les mariés en descendirent, tombèrent aux
genoux de leurs parens, et reçurent leur bénédiction avec les embrassemens
de tous les autres membres de la famille. La jeune femme se tourna ensuite
de nouveau vers son beau-père; elle pleurait. Le vieillard lui prit la main,
et, l'ayant regardée fixement, ses yeux se remplirent de larmes; puis il la
serra fortement dans ses bras, lui donna un baiser et s'écria : « Dieu soit
louél Allons lui offrir nos actions de grâces. » Il se dirigea aussitôt, à tra-
vers la foule des assistans qui se pressaient sur son passage, vers la grande
salle de la maison, en tenant toujours sa bru par la main. Arrivé dans ce
lieu, il s'y arrêta avec elle devant le prêtre, qui les attendait revêtu de ses
plus beaux habits pontificaux, et le service commença. »
Le moment est critique pour Sofia Nikolaïevna; elle entre dans
une nouvelle famille, et tout va dépendre de l'accueil que lui fera
son beau-père. Le vieillard est séduit dès la première entrevue par
les grâces e1 l'esprit naturel de cette jeune femme, qui contraste de
toute manière avec son entourage habituel. Les Biles de Stépane Mi-
khaïlovitch comprennent qu'elles ont trouvé une rivale qui ne tar-
dera point à les supplanter tout à l'ait dans la maison ; elles
prennent Sofia en haine. La présence de Stépane Mikhaïlovitch con
tient seule ce sentiment, qui est sur le point d'éclater atout instant.
Aksinia Stépanovna est la seule qui se range du côté de sa belle-
sœur. Élisabeta Stépanovna au contraire, femme du général Er-
lichkine, curieux type de Russe ivrogne et sujet au sapoï (1),
Elisabeta lui est hostile, ainsi qu'Alexandra, autre fille de Stépane
Mikhaïlovitch, qui trouve moyen de manifester son mauvais vouloir
de la plus étrange manière. Sofia et son mari, pendant leur séjour
(1) L'ivrognerie chez certains Russes est une sorte d'affection intermittente. Plusieurs
fois par an ils se sentent pris d'un irrésistible besoin de boissons alcooliques. Lorsqu'on
refuse de leur en donner, ils entrent le plus souvent dans des accès de rage, appelés
sapoi, qui les privent de raison, et cherchent à s'ôter la vie.
<)00 ' REVUE DES DEUX MONDES.
chez Stépane Mikhaïlovitch, rendent visite à ses filles : ils sont très
bien reçus par Vksinia au village de Nagatkino. De là ils vont chez
Élisabeta, dans sa terre de karatignino, puis chez Alexandra, qui
réside à Karataïevo, où ils trouvent un accueil bien différent.
« C'est à la touillée du jour qu'ils arrivèrent à Karataïevo. La demeure sei-
gneuriale avait une assez pauvre apparence; les fenêtres en étaient basses et
étroites, le plancher tellement suie, qu'on avait eu beaucoup de peine à le
rendre présentable, et les trous dont il était rempli indiquaient que la mai-
son était infestée de rats. Sofia Nikolaïevna entra dans ce lieu avec une sorte
d'effroi. L'aspect qu'il présentait n'étonnera point nos lecteurs lorsque nous
leur aurons fait connaître les habitudes du seigneur de Karataïevo. C'était
une sorte de sauvage; il était Kirguis dans l'âme, et employait une bonne
partie de l'été à visiter les camps de ces nomades, avec lesquels il s'enivrait
de koumis. 11 parlait leur langue, très couramment, et passait comme eux des
journées à cheval. L'exercice de l'arc lui était si familier, qu'il atteignait
un cerf à une très grande distance. 11 -e tenait le reste de l'année dans un
petit cabinet cpii donnait sur la cour, et restait des journées entières devant
une fenêtre ouverte, même en hiver par les plus grands froids, couvert d'un
manteau kirL'uis, en sifflant des airs kirguis et en buvant de temps en temps
de Peau-de-vie infusée d'herbes odoriférantes, ou quelque autre boisson de
ce genre. Que regardait-il ainsi? il avait sous les yeux une partie de la cour
ordinairement déserte. V quoi pouvait-il penser? Aucun psychologue ne sau-
rait le dire. Arrivait-il qu'une robuste paysanne traversât la cour, Kara-
taïef lui faisait un signe de tête, auquel celle-ci répondait d'un air familier.
La maîtresse de la maison, Uexandra Stépanovna, qui avait fait un accueil
assez froid ù Sofia Nikolaïevna, ne manqua pas de glissera mots couverts
dans la conversation des allusions blessantes auxquelles Sofia Nikolaïevna ré-
pondit avec la présence d'esprit qui la distinguait. Après le souper, on con-
duisit le jeune couple dans une pièce qui portait le nom de salon; elle avait
été transformée en chambre à coucher pour la circonstance. A peine Alexis
Stépanovitçh eut-il éteint les lumières, qu'un bruit de trot et des cris aigus
se firent entendre de tous côtés; la chambre était littéralement envahie par
les rats, qui commencèrent bientôt à assiéger le lit des jeunes époux. La
pauvre Sofia Nikolaïevna tremblait de peur: son mari saisit un bâton qui se
trouvait sur la fenêtre, et se mit en devoir de repousser l'ennemi; mais il
avait fort à faire, le- r.n- s'élançaient à tout instant sur le lit, et cette lutte
animée ne finit qu'avec le jour. La nouvelle mariée n'avait point fermé l'œil
de la nuit: elle était pâle et défait.' lorsqu'elle reparut devant ses hôtes. On
aurait pu lui épargner le supplice qu'elle venait d'endurer en entourant le
lit d'un rideau fixé au matelas, et jamais Alexandra Stépanovna n'oubliait de
ecommander cette précaution aux personnes qui passaient la nuit chez
elle; mais elle se serait reproché d'en prévenir Sofia .Nikolaïevna, et se mit
à rire lorsque celle-ci lui eut fait part de la terreur qu'elle avait éprouvée.
» Les deux époux quittèrent leurs hôtes au plu- vite avec Aksinia Stépa-
novna, qui était du voyage. La jeune femme d'Alexis Stépanovitçh était en-
core sous le coup de l'accueil qu'on venait de lui faire, lorsqu'Aksinia Stépa-
i aa lui dit imprudemment que sa sœur avait eu probablement l'intention
LES SEIGNEURS d'aKSAKOVA. 901
de lui procurer la triste nuit qu'elle venait de passer. Il n'en fallut pas da-
vantage pour exciter l'indignation de Sofia Nikolaïevna, et, oubliant qu'elle
parlait au frère et à la sœur d'Alexandra Stépanovna, elle accabla celle-ci
d'épithètes tellement blessantes, que le pacifique Alexis Stépanovitch lui-
même en fut courroucé. Au moment où la voiture s'arrêtait devant le péri-
style de la maison de Stépane Mikhaïlovitch, cette petite brouille durait en-
core. On était arrivé pour le dîner, et tout en se mettant à table, Stépane
Mikhaïlovitch s'aperçut bientôt qu'il s'était passé quelque scène désagréable
entre les deux époux. Il interrogea sa bru, et celle-ci lui conta l'aventure
des rats. Le vieillard en parut surpris; il y avait bien des années qu'il n'avait
été à Karateïevo, et il ignorait que la maison fût dans cet état. —C'est la vé-
rité, lui répondit Anna Vassilievna sans remarquer le signe que lui faisait
sa fille; il y a une telle quantité de rats dans la maison, qu'il est impossible
d'y coucher sans avoir des rideaux bien assujettis. — Et on ne vous en a
point fourni? demanda le vieillard à Sofia Nikolaïevna d'un ton de mauvais
augure. — Elle lui répondit que non. — C'est bien, reprit le vieillard en lan-
çant sur sa femme et sa fille un regard qui leur donna le frisson. — Le dîner
fini, il alla se coucher comme d'ordinaire; mais aussitôt qu'il ouvrit les yeux,
il appela Mazane. Celui-ci ronflait, le nez' contre une des fentes de la porte;
il y attendait le réveil du maître par ordre d'Anna Vassilievna, qui était as-
sise tremblante dans le salon avec ses quatre filles, car Alexandra Stépa-
novna venait d'arriver. Le fidèle serviteur cria d'une voix de stentor : — Me
voilà, — et se précipita dans la chambre. — Alexandra Stépanovna est-elle
arrivée? lui demanda-t-il. — Oui, lui répondit Mazane avec un calme respec-
tueux. — Qu'elle vienne me trouver. — Et Alexandra Stépanovna parut
presque au même instant devant son père, car en pareille circonstance tout
retard augmentait encore le danger. Nous ne décrirons pas la scène qui sui-
vit; c'est en vain qu'Anna Vassilievna se jeta aux pieds du vieillard en le
suppliant d'épargner la coupable. 11 donna un libre cours à sa fureur, puis,
repoussant du pied Vlexandra Stépanovna, il lui cria: — Dehors! et n'ose
plus te présenter devant moi avant que je te le permette! — Le mouvement
de colère auquel il venait de se livrer était t.'l qu'il en était encore accablé
le lendemain matin. »
C'est àOufa, dans la ville où réside le père de Sofia Nikolaïevna,
que les nouveaux mariés iront se fixer. \\;mt. leur départ, tous les
membres de la famille et quelques propriétaires notables des envi-
ions sont imités à un dîner d'adieu. M. Aksakof trouve ici l'occa-
sion de tracer quelques portraits, parmi lesquels relui du conseiller
de cour lvane Nikolaïevitch Kalpinski mérité surtout de fixer l'at-
tention. Le conseiller de cour représente en effet avec une curieuse
fidélité cette regrettable influence morale de Catherine que le livre
de M. Aksakof est particulièrement destiné à constater. Homme d'es-
prit et libre penseur, M. Kalpinski s'est formé à Saint-Pétersbourg,
el les principes de vie facile qu'il y a puisés, il vient les appliquer
dans ses domaines, où il mène une conduite assez légère. Ceux de
902 REVUE DES DEUX MONDES.
ses voisins qui ont entendu parler de Voltaire l'accusent d'être vol-
tairien. M. Kalpinski est tout simplement un homme de plaisir ou
plutôt de goûts cyniques, entièrement dépaysé au milieu de ces
vieilles familles russes, sur lesquelles les idées de Catherine n'ont
guère eu de prise. On voit clairement, par l'exemple du conseiller
de cour vollairien, combien le génie de Catherine comprenait peu la
société russe. Le hardi causeur croit de bon goût d'affecter une su-
perbe insouciance pour les relations de famille; mais c'est en vain
qu'il expose sa philosophie du ton le plus dégagé et qu'il prodigue
ses plus aimables saillies : il n'arrive à provoquer chez la jeune
épouse d'Alexis Aksakof que l'étonnement, et presque le dégoût.
Les nouveaux mariés partent enfin pour Oufa; mais le livre de
M. Aksakof ne nous donne (pie peu de détails sur l'existence nou-
velle qui commence pour eux. On y voit clairement toutefois que,
dans le gouvernement d'Orenbourg, à l'époque où nous place ce
récit, la population d'origine asiatique ne se subordonnait pas volon-
tiers à l'influence de la société européenne. A l'âge où Sofia Niko-
laïevna put diriger elle-même la maison de son père, son autorité
dut s'exercer sur un Kalmouk, homme de confiance, qui, pour plaire
à la seconde femme de son maître, avait trouvé tout simple de ty-
ranniser la jeune fille. Le Kalmouk, ancien soldat de Pougatchef,
rejeta tous les torts sur son ancienne maîtresse, et, le père de Sofia
étant tombé malade, il réussit à gagner la confiance du vieillard.
Il abusa même des privilèges de sa position pour commettre de
petits larcins que Sofia crut devoir lui pardonner. Pendant l'ab-
sence de Sofia, qui suivit son mariage avec Alexis , le Kalmouk,
qui tenait à gouverner seul, n'épargna rien pour arriver à son but;
il alla même jusqu'à parler de Sofia avec une liberté qui décida la
jeune femme à réclamer contre le Kalmouk l'intervention de son
vieux père. Celui-ci, pendant que le serviteur incriminé se justifiait,
s'évanouit, et les soins que le Kalmouk lui donna durant la crise ne
firent que fortifier l'autorité insolite contre laquelle Sofia s'était
proposé de réagir. A partir de ce moment, le Kalmouk eut le bon
esprit de ne pas trop s'enorgueillir de son triomphe; il sut vivre en
bon accord avec la femme d'Alexis Stépanovitch, qui, devant le lit
même où son père venait d'expirer, tendit généreusement la main
à un serviteur dont l'âme indépendante savait allier dans un mé-
lange bizarre l'indocilité et le dévouement.
A la Chronique succèdent maintenant les Souvenirs. C'est par
quelques pages d'autobiographie que se termine le livre de M. Ak-
sakof. Le petit-fils de Stépane Mikhaïlovitch, le fils d'Alexis et de
Sofia nous raconte avec une sensibilité pénétrante les premières an-
nées de son enfance. Son grand-père est mort; M. Aksakof vit dans
LES SEIGNEURS d'aKSAKhva. 903
le domaine de sa famille avec ses parens et une de ses tantes qui ne
s'est point mariée. Le temps a amené bien du changement dans la
manière de voir des seigneurs russes; Alexis Stépano vitch , qui a
quitté le service bientôt après son mariage, surveille, il est vrai,
avec soin l'administration de ses biens; il est resté fidèle, à cet
égard, à l'exemple du seigneur d'Aksakova. Nous assistons à un
grand nombre de scènes rustiques, dont les moindres détails sont
restés gravés dans la mémoire de l'auteur. Alexis Stépano\itch se
montre plein de sollicitude pour le sort de ses paysans, et ceux-ci
lui portent autant de respect et d'attachement qu'à leur ancien sei-
gneur. Cependant Sofia Nikolaïevna, qui a dû quitter Oufa pour
Aksakova, regrette vivement le séjour de la ville : elle ne peut se
faire au calme de cette vie retirée; elle y apporte des sentimens et
des habitudes qui auraient paru bien étranges à la vieille Anna \as-
silievna, la mère de son mari. L'auteur ne nous dit point, il est
vrai, qu'elle se repente d'avoir uni son sort a celui d'Vlexis Sté-
pano vitch; mais les accès de tristesse auxquels elle est souvent eu
proie l'indiquent suffisamment. Au lieu de veiller aux soins du no-
uage, elle fait de la lecture sa principale occupation, et elle ne
quitte ses livres que pour se consacrer à l'instruction de son fils,
qui n'a d'autre maître qu'elle pendant sa première enfance. Lors-
qu'il est en âge d'acquérir des connaissances plus étendues, elle émi-
sent à se séparer de lui malgré toute l'affection qu'elle lui perte.
Les moyens d'éducation ne manquent plus, comme autrefois, dans
cette partie reculée de la Russie, et Sofia Nikolaïevna conduit son
fils au gymnase de Kazan. Puis, a peine le- portes de cet établisse-
ment se sont-elles refermées sur lui. que la pauvre mère se reproche
de l'avoir abandonné à des soins étrangers; elle veut le presser une
dernière fois dans ses bras, et reprend seule le chemin de kazan
pendant un hiver rigoureux. L'enfant n'est pas moins désespéré
que sa mère; le régime presque militaire de la maison lui inspire
une sorte de terreur. Au reste, il n'est point le seul à qui cette disci-
pline paraisse insupportable; la plupart de ses jeunes camarades s'y
soumettent avec non moins de peine que lui. Toutefois cet esprit
d'indépendance ne nuit point aux études; il règne même parmi ces
jeunes esprits une ardeur studieuse qui rachète, et au-delà, leur
penchant à. la révolte. Lue circonstance imprévue ne tarde pas a
mettre ce zèle dans tout son jour. Le gouvernement décide qu'une
université, sera érigée à Kazan, et chacun aussitôt veut se rendre
digne d'être admis dans le nouvel établissement. L'auteur y est reçu
d'emblée, et il continue à nous décrire avec beaucoup de piquant et
d'entrain les souvenirs que cette période de son existence a laissés
dans son esprit. La principale distraction des élèves de l'université
90/j REVUE DES DEUX MONDES.
de Ivazan consiste en représentations scéniques où plusieurs d'entre
eu\ figurent aux applaudissemens de leurs camarades.
Tout en poursuivant ses études à fLazan, l'auteur de la Chronique
n'oublie point Aksakova; il y revient chaque année. C'est avec un
indicible bonheur qu'il abandonne de temps à autre les bancs de
l'université pour reprendre la route qui conduit à Aksakova. Rien de
plus touchant que la joie naïve avec laquelle il revoit le toit de la
maison paternelle et les fidèles serviteurs qui courent à sa rencontre.
Cette existence heureuse s'arrête à l'année 1806, époque de la mort
de Prascovia, la veuve de Mikhaïl Maksimovitch, qui laisse à sa fa-
mille un riche héritage. Le moment est venu alors pour l'auteur de
se choisir uni» carrière. 11 part pour Saint-Pétersbourg, et le récit
des adieux qu'il fait à ses camarades termine la seconde partie de ces
mémoires.
Les derniers chapitres du livre ne nous offrent que les portraits de
quelques-uns des personnages remarquables avec lesquels M. Vksakof
est entré en relations a Saint-Pétersbourg. C'est en quelque sorte un
supplément au réch delà première moitié de sa vie, et on y ren-
contre des détails qui jettent un nouveau jour sur l'histoire de la
littérature russe. Nous assistons aux débuts d'un mouvement intel-
lectuel dont les conséquences commencent à peine à se dérouler, et
qui ramène la Russie à l'étude de ses origines, au culte de son antique
génie. Quelques \ues sur l'état présent de la société russe suffiront
maintenant à compléter le tableau qu'a tracé M. Aksakof.
La transformation que les mœurs ont subie depuis quelques an-
nées dans l'intérieur de la Russie, sans être aussi profonde qu'au
sein des capitales, n'en est pas moins très marquée; les mœurs se
sont adoucies. On n'y rencontre plus, même dans les provinces les
plus reculées, des monstres comme Mikhaïl Maksimovitch; cette
classe d'hommes indomptables a disparu ainsi que les buffles et les
chevaux sauvages qui peuplaient jadis les forêts séculaires du pays.
Quoique le titre de chef de famille y soit généralement plus respecté
que dans les villes, il ne donne point à celui qui le porte, comme au
temps où vivait Stépane Mikhaïlovitch, un pouvoir à peu près illi-
mité. L'instruction est encore peu répandue parmi les propriétaires
campagnards, mais leurs rapports avec l'autorité ont singulièrement
changé. A la lin du siècle dernier, les propriétaires russes qui habi-
taient leurs terres y vivaient, on vient de le voir, dans une complète
indépendance, et les serfs n'avaient point de recours contre l'oppres-
sion. Maintenant aucun d'entre les seigneurs russes n'oserait braver
ouvertement le contrôle des agens du gouvernement, et si ceux-ci
ne savent point mériter leur respect, ils commencent du moins à se
faire craindre; le régime de l'arbitraire touche à sa fin. En résumé,
LES SEIGNEURS d'arsaKOVA. 905
les conditions extérieures de l'état social se sont considérablement
améliorées en Russie dans toutes les parties de l'empire depuis la
fin du siècle dernier. A côté des progrès accomplis, il y a bien aussi
cependant plus d'un abus nouveau à signaler. Aux monstrueux dés-
ordres de l'ancien temps ont succédé les vices odieux et les ridicules
que Gogol nous a dépeints avec tant de verve, et, il est triste de le
dire, la loyauté des propriétaires du siècle dernier a fait place à une
souplesse parfois excessive. Le goût des plaisirs, pénétrant parmi
les nouveaux propriétaires avec les lumières , a augmenté leurs
besoins. Ils pressurent d'autant mieux leurs paysans, que les biens
dont ils disposent, mal administrés, sont d'un moindre rapport. L'é-
loignement que les seigneurs russes éprouvaienl jadis pour tout ser-
vice public s' étant évanoui, et les communications étant devenues
plus faciles, ils ne résilient point habituellement dans leurs terres, et
la plupart d'entre eux ont perdu le goût de l'agriculture et l'esprit
pratique qui distinguaient leurs ancêtres. Si les hideux désordre- el
les abus de pouvoir que l'auteur de la Chronique a retracés sont
maintenant impossibles en Russie, les passions qui les engendraient
ne sont point éteintes pour cela; si elles ont perdu de leur effron-
terie, elles sont devenues plus basses. Qu'en est-il résulté? C'est
que les relations qui rapprochaient autrefois les grands propriétaires
des [>a\ sans ont l'ait place à une sorte d'inimitié sourde, d'autant plus
dangereuse que ceux-ci semblent beaucoup moins disposés à porter
aveuglément, comme ils Le faisaient alors, le fardeau du servage.
Le jour où Pierre I" imposa violemment au peuple russe un sys-
tème d'administration et des usages tout à fait étrangers à son
caractère et à ses traditions, il était facile de prévoir qu'une trans-
formation aussi subite profiterait médiocrement à l'état moral des
classes supérieures. L'empereur Nicolas l'avait compris à la lin de
son renne: mais, en cherchant à régénérer la Russie par des mesures
non moins oppressives que celles de Pierre l"\ il avait encore aggravé
le mal. C'est surtout à ces mesures qu'il faut attribuer l'immoralité
des fonctionnaires et l'affaissement que l'on remarquait, il y a
d'années, en Russie, dans les classes lettrées. La sévérité en matière
de gouvernement, lorsqu'elle s'applique à des hommes sans principes
ou endurcis dans le vice, ajoute encore à leur corruption. Ce n'est
point par des moyens violens que l'on parvient à raffermir un édifice
qui chancelle : on l'étaie avec prudence pour en consolider les fon-
demens.
I ne nouvelle ère semble heureusement commencer pour la Russie.
La guerre qui vient de finir a mis à découvert sa déplorable condi-
tion. Le gouvernement et tous les hommes éclairés songent à y ap-
porter un remède efficace. Une foule de projets, inspirés par un sen-
906 REVUE DES DEUX MONDES.
timent de patriotisme éclairé, circulent dans le pays. Les questions
que l'on agite sont très variées; mais il en est deux surtout qui do-
minent toutes les autres : l'affranchissement des serfs et la réforme
de l'administration.
L'émancipation des serfs est généralement considérée comme
une chose urgente: toutes les améliorations qui sont à l'ordre du
jour s'y rattachent indirectement. Comment songer à développer
l'agriculture, l'industrie, le commerce, tant que le fond sur lequel
reposent toutes ces branches de l'activité nationale ne sera point mo-
difié? Comment aussi opérer les réformes militaires dont se préoc-
cupe le gouvernement impérial, tant que l'armée russe sera recrutée
parmi les serfs? Les projets d'émancipation abondent, il s'agit de
choisir. Le gouvernement ne saurait hésiter plus longtemps; toutes les
demi-mesures qu'il a prises depuis le commencement du siècle n'ont
abouti qu'à répandre parmi les serfs une irritation dont les proprié-
taires uniraient par être victimes (1).
Parmi les conséquences que doit entraîner l'affranchissement des
serfs russes, il en est une surtout qu'il importe de signaler dans
l'intérêt même de la politique des tsars. En présence des classes de
cette société sur lesquelles les idées mal comprises du xvni" siècle
n'ont eu que trop d'empire, les nouveaux émancipés ne pourraient-
ils donc contrebalancer, par leur initiative morale, des influences
étrangères en définitive à la Russie? C'est la partie la plus saine de
la société russe qui reprendrait ainsi une part légitime d'autorité,
et qui ferait servir la réforme des esprits à une véritable transfor-
mation sociale.
Quant aux moyens les plus sûrs de porter un prompt remède aux
désordres de l'administration, ils sont faciles à indiquer. Avant tout,
il serait urgent d'autoriser la libre discussion de tous ses actes; le
gouvernement pourrait puiser dans ce débat des renseignemens utiles,
et les employés s'observeraient mieux, si leur conduite était rigou-
reusement surveillée par le public, observateur vigilant et incorrup-
tible en Russie comme partout ailleurs. Toutefois cette innovation
serait encore loin de suffire; il en est une autre que l'on recommande
encore plus particulièrement au gouvernement russe : c'est l'abolition
du tchine (2), institution qui le met souvent dans la nécessité de con-
(1) La population agricole accepte maintenant en Russie, avec une crédulité qui dénote
des dispositions assez inquiétantes, tous les bruits qui se rapportent à son prochain
affranchissement. Ainsi au moment de la signature de la paix, les paysans prétendaient
que le cinquième point, tenu secret dans les protocoles, concernait l'obligation de les
libérer. Telle était la ferme conviction des paysans, qui avaient commencé à émigier
alors de l'Ukraine, avec femmes et enfans, vers le midi de l'empire.
(2) Cette institution, qui remonte au règne de Pierre Ier, assimile l'administration à
LES SEIGNEURS DAKSAKOVA. 907
lier les postes les plus élevés de l'administration à des fonctionnaires
dont le seul mérite est d'avoir parcouru tous les ((lirions adminis-
tratifs. Dégagé de cette obligation, le gouvernement pourrait appeler
à lui des hommes qui se tiennent éloignés du service public, ou y
végètent dans des postes obscurs. Leur nombre est encore, cela est
vrai, peu considérable, mais il augmente chaque jour, et l'avenir de
la Russie est entre leurs mains; ils forment sans contredit l'élite de
la société russe. Le gouvernement trouverait dans leurs rangs des
employés intègres, d'une capacité reconnue, et, ce qui lui serait en-
core plus utile, des conseillers sincères. Le respect que lui inspire la
mémoire de Pierre le Grand ne devrait point l'arrêter. Si ce souve-
rain a créé le Ichine, il a su aussi s'en affranchir : ce n'est point au
milieu d'une troupe de courtisans insatiables d'honneurs qu'il choisit
les hommes qui illustrèrent son règne. D'ailleurs l'institution du
tchine a fait son temps; elle était destinée à remplacer les distinc-
tions honorifiques de la cour des tsars, à donner aux Russes le goût
du service civil, et surtout à répandre dans l'administration l'esprit
de discipline qui manquait à l'ancien régime. Ces divers résultats
nous semblent pleinement acquis, personne en Russie ne songe sé-
rieusement à y réclamer les privilèges des anciens boyards; l'état
n'\ manque point d'employés, et s'il est un reproche à faire aux
nobles russes, ce n'est point assurément d'être frondeurs et insu-
bordonnés.
