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Full text of "Revue des deux mondes"

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DEUX  MONDES 


X\\  h-   \s\i  |     -Mi  "\|,|    Il  RIODE 


t,  ut   il     —   1"  «il   ICS7. 


fARIS.   _  1MHUMBIUK   DI    )■   CLHI 

Ht    S»ll»T-i«IIOIT,    T. 


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DEUX    MONDES 


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\x\  u-  awi  i     _  m,  ONOI    PI  RIODB 


TOME   NE1  vikmi; 


PARIS 

BDREAl    DE  LA   HFM  I    |>i  -   [i|;i  \  MONDhS 

RUE    SAINT-  BENOIT. 

1857 


p' 


LE  SCANDINAVISME 


»  i 


LE   DANEMARK 


On  appelle  ieandinatii  entimentde  li  fraternité  commuiM 

né,  il  j  a  une  In  ni  une  d'années  a  peine,  chei  les  troia  peuples  «lu 
nord  bi  andin  ive,  fondé  sur  des  Bouvenirs  et  des  intérêts  identiques, 
ci  (|  li.  B'étant  peu  .1  peu  transformé  en  idée  précise  elen  dessein 
pratique,  •*■  désonnais  um-  blstoire.  I  ette  bistoire  u'est  pas 

un  travail  facile,  puisqu'il  s'agit  de  saisu  .1  Ba  naissance  une  p< 
d'abord  fugitive,  un  sentiment  d'abord  vagui  et  indécis,  d'en  Buivre 
le  progrès  et  la  diffusion  ;i  l'aide  de  symptômes  quelquefois  Irom- 
rs,  de  délimiter  enfin  avec  exactitude  les  différentes  périodes  '!«• 
><>n  développement,  do  t>'l!''  sorte  que  nous  Bâchions  précisément 
quand  et  de  quelle  manière  le  Bentiment  est  devenu  idée,  quand  et 
comment   L'idée  est  devenue  espérance.  Aujourd'hui  d'ailleurs  la 
question  du  Bcandinavisme  est  introduite  dans  le  domaine  pohtique, 
et  la  récente  circulaire  de  M.  de  Scheele,  !<•  chei  du  dernier  cabinet 
danois,  dénonce  les  tendant  es  Scandinaves  en  termes  pleins  d'an 
turae.  Qu'importent  cependant  ces  alai  mes  et  i  es  d<  ûan<  es  bouIi 
par  le  scandina\  Lame?  Elles  ne  font  que  mieux  comprendre  la  m 
site  de  !'■■  bercher  L'histoire,  d'examiner  et  de  pea  :  Le  caractère  | 
sent,  Les  conséquences  possibles  d'un  mouvemenl  devenu  très  gém  rai 
et  en  possession  désormais  de  Gxer  l'attention  des  politiques.  Il  i 
pas,  après  tout,  d'étude  plus  digne  de  toutes  les  Bympathies  du 
publiciste  ou  même  de  l'homme  d'état  que  celle  <|ui  consiste  à  re- 
cherchei  iUui»  la  vie  morale  des  peuples  L'augure  ou  le  <  ommenl  i 


H  REVIT    ni  s    i>l  i  \    H01TO1  B. 

de  leur  vie  publique,  dans  leur  conscience  l'origù u  la  raison  de 

leurs  actions,  dans  leurs ivemens  les  plus  spontanés  el  les  plus 

sincères  les  marques  certaines  de  leurs  secrets  instincts  el  de  leurs 
vraies  destinées. 

I. 

Le  scandinavisme  a  déjà  une  histoire,  disions-nous.  La  première 
période  en  esl  toute  littéraire  et  poétique.  \  sa  naissance  en  effet  il 
nous  apparaît  comme  un  des  nordbreux  aspects  de  la  rénovation  lit- 
téraire et  morale  dont  l'Europe  esl   témoin  dans  le  mê temps. 

G'esl  assurément  le  caractère  particulier  de  la  première  moitié  du 
\iv  siècle  que  chacune  des littératures  nationales  de  l'Europe,  ab- 
sorbées naguère  par  le  génie  cosmopolite  du  siècle  précédent,  par 
l'habitude  el  le  goûl  des  imitations,  se  retire  alors  du  grand  che- 
min banal  où  toutes  les  traces  h  toutes  les  empreintes  étaienl  i 
fondues,  se  recueille  à  part,  creuse  son  sentier,  el  prend  une  foi 
nouvelle  dan-  sa  propre  inspiration  et  dans  ses  propres  foi 
France,  quand  s'apaisent  autour  de  non-  le  tumulte  de  la  révolu- 
tion et  le  fracas  d  ■  la  i  onquête,  nous  pn  tons  de  nouvi  au  l'oreille 
à  cette  vois  du  spiritualisme  ebrétien  que  i  »J>li<-*-.  mais 

qui  s'élève  encore  du  fond  de  d  .  et  dan-  laquelle  nous 

croyons  reconnaître  la  \oix  même  du  génie  français;  non-  lui  de- 
mandons une  réforme  non-seulement  morale,  mai-  littéraire,  el  d 
prétendons,  dans  notre  zèle  do  néophytes,  qu'une  originalité  plus 
que  jamais  profonde,  exagérée  quelquefois,  marque  cette  nouvelle 
ère  de  notre  littérature.  En  Allemagne,  qui  ne  n  rappelle  comment 
la  réaction  littéraire  jeta  alors  le-  esprits  sans  aucun  frein  sut  la 
pente  rapide  où  !  ;  le  propre  génie  germaniq        l      \u- 

gleterre  enlin,  lord  Byran  et  Wall      -        n'imprimaient -ils  | 
la  littérature  de  leur  pays  un  cachet  liien  autrement  original  que 
celui  des  Pope  et  des  iddison?  Les  peuples  Scandinaves  ivaient 
trop  mêlés  aux  agitations  de  l'épeque  précédente  pour  ne  pas 
sentir,  eux  aussi,  la  réaction  commune.  Il-  \  étaienl  d'ailleurs  plus 
intéressés  que  le-  grandes  nations  elles-mêmes,   i  qui  leur  pa 
avait  cive  de-  traditions  en  même  temps  salut  .  Ils 

avaient  eu,  dissémine-  ça  et  la  dan-  le  cours  de  leur  civilisation  mo- 
derne, de-  hommes  de  talent  et  de  beaucoup  d'esprit,  un  Holl 
un  lîelltuan:  ils  avaient  eu  dan-  les  sciences  plusieurs  beau 
un  Linné,  un  Bereétius,  un  Oersted;  mais  il-  manquaient  en<  ore  de 
ce  qu'on  appelle,  a  proprement   parier,  une  littérature. 
dire  d'un  ensemble  de  productions  lit'  ,.,„  -  de  -  ette  inspi- 

ration,  à  certains  égards  commune,  toujours  contagieu»  ode, 


i  i    -i  uronCAVUna    i  i    m    uni  \i\r.K.  / 

me  lait  dominer  un  génie  national,  Le  poète  danois  Oehfenscbla 
(rri   lut  le  premier  qui  donna  ouveiteaenf  i  ses  oompatriotei  i 
conseil  de  rejeter  tonte  imitation  étrangère,  et  au  <  icmseil  il  joigntl 
l'exemple.  JusqneJà,  c'étail  pitié  de  von  b  Bcèaedc  <  openbague, 
qui  B'est  montrée  députa  ktrt  capable  d'une  exàstenei  p  qui 

avait  en  Qoiberg,  ne  rivre  que  d>-  naisérablt  i  nom  d<  -  pii 

il.   Kot/.ibuc  imi  productions  lea  plus  \ul- 

gaires. 

C'était  pis  encore  en  Suéde.  Si  l'on  peul  croire  que  l'introduction 
de    mœoreel  de  L'eapril  français  à  la  cmn  brillante  de  Gustavi   111 
avait  .-er\i  à  répandre  parmi  ses  ■»  «  i  j  •  •  i  -  tes  hanrludea  et  h 
d'une  société  polie,  il  faati  bien  reconnaître  qui  <• 
bile  et  malheureux  -  r,  fc  voile  d'emprunt  b 

\,  ,  i,, u  m.   loiniui,  ou  apercevait  l  eut  de  tout  esprit  pu- 

blic et  un  vide  funeste  que  de  ridicules  superstitions  ou  bien  il--  Bi- 
bles intrigues,   marques  de  l'ébranlement  maladif  des  intelli- 
gence   et  d   La  '  on  nptio  remplir. 
'I  rois  jeunes  poètes,  itterbom  le  preaata .  ei  bientôt  apr<  s  lui  <■>  tjei 
el  l'évêque  Tegner,  ex<  it  -  pai  I                du  poèfc 
renl  en  Suède  le  signal  de  la  réaction.  Dès!  B07,  \  ■  en 
avec  quelques  j(                rains  d'I  |>-.d.  fonda 
t-i  m,  recueil  périodique,  celui-ci  som  le  nom  d<    Pi      >>»ros  et 
celle-là  bous  le  nom  d'iurorn;  c'éi  ùi  l'au              Bet  de  la  [Ha 
lure  nationali                                 en  étaient  les  \  rais  u  \u 
commeucenseaJ  de  1811,  à  l'exemple  des  pto§phori$tet,  i              i 
gnei .  avec  quelques  cou                                                         I  psal 
la  Société  aoîatfMel  le  recueil  intitulé  \Muma.  C'est  ds            deux 
publications  de  Pkospkot  m  et  Idem 

que  parurent  tes  premières  a  s  qui  allaient  devenii 

si  justement  célèbres,  sujourd'bm 

d'avoir  une  littérature.  L'une  et  l'aune  réunion,  b* 
vaienl  pas  été  fondéesde  propos  délibéré  pouropén  r  la  i  kont 

elles  devaient  I  Ire  les  instrumi  ni  i">ui  cem 

rersifier  ensemble;  moia  à  leur  insu  pi  àTheun 

et  providentielle  initiative  éternellement  n 
écrivains  et  ces  p  étaient  trouvés  les  déposil  lesinter- 

-,  d'une  inspiration  i  ommune  qui  se  traduisit  bientôt  dans  lei 
écrits  comme  dans  leurs  patriotiques  entretiens.  Dès  qu'ils  eurent  la 
claire  conscience  de  la  mission    i  e  n'est  pas  trop  i  •  dont  il> 

étaient  chargés  envers  leui  pays  el  leur  temps,  l'ils  l'eut 

annoncée  à  la  Suède,  il  sembla  véritablement  q  De  nouvi 

eût  passé  dan-  I  dans  les  ei  un  i 


8  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Unique  était  le  but,  mais  la  poursuite  en  l'ut  multiple  et  diverse, 
selon  les  divers  penchans  des  esprits  el  selon  les  manifestations  va- 
riées de  l'idée  nationale  qu'on  voulait  dégager  el  mettre  en  lumière. 
La  première  inspiration,  nous  l'avons  dit.  avait  été  de  demander 
exclusivement  au  sol  natal  la  nouvelle  moisson  qu'on  espérait  re- 
cueillir. Loin  de  la  capitale,  loin  des  villes,  foyers  d'une  civilisation 
souvent  étrangère  et  empruntée,  n'j  avait-il  pas  les  campagnes,  el 
l'industrieuse  Dalécarlie,  et  le  pauvre  Norrland,  où  l'on  retrouverait 
intacte  et  pure  la  vieille  sève  Bcandinaveï  En  remontant  d'ailleurs 
au-delà  des  limites  du  temps  présent,  ne  rencontrerait-on  pas  les 
souvenirs  et  les  inspirations  du  génie  national  se  développant  par 
ses  seules  forces?  Isolés  par  leur  situation  géographique  des  au1 
états  de  l'Europe,  les  peuples  <lu  Nord  avaient  pendant  longtemps 
échappé,  puis  résisté  aux  influences  venues  du  continent,  même  à 
l'ascendant  des  traditions  classiques,  même  aux  bienfaisant)  progrès 
du  christianisme.  Recueillir  partout  où  il-  seraient  encore  cachi  -, 
dans  les  coutumes  locales,  dan-  les  chants  populaires,  dan-  les  lé- 
gendes des  campagnes,  les  traits  essentiels  du  caractère  Scandinave, 
reconstituer  ensuite  le  passé,  retrouver  la  verve  originale  h  po 
tique  du  moyen  âge,  évoquer  les  ombres  des  anciens  héros,  1 1  Lies 
des  dieux  du  Nord  n  1rs  mythes  ténébreux  de  la  religion  primitive, 
telles  furent  1rs  voies  diverses  dans  lesquelles  se  répandit,  chefs  <  t 
disciples,  la  nouvelle  école.  Le  célèbre  philologue  danois  Raak  était 
venu  en  1812  à  Stockholm  et  b'j  était  ii\>-  pour  quelque  temps,  il  y 
publia,  outre  ses  éditions  m  estimées  des  deux  /  diim   l  .  de  cu- 
rieux commentaires  sur  cette  mythologie  du  Nord,  encore  a  peu  p 
inconnue.  Ce  fut  une  étincelle  qui  alluma  une  inspiration  nouvelle. 
Odin,  Thor  et  Frei,  1rs  trois  grands  dieux  de  l'ancien  olympe,  rede- 
vinrent populaires,  aussi  bien  que  les  vikings  |  les  anciens  pirates)  et 
les  héros  des  vieilles  sagas.  La  linguistique  et  l'archéologie  s'appli- 
quèrent à  fouiller  les  t beaux,  à  interpréter  les  inscriptions  runi- 

ques,  à  secouer  la  poussière  des  manuscrits  islandais.  \  i  ôté  de  l'é- 
cole poétique,  une  école  historiqi tait  née,  dont  le  patriotisme  et 

le  dévouement,  voisins  de  l'enthousiasme,  soutenaient  les  patientes 
études,  aiguisaient  la  perspicacité  et  doublaient  les  lumière-.. 

11  s'en  fallut  de  peu  qu'il  ne  se  format  aussi  dans  le  domaine  de 
l'art  une  école  nouvelle.  Les  adorateurs  les  plus  passionnés  de  la 

mythologie  du  Nord  prétendaient  qu'elle  offrait  aux  artistes  des - 

dèles  de  beauté  idéale  égaux  à  ceux  de  l'antiquité  classique;  il-  aflir- 
maientque  c'était  de  la  servitude  que  de  rester  attaché  aux  vieux  en- 
seignemens  de  la  Grèce:  il  était  temps  de  s'en  affranchir  et  de  révéler 

(1)  Les  grands  poèmes  mythiques  du  Nord;  on  distingue  la  vieille  et  iMjeum 


LE   SCANDIRAVISMI     Mil     DANEMARK.  » 

au  monde  un  art  tout  Scandinave.  Inutilement  Geijerel  quelques  bons 
esprits  essayèrent-ils  de  lutter  contre  une  exagération  périlleuse;  inu- 
tilement l'Académie  des  beaux-arts  de  Stockholm  voulut-elle  pren- 
dre en  mains  la  cause  des  anciennes  traditions.  \u  mois  de  juin  1M7. 
un  inconnu  fit  donation  a  la  Société  gothique  d'une  somme  eon.-i- 
dérable  pour  être  distribuée,  selon  les  décisions  d'un  jurj  spécial, 
à  titre  fit-  récompenses  ou  d'encouragemens,  aux  artistes  Buédois  et 
norvégiens  qui  auraient  emprunté  leurs  sujets  à  la  mythologie  «lu 

l.  Le  concours  fut  institut',  et  au  mois  de  janvier  1818,  terme 
fixé  pour  la  décision  des  juges,  une  trentaine  de  dessins,  il*-  tahlnanx 
et  d'objets  de  sculpture  avaient  répondu  a  l'appel.  L'exposition  di 

nouveautés,  faite  par  la  Société  gothique  au  mépris  <lu  privi- 
lége  prétendu  de  l'Académie  de  gouvernei  seuk  le  tz < •  1 1 1  public  et 
de  le  convier  seule  à  contrôler  les  éloges  ou  le  blâme  distribués  auv 
artistes,  fut  regardée  comme  un  scandale  par  quelques  esprits  ja- 
loux ou  timides,  mais  l'opinion  s'était  montrée  en  général  favorable 
au\  novateurs;  des  protecteurs  puissans  les  soutenaient  et  les  en- 
courageaient; la  famille  royale  \  im  visiter  l'exposition  Scandinave, 
et  le  mérite  des  œuvres  exposées  compléta  le  succès  que  la  n 
avait  commencé.  Toutefois  la  cause  n'était  gagnée  qu'après  bien  des 
modifications  apportées  par  les  artistes  à  la  théorie  primitive  et 
■  ment  .1  et  a  1  ette  pru  once.  On  avait  ad- 

miré surtout  les  modèles  envoyée  par  Fogelberg  pout  trois  statues* 
ili  h  li  n.  de  Thoret  de  Frei;  mais  dans  quell  and 

artiste  n'a\ait-il  pas  au  contenir  la  liberté  qu'on  lui  prodiguait  1 
Ouvre]  son  (Entre  1  .  et  eiaminei  avec  attention  son  Odin,  son 
Thor  fi  sou  r..ililc!'.  Quelle  babile  mesure  Fogelberg  a  obsi 
gardant  l>i«-ii  d'admettre  dans  sou  idéal  des  traits  de  costume  ou  de 
re  trop  particuliers,  mais  modifiant  le  type  de  la  beauté  telle 
que  l'humanité  la  ion. oit  pour  le  rapprocher  cependant  du  type 
spécial  imaginé  et  adopté  par  plusieurs  :.~\u>  bumaini 

tenant  de  la  sorte  on  milieu  difl.  .  ement  éloigné  du  mons- 

trueux, ou  au  moins  du  bizarre  et  de  l'étrange,  et  mi- 

tations  .-ans  caractère  ni  cachet!  C'était  par  de  longs  et  conscien- 
cieux travaux,  par  un  profond  respect  des  maîtres  uni  a  un  ta 
exquis,  que  Fogelberg  s'était  préparé  à  sortir  ainsi,  pour \  rentrai 

bientôt,  du  grand  chemin  de  la  tradition  antique.   L'antique,  il  le 

léserait  comme  la  sonret-  et  le  modèle  de  toute  vraie  beauté;  il  ne 
dédaignait  pas,  pour  s'en  approcher  et  le  pénétrer  davantage!  d> 

fortifier  lentement  par  l'érudition.  In  artiste  moins  prépare  par  de» 

(1)  Si  consciencieusement  grare  sons  la  direction  et  par  les  soins  il*  M.  Casimir 
Leconte,  sou  admirateur  et  s.ju  ami.  Voftt  sur  frVgelberg  la  Revue  du  1S  juin  18&S. 


qq  BEVUE   DES   DBJ  I    BOWB&. 

,„„„.«  générales  et  doué  d'une  nature  mû*  délicate  n'aurai!  pat 
um  Aansrer  tenté  l'épreuve.  .         . 

"."Mi,,,,  httérake  ,,  moral.-  n,  ,U:,i.  encore  q»  .I-  quelque. 

anntesto  chacun  dea  pays  du  iiordscaudinave,  et  d^àeUeav^ 

^e^'del^^deia^de^ete^^ 

onus  borner  aux  principaux  n «mens,  la  poèmes  el  Lee  dramea 

,,,!,.   raa^eutd'uuI^àpeuprèaégal;lui6p.rat,onda 

^Seus  était  seule at  diverse,  suivant  le  géniej parUculier: 

Soi  épique  et  dramatique,  là  de  préférence f"^**? 
„„,!   Q,  aVaitbien  eu,  comme  en  France  pendant  la  période  da 

SmautiLe,  quel s. icentriques  d'un  entbousnunne  qu. 

SÏÏU.ai  Uaiîeudesamanaianatnp^dum  Jes 

Eés;  mais,  comme  en  France,  une  telle  crise  avait  été  sato- 
tai,v,  L'esprit  public,  qui  en  était  sorti  régènéi 

Lt,  ,,,.,,.!      ,,,„,„  spontané  de  chacun  des  peuples  scandin 
devait  nécessairement,  pou*  premier  résultat,   mettre  bientôt  en 

lamière  leur  parenté  réeUe  et  leur  ccorfralemté  rJruxutive.  \ surt 

„u'en  Suède,  en  Danemark,  oubiendana  quisonm- 

dépendance,  confirmée  par  la  constitution  de  181*,  rvail  sua  i  im- 
primé un  nouvel  essor  intellectuel,  poètes,  antiquaires  et  b. 
scrutaient  davantage  lea  vieilles  annales  du  moyen  âge,  ih  a  a] 
cevaient  clairement  que  les  aouvenira  nationaux,  ceux  de  I 
primitive,  ceux  de  l'ancienne  religion  paï(  ni  e,  él  lient  con 
tout  le  nord  Scandinave.  Os  peuplée,  s'ils  n'étaient  paa  les 
la  grande  famille  germanique,  B'étaienl  isoles  soigneusement  pen- 
dant leurs  migrationa  d'Asie  en  Europe.  Loin  du  contact  dea  tribus 
qui  s'étaient  répandues  avant  eux  snr  le  continent,  et  longtemps 
préservés  même  des  influem  es  'I-  b  civiliaation  romaine  et  du  chris- 
tianisme, ils  s'étaient  développés  ensemble  el  'I"  concert,  croyant 
aux  mêmes  traditions  et  parlant  le  même  idiome. 

Les  EMas  contiennent  un  grand  nombre  de  légendes  qui  montrent 
1rs  Battons  Scandinaves  groupe  -  dans  nue  étroite  union.  Il  j  est  dit 
par  exemple  que  1»'  préd  u  d'Odin,  GyMe,  on  des  premiera 

souverains  de  la  Suéde,  lit  présent  a  la  déesse  Géfion  de  toùl  le  ter- 
ritoire qu'eue  pourrait  en  vingt-quatre  heures  entourer  d'un  alllon. 
Elle  alla  donc  chercher  dans  le  divin  Jôtnaheim  I  quatre  taureaux 
fils  d'un  géant;  elle  les  attela  furieux  au  joug  d'un.-  cban  se  dont  le 
soc  immense  déchirait  profondément  la  terre,  elle  l-  dirigea  qui  li 


(l)  Séjour  des  géans  suivant  la  mythologie  Scandinave. 


LE    ><    V\I>IN\VI-Mt     II     II      D4JUMAU.  M 

ips  peur  leui  faire  décrire  ua  cen  le,  puis  Bile  \t  a  Lan  top. 

Entraîné  derrière  bui  dans  leui  course  rapide,  La  sal  qu'ils  déta- 
cbaieol  u'li^-a  à  travers  le  continent  de  la  Suède  ver»  le  rivage  du 
sud-ouest,  puiasur  I  -  du  Sund,  et  alla 

s'arrêter  au  milieu  de  ce  beau  détroit,  entre  le  Jutland  et  la  Suède, 

,1  ferma  l'Ile  de  Seeland,  tète  du  Danemark.  L'esp 

resté  vide  .1  la  Burfai  e  du  i  ontinent  bu  it<  >l  par 

le  lac  MéLar,  qui  reçut  primitivement,  suivant  la  tradition,  une  forme 
préi  isément  identique  .1  <  elle  •    S      md,  i  bacon  de  »  a  golfe» 
respondant  à  un  promontoire  de  L'ib  U    paya  voisin  du 

:  avail  <  té  bien  évidemment  le  i  entn 

adinaves.  De  môme  que  les  différentes!  .  ■  Uellénique 

ornaient  de  leurs  ii  bea  offrandes  le  temple  d' tpollon  DelpJ 
iim  nie  les  anciens  Suédois,  N»>r\<  i)anuit>  vem  raient  et  enri- 

c hissaient  le  temple  païen  d  I  psal.  Les  plus  \i< 
sentent  orné  < i«-  splendid  trmonté,  Buivant  un 

l   ,        tinte  Brigitte  a  porté  et  laisse  à  Rouie,  de  quatre  tours 
inégales,  entourées  d'une  i  balne  d  L'ui 

|.  issail  de  bi  mires,  qu  XI 

et  Frai.  Bien  que  leprenùei  de  i  dieux  reçut  dans  tout  le 

Nord  un  culte  général,  c'était  pourtant  en  Danemark  qu'il  était  | 
lii  ulii-u  iiH'ui  adoré.  1  Norvège,  et  I         .lui 

des  Suédois.  Bien  d< 

ra  d'une  antiquit  une  édiliée  pou 

l'ancien  Upsal  [GanU  Upsalt  tjourd'huj  «ju'uu 

pauvre  village  voisin  de  l'université,  repose  sur  les  fondations  du 
temple  païen,  visibles 

noua  avons  déjà  nommé  lea  trois  monticules,  toml  mds 

dieux,  '[ni  gonl  jusque  dans  notre  temps  une  Bensible  image  d--  L'an- 
i  ienne  communauté  decroyai  die. 

^près  la  communauté  aV  i  o,  D'Ile  du  I  noue 

uuliqujons  tout   a  l'iieui  ndubilablement  la  pn 

étroite  parenté;  elle  sunp  \u  t'inj •-  L'identité  des  Bentinieas 

etci  ivant  la  formation  des  idion 

modernes,  tout  le  nord  acandinav  vait  d'uni  et  même 

langue,  le  norsk  >>u  itlandai*,  langue  primitive  qu'on  retrouve  en 
Islande,  langue  des  Eàdas  et  curieux  livres  où  se 

ontrent  mêlées  les  traditions  mythologiques  et  historiques  de 
chacun  des  uni-  peupli  a. 

1  .h i m  la  science,  apportant,  elle  au--i,  son  tribut  a  la  nouvelle 

école,   ;i\;iit  I  eilKirqilc  que  IBS  trait.-  physiques  lie    BOanquail 

pour  distingue!  profondément  la-Scandinai  ju- 

-  qui  l'environnent,  Saae  minTiT"  si  la  finlande  en  est  géogra- 


•12  RE\TE   DES   DEUX    MONDES. 

uniquement  un  appendice,  rien  ne  ressemble  moins  que  la  péninsule 
suédo-norvégienne,  région  de  montagnes  el  de  fleuves,  aux  grandes 
plaines  de  la  Russie,  qui  se  relient  au  vaste  plateau  européen  formant 
les  côtes  méridionales  de  la  lier  du  Nord  et  delà  Baltique,  pour  le  con- 
tinuer jusqu'aux  extrémités  orientales  de  l'Asie.  D'autre  part,  quelle 
différence  n'y  a-t-il  pas  entre  les  landes  qui  eoui  rent  1'  Mlemagne  'In 
oord  et  la  vive  physionomie  des  rfans  paysages  du  Danemark! 

Les  traits  si  profondément  gravés  par  la  nature  physique  et  mo- 
rale s'étaient-ils  effacés  sons  l'influence  active  de  la  civilisation,  et 
par  le  mélange  des  idées  et  des  peuples?  Loin  de  là,  ils  B'étaienl 
consenés  intacts,  malgré  des  apparences  contraires,  et  avaient 
engagé  ces  peuples,  à  leur  Insu  peutr-être,  dans  de  communes  des- 
tinées. Au  niémi'  temps  i-i  d'un  même  essor,  confondus  sous  la  d<  - 
nomination  commune  de  Northmans  ou  bommes  du  Nord,  ils  avah  nt 
exercé  la  piraterie  et  s'étaient  dispersés  en  col<  aies  lointaines;  en- 
semble et  d'un»-  pareille  ardeur  ils  acceptèrent  le  Christian 
puis,  dans  une  semblable  mesure,  la  réforme.  Si  enfin  la  langue 
norske  s'était  divisée  pour  former  le  Buédois,  le  norvégien  et  !<•  da- 
nois, ces  tmis  idiomes  n'en  restaient  pas  moins  les  rameaux  d'une 
même  souche  dont  l'affinité  était  aisément  visible.  Il  est  vrai  que 
de  fréquentes  guerres  civiles  axaient,  pendant  le  moyen  âge  el  une 
partie  des  temps  modernes,  armé  les  uns  contre  les  autres  les  i  n- 
fans  de  la  Scandinavie.  Leurs  intérêts  répugnaient-ils  donc  a  l'al- 
liance conseillée  primitivement  par  la  nature?  Non.  tout  au  <  <>n- 
traire  :  on  reconnut  que  les  discordes  passées  avaient  seulement 
affaibli  chacun  des  trois  peuples  en  substituant  des  haines  frater- 
nelles à  un  noble  concours  intellectuel  et  moral,  et  l'on  comprit  dans 
le  Nord  ce  que  l'on  commençait  à  comprendre,  vers  la  même  époque, 
dans  les  autres  états  de  l'Europe,  combien  la  Providence  cache  de 
salutaires  conseils  et  de  ressources  sous  cette  mystérieuse  enve- 
loppe qu'on  appelle  une  nationalité,  \in-i  naquit  de  Pid<  e  de  com- 
mune origine  et  de  parenté  mieux  comprise  le  mouvement  du  scan- 
dinavisme.  La  conformité  du  développement  littéraire,  avait  conduit 
aux  mêmes  conclusions  morales  :  chaque  peuple  Scandinave  avait 
admiré  l'essor  poétique  du  peuple  \o'^in-.  il  \  avait  rencontré  uni' in- 
spiration identique  à  la  sienne;  il  avait  retrouvé  des  alliés,  des  frères, 
et  il  était  décidé  à  faire  disparaître  désormais  dans  une  sympathique 
union  les  préjugés  ou  les  dissentimens  d'un  autre  âge. 

Le  scandinavisme,  ou,  comme  on  dit  encore,  1  mdinave, 

a  pour  la  première  fois  conçu  une  vue  claire  de  son  objet  et  prie  on 
corps  le  jour  où  dans  la  cathédrale  de  Lund,  en  I  829,  i  lEhlenschleger 
reçut  de  Tegner  la  couronne  de  laurier.  Tous  deux  s'embrassèrenl 
en  présence  des  jeunes  gens,  Suédois  et  Danois,  qu'avaient  enflammés 


I.E   -i  \\i>i\\\i-mi    BT    U    DANEMARK.  13 

leurs  i nés,  <|ui  vivaient  de  leur  inspiration  commune,  et  i  el  •  m- 

brassemenl  apparut  à  ces  jeunes  esprits  comme  le  premiers]  mbole  de 
l'amitié  qui  «t»-\  .lit  désormais  rapprocher  et  unir  « l * ---  nations  voisi 
.  i  sœurs.  Dès  l'été  de  1 v"'.  régner,  rendant  sa  \  iaite  au  poète  danois, 
fui  Buivi  au-delà  «In  Sund  par  un  certain  nombre  d'étudians  su<  d 
qui  furent  reçus  a  bras  ouverts  par  ceux  de  Copenhague  el  fêtés  au 
bruit  des  toasts  Scandinaves.  La  jeunesse  des  universités,  qui  ;i\;i'u 
i  donné  le  Bignal  de  la  rénovation  littéraire,  se  chargeait  de  re- 
cueillir encore  la  seconde  étincelle,  et  il  'tait  naturel  que  cellen  i  s'en- 
flammat  d'abord  dans  cette  petite  ville  de  Lund,  capitale  de  la  pro- 
vince la  plus  méridionale  de  la  Buède  actuelle,  naguère  encore  ville 
danoise  et  monumenl  des  guerres  civiles  qui  avaient  armé  les  uns 
contre  les  autres  les  peuples  de  la  Scandinavie,  mais  aujourd'hui  le 
premier  anneau  de  leur  réconciliation  el  de  leur  future  allia 

Pendant  l'hiver  «  i* -  1 837  à  1 888,  les  glu  es  avaient  !"i  mé  un  pont 
naturel  sur  le  Sund,  entre  la  Suède  et  le  Danemark.  Bien  que  le  dé- 
troit, *i  resserré  en  ti'  e  d'Elseneur,  soit  enc d'une  navigation  de 

deux  heures  environ  entre  Copenhague  et   Italmoe,  cependant  la 

farce  du  courant  empêche  c nunément  que  !<•>  glaces  ne  s'j  ai  n  - 

tant,  et  il  faut  un  rude  hiver,  tel  que  chaque  génération  peut  en  i 
un  ou  deux  tout  au  plus,  pour  que  le  Sund  soit  entièrement  pris.  Il 
est  curieux  de  voir  alors  toute  l'activité  de  la  navigation  d\  i 
nouveler  sur  un  sol  factice,  et  les  paj  sans  suédt  leurs  pet 

charrettes,  venir  s'approvisionner  en  Danemark.  C'est  par  un  tel 
hiver,  en  L668,  que  Charles  X  Gustave,  faisant  p  la  glace  une 

armée  entière,  \int  mettre  le  -ne,-  devant  i."p>  nh  ■ .  i  par  un 

tel  hiver  que  les  étudians  des  deux  universités  voisines,  Lund  et 
Copenhague,  a\  ant  eu  pendant  leurs  communes  vacant  es  de  Noël  la 
pensée  de  se  visiter  mutuellement,  se  rencontrèrent  au  milieu  de  la 
rouie  but  le--  glaces  «lu  Sund.  La  surprise  et  rà-propos  de  i  • 
rencontre  révélaient  combien  chei  les  unsetebex  les  autres  la  |i«-u- 
ivait  été  spontanée  et  le  bon  vouloir  réciproque,  i  ne  fête  -ini- 
|uo\  i-.i  ;m-~it<>t.  ii> •  1 1  pas  -m  le  sol  suédois  ou  danois,  mais  au  centre 
même  et  comme  au  cœur  de  la  Scandinavie,  but  ces  eaux  qui  relient, 
par  une  admirable  et  facile  communication,  Norvège,  Suède  et  Da 
mark,  non  plus,  comme  autrefois,  pour  propager  les  discordi  -  et  la 
guerre,  mais  pour  devenir  au  contraire  le  sj  mbole  d'une  indivisible 
union.  Les  représentans  d'1  psal  manquaient  encore,  il  est  vrai,  i 
la  fête;  maïs  on  ne  les  oublia  pas  dans  les  toasts,  et  il  fut  rèp>hi 
d'un  commun  accord,  qui  répondait  à  la  pensée  des  absents,  que 
chacune  des  universités  du  Nord  recevrait  à  son  tour  la  \i~ite  i 
autres  universités  sœurs. 