Les réformes que nous venons d'indiquer intéressent bien autre-
ment le repos de l'Europe occidentale que les fortifications de Cron-
stadt ou de Sébastopol. Les goûts belliqueux que l'on a reprochés
au gouvernement des tsars ne sont réellement populaires que dans
les classes supérieures de la société russe. De tous les Slaves, le
paysan moscovite est celui dont le sang est resté le plus pur, et le
Slave est essentiellement pacifique. L'intérêt général demanderait
donc que le gouvernement russe levât au plus vite les entraves que
la constitution du pays oppose à la création d'une classe moyenne,
car cette mesure assurerait bientôt en Russie le triomphe définitif
du mouvement commercial et des arts sur les velléités guerrières.
Après l'ère de réformes chimériques où nous place la Chronique des
seigneurs d'Aksakova, ce serait l'ère des réformes sérieuses qui com-
mencerait.
H. Delaveau.
l'armée; file y établit une hiérarchie de grades qu'il est nécessaire de parcourir pour
arriver à un grade supérieur. Toute fonction civile doit être remplie par un employé
d'un grade déterminé : c'est une condition indispensable.
DES
VARIATIONS DU BEAU
Eh: mon frère,
Comme te voilà fait! Je t'ai vu si joli!...
Comme me voilà fait ! Comme doit être un ours.
Oui fa dit qu'une forme est plus belle qu'une autre?
(La Fontaine, les Compagnons d'Ulysse.)
L'auteur des réflexions qu'on va lire avait osé dire dans un petit
essai, oublié sans doute des lecteurs de la Revue (1), que le beau
n'est point circonscrit dans une école, dans une contrée, dans une
époque, qu'on ne le trouve pas exclusivement dans l'antique, comme
quelques-uns le prétendent, ni exclusivement dans Raphaël ou les
peintres qui se rapprochent de sa manière, suivant d'autres. Long-
temps avant que les Grecs eussent produit leurs chefs-d'œuvre, ou
que le génie de la renaissance, génie à moitié païen, eût inspiré
le peintre d'Urbin, d'autres hommes, d'autres civilisations avaient
réalisé le beau et l'avaient offert à l'admiration.
Les monumens de l'antique Egypte ont précédé de plusieurs siè-
cles tout ce qui nous reste des Grecs, et ont survécu en grande par-
tie à des ouvrages d'une civilisation plus récente. On peut se figurer,
à l'aspect de ces ruines imposantes, le tribut d'admiration que les
Grecs eux-mêmes leur ont payé, quand on se rend compte de tous
les emprunts qu'ils ont faits à ces types consacrés, si majestueux
par leur masse et si fins, si précis dans leurs détails.
Nous avons vu récemment apparaître un art tout nouveau avec
les précieux débris qui nous ont été apportés de Babylone et de
jNinive, et dont nous n'avions aucune idée. Je ne sais s'ils sont plus
(1) Voyez la livraison du 15 juillet 1854.
DES VARIATIONS Dl BEAU. 909
anciens que les monumens de l'Egypte : c'est aux antiquaires ou à
l'histoire d'en décider; mais il semble qu'on y voie déjà palpiter la
vie et une intention de mouvement ignorée ou peut-être proscrite
dans les ouvrages des Pharaons. On est frappé surtout de la perfec-
tion avec laquelle les figures d'animaux y sont rendues : cette exacte
représentation, qu'on rencontre partout, indique des penchans par-
ticuliers chez ces races, et introduit sous le rapport de l'art une va-
riété précieuse.
Qui peut dire ce qu'a été l'art de ces antiques Ethiopiens et de
ces peuples dont le nom même a péri, qui ont précédé les Ëg\ ptiens
et qui leur ont légué des arts dont la perfection n'a peut-être pas
été égalée? On sait que dans les édifices égyptiens il faut distin-
guer plusieurs époques. La plus ancienne est de beaucoup la plus
estimée, et c'est celle qui dérive de ces peuples initiateurs dont nous
parlons. Je tiens d'un témoin très véridique, qui a passé beaucoup
de temps dans les ruines de Thèbes, que la plupart des matériaux
qu'on y a employés avaient servi antérieurement à d'autres con-
structions : on retrouve à chaque pas. sur des fragmens de pierre
que le hasard fait retourner, des traces de sculpture bien supé-
rieures à celles qui ont été imprimées, depuis et sur la lace opposée,
par des artistes d'une époque plus récente et d'un sentiment bien
moins élevé.
Il ne nous reste rien de l'architecture ni des autres arts des Hé-
breux, niais on ne peut supposer que leurs travaux aient été infé-
rieurs à ceux de ces nations voisines, avec lesquelles ils ont eu
des rapports continuels. Les livres saints parlent en ternies magni-
liques du temple de Jérusalem. 11 y aurait plus que de l'irrévérence
à se figurer que le Dieu visant eut consenti à se voir encensé dans
des monumens d'un plus mince mérite que ceux de tant de peuples
ennemis de son peuple et voués au culte des faux dieux.
Le génie humain est inépuisable : si nous arrivons à des époques
plus récentes, à l'architecture arabe, dont les origines ont été peu
étudiées, nous découvrons de nouvelles sources d'intérêt dans un
art qui a dû pourtant s'interdire la représentation de la figure de
l'homme et de celle des animaux. L'horreur des images a conduit
les architectes musulmans à la plus riche combinaison des orueniens
géométriques, d'où est sorti un système tout entier, d'une extrême
élégance.
Ce n'est point par un caprice du goût que nous voyons se pro-
duire des styles si divers. On voyageur français, M. Texier, qui a
étudié avec le plus grand soin ces origines orientales, a tracé une
espèce de carte de la Grèce et de l'Asie, dans laquelle il place les
grandes masses de calcaire, de gypse, d'argile, dont se sont servis
les peuples de ces contrées. Il démontre comment les Grecs, riches
910 BEVUE DES DEUX MONDES.
en marbres, ont donné à leurs constructions quelque chose de plus
libre, comment la Phrygie a eu ses sculptures dans le roc, la Cap-
padoce ses grottes, comment l'Egypte a imité de même, avec ses
grès et ses granits, les excavations naturelles qui se produisent dans
les rochers qui forment sa limite sur le désert de Lybie. Dans la Mé-
sopotamie et les pays arrosés par l'Euphrate, les gypses dominant,
le plâtre revêt un bâtiment léger et se couvre de sculptures nom-
breuses. Les Africains se servent de la brique et même du bois de
dattier, malgré sa mauvaise nature et en l'absence d'un bois plus
dur. N'est-il pas évident que ces nécessités si diverses ont entraîné la
diversité des caractères dans les ouvrages des habitans de ces con-
trées? L'aspect de l'homme lui-même y change suivant le climat;
celui des animaux ne parait pas moins varié ni moins étrange.
Le chameau, qui semble grotesque à un habitant de Paris, esta
sa place dans le désert : il est l'hôte de ces lieux singuliers, telle-
ment qu'il dépérit si on Le transporte ailleurs; il s'y associe par sa
forme, par sa couleur, par son allure. Les Orientaux l'appellent le
vaisseau du désert. Lancé à travers des océans de sable, il les tra-
verse de sa marche régulière et silencieuse, comme le vaisseau fend
les dots de la mer. (.lue diraient nos femmes aimables de ces poésies
orientales dans Lesquelles on compare les mouvemens harmonieux
d'une liancée à la marche cadencée d'une chamelle? La girafe, qui
n'a pas obtenu beaucoup de faveur à Paris et qui a paru un animal
manqué, produit un effet tout différent quand on la rencontre dans
son radie naturel, c'est-à-dire au milieu des forêts dont elle broute
les hautes branches et dans ces plaines immenses qu'elle parcourt
avec une rapidité proportionnée à la longueur de ses jambes. Je lis
dans le journal d'un Anglais voyageur en Afrique : « Les girafes
semblent admirablement destinées à orner les belles forêts qui cou-
vrent les immenses plaines de l'intérieur. Quelques écrivains ont
découvert chez ces animaux de la laideur et une certaine gaucherie :
pour moi, je les regarde comme les plus beaux de la création. Rien
n'égale la grâce et la dignité de leurs mouvemens, lorsqu' éparpillées
çà et là, elles broutent les bourgeons les plus élevés et dominent de
leurs têtes le dôme des acacias de leurs plaines natives. On ne peut
connaître et apprécier les avantages ou le degré de beauté des ani-
maux qu'aux lieux où la nature elle-même les a placés. »
« Les miracles, dit Montaigne, sont selon l'ignorance où nous
sommes de la nature, non selon l'être de la nature. L'assuéfaction
endort la vue de notre jugement. Les barbares ne nous sont de rien
plus merveilleux que nous sommes à eux, ni avec plus d'occasions,
comme chacun avouerait, si chacun savait, après s'être promené
dans ces lointains exemples, se coucher sur les propres et les con-
férer sainement. »
DES VARIATIONS DU BEAI. 911
Nous jugeons de tout le reste du monde d'après ce qui compose
notre étroit horizon; nous ne sortons pas de nos petites habitudes,
et nos admirations sont souvent aussi folles que nos dédains. Nous
jugeons avec une égale présomption des ouvrages de l'art et de
ceu\ de la nature. L'homme de Londres et de Paris est peut-être
plus éloigné d'avoir un sentiment juste de la beauté que l'homme in-
culte qui habite des contrées où l'on ne connaît rien aux recherches
de la civilisation. Nous ne voyons le beau qu'à travers l'imagination
des poètes ou des peintres; le sauvage le rencontre à chaque pas
dans sa vie errante. Certes j'accorderai sans peine qu'un tel homme
ait peu de momens à donner aux impressions poétiques, quand on
sait que sa plus constante occupation consiste à s'empêcher de mou-
rir de faim. 11 lutte sans cesse contre une nature irritée, à laquelle
il dispute sa chétive existence. Cependant le sentiment de l'admi-
ration peut naître dans des cœurs touillés parfois devant d'imposans
spectacles ou entraînés par une sorte de poésie à leur portée. Le
Sibérien ressemble en ceci au Grec et au Berbère. « J'ai vu, dit un
certain major Denhani, un cercle d'Arabes, l'œil fixe et l'oreille at-
tentive, changer simultanément de contenance et éclater de rire,
puis, un moment après, fondre en larmes et joindre les mains avec
une expression de douleur ou de pitié, tandis que l'un d'eux racon-
tait une de ces interminables histoires ou légendes nationales qui
les tiennent connut' enchantés. »
La poésie naît d'elle-même dans les contrées heureuses où les
hommes ont peu de besoins, et par conséquent beaucoup de loisirs,
surtout lorsque les mœurs, les institutions j favorisent l'essor du
beau. Telle a été la Grèce, où, par un accord unique, toutes les con-
ditions semblent s'être rencontrées dans nu certain moment pour en
développer le sentiment et le culte. 11 y avait nécessairement chez
les Athéniens beaucoup plus déjuges des beaux-arts que dans nos
modernes sociétés. A Rome comme à Athènes, le même homme était
avocat, guerrier, pontife, édile, inspecteur des jeux publics, séna-
teur, magistrat. Tout citoyen aspirant à la considération était obligé
de se donner l'éducation que comportait chacun de ces états. 11 était
difficile qu'un tel homme fût un médiocre appréciateur du mérite
dans quelque branche que ce fût des connaissances, telles qu'elles
étaient alors. Un juge chez nous n'est qu'un juge, et ne connaît que
son audience; ne demandez pas à un colonel de cavalerie son opi-
nion sur des tableaux ou des statues; tout au plus se connaîtra-t-il
en chevaux, et il regrettera que ceux de Rubens ne ressemblent pas
à des chevaux limousins ou anglais, comme il ep voit tous les jours
dans son régiment ou aux courses.
L'artiste qui travaille pour un public éclairé rougit de descendre
à des moyens d'effet désavoués par le goût. Ce goût a péri chez les
V\'2 REVUE DES DEUX MONDES.
anciens, non pas à la manière d'une mode qui change, circonstance
qui se produit h chaque instant sous nos yeux et sans cause absolu-
ment nécessaire : il a péri avec les institutions, quand il a fallu plaire
à des vainqueurs barbares, comme ont été par exemple les Romains
par rapport aux Grecs. Il s'est corrompu surtout quand les citoyens
ont perdu le ressort qui portait aux grandes actions, quand la vertu
publique a disparu, et j'entends par là, non cette vertu des an-
ciennes républiques commune à tous les citoyens el les excitanl au
bien, mais au moins ce simple respect de la morale qui force le \ ice
à se cacher. 11 est difficile de se figurer des Phidias et des Apelles sous
le régime des affreux t\ rans du Bas-Empire, au milieu de l'avilisse-
ment des âmes, quand les arts se font plus volontiers 1rs complai-
sans de l'infamie. Le règne des délateurs e1 des scélérats ne saurait
être celui du beau, et encore moins celui du vrai. Si ces trésors ines-
timables peinent encore se rencontrer quelque part, ce sera dans les
vertueuses protestations d'un Tacite ou d'un Sénèque : les grâces lé-
gères, les molles peintures auront fait place a l'indignation OU à nv.c
résignation stoïque.
L'influence des mœurs est plus efficace que celle du climat. Le
ciel de l'Attique est resté le même, et il ne produit pourtant ni des
Démosthènes ni des Praxitèles. On parcourrait vainement aujourd'hui
la Grèce et ses îles, on n'y trouverai ni un orateur ni un sculpteur.
Ce beau, si difficile à rencontrer, est plus difficile encore à fixer :
il subit absolument, connue les habitudes, comme les idées, toute
sorte de métamorphoses. Je n'ai pas dit, et personne n'oserait dire
qu'il puisse varier dans son essence, car il ne serait plus le beau, il
ne serait que le caprice ou la fantaisie; niais son caractère peul chan-
ger : telle face du beau qui a séduit une lointaine civilisation ne nous
étonne ni ne nous plaît comme celle qui répond à nos sentimens,
ou, si l'on veut, à nos préjugés. Nunquatn in eodem statu permanet,
a dit de l'homme l'antique Job. Nous pouvons suivre ces différences
successives chez ceux mêmes que nous appelons les anciens.
Certes Tite-Live et Horace ressemblent plus à Montesquieu, à La
Fontaine ou à Boileau qu'ils ne ressemblent eux-mêmes à Pindare et
à Hérodote. Inspirés par des idées analogues, arrivés dans un de ces
momens où la civilisation est à son apogée, on dirait que ces génies
sont de la même famille, et qu'ils se donnent la main à travers l'in-
tervalle des siècles et de la barbarie. 11 s'est produit un phénomène
singulier par suite de cette analogie : c'est que nos classiques sont
devenus presque des anciens à leur tour. L'éclat et la nouveauté de
la littérature dans ce moment précis où nous vivons, mais surtout les
sources différentes où elle a puisé, son caractère, emprunté presque
entièrement aux littératures du Nord, ont fait reculer dans un loin-
tain vénérable les grandes images de ces hommes qui ont illustré
DES VARIATIONS DU BEAU. 913
le siècle de Louis XIV; mais, de ce que ces beaux génies ont imité
l'antiquité, il serait injuste de conclure qu'ils n'ont l'ait que la con-
tinuer. Dans la tragédie particulièrement, dans la comédie, quelle
différence de but et de moyens ! Et en pouvait-il être autrement, à
ne considérer même que la représentation matérielle de ces ou-
vrages et les théâtres sur lesquels ils avaient à se produire?
Il fallait, chez les anciens, à des spectateurs assemblés quelque-
lois au nombre de vingt mille, dans des monumens ouverts au vent,
au soleil et à la pluie, avec des décorations élémentaires et faisant
partie du monument lui-même, il leur fallait, dis-je, des pièces à
grands traits, où les passions fussent indiquées par des actions frap-
pantes, sans grande complication, dans une intrigue destinée à être
saisie des spectateurs, placés à deux ou trois portées de trait de l'ac-
teur. Ces acteurs tout d'une pièce parlaient dans des espèces d'en-
tonnoirs pour être entendus de loin. Les inflexions de voix eussent
été peu appréciées, aussi bien que les mouvemens délicats de la
passion. Il fallait être compris du spectateur déguenillé assis sur
son degré de pierre et mangeant de l'ail pendant la pièce, comme
du patricien arrivé en litière et mollement établi sur les coussins
apportés par ses esclaves. On se tromperait beaucoup si l'on ima-
ginait que ces hommes, pour tout cela, fussent plus étrangers que
nous aux jouissances d'une vie élégante : nous savons bien jusqu'où
ils ont poussé le raffinement du luxe et des plaisirs, y compris
ceux de l'esprit; mais la société comme nous l'entendons n'aurait
pas eu de signification chez eux. Les femmes ne se mêlaient que de
la maison, et ne paraissaient pas dans les assemblées ni au théâtre;
à plus forte raison ne montaient-elles pas sur la scène. Qu'on se
ligure donc les plaintes d'Iphigénie ou d'Antigone débitées par une
espèce de mannequin mouvant, monté sur des échasses cachées par
une jupe, et la tète encapuchonnée dans un masque dont l'expres-
sion était toujours la même; Hécube avec les sourcils en l'air, la
bouche ouverte aux angles pour exprimer invariablement la dou-
leur; le Dave, le comique, avec ce rire éternel qui accompagnait
ce plaisant de naissance pendant toute la durée de la pièce, même
quand il recevait des coups de bâton.
Il est certaines pentes sur lesquelles il n'est pas facile de s'arrê-
ter. Les Romains avaient reçu des Grecs ces spectacles, grossiers
dans quelques-unes de leurs parties, mais s' adressant encore à l'ima-
gination; ils les trouvèrent fades quand leurs mœurs devinrent
atroces : il fallut, pour les réveiller, de véritables combats, des
épées, du sang, des lions et des éléphans s' entre- dévorant sous
leurs yeux, et traînant dans la poussière des hommes égorgés.
Les Grecs d'Homère n'avaient pas inventé des passe-temps beau-
IOME IX. 58
Qlh REVUE DES DEUX MONDES.
coup plus recherchés. Il ne parait pas qu'ils se fussent encore avi-
sés de composer et de représenter des pièces de théâtre. Leurs jeux
publics consistaient dans des imitations de combats qui dégéné-
raient ordinairement en luttes sérieuses et toujours sanglantes. Chez
de tels hommes, les coups de poing étaient plus estimés que les traits
d'esprit : la simplicité des mœurs voulait des récréations simples
comme elles.
C'est cette simplicité plus féroce que naïve qui grandit à distance
les arts de ces époques antiques, et qui a fait penser que cette sim-
plicité était à elle seule une beauté. Écoutons ce que dit à ce sujet
un spirituel critique dans une étude des plus intéressantes sur les
anciens et sur Virgile en particulier (1) : « C'est un grand point de
venir le premier. On prend le meilleur, même sans choisir; on peut
être simple, même sans savoir le prix de la simplicité... Je crains
qu'on ne prenne souvent l'absence de l'art pour le comble de l'art
même. Si l'art, dans la suite de son développement et de ses efforts,
n'aboutit qu'à produire des artistes toujours moindres, on me par-
donnera d'avoir une profonde compassion pour des époques qui ne
peuvent se passer du labeur compliqué de l'art. Je demande qu'on
ne soit pas trop dupe d'un grand mot, la simplicité, et qu'on veuille
bien ne pas faire de la simplicité la règle dt^ temps où elle n'est
plus possible. »
Cette simplicité dont on parle ici est peut-être plus apparente
que réelle: il y a souvent beaucoup d'emphase et d'images ampou-
lées dans les ouvrages de ces époques lointaines. Des hommes vivant
près de la nature ont dû employer dans leurs arts des moyens moins
recherchés, et les expressions dont ils se servent ont quelque chose
de la rudesse de leur civilisation ébauchée; mais on se trompe en
cherchant à leur faire un mérite de cette rudesse même : leur pré-
tendue simplicité est dans l'habit qu'ils donnent à la pensée plus
que dans la pensée elle-même. Cet art merveilleux qui cache l'art
chez les modernes, celui d'être clair et en même temps pathétique,
ne se rencontre guère dans les ouvrages primitifs. Les images gi-
gantesques s'y mêlent trop souvent à un sens obscur. La Bible, toute
respectable qu'elle est, offre d'étranges licences, et je ne parle ici
que de la partie qui a rapport à l'art.
11 ne manque pas de gens qui préfèrent Homère à tout et qui le
justifient sur tout, quoiqu'ils ne le connaissent que pour l'avoir lu
dans de plates traductions. Us ne laissent pas de s'extasier sur cette
belle langue grecque, et surtout sur son harmonie inimitable, qu'ils
ne peuvent apprécier, comme nous tous, que pour l'avoir entendu
prononcer à la française par des professeurs de sixième.
(1) M. Éd. Thierry, Moniteur du 17 mars 1857.
DES VARIATIONS Dl BEAI . 915
De combien s'en est-il fallu que l'Europe ne se figurât un matin
que l'antiquité allait être égalée dans les poèmes d'un nouvel Ho-
mère, récemment sorti tout armé des bruyères et des rochers de la
Calédonie? L'apparition des prétendues poésies d' Ossian fut un des
grands événemens de la fin de l'autre siècle. Cet Ossian arrivait jus-
tement à une époque de scepticisme, avec ses dieux, ses guerriers,
ses héroïnes touchantes, enfin avec un merveilleux complet. L'en-
thousiasme fut presque général, et l'on peut avouer qu'il y a\ ait
dans ces poèmes de quoi justifier une certaine admiration. Napo-
léon lui-même, aussi bon juge qu'un autre, ne leur refusa pas son
estime, et les prit pour bons, sans s'inquiéter de leur ancienneté
dans le monde: mais quand on vint à s'apercevoir que le fils de Fin-
gai n'était que le fils de L'Écossais Macpherson, comme c'était à titre
de primitif qu'il axait fait son chemin, il se vit renié et presque ba-
foué : il lui fallut rentrer dans ses nuages et dans l'obscurité dont
nu l'avait tiré indiscrètement. 11 eut le sort de ces valets de comédie
qui ont usurpé les bonnes grâces d'une héritière sous l'habit à pail-
lettes de leur maître, et qu'on fait disparaître à la fin de la pièce,
quand la fraude se découvre.
Cette tentative elle-même était toute moderne. Par une réaction
naturelle, on se réfugiait dans cette fantasmagorie de mélancolie et
do brouillards en sortant d'une époque d'afféterie. Cet Ossian nua-
geux a marqué son passage dans la littérature de notre temps. Cette
impulsion s'esl communiquée de même aux autres arts, et notam-
ment à la peinture, qui suit avec plus de facilite les variations de la
fantaisie, et plus légitimement que sa sœur la sculpture. La peinture
dispose de tous les prestiges de la couleur et de ceux de la perspec-
live, ignorée des anciens: elle réunit la précision et le \ague, tout
ce qui charme et tout ce qui frappe. On peut dire de la peinture
comme de la musique qu'elle est essentiellement un art moderne.
fouie-, ce* ressources que nous venons d'indiquer lui permettent de
; dresser aux sentimens les plus divers. Quant à la musique, il pa-
rait surabondant d'indiquer combien c'est un art nouveau, et com-
bien les anciens ont été loin de se douter de ses ressources. Dans
la sculpture au contraire, il semble que les anciens ont fait tout ce
qu'on peut faire : ils ont produit des ouvrages parfaits, et ces ou-
\ rages sont des modèles dont il est bien difficile de s'écarter à cause
de la rigueur des lois qui fixent les limites de l'art.
Le paganisme donnait au sculpteur une ample carrière : le culte
de la forme humaine s'y confondait avec celui de tous les dieux.
Tout devenait matière à l'étude chez des peuples où l'on trouvait le
nu à chaque pas, dans les rues, au gymnase, dans les bains publics.
• Test ainsi que les anciens sculpteurs se familiarisaient avec les plus
beaux types, et prenaient sur le fait ces attitudes simples et natu-
916 REVUE DES DEUX MONDES.
relies qu'on cherche en vain dans l'atelier et en présence du modèle.
La vie extérieure était divinisée sous la forme de ces Vénus, de ces
\pollon, de ces Hercule. Le christianisme au contraire appelle la
vie au dedans. Les aspirations de l'âme, le renoncement des sens,
sont difficiles à exprimer par le marbre et la pierre, tandis que
c'est le rôle de la peinture de donner presque tout à l'expression.
Il faut aux Vierges de Raphaël cet oeil pudique et voilé, cette rou-
geur chaste que la sculpture ne peut rendre; nous désirons dans
cette Pirlà de Michel-Ange le regard désespéré de la mère, cette pâ-
leur de la mort dans le corps de son divin fils, et aussi le précieux
sang de si's blessures; nous cherchons même autour de lui cette
croix, ce sombre GolgOtha, ce tombeau entrouvert , ces disciples
fidèles. Toutes les fois que la sculpture a essavé de présenter avec
nn certain mouvement ces images, interdites à cause de leur ex-
pression trop véhémente, elle a produit des ouvrages monstrueux,
plus voisins du ridicule que du sublime. On peut voir un exemple
signalé de ce ridicule et de cette impuissance dans le célèbre bas-
relief d'Alexandre et Diogène, par Puget, qu'on a vu orner si long-
temps le vestibule de Versailles. L'artiste a voulu peindre (le mot
m'échappe), peindre avec son marbre et son ciseau les drapeaux
agités, le ciel, les nuages, tout autour de ses personnages, lesquels
sont groupés comme dans un tableau, et avec les attitudes les plus
diverses. 11 semble qu'il eût voulu faire entendre, si l'art pouvait
aller jusque-là, les cris de la foule et le bruit des trompettes; mais
ce que son art ne lui permet pas davantage, c'est d'arriver à faire
comprendre son sujet, dont l'intérêt réside uniquement dans le mot
insolent adressé au conquérant par l'enfant de Sinope. Si le grand
Puget eût eu autant d'esprit que de verve et de science, qualités
dont son ouvrage est rempli, il se fût aperçu, avant de prendre l'é-
bauchoir, que son sujet était le plus étrange que la sculpture pût
choisir: dans cet entassement d'hommes, d'armes, de chevaux, et
même d'édifices, il a oublié qu'il ne pouvait introduire l'acteur le
plus essentiel, ce rayon de soleil intercepté par Uexandre, et sans
lequel la composition n'a pas de sens.
Cette méprise n'a pas lieu d'étonner plus que celles que nous re-
marquons dans des peintres de nos jours, qui ont cherché à rivali-
ser avec la sculpture, en abjurant les moyens qui sont au nombre
des parties vitales de leur art. Animée par un louable motif, celui
de rendre à la peinture une grandeur et une simplicité dont les
peintres du dernier siècle s'étaient écartés de plus en plus, une école
tout entière s'est éprise de la statuaire antique, non pas de son es-
prit, mais de sa forme même, qu'elle a fait littéralement passer dans
les tableaux. Cette violence faite à la tradition, et j'oserais dire au
bon sens, ne s'est pas manifestée sans des protestations d'une cer-
DES VARIATIONS DU BEAU. 917
taine énergie dans le sein même de cette école, par une sorte de
révolte du sens moderne, contre cette prétendue nouveauté, qui réa-
lisait la singulière anomalie d'un retour à ce qu'il y avait de plus
ancien. Nous trouvons un exemple de ce contraste dans deux ta-
bleaux fameux de l'époque dont nous parlons, le Bélisaire de David
et celui de Gérard.
Dans le premier de ces ouvrages, conçu comme un bas-relief, il
y a peu de chose pour l'émotion qu'on est en droit de se promettre
d'un pareil sujet. L'exécution, très achevée dans le sens académique,
manque de prestige et de charme. Le Bélisaire est un vieillard vul-
gaire; l'enfant a la grâce de son âge, mais ne dit rien à l'esprit : rien,
même dans l'étonnement de ce soldat qui contemple son général ré-
duit à cet état d'abaissement, ne touche en faveur d'une si grande
infortune. Ni le fond, ni les accessoires, ni le casque tendu à l'obole,
ne peuvent distraire de l'insipidité qui résulte de tant de sécheresse.
Gérard au contraire cherche, pour animer son sujet, une route
tout opposée. A l'aridité de la composition, à cette absence d'intérêt,
résultant en grande partie, chez David, de l'inutilité des accessoires,
c'est dans un accessoire principalement qu'il semble résumer toute
la pensée de son tableau : je veux parler de ce serpent entortillé à la
jambe du jeune guide, lequel, endormi ou expirant de fatigue, repose
dans les bras de l'illustre aveugle. Tout dans sa composition pré-
sente l'idée de l'abandon et de la solitude : le héros côtoie un préci-
pice, et l'on ne découvre dans le ciel que les teintes sinistres du
couchant.
I ne telle peinture remplirait probablement toutes les conditions
pour émouvoir, si l'idée évidente de la recherche ne s'y faisait par
trop sentir. Le sort d'un illustre guerrier réduit à la condition de
mendiant, privé de ses yeux par le tyran auquel il a prodigué ses
services et forcé de s'appuyer sur un faible enfant, présente une
image suffisamment poétique et intéressante. Elle ne pouvait que
perdre par une circonstance aussi mesquine que celle de ce serpent.
Je critique de même ce guide défaillant porté par celui qu'il est
censé devoir conduire : l'intérêt ne sait plus où se prendre.
C'est un peu le défaut du génie moderne de s'attarder dans des
détails oiseux et de raffiner sur tout, même dans des sujets terribles.
Notre grand Poussin, le peintre philosophe par excellence (et on ne
l'a peut-être appelé ainsi que parce qu'il donnait à l'idée un peu plus
que ne demande la peinture), est fréquemment tombé à cet égard dans
l'affectation. Son fameux Déluge, tant admiré des gens de lettres, en
est une preuve. Cette dernière famille du genre humain restée toute
seule sur l'immense solitude des eaux et luttant dans un frêle esquif
contre la destruction, le serpent (encore un serpent), auteur des
918 REVUE DES DEUX MONDES.
maux de toute notre race, qui se dresse sur ce dernier promontoire,
tout cela ne donne, en vérité, l'idée du déluge universel qu'à celui
qu'une explication préalable aurait mis dans la confidence du peintre.
Il est des sujets, et avant tous les autres ceux qui sont tirés de
l'Vncien- Testament ou de l'Évangile, qu'il ne faut ni abréger, ni
amplifier, ni dénaturer. Il faut avouer que ce qui nous reste des
ouvrages des anciens ne présente jamais cette recherche étrangère à
l'art. On peut courir après les idées ingénieuses à l'aide des mots;
mais dans les arts muets connue la peinture, ou la sculpture, c'est
une dépense en pure perte si nu se la permet en vue du beau, et elle
prouve plutôt l'impuissance du sculpteur ou du peintre à émouvoir
par les moyens qui Sont de son domaine. Il faut rendre aussi celle
justice aux flamands, aux Espagnols, aux Italiens, qu'ils n'ont point
affecté ce travers dans leur peinture, et l'on doit en savoir gré sur-
tout à ces derniers, chez lesquels la littérature a étrangement abusé
de l'esprit. C'est une manie toute française, qui tient sans doute à
notre penchant pour tout ce qui relève de la parole. Le peintre chez
nous veut plaire a l'écrivain: l'homme qui tient le pinceau est tribu-
taire de celui qui lient la plume, il veut se faire comprendre du pen-
seur et du philosophe. Gomment lui en vouloir? 11 rend hommage, en
dépit qu'il en ait, à ceux qui sont ou qui se sont faits ses juges. Sa
déférence pour le public ne vient qu'après.
Ce que l'on demandera toujours a toutes les écoles et à travers
toutes les différences de physionomie, ce sera de toucher l'âme et
les sens, d'élever l'intelligence et de l'éclairer.
Il y a sans doute des époques favorables où tout semble s'offrir a
la fois, où l'intelligence des juges vient au-devant des tentatives des
artistes : heureuses époques, plus heureux artistes de venir à propos
et de ne rencontrer que des esprits pour les comprendre et des sou-
rire-, pour les encourager!
Il est d'autres périodes pendant lesquelles les hommes, émus
d'autres passions, demandent des distractions moins élevées, ne
trouvent même de plaisirs que dans des occupations arides pour
l'esprit, fécondes seulement en résultats matériels; mais enfin les
artistes, les poètes peuvent encore s'y montrer de temps en temps.
Ils charment un peu plus tôt ou un peu plus tard ce nombre étendu
ou restreint des hommes qui ont besoin de vivre par l'esprit. Bien
qu'il faille traverser des temps de stérilité, on ne voit jamais tarir
entièrement la source de l'inspiration. Titien survit à Raphaël, qu'il
a vu naître; le règne des grands Vénitiens succède à celui des grands
Florentins. Un demi-siècle plus tard, le prodigieux Rubens parait
comme un phare qui va éclairer de nombreuses et brillantes écoles,
fidèles à la tradition et pourtant pleines de nouveauté. Les Espa-
DES VARIATIONS DU BEAU. 919
gnols, les Hollandais nous consolent du sommeil de l'Italie, cette
mère si féconde il y a trois siècles, trop stérile, hélas! de nos jours,
et qui fait bien attendre son réveil.
Tel est le tableau des vicissitudes du beau. Où se lève ce vent qui
transporte du nord au midi, de l'orient à l'occident, le sceptre de
l'invention, le don de plaire et d'enseigner? Quel est ce caprice qui
fait apparaître un Dante, un Shakspeare, celui-ci chez des Ànglo-
Saxons encore barbares, pareil à une source jaillissante au milieu
d'un désert, celui-là dans la mercantile Florence, deux cents ans
avant cette élite de beaux esprits dont il sera le flambeau?
Chacun de ces hommes se montre tout à coup et ne doit rien à ce
qui l'a précédé ni à ce qui l'entoure; il est semblable à ce dieu de
l'Inde qui s'est engendré lui-même, qui est à la fois son aïeul et son
arrière-rejeton. Dante et Shakspeare sont deux Homères arrivés avec
tout un monde qui est le leur, dans lequel ils se meuvent librement
et sans précédens.
Qui peut regretter qu'au lieu d'imiter ils aient inventé, qu'ils aient
été eux-mêmes au lieu de recommencer Homère et Eschyle? Si l'on
peut reprendre quelque chose dans Virgile, c'est que par respect pour
une époque savante où l'on avait le culte presque exclusif de tout
ri' qui venait de la Grèce, il ait cherché en trop d'endroits les formes
de l'Iliade. Nous n'aimons ni le courageux Gyas, ni le courageux
(lloanthe, ni les héros dont la chute ébranle le ciel et les montagnes,
ni tous les lieux communs épiques, qui heureusement ne nous ont
privés ni de Didon, ni des Gèorqiqnes, ni des Éylogues, ces inspira-
tions charmantes et mélancoliques qui ne sont empruntées ni à ïhéo-
crite ni à aucun des Grecs.
Les vrais primitifs, ce sont les talens originaux : ce La Fontaine,
qui ne semble qu'imitation, et qui ne procède pourtant que de son
propre génie. Qui a produit l'originalité d'un Montaigne bourré de
latin et connaissant tout ce que les anciens ont écrit, d'un Racine qui
suit Euripide pas à pas, à ce qu'on dit, et peut-être à ce qu'il croit
lui-même?
On dit d'un homme pour le louer qu'il est un homme unique : ne
peut-on, sans paradoxe, affirmer que c'est cette singularité, cette
personnalité qui nous enchante chez un grand poète et chez un grand
artiste, que cette face nouvelle des choses révélées par lui nous étonne
autant qu'elle nous charme, qu'elle produit dans notre âme la sen-
sation du beau, indépendamment des autres révélations du beau qui
sont devenues le patrimoine des esprits de tous les temps, et qui sont
consacrées par une plus longue admiration?
Eugène Delacroix.
REVUE MUSICALE
BEETHOVEN., SES CRITIQUES ET SES GLOSSATEURS. '
— LA MUSIQUE INSTRUMENTALE EH FRANCE.
Il en sera bientôt de l'œuvre de Beethoven connue des poèmes d'Homère,
de Dante ou de Shakspeare : elle aura suscité toute une littérature de gnoses,
de commentaires, de biographies <-t d'explications critiques. C'est la marche
inévitable de l'esprit humain. Après l'âge héroïque, qui, dans les arts, est
l'âge des grandes créations, vient la période historique, où l'on raconte les
faits accomplis. L'imagination produit d'abord ses miracles, puis la raison
s'éveille, s'efforce de marcher sur les traces de sa divine messagère, pour
en comprendre les secrets et les transmettre aux générations futures. C'est
ainsi que se forment les écoles et les traditions.
11 existe un grand nombre de biographies de Beethoven plus ou moins
intéressantes. Parmi celles qui méritent d'être mentionnées, nous citerons
d'abord la notice publiée à Coblentz en 1838 par deux amis du grand sym-
phoniste, le docteur Wegeler et Ferdinand Ries, pianiste et compositeur dis-
tingué. Les deux amis se sont proposé d'écrire moins une histoire de la vie
entière de Beethoven qu'un recueil de pieux souvenirs concernant l'enfance
et les œuvres principales de l'auteur de la Symphonie héroïque. M. Antoine
Schindler, un élève et l'ami dévoué du grand musicien, auprès duquel il a
passé plusieurs années, et qu'il a \ u mourir dans ses bras, a publié à Munster
en 1845 une vie de son rnaitre, qui eu est à la seconde édition, et qui reste la
meilleure source de renseignemens certains que l'on puisse consulter. Je ne
parle ni des nombreux articles que les journaux et les recueils périodiques
de l'Allemagne ont consacrés au génie de Beethoven, ni des indiscrétions des
touristes anglais qui ont assailli la vieillesse de cet homme extraordinaire.
(1) Leipzig, Brockhaus.
REVUE MUSICALE. 921
M. de Lenz, un de ces bons et naïfs Allemands qu'on rencontre dans chaque
coin de l'Europe, parlant et écrivant dans toutes les langues dont ils con-
fondent les propriétés, a mis plusieurs années de sa vie à étudier et à clas-
ser l'œuvre immense de Beethoven, et il a consigné ses observations dans
un livre curieux, publié à Saint-Pétersbourg en 1852 sous ce titre, Beetho-
ven et ses trois styles. Nous en avons parlé ici même (1), quelque temps
après la publication. Le livre de M. de Lenz a eu un certain succès et a
été traduit depuis en un français un peu meilleur que celui dans lequel il
lut écrit d'abord. M. de Lenz habite Saint-Pétersbourg, où il remplit des fonc-
tions qui tiennent à la magistrature. Dans son ouvrage confus et plein d'en-
thousiasme pour le compositeur sublime dont il admire jusqu'aux fautes
d'orthographe, M. de Lenz n'a point épargné les épigrammes à M. Alexandre
Oulibichef, un Russe fort distingué, mi grand amateur de musique, connu
par uni' biographie et une étude de Mozart qui renferme d'excellentes par-
ties. C'est pour répondre aux insinuations de M. de Lenz que M. Oulibichef
a rompu le silence qu'il gardait depuis dix ans, dit-il dans nue courte intro-
duction dont nous extrayons les Lignes suivantes : « Dix ans s'étaient écoulés
depuis la publication de ma Biographie de Mozart. L'accueil généralement
favorable que l'on avait fait à cet ouvrage semblait dès-lors lui assurer la
prescription. J'avais, depuis dix ans, quitté la plume du critique musical
pour me livrer à des travaux littéraires d'un autre genre. J'aimais toujours
la musique, mais je ne m'en occupais plus que comme- exécutant et comme
amphitryon obligé des virtuoses que leur bonne ou leur mauvaise étoile
conduisait à Nijni, mon séjour habituel. » Il ajoute : «Quelque charme que
l'on trouve à la vie de campagne pendant l'été et quelque aguerri que l'on
soit au séjour d'une ville de province pendant l'hiver, l'on éprouve toujours
de temps à autre le besoin de respirer le grand air de la civilisation. » Ra-
mené à .Saint-Pétersbourg à la fin de l'année 1851 par le besoin de respirer
un air plus vivifiant que celui de sa province et par la facilité que lui offrait
le chemin de fer qui venait de s'ouvrir entre Moscou et la capitale de l'em-
pire, M. Oulibichef entend parler de tous côtés de l'ouvrage de M. de Lenz,
qui était encore sous presse. Après avoir lu, après avoir répondu aux princi-
pales objections de M. de Lenz par un article inséré dans un journal russe,
l'Abeille du Nord, M. Oulibichef se vit obligé de donner à sa réponse de plus
grandes proportions. Telle est l'origine du nouvel ouvrage de M. Oulibi-
chef (2), qui forme un volume assez compacte, et qui est écrit dans la même
langue que sa Biographie de Mozart, c'est-à-dire dans un fiançais un peu
composite, mais facile et infiniment plus correct que celui de M. de Lenz.
M. Oulibichef est un grand admirateur de Mozart. Il considère l'auteur
de Don Juan et de la Flûte enchantée comme le musicien universel qui a
réuni et fondu dans son œuvre divine les propriétés des différentes écoles
antérieures à son avènement. A partir de la mort de Mozart, qui ferme le
xviii0 siècle, commence une ère nouvelle, celle de la musique moderne, dont
Beethoven est l'expression la plus étonnante. Pour M. de Lenz au contraire,
qui ne s'occupe guère que de la musique instrumentale, Beethoven est pres-
(1) Voyez la Revue du 15 août 1852
(2) 1 vol. petit in-quarto.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
que le seul compositeur dont il admette l'existence. Si l'ingénieux critiqué
ne conteste pas tout ce que l'art doit au génie d'Haydn et à celui de Mozart,
c'est sur Beethoven cependant qu'il concentre toutes ses adorations et qu'il
épuise son enthousiasme. L'abbé Carpani, dans 1rs lettres charmantes où il
nous raconte si bien la vie calme d'Haydn et apprécie avec tant de goût et
de vivacité l'œuvre de ce grand musicien, a bien de la peine aussi à fran-
chir le seuil de l'ère nouvelle qui se prépare. H semble souscrire à ce juge-
ment porté par l'auteur vénérable de la Création sur le génie naissant qui a
produit Fidelio et la symphonie en ut majeur : « Un jour, dit Carpani, un
de mes amis demandait à Haydn ce qu'il pensail de ce jeune compositeur.
Avec une entière sincérité, le vieillard répondit : «J'étais fort content de
ses premiers ouvrages; mais quant aux derniers, j'avoue que je ne les com
prends pas. 11 me semble toujours qu'il écrit des fantaisies (l). »
Le jugement d'Haydn sur Beethoven esl à peu près relui que portent tous
1rs hommes de génie sur leurs successeurs immédiats. C'est le jugement de
génération qui a épuisé la sève de vitalité dont elle était pourvue, et
qui ne \oit dans celle qui lui surrede qu'une postérité sans discipline,
parce qu'elle s'écarte de la route tracée. Un pourrait appliquer à la mort
le mot de Voltaire sur Dieu : u si elle n'existait pas, il faudrait l'inventer. »
ne fut-ce que pour interrompre la domination de certaines idées qui ne
peuvent disparaître qu'avec les hommes qui les avaient affirmées. Quoi qu'il
arrive, le fils pense toujours un peu autrement que son père, et le disciple
est forcé par la nature des choses de modifier d'une manière ou d'une autre
l'enseignement qu'il a reçu du maître. Les premières omvres de lieethoven,
ses trios pour piano, violon et violoncelle, tes sonates, le septuor, el jusqu'à
la symphonie en al majeur, qui est. de l'année 1801, et qui fut dédiée à ce
même, docteur van Swieten, l'ami d'Haydn et l'auteur des paroles de la
( '/( alion et des Saisons, — ces premières compositions du grand symphoniste
révèlent une imitation directe du style d'Haydn el de Mozart, dont il était le
successeur. Aussi Beethoven n'aimait-il pas qu'on lui parlât de ses premières
productions et surtout du se tuor. H répondait brusquement au visiteur
imprudent qui a\ait la maladresse de louer cet admirable morceau : Le sep-
tuor n'e.sl lias de moi, il est de Mozart , et il tournait le dos à la personne
qui avait cru lui adresser un compliment. Lh bien! ce sont précisément ces
premières compositions de Beethoven qui ont eu l'approbation d'Haydn,
parce qu'il y voyait les traces de sa propre influence, et qu'il se sentait vivre
dans l'œuvre naissante de son glorieux successeur. Aussi Carpani, en histo-
rien fidèle du père de la symphonie, parle-t-il des premières compositions
de Beethoven dans les termes suivans : « Que deviendra l'art, et particuliè-
rement la musique instrumentale, maintenant que Haydn n'écrit plus, et
qu'ainsi se trouve fermée cette mine si féconde de trésors? Ce qu'il devien-
dra'.' Eh! ne le voyez-vous pas déjà en partie? Attendez un peu, et vous le
verrez encore davantage. Il n'y a qu'un /tomme qui pourrait encore le sou-
tenir, et en effet que ne serait-on pas en droit d'attendre de lui après son
beau septuor, après ses premiers concertos pour le piano, ses premières sym-
phonies, toutes œuvres vraiment remarquables, dans lesquelles il a heureu-
(1) Lettre xve.
REVl'E MUSICALE. 923
sèment fondu le style de Haydn avec celui de Mozart ! Mais voudra-t-il mettre
un frein à son imagination? voudra-t-il l'astreindre à un ordre, la renfermer
dans une juste mesure? voudra-t-il préférer le beau au bizarre? »
Aucun homme de génie n'a eu autant que Beethoven la volonté bien déli-
bérée du rôle qu'il se proposait de jouer dans l'art, aucun révélateur de
formes nouvelles ne s'est fait une conscience plus nette du but qu'il s'était
promis d'atteindre. Excepté Gluck peut-être, qui dès son entrée dans la car-
rière de compositeur dramatique s'est trouvé en contact avec l'orgueil des
virtuoses et toutes les invraisemblances de l'opéra italien auxquels il n'a pas
daigné se soumettre, Beethoven est certainement l'artiste de génie qui a eu
le plus d'empire sur l'acte mystérieux de sa propre inspiration. Après avoir
subi, comme tous les hommes supérieurs, l'influence du milieu où il s'est
produit, Beethoven s'est dégagé violemment de la tradition qui l'avait nourri.
L'auteur de la Symphonie arec chœurs et des cinq derniers quatuors a bien
voulu ce qu'il a accompli, et si cette exubérance de la volonté dans nn art
d'imagination et de sentiment fait la grandeur de Beethoven et le rattache
étroitement au siècle où il a vécu, elle est aussi la source de ses infirmités.
Le livre de M. Oulibichef est divisé en trois parties, qui pourraient être
mieux circonscrites dans leur objet et saisir plus vivement l'esprit du lec-
teur. On B'aperçoit tout d'abord que M. Oulibichef n'a pas une idée bien
licite du but qu'il veut atteindre. Les faits particuliers débordent le cadre
<>ù il a voulu les renfermer, ei obscurcissent la notion générale, qui manque
de relief dans la pensée de l'auteur: Vprès quelques pages d'introduction, où
\I. Oulibichef raconte les circonstances qui l'ont amené ix écrire un ouvrage
sur Beethoven, vient un long chapitre consacré aux progrès qu'a faits l'art
musical depuis la mort de Mozart et pendant les vingt-cinq premières an-
nées de notre siècle. Rappelant l'idée qui sert de conclusion à la vie de
Mozart, M. Oulibichef ajoute : « Or ce caractère d'universalité que Mozart
imprime à quelques-uns de ses plus grands chefs-d'œuvre m'avait paru le
progrès immense que la musique attendait pour se constituer définitivement,
— pour se constituer, avais-je dit, et non pour ne plus avancer (1). » Ainsi
donc M. Oulibichef n'arrête pas son admiration à t'avénement de Mozart, il
eroit encore a des progrès possibles après l'auteur de Don Juan; mais il ne
définit d'une manière satisfaisante ni le caractère des innovations qui peu-
vent s'accomplir sans altérer l'essence de l'art, ni la limite qui sépare l'œuv re
de Beethoven de celle de ses deux illustres prédécesseurs, Haydn et Mozart.
En général , il y a dans tout ce premier chapitre beaucoup de mélange , des
rapprochemens qui étonnent par leur étrangère, et au fond plus de lieux
communs que d'aperçus nouveaux. Dans le second chapitre, M. Oulibichef
raconte brièvement la vie de Beethoven, en s'appuyant sur la biographie de
M. Schindler et sur quelques renseignemens donnés par Seyfried dans les
Eludes de composition de Beethoven. Il divise la courte existence de ce grand
musicicien en trois périodes, auxquelles il rattache successivement les dif-
férentes compositions qui forment l'ensemble de l'œuvre de ce profond gé-
nie. Cette division de l'existence matérielle de Beethoven, servant de base
à la classification de l'œuvre de l'artiste, nous semble être le procédé le plus
(1) Page 5.
92/j REVUE DES DEUX MONDES.
simple qu'on doive employer pour saisir le vrai caractère des évolutions du
génie. Gomme le dit très bien M. Oulibichef au début de ce second chapitre,
« les ouvriers de la pensée (1), savans, écrivains ou artistes, obéissent tou-
jours, en produisant, à une double Loi : à leur nature individuelle d'abord, et
à l'esprit du temps qui entraîne tout le monde, à commencer par ceux-là
mêmes qui voudraient lui résister. » Or aucun artiste n'a été plus de son
temps que Beethoven, aucun génie n'a subi autant que le sien l'influence
d'une organisation maladive et des circonstances domestiques au milieu des-
quelles il a dû passer sa vie. Après avoir raconté les principaux événemens
de l'humble existence du pauvre et grand génie dont il blâme les tendances
généreuses vers un idéal de liberté que la révolution française avait suscité
chez les plus grands esprits de l'Allemagne, M. Oulibichef passe à l'analyse
de son œuvre, qui l'orme le troisième chapitre.