Ce  n'était  pas  d'ailleurs  la  jeunesse  des  m  i  bar- 


Ifj  REVUE    DES    DU  \    HONDI  -. 

geait  seule  de  propager  l'idée  Scandinave;  des  congrès,  formés  ex- 
clusivement d'arnaéologues  et  dfi  naturalistes  suédois,  danois  si 
norvégien»,  presque  tous  professeurs  célèbres,  voulaiem  contribuai 
àee  dessein,  et  des  sociétés  où  entraient  de  nombreux  publicistes 
se  proposaient  de  concentrer,  de  diriger  el  dé  féconder  les  efforts. 
Les  congrès  des  naturali-te-.  dbnt  le  premier  eut  lieu  à  Gothenbonrg 
en  183t>,  et  le  septième  à  Christiania  en  1866,  avaierrl  pour  bol  de 
démontrer  combien  l'union  entre  les  trois  pays  était  fondée  sur  l'iden- 
tité des  conditions  physiques;  ceux  des  archéologues  roulaient  la  con- 
firmer par  les  preuves  historiques;  cens  des  publicistes  bâtaient  <le 
leurs  vieux  et  de- leurs  efforts  te  jour  ou  l'idée  commune  pourrail  m 
traduire  dans  les  Ruts  et  s'ouvrir  une  place  dans  la  politique. 

La  première  réunion  générale  des  quatre  irniversitésdu  nord  Scan- 
dinave n'eut  lieu,  par  suite  des  obstacles  matériels  <|ui  s'opposaienl 
à  ces  voyages  simultanés,  qu'en  I8â5,  .1  Copenhague;  encore  q'j 
comptait-on  pas  d'ëtudians  finlandais.  On  sali  que  fa  Finlande,  la 
cliere.s'//t)///(',  russe  depuis  1809,  parleencore  le  suédois,  etqu'elle  es) 
encore  aimée  comme  une  sobue  par  le  peuple  dont  alla  a  partagé  pen- 
dant plusieurs  siècles  les  destinées.  Lors  d'une  réunion  particulière 
à  Gpsal  en  IS'|."»,  dis  invitations  avaient  été  adi  l'université 

d'EtelSângfors,  et  trois  étodians  finlandais  étaient  venu-  témoigner 
parleur  présence  des  sympathies  qui  subsistaient  en  laveur  de  la 
Suède  sur  l'autre  rive  de  la  Baltique.  Le  gouvernement  ru  -ait 

poursuivis  au  retour;  désormais  néanmoins  nulle  fête  Scandinave  M 
devait  plus  se  célébrer  sans  quoi:  3  niei.it,  poar  la  rendre  1  empli 
le  souvenir  de  la  Finlande.  La  réunion  de  1861,  a  Christiania,  soi 
été  générale  comme  celle  de  l'8|ffl  9ans  l' absence  des  étudians  d'I  p- 

Sftl,  qui  n'accomplirent  que  penâSDl    l'année  survente  leur  \o\  | 
en  Norvège:  Celle  qui  a  eu  lien  dan-  Pété  de  ls;,.;  .,  ,  (..  de  ! 
à  vrai  dire,  la  seconde  réunion  vraiment  gènératei 

Si  quelque  touriste  non  irritié  visitait  au  moi-  de  juin  1856  StOl  k- 
liolm  et    I  p-al.   il  a  du  -'étonner  de  l'avalanche  de  diSCOUT»  el   de 

sentimens  patriotiques  qui  venaient  fondre  sur  la  Suède  avec  labelk 
ui.  Pendant  toute  une  semaine,  ce  n'a  été  dan-  l  psal  et  Stock- 
holm que  huna-.  chant- nationaux,  interminable-  Harangues,  mou- 
choirs agités  aux  fenêtre-  et  bouquets  jet.-  par  h-  mes,  avec 
compagnement  de  banquetB  et  ,i,  brayans.  I 

obligé  était  roté  le  même  :  visite  desétudians  de  Cop  de 

,'.ll!^liania  et  dt'  I'ui,tl  a  "'"v  d  '  l'-a,:  pèlerinage  sus  du 

vieil  Dpsal,  tombeaux  de.  trois  grands  dieux  Odin,  Th..,  el  I   1 
discours  et  poètaesen  l'honneur  de-  ancêtres,  de  la  g]  Me 

ou  de  la  gloire  passée;  souhaits  enfin  d'un.-  alliance  conforme  SU 
anciens  souvenirs. 


LE    -'    \MHW\I.-MI.     Il     II      l'\Nl  KARK.  K 

l  n  des  plus  intén  pisodea  de  la  dernière  réta  l  i  bt  certai- 

oement  l'offre  aux  étudiana végiens  d'une  bannit  re  brodée  pour 

eus  par  Les  dames  d'1  psal.  Il  faut  avoir  quelque  connaissance  de 

beaux  pays  pour  comprendre  quels  charmes  leur  nature  si  ori- 
ginale peut  mêler  aux  fêtes  patriotiques  de  la  jeunesse.  I  psal,  as- 
sise aux  bords  de  la  petite  rivière  du  F]  ii>.  esl  dominée  sui  la  ii\'' 
droite  par  une  colline  verdoyante  au  haut  de  laquelle  sont  situés 
le  château  el  la  bibliothèque,  à  quelque  distance  de  la  cathédralt 
de  la  célèbre  université;  tout  autour  s'étendent  d'admirables  pro- 
menades, bosquets  et  charmilles,  que  les  sapin  al  <-t  qu'em- 
baument ;iu\  chaudes  soirées  d'été  les  parfums  pénétrons  du  Nord, 
lui  juin,  comme  on  sait,  l'extrême  Nord  ne  connaît  pas  la  nuit,  s  la 
hauteur  de  Stockholm  el  d'I  psal,  pendant  une  semaine  environ,  la 
nuit  est  remplao  e  par  une  lueur  mj  stérieuse  qui  inspire  •>  V<  irai 
l'incertitude              orte  de  tem              ont  bien  les  nuiU  </'. 
dont  |).u  le  l.i  reine  Christine)  c'est  Vét  lat  métallique  d'un  <  ni  opaque 

et  terne,  où  l'on  sent  le  froid  du  matin  toujours  | ml  bous  le  i  *  -  »  1  *  - 

reflel  d'un  soleil  ca<  bé.  Pat  une  t. -Ile  nuit,  a  une  1  j *  ura  du  matin, 
trois  paquebots  a  vapeur  amenant  les  étudiana  de  Luad,  ceux  de 
Copenhague  el  ceux  <!<•  <  bristiania,  entrent  dans  les  eaux  «lu  I 

'arrêtent  devant  les  quais  d'I  p        "    gré  l'heure  avancée,  toute 
la  petite  ville  esl  en  émoi.  Les  étudiana  d'I 
l.lan.  bi  s,  sonl  i  ingi  -  sur  le  rivage,  i  baque  nation  universitaire 
-.i  bannière  en  tète;  au  chant  national  suédois,  qu'a  entonné  le  <  bœur 
>|.  -  nouveaux  venus,                      Deurs  jetées  à  leur  n  •  l  de 

cordiales  embrassadi              sont  pas  seulement  les  membn 
fanulle  commune,  i  e  sont  d'anciens  botes  qu'on  roi  onn  dt  •  i  qu'on 
aime.  Voici  le  Danois,  spirituel  1 1  de  quel  cœux  on  eût  hit 

avec  lui  la  campagne  des  du<  I ntre  les  allemands!  \oi<  i  le  Nor- 

.■n.  ûer  «'t  loyal;  il  semble  porter  inscrite  au  Iront  la  beauté 
majestueuse  de  soi  incomparable  pays.  En  tète  de  cb  mpe 

s'avancent  des  chefs  respectés,  des  p  |  .<■  leur  science  a 

rendus  célèb  n'est  pas  on  Kuili  cm  se  trame  quelque  con- 

spiration; l'idée  de  la  liberté  et  le  sentiment  du  patriotisme  planent 
cependant  au  milieu  des  airs.  On  monte  au  l»>i~.  d'Odin,  suc  la  hau- 
teur voisine,  où  les  strophes  suivantes,  chanu  es  par  les  étudiai 
l.uiul  n  d'i  psal,  saluent  Norvégiens  el  Danois  : 

m  ...  Fil<  il<-  l'extrême  Nord,  u  Ici  un  plus  haut  point  du  globe  ter- 

restre, sans  autre  fronUère  que  rOcéan,  sans  autres  voisins  que  i 
éternelles,  prions.  Disparaissez  de  nos  .muai.-,  sanglons  Bonvenirsl  \ 
qu'approche  un  temps  de  concorde  et  .1.-  paix! 

..  L'arbre  Scandinave,  de  ses  rameaux  verdoyans,  envelopi 

Sa  couronne  est  partagée,  il  est  vrai,  mai-  ton  tron<  rt  «.-t 


ltf  REVUE    DES    DEl  \    MONDES. 

vigoureux.  Nulle  force  ne  le  saura  maintenant  diviser,  nous  le  jura 
Odin,  Thor  et  Frei  !  » 

Il  est  trois  heures  du  matin;  la  beauté  du  lieu,  le  silence  de  la 
nature,  assoupie  sous  une  sorte  de  lumière  magique,  el  que  ne  Irouble 
pas  le  chœur  harmonieux  des  voix  humaines,  enfin  les  nobles  sen- 
timens  suscités  dans  les  âmes  onl  déjà  transformé  les  premières  im- 
pressions en  durables  souvenirs.  Le  lendemain,  dans  le  même  lieu, 
un  des  professeurs  d'I  psal,  M.  Bôttiger,  poète  aimé  du  Nord,  remel 
aux  étudians  norvégiens  la  bannière  qui  leur  est  offerte,  tandis  que 
les  Suédois  chantent  les  strophes  suivantes,  composées  par  une  des 
donatrices  : 

«  Le  cœur  du  jeune  homme,  fortement  ému,  a  !>•  chant  pour  Interprète. 
i  atiment  de  la  remme  au  contraire  De  se  trahit  que  par  sa  rougeur  ou 
par  une  larme.  Le  soleil  fond  la  neige,  la  main  du  printemps  tisse  la  fleur; 
aussi  secret  <-t  silencieux  est  le  travail  il''  la  timide  jeune  Bile  pendant  que 
la  joie  l'ait  battre  son  cœur. 

..  i,.'  cœur  nous  liât,  a  dous  remmes  suédoises,  pour  l'honneur  de  la  - 
dinavie.  Aussi  avons-nous  travaillé  en  Bllence,  faisant  passer  dos  Ames  dan- 
l'œuvre  de  ni's  doigta  et  le  secret  de  dos  rêves  dorés  dan-  de  simples  Images 
Voyez  cette  bannière  :  voici  la  croix  éclatante  sur  ce  fond  empourpré;  au- 
dessous  est  une  lyre  que  dous  avons  couronnée  de  lauriers;  pulsse-t-elle 
résonner  toujours  d'accens  paisibles  et  purs! 

«  Mais  s'il  faut  combattre  les  ténèbres,  le  mensonge  ou  rinjustii 
la,  notre  bannière,  haut  et  ferme,  car  elle  est  consacrée  a  la  Inmlèn     I 
vous  souvenant  des  Biles  de  s\ra.  vous  souvenant  de  l'Instant  heureux  de 
cette  réunion,  ebantez  notre  chant  suédois  :  «  <>  jeune  homme I  -i  tu  a-  un 
cœur  pour  suivre  les  traits  di-  tes  peines,  vole  à  la  défense  de  ta  . 
venge-la  ou  meurs!  » 

Suit  la  réponse  des  étudians.  qu'un  d'entre  eui  improvise;  nou- 
velle invocation  à  la  bannière,  à  la  patrie,  à  l'avenir,  le  tout  cou- 
ronné de  neuf  hurras  qui  fendent  les  airs. 

Voilà,  dira-t-on.  un  pays  où  la  poésie  court  leschampsl  Oui, 
les  champs,  les  rochers,  les  lacs  et  les  rivières.  Il  faut  voir  comme, 
au  sortir  du  long  hiver  et  dès  que  parait  la  courte  et  brillant! 
son  d'été,  ces  Suédois  s'élancent  sur  les  eau\,  dan-  les  campag 
et  se  mêlent,  comme  ils  disent,  «  dans  la  nature.  Il  BOUS  quelque 
prétexte  qu'ils  se  trouvent  réunis,  dan-  ces  fêtes  d'été  comme  dans 
les  solennités  universitaires,  sur  le-  mille  embarcations  l<  gères  <|ui. 
à  l'aide  de  la  vapeur,  sillonnent  en  courant  ces  belles  eaux  vivantes 
et  pures,  ou  bien  dans  les  marches  en  commun,  cette  jeunesse,  plus 
naïvement  joyeuse  et  plus  sérieuse  à  la  fois  que  la  nôtre,  cette  jeu- 
nesse, qui  aime  encore  et  célèbre  son  Dieu  el  son  roi,  charme  sans 


LE   SI  lANDINAYISM     il    U    DANEMARK.  1. 

cesse  la  route  par  les  chants  nation  ara,  dont  pas  un  d'entre  eux 
n'ignore  paroles  et  musique.  Pour  peu  que  la  circonstance  devienne 
solennelle,  comme  à  l'occasion  d'une  fiie  tcoudtuove,  lea  discours 
viennenl  s'ajouter  aux  cbants  avec  une  rare  Fécondité,  ajoutes  l'in- 
tervention fréquente  des  mères  et  des  Bœurs,  sûrs  indices  de  l'al- 
liance conservée  chez  ces  peuples  entre  le  patriotisme  et  le  respect 
de  la  famille. 

Pour  certaines  gens,  il  est  vrai,  lea  sentimens  excluenl  les  idées. 
K  Pètes  de  jeunesse,  disent-ils,  et  loisirs  d'étudiansl  Vaines  imagi- 
nations d'un  avenir  impraticable!  Beau  sujet  de  toasts  et  de  haran- 
gues, de  cbants  et  de  |> ies,  et,  s'il  voulait  être  |>ii-  au  sérieux, 

digne  sujet  de  moquerie  et  de  caricatures   1  '■     Bet-o  donc  là  tout, 

et  le  Bcsndinavisme  mérite-t-il  cette  justice  b maire?  Bst-U  bien 

vrai  que,  sous  le  sentiment  généreux  d'une  fraternité  nouvelle,  il 
n'j  ait  absolument  nulle  idée  pratique,  nul  deermin  salutaire  al  • 
eu  table?  V\  a-t-il  là  qu'un  rêve  de  |><><t>-~.  et  qu'une  fantaisie  de 
jeunes  gens?  11  faut  reconnaître  sans  doute  q  m. un-,  <lt> 

poètes  ont  été  les  premiers  a  rai  ivei  dans  le  N"ni  le  sentiment  pi 
que  effacé  de  la  nationalité  commune.  Qu'importe  cependant?  • 

quel  argument  en  saurait-on  légitimement  tirer  contre  lés  pre ira 

efforts  du  scandinavisme,  s'A  est  vrai  que  • 
avaient  de  leur  mission  une  haute  idée,  s'il  est  vrai  qu'il  ne 
sait  pas  pour  eux  d'us  jeu  d'esprit,  mais  d'un  patriotique  desseiu, 
ci  que  la  conscience  claire  d'une  vérité  lointaine,  n'excluant  pas  la 
vue  des  difficultés  pratiques,  en  donne  plutôt  la  mesure,  les  do- 
mine  et  aide  à  les  vaincre?  Non,  ce  n'était  pas  un  vain  jeu  d'esprit 
quede  montrer  aux  v  aux  Danois  et  aux  Norvégiens,  —  par 

l'histoire  remontant  aux  sources  originales,  i  omme  l'ét  rivait  Geijer, 
par  la  poésie  s'inspirant  .  comme  Tegnei  I»  chantait,  par 

le  drame  national  enfin,  tel  qu'OEnlenscbneger  l'instituait  sni  la 

le  danoise,  — quelle  source  de  nobles  Bentimena  et  de  glorieux 
travaux  la  vieille  Scandinavie  avait  bu  tirer  du  développement  de 
eules  1  rces.  Ce  ne  pouvait  être  un  conseil  stérile  que  d' exhor- 
ter la  jeune  Scandinavie,  après  lui  avoir  n  dignité,  m  - 
sources,  à  ne  pas  demeurer  au-dessous  de  Bes  premiers  aïeux. 
Quels  étaient  le»  vœux  des  promoteurs  do  mouvement  Scandinave? 
Que  chacun  des  trois  peuples  apprit  seulement  a  mieux  connaître  tes 
de  ix  antres,  et  qu'a  d'aveugles  inimitii  dàl  une  mutuelle  i  -- 
tinte,  base  nécessaire  d'une  étroite  alliance  morale  dans  l'avenir; 

(I)  L'ancien  Curtaiir  danois  en  avait  fait  une  amusante  à  ce  pro;-  l>ou- 

tiilli  s,  dont  clncuue  portait  uue  des  trois  etiqucf.  -   Danemark,  d'où 

s'élançaient  a  la  suite  des  bouchons  trois  etuJians  qui  se  rencontraient  et  sjuipalhisaient 
dans  1rs  ans,  au  milieu  des  nu.ig..s,  parmi  les  Tapeurs  fumeuses  du  Champagne  ! 
io»e  ii.  i 


18  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  cette  future  alliance,  Loin  de  rien  enlever  à  un  BeuJ  des  peu- 
ples Scandinaves,  fortifiât  chacun  d'eus  de  tout  Le  trésor  de  gloire 
el  de  force  acquis  à  La  famille  commune.  Voilà  ce  que  demandaient 
les  écrivains  et  Les  poètes  Scandinaves;  ils  ne  se  donnaienl  pas  pour 
des  politiques,  ils  ne  prétendaient  pas,  comme  on  les  en  accusait) 
renverser  ici  un  trône,  modifier  la  une  constitution,  afin  de  rendre 
exécutables  demain  Leurs  beaux  projets  conçus  d'hier.  Les  univer» 
sites,  il  est  vrai,  ool  adopté  Les  premières  e1  avec  ardeur  L'idée  me' 
fuis  émise,  mais  Les  jeunes  gens  sont  devenus  des  hommes,  ils  ont 
pris  place  parmi  1rs  membres  actifs  >-i  honorés  il'-  la  patrie;  Us  ont 
siégé  'l  «us  1rs  assemblées  délibérantes,  tenu  la  plume  ou  manié  la 
parole,  après  avoir  an  besoin,  connne  en  Danemark,  porté  Le  mous- 
quet, et  leurs  premières  espérances  ne  Les  ont  pas  abandonnés,  et 
les  générations  qui  leur  si  art,  quand  elles  ool  voulu  prendre 

i  cœur,  elles  aussi.  L'idée  généreuse  qui  leur  était  offerte,  n'ont  pas 
été  par  eux  détrompées  ni  détournées.  Il  n'est  pas  prudenl  de  comp- 
ter pour  rien  Les  vama  ou  les  inspirations  de  La  jeunesse.  1 1  Provi- 
dence n'a  pas- m-  dessein  mêlé  atu  sociétés  humaines  cet  élément 
perpétuel  «le  Leur  vitalité.  La  sève  n'est  pas  tout  l'arbre  assuré- 
ment, il  j  faut  encore  et  Les  secrets  conduits  qui  la  contiennent  et  la 
dirigent,  et  les  racines  dans  un  sol  bien  préparé,  et  le  feuillage  dans 
un  air  pur;  mais  c'est  par  elle  que  ><.  communiquent  tout  ai  croisse- 
ment ,  condition  inévitable  de  la  vie,  el  finalement  toute  saine  pi 
périté. 

Le  projet  d'une  alliance  intellectuelle  «'t  morale  entre  trois  Da- 
tions d'une  même  famille  n'offrait  rien  en  vérité  qui  dut  sembler 
chimérique,  et  il  se  montre  aujourd'hui  visiblement  praticable.  Non- 
seulement  La  classe  éclairée,  dans  chacun  des  pays  s  mdinaves,  lit 

aisément  les  livres  composés  dans  L'un  on  l'autre  idi ■,  et  offre 

ainsi  aux  écrivains  et  aux  poètes  un  plus  nombreux  auditoire,  mais 
les  journaux  quotidiens  commencent  à  insérer  ^différemment  dee 
articles  rédigés  en  suédois,  en  danois  ou  en  norvégien  (ces  deux 
derniers  langages  sont  d'ailleurs  à  peu  près  identiques  :  Lee  «ni 
apprennent  les  trois  Langues  dans  les  •  L'étude  plus  que  ja- 

mais répandue  de  L'ancien  islandais  chasse  l«'s  mots  étrangers  «'t 
aplanit  les  différences  nationales;  les  théâtres  s'unissent;  Lee  natu- 
ralistes, les  archéologues,  tes  médecins  travaillent  en  commun... 
Rien  n'empêchera  sans  doute  que  l'union  littéraire.  identifie, 
morale,  ne  devienne  aussi  commerciale  et  industrielle,  La  diète  sué- 
doise élabore  en  ce  moment  un  projet  de  navigation  et  de  douâtes 
communes  entre  La  Norvège  et  la  Suède.  Le  Danemark  n'est  pas  éloi- 
gné de  s'y  associer.  le  voi>  bien  ce  qu'un  tel  concert  pouvait  offrir 
d'incroyable  aux  contemporaine  de  Charles  \11,  ou  même  a  ...  ta  de 


le  -'  uronuvuai  au   dambhahk.  19 

Bernadette  jusqu'en  181a;  mate  en  quelques  années  il  B'est  fail  toute 
une  révohitioo  morale,  et  ce  qui  semblait  justement  impraticable  au- 
trefois, ce  que  Les  esprits  sceptiques  déclaraient  plus  imprudemment, 
tuer  encore,  chimérique  et  puéril,  s'est  accompli  bous  leurs  yeux. 
Suit,  dirs-t-on,  la  coammae  alliance  du  nord  Scandinave,  sous 
le  triple  rapport  <l<-  l'idée  nationale,  des  •  luels  et 

même  des  intérêts  matériel»,  parait,  s'il  Eau!  le  reconnaître,  p 
Bible  aujourd'hui,  nous  l'accord  ma  el  ne  voulons  plus  j  contredire. 
N'en  conchies  cependant   pas  que  le  icandinavisme  puisse  jamais 
entrei  dans  te  domaine  d  ihs  politiques,  i         ci  la 

pierre  de  toucha  de  l'exacta  et  sévère  réalité;  \>  i  tes  combinais 

esel  pratiques  w  condensent,  prennenl  un  rpa, 

pour  ainsi  partei  pôrent.  —  Voyons  donc, 

faisons  l'épreuve.  Nous  a\  toute  une  période  de  l'histoire 

du  scandinavisrae,  pendant  laquelle  nous  L'avons  vu  briaei  bs  pre- 
mière enveloppe,  Littéraire  et  |»>i  ti<|  .>■.  poui  aboutir  a  une  allia 
intellectuelle  et  morales  e<  n»  Ique  chose  de  plu  bons 

s'il  n'a  pas  aspiré  plus  loin  i  s'il  ne  prétend  pas  en  effet  à 

se  faire  compter  même  pat  tes  politiqn  diplomates.  Si  a 

le  trouvions  admis  parmi  teui  *  et  leurs  calculs,  ne 

fut-ce  qu'au  dernier  rang  el  cenune  dans  la  "li- 

tionnel  avenir,  nous  aurions  don  que  l'étude  de  a 

première  pli  ii  pas  mutile;  nous  aurions  en  outre  recueilli 

[ques  indices  pour  li  conteaaporaiae,  quelq  îeils 

peut-être  en  vue  de  prochaines  coin  pli  enfin 

ouvert  ai  ida  a  l'histoire  particulière  du  mouvement 

idinava. 

II. 

\u  préalable,  'i  comme  lin  de  uon-recevoir,  on  oppose  d'ordi- 
naire au  scandinavisme  l'exemple  de  l'union  de  Calmar,  coma 
exempte  ne  rappelait  paa  au  contraire  la  pn  mière  protestation  de  la 
riteaiyte  contre  l'invasion  de  l'<  germaaiqui    l).D  lilli 

(I,  '  M  ttgW  r  I  "■ 

M 

UUMit  1     BUCC1  581  ni  •!•    M  trgU  r:'  P  •    DU 

\IUmii.uh1,  qui  >Yul>>ura  '1  uqueiuit  étranger,  et,  quaiiJ  la 

;ou_-  pou  i.  ma  :  national  Charles  Canutsou.  u  Danemark 

..1  ••[!  ut  s'offrir  an  'lu'' 

l  .,  Utl'>niiu.ttinu  d'un  ■  un  Chris- 

tiiu  II.    :  Calu.aj,  qui   .naît  sul>i   u'aaLIci:. 

ÏU..LLS  une 

et  fiaieruelle,  mais  plutôt  ira  asserrisseuient  en  commun  sous  des  maîtres  en. 


-20  ItKVl't   DES    1)1  I  \    MONDES. 

à  l'objection  générale  qu'un  veut  tirer  d'un  épisode  du  xiv*  siècle  il 
est  bien  permis  d'opposer  les  vues  précises  d'un  des  génies  les  plus 
puissans  des  temps  modernes.  \u  mois  de  juin  1810,  au  moment  où 
la  Suède,  incertaine  sur  le  choix  «l'un  héritier  à  la  couronne,  sup- 
pliait  Napoléon  de  dicter  ou  de  laisser  entrevoir  sa  \olontr,  il  fut 
aisé  de  comprendre,  par  les  observations  insérées  au  Journal  de 
F  Empire,  que  l'avis  de  l'empereur  et  même  son  secret  désir  étaient 
que  la  diète  suédoise  votât  pour  le  roi  de  Danemark  1 1  de  Norvi 
«  l  ne  telle  réunion,  disait  notre  chargé  d'affairée  aux  députée  sué- 
dois qui  venaient  lui  demander  le  mol  d'ordre,  affranchira  votre 
politique  de  l'influence  russe  et  votre  commerce  de  l'influence  an- 
glaise. Faites  taire  les  préjugés,   l'orme/  un   -eid   état   dans   lequel 

disparaîtront  ces  dénominations  diverses  qui  entretiennent  parmi 
vous  la  discorde  et  la  haine:  formez  une  grande  puissance  compi 

de  trois  peuples  unis  par  les  mé >  intérêts...     I  n  mois  après,  à 

la  vérité,  le  chargé  d'affaires  de  France  recevait  son  rappel,  mais 
c'était  seulement  parce  que  l'empereur  ne  voulait  pas  être  enj 
publiquement  dans  un  dessein  qui  devait  blesser  la  Russie.  Son  génie 
politique  n'en  avait  pas  moins  donné  raison  d'avance  aux  projets  de 
réunion  qui  commençaient  de  germer  dans  les  esprits.  Son  alliance 

avec   la   Russie   ne   l'empêchait    pas  d'apercevoir   pour   la    France   et 

l'Europe,  comme  pour  la  Scandinavie  elle-même,  la  nécessité  d'un 
fort  boulevard  contre  les  envahissemens  de  cette  puissant  e;  au  len- 
demain de  Tilsitt,  qui  avait  livré  la  Finlande,  Napoléon  vovait  -a 

faute  et  pressentait  liernadotte. 

Ainsi  d'une  part  effort  des  peuples  Scandinaves  >  la  fin  du  \w  siècle 
pour  résister,  en  s'unissant,  a  l'étreinte  de  ]'  Ulemagne,  d'autre  part 
conseil  donné  à  ces  mêmes  peuples  au  commencement  du  m\'  siècle 
par  Napoléon  lui-même  de  s'unir  pour  résister  à  la  Hussie,  —  .  •• 
double  témoignage  nous  autorise  a  chercher  au  fond  de  l'agitation 
Scandinave  des  dernières  années  une  pensée  politique  applicable  el 
sérieuse. 

Ne  se  trouvait-elle  pas  déjà,  cette  pensée  politique,  -ou-  le 
mier  vêtement,  en  apparence  purement  poétique  et  littéraire,  de 
l'agitation  Scandinave?  C'est  un  des  carat  I  éraux  de  la  • 

novation  intellectuelle  des  premières  années  du  \t\'  siècle  que  la 
littérature  n'y  appâtait  plus  comme  un  amusement  inutile,  mais 
comme  l'expression  la  plus  élevée  du  sentiment  public,  et  ne  sépa- 
rant plus  le  poète  du  patriote  et  du  citoyen.  Interrogée  plus  atten- 
tivement ou  mieux  instruite  de  sa  dignité  et  ,]>■  ses  devoirs,  la  con- 

étrangers;  le  même  sentiment  qui  avait  amené  l'nnicn  devait  l'anéantir,  et  ce  sentiment 
n'était  autre  que  celui  qui  revit  de  nos  jours,  éclairé  1 1  nce,  dans 

le  scandinavisme. 