Le premier écrivain qui, à notre connaissance, ait essayé de classer les
productions de Beethoven en trois différentes périodes, en assignant à cha-
cune d'elles un caractère esthétique parfaitement reconnaissable, c'est
\1 Fétis dans sa Biographie universelle des musiciens. Selon M. Fétis, Bee-
thoven continue avec plus ou moins d'indépendance la manière de ses pré-
décesseurs Haydn et Mozart jusqu'à la Symphonie héroïque (la troisième),
qui est de 1804. A partir de ce chef-d'teuwv. le génie de Bethoveu éclate
dans toute sa magnificence et avec les propriétés de sa seconde manière, qui
se prolonge pendant dix ans, c'est-à-dire jusqu'en ISLZt. C'est pendant cette
période féconde que Beethoven produit la symphonie en si bémol, celle en
ut mineur, la Pastorale. Voici en quels termes \I. Fétis caractérise les pro-
ductions qui appartiennent à la troisième période de la vie de Beethoven,
comprenant la symphonie en fa (la huitième), celle avec chœurs, et les
cinq derniers quatuors pour instrumens à cordes : « Insensiblement et sans
qu'il s'en aperçût, ses études philosophiques donnèrent à ses idées une légère
teinte de mysticisme qui se répandit sur tous ses ouvrages, comme on peut
le voir dans ses derniers quatuors; sans qu'il y prit garde aussi, son origi-
nalité perdit quelque chose de sa spontanéité en devenant systématique. Les
redites des mêmes pensées furent poussées jusqu'à l'excès, le développement
du sujet alla jusqu'à la divagation, la pensée mélodique devint moins nette,
l'harmonie fut empreinte de plus de dureté. Enfin Beethoven affecta de trou-
ver des formes nouvelles, moins par l'effet d'une soudaine inspiration que
pour satisfaire aux conditions d'un plan médité (2). » Pris dans sa généra-
lité et sans vouloir en appliquer les conséquences à aucune œuvre particu-
lière, ce jugement de M. Fétis nous paraît irréfutable. Comme le dit très
bien le savant critique, les dernières compositions de Beethoven se font
remarquer par le développement excessif des épisodes, par la dureté de
l'harmonie, par la fréquence et l'étrangeté des modulations, enfin par cette
prédominance de la volonté systématique du penseur et du philosophe sur
la spontanéité de l'artiste et du musicien.
Il serait assez difficile de préciser quels sont les principes qui ont guidé M. de
Lenz dans la classification des œuvres de Beethoven. Ce qui ressort de plus clair
(1) On s'aperçoit que la révolution de 1848 a porté ses fruits, même en Russie.
(2) Voyez la Biographie universelle des musiciens, article Beethoven.
P.EVL'E MUSICALE. 925
de l'ouvrage confus, Beethoven et ses trois styles, où il a entassé les effluves
de son enthousiasme pour le grand musicien, c'est que M. de Lenz préfère
les dernières compositions de Beethoven à toutes celles qui forment le par-
tage de la première et de la seconde manière. Ce n'est pas que M. de Lenz
ne reconnaisse lui-même que dans les dernières productions de l'auteur de
la Symphonie arec chœurs (la neuvième), « on trouve souvent des choses
bizarres et choquantes » pour l'oreille des simples amateurs de bonne musi-
que; « mais, ajoute-t-il, s'arrêter à ces étrangetés serait se montrer indigne
de- savourer les beautés ineffables qu'on rencontre encore plus souvent dans
les œuvres dernières de ce sublime génie, » dont la troisième manière « est
un jugement porté sur le cosmos humain, et non plus une participation à
ses impressions (1). » Jamais M. Listz ne s'est mieux exprimé.
Pour M. Oulibichef, qui ne vise pas si haut que M. de Lenz, son contradic-
teur, il divise la vie et l'œuvre de Beethoven en trois périodes : les années
comprises entre 1793 et 180fl, où Beethoven est visiblement sous l'influence
d'Haydn et de Mozart, et dont la Symphonie kéroïque, qui marque l'émanci-
pation de son propre génie, est l'œuvre capitale, — la deuxième période,
l'enfermée entre 180Û et 1814, et qui donne naissance aux plus magnifiques
productions, telles que la symphonie en ut mineur, la Pastorale, celle en
la, \ compris la huitième symphonie en fa. — La troisième période s'écoule
de 181Û à 1827, elle se distingue par ht Symphonie arec c/iœurs et les cinq
derniers quatuors. On voit que la classification de M. Oulibichef est à peu
près celle de M. Fétis, dont le nouveau biographe accepte assez volontiers
les jugemens. M. Oulibichef analyse successivement les productions de Bee-
thoven qui appartiennent à chacune îles trois périodes, dont il s'efforce de
caractériser le style par des observations judicieuses, puisées dans les lois
essentielles de l'art. Nous ne suivrons pas M. Oulibichef dans les menus dé-
tails de son analyse de l'œuvre du grand maître; quelques observations suf-
firont pour donner une idée de l'esprit qui dirige sa critique.
M. Oulibichef commence l'analyse des compositions de Beethoven qu'il
range dans la seconde période de sa carrière féconde par les réflexions sui-
vantes : «Les circonstances biographiques qui dominent la seconde période
de la vie (le Beethoven se réduisent à une surdité croissante, aux progrès
d'un amour malheureux, et au pouvoir funeste que son frère Charles acquit
sur le moral et les déterminations du grand artiste. De' ces trois causes de
perturbai ion, l'une pouvait stimuler le génie de Beethoven; les deux autres
étaient évidemment de nature à réagir sur lui d'une manière défavorable.
Le caractère du grand artiste s'altéra; il perdait de plus en plus le senti-
ment de certains effets harmoniques et acoustiques... Peu à peu le caprice
et la mauvaise humeur troublèrent les inspirations de Beethoven; des règles
importantes furent mises en oubli; l'originalité véritable et difficile, qui con-
siste à trouver Vincnnnu dans le beau, toucha par accès ou par boutades à
la bizarrerie et à la déplaisance qui constituent l'originalité facile , à la
portée de tout le monde. Il arriva aussi au grand artiste de se complaire dans
ses idées, de s'oublier dans leur développement jusqu'à perdre de vue le
point essentiel en toutes choses, je veux dire le trop et le trop peu, ce re-
(I) Voyez les analyses des sonates de piano, p. 2.
926 RI ML DES DEUX MONDES.
doutable écueil de l'effet et du succès, qui ce s'obtiennent qu'autant qu'on
a su éviter l'un e1 l'autre. » M. Oulibichef ajoute : « Certains critiques, éga-
rés par leur enthousiasme, onl ptréti ndu, pour justifier Beethoven, que l'idée
de longueur en musique est purement relative, que tout dépend de l'abon-
dance OU de la disette des matériaux qu'on met en œuvre, que d'ailleur
qui semlile trop long à l'un peut sembler trop court a l'autre, etc. C'esl la
une opinion radicalement Fausse, si elle était vraie, il n'y aurait plus rien
do vrai ou île faux pour la critique, tout sérail relatif, les beautés comme
les imperfections (I). » Ce sont là de bonnes ei excellentes paroles. M. Ouli-
bichef 3 soulève la grande question de la certitude dans l'appréciation du
beau, qui est une des faces de la certitude dans h, connaissance. Il n'est pas
possible de m. ''connaître la vérité de> principes sur lesquels s'appuie la criti-
que de \l. Oulibichef; on peut douter toutefois que ces principes soient jus-
tement applicables à la partie de l'œuvre de Beethoven qu'examine le biogra-
phe. M. Oulibichef ne nous semlile pas suffisamment pénétré de cette vérité,
puisée non pas dans les lois abstraites de la pensée, mais dans la nature vi
vante des choses et des hommes, — que certains défauts sont l'accompagne-
ment nécessaire des plus admirables créations du génie. Donnez à des hommes
comme Dante, Shakspeare, Corneille ou Beethoven cette mesure, cette pon-
dération délicate de l'esprit ci de la sensibilité qui se nomme le goi'tt, et
vous leur enlèveriez peut-être quelque chose de la force qui leur a été né-
cessaire pour accomplir l'œuvre que nous admirons. Tout ce que dit M. Ou-
libichef sur certaines aberrations harmoniques qu'on rencontre dans les
œuvres de Beethoven, les passages qu'il cite, et qui avaient déjà été relevés
soit par M. Fétis, soit par d'autres lions esprits de l'Allemagne, tels que l'au-
teur bien connu [ivoldbekonnten) des charmantes lettres sur la musique que
nous avons appréciées ici depuis longtemps {•!), sont incontestablement des
erreurs ou des caprices de génie que rien ne justifie; mais M. Oulibichef ne
va-t-il pas trop loin, et son excellent esprit ne se laisse-t-il pas égarer par
des subtilités indignes d'un appréciateur des belles choses, quand il mécon-
naît le prix de l'admirable morceau, Yandante scherzando, de la symphonie
en fat Ici nous sommes entièrement de l'avis de M. Berlioz, qui a dit de ce
morceau : « Cela tombe du ciel tout entier dans la pensée de l'artiste. »
M. Oulibichef est bien plus dans la vérité large du sens commun lorsqu'il
réfute les sophismes de M. de Lenz et autres illuminés qui proclament «pic
les symphonies de B ethoven « sont des événemens de l'histoire universelle
plutôt que des productions musicales de plus ou de moins de mérite. » « Dans
tout ce. fatras de l'illuminisme musical, dit M. Oulibichef, je n'ai trouvé
qu'une chose qui ressemble de loin à un argument, et qui peut-être vaut la
peine qu'on y réponde. Les adeptes en appellent à l'avenir pour l'intelli-
gence des œuvres de Beethoven aujourd'hui incomprises, se fondant sur ce
que d'autres grands inventeurs ont été raillés de leur vivant au sujet des
plus sublimes découvertes. Dans les sciences, oui; en littérature, fort rare-
ment; en musique, jamais. Tous lesgrands compositeurs, depuis Josquin,
Orlando di Lasso et Palestrina jusqu'à Monteverde et Meyerbeer, ont été
(1) Page 157.
(2) Musikalische Briefe, Wahrheit iiber Tonhmsi und Tonkûnxtleir.
REVUE MUSICALE. 927
appréciés à leur juste, valeur et quelquefois surtaxés par les contempo-
rains (1). »
Trois hommes, aussi différens par le génie que par le caractère, ont créé
la musique instrumentale et ce magnifique poème qu'on nomme la sympho-
nie : ce sont Haydn, Mozart et Beethoven. Du grand atelier de formes et de
combinaisons harmoniques de toute nature qui constitue l'œuvre colossale
de Sébastien Bach, et particulièrement des sonates pour clavecin de son fils
Emmanuel, qui déjà avait mis dans son style quelque chose de cet agrément
et de cette légèreté qui devaient prévaloir dans la musique moderne, Joseph
Haydn tire une partie des élémens donl il compose successivement son œuvre
admirable. 11 entremêle ces emprunts faits à l'art un peu sévère de son pays de
l'étude des maîtres italiens, surtout d'un nommé Sammartini, homme de gé-
nie, dont l'œuvre prématurée, comme celle de notre Gossec, est restée incon-
nue, et parait avoir beaucoup servi à l'éducation du père de la symphonie.
Haydn est un musicien de premier ordre qui, par l'abondance des idées mé-
lodiques, par la clarté du plan el la pureté constante du style, n'a pas été
dépassé. Il reste le inaitre par excellence qu'il faudra toujours étudier et dont
l'influence est salutaire sur la postérité qui se nourrit de sa parole. Mozart,
enfant divin dont le berceau est déjà rempli de miracles, apprend tout, ose
tout, et embrasse toutes les formes. Il mêle 1rs ressouvenirs de l'école ita-
lienne, dont il l'ut aussi un disciple respectueux, aux emprunts qu'il l'ait aux
maîtres de son pays, Emmanuel Bach, Gluck et Haydn, et il enfante une
œuvre unique,, où le charme, la tendresse et la profondeur du sentiment
s'unissent à l'élégance des formes, à la pureté d'une harmonie constamment
hardie, qui devance les temps. Selon l'heureuse expression de M. Oulibichef,
Mozart trouve l'inconnu dans le beau. S"s plus grandes témérités de langage
sont des intuitions de la nature des choses que l'avenir s'empressera de con-
sacrer. Mozart occupe dans l'histoire de fart cette place unique qui appar-
tient à la grâce suprême qui s'insinue et domine sans efforts : il est le bien-
aimé de la sainte triade qui unit le père au fils, le passé à l'avenir. Son
œuvre, plus étendue et plus variée que celle d'Haydn, embrasse tous les
-cures, et dans tous l'artiste incomparable atteint la perfection. Venu après
ces deux grands hommes, Beethoven, qui est bien un enfant du XIXe siècle,
en révèle aussitôt le caractère maladif et dominateur. Indocile dès les pre-
miers bégaiemens de sa muse, il apprend mal la langue des maîtres consa-
crée par les chefs-d'œuvre de ses devanciers, et il se hâte de rompre tout
commerce avec la tradition des écoles d'Italie, dont il repousse et dédaigne
la bénigne influence. Beethoven est le premier grand compositeur de son
pays qui ne franchira pas les monts, et qui, ainsi que Weber et Schubert,
n'ira pas s'inspirer au beau pays où fleurissent les orangers. Préoccupé d'idées
grandioses qui dépassent peut-être le monde purement musical, poète et
philosophe, s'abreuvant constamment aux sources troublées des utopies
divines, et la tête toujours remplie des rêves immortels de la révolution
française, l'auteur de la Symphonie héroïque, de celle en ut mineur, de la
symphonie en la, de la Pastorale et de la Symphonie arec chwnrs, crée une
œuvre grandiose, où l'infini des horizons, la magnificence et la nouveauté
il) Voyez p. SOS.
928 REVUE DES DEUX MONDES.
des effets se manifestent au milieu des plus éblouissantes splendeurs de la
poésie lyrique, et se mêlent avee le sanglot de la passion au souffle pan-
théiste qu'exhale la nature, dont il évoque les voix mystérieuses. Gomme
Goethe dans son Faust, comme Byron dans Manfred et Chateaubriand dans
René. Beethoven est l'écho de son temps; il en a le trouble et la grandeur,
il en possède l'énergie et les infirmités. L'effort est partout sensible dans
son œuvre, bien moins complexe que celle de Mozart, puisque Beethoven n'a
complètement réussi ni dans le genre dramatique, ni dans l'oratorio et la
musique religieuse. Il violente la langue pour lui l'aire dire ce qu'il veut,
et ne s'inquiète ni des lois essentielles de l'harmonie, ni de la proportion
des parties qui doivent concourir à l'effet de l'ensemble; mais il atteint le
but, et, comme un titan révolté, il escalade son idéal en entassant Ossa sur
Pélion. C'est par là que Beethoven mérite le pardon de ses fautes, et qu'on
oublie les moyens qui l'ont conduit au trône solitaire où il domine en poeta
sovrano. Les sonates, les concertos, les trios pour piano, violon et violon-
celle, les quatuor- pour instrumons à cordes, les ouvertures et les neuf
symphonies, qui forment la partie originale de l'œuvre de Beethoven, ren-
ferment des beautés, contiennent des effets, et ouvrent à l'art musical des
perspectives que les génies de Haydn et de Mozart n'ont point connues. Moins
universel et moins exquis que Mozart, qui est la perfection même et qui
parle tout naturellement la langue révélée des anges, — moins naïf, moins
correct et moins créateur, dans le vrai sens du mot, que le père de la sym-
phonie, qui à soixante-neuf ans écrivait encore un chef-d'œuvre plein de
jeunesse que nous avons entendu récemment au Conservatoire, les Saisons,
où tous les compositeurs modernes on1 puisé depuis cinquante ans, — Beetho-
ven dépasse ses deux immortels prédécesseurs par la sublimité de l'inspira-
tion lyrique, par le pittoresque de l'instrumentation, par le charme irrésis-
tible d'une fantaisie puissante dont les mirages s'entremêlent au pathétique
de la passion. C'est ce caractère dramatique qu'on trouve dans les composi-
tions instrumentales de Beethoven, qui le distingue d'Haydn et de Mozart, et
qui rattache ce merveilleux génie au six' siècle.
Dans un passage des Mémoires d'Outre-Tombe, Chateaubriand, parlant de
Napoléon et de l'influence qu'a eue son génie sur le caractère de la nation
française, a dit en propres tenues : « Sa fortune inouie a laissé à l'outrecui-
dance de chaque ambition l'espoir d'arriver où il n'était point parvenu. » Ce
n'est point forcer l'analogie des choses que d'appliquer le sens de ces pa-
roles aux prétendus successeurs de Beethoven, à cette tourbe de détestables
musiciens qui a envahi l'Allemagne, et qui a pris à tâche d'exagérer les dé-
fauts de l'auteur immortel de la neuvième Symphonie et des six derniers
quatuors. Hâtons-nous cependant de conclure avec le grand écrivain que nous
avons cité : « tel est l'embarras que cause à l'écrivain impartial une écla-
tante renommée, il l'écarté autant qu'il peut, afin de mettre le vrai à nu;
mais la gloire retient comme une tapeur radieuse et courre à /instant le
tableau. »
Le livre de M. Oulibichef sera lu avec intérêt. 11 renferme d'excellentes
observations qui. sans être bien nouvelles, ont le mérite de ram< ner les es-
prits à des vérités éternelles que le plus beau génie du monde ne peut trans-
gresser impunément. Beethoven est grand malgré ses fautes et malgré la
REVUE MUSICALE. 929
horde de musiciens barbares qui s'autorisent de ses erreurs pour enfanter
des œuvres monstrueuses qu'on destine a l'avenir, parce qu'heureusement
nous ne sommes pas dignes de les comprendre.
C'est au génie de Beethoven , dont nous venons de caractériser l'œuvre
grandiose et pathétique, que la France doit . sans contredit, de comprendre
mieux chaque jour la poésie intime de la musique instrumentale. 11 fallait
le peintre dramatique de la Symphonie héroïque, de celle en ut mineur- et
de la symphonie en la pour initier l'élite de la société française aux beau-
tés d'un art mystérieux, qui semble se refuser, comme la lumière, à toute
analyse immédiate, et n'avoir d'autres lois que le caprice des sens. Sans
doute on exécutait à Paris, vingt-cinq ans avant la révolution, les chefs-
d'œuvre d'Haydn et de Mozart: mais ce n'est que depuis la création de la
Société des Concerts que le goût de la musique instrumentale s'est répandu
dans une classe, de plus en [dus nombreuse, de vrais amateurs. Aussi les
concerts, les soirées, les matinées, les séances publiques ou intimes plus ou
moins musicales, se multiplient chaque année d'une manière effrayante. Hier
encore nous étions assourdis par deux émissaires de M. Listz, qui nous tai-
saient entendre dans les salons de la maison Érard un de ces morceaux de
musique, un concerto pour deux pianos, que le célèbre virtuose écrit pour les
générations de l'avenir. Que les idées et les accords de MM. Listz, Wagner
et compagnie leur soient légers! Quel chaos! quels non-sens! Ah! M. Bren-
del, l'historiographe de la nouvelle école, a bien raison de dire que « c'est là
de la musique purement spirituelle {rein tjeistifje Musik) et non plus de la
musique qui puisse se manifester en entier dans le domaine des sons (1). »
Revenons, revenons à la musique du passé, à la musique monumentale.
comme dirait M. Richard Wagner, et à la Société des Concerts du Conser-
vatoire, qui en est l'interprète le plus digne.
Ils ont inauguré la trentième année de leur existence le 1 1 février 1857
par la symphonie en ut de Mozart, à laquelle ont succédé les chœurs d'Une
Suit de Sabbat, de Mendelssohn, œuvre étrange, pleine de vigueur, mais non
pas de lumière. Un solo de tlûte, exécuté par M. Dorus sur une cantilène de
sa composition, est venu faire diversion aux sombres accords d'Une Nuit de
Sabbat. 11 serait grandement à désirer que les virtuoses qui se produisent
dans les concerts du Conservatoire voulussent bien choisir de meilleure mu-
sique pour servir de prétexte à leur bra\oure. M. Alard, qui est un aussi
bon musicien que M. Dorus, se contente bien d'exécuter les sonates de Bee-
thoven, de Mozart, d'Haydu, et il n'en est pas moins applaudi pour cela. La
séance s'est terminée par la symphonie en la, dont le public a redemandé
Vandante. Le soir de ce même jour, nous entendions au Théâtre-Italien il
Trovatore de M. Verdi avec M"e Grisi, c'est-à-dire un mélodrame de Pixéré-
court après un chant d'Homère.
Le second concert a commencé par une ouverture de Ruy-Blas, de Men-
delssohn. Mendelssohn ne brille pas décidément par l'abondance des idées,
et cette ouverture de Ruy-Blas, remarquable par la facture et le talent qu'elle
révèle, en est une nouvelle preuve. Quelle différence avec la symphonie en si
(1) J'emprunte cette singulière citation au livre de M. Oulihiehef sur Beethoven, p. 327.
TOME IX. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
bémol d'Haydn, qu'on 8 exécutée après, et dont te public enchanté a fait
recommencer 16 menuet! Quelle clarté, quel charme, quelle bonhomie di-
vine et quel art sans effortsi Ah! messieurs les faiseurs de symphonies et
d'ouvertures romantiques, tous n'axez pas détrôné le patriarche de la mu-
sique instrumentale. Apres la symphonie d'Haydn, on a exécuté un chef-
d'œuvre qui procède de la même famille de grande musiciens, je veux dire
le finale du troisième acte de Moïse Quoique les so/i fussent chantés par des
virtuose- de la l'orée de B"" FW, I. héritier, et©., ce finale colossal a rempli
la salle d'une sonorité qu'on pourrait dire lumineuse.
Le troisième concert a été particulièrement remarquable par la neuvième
symphonie de Beethoven, qui remplissait te premier numéro du programme,
et dont l'exécution a duré une heure et un </uart! Cette composition colos-
sale, que M. de tiens a qualifiée « le dernier mot du style symphonique, » est
une pierre de discorde jetée aux critiques de tous les pays. En Allemagne,
on n'est pas moins partagé que nous ne le sommes en France, non pas sur
la valeur absolue d'une conception aussi étonnante, mais sur l'effet de l'en-
semble et sur la possibilité de iroùter sans fatigue une œuvre dont les pro-
portions dépassent les forces de l'attention ordinaire des hommes. Pour
nous, qui ne eraiimons jamais de dire notre façon de penser sur une con-
ception du génie, quelque grand qu'il soit, nous avouerons aujourd'hui,
comme nous l'avons fait autrefois, que le premier morceau de la Symphonie
arec chœttrs nous parait tOOJOUTS un peu obscur et d'un développement pé-
nible. On a beau l'aire la part de la profondeur de l'idée et de la sombre
accumulation des effets de l'harmonie, le monceau est laborieux et ne se
conçoit pas sans l'atitrue, défaut énorme dans tous les arts, mais surtout en
musique. Le sc/ierzo-rirace au contraire, qui en est le second épisode, est
une merveille de grâce, de flexibilité, de rhythmes et de variété. Ce morceau
est surpassé par ['mutante qui vient après, c'est-à-dire par une de ces inspi-
rations qui ouvrent à rimaaination des horizons entrevus dans des rêves en-
chantés, et qui élèvent Beethoven au-dessus de tous les musiciens qui l'ont
précédé. La quatrième parti.' de la symphonie, jusqu'au moment où les
chœurs s'adjoignent aux instrumens, renferme encore des détails pleins de
vigueur, entre autres le récitatif des contrebasses, dont on a tant abusé de-
puis; mais l'ensemble est infiniment trop long, et mal écrit pour les voix, qui
ne peinent jamais arriver à une exécution supportable. Après l'audition
d'une composition de cette étendue, on est brisé, et on ne demande plus qu'à
aller respirer le grand air.
Au quatrième concert, qui s'est donné le 22 février, la société a fait en-
tendre une nouvelle symphonie de M. Refcer, qui a été accueillie avec faveur.
M. Reber est un musicien distingué, plein de goût et de mesure, qui ne
s'aventure jamais trop loin de ses forces, et qui produit des œuvres qui re-
commandent son nom à tous les vrais connaisseurs. Sa nouvelle symphonie
renferme des détails charmans, d'une instrumentation claire et pourtant
colorée. Le menuet a été surtout fort remarqué par le public. La séance
s'est terminée par l'introduction de l'oratorio de Samson, de Haendel, dont
M1U Ribault, de l'Opéra, a chanté le solo de soprano. Voilà un style grandiose
et vraiment biblique! C'est simple, large et pourtant ému. Quels effets ob-
REVIT. MUSICALE. 9M
tient Haendel avec une instrumentation qui se compose du quatuor, de con-
trebasses, de quelques trompettes et d'un hautbois qui donnent à la mélopée
un caractère héroïque! Le public a chaudement applaudi cette belle page de
musique sacrée, qui, pour être dramatique et remplie d'accords de septième
sur la dominante, n'en est pas moins religieuse pour cela.
Le cinquième concert n'a eu de remarquable que l'exécution parfaite de la
fymphonie Pastorale, un chœur d'Eurlani/ip de Weber, et la symphonie en
soi de Haydn, qui a clos la séance; mais l'événement musical Se l'année a
été l'exécution 'les Saisons, de Haydn, an sixième concert, qui a ou lieu le
22 mars. C'est la première loi; qu'on entendait à Paris cette (ouvre d'un
musicien admirable, qui, comme le Dieu de la Genèse, a tiré le monde mu-
sical presque du néant. C'est en 1801 eue le maître a composé cette belle
idylle, dont les paroles sont du docteur van Swieten, Fauteur iiu poème de
la Création. Haydn avait alors soixante-neuf ans, 'tant né le 31 mars 1732.
«J'assistais à la première exécution île cet oratorio chez le prince de Schwar-
zenberg, dit Carpani. Il fut vivement et généralement applaudi. Mai-même,
émerveillé de voir sortir de la m.'ine tête deux productions si dill'érentes,
si riches et si parfaites, je courus, dès que le ci riGert lut fini, vers Haydn,
pour lui en l'aire mon compliment. A peine avais-je ouvert, la bouche, que
Haydn m'arrêtaen disant ces mémorables paroles : — Je suis bien aise que
ma musique suit agréable au public; mais pour cette composition, je ne
veux pas recevoir de complimens (le unis, .le suis bien sur que \ous com-
prenez vous-iuoi pi'elle osi loin de valoir la Création; je le sens, et vous
devez le sentir aussi. En voici la raison : dans la Créa/ion, les personnages
étaient des anges; dans les Quatre saisons, ce sont des paysans (1). » 11 y a
d'autres raisons encore que celle indiquée par Haydn qui rendent la pasto-
rale des Saisons inférieure au poème de la Création.: c'est la prolongation
indéfinie du style descriptif, où le docteur \ an Swieten avait engagé le com-
positeur, sans s'inquiéter -i l'art musical comporte, comme la poésie, une
trop grande exactitude dans la peinture des phénomènes extérieurs de la
nature. Le docteur avait un si grand amour pour le style descriptif, qu'il
voulait absolument qu'Haydn lit entendre dans les Saisons le citant des ijre-
noitilles; « mais, dit Carpani, Haydn tint bon et refusa, à l'imitation d'Ho-
mère, de s'embourber dans le marais. »
Ikprès une courte introduction symphonique qui a pour objet de peindre
la transition de l'hiver au printemps, ce moment indécis où la froidure de
la saison qui s'en va se mêle aux chaudes bouffées de la nature renaissante,
vient un chœur à quatre parties d'une harmonie suave et du plus charmant
effet, qui a été bien souvent imité depuis. L'air de basse, que chante aussitôt
le laboureur Simon :
Le laboureur s'empresse,
Il mène aux champs ses bœufs...
est d'un accent plein de bonhomie agreste. Le motif de cet air est resté dans
(1) Douzième lettre.
932 REVLE DES DEUX MONDES.
la mémoire prodigieuse de P.ossini, qui eu a tiré les premières mesures de
l'allégro du trio final du Barbier de Séville :
Zitti, zitti,
Piano, piano.
La première partie des Saisons, pleine de fraîcheur et d'entrain, se termine
par un chœur fugué, en l'honneur de la Providence, vigoureusement écrit.
L'été commence par un ajr de basse que chante Simon, auquel s'enchaîne
un chœur non moins vigoureux que celui qui termine le printemps. On j
célèbre les bienfaits du dieu de la nature, le soleil; mais les deux morceaux
les plus saillans de la seconde partie, c'est d'abord l'air pour voix de ténor
que chante Lucas, pour exprimer l'accablement du pauvre travailleur :
Soleil, ton poids est trop lourd.
Ce morceau renferme a un très haut degré le genre de mérite qu'on re-
cherche dans la musique pittoresque, de peindre à l'oreille le phénomène
physique de la lassitude. Le chœur de l'orage avec les différens épisodes
qui le préparent et le suivent n'est pas moins remarquable.
Le chœur de la chasse, qui fait partie de l'Automne, est un chef-d'œuvre
connu et admiré depuis un demi-siècle. On n'a rien écrit de mieux dans ce
genre, pas même l'ouverture du Jeune Henri, de Méhul, qui en est une imi-
tation évidente. Ce chant admirable, où tous les incidens de la chasse sont
reproduits avec une fidélité poétique qui n'a pas été égalée, a produit sur
le publie du Conservatoire un effet puissant. On n'a pas moins applaudi le
chœur des vendangeurs, ainsi que la chanson du rouet, qui marque le retour
de l'hiver. Cette grande composition d'un vieillard de soixante-neuf ans
respire d'un bout à l'autre cet amour naïf et profond de la nature, partage
d'une âme chrétienne pour qui la succession des phénomènes du inonde ma-
tériel est la révélation d'une providence divine. Les idées sont aussi claires,
aussi sereines, aussi touchantes, pourrait-on dire, que la forme qui les
exprime est limpide, simple et d'une admirable économie d'effets? Haydn
ne se paie pas de mots; il parle toujours pour dire quelque chose et ne
s'aventure guère au-delà des limites de son génie, celui d'un maître qui a
tiré la musique instrumentale du chaos. Il est le père éternel de la mu-
sique moderne; il a engendré Mozart, lequel a engendré Beethoven et la race
des titans. La postérité a ratifié le jugement que Hayjdn a porté lui-même
sur les Saisons; cela ne vaut pas la Création. N'oublions pas que, cinq ans
après la première exécution des Saisons chez le prince de Schvvarzenberg,
on écrivait dans la même ville de Vienne, en 1806, et sur la même donnée,
la Symphonie Pastoi-ale, le plus magnifique poème que la nature ait inspiré.
Les paroles des Saisons ont été traduites en français par M. Roger, de l'Opéra,
qui a chanté avec un bon sentiment la partie de Lucas, surtout le bel air de
l'été : Soleil, ton poids est trop lourd ! — M. Bonnehée a chanté aussi avec
grand uccès la partie de Simon. Les chœurs et l'orchestre ont été dignes de
l'œuvre de Haydn, que le public parisien entendait pour la première fois.
Au septième concert, qui s'est donné le 5 avril, on a exécuté la symphonie
REVUE MUSICALE. 933
en fa de Beethoven, la huitième, dont le public a voulu réentendre Yan-
dante scherzando qui en forme la seconde partie, et dont le dernier bio-
graphe de Beethoven, M. Oulibichef, a le malheur de ne point apprécier
l'ineffable élégance. Après ce chef-d'œuvre est venu un air d'un opéra de
Haendel, Aétius, qui a été chanté dans la perfection par M. Stockhausen, de
l'Opéra-Comique. Ne cessons pas de dire avec Beethoven parlant de Haendel,
dont il admirait le génie biblique : Quel grand style que celui de l'auteur
des Macchabées, de Samson, de la Fête d'Alexandre, du Messie et de vingt
chefs-d'œuvre semblables! Quelle instrumentation pittoresque avec si peu
d'élémens, des instrumens à cordes soutenus d'un hautbois et de quelques
trompettes! Cet air d' Aétius, avec des vocalises obligées, qui font partie
intégrante de la mélodie et qui embrassent une étendue presque de deux
octaves, M. Stockhausen l'a chanté comme aucun virtuose connu ne pour-
rait le faire. Hàtons-nous de dire que M. Stockhausen n'est point un élève
du Conservatoire, que dirige M. Auber. — Un fragment d'un quatuor d'Haydn,
celui en fa dièze mineur, exécuté par tous les instrumens à cordes, autre
chef-d'œuvre d'un maître qu'on ne peut pas oublier, et puis le Songe d'une
Nuit d'Été, de Mendelssohn, ont rempli le reste de la séance. Dans cette
composition délicieuse de Mendelssohn, qui rappelle si fortement l'imagina-
tion de Weber, surtout la couleur d'Oberon, on remarque toujours Y allegro
appassionato, les couplets avec accompagnement du chœur, le scherzo et la
■marche, qui a un si grand caractère.
Le huitième concert n'a pas été moins intéressant que le septième. La
symphonie en ut de Mozart, dont Yandante et Y allegro sont les parties sail-
lantes, l'introduction de l'oratorio de Samson de Haendel, la symphonie en
ré de Beethoven en ont fait les frais. En général, la Société des Concerts a
fait cette année des efforts pour enrichir son programme de quelques véné-
rables nouveautés. Qu'elle persévère dans cette voie, et qu'elle n'oublie pas
surtout qu'il y a l'œuvre d'un homme puissant, Sébastien Bach, qui sort des
catacombes, et dont elle doit au public la vulgarisation!
La trente-deuxième demi- brigade, commandée par l'intrépide M. Pasde-
loup, qui s'est fait connaître sous le nom de Société des jeunes Artistes,
marche, de bien loin sans doute, sur les traces de la Société des Concerts.
Si son intelligence égalait sa vaillance, ce serait le phénix de nos bois.
M. Pasdeloup s'abuse peut-être un peu sur la portée légitime de son ambi-
tion, et parfois il ferait bien de modérer son zèle. Quoi qu'il en soit, ses in-
tentions sont bonnes, et son activité bruyante mérite d'être encouragée,
puisqu'elle concourt à la propagation de la bonne nouvelle. Audacieuse
comme elle est, la Société des jeunes Artistes est montée la première sur la
brèche, et dès le 7 décembre 1856 elle faisait entendre dans la salle Herz la
symphonie en la majeur de Mendelssohn, qui n'est pas une merveille. Le pre-
mier morceau est confus, comme toujours, et la pensée du maître ne se dé-
gage que péniblement à travers une instrumentation trop chargée de petits
effets de sonorité. Validante, qui se compose d'une phrase de plain-chant,
au-dessous de laquelle les basses dessinent un ricamo piquant, est plus sail-
lant que le premier morceau; il vaut mieux aussi que Yallegretto qui forme
le troisième épisode de cette œuvre distinguée, dont le finale se fait remar-
9;>Ù REVUE DES DEI \ MONDES.
piable par un ricin' travail des violons. De nombreux fragmens d'un chef-
i\\v.u\ re de Mozart, VI nlèvemeni au st rail, onl rempli le reste du programme.
M. Bataille a chanté d'une manière remarquable l'air bouffe d'Osmin, dont
les paroles bien appropriées à la musique du maître par un jeune
compositeur 4istingné, II. P. Pascal, fini se cache sous le pseudonyme de
1 1 i j- t - Ces fragmens d'un opéra de Mozart peu connu du public français ont
produit le meilleur effet. \u second concert, nous avons particulièrement
trqué un quintette pour Mute el instrumens à corde, de Mozart, et l'iii-
troduciion de Moïse, de Rossini. La quatrième séance avait attiré un grand
nombre d'artistes curieux d'entendre la symphonie en mi-bémol de Robert
Scbumann, dont les compositi ms a i mues j Paris, et nous devons
dire que l'essai n'a pas été très heureux pour ce rival île Mendejssohn, qui
jouit eu Mlemagne d'une réputation considérable. L'instrumentation de M. R.
M. Schumann, touffue comme cellede Mendelssohn, se rapproche par les défauts
des mauvaises tendances de h: troisième manière de Beethoven. On voit que
M. Schumann se donne une peine incroyable pour paraître profond el original.
Après beaucoup d'efforts, il n'arrive qu'à la confusion et à la bizarrerie. Quelle
différence, lion Dieu: de cette œiu re pénible de M. Schumann avec Vandaaite et
[e finale d'une symphonie d'Haydn qu'on a exécutés immédiatement après!
\u sixième et dernier concert, qui a eu lien |e lô lévrier, IdSociété (les jeunes
'Artistes a exécuté la seconde symphonie de M. Camille Saint-Saens, jeune
compositeur français, élève de M. Malden, qui donne les plus grandes espé-
ras composition, remarquable surtout comme facture, a produit le
plus grand effet. Le finale, qui en est la partie la plus saillante, est nue œuvre
de maître qui rappelle beaucoup la manière de Uendelssohn par la richesse
des développement et la fermeté du Style. Il serait digne de la Société des
Concerts de placer sur l'un de ses programmes le finale de la seconde sym-
phonie de M. Saint-Saens, qui, à notre avis, est le meilleur morceau de mu-
sique symphonique qui ait été écrit par un Français, sans aucune exception.
A côté de la Société des Concerts et de celle des Jeunes-Artistes, qui exécu-
tent les grandes compositions de la musique instrumentale, se sont grou]
un grand nombre de sociétés qui se consacrent à la vulgarisation de la mu-
sique dite de chambre. La première de toutes ces réunions d'artistes émi-
nens est celle de MM. Alard et Franchomme, qui tient ses séances dans la
salle de AI. Pleyel. Fondée depuis une dizaine d'années, cette société d'élite
attire à ses matinées tout ce que Paris compte d'amateurs délicats. A la cin-
quième séance, qui a eu lieu le 27 mars, nous avons entendu le troisième qua-
tuor en mi bémol pour piano, violon, alto et basse, de Mozart, dont Vendante
est quelque chose de vraiment exquis, — le deuxième quatuor en sol de
Beethoven, la sonate en fa (opéra 17e), pour piano et violoncelle, de Beetho-
ven, qui a été exécutée avec un fini admirable par MM. Francis Planté pour
la partie de piano et René Franchomme, fils de l'éminent professeur du Con-
servatoire, enfin le quintette en ré de Mozart, c'est-à-dire une merveille de
sentiment et d'inspiration divine.
La société fondée par MM. Mauriu et Chevillard pour l'exécution des
derniers quatuors de Beethoven continue également d'attirer à ses séances
un grand nombre de fidèles. Ces artistes, aussi courageux qu'intelligens,
REVUE MUSICALE. i'SÔ
ont enfin résolu le problème légué à la postérité par le génie de Beetho-
ven. Grâce à MM. Maurin et Chevillard, ses derniers quatuors sont compris
maintenant. On peut discuter en connaissance de cause le mérite de ces
œuvres, qui sont de vrais monstres dans le sens antique de ce mot, c'est-à-
dire des merveilles de beautés et d'étranges erreurs. — Une autre société
non moins intéressante est celle fondée, il y a deux ans, par MM. Anningaud
et Léon Jacquard pour l'exécution des œuvres de Mendelssohn, sans exclu-
sion des autres grands maîtres de l'Allemagne. Elle a donné cette année,
dans les salons de la maison Érard, six séances qui ont été suivies par
une portion choisie du public parisien. A la première séance, qui s'est don-
née le 28 janvier, 'on a exécuté le quatuor en ré de Mendelssohn, dont le
menuetlo nous a paru la partie saillante; la sonate pour piano (opéra 57e)
de Beethoven, dont le finale, d'une si grande beauté et d'une difficulté pro-
digieuse, a été rendu avec énergie par M. Lubeck, talent un peu fruste, mais
incontestable. On a terminé par Yuttelto de Mendelssohn, morceau distin-
gué, surtout le scherzo, qui relève bien un peu du style de Beethoven. A la
seconde soirée, nous avons entendu le deuxième trio en sol majeur, pour
piano, violon et violoncelle, de Mozart. Slme Massart a rendu avec goût et dé-
licatesse la partie de piano de ce délicieux chef-d'œuvre. Puis est venu le
onzième quatuor de Beethoven, dont le premier morceau a un caractère
étrange, brusque et pathétique comme toute la composition. M. Léon Jac-
quard et Mme Massart ont exécuté ensuite la sonate en si 6< mol, pour piano
et violoncelle, de Mendelssohn. M. Jacquard est un artiste de talent : il a du
sentiment, une bonne qualité de son et une grande justesse, qualité précieuse
sur le violoncelle. A la troisième séance, on a exécuté admirablement le qua-
tuor en fa de Mozart, celui en mi majeur de Mendelssohn, qui est un chef-
d'œuvre dans le genre compliqué et très concerté de la troisième manière de
Beethoven. On a terminé par un autre quatuor du même auteur, celui en
mi orateur (opéra M"), dont l& scherzo et Vandante sont les parties vives
et remarquables. La quatrième séance a été particulièrement intéressante par
l'exécution du soixante-quinzième quatuor de Haydn, dont Vadagioest aussi
beau que les plus belles inspirations de Beethoven. A la cinquième séance,
le public a vivement applaudi le deuxième quatuor en la de Mendelssohn,
dont le fragment, intitulé Intermezzo, est l'une des plus heureuses inspira-
tions de ce compositeur éminent. Certes MM. Anningaud et Léon Jacquard
méritent qu'on les encourage dans la mission qu'ils se sont donnée de ré-
pandre les œuvres du plus jeune des grands compositeurs qu'a produits la
terre classique de la musique instrumentale.
M. Charles Lebouc, violoncelliste agréable, a continué aussi cette année les
séances de musique classique qu'il a instituées depuis trois ans, et qui sont
suivies par un public zélé. N'oublions pas de mentionner encore les matin -
de M. Félicien David, où il a fait entendre plusieurs de ses jolies compositions
vocales et instrumentales.
Un homme de goût, un amateur distingué, qui lui-même cultive la mu-
sique avec succès, M. le comte île Stainlein, a eu l'heureuse pensée de don-
ner dans les salons de M. Pleyel quatre séances de musique de chambre,
dont les profits ont été consacrés à des œuvres de bienfaisance. Secondé par
936 REVUE DES DEUX MONDES.
des artistes de mérite, parmi lesquels était Sivori, qui vaut à lui seul tout
un orchestre, M. de Stainlein a fait entendre, le 20 février, un quatuor pour
instrumens à cordes, de sa composition, qui montre une assez grande habi-
leté dans l'art d'écrire. A ce quatuor a succédé le trio en ré, pour piano,
violon et violoncelle, de Mendelssohn, où Sivori a été admirable et a excité
l'enthousiasme d'un public d'élite, qui ne s'était jamais trouvé à pareille fête.
La séance s'est terminée par un andante d'un quatuor posthume de Schu-
bert qui a été l'enchantement de la soirée. Je préfère cet andante, plein de
sentiment et de charme, à bien des œuvres de Mendelssohn, dont le savoir
ne tient pas lieu des idées qui lui manquent souvent. Schubert est un en-
chanteur de la famille des Weber, des Chopin et des Bellini. Le public a
voulu réentendre ce morceau exquis, que Sivori a rendu avec la sensibilité
de génie qui caractérise ce grand virtuose. La seconde séance a commencé
par un trio, pour piano, violon et violoncelle, de M. de Stainlein, qui est bien
supérieur au quatuor dont nous avons parlé. MM. Sivori et Lubeck ont exé-
cuté ensuite la grande sonate, pour piano et violon, de Beethoven, dédiée à
Kreutzer, dont le monde musical connaît la beauté. Les deux virtuoses ont
été à la hauteur de la composition étonnante qu'ils interprétaient. M. Lubeck
est un pianiste formidable par la vigueur, la netteté et la précision de son
jeu. A la troisième séance, Sivori a été merveilleux dans le huitième qua-
tuor de Beethoven, dont il a dirigé l'exécution comme s'il eût été l'auteur
du chef-d'œuvre. La quatrième et dernière séance, qui a eu lieu le 3 avril,
a commencé par une sonate, pour piano et violoncelle, de M. de Stainlein;
puis on a entendu le quatuor en mi mineur de Mendelssohn, composition
vigoureuse où Sivori a été étonnant. Sivori est le violoniste le plus remar-
quable qu'il y ait actuellement en Europe : il réunit à l'inspiration du génie
italien la fermeté d'un virtuose du Nord. Quand les Italiens s'en mêlent, ils
jouent du violon comme Paganini ou Sivori, de la contrebasse comme M. Bot-
tesini; ils jouent enfin la tragédie comme Mme Ristori, c'est-à-dire qu'ils sont
les premiers artistes du monde.
A côté des sociétés constituées pour l'exécution de la musique de chambre,
qui toutes sont fréquentées par un public choisi et très empressé, de nom-
breux concerts isolés ont été donnés cette année comme les années précé-
dentes. Nous citerons entre autres le concert de M. Henri Herz , le plus jeune
des virtuoses phénomènes qui se sont épanouis du temps immémorial de la
restauration. M. Herz ne vieillit pas, et laisse passer le temps sans y prendre
garde. La soirée musicale donnée par Mlle Darjou, agréable personne dont
le jeu froid et correct est bien un produit de l'école française, mérite d'être
mentionnée, ainsi que le concert donné par M. George Pfeiffer, jeune homme
intrépide qui joue du piano comme un maître, et qui n'a que les défauts de
son âge, trop de verve, surtout quand il exécute la musique délicate de Cho-
pin, qui ne veut pas être ainsi strapassée, et qui ne comporte pas une trop
grande précision de rhythme. Puisque le nom de Chopin se présente sous
notre plume, pourquoi ne dirions-nous pas que le concerto en mi mineur de
sa composition, que nous avons entendu à la soirée de M. Pfeiffer, nous a paru
vieilli et fléchissant sous le poids des années écoulées? Ce délicieux musicien,
que la riche imagination de Mme Sand n'a pas craint d'égaler à Beethoven, sur-
REVUE MUSICALE. 937
vivra- t-il à la génération maladive dont il a chanté les rêves incompris? Quand
la tradition de cette musique de sylphes, de ce gazouillement d'oiseau, don
on ne peut saisir nettement ni le rhythme ni la tonalité, sera perdue, qu'
donc en conservera l'essence, et quel poète virtuose en pourra évoquer 1<><
ombres fugitives? MM. Krùger, pianiste bien connu, Alfred Mutel, Kletzer, vio-
loncelliste hongrois; Braga, violoncelliste italien; Théodore Ritter, pianiste
au jeu fruste; Norblin, violoncelliste de mérite; Hammer, Cimino, chanteur qui"
doit aux bons conseils de M. Panofka ses meilleurs succès; Hassenhut, beau-
coup d'autres encore, ont également fait appel à leur clientèle, qui ne leur
a pas fait défaut. A la matinée donnée par M. Hassenhut le 7 avril, dans les
salons de la maison Pleyel, nous avons entendu une jolie et charmante per-
sonne, M"'' Aurélie Mareschal, qui a chanté avec goût une romance incon-
nue de Mozart et l'air des Nosae di Figaro : Non so pih, cosa son, cosa foc-
do. — i\ 'oublions ni le concert donné par M. Cuvillon, professeur distingué,
ni celui de M. A. Bessems, où nous avons remarqué une sonate, pour piano
et violon, de M. de Vaucorbeil, esprit cultivé, musicien nourri de bons exem-
ples, dont le début tardif mérite d'être encouragé. Le larghetto et le me-
nuetto de sa sonate, qui rappelle heureusement la manière de Mozart, en
sont les parties saillantes : elle a été fort bien exécutée par MUc Bleymann ,
une de ces femmes modestes qui répandent dans le monde le goût de la
bonne et grande musique, dont elle possède, aussi bien que M. Bessems, la
tradition. Enfin M. Rosenhain, compositeur et pianiste du plus grand mé-
rite, qu'on entend trop rarement en public, a dirigé le concert donné au bé-
néfice d'une société de bienfaisance pour les pauvres allemands. Il a exécuté
lui-même un trio, pour piano, violon et violoncelle, de sa composition, qui
renferme de bonnes parties. Puis est venu M. Delsarte, qui a fait entendre
tout récemment dans la salle de M. Herz différens morceaux de musique an-
cienne qui font partie des Archives du Chant , publication intéressante dont
M. Delsarte a conçu l'idée, et qui offre un répertoire des meilleurs fragmens
de l'école française.
En dehors des sociétés musicales régulièrement instituées, en dehors des
nombreux concerts publics dont nous venons de parler, il existe encore à
Paris quantité de maisons et de réunions privées où la musique, et parti-
culièrement la musique instrumentale, est cultivée avec un goût persé-
vérant et passionné. Introduit cet hiver dans l'un de ces sanctuaires de
bonne compagnie où l'art et la science sont dignement représentés, nous-
avons eu l'occasion d'entendre plusieurs compositions d'un jeune musicien,
M. A. Blanc, qui ont produit sur nous la plus vive et la plus agréable im-
pression. M. Blanc fait partie de la société des quatuors de MM. Alard et
Franchomme, où il joue le second violon; il s'est familiarisé sans doute avec-
les chefs-d'œuvre de Haydn, de Mozart, de Beethoven et même de Boc-
cherini, ce Cimarosa de la musique instrumentale, dont M. Blanc reproduit
parfois la grâce mélodique. Un quintette pour instrumens à cordes, un trio
pour violon, alto et violoncelle, un autre trio pour piano, violon et violon-
celle, de la composition de M. Blanc, nous ont paru des œuvres d'un mérite
incontestable, qui rappellent la manière des grands maîtres, sans imitation
servile. Beaucoup de naturel, des idées nettes et charmantes, de la grâce.
038 REVUE DES DEUX MONDES.
île la franchise clans le style et une clarté parfaite dans le plan, telles sont
les différentes qualités que nous avons remarquées clans les compositions de
M. Blanc, que nous croyons destiné à un bel avenir.
Vuis avons gardé pour la fin de cette longue chronique nn artiste hors
ligne, un de ces virtuoses conquérans qui nous arrivent de temps en temps
du septentrion pour réveiller en nos esprits blasés le goût de l'admiration :
nous voulons parler du pianiste Rubinstein. On ne joue vraiment du piano
qu'en Allemagne, comme on ne joue naturellement du violon qu'en Italie.