LE    SCANDINAYISm    KT    LE    DANEMARK.  '1 1 

science  humaine  a  réclamé  a  la  raéi late,  dans  les  différena  ordres 

d'idées,  la  pari  d'influence  active  el  de  respecl  < i u i  lui  est  due;  le 
goûl  des  institutions  libres  s'esl  montré  contemporain  de  l'essor 
intellectuel  et  moral;  les  diverses  applications  du  juste,  du  vrai  et 
du  beau,  solidaires  eu  effet,  n'ont  point  paru  pouvoir  s'isoler  ou 
s'ajourner  à  plaisir.  Chez  nous,  M™*  de  Staël  et  Chateaubriand, 
après  eus  les  fondateurs  de  l'école  historique,  les  rénovateurs  de 
la  critique  philosophique  et  littéraire,  les  poètes  eux-mêmes, 
trouvés  par  leurs  seuls  écrits  mêlés  au  mouvement  politique  <!<•  leur 
temps  el  ont  été  enti  prendre  une  part,  quelquefois  la  plus 

active.  Ce  fui  leur  péril  .1  quelques-uns  d'entre  eux,  ce  rut  leur  hon- 
neur à  tous.  Eh  bien!  il  en  a  été  de  même  chez  les  autres  peuples 

qu'agitait  comme  is  le  nouvel  esprit,  l'ouvre  au  hasard  les  a 

vres  de  l'évêque  Tegner,  l'auteui  de  /*/  Sagadt  Frithiof,  et  je  IN 
dans  un  de  Bes  discours,  prononcé  en  1817  -i  l'université  de  Lund, 
■  1rs  paroles  qui  nous  montrent  là  aussi  la  dire*  lion,  toute  politiq 
el  pratique,  des  idées  nouvelles  : 

«  ...  (.,■!  esprit  de  liberté quJ  s'est  manifesté  dans  toute  l'Europe  ne 
plus  étouffé,  dit-il,  par  violence  ni  pur  rus.-.  Sans  te  troubler,  il  poui 
tranquillement  sa  route,  renversant  ù  droite  el  ù  gauche  les  vieilles 
structlons  pourries  et  Fondant  sur  elles  l<  nples.  Il  n'es! 

pas  quesUon  Ici  d'une  populace  en  délire  qui  fuit  voler  • 
autel,  el  qui  célèbre  sa  victoire  Insensée  sur  les  ruines  de  rordre  et  de  l 

Pétat.  Il  n'est  p;i<  . [n.  --t i les  abus,  mils  «lu  noble  usage  de  la  liberté.  Il 

s'agit  des  droits  éternels  des  peuples,  tels  ence  les  révèle;  il 

Il  dis  principes  tes  plus  easenUela  et  les  plus  profonds  qui  soutiennent 
i.-s  états.  Que  iic-in.iiiii.ni  les  peuples,  au  nord  comme  an  midi!  Rien  autre 
chose,  sinon  os  que  réclame  la  nature  même  des  gouvernemena,  destinés 
apparemment  ù  aider  au  développement  d>-  l'humanité,  ''i  non  pu*  a  InsU- 
tuer  le  pouvoir  d'un  seul  sur  des  millions  d'esclaves;  rien  autre  chose 
le  droit  d'établir  eux-mêmes  les  loi*  auxquelles  Us  obéiront  ensuite;  rien 
autre  chose  que  lu  responsabilité  partagée  par  les  gouvernails  eux-mèi 
«•i  le  droit  d'exprimer  librement  leur  pensée  dans  les  limites  de  l'ordre  et 

de  la  sécurité  publique.  <>  droit  étant  le  ?-< •>nn>-  met le  lu  liixTt.'-.  celui 

qui  le  restreint  s.ms  nécessité  fuit  >-n  vérité  comme  s'il  arrachait  ù  son  pays 
la  langue  de  la  bouche,  et  montre  le  dessein  de  se  fuir.'  servir,  comme  les 
despotes  de  l'Orient,  pur  des  esclaves  muets,  us  demandent,  ces  peuples, 
qu'on  ne  les  vienne  plus  abuser  pur  le  sot  fantôme  d'un  prétendu  droit 
devenu  par  héritage  la  possession  d'une  seule  famille,  et  dont  rim  ne  sau- 
rait faire  déchoir,  ni  l'incapacité  ni  l'abus.  Us  demandent  un  rapport  plus 
libéral  entre  les  différentes  classes  d'une  même  nation,  lu  consécration  de  lu 
liberté  personnelle  et  des  droits  que  lu  nature  u  donnés  ù  toute  personne 
humaine...  Mépriser  de  telles  demandes  ne  s>-ruit  pus  bien  avis.'-,  car.  à  i 
sur,  tôt  ou  tard  ces  peuples  prendront  eux-mêmes  ce  qu'on  leur  aura  refusé. 
Il  y  a  des  gens  qui  se  réjouissent  eu  disant  que  la  ré\uluiion  est  finie  et  que 


•2-2  RKVl  I.    DES    IH  l  \    MKMil  -. 

l'ancien  ordre  esl  enfin  rétabli.  Us  se  trompent;  la  révolution  n'est  pas  finie; 
seulement  elle  étail  ivre,  el  son  ivresse  esl  dissipée;  elle  a  repris  possession 

d'elle  même,  elle  a  recouvré  l'usage  de  ses  sens.  Voyei  la,  avec  - égard 

ferme  el  tranquille,  continuer  sa  route  inévitable  à  travers  notre  histoire 
Inutile  ciTort  <pt<-  de  vouloir  lui  l'aire  rebrousser  chemin  pour  ramener  te 
vieux  s.Nstème  avec  ses  tonnes  légales)  Ce  <|ui  a  vieilli  ne  rajeuni!  pas;  ce 

qui  r>t  précisé nt  contraire  a  l'esprit  nom. mu  ne  se  rétablit  paa.  Nous  i  a 

avons  de  nos  jours  môme  on  grand,  un  solennel  exemple.  Nous  l'avon 
tomber,  le  héros  des  temps  modernes,  héritier  de  tontes  les  forçai  de  la 
révolution,  mais  qui  les  avait  (ail  servir  an  gigantesque  édifice  de  s.i  propre 
grandeur.  Pourquoi  est-il  tombé?  Par  quelques  foutes  de  détail  7  V'ii   Parla 
supériorité  de  ses  ennemis!  Encore  moins.  Il  est  tombé  parce  qu'il  ;i  ""'' 
prisé  l'ess  ir  naturel  de  l'humanité,  parce  que  le  despotisme  est  le  seul  uni- 
forme i|u>-  ces  âmes  hautaines  viennenl  toutes  finalement  revêtir;  il 
tombé  parce  ci"-'1  a  lutté  contre  Pesprît  du  temps  nouveau,  qui  a  été  plus 
fort  que  lui.  Les  petits  esprits  insultent  au  puissant  dans  -:i  chute;  mal 
qu'il  n'a  pu  faire  avec  sa  force  de  géant,  ha  autres  en  vérité  le  pourront 
bien  moins  encore!...  » 

Voilà  en  quels  termes  Tegner,  évêque  el  professeur  en  même 
temps  que  prêtre,  parlait  il  y  a  quarante  ans  à  la  jeunesse  sue- 
doise  dans  une  harangue  universitaire.  Noua  n'étions  pas  les  seuls, 
à  ce  qu'il  parait,  à  nous  bercer  de  ce  qu'on  appelait  les  idées  libé- 
rales :  elles  étaient  mi  lées  à  l'esprit  public  dans  l'Europe  tout  en- 
tière; chaque  peuple,  dans  son  essor  national  et  spontani .  les  avait 
rencontrées  comme  d'inévitables  el  sûrs  pressentiraens  de  l'avenir. 
Et  en  efiét  comment  la  Suède,  le  Danemark  et  l.i  Non  ut- 

ils échappé  à  cette  direction  générale  des  esprits?  aussi  l>i>-n  que 
les  peuples  du  continent,  ces  pays  ai  tient  été  effrayés  i  de 

la  révolution  française  el  avaj  enti  ce  premier  ébranlement 

de  l'Europe;  bien  plus,  dans  quelles  complications  plein,'-  <le  péril 
et  d'anxiété  les  péripéties  de  f*  époque  impériale  ne  res  avaient-elles 
pas  entraînés!  Ulié  Qdèle  de  I  tr  jusque  dans  son  adversité, 

le  Danemark  avail  été  mutilé.  La  Suède,  dépouillée  par  les  Russes, 
ébranlée  à  l'intérieur  par  une  révolution  qui,  renversait  l'abso- 

lutisme, devait  place»  un  étranger  sur  les  marebes  da  trône,  -  la 
Suède  avail  failli  périr.  Dans  sa  renaissance  inespérée,  comaBeni  le 
sentiment  de  la  nationalité  tout  a  l'heure  si  menacée,  comanend  le 
désir  impérieux  d'institutions  libres  n'enssent-ira  pas  trouvé  une 
expression  constante?  Comment  les  poètes,  s'ils  vidaient  entrainet 
fi  s  esprits  et  toucher  les  cœurs,  n'eussent-Ds  pas  été  avant  : 
amis  ardens  de  la  liberté,  des  libéraux,  comme  on  eût  dit  en  France, 
et  en  même  temps  des  ennemis  des  Russes?  Le  désir  de  veng 
insultes  faites  au  dehors  au  nom  suédois  Qe  les  avait  pas  moins 
inspirés  que  celui  de  conquérir  un  gouvernement  libre.  Il  est  au: 


I  I      SI    \\M\  i\  l-MI      I    I      11      ll\M  \l\llk.  28 

de  Tegner,  ce  beau  chant  à  la  gloire  de  Charles  \ll  <|ui  est  devenu 
pour  les  Suédois  mi  chant   national   :    ■   Le  roi  Charles,  Le  jeune 

héros,  il  esl  debout  au  milieu  de  la  fum i  de  la  poussière.  Il  tire 

Bon  glaive  el  s'élance  dans  la  mêlée.  — Voyons,  s'écrie—  t-il,  s'il 

oaordhien,  l'acier  auédois!  Hors  du  cbemin,  M  âge, 

garçon  bleus!  i  Et  les  imprécations  contre  la  Russie,  l*«nu»- 
mtf  héréditaire,  avaient  retenti  dès  les  premières  réunions  Scandi- 
naves :  ■  Finlande,  tu  es  toujours  notre  Baser,  el  la  brise  d'orient 
aous apporte  les  vœus  de  plus  «l'un  ami...  1  a  jour,  il  faut  l'e 
bous  ferons  voile  vers  cette  côte;  nous  aurons  bientôt  Irai 
les  liens  qui  retiennent  les  main-  de  dos  in 

On  conçoit  que,  par  ce  double  i  e  d'effervescence  libérale  el 

d'hostilité  contre  un  voisii loutable,  le  seandinavisme  ait  apparu 

dès  i  naissance  comme  un  mouvement  doublement  politique  en 
môme  temps  que  littéraire  et  moral.  Ces*  chose  curii  de 

reprendre  aujourd'hui  par  le  souvenir  les  i  •  -  que  le  mouve- 

ment Scandinave  fournissait  a  l'opposition  libérale  pendant  le  n  - 
de  Bernadotte,  et  de  i  di  «1er  ainsi  dès-lors  ses  premiers  pn 

portée.  I  n  186.S,  au  milieu  des  périls  que  semblaient  accumuler 
contre  l'indépendance  de  l'un  des  trois  peuples  du  Nord,  et  par 
conséquent  contre  l'indépendance  de  toute  la  Camille  Scandinave, 
les  incertitudes  <!'■  la  succession  danoise,  puis  les  fiançailles  d< 
grande  duchesse  de  Russie  av<  c  le  jeune  prince  de  Bi  e,  qui  avait 
de-  droite  à  cette  ->•  a  la  lin  d'un  règne  où  la  libre  d 

cussion  avait  re] enté  comme  n  i  l  unes  libertés 

tutionnelles,  d'habiles  el  ardens  écrivains  signalaient  déjà  à  l'opi- 
nion publique  le  seandinavisme  comme  l'arme  destinée  a  conquérir 
1 1  BÛreté  du  dehors  et  les  garanties  répuv  i 

intérieure.  Charl  -  lean  mourut  en  1844,  après  avoir  lutté  contre 
tendances  qu'il  qualifiait  de  révolutionnaires,  el  qui  pouvaient 
compromettre  son  système  d'alliances.  U  I  lui-même,  pen- 
dant la  première  année  de  son  moigna  le  désir  qui 
ètudjans  Buédois  De  prissent  point  part  à  une  Rite  nouvelle  déjà  pré- 
parée, tant  la  royauté  voyait  avec  inquiétude  l'action  de  ce  mou- 
vement généra]  devenir  vraiment  politique  el  faire  contre-poids  a  sa 
propre  influent  el 

lussi  n'est-ce  pas  Bans  étoenemeol  qu'on  a  vu,  lors  de  la  réunion 
universitaire  de  juin  1856,  le  roi  Oscar  manifester,  non  pas  Béate- 
ment envers  les  étudians,  mais,  on  peut  le  dire,  envers  le  seandina- 
visme, des  dispositions  beaucoup  moins  défavorables.  Les  jeunes 
gens  de  Copenhague,  dé  Christiania  et  de  Lund  venant  visiter  ceux 
d'I  p>al.  le  roi  tes  invita  tous  (environ  huit  cents)  à  un  BOupei  c 
le  château  d'été  de  Drottnmghohn;  et  là  il  prononça  devant  eus 


24  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

plusieurs  allocutions  dont  les  termes  avaient  été  à  coup  sur  sérieu- 
sement pesés  à  l'avance  et  qui  avaient  une  importante  signification. 
Les  journaux  français  n'ont  donné  que  deux  «le  ces  harangues  :  il 
\  en  a  quatre,  et  chacune  mérite  d'être  connue.  Voici  d'ailleun 
toute  la  scène.  Les  étudians  étaient  réunis  dans  la  grande  salle  «lu 
château,  au  premier  étage;  la  galerie  voisine  avait  été  préparée 
pour  les  personnages  de  la  cour,  les  professeurs  qui  avaient  accom- 
pagné les  élèves,  et  les  notables  des  trois  pays  que  quelque  titre 
universitaire  avait    l'ait   adjoindre  a  la   fête.    Le    roi   Oscar  porta   le 

premier  toast  au  roi  de  Danemark,  Frédéric  Ml,  et  c'est  dans  ce 

premier  discours  qu'il  plaça  tout  d'abord  un  chaleiireuv  souvenir 
de  la  lutte  soutenue  naguère  par  le  Danemark,  non  sans  le  seCOUTS 

des  Suédois  et  des  Norvégiens,  contre  l'Allemagne  :  o  Le  roi  Frédé- 
ric Ml  et  le  peuple  danois,  dit-il,  sont  inséparables  dans  notre  hom- 
mage; ils  ont  traversé  ensemble  des  épreuves  difficiles,  mais  ils  ont 
puisé  une  force  irrésistible  dans  leur  union,  dans  la  justice  de  leur 
cause,  et  le  drapeau  danois,  que  leurs  ennemis  voulaient  renverser 

et  fouler  aux  pied--,  mais  qui  pour  cela  était  trop  lieux  et  hop  boil, 

Qotte  aujourd'hui  aussi  fièrement  et  aussi  majestueusement  que  pu 
le  passé!  » 

Ces  paroles  n'étaient  pas  dénature  a  plaire  a  la  Prusse,  qui, 
dit-on,  s'en  plaignit,  après  une  réponse,  faite  an  nom  du  peuple 
danois,  M.  G.  Ploug,  directeur  du  journal  le  plus  important  de  Copen- 
hague et  l'un  des  chefs  du  parti  libéral,  prit  la  parole  pour  propo- 
ser un  toast  au  roi  Oscar  au  nom  de  tous  les  étudians.  Bon  dis- 
cours résumait  avec  sincérité  et  précision  les  traits  principaux  d'uni- 

royale  Ggure  qui  fait  honneur  a  son  pays  <-t  à  son  temps.  C'est  à  ces 

paroles  que  le  roi  Oscar  répondit  par  un  toast  a  la  jeunesse  Scandi- 
nave :  a  Ils  sont  loin  de  nous,  dit-il,  ces  temps  où  des  préjugés  dé- 
plorables et  des  intérêts  mal  entendus  armaient  les  uns  contre  les 
autres  les  frères  d'une  même  racel  Alors  dos  guerres  malbeureu 
divisaient  nos  forces  et  augmentaient  la  puissance  et  l'orgueil  de  nos 
ennemis...  Il  ne  reste  plus  de  ces  souvenirs  que  ce  qui  en  est  glo- 
rieux... »  Voilà  les  deux  harangues  que  la  presse  a  lait  connaître; 
mais,  après  les  avoir  prononcées,  le  roi  se  rendit  à  la  grande  salle 
où  se  trouvaient  les  étudians  :  là  il  voulut  porter  de  nouveau  la  santé 
du  roi  de  Danemark  et  de  nouveau  féliciter  la  jeunesse  des  univer- 
sités. Les  mêmes  souvenirs  auxquels  il  avait  déjà  fait  allusion  furent 
alors  exprimés  par  lui  une  seconde  fois  en  termes  non  moins  précis 
ni  moins  significatifs.  11  affirma  que  personne  ne  pouvait  savoir  aussi 
bien  que  lui,  son  allié  et  son  ami,  de  quel  dévouement  Frédéric  Ml 
se  sentait  animé  envers  le  Danemark,  o  Quant  au  peuple  danois,  con- 
tinua-t-il,  il  est  digne  de  tout  notre  respect.  On  croyait  que  l'in- 


LE   6CANDIRAYI8HK   KT   II     DAREltARK.  -0 

Huence  d'une  longue  paix  avait  endormi  son  courage  el  engourdi 
ses  forces;  mais  quand  est  venue  la  tempête  apportée  <lu  midi,  le 
Danois  >Vm  levé,  et  il  a  été  digne  de  Bon  passé  glorieux,  il  a  été  à 
la  hauteur  du  péril,  il  a  été  vainqueur!...  i  Puis,  b' adressant  à  ses 
in\itr<.  le  roi  dit:  i  Toul  sincère  ami  de  la  patrie  contemple  avec 
[oie  la  jeunesse  Scandinave  rassemblée  i<i  dans  use  fraternelle  union. 
Jeunesse  et  avenir,  objets  d'une  pensée  commune,  B'éclairent  au- 

jourd'hui  du  soleil  levant  de  la  fraternité.  Son  éclai  illumine  les i- 

tagnesdela  vieille  Scandinavie,  Bes  forêts  épaisses,  ses  lacs  d'eau 
vive,  ses  champs  parsemés  de  fleurs.  La  discorde  s'est  enfuie,  la  haine 
a  disparu.  Nos  poètes  chantenl  la  gloire  commune;  pour  la  com- 
mune défense,  dos  épéessout  prêtes...  \  partir  de  ce  jour,  plus  de 
guerre  possible  entre  les  tn>is  peuples  frères I  C'est  l'inébranlable 
volonté  inscrite  au  cœur  des  deux  rois,  au  cœur  des  trois  peuples 
•lu  Nordl  Des  tonnerres  d'applaudissemens  suivirent  ces  dernii 
paroles.  Suédois,  Norvégiensel  Danois  sa!  laienl  dans  ce  langage  la 
première  victoire  gagnée  par  le  scandinavisme,  c'est-à-dire  l'oubli 
des  anciennes  discordes;  une  bouche  n>\  aie  constatait  el  par  la  con- 
sacrait ce  beau  résultat  :  —  plus  de  guerre  possible  entre  les  nations 
Scandinaves! 

liais  ce  n'est  pas  toul  :  les  différentes  harangues  du  i"i  Oscar, 
outre  le  souvenir  des  défaites  de  I'  Ulemagne,  outre  l' assurance  que 
les  guerres  fraternelles  étaient  finies  pour  jamais,  contenaient  quel- 
ques expressions  générales  et  vagues  derrière  lesquelles  on  croyait 
apercevoir  le  conseil  <l'uni'  alliance  complète  entre  les  trois  peuples 

du  Nord.  I  De  telle  alliance  oe  devait-elle  pas  n ssairement  devenir 

un  jour  politique?  V  quelle  distance  pré*  ise  l'union  morale,  déjà 
élaborée  par  les  peuples  et  proclamée  par  leurs  souverains,  se  trou- 
vait-elle encore  d'une  telle  consécration?  Questions  délicates  qui 
Baissent  il>'  l'épisode  que  nous  venons  de  raconter,  el  auxquelles  il 

nous  reste  à  répondr i  nous  efforçant  de  ae  pas  dépasser  les  limites 

précises  de  la  réalité. 

1  n  orateur  de  la  dernière  réunion  Scandinave,  H.  C.  Ploug,  que 
nous  avons  déjà  nommé,  a  résolument  abordé  lui-même  ces  questions 
el  les  a  publiquement  produites.  Laissant  La,  comme  faits  accomplis, 
le  rapprochement  intellectuel  et  moral  <'i  la  réconciliation  fraternelle 
«II-,  peuples  du  Nord,  il  a  porté  un  toast  à  leur  union  politiqut.  Smi 
discours  datera  dans  l'histoire  du  scandinavisme  comme  un  curieux 
témoignage  des  espérances  que  ce  mouvement  a  fait  naître,  peutn  tre 
même  comme  un  programme  de  L'avenir,  i  Le  temps  est  venu,  a-t-il 
<lit.  de  saisir  le  côté  extérieur  et  pratique  de  l'idée  Scandinave,  et  de 
-a\oir  nettement  ce  qu'on  veut,  et  comment  on  le  veut.  Si  cil»'  i 
préserve  de  l'horreur  des  guerres  fraternelles,  notre  mutuelle  amitié 


26  REVIE    DES    [il.l  V     Uo\M  -. 

nousassure-t-elle  contre  des  complications  politiques  capables  non- 
seulement  de  compromettre  tous  dos  intérêts,  non-seulemenl  de  bles- 
ser nos  affections  réciproques,  mais,  bien  plus  encore,  de  bous  divi- 
ser et  de  briser  toute  notre  alliance?  Non.  Je  prends  m  exempte  :  quti 
serait-il  armé  si  le  ministère  danois  qui,  an  commencemenl  de  la 

guerre  d'Orient,  a  entrepris  «l'iinp. »rt;tu t.->  (lcuinii-.iiaii.iii>  au  plus 
grand  profit  de  b  Russie,  était  resté  an  pouvoir  jusqu'après  le  traité 
eonclu  par  la  Suéde  et  la  Norvège  avec  Les  puis  o<  odentaksl 

Ou  aurait  VU  l'un  des  trois  peuple-,  du  Nord  .-'allier  au  mortel  en- 
nemi des  deux  autre-:  —  Suppo-e/  maintenant  que  La  L'uei  M  B6  lui 

prolongée  au  i > i i  1  i •  - 1 1  de  telles  circonstances,  enveloppant  sans  au. -un 

doute  tOUS  les  petits  états  :  nos  rapport-  mutuel-  M  lu— enl-il-  pas 

devenus  extrêmement  tendus,  sinon  tout  à  lait  hostiles,  et  nos  san- 
timens  de  confraternité  n\  eussent-ils  pas  péri?...  Bst-<  e  la.  en 

rit.\  une  -erieu-e  .1  forte  union?  Vu.  .-au-  doute,  l'our  réali»6I  l'al- 
liance intime,  profonde  et  -un-  que  conseille  ei  réclame  l'ulee  qui 

non-  anime,  ce  n'.-t  pas  a— e/  d'un  simple  rappi ...  Iiemenl  intellec- 
tuel et  moral:  il  \    font,   n'en  doute/  pas,   de-  lieu-  pnbii.pi> 

l  ne  alliance  politique  peut  être  de  diverses  Bortes.  M.  Ploug  n'es- 
saie pas  de  déterminer  laquelle  serait  la  plu-  profitable;  il  laisse  de 
tels  soin-  au  temps,  <pii  .-aura  bien  eu  décider.  Il  signale  seule  ment 
une  condition  tout  a  l'ait  indispensable  a  .-.m  gi  -  pie  l'allia*  e 

politique  soit  basée  sur  l'entier  maintien  des  libertés  respectives; 
chacun  des  peuples  .outra. -tan-  doit  conserver  -a  complète  indé- 
pendance. Quelque  étroitement  uni-  en  effet  qu'ils  puissent  >  Ire  par 
l'origine  et  par  leurs  sentimens  actuels,  ces  peupli  ni  déve- 

loppés pendant  le  cours  des  siècles  par  des  voi  différentes  :  che- 
eun  de-  trois  est  on  po— .---ion  d'institutions  particulières  qu'il  ne 
veut  a  nul  prhi  sacrifier  ou  laisser  tomber  en  oubli;  mais  a  chacun 
de-  trois  une  alliance  politique  sur  la  base  d'une  entière  indépen- 
dance offre  toute  sûreté.  La  Suède  est  trop  puissante  pour  crais 
d'être  dominée  par  le  Danemark  ou  la  Norvège,  et  la  Norvi  • 
Mollement  La  plu-  faible  dan-  l'union  péninsulaire,  se  sentira  for- 
tifiée par  l'alliance  du  Danemark,  dont  les  institutions  et  la  natio- 
nalité sont  -i  rapprochées  des  siennes. 

Que  faire  néanmoins  -i  Les  souverains  devenus  alliés  sont  un  jour 
d'avis  diiVeren-?  Le  Nord  possède  aujourd'hui  deux  rois  qu'animesl 
les  mêmes  sentimens  dont  leur.-  peuples  sont  anime-:  encre  leurs 
mains  l'alliance  resterait  inébranlable  et  féconde,  mais  Dieu  senl  peut 
savoir  quelle  sera  1 1  pensée  de  leur-  successeurs,  dans  q»  1  esprit  d- 
gouverneront,  de  quels  conseils  ils  voudront  s'entourer,  à  qui 
inspirations  il-  prêteront  l'oreille.  Dan-  le  cas  oà  les  souverains  ai 
seraient  pas  intimement  et  fraternellement  uni-  eux-mêmes,  que  de- 


IL.    SCANDINATOVE    il   U     DAHEMARK.  '27 

viendrait  L'alliance  politique?  Des  influences  étrangères,  intéres 
a  ail'aiblir  ou  à  miner  l'union  scandi  ive,  ne  sauraient-elles  pas 
mettre  a  profil  les  premiers  dissentimens,  exe  itec  de  pari  el  d'autre 
la  jalousie  et  le  mauvais  vouloir,  et  persuader  en  dernier  lieu  aux 
souverains  qu'il  s  a  désaccord  entre  leurs  intérêts  dynastiques  et  les 
intérêts  nationaux? 

D'abord  on  peul  répondre  que  l'union  des  peuples  commandera 
infailliblement  celle  des  rois.  Cela  ne  suffit-il  point.  M.  Ploug  n'hé- 
site pas  à  pronom  er  le  mot  qui  forme  1<'  nœud  de  son  discoui  -  et  i  a 
même  temp  -.  on  pe  il  le  dire,  le  nœud  du  scandinavisme  :  il  invoque, 
puisqu'il  le  faut,  l'unité  dj  nastique.  i  I!  u* espère  pas,  en  présene  e 
des  obstacles  que  crée  la  légalité,  qui-  cette  unité  soit  obtenue  pro- 
chainement; mais  il  regrette  qu'en  1745,  quand  les  I  liens 
marchaient  sur  Stockholm  endemandani  le  roi  de  Danemark  pour 
successeur  à  la  couronne  .  —  en  1810,  quand  Napoléon  re- 
commandait Frédéric  VI  à  l'élection  en  184 8  enfin  on  n'ait 
pas  saisi  L'occasion  de  La  préparer  ou  de  La  mettre  en  pratique  -ans 
violer  aucun  serment  ni  aucun  traité.  ■  On  me  dira,  continue-t-il  en 
faisant  entrer  de  plus  en  plus  dans  son  di  I  alités  de  la 
politique  actuelle:  Comment  venez-vous  parler  d'une  union  ini 
entre  les  états  «lu  Nord,  vous  Danois,  vous,  dont  le  pays  vient  d 
cepter  nous  ne  Bavons  quelle  monstrueuse  union  avec  un  état  di  I  « 
Fédération  germanique?— Je  réponds  :  Je  ne  suis  |>a-  i<  i  pour 
accuser  ou  défendre  la  politique  de  ma  patrie.  !••  dirai  Beulemi  ni. 
pour  ceux  qui  ne  connaissent  pas  notre  récente  histoire,  que,  l"i 
Le  choix  nous  a  été  offert,  nous  n'étions  déjà  |>lu- 1  ■  t •  i •-- .  et  que,  pour 
ma  part,  j>-  reg  irde  la  <  ■  •  1 1  <  i  1 1  î  <  m  présente  du  Danemark  comme  une 
épreuve  envoyé  e  par  Dieu  p  iur  resserrer  et  affermir  notre  nationa- 
lité. De  cette  épreuve,  j'en  ai  la  ferme  espérance,  mon  pays  sortira 
pliiN  fort,  plu-  énergique,  plus  •  i  î  _:  1 1  •  enfin  qu'il  n'est  peut-être  au- 
jourd'hui d'entrer  dans  La  communauté  Scandinave.  Le  llrtstni 
pour  nous  ce  que  L'union  de  Calmar  a  été  poui  S  dénient 
il  ne  durera  |>a>  au— i  long-temps  sans  de  I  //■  liai  n'esl 
un  obstacle  sérieux  à  l'union  du  Nord.  Cette  union  '--t  indispensable 
aux  trois  royaumes  pour  protéger  au  dedans  leur  liberté,  au  d<  hors 
Leur  indépendance,  pour  donner  aux  nations  du  Nord  la  place  qu'elles 
méritent  d'occuper  dans  l'histoire,  et  elle  ne  sera  une  vérité  qu'ap 
qu'elle  a               motionnée  |>ar  une  étroite  alliance  politique 

Voilà  ce  qui  s'appelle  entrer  dans  le  \  il  de  la  question,  et  l'on  voit 
que  les  fêtes  Scandinaves  de  fan  dernier  ne  sont  \>a->  restées  étran- 
gères a  toute  idée  politique  et  pratique.  Par  la  \<>i\  du  pubhcisl 
du  dépoté  danois,  l«'  Danemark  lui-même  j  a  fait  intervenir  I 
des  dangers  <i,ui  le  menacent  '!••  nouveau;  ce  -  dangei  b,  qui  ne  i  •  iveat 


28  REVUE    DES    OEl  \    MuMU  -. 

être  indifférens  aux  deux  autres  nations  nées  du  même  saog,  devien- 
nent  précisément  la  pierre  de  touche  du  scandinavisme.  Qu'il  soit, 
comme  il  le  prétend,  capable  de  les  conjurer,  ou  bien  qu'il  vienne 
s'\  ajouter,  ainsi  que  l'affirment  ses  adversaires,  comme  un  nou- 
veau péril,  dans  l'un  et  l'autre  cas  il  prend  une  Importance  vraiment 
politique,  et  la  seconde  période  de  son  histoire,  dont  nous  n'avons 
vu  encore  que  la  préparation,  est  véritablement  comment  i  e. 

III. 

Sans  vouloir  reprendre  tout  au  Long  l'histoire  «lu  Danemark  pen- 
dant les  dix  dernières  années,  histoire  difficile  à  saisir  et  difficile  à 
exposer,  il  faut  que  dous  insistions  sur  les  récentes  complications 
qui  ont  amené  le  péril  où  s'agite  aujourd'hui  ce  petit  royaume  con- 
stitutionnel. D'abord  c'est  le  cœur  même  de  ootre  sujet,  car  nous 
toucherons  ainsi  du  doigt  la  raison  fondamentale  el  l'explication  de 
l'importance  qu'a  prise  en  ces  derniers  temps  le  mouvement  Scandi- 
nave et  des  espérances  qu'il  a  fait  naine,  i.t  puis  <>n  en  conclura 
sans  peine  de  quelle  considération  peuvent  jouir  actuellement,  au- 
près de  quelques-unes  des  grandes  puissances  de  l'Europe,  certaines 
doctrines  d'équilibre  européen  et  de  droit  politique;  on  aura,  comme 
o  i  dit  en  Allemagne,  quelques-uns  des  signet  du  temps. 

Le  Danemark  a  vu  plusieurs  fois  depuis  dix  an-  et  voit  encore  en 
ce  moment  mettre  en  question  a  la  fois  le  triple  intérêt  de  son  in- 
tégrité territoriale,  de  ses  Libertés  constitutionnelles  el  de  son  indé- 
pendance extérieure,  c'est-à-dire  finalement  de  son  existence  même 
comme  nation.  De  plus,  il  est  permis  de  croire  que,  dan-  la  crise  bu- 
prême  qu'il  subit,  certaines  puissances  ses  voisines  onl  engagé  des 
espérances  tenues  dès  longtemps  en  réserve.  D<  -  1848,  l'incertitude 
de  la  succession  royale  d'une  part,  le  bizarre  et  funeste  amalgame 
de  la  monarchie  danoise  de  L'autre,  lurent  les  sources  des  premières 
complications.  On  pouvait  prévoir  que  la  branche  d'Oldenbourg  allait 
s'eteiudre.  L'héritier  le  plus  prochain  et  le  plus  direct  devant  être 
choisi,  suivant  la  loi  royale  de  1  <><>•">.  dans  la  branche  féminine  de  cette 
même  famille,  un  parti  anti-danois,  qui  couvait  depuis  Longtemps  en 
Holstein,  éleva  la  double  prétention  que  certaine-  partie.-,  de  ce  du- 
ché, soumises  à  un  droit  de  succession  particulier  n'admettant  pas 
L'hérédité  suprême  dans  la  descendance  féminine,  devraient  se  sépa- 
rer du  Danemark,  si  ce  ro\  aume  tombait  en  quenouille,  et  que  le  Sle- 
vig,  aux  termes  de  certaine-  déclarations  des  anciens  roi-,  devrait 
rester  en  tout  cas  inséparablement  uni  au  Holstein.  Non-  avoir-  dix 
fois  réfuté  cette  double  et  injuste  réclamation,  -ou-  laquelle  se  ca- 
chait l'ambition  du  slesvig-holsteinisme.  Pendant  que  la  question  de 


LE    SCANDINAVISME    il    II.    DANEMARK.  29 

la  succession  royale  étail  ainsi  devenue  un  prétexte  à  l'insurrection, 
la  révolution  de  février  avait  éclaté.  Le  mi  Frédéric  Ml.  fidèle  aux 
derniers  conseils  de  Bon  père,  Christian  MU.  avail  promis  dès  l< 
28  janvier  1 848,  quatre  jours  après  Bon  avènement,  des  institutions 
libérales;  il  avail  tenu  sa  promesse  après  la  révolution,  avait  réuni 
une  constituante,  el  le  •">  juin  ISV-'  le  Danemark,  délivré  il>'  l'abso- 
lutisme, avait  pris  sa  place  parmi  les  états  constitutionnels  dans  l< 
temps  môme  où  les  institutions  qu'il  adoptait  éprouvaient  chez  nous 
un  subit  revers.  Ce  progrès  d'une  Dation  intelligente  vers  la  liberté, 
grâce  à  un  noble  accord  entre  la  royauté  et  le  peuple,  ne  faisait 
pas  !<•  compte  de  l'aristocratie  des  duchés.  La  crainte  de  voir  dis- 
paraître des  privilèges  conservés  du  moyen  âge  jusque  dans  notre 
temps,  la  crainte  toul  au  moins  d'être  réduits  •>  abaisser  leurs  préten- 
tions surannées  devant  les  intérêts  nouveaux  <1«-  tout  un  peuple  pou 
les  chefs  de  l'agitation  Blesvig-holsteinoise  à  chercher  un  a>il<-  et 
une  protection  dans  la  révolte  même.  Us  s'intitulèrent  les  gardiens 
des  .un  ùennes  institutions,  et  ne  trouvèrent  que  trop  de  sympathies 
dans  les  cabinets  voisins,  qui  redoutaient  la  <  ontagion  d'une  démo- 
cratie, quelque  modérée  qu'elle  i>m  être.  La  Prusse  en  particulier  ne 
se  contenta  pas  de  prêter  aux  insurgés  son  appui  moral;  ••II»'  leur  en- 
voya  des  troupes,  sous  le  prétexte  que  le  Holstein,  étal  faisant  par- 
tie <!<•  la  confédération  germanique,  étail  menacé  dans  son  indépen- 
dance, el  elle  se  laissa  entraîner  à  l'espérance  de  possède]  on  joui 
ces  beaux  ports  du  SIesvig  et  <lu  1 1 •  •  I ^ t» ■  i 1 1 .  qui  depuis  longtemps 
excitaient  sa  convoitise.  Les  Ulemands  envahirent  le  SIesvig  après 
!>■  Holstein,  et  le  Danemark  eut  à  regagner  pai  les  armes  -mi  propre 
territoire.  La  guerre  dura  trois  ans,  <l>- 1  s'is  à  1 851 .  ivec  quelle  éner- 
gie, avec  quel  succès  inattendu  ce  petil  peuple  revendiqua  ses  droits, 
les  noms  de  ses  victoires,  les  noms  d'idstedt  el  de  Fredericia  l'at- 
testent. liaUteureusement  les  armes  ne  suffisaient  pas  à  trancher 
un  nœud  qui  allait  se  compliquant  chaque  jour.  \  la  question  d'in- 
i  i  territorial,  telle  que  l'avaient  posée  l'incertitude  de  la 
mon  royale  et  l'invasion  étrangère,  se  trouvait  étroitement  unie  la 
question  constitutionnelle;  le  Slesvig  étant  occupé  par  l'ennemi,  la 
constitution  de  is'i*>  n'avait  pas  été  étendue  à  ce  du<  hé;  il  s'agissait 
de  savoir  >i  les  négociations  n'enlèveraient  pas  aux  Danois  ce  qu'ils 
avaient  reconquis  sut  le  champ  de  bataille,  au  |>ri\  de  leur  saag,  i 
si  la  réaction  générale  qui  déjà  s'était  manifestée  en  Europe  n'arn 
triait  pas  l'essor  de  leurs  nouvelles  institutions. 