Les Corelli, les Tartini, les Pugnani, les Viotti el les Paganini, c'est-à-dire les
plus grands violonistes du monde, sont tous Italiens, comme lo^ Bach, Haydn,
Mozart, Beethoven, Weber, M endelssohn, Ilummel, Chopin, MM. Listz, Thal-
berg, les créateurs de la musique de piano, ainsi que les artistes éminens qui
ont le mieux possédé le mécanisme de cet instrument difficile, sent nés de
l'autre côté du Khïn. Sans doute on cultive le piano avec succès en France,
on y possède peut-être la meilleure école de violon qui existe el les orches-
tres les plus parfaits de l'Europe. Ce ne sontlà pourtant que les résultats d'une
volonté tenace où manque la spontanéité de la nature, sans laquelle rien de
grand n'est possible dans les arts. \u bout de quelques années, la sève de
l'inspiration est tarie; on ne sait plus à quelle médiocrité habile se vouer,
on désespère de soi. on s'ennuie d'entendre tant de pauvres diables broyer
des sons sans idées. Heureusement il sarvienl tout à coup un véritable ar-
tiste, comme Chopin, List/, Thalberg, ou M. Rubinstein, qui relève le goût
publie et lui ouvre de nouveaux horizons. M. Rubinstein est Russe, assure-
t-on, et habite Saint-Pétersbourg; mais son éducation musicale est aussi alle-
mande que sa physionomie, qui rappelle fortement celle de Beethoven. Voilà
une ressemblance de bon augure, qui impose à M. Rubinstein une terrible
responsabilité. M. Rubinstein, qui a tout au plus trente ans, est déjà venu
à Paris. De vieux amateurs se rappellent l'avoir entendu tout enfant et avoir
conçu des espérances sur l'avenir de son talent précoce. Ce talent, qui est
aujourd'hui dans sa maturité, s'est produit avec un succès immense dans un
concert qu'il a donné à la salle de M. Herz le 53 avril 1857. Son exécution
prodigieuse réunit la force et l'impétuosité qu'on admirait dans le talent de
\I. List;? à la grâce et à la délicatesse de touche qui caractérisaient le jeu de
Chopin. Aucune difficulté de mécanisme n'arrête \I. Rubinstein. Il domine
son instrument comme un Cosaque du Don domine son cheval à tous crins,
dont il réfrène à volonté l'ardeur sauvage. Il est calme, sérieux sans afféte-
rie, senza smorfie, comme disent les Italiens, et ne se donne pas les poses
ridicules d'un héros de roman, comme le faisait M. Listz dans le temps fabu-
leux dos Lettres d'un Voyageur. Dans la Marche des Ruines d 'Athènes, ar-
rangée pour le piano, il semblait que sous les doigts de M. Rubinstein on
entendit distinctement les sonorités multiples ett étranges de l'orchestre de
Beethoven. Le virtuose n'a pas été moins admirable dans l'exécution d'une
gigue de Mozart qu'il a rendue avec ce mélange de force et de grâce aisée
qui sont les deux qualités saillantes de son admirable talent.
M. Rubinstein ne se contente pas d'être un virtuose de premier ordre :
il vise aussi à la réputation de compositeur, et son ambition serait de la plus
haute lignée. In concerto pour piano et accompagnement d'orchestre, qu'il a
revit -wrsicu.E. 939
l'ait entendre à cette même soirée, renferme quelques bonnes parties, [/intro-
duction, un peu vague, n'offre rien de remarquable, tandis que Y anéanti
qui suit est d'un meilleur style e1 révèle des idées mélodiques qui n'abon-
dent pas toujours dans les compositions du jeune maestro. Une polonaise,
sorte de fantaisie pour le piano, que M. Rubinstein a exécutée avec une rare
perfection, nous a paru un morceau mieux inspiré que le précédent : cer-
taines oppositions de rhythmes surtout ont mis en relief la bravoure du vir-
tuose. Enfin M. Rubinstein a fait entendre aussi une symphonie de sa com-
position qui laisse beaucoup à désirer, e1 pour le plan, la nature des idées,
peu saillantes, el pour l'instrumentation, qui manque de sonorité e1 de colo-
ris. En généra] M. Rubinstein, dont on ne peul contester l'habileté dans l'art
d'écrire, nous semble procéder trop visiblemenl de certains défauts de Bee-
thoven et viser au -i le dl n tique, qui, dans la musique purement instru-
mentale, ne doit être qu'un accessoire. Que le brillant virtuose y prenne
garde, et que la musique de M. Listz lui soit un enseignement salutaire!
Que conclure de cette foule de sociétés qui se sont org â Paris pour
l'exécution de la musique instrumentale, de ce nombre considérable de
concerts el d'artistes plus ou moins dignes de cette qualification, qui tous
li ans s'imposent à l'attention publique? Il faul en c slureque le goût de
la musique pure, de celle qui vit de sa propre vie et sans le secours de
parole, se propage et devient un besoin d'une fraction de la société fran-
çaise. Qu'on ne s'y trompe pas, la Si Concerts a porté ses fruits.
En divulguant, depuis trente ans. les ehel de la musique instru-
mentale, en habituant le public à Suivre d'une oreille enchantée les sym-
phonies de Beethoven, de Mozart, de Haydn, les inspirations de AYeber
et de Kendelssohn, elle a élevé son intelligence, et l'a rendu plus exigeant
pour les faiseurs de fantaisie et les improvisateurs de cabalette. Oui, les
fantaisistes de toute nature sont aujourd'hui complètement abandonnés.
Qu'ils écrivent, qu'il- peignent ou qu'ils chantent, la génération qui s'avance
ne fait plus attention à eux : on vent être instruit de ce qu'on ignore, on veut
être charmé par des virtuoses comme M. Sivori ou M. Rubinstein, et l'on pré-
fère VOberon de Weber au Théâtre-Lyrique au Yroixtfore de Al. Verdi sur
1 1 si eue de l'Opéra. Grand signe de progrès !
P. SCIDO.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
U juin 1857.
Nous vivons dans un temps où les problèmes se pressent, où toutes les
idées, tous les systèmes sont livrés à une expérience permanente qui a l'Eu-
rope pour témoin et pour juge. Ces problèmes, qui selon leur nature s'agi-
tent dans les conseils ou sur les champs de bataille, dans les polémiques,
dans les parlemens, quelquefois dans la rue, et toujours dans les esprits,
embrassent tout ensemble les intérêts extérieurs et la vie intérieure des peu-
ples. De ces deux sources découlent aussi toutes nos affaires. Les grandes
luttes diplomatiques ne sont point finies, il s'en faut; elles se laissent voir
suffisamment à travers ce rideau que la paix a laissé retomber sur les mal-
aises et les antagonismes de l'Europe. En même temps, chaque jour amène
quelque incident qui vient mettre à nu le travail intérieur de tous les pays
occupés depuis soixante ans à batailler avec eux-mêmes pour arriver à s'as-
surer des garanties aussi difficiles à conserver qu'à conquérir. Ainsi, aujour-
d'hui encore, l'exécution du traité de Paris vient de provoquer à Constan-
tinople une mêlée d'influences qui ressemble un peu à un combat d'avant-
garde, en attendant les discussions inévitables sur les principautés. La Bel-
gique n'est point sortie d'une crise qui s'est brusquement ouverte sous ses
pas, qui est loin d'être sans danger pour les institutions parlementaires. En
France, pour la première fois depuis le rétablissement de l'empire, des élec-
tions générales vont avoir lieu. Ces trois questions résument la situation ac-
tuelle dans ce qu'elle a de plus grave et de plus délicat.
Le corps législatif, qui existait il y a quelques jours encore, vient en effet
de terminer sa carrière. La dernière session était la fin d'une législature
inaugurée il y a cinq années, au lendemain des événemens de 1851. D'ici à
peu de jours, le scrutin va s'ouvrir sur toute la surface du pays, et de nou-
veaux députés vont être élus. C'est là le fait principal et dominant en France
aujourd'hui. Or dans quelles conditions vont se faire ces élections? sous
REVUE. — CHRONIQUE. 9ZI1
quel aspect se présentent-elles? Et d'abord y a-t-il ce qu'on pourrait appeler,
ce qu'on appelait autrefois une agitation électorale? Cette agitation, si elle
existe, est de la nature la plus modeste, il en faut convenir. Dans la masse
du pays, c'est à peine si le vote du 21 juin paraît éveiller quelque préoccu-
pation. Dans les classes plus particulièrement politiques, on pourrait distin-
guer plutôt un certain sentiment de circonspection et de réserve, comme si
elles se trouvaient en présence de l'inconnu ou d'un résultat trop aisément
prévu. Le gouvernement lui-même semble craindre moins un entraînement
trop vif que trop de désintéressement de la part des populations, qui seraient
portées à s'abstenir pour cause de confiance absolue dans le régime actuel.
La peur de l'anarchie, comme le remarque M. le ministre de l'intérieur, ne
fut point étrangère aux élections de 1852. Si le pays redoute moins l'anar-
chie aujourd'hui, on ne peut pas dire qu'il n'ait peur de rien : accoutumé à
être ballotté entre les extrêmes, il a toujours peur de quelque chose; mais
comme il a quelque peine à formuler ce qu'il éprouve, il ne s'émeut pas, il
ne se jette pas avec emportement sur ce scrutin qu'on lui ouvre, et d'où
sont sorties tour à tour des tempêtes et des acclamations enthousiastes.
L'agitation, à vrai dire, ne dépasse pas certaines sphères, où se sont élevées
des questions assez singulières et fort peu concluantes sur le degré de par-
ticipation au vote ou sur l'abstention. Ceux qui ont élevé ces questions et
qui rédigent des circulaires, ou épuisent leur génie de combinaison à com-
poser des listes, semblent ne point' apercevoir que tout est changé autour
d'eux, qu'il peut y avoir une notable disproportion entre ce qu'ils veulent
et ce qu'ils peuvent, entre leurs propres impressions et une certaine im-
pression universelle. Pourquoi le pays, sans méconnaître l'importance du
vote qui lui est demandé, s'émeut-il moins que ceux qui se croient en devoir
de le pousser au scrutin? Parce qu'il sent bien, en définitive, que les condi-
tions ne sont plus les mêmes, et que, par suite des déplacemens de pouvoir
qui ont eu lieu, tout consiste dans un résultat dont personne ne doute. Il
ne faut point s'y méprendre : la vie politique n'est plus aussi active qu'elle
l'a été; elle n'a pas la puissance de propagation qu'elle a eue en d'autres
temps, elle n'a ni les mêmes alimens, ni les mêmes ressources d'organisa-
tion libre. Que reste-t-il donc? Il reste d'un côté un pouvoir puissamment
concentré, présentant, appuyant ses candidats, et de l'autre une masse de
neuf millions d'électeurs disséminés et sans lien. Certes le gouvernement
laisse à qui veut se présenter la liberté de s'adresser aux électeurs, de même
qu'il laisse aux électeurs la liberté de leurs suffrages. Toutes les candida-
tures sont possibles; les candidats n'ont qu'à déposer une circulaire et un
bulletin signés de leur nom pour pouvoir les distribuer. Il reste à savoir
si ces candidatures, en dehors de certaines localités exceptionnelles, sont
dans des conditions bien favorables et bien enviables. Elles ont à soutenir
une lutte d'autant plus inégale, que l'organisation du suffrage, on ne l'ignore
pas, a été considérablement modifiée, ainsi que le prouve le décret qui fixe
les ciconscriptions électorales.
C'est ici surtout qu'on peut voir combien tout est changé. L'organisation
actuelle ne peut ressembler ni à celle de la république ni à celle de la mo-
narchie constitutionnelle. — Autrefois un collège, un arrondissement était,
^/|"2 REVUE DES DKl \ MONDES.
pour ainsi dire, un être moral ayant une opinion, des intérêts collectifs, et
se faisant représenter par le député qu'il jugeait le plus propre à défendre
cette opinion et ces intérêts. Le corps électoral n'était ni assez nombreux,
ni assez disséminé pour qu'une action commune devînt impossible.— Il n'en
est plus toul à l'ait de même aujourd'hui, si nous ne nous trompons. L'être
moral disparaît, une circonscription électorale est, qu'on nous passe le terme,
un collège anonyme, un mode toul abstrait de répartition dont l'unique rai-
son d'être '--I de grouper les suffrages, indépendamment de toute, affinité
locale ou tnêtne administrative. Il j a des circonscriptions qui comprennent
des localités appartenant à des arrondissemens différens, quelquefois dos
villes rivares. Les uns diront que c'est une nécessité pour organiser le suf-
frage universel proportionnellement an nombre actuel des députés; les au-
tres diront que c'est un bienfait d'avoir brisé les agrégations anciennes pour
aller droit à la masse du pays à travers des démarcations plus fictives que
réelltes. Ce sera ce qu'on voudra, comme aussi on ne méconnaîtra pas sans
doute que ce ne soit -anse de faiblesse peur les candidatures indivi-
duelles ,-t mie force i Ii gouvernement, qui est seul en mesure d<
trouver présent sur ton- les points à la fois, de se constituer le médiateur
naturel entre ces volontés, ces intérêts et ces suffrages dispersés. Que vou-
lons-nous dire simplement? Cesl que tout se combine pour que ce vote,
acte toujours sérieux d'ailleurs peur un pays à qui on demande d'élire ses
représentans, apparaisse aujourd'hui débarrassé de ces perspectives de lutte
qui pourraient l'animer, de ces chances, de ces péripéties, qui pourraient
n. Ire incertain. Nous constatons des faits, rien de plus. [1 esl évident,
c<- nous semble, que si toutes les opinions sonl rigoureusement libres, le
gouvernement seul a celle prépondérance qui s'attache à la force de sa si-
tuation, aux moyens dont il dispose, à l'organisation même du suffrage. De
là les traits principaux des élections a< tuelles : tranquillité presque indiffé-
rente du pays, hésitations confuses des candidatures dissidentes ou indé-
i.uiies. certitude à peu prés générale jusqu'ici d'eu résultat favorable
aux candidatures officielles.
Maintenant trouve-t-on que le gouvernement n'ait pas assez d'avantages
par sa situation, par l'influence administrative qu'il exerce, par l'organisa-
tion du suffrage universel, é1 qu'il soit nécessaire de lui venir en aide en
ajoutant une signification particulière à une victoire vraisemblablement
assez facile? On peut seconder le gouvernement de bien des manières, sans
le vouloir e! sans le savoir; on le peut notamment en faisant beaucoup de
bruit pour un médiocre résultat, en dressant des plans de campagne dont on
soupçonne bien un peu la faiblesse, en élevant des drapeaux qui par mal-
heur n'ont pas conduit la France à la victoire, ni même à la prospérité, et
encore moins à la liberté. Nous ne faisons point un reproche aux opinions
sincères de ne point abdiquer : elles sont dans leur droit, et elles en usent
comme elles l'entendent. Seulement est-il bien habile de se donner l'air de
marcher à une grande bataille en convoquant la bourgeoisie et le peuple,
de paraître voler au secours des principes de 1789, qui seraient menacés sans
doute par d'autres que le gouvernement, de réchauffer de son mieux les
plus vieilles polémiques, de battre la campagne contre des partis qui nour-
REVUE. — CHRONIQUE. 943
rissent évidemment la pensée de rétablir au premier jour les institutions
féodales? Car enfin la masse des esprits qui sont vraiment libéraux en même
temps que conservateurs, et qui n'appartiennent nullement aux opinions dé-
mocratiques, telles au moins qu'on les représente, cette masse est encore
assez nombreuse et assez imposante en France. Ceux qui font ces belles ex-
péditions démocratiques, qui appellent à leur secours tous les vieux sou-
venirs, toutes les vieilles déclamations, eeux-ilâ n'ont pas fait certainement
une réflexion qui peut venir aux intelligences simples, et qui n'est nul-
lement propre à desservir le gouvernement dans les élections. Quand ils
voient reparaître certains noms, certains hommes qui n'ont pas laissé les
traces les plus triomphantes, les esprits simples sont portés à gaire un rai-
sonnement spécieux; ils peuvent se dire : « Quoi donc! ne sont-ce pas ces
hommes qui sons ont conduits là où nous sommes? Est-ce la peine de les re-
lever <\f leur défaite ert de leur fournir l'occasion de recommencer ce qu'ils
oui m bien fait une fois? » Et c'est ainsi que le gouvernement au fond peut
vraiment n'avoir pas à se plaindre de cette nouvelle campagne démocrati-
que. Il pourrait désirer être serri autrement; en réalité, il ne le serait pas
peut-être d'une façon plus efficace. On peut, ce nous semble, aller au même
but d'une autre manière, par des amalgames qui n'offriraient au pays aucun
symbole clair et précis, et qui ne seraient qu'une énigme de plus. — Mais
alors, dira-t-on, que reste-t-il à faire? — Nous ne nions pas assurément que.
le rôle des hommes sensés et véritablement libéraux ne soit difficile. Ils peu-
vent dans tous les cas rester fidèles à eux-mêmes, accepter les devoirs pu-
blics quand ils se présentent sans les rechercher puérilement, travailler
à réveiller dans le pays ce sentiment viril qui relève la vie politique, et
tenir toujours leur esprit et leur coeur à la hauteur de leurs espérances, au-
dessus des fluctuations passagères des ërénemens. C'est là peut-être un rôle
modeste quant aux résultats actuels, et efficace pour l'avenir, qu'il réserve
et qu'il sauvegarde.
Les élections françaises ont cela de particulier, qu'elles sont aujourd'hui
l'épisode le plus saillant de la vie intérieure telle qu'elle apparaît dans notre
pays, de même que toutes les questions diplomatiques montrent la poli-
tique européenne dans ce qu'elle a île plus compliqué, de plus délicat et de
plus difficile à saisir. Pour le moment, après toutes les difficultés qui ont
été la suite de la dernière paix signée à Paris, la seule question qui reste est
celle des principautés; mais c'est la plus grave, c'est celle qui se débat en-
core en Orient, sur le Danube et à Constantinople. C'est véritablement nue
étrange affaire, qui est loin d'être arrivée à son terme, bien qu'elle vienne
de passer par une des phases les plus critiques, et où Pon retrouve à Chaque
pas le double caractère d'une lutte de toutes les opinions dans la Moldo-Va-
lachie et d'une lutte de toutes les influences diplomatiques à Constantinople.
Quelque jour peut-être nous pourrons peindre au naturel les personnages
qui ont un rôle dans cet épisode singulier de notre temps, et montrer quels
moyens ont été mis en usage pour suspendre l'effet des résolutions de l'Eu-
rope. Une heureuse fortune nous fait arriver du fond des principautés assez
de documens curieux, bizarres, et pourtant certains, qui nous laissent voir
clair dans cette confusion, où plus d'une politique est tombée en défaut en
9!lll REVUE DES DEUX MONDES.
se dévoilant sans y songer. Au fond, quelle est cette situation? Les autorités
moldaves travaillent hardiment à une falsification préméditée de l'opinion
du pays. La Turquie a publié des firmans pour garantir la liberté des élec-
tions dans les province* danubiennes, et «-Hm applaudit en secret à tout ce
qui se fait (m Moldavie. L'Autriche patrone, et ne s'en cache pas, le prince
Vogoridès. Lord Stratford de Redcliffe assure à Constantinople qu'il ne sait
rien, ce qui s'explique peut-être par ses mésintelligences avec le commis-
saire britannique dans les principautés, \I. Bulwer. Les représentants de la
France, de la Russie, de la Prusse et de la Sardaigne luttent pour la vérité el
la sincérité des élections, systématiquement altérées par le caïmacan mol-
dave. Le prince Vogoridès du reste, il faut le dire, va droit à son but: il a
reçu la mission de combattre la réunion des principautés, et il ne recule de-
vant aucune extrémité. Comme si ce n'était pas assez de tous les abus de
pouvoir qu'il a commis jusqu'ici, il est allé plus loin récemment : il ne s'est
pas contenté de jeter 'Unis les fonctions publiques tous les hommes décriés
qui lui ont offert leurs services; il a voulu opposer manifestation à manifes-
tation, et il a fait sommer les prévôts (les corporations d'avoir à signer une
pétition contre la réunion des deux provinces. Ceux-ci ont résisté à cette
injonction, qui blessait leurs idées, et alors ils ont été pris un matin par des
gendarmes: ils ont été conduits à la municipalité, et ils ont été obligés de
signer non-seulement pour eux-mêmes, mais pour des membres des corpo-
ration* qui étaient absens. Ce n'est là au surplus qu'un des actes des auto-
rités moldaves. Or, en présence de cette série d'excès, une question s'élève
naturellement : comment le prinee Wigoridès a-t-il été conduit à assumer la
responsabilité de. tels procédés? C'est qu'évidemment il se sent appuyé. V
représentant pas la pensée du pays, il représente une autre politique, dont il
s'est fait le docile instrument. S'il lui est venu des scrupules d'ailleurs, on
n'a pas eu de peine à les lever. Les conseils et les encouragemens lui sont
venus de tous les points de l'horizon, bien entendu de tous ceux où il y avait
des intérêts opposés à la fusion des deux provinces. On lui a laissé com-
prendre que la Turquie, par sa position vis-à-vis de l'Europe, était obligée à
certains ménagemens, et que c'était à son zèle, à sa perspicacité, de suppléer
aux ordres que le cabinet du sultan ne pouvait lui donner d'une façon os-
tensible. On lui a dit tout naturellement qu'il n'avait point à se préoccuper
de la moralité de ses agens, pourvu qu'ils fussent décidés à travailler contre
l'union. Et de fait le prince Vogoridès a marché hardiment. Il faut dire que
récemment il a reçu en récompense une décoration de l'Autriche.
Il y a ici une autre question : comment ce système de violences s'exerce-
t-il particulièrement dans une seule des deux provinces, dans la Moldavie?
Cela s'explique aisément. Ce n'est pas que, même dans la Valachie, il n'y ait
eu bien des excès; seulement ces excès ont un autre caractère et se sont
produits surtout dans l'intérêt personnel du prince Ghika, caïmacan actuel.
Quant à l'opinion elle-même, elle est si universellement prononcée en faveur
de l'union, qu'on a renoncé à la dominer par la violence. D'ailleurs, la Vala-
chie étant la plus grande et la plus importante des deux provinces, il était
difficile de chercher à éveiller ses susceptibilités en la menaçant d'être ab-
sorbée. Ces susceptibilités, au contraire, pouvaient, à la rigueur, être exci-
REVUE. CHRONIQUE. 9liÔ
fées dans la province voisine, qui est la plus petite, qui, à ce titre, avait à
craindre de tomber dans une situation subordonnée, et c'est ce qui fait que
la Moldavie a été choisie comme le théâtre d'un suprême effort. On ne dou-
tait pus que l'opinion qui serait émise par la Valachie ne fût favorable à
l'union; mais on pensait que, s'il était possible d'arracher un vœu contraire
à la Moldavie, il n'y aurait par le fait ni vainqueurs ni vaincus, et la situa-
tion des deux provinces resterait ce qu'elle est aujourd'hui. De là la poli-
tique étrangement violente du prince Vogoridès, qui n'a eu d'autre pensée
que d'abattre toutes les résistances, et qui a continué son œuvre, même sous
les yeux des commissaires européens durant leur séjour récent à Jassy. Seu-
lement le prince Vogoridès est allé trop loin; il a voulu aller ouvertement
jusqu'au bout, et c'est alors que la question s'est aggravée, pour devenir bien-
tôt le principe d'une crise assez sérieuse à Constantinople même. Les élec-
tions, comme on sait, doivent se faire dans les deux provinces en vertu d'un
firman publié par la Porte. Quelques difficultés s'étaient élevées dans l'inter-
prétation du firman au point de vue de son application en Valachie. Les com-
missaires européens dans les principautés en avaient référé à Constantinople,
et les représentans des grandes puissances auprès du sultan, dans la sage
pensée d'atténuer les complications en les éloignant, avaient reconnu d'un
commun accord la compétence de la commission réunie à Bucharest. Or
pendant ce temps qu'arrivait-il? Le prince Vogoridès élevait la prétention
de passer outre et de procéder aux élections en Moldavie, en se fondant sur
ce que pour lui il n'avait aucun doute au sujet du firman dont l'exécution
lui était confiée. Il était appuyé par le commissaire ottoman Saffet-Effendi.
qui jusque-là était resté à Jassy, affectant de ne pas aller rejoindre ses col-
lègues à Bucharest. Cette prétention du caïmacan moldave, ajoutée à ses
précédens excès de pouvoir, n'était pas de nature à diminuer les griefs des
grandes puissances, et aussitôt le représentant de la France, M. Thouvenel,
appuyé par les ministres de Russie, de Prusse et de Sardaigne, s'adressait
au grand-vizir lui-même, à Rechid-Pacha, pour lui demander de prescrire
au commissaire ottoman de se rendre à Bucharest et de donner l'ordre au
prince Vogoridès de suspendre immédiatement les élections dans la Molda-
vie. Ici la question devenait évidemment plus grave et prenait les propor-
tions d'un sérieux différend diplomatique. Le représentant de la France sou-
tenait avec autant d'habileté que de vigueur que le firman, étant le même
pour la Moldavie et la Valachie, devait recevoir une application identique
dans les deux provinces, et que les élections ne pouvaient avoir lieu en Mol-
davie tant que la commission de Bucharest n'aurait pas résolu les difficultés
qui avaient surgi. L'internonce d'Autriche, M. de Prokesch, soutenait au con-
traire que c'était là soumettre indirectement la Moldavie à la Valachie, et il
voyait dans ce fait comme un essai partiel en faveur de l'union. Lord Strat-
ford de Redcliffe se rangeait du côté de M. de Prokesch. Qui fut embarrassé
en tout ceci? Ce fut à coup sûr Rechid-Pacha, recevant tour à tour ces com-
munications diverses. Pliant sous le poids de la situation difficile qu'il s'est
faite, il flottait entre ces influences opposées, ne pouvant se résoudre à se
mettre en contradiction avec l'internonce autrichien et lord Stratford, dont
il subissait l'appui en le craignant, n'osant d'un autre côté résister en face
TOilE IX. 60
0/l(i REVUE DES DEUX MONDES.
aux réclamations de la France, et ne pouvant surtout nier l'accablante gra-
vité des actes administratifs du prince Vogoridès. La question devenait pres-
sante. Laisser les élections suivre leur cours en Moldavie, c'était livrer l'exé-
cution du traité de Paris au caprice des interprétations les plus arbitraires
et les plus violentes, c'était de plus faire plier l'opinion de la majorité des
puissances représentées à Gonsiântinople devant l'avis de la minorité, et
blesser peut-être la France au-sj bien que les autres états qui réclamaient
avec elle. De là naissait la pensée d'une conférence qui s'est réunie en effet
le dernier jour de nui sur la convocation de Uechid- Pacha, et non sans
avoir eu à \aincre les répugnances visibles de M. de Brokesch, qui croyait
tout simple» de ne point tenir compte des réclamations de quatre puissances
signataires du traité de Paris. Comment s'est terminée cette réunion? Ainsi
qu'il arrive presque toujours heureusement, elle a eu pour résultat une
transaction, il a été établi, à ee qu'il [tarait, que la Porte rappellerait les
caïmaeans des deux provinces danubiennes à l'exécution loyale du firman
d'élection. En outre, si aucune résolution catégorique n'a été prise au sujet
de l'application identique du firman dans la Moldavie et la Valachie, il a été
convenu néanmoins que les décisions de la commission européenne réunie
à Bucharest sur les difficultés qui ont surgi seraient communiquées confi-
dentiellement par le commissaire ottoman au prince Vogoridès, pour que
celui-ci eût à s'y conformer. Le ministre de France, M. Thouvenel, de l'avis
de tous les hommes qui savent les choses à Constant inople, a conduit cette
affaire d'une main aussi terme que prudente et habile. S'il n'a réussi à faire
admettre qu'une partie des Réclamations qu'il soutenait au nom des quatre
puissances, il est arrivé au moins à l'aire consacrer en principe la légitimité
des griefs dont il s'armait, et à l'aire reconnaître au sein de la conférence la
nécessité de rappeler les caïmaeans à L'exécution loyale des traités, ce qui
suppose évidemment que jusqu'ici la loyauté n'avait pas préside à tous leurs
actes. Cela suffit pour le moment.
Cette petite crise, qui a pendant queàrpies jours agité le divan à Constan-
tinople, a eu le singulier caractère de mettre une fois de plus en relief les
divergences provoquées par cette question des principautés et les politiques
qui sont enjeu. D'où est venue principalement la gravité de ces incidens?
Elle est venue surtout de l'étrange faiblesse de lU-ehid-Paelia, qui, en subis-
sant une tutelle onéreuse et en se laissant entraîner dans une voie où l'Au-
triche, après tout, est plus intéressée que la Turquie, semble abdiquer toute
indépendance aux yeux des Turcs eux-mêmes. Au fond, quelle est la vraie,
l'unique question? Il s'agit simplement, qu'on ne l'oublie pas, de l'exécution
loyale du traité de Paris, et d'une des conditions essentielles de ce traité,
qui est la manifestation libre, sincère, de l'opinion des populations dans les
principautés. La France, dont on accuse quelquefois la politique, ne s'est
point proposé une autre règle. Comme nous le disions récemment, elle ne
s'est faite la promotrice d'aucune idée, d'aucun système sur le Danube; elle
n'a patroné aucun parti et ne s'est laissé compromettre dans aucune alliance
exclusive. Cela est si vrai, que, d'après un témoignage des plus curieux qui
nous est transmis, la France aurait décliné, il y a quelque temps, les propo-
sitions les plus singulières. L'un des instrumens les plus actifs de la politique
REVLE. CHRONIQUE. 9Z|7
actuelle dans la Moldavie, — pourquoi ne pas le nommer?— le caïmacan
lui-même, le prince Vogoridès, aurait offert à fa France dé travailler à l'union
des principautés, si on voulait lui assurer l*hospodarat. La France aurait ré-
pondu, toujours d'après les mêmes versions, qu'elle n'avait pas à décider
seule, et en ce moment, de telles questions, que chacun devait rester dans
son rôle, elle en surveillant la stricte exécution du traité de Paris, les auto-
rités moldaves en présidairl loyalemenl à la manifestation des vœux du pays.
C'est cette con fuite parfaitement nette qui a rallié sans nul doute à la France
[l cabinets de Saint-Pétersbourg, de Berlin h de Turin. Qu'ont t'ait de leur
côté les adversaires dé l'unit n? Ils n'ont eu qu'une pensée, violente, in-
, celle d'empêcher à tout prix l'émission d'un vœu qui leur fût con-
traire. La Turquie a eu une polîtique ostensible d'impartialité et une poli-
tîque secrète d'encoaragement à tons les excès. L'Autriche, par ses agens,
par sun influence, a secondé ce système d'altération de l'opinion dans les
principautés. Elle a pris sons sa protection tous les hommes les plus décon-
sidérés; elle a ouvertement affiché la prétention de faire reculer l'idée de la
réunion, quand même cette idée arriverafl à se formuler légalement. Qui sail
même si, pour remonti r les courages, on n'a point dit que l'Autriche au be-
soin forait la guerre i» • empêcher la fusion d , rincipautés? Nous
ne méconnaissons pas les intérêts graves qui sont enjeu pour l'Autriche et
le droit qu'elle a de pr ift :r une politique'; mais ceux qui parlent ainsi en
son nom sont assurément des amis dangereux, connaissant peu le caractère
de cette puissance, qui s'est montrée trop prudente dans la dernière guerre
pour tenter légèrement les aventures.
11 résulte évidemment de tout ceci que, dans la politique respectivement
sui\ ie par les diverses puissances, c'est la France qui a été et qui es1 en<
Rdèle à ("esprit du traité de Paris; ce sont d'autres cabinets qui tiennent
peu de compte de ce traité en prêtant leur appui à tout ce qui peut déna-
ture]' l'expression vraie de l'opinion des populations. Maintenant quel sera
l'effet du dernier acte de |;i conférence de Cônstantinople? Ce serait sans
doute montrer uwr extrême confiance une ,|,- croire absolument à son effi-
cacitë. La France aurail pu aliter pins loin peutrêtre e1 demander la révo-
cation du caïmacan de Moldavie: elle n'aurait pas vraisemblablement rem-
porté une grande victoire, parce que le successeur de m. Vogoridès n'eut
pas suivi, selon toute apparence, une politique différente, tout comme M. Vo-
goridès, en arrivant au pouvoir, n'a fait que continuer les traditions de son
prédécesseur, M. Baltche; mais en présence du traité de Paris et de la réso-
lution récente de la conférence de Cônstantinople, la France a désormais à
demander compte de ce qui surviendra, moins au prince Vogoridès, agent
provisoire e1 toujours révocable, qu'à Rechid-Pacha lui-même, sur qui doit
peser la plus sérieuse responsabilité, Nous ne savons ce que l'Angleterre
pense au fond de ces événemens, qui n'apparaissent aux yeux de l'Europe
que sous un aspect assez confus. Après tout, lorsque le congrès s'ouvrira à
Paris pour trancher ces questions, il est difficile d'admettre que le gouver-
nement d'un peuple libre puisse sanctionner des actes comme ceux qui se
sont accomplis en Moldavie, et dont les cabinets pourront sans doute pro-
duire des témoignages aussi faciles à trouver et aussi malheureusement indu-
bitables qu'ils peuvent paraître étranges.
«48 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y a, nous le disions, pour les hommes modérés dans les affaires de
notre temps un rôle qui devient singulièrement difficile. Ce parti, plus nom-
breux qu'on ne croit, des esprits sensés et modérés est essentiellement con-
servateur; il aime l'ordre dans les sociétés, dans la politique, et on ne peut
dire malheureusement que son instinct conservateur ne soit soumis parfois
à de rudes épreuves par les gouvernemens eux-mêmes. Il est libéral par ses
goûts et par ses convictions, il croit ardemment à l'efficacité des institutions
libres, et il est exposé à voir ces institutions subir des atteintes qui ne lais-
sent point d'être graves, même en étant passagères. C'est ce qui arrive en
Belgique, où vient d'éclater une crise constitutionnelle au milieu d'une ex-
plosion des passions publiques. Ces événemens peuvent être résumés en
quelques mots. Le parlement discutait, comme on sait, la loi sur les établis-
semens de bienfaisance, cette loi devenue un véritable champ de bataille
où s'est engagée la lutte la plus acharnée entre les partis. Par malheur, la
passion qui a rempli cette lutte n'est point restée enfermée dans l'enceinte
parlementaire. D'abord quelques manifestations populaires ont eu lieu au-
tour du palais de la chambre contre la majorité, qui paraissait décidée à
voter la loi, et en faveur des représentais qui la combattaient. Bientôt l'émo-
tion a grandi et a dégénéré en scènes violentes de désordre. De Bruxelles,
l'agitation s'est étendue et a gagné les principales villes de la Belgique. Par-
tout ce sont à peu près les mêmes faits, les membres de la majorité de la
chambre insultes, des vitres brisées, des couvens assaillis, quelques pauvres
religieux meurtris. En présence de ces scènes d'agitation, qui ne faisaient
que se multiplier et s'aggraver, le gouvernement, dans l'intérêt de la paix
publique, s'est hâté d'enlever tout prétexte aux passions populaires en inter-
rompant la discussion de la loi sur la bienfaisance et en suspendant la ses-
sion des chambres. Depuis ce jour, l'agitation s'est calmée, et un autre mou-
vement a commencé, un mouvement de pétitions, signées, par la plupart
des conseils communaux, contre la loi de la charité. C'est là ce qu'on peut
appeler la suite des événemens jusqu'à l'heure actuelle. Il y a certainement
un fait grave dont il n'est donné à personne de dissimuler le caractère pé-
rilleux : c'est cette lutte entre le pouvoir législatif et les passions extérieures,
lutte étrange et inégale, où ce n'est pas le pouvoir législatif qui a le dessus
jusqu'ici. Qu'on remarque bien en effet que la suspension des chambres est
une trêve qui peut laisser aux passions le temps de se calmer, mais qui ne
résout rien.
Revenir sur cette discussion, qui a placé la Belgique dans une situation si
grave, ce serait assez inutile aujourd'hui sans doute. On peut aisément faire
de la loi sur la bienfaisance l'unique coupable, rejeter sur elle toute la res-
ponsabilité des événemens. Si c'était un moyen de sortir d'embarras, l'expé-
dient serait facile. Il est cependant un certain ensemble de circonstances
qu'on ne doit pas oublier pour apprécier ce qu'il y a de caractéristique dans
la crise que traverse la Belgique. En réalité, la loi sur la bienfaisance n'était
ni une surprise, ni un coup de parti audacieux, ni une tentative dirigée
contre la constitution. Elle avait été présentée il y a plus d'un an; le pays
la connaissait lors des dernières élections. En outre, tout le monde admettait
la nécessité d'une législation nouvelle en présence d'interprétations contra-
dictoires de la législation ancienne. Cela est si vrai, qu'un récent arrêté de
KEVL'E. CHRONIQUE. 949
la cour de cassation de Bruxelles détruit complètement le système d'inter-
prétation adopté par un cabinet libéral en 1847, système d'où est née juste-
ment l'obscurité en cette matière. Il n'y avait donc ni surprise, ni préten-
tion inattendue et violente; il y avait simplement une loi qui pouvait être
discutée, corrigée et amendée, mais qui ne devait offrir aucun prétexte à
l'émeute. Et c'est ce qui explique comment la question n'est plus aujourd'hui
dans la loi elle-même : la vraie et sérieuse question est dans cette irruption
de la force et d'une émotion irrégulière au sein des institutions. Le gouver-
nement a fait acte de résolution et de prudence en coupant court à cette
effervescence par un ajournement d'abord momentané des chambres. Il ne
reste pas moins ce fait singulier d'une majorité législative légalement et libre-
ment élue, obligée de s'arrêter devant des manifestations de la rue. C'est là
un malheur pour la Belgique, et la meilleure preuve que là est la question
comme là est le danger, c'est que ces tristes événemens sont devenus aus-
sitôt un facile argument pour tous ceux qui cherchent sans cesse à surpren-
dre les défaillances des institutions parlementaires. Non sans doute, la con-
stitution n'est pas suspendue, et les mœurs libérales sont trop enracinées en
Belgique pour recevoir d'un incident passager une atteinte profonde. Il y a
du reste ceci à remarquer, que les manifestations violentes, en se dirigeant
contre une mesure spéciale, n'ont pas cessé d'être respectueuses pour le
roi dont la sagesse a fait traverser à la Belgique des épreuves qui n'étaient
pas moins périlleuses; mais enfin le meilleur moyen de montrer ce qu'il y a
d'outré et de ridicule en certains pronostics presque funèbres, c'est de ren-
trer le plus promptement possible dans la pratique vraie et sérieuse des
institutions libres. Malheureusement l'embarras est de trouver une issue. Si
le gouvernement retire définitivement la loi de la bienfaisance et dissout les
chambres, n'estrce pas sanctionner en quelque sorte le triomphe d'une ma-
nifestation factieuse sur les délibérations régulières de la majorité parle-
mentaire? Si le parlement reprend ses travaux, et si la discussion de la loi
est conduite jusqu'au bout, l'émotion publique ne renaitra-t-elle pas? On le
voit, il y a des dangers de tous les côtés : dangers pour la paix matérielle,
dangers pour la dignité et l'intégrité des institutions. Il y a eu depuis quel-
ques jours diverses réunions de représentans à Bruxelles, et dans ces réu-
nions, à ce qu'il parait, c'est à qui déclinera la responsabilité des événe-
jnens aussi bien que l'initiative d'une résolution. Qu'on l'observe bien, le
parti libéral n'est nullement intéressé à prendre le pouvoir aujourd'hui.
Ramené aux affaires dans de telles conditions, obligé de dissoudre le parle-
ment dans des circonstances semblables, il se ressentirait inévitablement
de toutes ces irrégularités violentes qui auraient présidé à son retour. Le
parti catholique, de son côté, n'est point assurément intéressé à chercher
une satisfaction au prix de la paix publique. C'est au cabinet sans doute
plus qu'à tout autre de prendre l'initiative d'une sorte de médiation entre
les opinions, qui ont toutes aujourd'hui un même intérêt, celui de montrer
que les institutions libres sont au-dessus des crises passagères de la vie pu-
blique. Pour le moment, la clôture des chambres vient d'être prononcée
pour cette session. Ce n'est là, il nous semble, qu'une prolongation de cette
trêve dont nous parlions, et qui, sans être une solution définitive, a du moins
950 BEVUE DES DEUX MONDES.
l'avantage d'ajourner d'irritans débats, en laissant aux passions nri peu plus
de temps pour se calmer.
n i toutes tes époques de l'hïstoire, il n'en est peut-être pas qui ail avee
notre temps plus d'analogies de tout genre que le xvi* sièele, aviso ses agita-
tions, ses ardeurs puissantes el ses conflits. S'agît-rl de ce travail prol
des so :iétés remuées par l'espril d'innovation, le m" sièele a la renaissance,
la rri'or les guerres de religion, tous ces événemensà travers lesquels ou
voil surgir un mou fe qui n'esl plus déjà le monde d'autrefois. S'agit-il .li-
er- problèmes d'organisation européenne qui mettent aux prises les forces
et les intérêts nationaux, qui touchem à ce qu'on appellerait maintenant
l'équilibre des influences : le \\r siècle est rempli de Péclal de ces luttes
qui itirenFi ance à la politique du roi de Navarre, devenu Henri IV.
el à la politique du cai : Richelieu. Ici la seène change d'aspect, le
chaos com nce à s'éclaircir, et le xvn* siècle s'ouvre. Moment de transi-
tion unique el curi ux entre deux époques! \l. Hichelet, dans des livres qui
se sont succéd quelques années, a parcouru toute cette route du
svi siècle en s'en» rant de f'air du temps, en prenant trop souvent des chi-
mère- p 'des réalités, aujourd'hui, dans un volu nouveau qu'il ajoute
h, son Histoire de France, il s'attacheà ces deux noms, Henri IF" et Richelieu,
qui dominent le livre el lui donnenl son titre. Henri IV en possession défi-
nitive de la royauté, pacifianl la France, méditant la réorganisation de l'Eu-
rope, vaguement menacé à travers toul et disparaissant subiteraenl Sous le
poignard d'un fanatique obscur au milieu des plus grands projets; Richelieu
tnençant à se révéler dan- les conseils de la régente Marie de Uédicis
et se faisanl hardiment sa place i cO Bérulle pour reprendre bientôt,
en la difiant, ta politique du Béarnais, — c'est là le tableau que trac
M. Mich il i. C'est dans ces limites, entre ces deux dates, 1598 el l(>'jr>, qu'il
me.
Os noms de Henri IV et de Richelieu reviennent bien souvent dans les
plus récens travaux d'histoire. Celui du Béarnais grandit; Richelieu, sans être
rabaissé, est peut-être moins admiré. A quoi cela tient-il? C'est que si ces
deux hommes ont travaillé à la même oeuvre, qui est l'unité nationale, l'un
apparaît me un niveleur inflexible qui a préparé le despotis ne royal
en croyant n'abattre 'pie les haute- têtes féodales, tandis que l'autre ads-aii
en conciliateur, voulant ranimer et rallier toutes les forces de la France.
C'est ainsi que ce roi gascon, devenu peut-être populaire d'abord par ses
défauts, conserve une popularité qu'il méritait par ses vues politiques autant
que par ses qualités humaines et bienfaisantes. L'auteur de Henri ir et Ri-
chelieu ne méconnaît pas ces différences. Son mérite, dans ce livre c
dans tous ceux qui l'ont précédé, est de donner une vive impression de.
temps. \[. Michelet ne raconte pas les événemens; il décrit, il peint d'un
trait fantasque et brisé, ne négligeant aucun détail. Comme il a fouillé tes
plus petits secrets de l'histoire, il n'ignore pas, soyez-en sûr, à quel moment
fut conçu le dauphin qui sera Louis XIII. Il a compté chaque pli de la fi-u -
du Béarnais, et de même il peint Marie de Médicis, Gabrielle, la maîtres- e
de Henri IV, le jésuite Cotton, Richelieu, Bérulle, le capucin Travail et tes
sorciers : peintures très vivantes, très capricieuses et souvent puériles quand
REVUE. CHRONIQUE. V>51
elles ne sont pas bizarrement injustes. Chose curieuse! voici un homme plein
de savoir et d'imagination, qui a passé sa vie à étudier l'histoire, et, dans
un moment d'humeur légère, il lui échappera de dire tjut- de toute l'ancienne
monarchie il reste à la France un uom, Henri IV, plus deux chansons, celle
de Gabrielle, doux rayon de paix après la ligue, et celle de Marlhorough,
vengeance innocente du pain iv peuple de Louis XIV contre ses revers. Ce qui
reste de l'ancienne monarchie, c'est ce qui \it encore, c'est la France elle-
même, façonnée par Henri IV et par Richelieu, par tous ceux qui ont étendu
et fixé ses frontières. Arrivé à cette heure du commencement du wir siècle,
M. Michelet voit partout autour de lui la stérilité. La fécondité s'arrête, les.
caractères se rapetissent; la grisaille envahit tout, l'art se décolore et se
perd dans les pastorales de d'Ucfé. Le tabac vient à son tour, le tabac,
cette chose anti-sociale qui alourdit l'esprit, qui « supprime le baiser,» et
qui développe les maladies, « surtout celle de cracher partout et toujours.»
M. Michelet a mille traits ingénieux et piquans pour décrire au lendemain
des grandes luttes cet état intermédiaire qu'il est bien dur pourtant de flétrir
du nom de stérilité, lorsque de ce repos momentané de la nature vont sortir
Coudé, Turenne, Corneille, Molière, Pascal, les solitaires de Port-Royal, Col-
bert et le xvir siècle tout entier. C'est moins une période de stérilité absolue
qu'une halte pendant laquelle la nature semble se recueillir pour se prépa-
rer à un effort nouveau et plus éclatant. Et nous, qui par tant de points
ressemblons à ce xvic siècle finissant, nous qui avons aussi nos heures d'af-
faissement moral et intellectuel, verrons-nous s'ouvrir de tels horizons'.' Au-
rons-nous notre wir siècle, comme notre aîné eut le sien'.' Le chapitre de
M. Michelet sur la stérilité en 1610 inspire du moins cette pensée, qu'une las-
situde momentanée n'est point la décadence, et qu'il n'est point de maladie
irrémédiable pour une nation si prompte à se retrouver elle-même, à re-
prendre confiai en son génie et en ses destinées.
Quel serait le meilleur moyen d'aggraver ce mal de l'esprit, dont souffrent
certaines sociétés, et qui risquerait à la longue de dégénérer réellement en
stérilité! Ce serait de propager les idées fausses et de surexciter les senti-
mens malsains, d'accoutumer le goût publie à celte atmosphère énervante
au sein de laquelle on le fait vivre trop souvent, d'arriver, par la plus sin-
gulière des méprises, à confondre l'art vrai et les œuvres maladives ou vio-
lentes. Le goût public peut être malade, il peut s'égarer; parfois aussi il a
comme des retours subits et inattendus quand ou lui montre quelque inven-
tion juste et heureuse dans lapoésie, dans le roman, comme au théâtre.
Lorsque cet esprit charmant et si regrettable, Alfred de Musset, écrivait au-
trefois ses ingénieux et poétiques proverbes, que disait-on? On assurait
que toute cette grâce s'évanouirait à la scène, on n'était pas loin peut-être
de mettre au-dessus de ce dialogue étincelant le vaudeville le plus obscur,
et cependant, lorsque les comédies d'Alfred de Musset ont passé du livre sut-
le théâtre, le goût public s'est senti naturellement entrainé par ces œuvres
où la fantaisie s'allie â l'observation. Il en a été de même des proverbes de
M. Octave Feuillet, qui n'étaient point destinés au théâtre, et qui, transpor-
tés sur la scène, ont réussi sans effort par cet unique attrait de la distinc-
tion et de la grâce. M. Feuillet faisait une tentative plus sérieuse peut-être,
il y a quelques jours, en livrant â la représentation publique, sur un théâtre
952 RENTE DES DEUX MONDES.
accoutumé à mie littérature douteuse, une de ses comédies les mieux inspi-
rées, Dalila. Chose humiliante pour tous les vaudevilles et les mélodrames,
l'œuvre de M. Feuillet a réussi comme si elle n'était pas le fruit du goût lit-
téraire le plus fin. Elle a montré une t'ois de plus ce que peuvent sur des
spe stateurs rassemblés l'élévation de la pensée, la délicatesse de l'observa-
tion, la poésie du langage. Dalila est certainement une des conceptions les
plus heureuses et les plus fortes de M. Feuillet. On ne l'a pas oublié, c'est
l'artiste dans sa nature ardente et vaine, aspirant au luxe, à toutes les joies
des sens, à la vie mondaine, à l'amour des grandes dames, et finissant par
voir son génie s'épuiser, s'éteindre dans cette atmosphère enflammée et éner-
vante où il est allé se plonger avec une sorte de curiosité fiévreuse. Tous
les personnages qui vivent dans le livre, c'est-à-dire qui vivent d'une cer-
taine existence idéale et séduisante, ont, s'il se peut, encore plus de relief
à la scène, ils apparaissent avec leurs traits distincts à l'horizon de ce ciel
de \aples. On a retrouvé tous ces héros de la fantaisie, Rosvvein, l'artiste
ébloui, enivré et épuisé, la princesse Falconieri, cette femme si merveil-
leusement faite peur briser en passant une existence, et ce fou Carnioli; on
a retrouvé aussi le vieux Sertorius, type de l'artiste simple, aimant son art
pour lui-même, et aimant encore (dus sa fille. L'intérêt s'est attaché surtout
à cette dernière scène, où le vieux musicien emporte sa fille morte en Alle-
magne, tandis que l'autre, Roswein, est à la poursuite d'une image ironi-
que (|iti fuit. C'est par tous ces traits fins, poétiques, émouvans, que l'œuvre
de M. Feuillet a réussi, laissant dans tous les esprits comme le parfum d'une
pensée honnête et généreuse. ch. de mazade.
ESSAIS ET NOTICES.
LA TRAGÉDIE ITALIENNE A PARIS.
La tragédie italienne vient d'achever à Paris sa troisième campagne au
milieu des applaudissement. C'est là sans doute un phénomène curieux,
car on ne peut l'expliquer ni par le goût du public pour ce genre de spec-
tacle, ni par son désir d'entendre parler une langue qu'il ne comprend guère,
ni par l'ensemble et l'habileté de la compagnie dramatique qui s'est chargée
de représenter l'art italien parmi nous. Ce qui en réalité attirait la foule à la
salle Ventadour, c'est l'exhibition d'un de ces talens de premier ordre qui
paraissent avoir seuls aujourd'hui le secret d'animer la tragédie. Pour ap-
plaudir M"" Ristori, nous écoutons Alfieri, Silvio Pellico, même M. Marenco
fils; nous acceptons sans murmurer des comédiens que partout ailleurs on
ne supporterait pas. Rien de plus naturel, si l'on se reporte surtout à la pre-
mière année où la tragédie italienne se produisit, sous les auspices de Mmt Ris-
tori, devant le public parisien : Paris alors ne revenait pas de sa surprise
d'avoir rencontré une grande actrice dont il n'avait jamais ouï parler. Ce-
pendant, à part quelques excursions, bien vite abandonnées, dans le domaine
de la comédie, M™e Ristori ne se montra d'abord que dans quatre tragédies :
Françoise de Rimini , Mijrrha, Marie Stuart, Pia des Tolomei. Elle aurait pu
n'en jouer qu'une, et la plus faible de toutes, le succès n'eût pas été moins
REVUE. CHRONIQUE. 953
éclatant. L'année suivante, le même répertoire suffit à son triomphe. Une
seule création s'y ajouta, et Mme Ristori, devenue directrice de la troupe, joua
la Médée de M. Legouvé.
Il devenait urgent, dans le cours de la troisième campagne, de répondre
à l'empressement persistant de la foule par quelques tentatives nouvelles.