C'esl  précisément  ce  qui  arriva.  Toutes  les  grandes  puissances 
durent  prendre  pari  au\  eonu'ivuces  qui  s'.iuv  rirent  en  In.">I  en  vue 
de  régler  les  questions  que  la  guerre  interrompue  laissait  pen- 
dantes, et  qui  concernaient  l'équilibre  général.  L'Allemagne  était 


30  l'.FVl  K    1)1  S    l>l  I  \     M«>Mii  -. 

directement  intéressée  aux  affaires  'l'un  duché  lai-:, m  partie  de  la 
confédération;  l'Autriche  était  entrée  dans  le  débat,  el  même,  vers 
la  fin  de  la  guerre,  son  influence  avail  presque  supplanté  celle  il'1  la 
Prusse.  La  Russie,  de  son  côte,  n'avait  pas  vu  avec  indifférence  la 
Prusse  méditer  un  notable  accroissement,  l'étal  danois  acquérir  une 
constitution  libérale,  el  la  Suède  sur  le  point  de  B'unir  a  ce  roj  aume 
contre  les  envahissemens  de  l'Allemagne.  L'empereur  Nicolas  avait 
donc  envoyé  quelques  vaisseaux  dans  Les  eaux  danoises  pendant  la 
guerre  même,  et  son  invitation  formelle,  équivalant  a  un  ordre, 
avait  t'ait  rétrograder  les  Prussiens  quand  déjà  il-  avaient  envahi  le 
Jutland;  mais,  une  fois  les  négociations  ouvertes,  la  Russie  -'riait 
empressée  de  se  mettre  d'accord  avec  L'Autriche  h  la  Prusse,  <-t 
l'accord  s'était  l'ait  sans  peine.  Les  puissances  occidentales,  la 
France  et  l'Angleterre,  qui  avaient  en  1721  garanti  formellement 
au  Danemark  la  possession  <\u  Sfesvig,  prirent  aussi  place  aui  con- 
férences, mais  sans  doute  avec  tme  attention  qui  se  détourna  sou- 
vent sur  leurs  affaires  intérieures.  La  paix  axait  été  conclue  en  prin- 
cipe entre  le  Danemark  et  la  Prusse  le  ~l  juillet  Isâi»,  (  t  le  pro- 
tocole  de  Londres  &  juillet  axait  préparé  la  solution  de  la  grave 
question  de  la  succession  au  trône  en  décidant  que  les  grandes 
puissances,  afin  de  garantir  l'intégrité  de  la  monarchie  danoise, 
désigneraient,  d'accord  avec  le  roi  de  Danemark,  un  héritier  éga- 
lement acceptable  pour  les  duchés  et  Le  royaume.  <  'est  ce  que  ré- 
gla définitivement  le  traité  de  Londres,  rigné  Le  s  mai  1852,  i  i  qui 
réservait  au  nom  de  tonte  L'Europe  la  couronne  danoise  au  duc  de 
Gluclcsbourgetàsa  descendance  maie.  Les  deux  questions  territoriale 
et  constitutionnelle  venaient  d'être  réglées  en  même  temps  aux  con- 
férences de  Menue.  Le  système  du  HeUtai  j  avait  été  adopte,  i  • 
à-dire  que  désormais,  en  vertu  dn  principe  de  l'intégrité  de  la  mo- 
narchie danoise  proclamé  au  nom  de  L'Europe,  les  duchés  de  flofatein 
et  de  Lauenbourg,  sans  voir  rompre  leurs  liens  avec  La  confédéra- 
tion germanique,  étaienl  rependant  plus  étroitemenl  que  jan 
rapprochés  du  Danemark,  puisqu'ils  devaient  dorénavant  faire  par- 
tie, au  même  titre  que  le  Si  Bvig,  de  Ventmbk  de  féM  ou  Beittat, 
puisqu'ils  devaient  être  aussi  bien  que  le  Slesvig  représentés  dan- 
une  assemblée  commune  chargée  des  intérêts  du  gouvernement  de 
toute  la  monarchie,  puisqu' enfin  une  constitution  commune  à  ton 
les  parties  de  la  monarchie  danoise  devait  relier  ce-  parties  entre 
elles,  sans  nulle  différence  foncière,  chacune  conservant  ses  an- 
ciennes institutions  locales. 

"Voilà  quelle  solution   la  diplomate  ,  [me  -nt  trouver  a   la 

triple  question  danoise,  aux  questions  territoriale  et  constitution- 
nelle, et  à  celle  de  la  succession  au  tronc.  On  saisit  facilement  quels 


LE    M   \\hl\WI-ME    ET    LE    liAMMM'.K.  Si 

éhangemens  cette  solution  apportait  à  l'ancien  étal  de  choses.  U.mi 
is'is.  la  monarchie  danoise  nr  Be  composait,  a  vrai  dire,  que  du  Da- 
m-mark propre,  c'est-à-dire  du  Jutlaml  avec  les  Iles,  ei  do  Slesvig; 
sa  frontière  était  le  fleuve  Eyder,  au  soi  de  ca  dernier  duché,  l 'an- 
cienne frontière  Scandinave,  Eidora  romani  terminât  imperii,  ■ 
deu\  partiel  de  la  monarchie  danoise  étaient  régies  par  l'absolu- 
tis mais  chacune  d'elles  jouissait  d'états  proi  inciauz  dont  la  con- 
stitution et  les  droite  analogues  n'instituaient  aucune  fâcheuse  iné- 
galité. Le  roi  de  Danemark  était  m  outre  dm  du  Bnlstein  et  du 
Lauenbourg,  états  allemands  régis  par  leurs  lois  Locales  'i  tradi- 
tionnelles. Seulement  entre  ces  duchés  et  la  monarchie  danoise  i 
premenl  dite  il  n'\  avait  qu'unioa  p$rtotmi  dire  que  les 

droits  particuliers  <lu  roi  de  Danemark  étaient  l'unique  lien;  les  du- 
i  hr>  allemands  n'étaient  ratta*  nés  à  la  monarchie  danoise  que  comme 
le  Banovre  l'etail  à  l'Angleterre,  comme  Le  Luxembourg  l'est  à  ta 

Bollande.  —  Désormais  i  et  ancien  ord  nangé;  la larchie 

danoise,  au  lieu  de  s'étendre  jusqu'à  l' Eyder,  c'est-à-dire  jusqu'au 
sud  du  Slesvig,  irait  jusqu'à  l'Elbe,  Lire  jusqu'au  Bud  «In 

Holstein  et  du  Lauenbourg,  i prenant  ainsi  ces  du  nés  tout  aussi 

1  » ï *  - r  i  <  1 1 1 •  -  le  SlesA  ig,  le  Juilaml  el  l<  es  <  ependant  i  on- 

tinueraient  à  être  allemands,  pendant  que  Leur  union  avec  le  Dane- 
mark, de  personnelle  qu'elle  était,  deviendrait  réelle.  Quant  ami 
institutions  libérale-  que  s'était  données  le  Danemark  en  I  s'iv.  • 

neiii  pas  étendues  au  Slesvig,  qui  restait  soumis,  comme  Les 
duchés  allemands,  à  l'absolutisme,  pendant  que  Le  Juilaml  et  les  Iles 
formaient  un  petit  état  constitutionnel.  C'est  ainsi  que  La  diplomatie 
avait  compris  L'unité  el  L'intégrité  danois)  I    D 

aemark  lut  alors  et  qu'il  est  aujourd'hui  oi  \ 

Ne  Bavait-on  pas  pourtant  que  L'antagonisme  des  deux  nationa- 
lités germanique  et  Bcandinsve  avait  (ait  de  l'Allemagne  l'ennei 
pour  ainsi  dire  naturelle  des  peuples  Scandinaves?  L'influe) 
manique,  toute-puissante  dan        H    stein,  pai  ind,  n'avait- 

elle  pas  déjà  envahi  toute  la  partie  méridionale  du  Slesvig?  Rap- 
proeber  plus  nue  jamais  le  Bolstein  de  La  monarchie  danoise,  i 
plus,  \\  enfermer,  et  cela  peu  de  temps  après  que  i  e  duché  s'était 
révolté  contre  l'influence  danoise,  el  après  qu'il  avait  tente  d'entraî- 
ner avec  lui  le  Slesvig,  n'étaitrce  donc  pas  introduire  de  \i\e  force 
die/  les  Scandinaves  cet  élemenl  germanique  qu'ils  croyaient  préci- 

ut  devoir  redouter  et  éloigner?  De  quel  droit  interdire  au  S 
\i^  la  jouissance  des  institutions  lil»  le  roi  de  Danemark 

lui  avait  destinées  en  1849,  et  que  L'occupation  allemande  avait 
seule  empêché  de  lui  appliquer  i  a  même  temps  qu'on  l'avait  l'ait 
ait  Jutlaml  et  aux  lies'.'  Frédéric  \ll  n'était-il  pas  martre  absoln  du 


82  REVIE    DES    1)1  I  \    SI0NDB6. 

Slesvig,  fief  Scandinave  de  sa  couronne,  au  même  titre  qu'il  était 
souverain  du  Danemark  ?  \  quoi  bon  la  guerre  soutenue  pendant 
trois  années  parles  Danois  contre  L'Allemagne,  à  quoi  bon  le  meil- 
leur de  leur  sang  versé  par  eux,  si  ce  n'était  pas  pour  reconquérir 
ce  duché  de  Slesvig,  tene  danoise.'  La  diplomatie  devait-elle  le  leur 

ravir  après  qu'ils  l'avaient  repris  par  les  armes?   Chacun   croyait 

que  le  Slesvig  devait  être  intimement  rattaché  au  royaume  et  placé 
sous  les  mêmes  institutions.  Quand  Frédéric  Ml  déclarait  que  la 
monarchie  danoise  serait  désormais  une  monarchie  constitution- 
nelle, il  n'entendait  pas  l'aire  exception  pour  ce  duché.  Bien  plus, 
négliger  l'occasion  offerte  de  faire  cesser  la  conformité  dangereuse 
des  institutions  du  Slesvig  et  de  celles  du  Bolstein,  isoler  au  con- 
traire le  Slesvig  du  Jutland  et  îles  ilcs  danoises  par  le  gouverne- 
ment et  l'administration,  qui  exercent  tant  d'empire  sur  les  ma  iirs, 
c'était  créer  un  nouveau  slesvig -holsteinisme,  c'était  semer  les 
germes  de  nouvelles  révoltes,  c'était  appeler  la  guerre  avec  l'Alle- 
magne et  le  démembremenl  politique. 

(.tuant  au  traite  de  Londres,  qui  désigne  pour  héritier  <le  la  cou- 
ronne danoise  le  duc  de  Glucksbouxg,  il  a  tait  disparaître  les  droits 
légitime-,  de  nombreux  héritiers  que  la  descendance  féminine  plaçait 
entre  la  maison  d'Oldenbourg,  qui  va  s'éteindre,  et  celle  de  Hols- 
tein-Gottorp;  il  ne  laisse  plus  entre  elles  que  le  duc  de  Glucksbourg 
et  ses  deux  lils,  encore  enfans.  Est-ce  là  une  succession  bien  a—u- 
rée? Joignez  aux  chances  ordinaires  de  la  mortalité  humaine  les 
hasards  d'une  épidémie  subite;  le  duc  et  -e^  deux  enfans  ne  peuvent» 
ils  pas  disparaître,  et  alors  que  reste-t-il?  La  maison  de  Rolstein- 
Gottorp,  dont  le  chef  est  sa  majesté  l'empereur  de  Russie,  qui,  dans 
la  série  de  ses  titres,  ifa  pas  retranche  celui  d'héritier  du  Sleavig- 
Holstein,  Le  même  prince  qui,  hier  encore,  lors  de  la  signature  du 
traité  de  Londres,  a  formellement  réservé  les  droits  de  sa  maison. 
L'empereur  de  Russie,  dites-vous,  se  trouvera  réservé,  dénué  d  am- 
bition, modeste,  «(grand  et  généreux.  Nous  le  voulons.  Eh  bien! 
le  cas  échéant,  il  ne  prendra  donc  pas  la  couronne  danoise;  même 
quand  le  fruit  lui  semblerait  mûr,  il  ne  Le  cueillera  pas  de  Ba  main. 
Qu'importe,  s'il  envoie  son  serviteur  pour  le  cueillir?  Non,  l'Europe 
ne  le  laissera  pas  s'emparer  du  Danemark;  mais  l'Europe  ne  pourra 
pas  annuler  sans  doute  ses  droits  de  famille,  ses  vieux  droits  féodaux 
héréditairement  transmis  et  légués,  et  vous  reconnaîtrez  pour  roi  de 
Danemark,  un  de  ses  vassaux,  un  des  cent  princes  allemands  qu'il 
aura  su  envelopper  dans  la  redoutable  trame  de  ses  alliances  ,),•  fa- 
mille. Et  dès  aujourd'hui  comment  le  duc  de  Glucksbourg  oe  serait- 
il  pas  pénétré  de  reconnaissance  envers  la  Russie,  et  comment  lui 
reprocheriez-vous  même  cette  reconnaissance  qui  part  d'un  cour  non 


LE    SCAND1NAVISME    Kl     IF     IHM\HHK.  33 

oublieux  des  bienfaits0  N'est-ce  pas  l'empereur  Nicolas  qui  aie  plus 
contribué  à  faire  le  duc  de  Glucksbourg  héritier-  du  Danemark  '.'  De- 
mandei  au  prince  de  Desse,  qui,  partanl  pour  Varsovie,  où  le  man- 
dait le  tsar,  montant  en  voiture  eï  disant  adieu  à  quelques  dévoués 
confidens,  déclarail  encore  qu'il  n'abandonnerait  jamais  Bes  droits  à 
la  couronne  danoise,  et  qui  revint  cependant  de  la  conférence  impé- 
riale prôl  à  Bigner  toutes  les  renonciations  demandées.  Ne  Be  rap- 
pelle-t-on  plus  la  toute-puissance  qu'exerçait,  il  j  a  quelques  an- 
nées, en  Europe  l'empereur  de  Russie?  L'histoire  anecdotiqi 
cette  époque  en  offrirait  de  curieuses  preuves,  tout  comme  l'hisi 
générale  el  retentissante  de  la  France  et  de  l'Europe  pendanl  les 
années  qui  suivirent  montrerait  cette  puissance  et  l'aBcendanl  de  la 
Russie  ramenés  à  leur  juste  mesure.  —  Double  danger,  de  la  pai  t  de 
la  Russie  el  de  l'Allemagne,  pour  l'indépendance  future  et  prés 
même  du  Danemark,  pour  sa  nationalité  an  dedans,  pour  sa  lil 
d'action  au  dehors,  c'est  tout  le  résultat  du  traité  de  Londres,  et  si 
la  diplomatie  a  cru  assurer  l'unité  et  l'intégrité  de  la  monarchie  da- 
noise, il  \  a  bien  apparence  qu'elle  B'esl  trompée;  elle  a  rendu  inévi- 
tables -a  dissolution,  son  démembrement.  Pour  peu  qu'on  m  ç 
d'\  apporter  un  prompl  remède,  il  faudra  rayer  le  Danemark  de  la 
carte  d'Europe. 

Voilà  ce  <  j  <  i» •  disaient,  voilà  ce  que  disent  encore  aujourd'hui 
des  citoyens  danois  qui  redoutent  pour  l'avenir  de  leurs  institutions 
con •  pour  leur  indépendance  et  leur  nationalité  même  l'ascen- 
dant de  la  Russie  et  l'influence  d>'  I"  Allemagne.  Ds  auraient  souhaité 
axant  tout  que  la  constitution  libérale  du  5  juin  1849  fût  étendue, 
corni die  devait  l'être  en  effet,  au  duché  de  SIesvig,  afin  que  l'an- 
cienne monarchie  danoise  restât  unir  comme  par  le  i  Quant 
au  Bolstein  et  au  Lauenbourg,  il-  ne  demandaient  pas  que  l'anl 
union  personnelle  fût  changée  en  union  réelle  :  leur  défianci 
l'Allemagne  allait  jusqu'à  leur  faire  admettre,  s'il  le  fallait,  que  les 
duchés  allemands  fussent  complètement  détachés  du  Danemark  et 
intégralement  rendus  à  la  confédération  germanique.  Poui 
Danemark  allait  jusqu'à  l'Eyder,  el  non  pas  jusqu'à  l'Elbe.  IN  for- 
maient el  forment  encore  aujourd'hui  le  parti  eydériste,  le  parti  cmi- 
itifutiotmel  ou  national.  Nous  ne  nous  trompons  pas  en  allumant  <\uf 
ce  parti  comptait  dans  ses  rangs,  lu  moment  où  la  solution  diploma- 
tique fut  imposée  an  Danemark,  bon  nombre  des  Danois  les  plus 
éclairés,  les  plus  dévoués.  Il-  durenl  se  résigner  à  subir  ce  qu'on  ap- 
pelait In  nécessité  européenne.  <>n  leur  disait  :  Le  Helstat  agrandit 
nos  frontières  et  augmente  nos  richesses.  Pourquoi  renoncer  au  Bols- 
tein, à  ses  lions  pâturages  et  à  ses  bestiaux?  Nous  finirons  bien  par 
mater  l'esprit  tl<"  révolte  ou  d'indépendance  qui  agite  le 

Tout:  IX.  3 


;')/|  BEVUE    DES    ni  I  \     \lo\OI-. 

lemands,  etnous  les  forcerons  à  reconnaître  ta  domination  danois 
Les  Danois  éclaires  ne  L'espéraient  pas:  ils  acceptèrent  ni  b  au  m  la 
Légalité  qu'on  leur  imposait,  et  ils  attendirent  que  les  embarras  et 
les  complications  de  La  pratique  vinssent  ottalheureasemenl  justiier 
Leurs  provisions.  Ces  complications  oe  tardèrent  pas  à  se  montrer;  ce 
s  vu  elles  qui  font  aujourd'hui  des  affaires  intérieures  du  Danemark 
et  de  ses  rapports  extérieurs  te  plus  obscur  el  Le  plus  dangereux 
chaos.  Pour  un  petfl  pays  de  trois  millions  d'babitans,  c'est  trop  en 
vérité  de  contenir,  en  présence  L'une  de  l'autre,  deui  nationalités 
ennemies,  comme  la  Scandinave  et  l.i  germanique,  el  deus  sortes  <lo 
gouvernement,  l'absolutisme  el  tes  institutions  libres,  \  une  machine 
bien  faite,  une  seule  roue  maltresse,  qui  contienl  <■[  règle  par  Bon 
mouvement  bien  ordonné  tontes  tes  autres,  suffil  d'ordinaire;  mais 

La  machine  du  lldsiai.  an  lieu  d'une  r •  principale,  1  ■  a  sept,  sepl 

assemblées  et  sepl  constitutions  1  Parmi  les  ministres  qui  entourent 
le  roi.  il  \  en  a  qui  oe  s'occupent  que  des  ducbi  - 1 1  qui  pi  1 
quent  sont  Irresponsables  et  absolus;  il  3  en  a  qui  gouvernent  l<-  I1 
oemark  proprement  dit.  el  qui  sont  alors  constitutionnels;  il  j  en  a 
qui  sont  à  ta  fois,  par  teui  administration  quand  elle  pénètre  d 
le  Danemark  proprement  «lit.  responsables  em  chambres 

Copenhague,  et,  par  une  autre  face  de  leurs  attributions,  repré- 
sentans  d'un  mi  absolu,  n'ayant,  envers  I 
compte  à  rendre. 

Nous  avons  trop  souvent  dépeint  la  confusion  administrative  et 
permanente  que  te  ffeUtat  au  jusqu'à  présent  au  Danemark 

pour  que  nous  ayons  besoin  d'j  insister  encon     l  ■     ci  oséqui  1 
politiques  de  ce  système  nous  intéressent  Bénies  aujourd'hui  :  elles 
méritent  d'être  signal 

Quelle  a  été  la  conduite  du  cabinet  danois  pendant  la  guerre 
d'Orient?  Lprès  avoir  proclamé  de  concert  avec  la  Suède  et  La  '■ 
vége  sa  oeutralité,  cédant  alors  sans  aucun  doute  a  rentralnemeat 
de  la  confraternité  Scandinave,  nous  L'avons  ru,  retenu  par  1 
attaches,  se  refuse*  à  pai  tager  l'alliance  occidental  les 

deux  nations  voisines,  el  s'abstenir  de  signer  te  traité  d>  ~l\  no- 
vembre L856.  Bien  plus,  au  momenl  où  Les  mauvaises  disposition 
l'Allemagne  se  faisaient  le  plus  vivement  sentir,  te  rai  de  Danemark 
se  voyait  singulièrement  partagé,  indaaanl  «en  la  France  el  l'An- 
gleterre avec  le  reste  des  peuples  Scandinaves  et  comme  souverain 
Scandinave  Lui-même,  mais  entraîné  vers  La  Russie  avec  L'AIlem  . 
comme  due  de  Holstein  et  de  Lauenbourg  el  comme  membre  de  la 
confédération  germanique.  Que  fùt-il  arrivé,  si  la  diète  eût  l'ait  al- 
liance avec  la  Russie?  Le  roi-duc  eût  été  obligé  d'envoyer  son  con- 
tingent à  l'armée  allemande,  tandis  que  la  Dation  dan  •■>  i- 


LE    SIWMWWSME    ET    LE     DANElIVRk. 


a 


dait  indubitablement  pour  L'albanoe  occidentale;  les  duTérens  i 
mis  en  campagne  par  Frédéric  Ml  auraient  pu  se  rencontrer  en  en- 
nemis sur  les  mêmes  champs  de  bataille. — Veut-on  toucher  du  doigt 
les  autres  conséquences  politiques  du  Hêltlat?  Nous  avons  déjà  dit 
de  quel  poids  la  Russie  devait  pesai  désormais  but  les  destinées  du 
Danemark,  soit  par  suite  du  tôle  principal  que  l'empereur  de  Russie 
a  rempli  dan-  L'élection  du  duc  de  Glucksbourg,  soit  par  la  seule 
autorité  des  droits  que  La  Candie  de  Holstein-Gottorp,  dont  Le  isar 
.  i  i  tu  i.  •  •  -i  réservée  pour  l'avenir.  N'j  insistons  plus,  mais  mon- 
trons par  un  treisiè exemple,  celui  de  la  crise  actuelle,  que  ce 

n'était  pas  une  prédiction  fausse  ou  ■  «!<■  dire  que  L'intro- 

duction de  l'élément  germanique  dans  La  monarchie  danoise  serait 
un  germe  à  la  l"i-  de  discordes  civiles  et  d'inextricables  embarras 
politiques  a  L'extérieur^   montrons  Les  duchés  ><    révoltant 
cette  captivité  Légale  du  BêUtat  et  appelant  aujourd'hui  a  Leui 
cours,  outre  les  cabànete  de  Berlin  et  de  Vienne,  La  diète  de  l  ram  - 
Cort! 

Pendant  le  couranl  de  L'été  dernier,  loss  de  la  premier 
complète  du  conseil  général  de  la  monarchie,  onze  membres  app 
lenanl  à  la  députation  des  duchés  exprimèrent  tout  6  coup  d< 
inattendus.  Il-  prétendirent  que  la  constitution  commune,  pu! 
en  L855,  était  entachée  d'illégalité  pour  n'avoir  pas  été  soumi 
la  sanction  des  assemblées  prown  La  et  àV    I 

bourg,  et  ils  demandèrent  expressément  que  a  blées  fussent 

convoquées  Bans  plus  de  retard  pour  être  consi  po- 

litique. En  vain  Leur  uéponduV-on  que  !. 

Le  consentement  et  à  l'instigation  des  cours  de  Berlin  et  de  Vienne, 
avail  été  octroyée  par  Le  roi  de  Danemark  et  n'avait  p 
présentée  à  L'approbation  des  chambres  de  Copenhague  :  ib 
tèrenl  et  furent  abandonnés  parla  majorité  du  oenseiL  D  eus 

cependant  riaient  Les  cours  allemandes,  prêtes  a  ramasser  l'arme 
tombée  des  mains  de  oes  enfans  perdus,  et  qui,  j  joignant  une  autre 
plainte  aussi  peu  fondée,  relative  A  La  vente  parcellaire,  c'estnè-dire 
démocratique,  de  quelques  domaines  publics  {\iw^  l  s,  vente 

ordonnée  par  Le  gouvernement  danois  but  l'avis  des  états  provin- 
ciaux, tirent  de  ces  réclamations  intempestives  le  sujet  de  notes  pn 
santés  d'abord  et  bientôt  te  le  poids  desquelles  Le 

Danemark  ■  véritablement  sujet  de  trembler  aujourd'hui.  En  effet, 
les  cabinets  de  Vienne  et  de  Berlin  ont  .  si  n  constitu- 

tion commune  n'était  pas  soumise  à  L'approbation  des  assembl 
provincial''-  du  Holsteirj  et  du  Lauenbourg,  ils  saisiraient  la  diète  de 
Francforl  du  soin  de  prot  duchés  contre  ce  qu'ils  appelli 

l'oppression  danoise.  La  réponse  du  Danemark  aux  cours  allemandes 


36  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  été,  sur  le  point  principal,  négative.  L'affaire  de  la  constitution 
commune  est  un  l'ait  accompli;  le  Danemark,  qui  De  l'a  acceptée  na- 
guère qu'à  regret,  forcé  qu'il  j  étail  par  cette  même  diplomatie  al- 
lemande qui  lui  l'ait  un  crime  aujourd'hui  de  son  ancien béis- 

sance,  ne  peut  pas  la  remettre  en  question  aujourd'hui  el  permettre 
aux  cabinets  de  Menue  et  de  Berlin  d'intervenir  dans  ses  affaires 
intérieures  sans  reconnaître,  en  face  de  ce  dernier  affront,  qu'il  n'a 
|)lus  aucune  indépendance.  La  question  n'esl  pas  purement  alle- 
mande, puisque  la  confédération  prétend  faire  modifier  la  constitu- 
tion commune  à  toutes  les  parties  de  la  monarchie  danoise,  même 
aux  parties  Scandinaves.  La  guerre  la  plus  injuste  peut  donc  éclater, 
si  les  grandes  puissances  ne  sauvegardent  pas  l'équilibre  euro]  i 
en  sauvant  le  Danemark. 

Oui,  le  Danemark,  dans  l'étal  actuel  des  choses,  n'a  en  perspec- 
tive, en  dehors  d'un  arbitrage  des  grandes  puissances,  que  la  guerre 
même.  S'il  eûl  accepté  l'ultimatum  allemand  tel  qu'il  a  été  récem- 
ment présenté,  les  duchés,  tri pliant  de  son  excès  d'humiliation, 

eussent  senti  leur  force,  désapprouvé  la  constitution  commune  en  \i- 
gueur  depuis  deux  années,  el  résisté  plus  énergiquement  que  jamais 
au  Helstat.  Le  Danemark  ,i  refusé,  et  il  refuserait  Bans  doute  aussi 
un  ultimatum  de  la  diète  de  Francfort;  alors  quelle  autre  issue  que 

les  deux  que  is  avons  indiquées?  Voici  en  attendant    nouvelle 

preuve  de  la  dislocation  du  Helstat  que  le  duché  de  Slesvig,  pro- 
vince tout  à  t'ait  danoise,  mais  infectée  dans  sa  partie  méridionale 
de  l'influence  allemande,  et  entraîner  par  la  vers  l'ancien  et  '■ 
lieux  projet  d'une  alliance  avec  le  Bolstein,  a  répondu  au  gouverne- 
ment danois  par  le  refus  de  votei  l'impôt I  C'esl  la  guerre  civile  en 
attendant  la  guerre  étrangère.  L'une  et  l'autre  >"nt  prêcli 
duché-,  \  compris  le  Slesvig,  par  les  pamphlet-  allemand-.  Pour 
quelques  livres  ayant  en  vue  la  conciliation  (1),  il  \  a  vingt  bro- 
chures belliqueuses.  Qu'on  Use  les  Lettres  sur  /<■  Slesvig-Bolttein, 
de  M.  Moritz  Busch,  les  articles  de  M.  E.-M.  \indt  dan-  la  (ùizelte 
de  Cologne,  el  les  écrits  de  M.  Wilbelm  Beseler.  Le  Danois,  dit 
M.  Vrndt,  pénètre  au  milieu  des  allemands  comme  une  dangereuse 
graine.  11  s'attribue  la  force  et  la  puissance,  et  prétend  réussir,  . 
le  temps,  à  taire  disparaître  la  race  allemande  pour  la  faire  entrer 
de  force  dans  sa  petite  nationalité!  Le  cœiu  se  soulève  devant  les 
violences  hypocrites  de  ces  Danois,  qui  ne  s'abstiennent  pas  même 
du  crime.  En  sera-t-il  longtemps  ainsi?  Non,  rependent  les  cœurs 
généreux.  Le  jour  de.-  représailles  approche.  Il  sème  une  haine  qui 

(1)  Voyez  le  livre  intéressant  de  M.  R.  Quehl,  consul-général  de  Prusst-  i      I 
mark,  intitulé  Ans  Danemark  (1856,  petit  in-8°). 


LE    SI  INDINATISME    ET   LE    DANEMARK.  5" 

retombera  sur  sa  tète,  ce  petit  peuple,  le  plus  vain  el  le  plus  rempli 
de  Gel  qui  suit  sur  la  terre,  el  qui  "se  ainsi  opprimer  el  piller  les 
belles  péninsules  el  les  belles  lies  de  la  Baltique...  Nous  espérons  en 
Dieu,  dans  le  Dieu  allemand!...  »  Et  M.  Beseler  termine  une  longue 
brochure  sur  la  question  des  duchés  1 1,  après  avoir  imploré  leur 
séparation  complète  d'avec  le  Danemark,  par  ce  cri  de  baine  et  de 
guerre  :  Citoyens  des  duchés,  nous  n'adressons  qu'une  prière  aux 
puissances  de  l'Allemagne.  Ce  sont  elles  qui  oous  ont  Fait  tombei 
les  armes  des  mains  il  j  a  bu  ans  pour  conclure  des  armistices  el 
des  traités  de  paix;  nous  détestons  ces  traités!  Qu'elles  nous  rendent 
nos  arme-,  :  non-,  saurons  bien  nous  affranchir  el  nous  venger  do 
mèmesl  » 

C'est  ainsi  que  parlent  en  ce  momenl  les  écrivains  allemands  ou 
slesvig-holsteinois.  L'un  veut  courir  tout  de  suite  aux  armes;  l'autre, 
effrayé  des  redoutables  entreprises  de  ce  petit  peuple  dano 
contre  la  grande  patrie  allemande,  invoque  le  Dieu  allemand,  el  s'in- 
digne déjà  de  voir  les  ttet  de  la  Baltique,  Seeland  et  Fionie,  aux 
mains  des  Danois.  \  qui  veut-il  donc  qu'elles  soient?  L'aveu  est  naïf, 
et  rappelle  trop  les  velléités  maritimes  <l>-  la  Prusse  avec  le  chant 
national  au  Slesvig-Holstein  meerutnschlungen. — -Beaux  témi 
en  faveui  du  ffelslat!  Le  Danemark  u'en  voulait  pas,  el  voilà  <  "in- 
ment  les  duchés  allemands  l'acceptent.  Qui  don*  est  satisfait  à  la 
suite  d'un  si  malheureux  arbitrage?  Ni  l'un  ni  l'autre  des  deui  plai- 
deurs apparemment.  Serait-ce  quelqu'un  des  ju_ 

On  voit  que  les  belles  combinaisons  du  BeUtat  n'ont  fait  qu'atti- 
rer au  Danemark  cent  ennemis  «lu  dehors.  \  l'intérieur,  on  a  pu  en- 
tendre  maint  craquement  et  maint  gémissement  de  la  machine  en 
désarroi.  Que  veut-on  que  Fasse  le  gouvernement  danois,  si  d'uni 
pari  la  diplomatie  européenne  lui  impose  une  combinaison  politique 
hérissée  de  mille  difficultés  pratiq  :  d'un  autre  côté  la  d 

de  1 1  ancfoi  t  vient  s'interposer  entre  ces  difficultés  et  lui,  pour  l'em- 
pêcher de  les  aplanir  ou  <l<'  les  vaincre?  \  quoi  l>"ii  i  mde 
guerre?  Celle  qui  a  eu  lieu  de  1848  i  l^M  n'a  déjà  servi  de  rien. 
Il  faudra  des  négociations  à  la  suite  des  nouvelles  hostilités,  et  les 
grandes  puissances,  consultées  précédemment,  seront  appelées  de 
nouveau  à  j  prendre  part.  Pourquoi  l'arbitrage  n'aurait-il  pas  lieu 
a\ant  qu'on  en  vienne  aux  armes?  Mais  dans  ce  cas  quel  parti 
prendre? 

i .  est  ici  que  le  scanduun  isme  prétend  offrir  une  solution.  —  Pre- 
nons, disent  les  partisans  de  l'idée  Scandinave,  l'Allemagne  au  mot. 

(1)  Ztir  s  i-HoMeinùchen  Sache  im  Aurjust  1856,  von  W.  Beseler,  Braun- 

Bcbvweigj  ts56. 


3,8  UEVl  E    l>Ks    DE]  \    MiiNHES. 

La  confédération  germanique  remet  d'eUe-même  en  question  une 
partie  du  système  imposé  oaguère  au  Danemark  parla  nécessité  eu- 
ropéenne. Nous  acceptons.  La  constitution  commune  va  «loue  être 
soumise  à  L'approbation  des  diètes  provinciales.  Nous,  naajoi  ité  des 
chambres  de  Copenhague,  à  qui  vous  ne  sauriez  refuser  le  droit 
d'émettre  àcesujei  noire  avis,  août  U  cejetons  entièrement,  nom 
trouvant  pxobahlemenl  en  cela  d'accard  avec  les  diètes  du  Sieevig, 
du  Holstcin  el  du  Lauenbourg.  Voila  brisé  le  lien  déteatablfi  gui  noue 
attachait  ensemble  malgrénous,  Ulemands  et  Scandinaves.  \  cette 
union  contre  nature  bous  en  substituons  une  autre,  naturelle,  de- 
puis longtemps  souhaitée,  utile  à  L'Europe,  qui,  non-  l'espérons,  La 
consacrera:  L'union  avec  la  Suède  et  la  Norvège.  Plus  d'attaque  à 
redouter  du  dehors;  oos  voisins  savent  désormais  qu'il*  auraient 
affaire  non  plus  au  petit  peuple  danois,  mais  à  trois  peuples  lin.-. 
aux  trais  Dations  Scandinaves,  dont  Les  intérêts  Boni  les  mêmes,  •  : 
qui  se  sont  formellement  obligi  wuir  mutuellement  Plue 

d'accusntiens  de  la  part  des  duchés  allemands  contre  la  pséteadue 
tyrannie  des  Danois.:  l'union  réelle,  qui  Les  emprisonnait   tout  à 
l'heure  dans  La  monarchie  danoise,  a  disparu;  elle  a  lait  plao 
L'union jtersoaneUe  rétablie,  c'estnàndu  te  roi  de  Danemark,, 

comme  par  Le  nasse,  reste  Leur  duc,  laisanl  à  oe  litre  partie  delà 
confédération  germaalque,  el  par  conséquent  incapable  de  modifier 
sans  le  consentement  de  l'Allemagne  Les  institutions  allemandes. 
Que  souhaiteraient-ils  de  plus?  appartenir  a  la  Prusse?  De  ne  le 
veulent  pas,  et  d'ailleurs  L'Europe  oe  verrai!  pas  de  sang-froid  La 
Prusse  acquérir  leurs  magnifiques  ports.  Formel  à  eux  beuIb  un 
étal  particulier  et  indépendant?  Il  raient  rien  en  vérité. 

Ils  n'ont  donc  aucun  inté  Béparer  complôtemeat  du  Dane- 

mark,  c'est-à-dire  à  rejeter  l'ancienne  autorité  du  roi-duc.  Seule- 
h  us  doivent  oublier  Le  Sleai  ig.  Par  suite  d'une  longue  indolwioe 
delà  paît  du  gouvernement  danois,  L'influence  allemande  s'est  im- 
plantée dans  la  partie  néridionale  de  ce  dm  le  :  oe  n'en  est  pas 
moins  un  primitivement  et  essentiellement  Scandinave.   Il 

est  temps  enfin  de  couper  court  à  toute  \elleite  de  slesvig-bolstei- 
atsme,  et  il  faut  que  chacun  soit  malice  chez  lui.  Le  Slesvig  devra 
repu  mile  peu  à  peu  les  mômes  institutions  qui  m  les  autres 

parties  du  Danemark.  Revenu  de  »  e  eiTeurs  et  rentre  dans  le  giron 
Scandinave,  ce  beau  duché  sera  ootre  don  du  matin  à  notre  fiant 
suédo-noivégienne.  Telle  est  ootre  première  solution  :  une  alliance 
politique  des  royaumes  du  Nord,  avec  L!anéantisai  un  ut  du  Utltlot,  <\<- 
telle  sorte  que  le  Slesvig  soit  véritablement  incorporé  dans  le  roya 
de  Danemark,  tandis  que  les  duchés  du  Bolstein  et  du  Lauenbourg 
ne  Formeront  qu'un  appendice  assez  indépendant  de  ce  royaumi 


1 1   s<  unnmmsM  i  i   u  daiww  u;k.  59 

l'exemple  do  Luxembourg  annexé  i  la  Hollande. —  Gett  ne  suffit-il 
point,  el  l'unit''  d\  nastique  est-elle  afeoiumenl  re  pour  nm- 

sacrer  l'alliance  pofitiqae  «lu  Word?  Hh  bien!  la  seconde  solution 

prête.  Noue  roue  avons  pria  au  mot  tout  a  l'heure.  Tous  ■ 
prétendu,  quand  déjà  elle  «'■  t .- 1  i  t  incontestablement  on  l'ait  accompli, 
réviser  ta  constitution  commune,  el  nons  \  avons  consenlî.  Mainte- 
nant nous  vous  demandons,  nous.  la  révision  du  traité  de  Londt 
el  voua  reconnadtreï  nécessaireraenl  que  constitution  commune  el 
traité  étaient  les  deux  colonnes  d'un  seul  el  même  édifiée.  \ 
avei  renversé  l'une;  nous  avons  te  droit,  quand  l'autre  penche,  de  ta 
poussera  terre  el  de  déblayer  te  terrain.  Voila  <  j  <  i  i  est  convenu  de 

cert  avec  toute  l'Europe.  Donnée  toute  indem 
r<  lu  du  traita  de  Londres;  il  n'est  plus  le  w  ntuel  à  n 

couronne.  Que  l'Europe,  en  vue  de  cette  union  Scandinave  qui  <l"it 
élever  ^\n  utile  boulevard,  m  mtienne  pour  \  aider  les  renoi 
des  prétendans  de  la  !  i  _r  1 1  •  ■  féminine  à  lacouronnede  Danemari 
que  cette  couronne,  redevenue  libre,  aBle  se  placer  sur  la  tête  qui 
réunit  déjà  .elle-  d.  -  ri  <\  au  tu»—  ilu  N .  i  ■  l .  chacun  • 

peuples  alliés  stipulant  d'ailleurs  -a  complète  mdépend;  i  ûn- 

tien  de  ses  mstitutions  particulières  el  de  son  gouvernemenl  inté- 
rieur. 

\in-i  parlent  tes  partisans  du  -  indînavisme ;  teïle  i 
qu'ils  veulent  opposer  à  l'intervention  de  la  dièti  de  Francfort.  Il» 
entendent  resp»  cter  tous  les  di                                        la  dipli  i 
lie.  mai-  il-  souhaiteraienl  que  ta  diplomatie  .  mieui  întorn au- 
jourd'hui a  leur  -en-,  consenttl  a  modifier  9on  œuvre,  qu'ils  •  i"i'  m 
funeste  et  impraticable.  Il-  ne  voienl  de  salut  «pie  dans  l'uni' 

dinave;  pour]  parvenir,  il-  consentiraient,  i -  l'avons  «lit. 

pénibles  sacrifices-,  au  cas  par  exempl i  la  Suède  et  la  N'"' 

ne  voudraient  pas  accepter  dans  l'association  Pélénient  germanique^ 
En  vue  de  cette  union,  ils  voudraient  soir  réviser  le  traite  de  Lon- 
dres. Il-  savent,  a  la  vérité,  que  '.  !  ai- 
sément qu'elle  se  façonne,  et  qu'il  n'j  a.  ponr  la  briser  d'un  coup, 
que  h-  révolutions.  Il-  ne  veulent  pas  des  révolutions,  qui  tourne- 
raient contre  eu\  ton-  le-  cabinets  de  l'Europe,  et  qui  répognenl 
d'ailleurs  a  leur  canne,  noble  et  juste.  C'est  do»  la  diplomatie  qu'ils 
implorent. 

La  plein. ■  qu'a  y  a  bien  dans  leur-  rems  quelque  i  bose  de  pra- 
tique   et   d'utile,    c'est    cpi'au    lieu   d'.ir_'iiuien-  contre    le   -eaudina- 

\i-ine  pendant  ces  graves  débate,  on  ne  vofl  paraître,  du  coté  n 
qui  -emhli  rait  devoir  lui  eue  hostile,  que  de-  expédions  ou  d<  - 
Union-  (pii  lui  -eut  en  certaine  mesure  conformi  s.  L'écrit  publii 
uieni  par  le  propre  beau-frère  du  dur  de  Stuekahourg-,  M. 


40  REVUE    DES   DEl  \    HONDB8. 

baron  de  Blixen-Finecke  (1),  montre  bien  qu'on  ne  dédaigne  plus 
réellement  le  mouvement  Scandinave,  mais  qu'on  essaie  de  le  diriger 

à  son  profit.  M.  de  Blixen-Finecke,  sujet  suédois  et  danois  & me 

temps  par  les  riches  domaines  qu'il  possède  en  Scanie  <'t  dans  l'Ile 
de  Fionie,  était  oaguère  encore  en  Danemark  le  chef  de  l'opposition 
aristocratique  contre  le  progrès  des  institutions  libérales;  il  est 
maintenant  converti  au  scandinavisme.  o  L'union  politique  des  mus 
royaumes  du  Nord  sous  un  seul  roi,  dit-il,  avec  communauté  de 
douanes,  de  monnaie,  de  poids  et  de  mesures,  esl  chose  très  dési- 
rable, et  à  laquelle  l'assentimenl  de  l'Europe,  au  cas  d'une  solu- 
tion présente,  ne  saurait  manquer.  •  L'idée  du  scandinavisme  a  lait 
depuis  dix  ans,  et  particulièremenl  depuis  trois  aimer..  M.  de  Blixen- 
Finecke  le  reconnaît,  des  progrès  incontestables.  Ce  nt'esl  plus  seu- 
lement la  jeunesse  drs  universités  qui  la  proclame;  elle  esl  adoptée, 

dit  l'auteur,  par  les  esprits  les   plus  sérieux  el    les  plus  élevés  dans 

la  nation.  —  Mais,  continue-t-ïl,  l'idée  Scandinave  ne  -aurait  pré- 
tendre à  fouler  aux  pieds  les  droits  reconnus  par  l'Europe,  car  alors 
elle  ne  sciait  plus  qu'une  violence  révolutionnaire  que  les  cabinets 

européens  ne  laisseraient  pas  triompher,  Commenl  d :  faire  pour 

réaliser  le  scandinavisvie  pratique?  M.  de  Blixen-Finecke  propose 
«  une  adoption  réciproque  et  mutuelle  des  deux  familles  royales  de 
Suède-Norvége  et  de  Danemark,  de  telle  BOrte  que  la  descendance 

mâle  survivante  restera  seule  en  possession  des  trois  couro 

Or  le  roi  Oscar  a  aujourd'hui  trois  Bis,  dont  le  premier  esl  marié 
depuis  quelques  année-  seulement;  le  duc  de  Glucksbourg  a  lui- 
même  deux  Gis.  Pour  peu  que  l'une  des  deux  dj  nasties  atteigne  une 
durée  semblable,  par  exemple,  à  celle  de  la  maison  d'Oldenbourg, 
qui  s'éteint  aujourd'hui  en  Danemark,  le  scandinavisme  verra  ses 

veux  réalisés  dans  quatre  cents  ans  d'ici,   vers  l'an  de  grâce  2250] 

C'est  lui  laisser  le  temps  de  la  réflexion.  —  L'auteur  oe  plaisante  pas 

cependant;  il  n'imagine  pas  d'autre  moyen  pour  réaliser  l'union  qu'il 
croit  salutaire,  et,  comme  il  tient  d'ailleurs  à  justifier  le  titre  île  son 
écrit,  voici  comment  la  proposition  qu'il  a  laite  devient  pratique  à 

son  point  de  vue  :  n  Si  cette  proposition,  dit-il.  tée  par  ceux 

qui  ont  mis  en  avanl  dessouhaits  el  des  espérances  pour  une  alliance 
Scandinave,  nous  saurons  bien  désormais  de  quelle  nature  esl  véri- 
tablement leur  scandinavisme,  nous  saurons  que  non-  avons  affaire 
ou  bien  à  de  purs  idéalistes,  ou  bien  aux  adhérens  d'une  politique 
toute  personnelle,  n'ayant  d'autre  dessein  que  d'éloigner  une  cer- 
taine personne  au  profit  des  plans  ambitieux  d'une  certaine  autre... 
Quelles  sont  les  deux  personnes  que  désigne  M.  de  Illixen-Fine»  keî 

(1)  Skandinavismen  practisk,  in-iî. 


LE    SCANDINAVIE    ET    LE    DANEMARK.  41 

—  Cela  n'est  pas  difficile  à  deviner.  Il  s'agit  de  son  royal  paient, 
M.  I"  duc  de  Glucksbourg,  l'héritier  désigné  de  la  couronne  danoise, 
et  en  second  lieu  du  prince  royal  de  Suède,  déjà  vice-roi  de  Non 
et  futur  héritier  du  trône  suédois,  L'apologie  du  duc  de  Glucksbourg, 
qui  forme  une  bonne  partie  de  la  brochure,  n'est  qu'une  réponse  au 
cordial  accueil  fait  récemmenl  à  Copenhague  au  fils  du  roi  de  Suède, 
lorsqu'il  j  est  venu,  en  septembre  dernier,  à  la  suite  des  fêtes  si  an- 
dinaves  de  1856,  pour  introduire,  assurart-on,  sa  majesté  Frédé- 
ric Vil  dans  les  hautes  régions  de  la  franc-maçonnerie!  Le  journal 
officie]  danois  eut  la  naïveté  d'annoncer  que  la  promenade  aux  Dam- 
ux  préparée  en  l'honneur  du  prince  Buédois  par  les  étudiansde 
•enhague  n'aurait  aucun  caractère  politique,  comme  s'il  eût  craint 
que  les  ardens  du  parti  ne  relevassent  le  lendemain,  dans  la  cour 
du  château  de  Christiansborg,  sur  le  triple  pavois  du  Nord.  On  s'est 
contenté  de  remercier  publiquement  le  prince  de  la  sympathique 
ardeur  qu'il  avait  plus  'l'une  fois  chaleureusement  exprimée  en  fa- 
veur drs  intérêts  Scandinaves.  Un  journal  cependant  a  osé  de  plus 
instituer  entre  le  duc  de  Glucksbourg  et  le  prince  royal  de  Suède  un 
parallèle  singulièrement  flatteur  pour  i  e  dernier,  singulièrement  dé- 
favorable au  prince  danois,  .■(  qui  a  fait  sensation  dans  tout  le  Nord. 
Nous  ne  nous  permettrons  pas  de  le  reproduire  ici,  bien  q 
baron  de  Btixen-Fînecke  nous  en  ait  donné  le  droit,  et  nous  j  ah 
Presque  invité  même,  en  acceptant,  lui  aussi,  dominé  Bans  aucun 
doute  par  ce  souvenir,  que  la  question  fut  posée  entre  deux  per- 
sonnes. 

N  ' !  !  estion  n'est  pas  personnelle,  elle  est  nationale.  Il  s'agit 
pour  les  peuples  Scandinaves  de  .-'unir  pour  être  indépendan 
forts.  Il  s'agit  pour  le  Danemark  en  particulier  d'échapper  enfin  .. 
linfluence,  a  la  pression  germanique,  et  de  conquérir  à  l'intérieur 
quelque  unité.  La  légalité  instituée  par  le  HeUlai  et  le  traité  de 
Londres  s  opposent  à  l'union  Scandinave,  i  mais,  puis- 

que les  grandes  puissances  allemandes  portent  aujourd'hui  une  i 
"""lv  atteinte  à  l'édifice  qu'elles  ont  elles-mêmes  contribué  a  élevei 
malgré  les  vœux  .lu  Danemark,  il  semble  qu'une  légalité  nouvelle 
pourrait  remplacer,  grâce  a  la  diplomatie,  celle  qui  contient  tant 
de  périls.  En  toutcas,  une  alliance  politique,  un  traité  de  commune 
défense  conclu  entre  I.-  mu.  peuples,  dont  la  race  et  les  intén 
sont  communs,  sauverait  :  en  ce  moment  celui  des  trois  qui 

si  dangereusement  menacé.  Qu'il  nous  suffise  a  .m,,  .  ,  ,:iit 

notre  unique  dessein,  —  d'avoir  montré  l'entier  développement 
il  une  idée  généreuse,  depuis  son  berceau,  t. .m  poétique  et  litté- 
raire, jusqu'à  son  entrée,  bien  constatée  par  la  récente  circulaire  de 
M.  de  Scheele,  dans  le  domaine  do  la  politique  et  de  la  diploma- 


|2  liLU  I      DES     DW   I     IÉÛHMS. 

Le  scandinavisme  répondàun  sentiment  vrai  des  pCrikel  «1rs 
ources  que  les  pays  du   Nord  rencontrent  autour  deux  et  w 

milieu  d'eux.  I  se*  dire  que  sa  pi» >  marquée  parmi  les 

idées  sérieuses  qui  doive*  pr xupe*  aujourdhui  l  Europe.  Vou- 

loir  préciser  exactement  L'époque  el  le  mode  de  son«ntier  acconv 
plissemen  dépasser  les  prétentions  de  cette :  étude,  et,  noua ,ta 

croyons,  les  limites  de  la  prudence.  Nous  ne  voulions  que  consi 

aesnr es,  que  prévoir  tout  au  plusseasucci    dans  1  avenir,  sans 

r  d'en  rédiger  le  programme  imaginaire,   route  une 
nation  mise  en  péril  j  voit  un  refuge  assuré.  N  exagérons  pas  les 
,ifioes  que  cette  aation  aurail  à  faire:  les  duchés  devraient  lui 
rester;  ces  duchés  annexés  oe  seraient  pas  pour  elle,  redevenne 
puk              l'intérieur,  un  plus  grand  embarras  que  néteienl  a 
la  Suède  de  1648  ses  possessions  continentales;  ds  lu,  seraient  au 
contraire  un  lien  précieux  avei  le  reste  de  l'Europe.  L     peuplesdont 
,iti„M.  dans  son  perd  extrême,  invoque  la  fraternité  et  I  al- 
liance sont  |              unir  a  elle;  les  anciennes  naines  oni  été  ou- 
...  les  dissentimens  se  Bont  aplanis;  la  Norvège  oe  crainl  pas 
l'union  uuiseen  rien  au  soude  édiûce  de  sa  liberté;  la  Suède  a 
tout  à  gagner  el  suit  son  étoile.  Encore  une  fois  cependant,  la  diplo- 
matie européenne  tient  la  clé  du  problème;  doub  ue  pouvons  donc 
que  faire  des  vœux  pour  qu'elle  s'interpose  avant  Le  renouvellement, 
imminent  peut-être,  d'une  guerre  danget               inutile,  el  pow 
qu'elle  assure  enOn,  par  l'alliance  préparée  des  trois  couronnes  «lu 
\  ,   i.  les  destinées  d'une  race  intelligente,  brave,  qui  i s  est  atta- 
chée de  cœur,  et  aoi               me  à  toul  l'Occident,  un  précieux 

boulevard.  La  politique  de  la  France,  celle  de  Henri  IV,  de  Riche- 
lieu, de  Louis  \l\  jeune  etencore  généreux,  celle  de  I  i  I" 
n'est  pas  de  s'allier  aux  forts  sans  nul  souci  des  faibles.  La  poli- 
tique française  esl  de  protéger  1rs  puissances  secondaires,  de  les 
grouper  en  un  faisceau  que  rendent  consistant  et  bien  cimenté  non 
pas  seulement  la  force  du  nombre,  mais  celle  de  la  reconnai 
celle  de  l'éternelle  justice,  du  bon  droit  et  de  la  vérité. 


\.    i.i  i  im.T. 


M 


TRADITIONALISME 


PREBIIIX    l'IUll. 


M.    DE    BOB  M.D. 


I     !'■  u   Yëlnr  dt  U  hano*  luwu.  par  le  prre  Llu-iri.  «   «ol.  Ul* 
II.  fkdosophu  el  Heligwn,  fit  ll.-l.    I.    NlrM    I   fol.  i»S6. 


F. 

On  a  l'ait  depuis  quelque  temps  de  Louables  efforts  pour  rappro- 
cher des  doctrines  qui  semblaient  séparées  par  ane  guerre  éternelle. 
1 1     i  easa]  é  d'amener  a  B-entendre,  .1  se  m  u  à  se  supporter, 

je  in'  sais  lequel,  <«mi\  «pii.  en  philosophie,  en  religion,  en  polil 
même,  défendent  te  \i<'u\  et  cens  qui  soutiennent  !<■  nouveau,  Je  me 
sers  a  deseein  d'expressions  oestres  '•(  vagues,  le  viens  et  le  nouveau, 
el  tout  de  suite,  afin  a"  évites  les  méprises  el  encore  plus  le  scandale, 
j'avertis  que  par  le  aowvaau  je  n'entends  pas  les  derniers  venus 
caprices  de  l'esprit  humais,  ni  par  le  vieux  des  préjugés  cronflans 
donl  je  viendrais  insulter  les  ruines.  Non;  il  but  prendre  ces  deux 
mots  dans  un  9ens  très  général,  dans  le  sens  vulgaire  de  dos  an- 
ciennes controverses.  Par  exemple  en  politique,  tout  le  monde  sait 
qu'il  \  a  les  idées  de  L'ancien  régime  si  les  principes  de  1789.  !.• 
christianisme,  immuable  dan-  son  fond,  peut  être  considéré  soit  à 
la  manière  du  moyeu  it  à  celle  <\r  non,  cru* siècle,  en 

éclairée,  encore  élargie  par  ridée  suprême  des  droits  delà  conseil 


44  REVOE    DES    DE)  \    UOND1  5. 

humaine.  Pour  la  philosophie,  on  sait  qu'elle  fui  un  temps  l'esclave 
de  l'autorité,  etqu'un  autre  temps  est  venu,  l'ère  de  Bao I  de  Des- 
cartes, où  elle  n'a  plus  voulu  être  que  la  servante  de  la  raison.  Voilà 
en  grosle  vieux,  voilà  le  nouveau,  et  voilà  les  deux  esprits  qu'on 
s'est  naguère  ellbrcé  de  concilier.  Il  esl  fori  douteux  qu'on  les  puisse 
unir  au  point  de  les  confondre,  et  qui  sait  si  ce  serait  désirable?  Les 

t'usions  sont  difficiles:  mais paix  est  possible,  du  moins  une  trêve, 

et  beaucoup  de  reconnaissance  esl  due  aux  hommes  généreux  qui 
prennent  à  tâche  de  remplacer  par  une  émulation  bienveillante  entre 
1rs  opinions  sincères  la  lutte  ardente  des  convictions  ou  des  pré- 
tentions passionnées. 

11  ne  faut  poim  chercher  l'unité  :  elle  est  une  chimère  et  un  dan- 
ger; mais  on  peut  espérer,  el  il  esl  toujours  méritoire  d'j  travailler, 
que  des  doctrines  qui  diffèrenl  par  l'origine,  les  procédés  et  le  but, 
fmironl  par  co-exister  sans  se  combattre,  el  poursuivront  Bans  dis- 
corde l'œuvre  de  bien  qu'elles  se  proposent,  en  servant,  chacune  à 
sa  mode,  la  cause  de  la  vérité.  Le  temps,  qui  émousse  les  angles  des 
métaux  les  plus  dors,  peut  effacer  des  ressentimens,  dissiper  des 
préventions,  el  les  hommes  n'ont  pas  toujours  besoin  de  penser  de 

même  pour  être  amenés  à  faire  la  méi :hose.  Rien  n'empêche  donc 

de  croire  à  un  avenir  plus  paisible  que  le  passé;  l'histoire  de  l'un 
n'est  pas  nécessairement  la  prophétie  de  l'autre.  Ceux  à  qui  cette 
histoire  n'est  pas  étrangère,  ceux  qui  onl  \u  les  luttes  du  commen- 
cement de  ce  siècle  peuvent  conserver  quelque  Incertitude  quant  au 
succès  complet  de  l'entreprise;  mais  ils  sont  tenus  par  leur  expé- 
rience même  d'y  applaudir  etd'j  contribuer.  Us  auraienl  bien  peu 
de  mémoire  s'ils  ne  se  rappelaient  sur  quels  écueils  la  barque  s'est 
plus  d'une  fois  brisée,  et  bien  peu  de  dénuement  s'ils  ne  les  signa- 
laient à  ceuv  qui  s'aventurent  sur  les  mêmes  eaux.  Ils  doivent  sur- 
tout prévenir  le  retour  des  fautes  qui  pourraient  empêcher  toul 
commodément.  La  moins  grave  ne  serait  pas  celle  de  ressaisir  les 
armes  de  guerre  comme  des  instrumens  de  paix,  el  en  s'obstinant 

dans  les  traditions  de  parti,  dans  les  admirations  de  circonstai 

de  plaider  les  mêmes  causes  avec  les  mêmes  argumens.  Rien  ne  se- 
rait plus  malhabile  et  plus  funeste  que  de  reprendre  les  controv»  l 
de  toute  sorte  au  point  où  elles  ont  été  laissées,  d'j  faire  Ggurer  les 
mêmes  thèses,  les  mêmes  critiques,  les  mêmes  noms;  autant  vau- 
drait en  plein  armistice  dire  aux  clairons  de  s, muer  la  chai . 

Les  hommes  seraient  trop  heureux  si  la  vérité,  quand  elle  pénètre 
dans  leur  esprit,  s'en  emparait  au  point  de  le  transformer  et  di 
l'assimiler  entièrement.  Quand,  par  bonne  fortune  OU  par  sa  rectitude 
naturelle,  notre  raison  va  au  vrai,  elle  ne  change  pas  de  nature; 
elle  reste  limitée  et  faible.  Nous  entrons  dans  la  vérité  avec  le  cor- 


I>l      rRAMTH>\AI.lSME.  45 

tége  de  nos  préjugés,  de  nos  infirmités,  de  nos  passions;  nous  rame- 
nons les  choses  à  notre  mesure,  nous  les  façonnons  à  notre  image.  11 
arrive  même  que  notre  part  d'erreur  et  d'ignorance  esl  plus  grande 
que  la  portion  « l*»  vérité  qui  nous  éclaire,  comme  par  un  phénomène 
inverse  un  esprit  engagé  dans  l'erreur  peul  montrer  une  telle  jus- 
tesse et  une  sagacité  telle  que  le  faux  reste  pour  ainsi  dire  cantonné 
dans  les  principes,  et  que  la  vérité  se  retrouve  dans  les  détails  et 
brille  dans  les  accessoires. 

•  l'est  là  ce  qui  rend  po^-ible  la  critique  de  touù  9  les  écoles  1 1  de 
toutes  lis  sectes.  C'esl  ce  qui  permet  en  même  temps  d'admirer  de 
grands  esprits  qui  se  trompent,  el  de  ne  ménager  rien  de  ce  qu'ils 
soutiennent,  car  le  talent  et  la  doctrine  no  >"iit  pas  Bolidaires.  La 
perfection  esl  dans  la  vérité,  elle  n'esl  pas  dan-  la  raison  humaine. 
El  di'  même  qu'une  bonne  nature  est  quelquefois  égarée  au  mal  par 
l'abus  de  ses  qualités,  "n  peut  embrasser  le  bien  par  de  mauvais 
motifs,  le  chercher  par  une  mauvaise  voie,  l'appuyer  de  mauvaises 
raisons,  et  dan-  i  <■  cas  il  esl  permis  de  condamner  l'avocal  -ans 
condamner  la  cause.  Les  critiques  ne  sont  pas  comme  les  -"Mats, 
qui  ne  reconnaissent  l'ennemi  qu'à  son  drap 

Rien  n'est  plus  commun,  par  exemple,  que  d'entendre  de  d 
tables  apologies  de  la  liberté  politique.  Nous  avons  été  condami 
lutter  non-seulement  contre  des  passions  coupables,  c'est  la  mi 
de  notre  nature,  mais  (misère  peut-être  plus  triste  encore]  contre 
des  argumentations  ou  des  théorie-  fausses  qu'on  associait  au  sen- 
timent louable  en  Boi  des  droit-,  de  l'espèce  humaine.  Nous  avons  vu 
des  philosophiez  qui,  soit  par  leur  esprit  général,  soit  par  leurs  • 
clusions  dernières,  paraissaient  élevées  el  pures  tomber  dan-  de 
tels  écarts  de  méthode  ou  de  raisonnement,  qu'il  \  avait  en  elles  plus 
à  rejeter  qu'à  prendre,  et  qu'elles  nuisaient  par  leur  exemple  plus 
qu'elles  ne  servaient  par  leur  tendance.  Lorsqu'à  la  suite  des  épreuves 
que  l'anarchie  inflige  parfois  aux  nations  civilisées,  les  imaginatii 

■  ic plu-  troublées  que  les  intérêt-,  n'aspirent  plus  qu'à  la  sécurité, 

l'ordre,  ce  besoin  constant  d  .  -,  peut  être  cherché  par  I 

moyens,  célébré  par  tous  motifs,  et  le-  grossiers  sophismes  de  la 
convoitise  on  île  la  peur  se  donner  pour  de  n<>l>le-  doctrines  conser- 
vatrices. Enfin,  lorsque  de  téméraires  hypothèses,  des  doutes  rai- 
sonneurs, ou,  ce  qui  est  pire,  l'incrédulité  de-  passions,  ont  n 
a  ébranler  le-  bases  mêmes  de  la  religion  en  attaquant  toutes 
formes,  c'est  un  service  a  rendre  a  la  vérité  et  a  l'humanité  que  de 
prendre  en  main  île-  intérêts  1  !  de  replacer  dan-  leur  jour, 

de  rasseoir  sur  leurs  fondemens  le-  dogmes  qui  par  la  loi  consacrent 
la  morale.  Mais  la  religion  au— i  peut  être  mal  défendue,  le  préjugé 
peut  s'enrôler  ù  son  service;  l'ignorance  ou  le  zèle  peuvent  b'i  p 


4»i  1-,1  \!  I    l>Ks    l'I.I  \     Mi'MH  -. 

ter  désarmes  fragiles  ou  prohibées.  Se  qui  est  divan  en  .soi  s'huma* 
iiim'  dans  la  pensée  de  l'homme,  et  la  vente,  après  aven  travei 

milieu  «orruptiblc,  peut  se  produire  sous  la  forme  dfl  l'erreur.  Bien 

n'est  donc  plus  Légitime  que  de  discuter  les  apologies  qui,  telles 
qu'un  lierre  parasite,  viennent  s'aiiaclur  ans  doctrines  qa'on  von- 
drait  trouver  saintes.  C'est  un  devoir  fan  de  Répara  es  qui  es*  du 
(  iel  et  ce  qui  est  de  le  terre,  surtout  quand  la  foi  n'est  qu'en  appa- 
rence  engagée  dans  le  débat,  el  qu'elle  se  trouve  accidentellement 

mêler,  son  sans  un  peu  d'artilire,  a  des  opinions  de  SB  inonde,  des- 
tinées a  chauler  ;i\ir  nos  ^mi\  erneinens,  a  péris  avec  nos  discordes. 

Souvent,  quand  on  sous  pavle  religion  on  philosophie,  il  s'agh  di 

politique.  Écartez  la  religion,  lelute/  la  pilili  -opine .  et  inarrlir/ 
droit  a  la  politique. 