Chercher dans le vaste théâtre d'Alfieri un ouvrage qui renouvelât, s'il était
possible, la veine épuisée de Mijrrha, demander au théâtre moderne, aux
inspirations des poètes contemporains quelque drame original ou nouveau,
dans le genre de Shakspeare ou de Schiller, telle était la marche que l'inté-
rêt, sinon de su renommée, au moins de son entreprise, commandait à
Mme Ristori. Malheureusement le poète piémontais ne lui a fourni qa'Oetq-
rie. Ce n'est pas qu'on ne put trouver dans Sait/, dans Don Garcia, dans la
Conjuration des Pazzi des œuvres bien supérieures; mais il fallait que le
principal rôle fût pour l'actrice de qui dépendait uniquement le succès.
Faute de péripéties émouvantes qui prêtassent à une pantomime expres-
sive, Octarie n'a pu se soutenir à la scène. Après la tragédie restait le
drame. N'en trouvant aucun à son gré parmi les chefs-d'œuvre connus,
M°c Ristori eut recours au talent et à l'amitié de M. Montanelli. Usant de la
liberté qui lui avait été laissée, le poètr italien, au lieu d'un drame moderne,
a écrit en quelques mois une tragédie antique, qui n'était pas précisément ce
qu'il fallait, mais qui a fait oublier par le charme du style et par quelques
situations émouvantes ce qu'on aurait désiré de plus.
Si les malheurs politiques de l'Italie ne nous avaient habitués à toutes les
surprises, ce ne serait pas un médiocre sujet d'étonnement que de voir une
tragédie italienne composée et représentée à Paris, devant un auditoire qui
y prend à peu près le même plaisir qu'à la pantomime d'un ballet; mais l'exil
a peuplé d'Italiens les capitales de l'Europe, et chacun de ces bannis dirait
volontiers avec Sertorius :
Rome n'est plus daus Rome, elle est toute où je suis.
En attendant que le jour soit venu de faire une histoire de la littérature
italienne à /'étranger, c'est à Londres que M. Rufini publie ses intéressans
Mémoires d'un Conspirateur, M. Rossetti ses curieuses Etudes sur Dante,
M. Gallenga son Histoire du Pif mont: c'est à Bruxelles que les poésies lyri-
ques et dramatiques de M. Dali' Ongaro voient le jour; c'est â Paris qu'ont été
composés Vllistoire des Musulmans de Sicile, de M. Amari, les Mémoires de
M. Montanelli, les divers ouvrages de M. Ricciardi. On ne peut se dissimuler
toutefois que donner à Paris une œuvre essentiellement italienne, écrite
dans cette langue synthétique et difficile des vers, si différente de la prose,
destinée enfin à être écoutée plutôt qu'à être lue, semblait une entreprise
hardie, presque téméraire. Serait-il possible à l'auteur de ne pas se souvenir
que le succès dépendait, à la représentation, du talent mal secondé d'une
actrice, et n'y avait-il pas lieu de craindre qu'en lui sacrifiant les autres
rôles, il ne fit un libretto au lieu d'une tragédie? L'écueil était inévitable,
et M. Montanelli se trouvait en présence de difficultés d'autant plus graves,
que la pièce qu'il s'agissait d'écrire était son coup d'essai au théâtre. Je
ne veux en effet compter ni la Tentation, poème lyrique, quoi qu'en dise le.
titre, ni un travail auquel on est tenté de regretter qu'un poète original ait
95/| BEVUE DES DEUX MONDES.
consacré ses-veilles, la traduction de )lédêe. Ainsi voilà un honnie parvenu
à l'âge mûr de la \ u\ un écrivain éprouvé par les luttes politiques qui Pont
un moment introduit dans les conseils du gouvernement de son pays, le
voilà débutant à la scène sans se l'aire illusion sur les dangers d'un de ces
reliées dont la jeunesse seule se relève : c'est là un acte de courage qui
aurait en tout cas commandé la sympathie.
Le sujet de Cumina est emprunté, on le sait, à Plutarque, et je n'ai point
à citer ici la Bave et charmante page d'Amyot que VI. Montanelli a mise en
tête de sa tragédie; je se dirai rien non plus de la Commet dont Thomas
Corneille a enrichi notre théâtre. N'imitant guère que les défauts des grands
écrivains ipii l'entourent, Thomas Corneille peint lïrutus galant et Caton
damerct; il l'ait de la prétresse gauloise une reine de Cdatir, ou plutôt une
reine française; il Feotouj"e de steux amans, dont l'un veut toujours tuer, et
l'autre toujours mourir; il multiplie les personnages parasites, les combinai-
sons invraisemblables, les coups de théâtre ridicules. C'est pour n'avoir pas
suivi ce triste exemple, c'est pour s'être transporté' dans l'antiquité et y
avoir \,'cu quelques mois par la pensée que \[. Montanelli a mérité de réus-
sir. On doit lui savoir gré de n'avoir rien cherché au-delà des élémeos qui
suffisaient à la mus.' astique pour émouvoir le spectateur. Il s'est pénétré des
mesura et des i lées gantoises, il a su les faire revivre dans sa tragédie avec
une rare fidélité. Caiiuna et les autres personnages ne sont ni Grecs, ni Ro-
mains, ai même Français; Gaulois amollis par te climat de I' \sie, ils conser-
vent encore an coeur des forets de lu Calatie les superstii ions ou les croyances
de leurs ancêtres, déjà battues en brèche par la théologie envahissante des
Romains. Cette foi à la siir\ iv anre réelle des morts dans d'autres étoiles, ce
pieux désir de les rejoindre, ie dé tache» cal des choses de la terre qui en est
la conséquence, voilà bien tes signes caractéristiques du vieux dogme des
druides, qu'historiens et poètes s'étudient à remettre sous nos yeux.
En s'inspirant ainsi des croyances gauloises pour le fond et de l'antiquité
classique pour la forme, M. Montanelli cependant ne s'est pas flatté, j'ima-
gine, de faire une œuvre vivante. Si les passions de l'homme sont éternelle-
ment les mêmes, elles prennent, suivant les siècles, des allures trop diverses
pour qu'on puisse, sans une grande force d'abstraction, vivre au milieu d'elles
et ne pas se sentir dépaysé. La jouissance qu'un tel commerce nous cause
est donc parement intellectuelle, et les œuvres de l'esprit où l'on évoque
l'antiquité ne s'adressent qu'au petit nombre des hommes éclairés pour qui
le passé a tout ensemble le charme d'un souvenir et l'intérêt sévère d'un en-
seignement. Dignes d'estime et quelquefois d'admiration, les poètes qui s'in-
spirent du génie antique non pour peindre la vie moderne, mais pour repro-
duire l'image des temps écoulés, ne nous touchent guère et obtiennent
difficilement la popularité:
C s réserves faites sur la nature et la portée du succès auquel Camma
pouvait prétendre, il y a quelques objections à présenter aussi contre la forme
poétique adoptée par l'auteur. Tout le monde a remarqué ce tour obstiné-
ment lyrique, cette profusion d'images trop souvent empruntées à la nature
physique. Ce serait rendre un mauvais service à II. Montanelli que de dresser
une statistique exacte des tempêtes, des éclairs, des nuages, des fleurs, des
roses, qui figurent dans sa tragédie. Je sais que ce système n'est pas sans
REVUE. CHRONIQUE. 9&5
exemple, et qu'on pourrait mettre en avant Eschyle, Shakspeare, les Es-
pagnols; mais le génie dramatique de la France et de l'Italie ne comporte
pas au même degré cette exubérance. Je sais - ai ore que la scène se p: se
en Asie, ri que les personnages sont des druides, des prèti .les;
mais alors pourquoi Sinorix, le criminel, le personnage prosaïque par excel-
lence, dont l'amour même ne peut qu'être brutal et terre-à-terre, parle-t-il,
lui ;iu — .i, cette langue pittoresque qui n'a de» prix à nos yeux que pane qu'on
y veut voir l'expression naturelle de la pensée qui s'élève? Même en Asie
d'ailleurs, c'est l'imagination qui parle par figures : quand elle fait plai
quelque forte passion, le langage de l'Orient et celui de l'Occidenl a rap-
prochent et tendent à s.' confondre. L'auteur de C anima n'a point méconnu
i l vérité; je lui reproche seulement de ne s'en être souvenu que dans
un trop petit nombre de scènes, et d'avoir préféré trop souvent le langage
fleuri de l'imagination aux simples accens de la passion
J'entends dire qu'il y a là une question de doctrine, et que M. Montanelli
s.' rattache volontairement par le style à l'école de Niccolini. On sait qu'Al-
fieri, voulant que 1-vers rat simple et nu, comme il convient pour le drame,
le lit aride et sec, comme il le trouvait dans son génie. Plus tard, par une
juste réaction contre cet excès, qui n'était lui-même qu'une réaction, N'ic-
colini a ramené la couleur au théâtre, taudis que Géricault, triomphant de
David, lui rendait dans les arts du Lessin son importai) mi :onnue. Encore
aujourd'hui l'école d'Aiticri est florissante, elle se compose principalem
des poètes sans imagination; les autres, mieux doués et plus rare-., suivent les
traces de Niccolini. \i. Montanelli est de ce nombre, sa filiation est e\ idente.
Malheureusement, comme tout disciple, il enchérit *ur le maître : il t'ait
de la poésie une immense métaphore, et telle est même son aisance à manier
langue orientale, qu'on a peine à croire à un effort de sa part.
Le premier acte de Camma est une exposition gém ralement satisfais tnte.
Il faut que nous connaissions la prêtresse inspirée pour être touchés de son
désespoir quand elle apprendra la mort de Sinatus, et pour nous intéresser
à - s projets de vengeance, quand ses amis l'auront décidée à vivre afin de
châtier le meurtrier. J'applaudirais (''gaiement sans réserve lorsque Sinorix
triomphant vient offrir à Camma d'hypocrites et odieuses consolations, si la
fin de cette scène ne soulevait une grave objection, malgré l'effet qu'elle
produit au théâtre. Les paroles du nouveau tétrarque sont en apparence
celles d'un honnête homme et d'un ami : comment donc Camma peut-elle
deviner que le coupable est près d'elle?
La mia vittima è qui, la sento !
Comment devine-t-elle qu'il n'est autre que Sinorix lui-même, è desso? Ap-
paremment l'auteur a voulu qu'il n'y eût rien de logique ni même d'expli-
cable dans cette intuitkn. S'il est wui, comme on l'assure, qu'il y veuille
voir un phénomène magnétique, ce phénomène atteindrait à uu degré extra-
ordinaire de précision et d'évidence, puisque Camma est inspirée. C'est à
dessein que M. Montanelli évite de mettre dans la bouche de Sinorix toute
pa. oie qui soit un indice révélateur pour de simples mortels; peut-être n'a-
t-il lias assez pris garde aux conséquences. Si la certitude de Camma n'est
pas puisée aux sources communes, les preuves de l'ordre naturel ne sau-
95(5 REVL'E DES DEUX MONDES.
raient l'accroître, et l'on ae comprend plus dès-lors la nécessité, ni menu»
l'opportunité de la grande scène du second acte, où la prêtresse cherche à
arracher à Sinorix un aveu positif, à moins qu'on n'admette avec le poète
qu'il ne s'agit point d'une vengeance ordinaire, mais d'un châtiment solennel.
C.iinma épousera-t-elle Sinorix, ou ne Pépousera-t-elle pas? Telle est la
question qui domine ce second acte, un peu lent malgré les beaux vers qu'il
contient. De longues discussions sur la convenance de ce mariage ne sau-
raient plaire qu'à la lecture. M. Montanelli eût sagement fait d'abréger, au
risque d'écourter le légitime développement de sa pensée. Il était assez
riche en vers harmonieux pour faire sans trop de regrets un pareil sacri-
ti :e. Il n'\ eûl rien perdu comme poète, et connue auteur dramatique il y
eût assurément gagné. On peut effacer bien des lignes quand on a écrit ce
passage du monologue de Camma : <« 0 Sinato! tu gémis; je t'entends: c'est
en vain que le dieu qui guide les âmes t'ouvrit les derniers cercles de l'éter-
nelle joie. Je te vois aux bords de i étoile errer mélancolique et seul,
fixant tes regards sur les Ilots resplendissant de l'immense éther répandu
entre nous. A chaque nacelle qui amène d'heureux habitans, tu nourrisl'es-
pérance que Camma vient enfin te rejoindre. La nacelle aborde; l'un après
l'autre les liôtc^ nouveaux descendent en chantant un hosanna à Corivena;
en vain tu me cherches parmi eux. et tu te reprends à pleurer. »
Je me reprocherais toutefois de limer exclusivement le talent poétique de
M. Montanelli, car il y a dans Camma. même au point de vue de l'action, des
scènes parfaitement réussies et d'un grand effet. Je n'en veux pour preuve
que celle où la druidesse, feignant d'aimer le meurtrier inconnu de Sina-
tu~. arrache à Sinorix son secret. Cette situation était nouvelle et risquée.
Gamma arrive au vrai par des moyens peu avouables, et l'auteur l'a si bien
compris, que, dès le premier acte, il prévient habilement les objections à cet
_ I : Camma y prie Koridwen, la Diane gauloise, de sanctifier les voies
tortueuses de la trahison :
Tu saiitifka contro il traditore
Le teuebrose vie del tradimontn.
1*1 n- loin, elle exprime la douleur qu'elle éprouve de recourir à la feinte.
Prévenu ou non prévenu, le public accepte cette scène difficile, et je crois
qu'une fois sur le terrain de convention où l'auteur s'est placé, il n'a pas
tort de le suivre. Ceux-là seuls qui veulent rester dans l'ordre naturel et
dans le domaine de la vraisemblance pourraient s'étonner que Sinorix soit
assez crédule pour ajouter foi à un amour si extraordinaire de la part d'une
femme qui aimait son mari, et que, sur une confession si peu attendue, il
oublie les lois de la plus vulgaire prudence et se livre aussitôt. M. Monta-
nelli pense sans doute, avec le poète, que la divinité aveugle ceux qu'elle
veut perdre. Il y aurait lieu encore de demander pourquoi Camma n'accepte
pas comme une preuve suffisante du meurtre la blessure dont le bras de Si-
norix porte la marque, tandis qu'elle se laisse convaincre, quand ce dernier
lui affirme, sans preuves, qu'il a arraché le cœur à sa victime et qu'il le con-
serve chez lui. Ce sont là néanmoins des détails de peu d'importance; ils
n'empêchent pas l'action d'être fort bien conduite, et le dialogue de pa-
raître infiniment plus dramatique que dans les autres parties de l'ouvrage.
BEVUE. — CHRONIQUE. 957
Je ne blâmerai point M. Montanelli d'avoir concentré tout l'intérêt du
troisième acte dans deux situations principales : la force et la diversité des
sentimens qui y sont en jeu permettent facilement d'oublier tout le reste.
Gamma inspire la compassion lorsqu'au moment de châtier le coupable, elle
subit, pleine d'angoisses, les amers reproches du barde ami de Sinatus :
d'un mot elle pourrait le réduire au silence, reconquérir son admiration et
son estime, qui pour elle a tant de prix; mais ce mot, elle ne le dira point,
car il pourrait compromettre sa vengeance. C'est ainsi humiliée, mais iné-
branlable dans sa volonté, qu'elle s'avance pour la cérémonie nuptiale, au
milieu des signes non équivoques de la stupeur et de la réprobation de tous
ceux qui l'entourent. La sombre et inexplicable satisfaction qui éclate mal-
gré elle sur son visage augmente leur douleur et fait contraste avec la joie
amoureuse de Sinorix. Une fois la coupe vidée, tous les rôles changent : la
fureur contenue de la prêtresse éclate, ainsi que l'indignation de l'assistance,
et le tétrarque reste couvert de confusion, frappé de terreur, jusqu'au mo-
ment où, les tortures physiques d'une mort hideuse l'entraînant hors de la
scène, hi triomphante agonie de Canima occupe seule le spectateur. La tâche
de la druidesse est accomplie : n'ayant plus rien à faire en ce monde, elle
s'envole au séjour des étoiles, où l'attend Sinatus.
M""' Ristori a largement contribué au succès de Camma par l'incontes-
table talent qu'elle déploie dans le principal rôle. Elle y a mis toute son âme,
tout son dévouement. Elle a su trouver des effets nouveaux et dramatiques
sans cesser d'être naturelle et vraie : si parfois elle s'est trompée, on n'a pu
s'en prendre qu'à son excessif désir de bien faire, de se surpasser même, et
à la spontanéité de ses inspirations. Grâce à un rôle habilement tracé,
M1" Ristori a donc pu achever sa troisième campagne à Paris sans trop s'aper-
cevoir qu'il n'y a point ici un public assuré pour les apparitions périodiques
de la tragédie italienne; elle a pu même recommencer avec quelques chances
de succès ses fructueuses tournées à travers l'Europe. Puisque j'ai touché ce
point, je dirai ma pensée tout entière. Il y a deux ans, lorsque M™" Ristori
nous est pour la première fois venue d'Italie, nous avons applaudi à cette
apparition inattendue qui nous montrait dans une artiste admirablement
douée les qualités que nous regrettions de ne pas trouver chez M11' Rachel.
Nous espérions que l'art dramatique, en Italie comme en France, profiterait
de ee succès. Nous comptions sans cette fièvre des applaudissemens faciles
qui, Mme Ristori nous l'a prouvé une fois de plus, n'épargne pas toujours les
natures les mieux douées. C'est sous cette influence maligne que M'"e Ristori,
plus remarquable dans la comédie que dans la tragédie, a renoncé à un
genre qui n'attire pas les étrangers (1). C'est pour mieux garantir son succès
qu'elle s'est entourée d'artistes vulgaires, dont l'insuffisance rebute les spec-
tateurs et décourage les auteurs. Elle a fait plus : elle a exagéré les effets
de sa pantomime, — la seule partie de son talent que nous puissions admi-
(11 A la veille de quitter Paris, Mme Ristori a eu cependant la singulière idée de
jouer deux fois les Fausses Confidences, traduites en italien, au lieu de nous donner
quelques-uus des meilleurs ouvrages de son répertoire national. C'est une fantaisie qui
ne tire pas à conséquence, et dont la critique n'a pas à s'occuper. Marivaux sans le
marivaudage — on devine ce que cela peut être.
958 r.l \ I i: DES DEUX JIONDEB.
rer en connaissance ■. — au point de nous rappeler quelquefois non
plus M11' Raehel, mais telle ou telle actrice en faveur au boulevard. Certaine
enfin que le rhythme mélodieux de la poésie italienne échappe à son nouvel
auditoire, elle s'est livrée à toute l'impétuosité de sa nature ê1 ne s'esl plus
astreint!' à réi iter les vers lois qu'ils étaient écrits. Elle a fait un singulier
abus de la synonj oie; elle a retranché ou ajouté des mots, au risque de
débiter des vers faux. Je pourrais multiplier les exemples et demandera
tout homme de bonne foi s'il est permis, sans nuire à la mesure, d'ajouter
io ou de le retrancher, de transporter le pronom me d'un vers à l'autre, de
dire scendono quand le poète a éci il scendon, etc.; mais je veux me borner à
deux vers, où les étranges licences de M" Ristori onl dénaturé jusqu'à la
pensée. A lu seconde représentation de Camana, en prononçant ce veis :
Pur (i'inusata
Mestuda sento viol oza al core,
« pourtant une tristesse étrange s'empare malgré moi de mon cœur. »
VF" Ristori a remplacé ciolema par dolcezza, ce qui ôte tout sens à la
phrase. Plus loin, dans ce vers:
C mtro l' inflûger suo finor fu vana
Possanza d'arti mie,
k jusqu'à présent toute la puissance de mes artifices n'a pu vaincre sa dis-
simulation, » /» est dj ■m'uii fia, ce qui fail é ttre à Gamma le vœu singu-
lier que la puissance de ses artifice- ne réussisse pas à vaincre la dissimu-
lation de Siuorix!
11 est, je [«élise, inutile d'insister, Que de pareilles bévues aient passé ina-
perçues sur la scène du Théâtre-Italien, n'est-ce pas la meilleure preuve du
danger qu'il y à pour M"1' Ristori à courir les routes, au lieu de rester dans
la voie ■-''•rieuse où nous avions été les premiers à l'applaudir} Quand M"5 Ra-
chel a commis La même faute, nous n'hésitions pas à blâmer ces excursions,
d'où elle nous est revenue amoindrie. .Nous ne saurions avoir deux poids
et deux mesures. En renoue. un à ses auditeurs naturels, en se séparant
des acteurs d'élite si nombreux au-delà des Alpes, Mme Ristori ne peut espé-
rer de se soutenir à la hauteur où elle nous est apparue il y a deux ans. Si
admirablement doué que soit un artiste, il ne saurait impunément se placer
dans des conditions anormales, et préférer des éloges frivoles aux conseils
des vrais amis de son talent. f.-t. perrens.
— Il a paru résulter, pour quelques-uns de nos lecteurs, de la note publiée
dans la Revue des Deux Mondes (livraison du 15 mai dernier) sur YHistoire
de Madame de Maintenon. que H. le duc de Noailles et M. Th. Lavallée au-
raient eu réciproquement le droit de se plaindre l'un de l'autre. Nous devons
protester nous-mêmes contre cette interprétation. Les deux historiens de
Mne de Maintenon, unis par le même sentiment envers cette femme illustre,
ont pu se rencontrer dans le choix et dans la reproduction des mêmes docu-
mens : ils n'ont jamais eu à se reprocher aucun procédé personnel, et les em-
prunts dont nous avons entendu parler sont de ceux qu'autorise pleinement
le droit de l'histoire.
V. de Mars.
TABLE DES MATIÈRES
DD
NEUVIÈME VOLUME.
SECONDE PÉRIODE. - XXVII» ANNÉE.
MAI — JUIN 1857.
Livraison du Ie' Mal.
Le Scandinavisme et le Danemark dans la crise actuelle, par M. A. GEFFROY. 5
Du Traditionalisme. — I. — M. de Ronald et ses nouveaux adversaires dans
le clergé, par M. Charles de RÉMUSAT, de l'Académie Française 43
Les Vacances de Camille, scènes de la Vie réelle, seconde paitie, par M. Henry
MURGER 67
SlMPL'S APERÇUS SIR LE GENIE ET LE CARACTÈRE FRANÇAIS, par M. ÉmILE MON-
TÉGUT 107
La Jeunesse de Goethe. — Wetzlar et Francfort, par M. Henry BLAZE. .. 142
La Russie et ses Chemins de Fer, par M. E. BARRAULT 176
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 211
Revue Musicale. — François Villon, reprise de Joconde, par M. P. SCDDO 223
Essais et Notices. — Mattheson et son temps 227
Livraison du 15 Mai.
Du Traditionalisme — II. — Le Comte de Maistre, par M. Charles de
RÉMUSAT, de l'Académie Française 241
La Presse en Amérique depuis l'indépendance jusqu'à nos jours, par M. C. CLA-
RIGNY 271
De la Moralité de l'Histoire et du Règne de Henri IV, a propos du livre de
M. Poirson, par M. Gustave PLANCHE 321
George Sand, ses Mémoires et son Théâtre, par M. Charles de MAZADE — 351
Les Élections de 1857 en Angleterre, par M. Antonin LF.FÈVRE-PONTALIS. 378
Les Vacances de Camille, scènes de la Vie réelle, troisième partie, par
M. Henry MURGER *0Î
060 TABLE DES MATIÈRES.
Les CAtes de l'Akebique centrale et la Société hispano-américaine, souve-
nirs d'une campagne dans l'Océan - Pacifique , par M. Edouard VANÉE-
GHOUT 444
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 466
Livraison du 1« Juin.
La Question Chinoise, p.ir M. V. de MARS 481
Études sur l'Inde ancienne et moderne. — V. — Les Héros Pieux. — Les
Panda vas, dernière partie, par M. Théodore PAVIE 535
L'Histoire Romaine a Rome. — VIII. — Commencement de la Decadince. — De
Commode a Alexandre Sévère, par M. J.-J. AMPÈRE, de l'Académie Fran-
çaise 563
Une Mission médicale a l'Armée d'Orient. — III. — Les Hôpitaux, les Épidé-
mies et le Typhus de Crimée, dernière partie, par M. L. BAUDENS 590
La Littérature historique et la Question d'Orient, par M. Saint-René TAIL-
LANDIER 636
Les Vacances de Camille, scènes de la Vu: RÉELLE, dernière partie, par
M. Henry MURGER 662
Poésie américaine. — Une Légende des Prairies, de Henry Wadswortl) Long-
fellow, par M. Emile MONTÉGUT 689
Chronique de la quinzaine , histoire politique et littéraire 706
Livraison du 15 Juin.
Derniers Temps de l'Empire d'Occident. — I. — Sidoine Apollinaire a Rome. —
Un Préfet du prétoire des Gaules, par M. Amedee THIERRY, de l'Institut. 7-21
Le Paysage et les Paysagistes. — Ruysdael, Claude Lorrain, Nicolas Pous-
sin, par M. Gustave PLANCHE 756
La Princesse Prometuee, par M. Paul de MOLÈNES 788
Milton, son Génie et ses Œuvres, par M. H. TAINE 818
Prise.de Narah, souvenirs d'une expédition dans le Djerel-Aurés , par M. C.
BOCHER 855
Les Seigneurs d'Aksakova, chronique d'une famille russe sous Catherine II,
par M. H. Delaveau 875
Des Variations du Beau, par M. Eugène DELACROIX 908
Revue Musicale. — Beethoven et ses Critiques. — La Musique instrumentale
en France, par M. P. SCUDO 9*0
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 940
La Tragédie italienne a Paris, par M. F.-T. PERRENS 952
Paris. — Imprimerie île J. CLAYE, rne Saint-Benoit, 7.
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