Le  débat  qui  s'.-t  rouvert  depuis  Mi  dernières  années  enta  li 
religion  et  la  philosophie,  entre  fabos  de  la  religion  et  l'abus  de  la 
philosophie,  et  dont  en  a  voûta  malheureusement  ne  tire  qu'une 
annexe  se  une  ferme  de  la  querelle  entre  les  id<  n  de  pouvoir  et  les 
idées  de  liberté,  n'est  pas  fort  nouveau.  Dès  le  eammencament  «li- 
ce siècle,    la   ic\  ulution  Tram  aise    Pavait    ramené   0   la   suite   de    s(,ii 

naufrage.  ®ù  ne  dit  aujourd'hui  des  méfaits  do  wnr  siècle,  des 
périls  attachés  à  la  liberté  on  à  la  raison,  des  mentes  du  principe 

l'autorité,   rien   ipie   l'on   n'ait  dit   aussi  bien  il  y  a  cinquante  BJM,  et 

si  l'on  n'a  point  alors  converti  le  \i\'  siècle,  il  fout  qu'il  soit  diffi- 
cile à  tom  lier,  Gar  cette  première  réaction,  provoquée  |  do- 
venus  tout  autrement tsagiques,  eut  rheuBeuse  fostune  de  trouver 
des  défenseurs  dont  tes  égaux  ne  Boni  pas  communs.  Le  Sénieën 
du ■i.siniiiisHir,  les  ou\  rages  de  M.  de  Ronald  et  du  comte  de  tiaistre, 
plus  tard  Y  Essai  sur  t  Indifférence,  sont  assurément  des  plaidoyers 
que  pour  le  talent  ne  répudierait  auenni  .  et  cepi  ndanl  le  pro- 
eèsa  été  une  première  fois  perd  ;  unes  appan 
tait  marcher  peut-être  au  même  résultat  que  d'invoquer  indistincte- 
ment  les  mêmes  noms,  et  de  se  mettre  protection  de  tel  ou 
tel  d  -  m  mi  ter  le  premier  et 
le  dernier. 

in  dépit  des  origines  politiques  de  M.  ne  Chateaubriands  on  doit 
se  refuser  à  voir  uniquement  dans  le  Génie  du  Christianisme  on  ou- 
vragede  parti.  L'idée  ingénieuse  de  recommandera  l'imagination, 
au  goût,  au  sentiment,  la  foi  de  uns  pères,  el  de  lui  regagner  les 
cœurs  par  la  beauté  plus  encore  que  par  la  vérité,  pes 
des  esprits  aastères  an  peu  au-dessous  de  la  gravité  du  sujet.  En- 
couragés par  cette  maniée  santé  de]  r,  lesimi 
ont  pu  se  croire  en  droit  de  déplacer  ainsi  toutes  les  grandes  qui 
tions  en  les  taisant  passer  à  leur  tour  du  ressort  di 


m   nusmosâusn.  '\~ 

« ■i-liii  de  l'imagination,  du  sentiment  os  du  goût.  Ce  qui  • 
mise  dan-  an  ouvrage  d'art  plutôt  que  de  philosophie  a  pu  paraître 
depuis  lors  applicable  a  la  discussion  même  du  fond  des  i  bot 
l'habile  écrivain  a  donné  l'exemple  de  justifier  une  opinion  m 
par  ses  preuves  que  par  ses  ornessens.  \  ce  compte,  les  beaui  i 
de  Lucrèce  devraient  nous  décider  en  favenr  des  doctrines      I 
cure.  Cette  remarque  même  met  hors  du  débat  l'ouvrage  de  M.  te 
teasbriand;  ce  n'est  point  un  lèvre  de  eontrovt         i      rient  par 
le  talent,  il  doil  être  préservé  de  tout  hostile  examen,  comme  (ont 
ce  qui  réussit  a  charmer  sans  viser  i  convaincre.  D'ailleurs  il 
deux  lignes  dans  le  dernier  saiesse  qui  suffiraient,  i  non 
pour  !<■  placer  en  dehors  de  toutes  les  œuvres  Buspeetes  de  la  poli- 
tique réactionnaire.  Cest  à  la  page  où  l'auteur  loue  l 
l'église  m  ime  d'avoir  i  produis  chez  les  modernes  le  systèn 

tatif,  qu'on  peut  mettre  au  i bre  de  a  -  trois  ou  quatre  décou- 
vertes qui  onl  créé  un  autre  univers.  Non,  ce  n'est  pas  l'esprit 
de  la  contre-révolution  qui  a  inspiré  li   <■         lu  Chrittiam 

Le  R\  re  de  M.  de  Lamennais  est  plus  Bérieax,  et  il  a  joui 
monde  des  esprits  an  rèïe  plus  philosophique.  S'il  Fallait  ne  consi- 
dérer dm-  les  livres  que  leur  influence,  ancun  peat-étre,  parmi 
nouvelles  apologies,  ne  serait  supérieur  su  même  égal  a  YEttaitur 
f Indifférence.  L'auteur  n'est  pas  un  grand  inventeur  d'id< 
principes  ne  sont  peut-être  pas  de  lui   mais  en  les  emprui 
mi  la.  il  !<•-  a  reforgés  en  mstrumens  puissans  de  polémiqu 
a  fortifiés  par  des  i  onsidérations  singiriièremoRt  frappantes  sur  : 
moral  du  monde,  et,  marchant  hardiment  aux 
devanciers  ignoraient  ou  redoutaient,  il  a  convaincu  les  esprit* 

finement.  M  • aujourd'hui  il  «rp  de  lui  pan 

son  empire  n'est  pas  tombé  avec  son  sut  rite.  Détrôné,  il  don 

jusque  dan-  les  écoles  qu'il  a  reniées  et  qui  le  mau 
Cependant  il  s'est  trop  irrévocablement  séparé,  il  s'est  porté  à  deE 
extrémités  trop  lointaines  poux  qu'os  puisse,  même  en  isolant  une 
époque  de  sa  vie,  le  traiter  en  représentant  de  la  • 
sertée.  Coriolan  esl  mort  loin  de  Rome,  et,  avant  qu'il  n'expirât, 
les  pleurs  de  sa  mère  ne  l'ont  pas  attendri.  Ceux  mêmes  qui  répètent 
ses  leçons  ne  l'acceptent  plus  pour  martre,  et  désavouerai*  trt  lenr 
doctrine  si  on  la  personnifiait  en  lui.  Ce  n'est  dune  pas  dans  M. 
Lamennais  que  non-  chercherons  ce  qu'un  appelle  aujourd'hui  le 
traditionalisme. 

Ce  dernier  m  «t.  qne  non-  n'avons  p  !  qui  est  passé  d 

la  controverse  contemporaine,  pourrait  servira  désigner  en 
tout  r ensemble  d'idées  en  d'arguraens  qui,  dans  la  philosophie,  la 
pofitique,  la  religion,  tend  a  exclure  l'interveatisn  libre  de  la  rai- 


AS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son,  car  il  ne  peut  être  pris  comme  un  sj  stème  et  combattu  à  ce  titre 
qu'autant  qu'il  est  exclusif.  Ce  ne  serait  pas  un  système,  encore 
moins  une  erreur,  que  de  tenir  en  toute  matière  grand  compte  de  la 
tradition,  et  de  prétendre  qu'elle  exerce  en  ce  monde  une  véritable 
puissance.  11  s'agit  de  la  doctrine  exclusive  qui  refuse  à  l'effort  de 
l'intelligence  humaine  toute  part  légitime  dans  l'œuvre  de  scieni 
de  croyances  et  d'institutions  qui  forme  le  patrimoine  de  toute  bo- 
ciété  civilisée.  Il  s'agit  de  l'idée  qui  dément  en  tout  et  renverse  dans 
ses  termes  l'aphorisme  de  Bacon  :  La  vérité  est  fille  du  temp 
uon  de  l'autorité;  veritas  filin  temporit,  mm  auctoritatis.  ■  Re- 
chercher dans  ses  deux  plus  absolus  interprètes  et  dan-  ses  nou- 
veaux adversaires  les  principes  el  les  conséquences  de  cette  ma- 
nière de  raisonner,  examiner  surtout  s'il  est  utile  à  personne  d'\ 
revenir  ou  de  s'j  attacher,  c'est  le  sujet  de  cette  étude. 

11. 

Il  \  a  longtemps  eu  peu  de  rapports  entre  la  célébrité  des  Ifaistre 
el  des  Bonald  et  l'influence  de  leurs  doctrines.  De  leur  vivant,  on 
le>  louait  plus  souvent  qu'on  ne  les  citait.  Leur  parti  même  ne  les 
admirait  qu'avec  défiance.  \  l'époque  où  l'opinion  donl  ils  étaient 
l'honneur  et  la  parure  semblait  triomphante  el  près  de  saisir  le 
pouvoir,  elle  les  a\ait  encensés,  grandis,  mais  ne  suivail  pas  leurs 
conseils;  bien  plus,  elle  ne  lisait  pas  leur-  livres.  On  les  regardait 
connue  des  hommes  qui  ouïraient  le  bon  droit,  comme  des  défen- 
seurs compromettans.  <>n  les  soupçonnait  d'avoir  fait  l'utopie  du 
passé.  La  métaphysique,  pour  être  vouée  à  la  lionne  cause,  ne  ces- 
sait pas  d'être  de  la  métaphysique,  el  ce  pèche  originel,  tout  l'abso- 
lutisme de  M.  de  Bonald  ne  le  rachetait  p  ts.  loseph  de  Maistre  écri- 
vait plus  en  homme  du  monde,  son  style  cavalier  rendait  ses  Ih 
plus amusans;  mais  détail  extrême,  excentrique,  el  l'on  ue  pouvail 
se  faire  à  voir  des  idées  d'ancien  régime  soutenues  du  ton  du  para- 
doxe. Il  n'\  avait  que  des  gens  de  trop  <T esprit,  comi a  disait 

alors,  qui  pouvaient  s'accommoder  de  ce  genre  hasard,  de  littéra- 
ture; ceiie  doctrine  de  haut  goût  n'était  bonne  que  pour  ceux  que 
les  partis  appellent  les  point  m.  Le  pouvoir  était  timide,  la  politique 
circonspecte,  et  l'on  ne  voulait  pas  donner  raison  à  des  adversaires 
redoutables  en  faisant  cause  commune  avec  des  défenseurs  de  l'im- 
possible. Je  ne  serais  pas  étonné  que,  sous  la  restauration,  tes  écrits 
de  M.  de  Maistre  eussent  été  fort  peu  répandus;  je  l'affirmerais  pour 
ceux  de  M.  de  Bonald.  11  a  fallu  cet  affaiblissement  de  toute  con- 
fiance dans  la  raison  qui  signale  notre  temps,  il  a  fallu  cet  impu- 
dent scepticisme  qui  a  perdu  le  goût  de  la  mesure  en  perdant  le 


ni     rr,  \ni  ih>\  w  \-v\  . 


hs> 


sens  de  la  vérité,  il  a  fallu  cette  tolérance  de  l'exagération  qui  sied 
aux  imaginations  blasées,  pour  ramener  sérieusement  quelques  es- 
prits à  ces  excès  de  pensée  et  d'assertion  qui  semblent  à  certains 
préjugés  réactionnaires  l' apocalypse  du  génie  conservateur. 

La  sévérité  pour  les  doctrines  oe  doit  pas  rendre  injuste  pour  [es 
auteurs.  M.  de  Bonald  esl  un  écrivain  très  distingué.  Son  goûl  pour 

L'abstraction,  sa  méthode  prétendue  g nétrique,  sa  subtilité  dans 

le  choix  et  l'emploi  des  termes,  ses  redites  infinies,  le  retour  conti- 
nuel des  mêmes  idées,  des  mêmes  exemples,  des  mê b  expressions, 

des  mê s  citations,  donnent  à  ses  ouvrages  une  i lotonie  et  une 

aridité  qui  trompent  sur  son  talent;  mais  ce  talent  a  plus  d'une  qua- 
lité solide  et  brûlante.  Lorsque  l'écrivain  renonce  au  langage  tech- 
nique qu'il  s'est  fait  et  à  la  théorie  pure,  Lorsqu'il  condescend  à 
éclaircir  ou  à  justifier  ses  idées  par  des  développemens  de  détail,  par 
applications  aux  faits  ou  aux  opinions  de  L'époque,  il  devient 
intéressant,  animé,  Bouvenl  vrai,  riche  même  en  observations  fines 
ou  ju-tt-.  el  en  traits  heureux  qui  relèvent  sa  diction.  Il  a  beaui  oup 
d'esprit  dans  la  polémique;  il  juge  avec  pénétration,  il  décrit  avec 
effet  les  sentimens  el  les  mœurs  de  son  temps,  et  il  o'est  pas  un  mé- 
diocre moraliste.  Parfois  même  la  censure  de  ce  qui  Lui  parait  Le  mal 
L'inspire  jusqu'à  l'éloquence.  On  regrette  qu'il  ne  se  défasse  pas  plus 
souvent  des  formes  didactiques.  <>n  voudrait  qu'il  sacrifiât  Bes  sys- 
tèmes à  son  talent,  et  l'on  souhaiterait  de  bon  cœur  qu'il  ne  crût  pas 
avoir  rien  inventé. 

D     inventions  en  effet,  il  en  a  deux,  une  en  politique,  une  autn 
en  philosophie.  11  était  parti  d'une  pensée  qui  lui  fait  honneur  :  i 
que  la  révolution  française  ne  serait  jamais  combattue  ni  défendue 
valablement,  si  <>n  ne  la  considérait  comme  une  pure  question  spé- 
culative, et  si  l'on  n'opposait  a  ses  partisans  une  théorie  complète 
qui  embrassai  a  la  fois  le  gouvernement  et  la  religion,  la  société  et 
L'esprit  humain.  Il  a  imaginé  le  premier  il*1  soutenir  1>'  passé,  non 
comme  un  fait,  mais  comme  uni-  idée,  et  de  traiter  rationnellement 
tout  ce  qui  ne  semblait  que  le  produit  de  L'empirisme  des  sife  les. 
M.  di'  Bonald  pense  que  tout  est  du  ressort  de  la  raison,  mên 
qui  la  surpasse.  Quand  ce  qu'elle  avait  produit  a  été  renversé,  il 
faut  donc  qu'elle  l'enseigne  et  le  démontre  pour  le  relever.  Chez  un 
peuple  qui  a  tout  oié  et  tout  aboli,  tout  di.it  être  retrouvé,  récrit  et 
réprouvé  avant  d'être  restauré,  aucune  vérité  oe  peut  se  rétablir  q 
L'aide  et  sous  la  protection  de  la  vérité  universelle. 

Cette  idée  est  hardie,  m  elle  n'est  inexécutable,  et  elle  ne 
pas  fausse,  quand  même  la  raison  humaine  serait  incapable  de  L'ac- 
c plir.  Ce  qui  est ins  hardi  et  peut-être  plu-  piquant,  c'est  d'a- 
voir employé  un  m  grand  effort  d'abstraction  spéculative  pour  re- 

TOJIE   II.  * 


50  REvri   m  s  rai  i  lomi  s. 

mettre  en  honneur  une  % i<i  11  ■  pratique,  el  consacré  le  rationalisme 
le  plus  par  à  rétablir  ce  qu'on  a  cru  depuis  tors  désigner  exactement 
parle  nom  tout  opposé  de  traditionalisme. 

Mais  si  la  pensée  générale  esl  remarquable,  l'eaécutien  ne  la  v-mi 
pas.  La  philosophie  de  M.  de  BonaM  a'esl  pas  meilleure  que  sa  po- 
litique. C'esl  a  peine  même  si  l'on  pont  lui  prêter  une  philosophie. 
On  s'étonne  aujourd'hui  de  voir  à  quel  point  il  est  étranger  à  la 
science  qui  porte  ce  nom.  Sous  ce  rapport,  il  manque  de  tradition, 
c'est-à-dire  de  savoir.  Il  a  entrevu  quelques-uns  des  entée  fai] 
de  la  doctrine  de  Locke  et  de  Condillac;  il  a  clairement  aperçu  les 
vices  des  systèmes  décidément  matérialistes.  Plusieurs  critiquée 
justes,  exprimées  avec  force  ou  avec  finesse  contre  Cabanis  ou  Vd- 
nev .  se  rencontrent  dans  ses  écrits,  et  n'ont  que  le  tort  de  u'être  pas 
/  variées;  mais,  lorsqu'il  entreprend  de  philosopher  pour  son 

compte,  .m  reconnaît  un  gentilh me  élevé  a  la  fin  «lu  dernier  siècle, 

et  qui  parle  des  philosophes  sans  tes  connaître,  des  questions  -ans 
s,,  douter  de  leur  histoire,  des  systèmes  sans  tes  avoir  étudiés.  Le 
sien  est  un  éclectisme  qui  réunira,  dit-il,  Locke  et  Malebranche,  en 

nlillll  Ù  charnu  rr  qu'il  il  tl'i'.l  rlusi f  l'I  tir  Imp  absolu.  Ce  qu'on  ap- 
pelle la  philosophie  mod<  i  oe  est,  selon  lui,  la  philosophie  d< 
peuple  enfant  dont  /  ut  fut  admiré  dans  le  moyen  âge.  La  -■  olastique 
adopta  les  idées  innées,  ainsi  que  les  théologiens  de  la  réformation. 
L'école  avail  pris  pour  lu  métaphysique  une  idéologie  obscure  et  lili- 
gieuse.  Heureusement  il  s'éleva  au  milieu  de  l'autre  siècle  une  a 
méthode  de  philosophie.  Descartes  fui  le  réformateur  de  la  philoso- 
phie; il  réforma  Bacon  et  ne  fut  pus  lui-même  réformé  pur  Leibnitz. 
Dans  les  sysl  Descartes,  de  Malebranche,  de  I-  tout 

est  vérité.  L'exposé  le  plus  sérieux  de  la  doctrine  de  tant  ressemble 
un  peu  à  de  la  plaisanterie.  Voilà  quelques  exemples  'les  jugemens 
de  M.  de  Bonald.  <>n  conviendra  que  c'est  parler  de  la  science  phi- 
losophique au  hasard,  et  comme  nous  autres  simples  gens  «le  let- 
tres nous  parlons  quelquefois  de  la  physique  ou  de  l'astronomie. 

Vu  reste,  le  seul  but  <lo  l'auteur  dans  sa  critique  il-  '•  -l 

de  conclure  que  toute  doctrine  philosophique,  toute  doctrine  iur l'ori- 
gine des  idées,  même  celi  -.  même  ces  doctrines  on 
toul  est  vérité,  sonl  incomplètes  el  presque  insouti  nables,  faute  d' 

illuminer-  par  la  \  raie  théorie  de  la  parole.  Quelle  est  cette  t!i 

rie?  C'est  que  la  parole  est  révélée  à  l'homme.  V  cette  pensée  M.  de 
Bonald  a  attache  sa  gloire  philosophique,  et  il  l'a  exprimée  en  mille 
passages,  sans  varier  sur  les  développemens  qu'il  en  donne,  ni  sur 
l'importance  qu'il  lui  attribue.  Ce  n'est  pas  qu'il  explique  jamais 
clairement  si  la  révélation  de  la  parole  était  primitive  ou  historique, 
c'est-à-dire  si  Dieu,  en  créant  l'homme,  lui  avait  inspiré  avec  la  rai- 


1)1       II'.  \l>lïh>\  \l  I  -  Ml  .  ■'>  I 

son  ta  faculté  ou  le  penchant  de  L'exprimer  par  le  langage,  <>u  si  à 
un  certain  moment  de  l'existence  de  L'humanité  il  lui  avait  en» 
miraculeusement  à  parler  une  langue  déterminée  :  deux  bypothèst  • 
donl  la  première  l'en  est  pas  une,  car  c'esl  à  peu  près  la  croyance 
de  tout  le  monde,  mais  qui  ne  donne  la  solution  d'aucun  problème, 
et  la  seconde  esl  un  épisode  à  joindre  au  récit  de  la  Genèse,  qui 
a  pas  besoin  poui  se  comprendre  es  lai-môme  dan-,  la  mesure  où  La 
foi  permet  qu'il  soit  compris.  Il  esl  trop  évident  que  Les  premières 
scènes  bibliques  appartiennent  à  un  ordre  de  choses  aujourd'hui  sur- 
naturel, et  que,  sans  compter  qu'il  n'est  permis  d'j  ajouter  aucun 
détail,  elles  ne  sauraient  être  transportées  arbitrairement  dans  l'ordr» 
qui  a  succédé.  Personne  n'.i  le  droit  d'inventer  des  miracles.  Et  puis 
enfin  qui  douta  que,  même  non  révélée,  la  parole  se  soit  u  don 
originairement  divin?  Telle  est  pourtant  cette  obscure,  ind 
gratuite  hypothèse  de  L'origine  de  La  parole  que  M.  de  Bonald  a  éri- 
gée en  une  découverte  fonda ntale    quoique  Vico  et  Berdec  en 

lent  bien  touché  quelque  chose  .  et  faute  de  Laquelle,  Belon  lui, 
a  failli  tonte  philosophie.  Puis,  comme  La  révélation  n'est  que  la  tra- 
dition divine,  il  suit  que  La  parole  est  essentielle  à  La  pensée  comme 
à  la  société,  et  que  tout,  pensée  et  société,  est  tradition.  De  Là  Le 
nom  de  traditionalisme  donné  au  système. 

On  voit  comment  de  cette  philosophie  dérive  la  politique.  La  \  raii 
politique  est  la  tradition  sociale.  Il  semble  «pie  M.  de  Bonald  aurait 
du  montrer  alors  Les  caractères  'l'uni'  invariabilité  traditionnelle 
dans  la  politique  qu'il  soutient,  et  La  justifier  parl'bist  On  Bar 
nui  .sait  qu'il  n'en  a  rien  lait.  Toute  sa  législation  est  au  contraire 
établie  a  priori,  en  vertu  d'une  analogie  prise  soit  de  la  nature  dé 

l'esprit  humain,  soit  de  la  religion  chrétienne.  Coi ■  Dieu  a  voulu 

un  médiateur  entre  lui  et  L'humanité,  comme  dans  Les  rapports  des 
êtres  (|iii  composent  l'univers  la  eau-'-  >•-!  au  moyen  ce  que  le  moyen 
L'effet,  comme  dans  L'homme  La  volonté  agit  sur  lea  organes 
et  les  organes  sur  un  objet,  ainsi  dan-  La  société  Le  pouvoir  est  au 
ministre  ce  que  le  ministre  est  au  sujet.  Et  sous  ce  nom  de  pou- 
voir, expression  soci  de  de  La  volonté  divine,  l'être  qui  gouverne  et 
conserve  la  -  iciété  esl  identifié  sans  la  moindre  preuve  ave  l'in- 
carnation individuelle  de  la  souveraineté  absolue.  Ce  ministère  pu- 
blic qui  le  seconde  signifie  une  classe  chargée  par  privilège  de  s 
vir  le  pouvoir,  c'est-à-dire  une  aristocratie  investie  p.  tion 

de  l'exercice  de  l'autorité  politique.  Remarquez  que  toutes 

sont  gratuites  et  fondées  sur  des  analogies  qu'on  ue  prend 

pas  1 1  pein  '  d'approfondir,  car  le  moyen  d'établir,  par  exemple,  une 

laraison  bienséante  entre  I  ■  divi  i  Rédempteur  el  u  de 

tionnaires  publics?  Enfin,  pour  arriver  au  troisième  tenue,  le 


52  REVIE    DES    DEUX    MONDES. 

sujet,  c'est  le  peuple,  et  le  peuple  est  en  soi  quelque  chose  de  si  fu- 
neste, qaepopulus  vienl  de  populare,  dévaster,  philologie  bien  digne 
de  la  politique  qu'elle  justifie.  L'unité  du  pouvoir  n'est  pas  seulement 
bonne  et  sage,  comme  l'admettait  Bossuet;  c'est  la  seule  bonne  loi, 
car  c'est  la  loi  naturelle  des  sociétés.  Le  pouvoir  n'est  légitime 
qu'autant  qu'il  est  un.  Du  reste,  il  est  difficile  de  voir  dans  quel 
temps  et  dans  quel  pays  \1.  de  Bonald  trouve  cette  théorie  exacte- 
ment réalisée.  Ce  n'est  pas  dans  l'antiquité,  pour  laquelle  il  pro- 
fesse une  vive  aversion;  ce  o'esl  pas  évidei enl  on  Angleterre,  en 

Hollande,  en  Suisse,  contrées  qu'il  poursuil  des  sarcasmes  d'une 
constante  antipathie:  ce  n'est  pas  généralement  dans  l'Europe  mo- 
derne depuis  le  trait.'  de  Westpbalie,  qu'il  accuse  d'avoir  détruit 
profondément  l'ordre  conservateur  des  sociétés  et  constitué  l'anar- 
chie eu  reconnaissant  le  dogme  athée  de  la  souveraineté  do  l'homme. 
La  France  monarchique  elle-même  no  trouve  pas  devanl  lui  grâce 
entière.  De  Charles  Ml  à  Louis  XVI,  la  royauté  a  souvent  trahi  la 
cause  sacrée  du  pouvoir.  L'établissement  des  troupes  soldées  esl  une 
faute  des  rois,  comme  relui  des  ordres  mendians  est  une  faute  des 
papes.  Ainsi  <pie  les  abus  do  l'église  ont  amené  la  réformation,  les 
abus  de  la  noblesse  ont  produit  la  révolution.  Le  gouvernement  de 
Louis  \l\  n'égalail  point  tel  gouvernemenl  <{'■  la  France  postérieur 
au  traite  de  Campo-Formio,  si  préférable  au  traité  de  Westphalie. 
Quant  au  gouvernemenl  do  la  restauration,  il  n'avait  de  bon  que 
l'antiquité  de  la  dynastie.  •  Jamais,  écrivait  M.  do  Bonald  à  M.  de 
Maistre  en  parlant  do  la  charte  ^\r  1M  'i.  jamais  la  philosophie  irré- 
ligieuse et  impolitique  n'a  remporté  un  triomphe  plus  complet 
C'est  qu'en  effel  dans  ses  idées,  dos  que  le  pouvoir  est  conditionnel, 
il  se  dégrade,  il  se  corrompt.  La  souveraineté  étant  en  Dion,  le  pi 
voir,  qui  est  de  Dieu,  doit  être  comme  elle.  Il  no  pont  trouver  Bes 
limites,  c'est-à-dire  ses  règles,  hors  de  lui,  ou  le  sujet  deviendrait 
pouvoir.  Si  l'iniquité  égare  celui  qui  l'exerce,  le  pouvoir  est  encore 
de  Dieu,  car  il  devient  l'instrumenl  de  sa  justice.  Ainsi,  qu'il  soit 
l'image  ou  le  fléau  de  Dieu,  il  est  toujours  divin,  et  ce  qui  esl  divin 
est  absolu.  La  métaphysique  du  droit  divin  est  identique  >  celle  du 
pouvoir  absolu.  Tout  gouvernement  légitime  est  au  fond  théocratie, 
le  n'ai  pas  besoin  de  demander  si  un  parti  serait  bien  inspiré  d'in- 
voquer de  semblables  doctrines,  et  a  qui  profiterait  la  solidarité  qu'on 

tenterait  d'établir  entre  celui  qui  les  a   produites  e\  ceux  qui  C( 
brent  encore  son  nom. 

Je  n'exagère  rien,  et  en  me  bornant  à  quelques  traits,  je  conserve 
cà  la  doctrine  sa  véritable  physionomie.  Kilo  mériterait  sans  doute 
un  examen  plus  approfondi;  mais  ce  n'est  pas  le  lieu,  et  cet  examen 
d'ailleurs  serait  plus  favorable  a  l'auteur  qu'a  elle.  11  pourrait  ajou- 


I)l-    TRADITION  M  [SME. 


53 


i  l'idée  qu'on  doil  se  faire  de  l'espril  de  l'un,  il  ne  rendrait  pas 
l'autre  plus  plausible;  il  ne  ferait  que  démontrer  d'une  manière  plus 
saisissante  l'impossibilité  de  concilier  cette  philosophie  prétendue 
catholique  avec  les  idées,  les  Bentimens  el  les  besoins  des  socii 
modernes,  <-t  la  aécessité  de  délivrer  de  toute  alliance  avec  une  telle 
philosophie  el  la  religion  el  la  politique.  Pour  la  religion,  ce  qui 
plus  a  propos,  la  tentative  esi  commencée.  On  \»'  peul  exagérer, 
dans  le  Bystème  de  H.  de  Bonald,  L'importance  de  son  hypothèse  de 
la  révélation  de  La  parole.  C'est,  de  son  aveu,  La  i  lé  de  La  voûte,  et 
certaine  école  de  théologie  a  paru  au  moment  d'en  faire  un  article 
de  foi.  Or,  grâce  à  Dieu,  la  résistance  est  venue,  el  elleesl  venue 
du  meilleur  côté,  je  veux  dire  du  côté  d'où  elle  Bera  la  plus  effi< 
C'est  un  écrivain  de  la  compagnie  de  Jésus  qui  a  publié  la  plus  com- 
plète réfutation  de  la  théorie  de  M.  de  Bonald.  C'est  le  doyen  d'une 
faculté  de  théologie  <pii  lui  a  porté  le  dernier  coup. 

lll. 

l 'mu  rage  du  père  Chaste!  esl  intitulé  :  De  la  Valeur  de  la  Ration 
humaine,  ou  te  que  peut  lu  Raison  pur  elle  teuie.  \  ce  titre,  par  te 
temps  qui  court,  on  pourrait  -<•  tromper  sur  l'intention  de  l'auteur, 
et  le  soupçonner  de  chercher  à  prouver  que  pur  <IU  seule  lu  rui\an 
ne  peut  rien.  Bien  loin  de  la:  !<■  Livre  u'est  certainement  pas  une  dé- 
fense du  rationalisme,  mais  c'est  une  apologie  chrétienne  de  la  rai- 
son humaine. 

C'est  une  attaque  respectueuse,  mais  franche  et  déclarée,  contre 
le  traditionalisme,  dont  le  principe  est  dans  la  théorie  de  la  parole 
selon  M.  de  Bonald,  développée  par  les  doctrines  conformes  de  M.  de 
Lamennais,  et  portée  par  des  docteurs  contemporains  à  cet  ex 
que  tout  dans  l'homme,  même  la  pensée,  devienl  enseignement,  que 
la  raison  même  se  transmet  comme  un  commandement,  <'i  que,  la 
philosophie  D'étant  plus  rien  sans  la  révélation,  il  ne  reste  à  La  so- 
ciété d'alternative  qu'entre  un  fanatisme  aveugle  et  un  irrémédiable 
scepticisme.  C'est  Le  père  Chastel  qui  s'expri ainsi. 

Nous  voudrions  pouvoir  donner  une  juste  idée  de  cet  ouvi 
écrit  avec  beaucoup  de  sens,  de  mesure,  de  clarté,  par  un  homme 
d'un  esprit  droit  »'t  pénétrant,  et  surtout  avec  une  sincérité  admi- 
rable que  nous  son s  forcé  de  trouver  rare  aujourd'hui;  mais  une 

controverse  ni  forme  lasserait  plus  d'un  lecteur.  If.  Chaste!  réfute 
tout.  En  présence  d'adversaires  auxquels  il  veut  montrer  d'autant 
plus  d'égards  qu'il  ménage  moins  leurs  idées,  il  ne  néglige  rien,  il 
croit  témoigner  son  estime  en  multipliant  les  citations  et  1rs  criti- 
ques. Il  consent  à  trouver  à  M.  de  Bonald  du  br""ie,  et,  comme  il 


•>'l  KI.VIT.     DIS     IM1  \     MliMM  S. 

veut  pourtant  ruiner  son  seul  tiirc  au  génie  philosophique,  il  ne 
saurait  le  combattre  trop  soigneusement;  il  se  fait  tin  devoir  d'aven 
trop  raison.  L'analyse  de  son  œuvre,  peurêtre  exacte,  aurait 
soin  d'être  trop  étendue,  et  nous  devons  nous  borner  à  quelques 
généralités. 

Ge  n'est  pas  d'abord  ehose  très  facile  que  d'établir  nettement  ta 
théorie  même  de  H.  de  l'onald.  <>n  voil  bien  qu'il  a Gimmencé  i>;n 
être  frappé  outre  mesure  des  eonsidérations  présentées  car  des  phi- 
losophes modernes  sur  ^importance  des  signes  de  la  pensée.  Toui 
habitué  qu'il  est  à  ne  pas  chercher  la  ses  autorités,  il  a  pris  au  pied 
de  la  lettre  les  idées  de  Condillac  sur  les  rapports  intimes  de  la  pen- 
sée  et  du  langage,  au  point  de  les  noire  inséparables.  Cte  -••  rap- 
pelle ce  qu'a  du  Rousseau,  qu'il  aurait  grand  besoin  d>'  l'existence 
antérieure  de  langage  pour  expliquer  Finventïon  du  langage;  puis. 

prenant  acte  de  .et  a\eii  comme  d'un  principe,  M.  de  Itimald  pro- 
pose à  Rousseau,  pour  se  tirer  d'embarras,  l'expédient  du  miracle. 
Il  interprète  la  nature  par  le  surnaturel,  et  substitue  à  l'invention 
la  révélation  de  la  punie.  Si  cette  hypothèse  n'avait  d'autre  effel 

que  de  donner  une   rai-on  de  |  »  1 1 1  ^  de  noire  à  l.i  nerr-  -ile  de  Coinillll- 

oications  primitives  entre  le  créateur  et  ta  ereatave,  se  lerait  nue 
opinion  encore  plausible,  conçue  dans  une  intention  chrétienne,  et 
sans  prétention  philosophique.  Malheureusement  la  prétention  phi- 
losophique est  venue.  San-  s'expliquer  sur  |e  point  délicat  de  33- 
voir  si  Dieu  a  crée  F  homme  parlant,  ou  s'il  lin  a  donne  la  parole 
après  l'avoir  créé,  sans  décider,  chose  plus  obscure  encore,  si  Dieu 
lui  a  inspire  intérieurement  l'idée  du  langage,  comme  aux  pvopbi 

I  esprit  de   prophétie,   ou    enseigné  par   voie  de   révélation    externe 

une  langoe  primitive.  M.  de  Bonald  a  soutenu  résolument  que  la  pa- 
reil', étant  indispensable  à  la  pensée,  non-  ,i  été  transmise  d'auto- 
rité. Il  se  fonde  pour  l'affirmer  sur  la  métaphysique  modem*  l'idéo- 
logie du  wur  -in  le  .  L'esprit,  avant  d'avoir  entendu  ta  parole,  esl 
vide  et  nu;  3  n'existe  ni  pour  lui-même  ni  pour  le-  autres.  Dieu  ne 
nous  donne  pas  des  pensées  immédiatement.  L'instruction  est  le 
seul  moyen  de  connaissance,  e1  la  parole  le  seul  moyen  d'instruc- 
tion. \in-i  le  don  primitif  du  langage  non-  découvre  Perigine  di 
toute-  le-  idées  de-  vérité-  générales,  aie-  ou  sociales,  car.  i 

-  ne  non-  étant  connue-  que  par  le-  expressions,  non-  le-  retrou- 
vons toute-  dans  la  soeïété,  qui  non-  en  transmet  la  connaissance  en 
nous  communiquant  la  langue  qu'elle  parle;  mai-  comme  elle 
composée  d'hommes  qui  ne  savent  que  ce  qu'ils  ont  appris,  elle- 
même  ne  sait  lieu  que  par  révélation.  Nous  ne  pensons  que  par  ■ 

torite.  G  e-t  la  le  premier  anneau  de  la  cli.<  |  là 

ce  point  fixe,  ce  fait  primitif,  ce  principe  de-  connai 


I»     ii;MHM'i\  mi-mi  . 

maiiir-,  -i  longtemps  cherché  eB  vain  par  les  philosophes  dans 
l'homme  ultérieur,  el  c'était  la  dernière  vérité  qui  restai  à  prouver 
pour  la  connaissance  des  êtres  et  l'aflefmieeement  de  la  société.  Là 
est  la  question  fondamentale  de  toute  uonsmeraka,  Li 

de  toutes  les  vérités  oéoeesain  ométriqui 

lui  tombent,  >i  la  parole  est  d'invention  humaine.  La  est 
la  preuve  de  l'existence  de  Dieu,  le  motif  des  devons  de  l'homme,  la 
aécessité  des  lois;  là  est  la  raison  «lu  pouvoir  religieux,  civil  et  do- 

n  un  i  la  raisoB  du  monde  i al  et  social. 

lions  sont  textuelles,  et  ailes  prawenl  que  l'auteur  de  la  dé< 
verte  t'en  a  |>a-  ane  médiocre  idée.  t  à  ce  point  touché, 

|,r,l  oubUe  presque  de  donne]  ■<  cette  hypothèse,  qu'il  reconnaît 
pour  nouvelle,  une  autre  preuve  que  l'embarras  qu'il  éprouve  à  ex- 
pliquer naturellement  l'existence  de  la  parole  et  dee  langues,  (m 

prévoit  d'ailleurs  les  leaces  du  principe.  L'ho iool 

sait  rien,  ne  comprend  rien,  n'est  rien,  fout  lui  venant  de  n 
ne  se  conserve  que  par  tradition.  I  iltedel 

En  vérité,  cette  nullité  de  l'homme  \>\\>  <'ii  lui-même  semble- 
rail  supposer  qu'il  n'est  pas,  tout  au  1""1 

u  i,;,. „  que  la  révélation,  l'ouvrage  de  Dieu.  Si,  selon  ledin 
athées,  L'argile  s'était  d'elle-même  animée  poui  devenir  la  si 
humaine,  ce  rêve  de  certains  systèmes,  je  co 
absolue  d'une  intervention  après  coup  de  i  iprême  pour  don- 

l|rl  ,,  l'homme  ce  que  lui  refuserait  bod  origine,  et  diviniw 
quelque  aorte  cette  œuvre  de  la  matii  re.  II  aurait  fallu  ce  mil 
réparateur  pour  que  Dieu  remit  à  -  ge  l'homme  qu'il  n'aurait 

pas  fait.  Pour  qui  croit  à  La  création, 

i .  je  le  demande,  de  quoi  Bert  i  prouvi 

tence  de  Dieu?  Eue  ■  '"'"  oe  I' 

de  re  «voir  La  révélation    .  révélation  d 

prouve  Dieu,  -i  I  il  pour  Le  comp 

Mais  suivons  de  plus  près  le  pèi  '■  H  mit  une  rem 

qui  sera  venue  déjà  peut-être  au  lecteur.  Si  toute  vérité  vient  de 
tradition  et  de  révélation,  comment  i  une  vérité  nouvelle? 

Comment,  iepUÙ  trois  nulle  uns  nue  ltt  hommes   cherchent,     i-t-il 

fallu  qu'enfin  un  heureux  génie  découvrit  que  rien  ne  se  découvre 
ei  que  tout  est  enseigné?  M.  de  Donald  ne  s'est-il  pas  aperçu  qu'A 
j  a  contradiction  entre  Le  sens  de  son  principe  et  son  principe  dé 
et  qu'il  oie  en  l'affirmant  la  vérité  de  ce  qu'il  affirme?  Hais  les  con- 
tradictions lui  coûtent  peu.  II  semble  ne  voir  aucune  difficulté  à  doa- 
ii,. r  pou  L'autorité  de  la  religion  une  véritéque  la  religion  a 

.  11  l'appuie  sur  ce  qu'elle  n'enseigne  point,  et  se  -  ipare  de 
la  tradition  pour  fonder  la  tradition.  Quand  nous  défendons  la  rai- 


56  REVUE    DES    DE IX    MONDES. 

son  contre  ses  ennemis,  un  de  nos  argumens  est  qu'ils  raisonnent 
pour  la  nier,  et  qu'ils  invoquent  la  raison  contre  elle-même.  Per- 
sonne ne  s'est  jeté  plus  bravement  dans  cette  contradiction  que 
M.  de  Bonald.  Par  ses  conclusions,  il  est  plus  que  personne  «lu  parti 
du  fait  contre  le  droit,  de  l'antiquité  contre  la  réflexion,  de  la  tra- 
dition contre  la  théorie.  Dans  ses  procédés,  oui  n'est  plus  rationa- 
liste que  lui.  11  met  tout  son  art  à  rendre  l'empirisme  spéculatif,  et 
c'est  par  une  déduction  artificiellement  abstraite  qu'il  cherche  à  éta- 
blir qu'en  matière  de  gouvernement,  de  législation,  de  religion,  il 
ne  faut  rien  attendre  de  la  déduction,  de  l'abstraction,  et  qu'on  doit 
tout  recevoir  sans  examen  des  mains  de  l'autorité,  qui  De  raisonne 
pas.  La  transmission  impérative  de  la  parole  est  a  la  fois  la  preuve 
principale,  l'exemple  décisif  et  la  source  originelle  de  l'infaillibilité 
de  la  tradition.  Malheureusement  son  savant  adversaire  enlève  à 
cette  doctrine  l'appui  de  la  tradition  menu',  et  par  conséquent,  dans 
les  idées  de  M.  de  Bonald,  les  caractères  de  la  vérité.  M.  Chaste!  lui 
prouve  qu'elle  manque  précisément  du  titre  qu'elle  invoque.  Il  l'ai  - 
cable  du  poids  des  plus  grandes  autorités  chrétiennes,  et  ne  lui 
laisse  guère  d'autre  soutien  que  quelques  sceptiques  dangereux.  Le 
voilà  obligé,  pour  identifier  le  langage  el  la  pensée,  à  réduire  la 
science  à  des  mots,  à  se  placer  sous  le  patronage  des  aominalistes, 
dont  il  fait  les  maîtres  de  la  scolastique,  sans  songer  ou  sans  savon 
que  les  plus  célèbres  sonl  gens  que  1  église  a  condamnés  ou  marqués 
du  signe  de  sa  défiance.  Avant  lu  dans  Condillac  que  Locke  était 
l'adversaire  des  idées  innées,  il  se  dé<  lare  pour  elles  Bans  examiner 
d'abord  si  saint  Thomas  d'Aquin  oe  les  aurait  pas  combattues,  el 
surtout  sans  se  douter  que  la  doctrine  des  idées  innées  est,  de  ions 
les  systèmes  sur  l'origine  de  nos  connaissances,  le  moins  compa- 
tible avec  son  hj  pothèse  de  la  nécessité  universelle  de  la  tradition. 
Qui  dit  idées  innées  dit  apparen :n1  le  contraire  d'idées  tradition- 
nelles; rien  ne  laisse  l'esprit  par  lui-même  moins  vide  el  moins  nu 
que  l'hypothèse  de  Descartes,  et  s'il  est  une  philosophie  qui  enri- 
chisse avec  excès  peut-être  la  raison  naturelle  de  l'homme  intérieur, 
c'est  celle  pour  laquelle  M.  de  Bonald  se  range  contre  Locke  et  Con- 
dillac, ignorant  apparemment  que  Locke  et  encore  plus  Condillac  ont 
été  précisément  accusés  de  vouloir,  connu. •  lui,  que  l'esprit  tirât  tout 
du  dehors,  el  que  plus  ils  ont  eu  tort,  moins  il  a  raison.  Les  erreurs 
que  M.  Chaste!  relève  en  passant  sont  si  nombreuses  et  si  singu- 
lières, qu'elles  diminuent  beaucoup,  si  elles  ne  la  détruisent,  l'au- 
torité de  celui  qui  les  laisse  échapper  avec  tant  de  sécurité  et  de  la 
doctrine  dont  elles  sont  le  triste  accompagnement.  Mais  i  e  qui  la 
condamne  surtout  aux  veux  de  l'habile  critique,  c'est  la  conclusion 
générale  à  laquelle  elle  conduit  :   savoir,  que  l'autorité  forme   la 


DU    TRADITION  MI-MI  . 


57 


raison,  que  la  foi  précède  la  raison,  et  qu'il  ne  faut  croire  que  sur 
la  parole  du  genre  humain  les  vérités  universelles.  Il  \  a  presque 
identité  dans  les  tenues  entre  cette  doctrine  et  celle  de  M.  de  La- 
mennais, et  quand  on  se  sépare  de  lui,  en  continuant  d'invoquer 
M.  de  Bonald,  on  oublie  que  ce  dernier  a  reconnu  lui-même  le  par- 
lait accord  de  leurs  opinion-  et  de  leurs  desseins.  L'espril  qu'ils  ont 
tous  deux  propagé,  les  écoles  que  tous  deux  ont  formées  offrent  le 
même  danger  pour  la  vérité  et  pour  la  loi.  Cette  guerre  faite  à  /« 
raison,  «lit  M.  Ghastel,  est  un  outragea  son  auteur.  Il  \  a.  Belon  lui. 
deux  excès  à  réprimer  :  «eiui  des  supernaturalistes,  qui  regardent 
comme  antichrétienne  toute  philosophie  qui  ne  prend  pas  pour  fon- 
dement la  révélation  positive  et  \eut  sans  elle  démontrer  l'origine, 
la  nature  et  la  certitude  des  vérités  naturelles,  et  relui  des  traditio- 
nalistes, qui,  refusant  a  la  raison  individuelle  tout  moyen  propre  de 
certitude,  ne  lui  donnent  pour  loi  que  l'autorité  du  genre  humain, 
devenue  seule  la  règle  >i  le  critère  des  véril 
surtoul  contre  ces  deux  sortes  d'adversaires  que  M.  Chaste]  a  pris 

la  plume. 

Les  combattant   par   leurs  propres  aime-,   il  leur  oppose  toute  la 

tradition  chrétienne.  La  loi  pie,  éder  la  raison  !  On  pourrai!  due  que 

le  contraire  e-t  un  article  de  loi.   Saint    l'aul   n'a-t-il   pas  dit   :  u  Ce 

qui  e-i  Invisible  de  Dieu  e-t  manifesté  a  l'intelligence  par  la  créa- 
tion. Ainsi  du  moins  saint  Augustin,  saint  Jean  Cbrysostome  et 
saim  Thomas  entendenl  ses  paroles.  La  pensée,  écrit  sainl  Augus- 
tin, \oda  le  verbe  que  le  cœur  dit.  verbe  qui  n'esl  d'aucune  Langue, 

verbe  antérieur  a   tout   son.    .intérieur   a    tOUtl  du   .-on 

Les  idées  intellectuelles,  lorsque  je  les  ai  apprises,  ce  n'est  point 

par  un  acte  de   loi  a   L'esprit  d'autrui:  mai-  je  [es   ai  trouvée-  dans 

mon  esprit,  je  le-  ai  reconnues  pour  vraies.  •  —  i  Con m.  dit 

sainl  Jean  Chrysostome,  la  connaissance  de  Dieu  était-elle  manifeste? 
Dieu  a-t-il  parlé  aux  hommes?  Nullement:  mais  il  a  l'ait  une  chose 
plu-  propre  a  les  persuader  que  n'importe  quelle  parole...  Il  a  placé 
devant  eux  le  monde,  et  il  leur  a  donne  l'esprit  et  la  pensée  pour 
comprendre  et  parler  juste.  •  —  Il  est  deux  manières,  dit  saint 
Thomas  d'Aquin,  d'acquérir  la  science,  l'une  quand  la  raison  natu- 
relle parvient  par  elle-même  a  connaître  ce  qu'elle  ignorait,  et  cette 
découverte  s'appelle  invention;  l'autre,  quand  la  raison  naturelle 
est  aido  par  une  cau-e  extérieure,  c'est  ce  qu'un  nomme  ensei- 
gnement... Mais  pour  l'acquisition  de  La  science,  il  faut  admettre 
comme  préexistant  en  nous  les  germes,  pour  ainsi  dire,  de  toutes 
les  sciences,  el  ce  sont  les  notions  premières.  —  L'élève  n'apprend 
pas  de  son  maître  les  principes,  mais  seulement  les  conséquen 
—  Le  verbe   intérieur  n'est  pas  autre  chose  que  ce  que  l'intclli- 


."|S  i;l  \  I  I      DBS     Dl  I   \     VMMM  Sa 

gence  forme  par  me.  —  Il  faut  dh-e  qne  reristence  de 

Dieu  el  autres  vérités  de  ce  genre  qui  om  rapport  à  Dieu  ne  sonl 
pas  des  articles  de  roi,  mais  des  préambules  ara  articles  il"  foi, 

car  la  Foi  présuppose  la  c laissante  naturelle.  —  \\ant  de  croire, 

il  l'uni  savoir  pourquoi,  car  l'homme  ne  croîrail  point,  s'il  ne  voyarl 

qu'il  doh  croire,      lais  q jerl  il»'  multiplier  les  citations?  On  tes 

trouvera  dans  {"ouvrage  du  père  Chastet.  Il  a,  selon  nous,  établi 
victorieusement  sa  ftaôse.  H  es.  loin  de  rendre  les  armes  au  ratio- 
nalisme; mais  il  se  garde  de  le  déclarer  incapable  d'établir  ancune 
rérité  religieuse,  morale  ou  intellectuelle.  Il  n'est  point  de  ceux  qui 
disent  qu'à  moins  de  s'appuyer  sur  la  révélation  et  h  tradttion,  on 
aboutit  nécessairement  à  l'erreur,  m  panthéisme,  m  scepticisme. 
Il  pense  que  ces  exag  aussi  fausses  m  êmti  qu'inju- 

rieuses à  la  ru/son  et  à  Pieu,  ne  peuvenl  qu'éloigner  de  pfht  en 
plus  ceux  qui  sont  encore  loin  du  christianisme,  en  révolt  nt  </''"- 
fuitement  leur  conscience.  Discute?  ainsi,  dit-il  sévèri  m  i  t,  w  n'est 
po/nl  de  ht  loyauté. 

Nous  ne  saurions  trop  encourager  ses  utiles  efforts.  Il  es1  trop  vrai 
que  certains  défenseurs  de  r  If  pas  tes  moins 
bruyans,  emportés  par  la  polémiq                         é  atteindre  d 
mal  funeste  que  Platon  nommai)  la  m               et  qui  fui  parai 
dans  fordre  iirteltectue]  ce  qu'est  la  misanthropie  dans  roi 
moral.   La  résistance  que  lui  oppose  te  père  Chaste]  est  des  plus 
honorables,  el  non-  souhait  «as  qu'elle  son"  efli<         '  ra  d'au- 
tant pins  que,  non-  sommes  heureas  de  le  dire,  elle  n'e  I  point  iso- 
lée. L'ouvrage  qui is  occupe  ne  se  produit  pas  sans  autorisation; 

il  porte  ou  tête  dos  approbations  venues  de  R  me.  On 

d'ailleuTS  que  la  société  de  Jésus  répond  de  toul  ce  qu'écriveni 

membres,  et  l'u te  3es  premières  autorités,  le  père  Lil 

(que  ce  nom  soit  d'un  heurera  pi 

authentique.  El  puis  ces  doctrines  ne  sont  point  des  non- 
ce  sont  plutôt  des  antiquités  oubliées.  Le  père  Perrone,  aujourd'hui 
te  premier  théologien  de  l'Italie,  d  ma  ses  écrits,  chaque 

jour  plus  répandus,  des  prmi  nous  voudrions  voir  plus  uni- 

formément adoptés  dans  les  écoles  religieuses  d  -ci  <\<-- 

Alpes.  Il  s'est  trop  étaftE  parmi  non-  que  la  misologie  traditiona- 
liste '  omme  l' accompagnement  de  l'uftramonta- 
nismo.  et  Fon  s'est  jeté  avec  cette  ardeur  à  nous  porter  aua 
mités  tes  plus  opposées  qui  earact  srise  la  France,  dit  te  pèreChastel, 
dans  certain  de  doctrine  que  la  prudence  italienne  est  loin 
d'approuver.  Le  i  atéchisme  du  concile  '\<-  Trente  avait  dit.  il  \  a 
longtemps  :  «  L'esprit  de  rhomme  a  pu  par  lui-m 
coup  de  ?oin  et  de  travail,  découvrir  et  connaître 


1)1      IKAlUTli'VW  l-MI  .  •'•' 

de  ventés  qui  concernent  lee  choses  divines.     El  ces  conciles  ai 

tus  que  nos  provinces  des  Ga  il  -  ont  tenus  il  j  a  quelques  an- 
nées ont  répété,  —  l'un,  ■■■  Lui  de  Rennes,  qu'il  (allait  se  garder  de 
i  f  fallacieux  système  de  philosophie  venu  de  ces  hommes  qui  aim»  dJ 
si  fort  l'autorité  qui-,  >i  elle  ne  leur  parle,  ils  ne  peuvent  jouir  d'au- 
cune certitude,  <-i  qui,  élevant  la  Coi  et  abaissant  la  raison  outre 
mesure,  sapent  du  menu  coup  les  foademeiu  de  La  lui  et  de  la  rai- 

i;  —  r autre,  le  concile  <r  Lmiens,  qu'en  attaquant  le  rationalisme, 
on  devait  prendre  garde  de  réduin  orte  d'impuissance  L'mfir- 

inité  de  la  raison  humaine,  que  L'homme  peut  par  elL  ùr  et 

démootrer  plusieurs  wj  ités  telles  que  l' existent         I     a,  l'immoi  ta- 
lité  de  l'aine,  la  distinction  du  biea  et  du  mal,  et  qu'il  •■>(  iau\  qu'il 
ae  puisse  admettre  Daturellement  ces  vérités  qu'autant  qu'il  i 
d'abord  à  la  révélation  divine  par  un  acte  de  I  la  constante 

doctrine,  dit  le  même  corn  il  ,  les  <  atholiques.  Enfui  le  bou- 

verain  pontife  a  tenu  un  semblable  la  La  coui 

effet,  dans  tout  ce  qui  ne  touche  pa-  trop  directement  son  autoi 
incline  à  la  modération.  Elle  est  poliii  | 

.  Or  maintenant  ses  droits  sont  amplement  reconnus.  Elle  s  ob- 
tenu et  elle  obtient  chaque  jo  i  uaùonali  >up  plus 
qui'  depuis  d                                                                   tendre.  ' 

victoire,  qui  assucémenl  n'est  pa-  san  unes 

loin  île  célébrer,  a  cet  avantage  d<  portei  un  vainqueur  naturelle- 
inent  doux  et  prudent  à  prauvei  ' 

pape  n'aspire  qu'à  dominer  dans  un  royaume  de  paix,  et  U  -  doc- 
trines violentes,  les  témérités  d  esprit  et  de  raisoaj  pi  cher- 
chent a  lui  plaine,  ne  sont  pas  pi  i  qui'  dans  ses  in- 
térêts. Lisez  les  encycliques  sui  les  qui  |  'i  lu 
philosophie,  écartez  une  plu 

mens  aO  -  imputations  gratuites,  tout  le  fâi  beui  style  de  la 

chancellerie  romaine,  et  souvent  vous  trouverez  au  fond  i' 
de  La  raison  reconnus  .1  1 

itre  propositions  mémorables  qui  ont,  l'année  dernii 
condamné  en  termes  formels  Le  traditionabsim  ,  L    péri   >  Lu 
pu  les  presst  ntir,  mais  il  aura  l'honneui  ix  pas  atten- 

dues pour  publier  son  ou 

IV. 

rendant  un  .mu'  1  iv  hommage  a  ces  preuves  d'un  zèk  écL 
pour  la  raison  et  pour  la  paix,  notre  franchise  oe  serait  pas  entière 
-i  neos  parsâsaioBe  tout  approuver  -;lii>  dietractioB,  et  Bouscri 
tout  ce  que  non-  ne  relei  M  mi  dans  ce  livre,  dont  l'esprit 

est  excellent,  tout  no  nous  satisfait  pas  au  même  degré,  et  nous  pour- 


60  REVUE    DES    DF.l  \    MONDES. 

rions  signaler  plus  d'an  passage  où,  entraîné  par  les  habitudes  du 
monde  qui  l'entoure,  l'auteur  s'exprime  sans  exactitude  et  sans  jus- 
tice sur  ce  qu'il  appelle  le  rationalisme.  G'esl  un  autre  adversaire 
qu'il  entend  combattre,  et  quoiqu'il  ne  lui  consacre  pas  la  vingtième 
partie  des  pages  dirigées  contre  ses  adversaires  réputés  orthodoxes, 
i]  se  croit  dans  l'obligation  de  ae  pas  toujours  traiter  les  philoso- 
phes avec  une  sagacité  bienveillante.  Il  ae  daigne  pas  toujours  les 
comprendre,  de  peur  de  les  ménager  l  :  il  essaie  môme  de  se  fâcher 
quelquefois,  pour  D'être  pas  accusé  d'indulgence;  mais  cependanl 
quelle  différence  constante  entre  le  ton  de  sa  discussion,  entre  l'es- 
pril  dans  lequel  il  écrit,  el  ce  langage  immodén  icès  de  pen- 

sée et  de  diction  auxquels  non-  avaienl  habitués  d'autres  défenseurs 
de  l'église!  Le  père  Chaste!  «lit  quelque  pari  que  ces  exagérations 
ne  sont  faites  que  pour  rebuter  ceux  à  qui  on  les  adresse.  Il  a  raison, 
et  ce  o'esl  pas  encore  là  le  plus  grand  mal.  Si  ce  ton  de  violence 
devenail  jamais  dominant  dans  l'église,  aon-seulement  elle  aban- 
donnerait les  voies  de  la  persuasion,  mais  elle  verrail  bientôt  décli- 
ner l'autorité  de  sa  paroi.-.  Que  >l-^»  l'ardeui  d'une  vive  discussion 
il  échappe  des  expressions  irritantes,  on  le  conçoil  el  on  l'excuse;  la 
passion  ne  dépose  pas  contre  la  sincérité.  Que  la  chaire  mêmi 
permette  une  certaine  véhémence,  on  peut  le  comprendre  encore 
sans  l'excuser  :  il  laui  émouvoir,  il  faul  agiter  un  auditoire  qui  De 
saurait  être  enduit  toul  entier  par  la  raison;  mais  si  dans  un  ou- 
vrage l'ait  a  tête  reposée,  dan-  un  mandement,  dans  une  lettre  pas- 
torale, se  retrouvent  les  mêmes  invectives  é»  rites  avec  le  plus  grand 

sang-froid  du  monde,  c eut  l'explique!    I      ce  à  dessein,  est-ce 

par  laisser-aller  qu'on  parlerait  ainsi.'  Que  voudrait-on  Inspirer,  le 
dédain  ou  le  ressentiment?  Ce  ton  d'anathême  ne  peut  être  sincère, 
et  ceux  qui  veulent  parler  dans  la  chaire  de  vérité  ne  doivenl  point 
s'exposer  à  cette  question  :  -  Parlez-vous  sérieusement?  L'exemple 
des  controverses  politiques  abuse,  fille-  admettaient  une  vivacité, 
une  violence  qui  pouvaient  avoir  leurs  perd-,  mai-  dont  enfin  per- 
sonne n'était  dupe:  l'esprit  de  parti  oe  peut  se  donner  pour  inspiré 
d'en  haut.  Que  l'éloquence  religieuse  prenne  les  même-  licences, 

qu'elle  se  permette  la  même  exagération  dans  l'invecth i  dan-  la 

flatterie,  et  elle  amènera  ses  auditeur-  a  beaucoup  rabattre  de  leur 
confiance  dans  la  vérité  ries  sentimens  qui  L'inspirent.  El  qu'arri- 

vera-t-il  alors,  quand  les  mes  bouches  annonceront  l'Évangile? 

Quelle  autorite  leur  restera-t-il  pour  affirmer  les  mystèrt  pé- 

rances,  les  menaces  enfin  de  la   religion?   La  déclamation,  qui  i  -i 

(1)  Ainsi  nous  aurions  bien  quelque  reproche  à  lui  faire  sur  la  manière  dont  il  inter- 
prète uu  passage  d'un  article  inséré  dans  la  /.'  11.  Saint -Bené  Taillandier 
(15  août  1853),  passage  dont  l'auteur  ne  nous  parait  pas  en  dire  beaucoup  plu>  que 
n'en  dit  le  père  Ghastel  lui-même  à  la  page  466  de  son  ouvrage. 


I>l      IK\l>llln\  W.l-MI..  <>1 

de  mauvais  goût  dans  an  livre,  est  de  mauvaise  foi  dans  la  chaire, 
et  l'exagération  des  phrases,  transportée  de  la  littérature  dans  la 
prédication,  tourne  à  l'hypocrisie.  Toul  nomme,  mais  li  i  li  rgé  plus 
que  personne,  ne  «luit  strictemenl  écrire  que  ce  qu'il  pense.  11  \  a 
sans  doute  des  gens  qu'on  ae  persuade  que  car  le  faux,  car  enfin 
les  convictions  formées  par  des  déclamations  n'en  sont  pas  moins 
des  convictions,  ceux  que  l'on  convertit  ainsi  n'en  sont  pas  moins 
convertis,  et  s'il  fallait  trop  éplucher  les  effets  de  ce  qu'on  esl  con- 
venu d'appeler  la  réaction  religit  u  arter  tout  ce  qui  est  dû  à 
ck'  mauvaises  raisons  ou  .1  des  sentimens  vulgaires,  on  licencierait 
bien  <U>  disciples,  on  repousserait  bien  des  cœurs  que  l'habitude 
peul  amener  plus  tard  à  une  piété  plus  digne  de  son  objet.  Puis  le 
vent  souffle  où  il  lui  plaît,  |Éi  s'il  apporte  la  foi,  comment  s'en  plain- 
dre? Il  ae  faut  |u>  être  plus  difficile  que  Dieu  même,  et  -'il  a  permis 
que  le  mensonge  ramenât  à  la  vérité,  il  faut...  J'aime  à  pousser  ainsi 
le  raisonnement,  parce  que  j'j  sais  une  admirable  réponse.  P<  ut- 
être  quelques  lecteurs  ont-ils  déjà  murmuré  Le  nom  de  l'école  dont 
j'avais  l'air  ici  d'emprunter  une  argumentation  favorite;  mais  qu'ils 

ne  se  bâtent  de  soupçoi 1   personne,  qu'ils  écoutent  les  nobles 

paroles  du  père  Chastel,  >i  que  son  exemple  profite  a  l'institution 
contestée  qu'il  venge  et  qu'il  bonore  par  Bon  courage  et  -a  candeur. 

«  On  dira  peut  être  :  la  fol  eu  le  Bcepticia ,  voilà  comment  on  converti) 

aujourd'hui  et  comment  les  bons  esprits  reviennent  de  toutes  parts  au 
tholicisme.  —  \  irons  que  i'  majore  de  <-i  qu'il  a 

voies  bien  diverses  pour  attirer  à  lui  les  âmes.  La  lumière  d'en  haut  peut 
éclairer  immédiatement,  <-i  la  \'-rui  <ii\  iu>-  entraîner  un  cœur  droit  et  géné- 
reux, sans  aucun  de  ces  moyens  que  le  calcul  bumaln  puisse  saisir  et  analy- 
ser. Ni 'us  le  dirons  mém  ,  parce  que  la  divine  n'en  paraîtra  que  plus 
admirable  :  aujourd'hui  surtout  bien  di  irlts,  même  <: 
gués,  >'>m  ramenés  .1  Dieu  et  à  la  religion  par  des  moyens  qui  semblent  en- 
tièrement disproportionnés  avec  un  pareil  résultat  Ce  ai    sont  point 
réflexions               >,  fermes  et  suivies,  un  enchaînement  solide  de  \>. 
dont  on  se  suit  rendu  un  compte  sévère  et  qui                 pleinement  la  rai- 
son. Hélas!  llssont  peu  nombreux  de  nos  jours  ceux  qui  sont  capables  ou 
qui  se  donnent  la  peine  de  s.ii>ir  la  force  d'un  raisonnement  et  de  suivre  un 
enchaînement  de  déductions  rigoureuses.  Q              donc  qui  les  a  gai 
et  a  triomphé  de  leurs  doutes  et  de  leurs  hésitations!  l>.ms  cette  '-1110'  de 
la  religion,  qu'est-ce  qui  1rs  a  frappés,  ébranlés,  déterminés!  Souvent  une 
impression,  un  sentiment  non  raisonné,  une  Image,  une  figure  de  style,  une 
comparaison  ingAniensa  ou    touchante,    une  analogie,  laquelle  peul 
forcée,  exagérée,  fausse.  Kt  justement  parce  qu'on  présente  a  quelqu'un, 
non  la  simple  vérité,  mais  l'exagération  de  la  vérité,  c'est  cette  exagération 
qui  li'  frappe  et  qui  l'j  attache!  Il  se  trouve  gagné  à  la  vérité  par  quelque 
chose  qui  ,--i  toul  différent  d'elle  et  qu'elle  désavoue,  par  quelque  chose  qu'il 
sera  obligé  lui-même  de  désavouer  plus  tard  et  de  rectifier.  Il  le  rectifi 


(>-2  REVUE    BBE    BEI  K    tfOHM  S. 

peut-être  avec  le  temps  e1  avec  de  nouvelles  lumières;  mais  en  attendant 

il  es]  el  de are  converti,  attaché  à  la  vérité.  Dieu  •  ->  admirab  i 

.■I  de  bonté!  Mais  en  conclurons-nous  que  c'esl  là  le  moyen  ordinaire,  le 
moj  ;  prudent,  en  un  moi  le  moyen  à  conseiller  pour  arriver  a  la 

roi  el  au  christianisme?  Non,  assurément...  D'où  vienl  cette  disposition  -i 

pale  des  esprits,  cette  mollesse  de  raisonnement,  cette  raiblesse  • 

manque  d'énergie  poursuivre  le  raisonnement  jusqtfav  bout,  co le  le  dit 

FénélonT  Ce  vice,  pins  général  aujourd'hui  peut-être  qu'a  aucune  autre 
époque,  peut  venir  de  plusieurs  causée;  u\m>  a  coup  but  aussi  11  ae  pourrait 

que  secondé,  favorisé  el  justifié  par  les  doctrines  que  quelques  écrivains 
cherchent  à  répandre  depuis  trente  ans.  Lorsqu'on  entend  dire  chaque  jour 
par  une  école  nombreuse,  lélée  et  savante,  qu'Ji  faut  commencer  par  la  Coi, 
qu'il  faut  croire  avanrt  de  raisonner,  etc.,  que  peut  an  conclure  le  pul 
sinon  que,  la  raison  ne  devanl  avoir  aucune  part  dans  la  conversion,  il  raul 
embrasser  la  foi  sans  motilsel  b'j  abandonner  aveuglément?  La  croyance, 
n'étant  plus,  même  dan-  ses  motifs,  une  affaire  de  raison  ou  on  acte  rai- 
sonné, tombe  dans  le  domaine  do  sentiment,  des  Impressions,  «lu  ruuati^nn- 
•■i  de  toutes  les  folies.  >> 

Voilà  ce  qur  ocras  enseigne  le  père  Chasti  i.  de  la  compagnie  de 
s.  Que  pourrions-nous  ajouter?  Le  tableau  qu'i]  trace  est  d'i 
ariflle  fidélité.  Kien  n'es!  plue  propre  à  empêcher  les  convea 
fléchies  el  sérii  uses  que  ces  manières  peu  bci  upuleuses  de  discuter, 
que  ces  formes  hautaines  de  prédication  qui  discréditent  le  prédica- 
teur, que  ces  docti  ines  qui  ae  laissent  aucun  droil  à  la  raison  el  à  la 
conscience  individuelle,  qui  présentenJ  la  vérité  comme  imposée  par 
l'enseignemeirt  ou  le  commandement,  qui  proatarBesi  dans  la  pous- 
sière tout  ce  qui  est  scienoe,  Méditation,  effon  dV-prit.  pour  a' attri- 
buer les  signée  augustes  de  !  qu'à  l'autorité  visible  se  ren- 
il.nii  témoignage  a  eDe-meme  el  cbercbani  fdbéiBBanoe  as  Bea  de 

iviclimi. 


.l'en  riais  là  de  mes  réflexions  sur  !<•.>  conséquences  <!<•  la  philo- 
sophie de  M.  il'-  Bonald,  >i  l'on  peut  appeler  philosophie  quelques 
idées  ingi  tueuses  el  i  Disses  exprimé*  -  avec  use  apparente  préci- 
sion, quand  ira  neuve!  sut  rage,  conçu  dan-  le  saéme  espril  que  celui 
dn  père  Ghastel,  esl  vean  nu-  convaincre  davantage  encore,  >'il  est 
possible,  que  le  principe  dn  traditionalisme  esl  aussi  étranger  a  la  i"i 

qu'a  la  science,  et  qu'en  l'attaquant  un  esl  lofai  de  faire  la  guerre  à 

la  religion.  \u\  yeux  8e  quiconque  s*n  es  fle  resprît 

dans  leur  rapport  avec  la  vie  éternelle,  r église  <\r  France  n'a  pas  pro- 
duit de  nos  jours  un  interprète  plus  habile  et  plus  éclairé  que  M.  l'abbé 
M  u-et.  Supérieur  aux  petites  passions  mères  des  grandes  erreurs,  il 

s'est  peu  à  peu  dégagé,  dans  une  suite  de  bons  écrite,  de-  nuages  qui 


ni     u:\hi  llowi JSM1  .  68 

à  ses  débuta  obscurcissaient!  en  jamais  ce  sage  esprit 

n'avait  atteint  un  degré  aussi  élevé  de  justesse  el  de  vérité  que  dans 
son  dernier  ouvrage,  Philosépki»  H  Religion.  Il  est  consolant  de 
songer  qu'au  milieu  de  tant  de  tristes  erreurs  qui  déparent  tant 
d'ouvrages  donnés  pour  utiles  à  la  religion,  un  enseignement  s'est 
établi  dans  la  première  école  de  théologie  de  la  France  <  1 1 1  i  n  m<  t  en 
bonneus  Ces  saines  traditions  du  cartésianisnM  catholique,  et  que  la 
jeunesse  de  dos  séminaires  peut,  si  elle  est  bien  conduite,  se  pr< 
autour  de  la  chaire  de  M.  Maret  Son  dernier  livre  se  compi  se  de 
vingt-quatre  de  ses  leçons  réd  flexion,  et  il  "ii- 

baiter  qu'elles  eussent  été  entendues,  non-seulement  de  t"u>  les  étu- 
dians  en  théologie,  mais  des  supérieurs  de  bien  dt  a  m  minakes. 

Le  Bavant  pre  sait  d'établii  dignité  de 

la  Eaison  et  la  nécessité  de  la  révélation.  Il  était  impossible  qi  il  ae 
rencontrât  p  on  i  bemin  l'i  cole  qui  semble 

révélation  la  raison  même,  et  qui  veut  que  Dieu  ail  an  d'ap- 

prendre toul  à  L'homme  après  coup  et  par  voie  d'antoriti  ure, 

apparemment  pan  e  qu'il  avait  oublié  en  !■  d'en  faire  un  i 

intelligent  et  raisonnable,  et  qu'il  avait  soufflées  vais  sni 
I  ne  fois  en  présence  de  cette  i.   Maret  ne  pouvait  i  viti  t  de 

remonter  jusqu'à  \l.  de  Booold,  et  il  a  pri  tment  l<-  parti  de 

s'expliquer  Bnr  la  fameuse  bypotlièse  de  l'origine  de  la  parole.  avec 
une  franchise  bien  louable,  il  s'est  décidé  a  tempérei  pard 

rictions  l'admiration  qu'il  avah  autrefois  professée  |  leur 

de  La  Législation  primitif»,  et  il  s'est  attaché  à  démontre)  la  vanité 
ci  le  danger  de  1 1  solution  donnée  par  ce  dernier  an  problènu  dont 
il  s'exagérait  la  difficulté  et  l'importai*  E  ut  M.  Maret,  dont  h  - 
assorti  me  boo)  d'ailleurs  justiâées  par  des  preu>  ord 

dit  l'oit  nettement  et  à  pin  nie  les  i'1  ité- 

rieures  aux  mots  et  que  la  pensée  précédait  la  parole,  ce  qui,  pom 
être  L'opinion  de  toul  Le  monde,  n'en  est  pas  moins  L'opinion  vi 
Puis,  sans  beaucoup  se  soucier  de  b  concordance  d'une  d  ctrine 
avec  l'a  rtre,  il  a  soutenu  qu'avant  la  parole  L'esprit  i  tait  rida  el  nu, 
que  le  langage  seul  j  faisail  pénétrer  la  pensée,  et  pour  ainsi  dire 
\  écrivait  Les  idées  comme  au  un  papier  blanc.  De  Là  l'impossibilité 
de  l'invention  du  langage,  «'t  de  cette  impossibilité  La  nécessité  d'at- 
tribuer au  Langage  une  origine  wàninlriirr   Ceci  ae  peut  s'entendre 
qve  de  deux  manières  :  L'homau  a  été  créé  parlant,  ou  la  parole  lui 
a  été  communiquée  par  une  révélation  extérieure  et  verbale.  0*  M 
Bonald  s'est  exprimé  de  manière  à  autoriser  ces  deux  interprétai' 
différentes  et  même  opposées.  La  seconde  i  si  la  seule  qui  prête  à  mi 
doctrine  la  valeur  (rime  découverte;  la  première,  samemeul  enten- 
due, n'aurait  aucune  conséquence.  Il  est  trop  clair  que  si  l'hi  a 
est  L'œuvre  de  Dieu,  il  lient  de  lui  le  don,  c'est-à-dire  la  faculté  de 


64  REWE    DES    DEUX    MONDES. 

la  parole.  Dans  l'autre  interprétation,  il  faut  qu'un  langage  effectif 
ait  été  révélé  à  l'homme;  en  d'autres  tenues,  c'esl  une  langue  dé- 
terminée qui  lui  a  été  divinement  enseignée.  Puisque  chaque  idée 
ne  naît  qu'avec  chaque  mot,  l'hypothèse  va  jusque-la,  ou  elle  est 
insignifiante,  et  c'est  en  effet  ainsi  que  l'onl  entendue  ceux  qu'on 
appelle  traditionalistes.  De  cette  double  doctrine  :  la  parole  est  la 
cause  efficiente  des  idées  et  le  produit  d'une  révélation  divine,  doc- 
trine contraire  à  celle  de  toutes  les  grandes  autorités,  de  Platon 
comme  de  saint  Augustin,  d'Àristote  comme  de  saint  Thomas,  de 
Descartes  comme  de  Bossuet,  on  a  conclu  que  tontes  nos  connais- 
sances avaient  une  révélation  pour  origine.  Ainsi  ce  n'est  plus  ni  l'ex- 
périence ni  la  raison  qui  est  la  source  de  la  connaissance  humaine. 
Nous  ne  savons  les  choses  que  grâce  à  leur-  noms.  C'esl  en  méta- 
physique un  Qominalisme  d'un  nouveau  genre.  Le  principe  de  toute 
certitude  est  ainsi  place  en  dehors  de  nous,  et  la  recherche  de  la  vé- 
rité n'esl  plus  que  la  recherche  du  témoignage.  La  déférence  à  l'au- 
torité du  témoignage  devient  le  seul  légitime  attribut  de  noire  intel- 
ligence;   la  raison  disparall    pOUr  taire  place   à   la   foi,  et    la   loi  ellc- 

même  n'esl  plus  que  la  soumission  à  la  tradition,  laquelle  dépend 

pour  chacun  du  temps,  du  pays  et  de  la  famille  où  il  est  né.  Vaine- 
nement  allègue-t-on  qu'il  s'agil  d'une  tradition  dont  la  sonne  est 
divine,  s'il  s'agit  d'une  révélation  au  Bens  orthodoxe  du  mot,  c'est 

une  révélation  surnaturelle  ou  plutôt  e\h  a-nalurel]e.  et  celle-là  sup- 
pose l'homme  déjà  pOUTVU  de   son  intelligence;    elle  SUppOSe   ce   que 

dans  le  système  elle  est  destinée  a  expliquer.  î.a  révélation  chré- 
tienne, par  exemple,  relève  ou  même  transforme  l'humanité;  mais 

elle  reçoit  de  la  création  l'homme  de  la  nature  pour  en  faire  fhon 
de  la  grâce.  Si  au  contraire  on  veut  parler  d'une  révélation  natu- 
relle, originairement  divine  comme  tout  >-,■  qui  est,  on  rentre  dans 
l'ordre  de  la  raison,  maison  sort  de  l'ordre  de  la  foi.  et  pour  trop 
étendre  le  christianisme,  on  le  noie  dans  la  philosophie,  a  moins  de 
soutenir  que  la  distinction  de  la  grâce  et  de  la  nature  esl  vaine,  et 
que  tout  est  surnaturel,  ce  qui  e-t  contraire  en  mine'  temps  a  l'ex- 
périence, au  sens  commun  et  a  la  théologie.  Il  n'\  a  plus  dans  Cette 

doctrine  de  milieu  entre  un  naturalisme  absolu  et  une  théophanie 
perpétuelle  qui  conduit  à  l'universelle  théocratie. 

Telle  est  en  substance  la  critique  que  dans  un  style  excellent, 
car  M.  Maret  est  un  excellent  écrivain,  l'auteur  de  Philosophie  et 
Religion  dirige  contre  une  école  trop  longtemps  puissante,  et  qui 
n'est  pas  encore  abattue.  Son  ouvrage  contient  sur  d'autres  ques- 
tions fondamentales  de  la  philosophie  bien  d'autres  vues  qui  méri- 
teraient notre  examen,  nous  v  trouverions  beaucoup  a  apprendre  et 
beaucoup  à  louer:  nous  aurons  ailleurs  à  nous  prévaloir  du  juge- 
ment prononcé  par  le  sage  doyen  de  la  faculté  île  théologie  sur  saint 


m    in\i>nin\\i.i-\iK.  ,É,-> 

Thomas  d' \quin;  mais  ne  nous  écartons  pas  du  sujet  de  cette  étude  : 
il  s'agit  du  traditionalisme,  système  absolu,  dangereux  partout,  en 
politique  commeen  philosophie.  C'est  dans  la  discussion  lumineuse 
de  M.  Maret  qu'il  faut  chercher  les  objections  dont  il  l'accable,  en 
le  poursuivant  dans  les  diverses  interprétations,  tantôl  atténuantes, 

tantôt  aggravantes,  qu'on  a  d lées  de  la  doctrine  équivoque  de 

M.  de  Bonald.  Parmi  les  conséquences  qu'il  impute  avec  raison  à 
cette  malheureuse  transformation  de  la  philosophie  chrétienne,  il 
en  es!  deux  qui  nous  ont  singulièrement  frappé.  La  première,*  est 
qu'une  doctrine  qui  tend  à  expliquer  l'intelligence  /»//  la  magie  des 
mots,  en  écartant  tous  les  systèmes  des  idées  ou  acquises,  ou  inn< 
ou  participées  el  vues  en  Dieu,  conduit  à  quelque  chose  qui  te  /"/<- 
proche  beaucoup  du  sensualisme.  La  parole  n'est  qu'un  fait  extérieur 
el  snsible,  <'t  si  elle  appelle  seule  l'intelligence  à  l'existence  ac- 
tuelle, si  la  raison  dépend  de  la  parole,  elle  dépend  d'un  fait  exté- 
rieur et  sensible,  et,  pour  toul  dire,  de  la  sensation,  tassi  a-t-on  vu 

des  tradition  éprendre  d'une  Borte  de  c plaisance  pour  la 

philosophie  dite  sensualiste,  et  tenter  au  moins  la  restauration  du 
péripatétisme.  Si  l'on  veul  lire  non  pas  1rs  sermons  du  père  Ventura, 
dom  l'autorité  philosophique  n'esl  pas  très  •.•[.unir,  mais  la  préf: 
assez  remarquable  de  la  dernière  édition  latine  de  la  Somme  contre 
les  Gentils,  de  saint  Thomas  d' \quin.  on  \  verra  de'savans  membres 
«In  clergé  se  déclarer  pour  Iristote  contre  Platon,  afin  de  pouvoir 
préférer  le  moyen  âge  au  xvn"  siècle  et  la  scolastique  à  Descari 
Cesl  une  réaction  extrême  qui  aurait  bien  surpris  11.  de  Bonald  lui- 
même, 

l  :  que  méconoattrait  l'oeil  im-uie  de  son  pi 

La  seconde  cons  déjà  indiqui  qu'à  vouloir  tout 

suspendre  à  la  chaîne  d'or  de  la  révélation,  on  affaiblit  l'idée  de  la 
révélation  même.  Pour  avoir  voulu  que  tout  fût  divin,  tout  cesse  de 
l'être.  La  pensée  d'une  révélation  naturelle,  comme  le  fait  entendre 

M.  Maret.  et  nous  pouvons  certifier  qu'il  e>t  dans  le  \  rai,  e-t  une  des 

pensées  qui  peuvent  le  plus  contribuer  à  ébranler  la  foi  dogmatique. 
S  ts  doute  on  peut  soutenir  et  il  n'est  pas  hétérodoxe  de  supposer 
que  tout  est  révélé,  en  ce  sens  que  tout  vient  «le  Dieu,  el  qu'a  le 
prendre  ainsi,  la  raison  naturelle  elle-même  est  une  révélation;  mais 
ci  point  de  vue  est  également  celui  du  théisme  rationaliste,  et  l'on 
peut,  en  s'\  plaçant,  diriger  de  fortes  attaques  «outre  la  nécessité  de 
toute  religion  révélée.  Or  il  est  assez  remarquable  qu'en  ce  moment 
une  partie  notable  des  apologistes  orthodoxes  tendent  a  se  placer 
dans  eette  lu  pothèse  particulièrement  dangereuse  pour  l' Orthodoxie. 
Tout  le  monde  a  lu,  jusque  dans  certaines  publications  épiscopules, 

TOME  IX.  5 


66  REVUE    DES    DEUX    MONDE.-. 

que  toutes  les  connaissances  humaines,  même  les  sciences  profanes, 
même  les  systèmes  philosophiques,  même  les  religions  fausses,  pre- 
naient leur  source  dans  la  révélation,  et  que  le  genre  humain  n'avait 
jamais  eu  qu'une  -ouïe  foi.  Or,  en  prodiguant  ce  nom  sacré  de  ré- 
vélation, un  a  fait  comme  un  gouvernemenl  aristocratique  qui  don- 
nerait des  lettres  de  noblesse  à  tous  les  citoyens,  et  l'on  a  compro- 
mis, en  le  généralisant,  le  privilège  incommunicable  de  vérité  si  de 

sainteté  regardé  jusqu'ici  c le  le  titre  exclusif  du  christianisme. 

Quoique  la  religion  soit,  sur  la  terre,  destinée  à  l'humanité  entière, 
puisque  le  dhrisi  e.-i  mort  pour  tous,  il  ne  faut  pas  dira  qu'elle  ait 

été  enseignée  à  tout  le  n de,  et  que  la  révélation  ><>\i.  en  tanl 

fait  historique,  universelle,  ou  bien  il  devient  difficile  de  maintenir 
les  dogmes  particuliers  qui  en  font  la  force  et  \e  i  aractère.  Le  tradi- 
tionalisme absolu  aboutit  au  naturalisme. 

Tout  cela  n'a  été  inventé  que  poui  mieux  re  taurei  l'autorité  de 
l'église  et  <lu  saint-siège.  La  voyant  ébranlée  ou  méconnue,  on  n'a, 
selon  Kusage,  imaginé  rien  de  mieux  que  de  la  faire  absolut  .  On  ;i 
fermé  les  yeus  sur  les  contradictions  évidentes  et  i  quences 

possibles,  dan-  l'espoir  de  rem  ontrer  une  de  ces  docti  mes  extrèmi  - 
qui  semblent  supprimer  tout  tout  raisonnement,  épais 

bandeau  qui  empêche  de  voir  le  danger  «  i  suffit  à  la  peur.  Telle  était, 

pour  la  religion  co i  pour  la  politique,  la  doctrine  qu'enseignait 

à  son  temps  SI.  de  Bonald;  c'esl  la  dans  les  jours  il»'  décou- 

ragement, les  esprits  fatigués  < i« •  mille  mécomptes  peuvent  être  quel- 
quefois tentés  d'accepter.  La  lassitude  morale  conduit  .1  des  extré- 
mités, tout  comme  l'enthousiasme  impatienl  •  t  de  vaincre.  I 
extrémités  sont  les  paradoxes  de  l'absolutisme  théologique, 
■      ré   ilutions  désespérées  qui  entraînent  l'homme  à  faire  cession 
misérable  de  ses  propres  idées  poui  gagnei  un  peu  de  repos,  1 
déposer  tout  droit  de  penser  par  lui-même  pour  échapper  à  la  ; 
ponsabilité  d'une  opinio  1.  De  telles  circom  l  rot  favorables  an 
succès  ou  à  la  réhabilitation  d                         de  bonne  foi  qui  font 
spécieusement  la  thé  trie  de  la  servitude  intellectuelle,  el  démontn  ut 
savamment  à  la  raison  et  au  libre  arbitre  que  Dieu  ne  les  a  mis  en 
ce  monde  ni  pour  raisonner  ni  pour  vouloù              it  une  \  raie  cala- 
mité que  d'honnêtes  esprits,  entraînés  par  le  mouvement  actui  l, 
erussenl  obligés  de  revenir  à  des  thèses  vingt  fois  condamnées,  et 
■nt  dans  les  rapprocbemens  que  le  temps  amène  entre  les  par- 
tis une  occasion  de  relever  les  doctrines  qui  les  ont  le  plus  divis 
et  de  reprendre  tout  ce  qui  rendrait  une  réconciliation  humiliante 
et  par  conséquent  impossible.  C'est  de  la  restauration  de  l'errem 
qu'on  peut  dire  qu'elle  est  la  jure  des  révolutic 

Chabju  -    Dl     R]  Ml  .-AT. 


LES 


VACANCES  DE  CAMILLE 

3(  feltEfl   DE   l.\    \  Il   1:1  i.l.i  i  . 


SECONDE   r*»TH.   ' 


La  liaison  de  Camille  av<  i  on  d'Alpuis  datait  déjà  de  plusieurs 
années.  I  oe  de  ces  étourderies  communes  à  la  jeune  femme  en 
avait  été  l'origine.  Camille  tenaii  les  livres  et  la  caisse  dans  un  ma- 
gasin d'objets  de  fantais  m  .-t.it  entré  un  jour  | r  acheter 

un  cadeau  a  -a  mère,  donl  c'était  la  l'été.  Le  commis  pré] 
rente  étanl  absent,  ce  lui  Camille  qui  lit  le  marché;  mais  loi 
Léon  se  lui  éloigné,  emportant  un  coffret  d'écaillé  payé  cent  frai 

.•II.'  s'aperçut,  en  retrouvant  l'étiquette  détacl de  l'objet  vendu, 

qu'elle  avait  commis  m rreur  de  cinq  louis  au  préjudice  de  la 

maison.  L'acheteur  était  trop  loin  pour  qu'elle  pur  espérer  le 
joindre.  Il  fallait  ou  déclarer  la  perte  a  -on  patron  ou  remplace)  de 
sa  bourse  l'argent  qui  allait  manquer  a  la  caisse,  car  .-IN'  avait  in- 
scrit le  coffret  sous  -on  véritable  prix.  Ce  tut  au  dernier  parti  qu'elle 
s'arrêta,  bien  que  cette  restitution  dût  faire  une  brèche  a  ses  pet 
cou,, mi,-:  mai-  elle  préféra  supporter  les  conséquences  de  son 

ê< "derie  plutôt  que  de  risquer  un  aveu  de  nature  à  alarmer  son 

patron  >ur  l'avenir.  Par  ce  moyen,  elle  évitait  toute  un.-  série  de  re- 
montrances  qui  l'eussent  impatientée.  Malheureusement  elle  u'eut 

(1)  Voya  la  livraison  .lu  13  avril. 


68  ni. vi  î.   DES   DEUX   mondes. 

point  le  temps  d'aller  prendre  de  l'argent  dans  sa  chambre  avant  la 
vérification  des  comptes  de  la  journée,  qui  se  Faisait  chaque  soir. 
On  s'aperçul  de  l'erreur  avanl  qu'elle  l'eût  déi  in.  Dans  un  mou- 
vement d'humeur,  le  patron  laissa  échapper  quelques  mots  dans  les- 
quels la  jeune  fille  vit  autre  chose  qu'un  reproche  adressé  à  sa  négli- 
gence. Klle  monta  chez  elle,  prit  cent  francs,  et  vint  les  restituer 
i  la  caisse  en  manifestant  l'intention  formelle  de  quitter  la  maison 
le  lendemain  même.  On  lui  lit  des  excuses,  on  lui  proposa  de  pas- 
ser l'erreur  à  profits  et  pertes  :  Camille  maintint  sa  décision,  et  le 
lendemain,  comme  elle  l'avait  dit,  un  fiacre  la  transportait,  elle  et 
ses  effets,  chez  une  de  ses  amies,  la  si  ule  connaissance  qu'elle  eût  à 
Paris. 

Le  jour  même  du  dépari  de  Camille,  Léon  d'Âlpuis,  accompagné 
d'un  de  sescousufe,  se  présentait  au  magasin.  Le  cousin,  ayant  re- 
gardé les  étagères,  indiqua  un  nécessaire  an  marchand  et  en  de- 
manda le  prix. 

—  Deux  cents  francs,  répondit  celui-ci.  Léon  parut  fort  étonné. 

—  Eh  bienl  mon  cher,  lui  dit  bod  cousin,  tu  as  perdu  ton  pari: 
j'étais  bien  sur  aussi  qu'un  nécessaire  pareil  à  celui  que  tu  m'as 
montré  coûtait  plus  de  cinq  louis. 

—  C'est  pourtant  la  somme  que  j'ai  paye  hier,  ici  même,  à  une 
demoiselle  que  je  ne  vois  plus,  lit  Léon,  qui  regardait  autour  de  lui. 
Le  marchand  intervint  entre  les  deux  jeunes  gens,  et  rai  onta  ce  qui 
s'était  passé  la  veille,  son  altercation  avec  Camille  el  le  départ  de 
celle-ci. 

—  Je  ne  puis  l'entendre  ainsi,  dit  Léon.  11  est  déjà  fâcheux  que 
cette  jeune  personne  ait  perdu  son  emploi,  il  ne  serait  pas  juste  que 
je  profitasse  de  son  erreur.  Voici  ma  carte,  faites-la-lui  parvenir  en 
la  prévenant  que  je  tiens  a  sa  disposition  la  somme  qu'elle  a  tirée  de 
sa  bourse. 

—  Elle  est  partie  sans  dire  où  elle  allait,  répondit  le  marchand; 
mais  un  homme  de  peine,  employé  du  magasin,  savait  l'adresse  de 
Camille  et  l'indiqua  aux  deux  jeunes  gens,  qui  se  rendirent  aussitôl 
chez  la  jeune  lille  et  ne  la  trouvèrent  pas.  Us  lurent  reçus  par  l'amie 
qui  lui  donnait  asile;  ne  voulant  pas  initier  un  tiers  au  motif  de  sa 
visite,  Léon  écrivit  à  Camille  et  lui  expliqua  en  termes  ménagés  ce 
qu'il  aurait  pu  lui  dire  à  elle-même.  Il  laissait  son  adresse,  et  de- 
mandait qu'elle  lui  fit  savoir  quel  moyen  il  devait  employer  pour 
lui  faire  parvenir  la  somme  dont  il  se  croyait  redevable  envers  elle. 
La  réponse  ne  se  fit  pas  attendre.  Le  lendemain  matin,  il  recevait 
d'elle  un  billet  ainsi  conçu  :  «  — Vous  ne  me  devez  rien,  monsieur: 
si  j'avais  brisé  dans  mon  magasin  un  objet  de  valeur,  et  qu'on  me 
l'eût  fait  payer,  comme  c'est  l'usage,  vous  ne  vous  seriez  pas  cru 


LES    \  M  \v  I-    DE    CAMILLE.  69 

responsable  de  cette  maladresse.  Ce  qui  est  arrivé  hier  à  propos  de 
votre  acquisition  est  la  même  chose,  et  votre  délicatesse  n'a  rien  à 
réparer  dans  mon  étourderie.  » 

Léori  montra  la  lettre  à  son  cousin.  —  Cotte  jeune  fille  est  fière 
dit -il. 

—  Hum,  reprit  le  cousin,  sa  fierté  m'inquiète;  j'ai  peur  que  ce  De 
soit  de  la  rouerie. 

Léon  insista  cependant  pour  avoir  le  cœur  nel  de  ce  refus;  il  re- 
tourna chez  Camille,  qu'il  oe  trouva  pas.  Voulant  couper  court  à 
I  aventure,  il  laissa  les  cinq  louis  a  Bon  amie,  priant  celle-ci  di 
lui  remettre.  Le  même  soir,  m  rentrant  chez  lui.  il  trouva  chez  son 
concierge  une  petite  boite  cachetée  renfermant  les  cinq  pièces  d'or 
enveloppées  danscecourt  billet  :  Vous  avez  sans  doute  égaré  a\am 
delà  lire,  monsieur,  la  lettre  que  j'ai  eu  l'honneur  de  tous  écrire 
nier-  Faites-la  chen  her;  elle  vous  expliquera  pourquoi  je  vous  ren- 
voie ce  «iu-  vous  êtes  venu  déposer  chez  moi  et  que  j'espère  bien 
n'j  plus  retrouver.  < 

—  Doutes-tu  encore  'I-  la  fierté  .I-  cette  jeune  fille?  demanda  Léon 
à  Bon  sceptique  cousin. 

_  —  Il  u'\  a  qu'une  chose  dont  je  ne  doute  pas,  répliqua  celui-ci, 
i  est  que  tu  seras  dans  un  mois,  <>u  plus  tôt,  en  liaison  réglée  av« 
mademoiselle  Camille,  qui  est  m  train  de  faire  avec  toi  de  la  dignité 
a  cinquante  pour  cent. 

i'  ndant  qu'elle  .Mail  l'objet  de  ces  petits  débats  entre  les  deui 
cousins,  Camille  avait  a  Bubir  les  remontrances  de  Bon  amie,  qui  oe 
comprenait  pas  ce  qu'elle  pouvait  trouver  de  blessant  dans  la  con- 
duite .!.•  M.  d'Ahpuis.  —  Ne  devines-tu  pas,  lui  disait-«lle,  qui 
jeune  homme  est  amoureux  de  t  »,  et  qu'il  prend  ce  prétexte  pour 
venir  te  voir?  —  Camille  répondait  a  cela  que  Léon,  oe  l'ayant  vui 
qu'une  seule  fois,  pendant  cinq  minutes  a  peine,  oe  pouvait  pas  i 
épris  d'elle,  a  moins  que  cet  amour  ne  l'ut  une  impertinence.  L'ami. 
s'efforça  de  lui  persuader  que  le  jeune  homme  l'avait  sans  doute  re- 
marquée depuis  longtemps  dans  Bon  magasin,  et  que  l'achat  du  cof- 
fret  d'écaillé  c'avait  été  qu'un  prétexte  pour  se  rapprocher  d'elle. 
—  Alors  il  a  perdu  l'occasion,  interrompit  gaiement  Camille,  car  il 
était  seul  avec  moi.  et  oe  m'a  pas  dit  un  mot.  —  Mai-,  îvprit-elle 
sérieusement,  que  ce  monsieur  soit  amoureux  de  moi  ou  non,  ses 
procédés  me  froissent,  voilà  qui  est  certain.  Ne  me  parle  plus  de 
lui.  tu  m'obligeras.  Ce  qui  est  plus  grave  que  tout  ceci,  c'est  que  le 
soleil  de  Pâques  va  me  trouver  avec  une  vieille  robe  et  un  vieux  cha- 
peau, moi  qui  révais  une  si  jolie  toilette  d'été. 

Camille  faisait  des  démarches  pour  trouver  de  l'occupation  dans 
un  autre  magasin:  mais  pendant  qu'on  la  promenait  de  promesse  en 


70  l!i;\l  l     ni  -    Dl  I  X    HÛND1  S. 

promi  sse,  es  petites  ressources  3*  épuisaient  peu  à  peu.  Son  amie  es- 
s;i\a  de  ramènera  ><>n  espril  le  souvenir  de  Léon  d'AIpuis.  Canaille 
l'arrêta  net.  —  Je  viens  d'écrire  dans  mon  pays,  dit-eÙe,  pour  em- 
prunter une  petite  somme  à  une  personne  de  ma  connaissance.  Dès 
que  j'aurai  sa  réponse,  je  me  mettrai  dans  un  b<  tel  en  attendant 
que  j'aie  trouvé  une  place.  Si  j'axais  cru  té  gêner  aussi  longtemps, 
je  m' serais  pas  venue.  —  Son  amie  l'embrassa  en  lui  jurant  qu'elle 
ne  la  gênait  pas;  mais  Camille  inirriiMiriMn.Mii  ae  renonça  pas  au  pro- 
jet de  quitter  sa  compagne  aussitôl  qu'elle  le  pourrait,  el  celle-ci, 
de  son  ci  té,  n'abandonna  pas  la  pensée  de  rendre  Camille  heureuse 
malgré  elle. 

al  .1  Léon,  bien  qu'il  n'eûl  fait  aucune  tentative  pour  revoir 
la  jeune  Bile,  il  ne  l'avail  pas  oubliée  complètement.  Cette  préoccu- 
pation, d'abord  on  peu  vague,  se  changeait  en  une  Borte  de  curiosité. 
Il  n'avait  \  u  Camille  qu'une  seule  fois  el  dans  une  circonstance 
ne  l'avait  pas  remarquée  assez  pour  qu'il  pûl  se  rappeler  commenl 
elle  était;  mais  il  la  savait  jeune  el  la  supposait  jolie.  I  n     tir,  étant 
au  théâtre,  comme  il  cherchait  pendant  un  entr'acte  s'il  ne  rencon- 
trerait pas  quelque  visage  de  connaissance  au  bout  de  sa  lorgne 
il  aperçut,  à  la  galerie,  la  jeune  femme  chez  laquelle  il  était  allé  deux 
fois  pour  trouver  Camille.  Elle  causait  avec  une  autre  remmt 
auprès  d'elle,  el  Léon  eul  comme  un  pressentiment  que  cette  voisine 
pouvait  bien  être  Camille  elle-même.  Il  n'osait  se  l'affirmer  cepen- 
dant, ne  pouvant  admettre  qu'il  fui  possible  de  voir  une  seule  ' 
cette  charmante  figure  Bans  qu'il  restât  dans  la  mémoire  un  souve- 
nir au  moins  suffisant  pour  assurer  une  reconnaissance.  Le  has 
devait  fixer  les  incertitudes  <l"  Léon;  comme  il  quittait  le  tl 
la  fin  du  spectacle,  il  entendit  à  quelques  pas  de  lui  une  voi\  de 

fe te  qui  disait  :  —  Prends  garde,  <  amille,  tu  vas  perdre  ton 

châle. —  Léon  se  retourna  et  aperçut  i  péristyle  les  deux  sp< 

trices  qui  avaienl  attiré  son  attention  durant  la  soirée.  L'une  d'elles 
ramenait  sur  ses  'Miaules  son  châle,  qui  en  avait  '_rli        l      une  elle 
s   ' ut  retournée,  elle  se  trouva  sous  le  regard  <!•■  Léon,  <pii  la  salua. 
tille  parut  embarrassée,  serra  le  bras  de  sa  i  ompagne,  ;lis- 

s    .t  dans  la  foule  où  1 n  était  arrêté,  disparut  à  Bes  veux  sans  qu'il 

pût  la  suiv  ie. 

\  compter  de  ce  jour,  le  souvenir  de  la  jeune  tille  prit  une  i 
qui  devenait  de  plus  en  plus  envahissante  dans  la  pensée  de  I 
Il  eut  le  besoin  dé  la  revoir  sans  oser  pourtant  se  présenter  chez 
elle.  L'ayant  rencontrée  au  théâtre,  il  supposa  qu'elle  v  allait  habi- 
tuellement et  devint  d'une  dévotion  assidue  au   mélodrame.    I 
exception  à  se-  habitudes,  il  courut  les  bals  el  les  lieux  de  plaisir 
parisiens,  mais  il  ne  \it  Camille  en  aucun  endroit.  Chaque  matin,  il 


i  l  -    mi  \M  B6  DE   i  wiii  I  l  .  71 

prenait  au  contacl  de  son  cousin  une  belle  résolution  audacieuse, 
se  mettait  en  route  pour  aller  chez  Camille;  mais,  arrivé  à  la  po 
il  rôdait  timidement  el  s'<  a  revenait  chez  lui.  I  n  jour  il  se  cri 
avec  Camille  dans  la  rue  de  celle-ci;  elle  allait  sans  doute  faire 

Irpie  commission  dans  le  voisinage,  car  elle  avait  la  tête  ni 
portail  sous  son  bras  un  petit  paquet,  qui  paraissait  contenir  des 
étoffes,  au  moment  où  Léon,  <|ui  marchai!  parallèlement  avec  elle  de 

l'autre  côté  <!<■  la  rue  allait  la  traverser,  décidé  .>  l'ai 1er,  elle 

disparut  dans  l'allée  d'une  maison  où  se  trouvait  l'enseigne  d'un 
mont-de-piété.  Résolu  à  l'attendre,  Léon  se  promena  quelques  tnstans 
bous  les  fenêtres  de  la  maison  où  il  l'avait  vue  entrer.  La  nuit  vint, 
el  le  bureau  de  la  détresse  publique  alluma  son  feu  rouge.  I  a  \'  yant 
briller  au-dessus  de  sa  tête  ce  phare  de  la  misère,  Léon  fut  tour- 
menté par  un  pressentiment  révélateur,  qui  fui  bientôt  confirmé  l 
qu'il  \it  Camille  sortir  de  l'allée  noire,  allégi  quet  qu'elle 

avait  au_\  mains  en  \  entrant.  H  connaissait  trop  la  fierté  de  Bon 

ractère  pour  l'aborder  en  i  e  i ut.  et,  s'effa<  ant  dan-  l'obsi 

d'un  angle,  il  la  laissa  passer  devant  Lui,  la  suivant  seulement 
yeux. 

Le  lendemain,  Camille  recevait  une  lettre  d(  I  imim 

ne  faisait  aucune  allusion  à  l'incident  du  magasin,  et  encore  moins 
a  celui  qu'il  avait  surpris  la  veille.  Il  parlait  seulement  de  l'amour 
qu'elle  lui  avait  inspiré,  et  la  suppliait  de  lui  permettre  de  lavoir. 
La  lettn  impie,  exprimant  moins  le  désii  qu'un  tbie 

réelle.  Léon  !»<■  faisait  aui  une  offre  de  nature  à  blesseï  i  ette  oml 
geuse  dignité.  La  lettre  ne  lui  fut  pas  renvoj  il  l'avait 

craint,  mais  elle  mn  s,  il  en  «  cri- 

\it  une  antre  qui  «  -  «  *  t  le  même  sort,  |>ui>  une  trois  laquellt 

Camille  répondit.  S  tnse  était  nette  el  de  nature  à  enle 

espérani  i       Léon.  Elle  le  priait  de  ne  plus  écrire.  I  homme 

lui  obéit,  mais  il  continua  ses  stations  hasardeuses  dans  La  rut 
elle  demeurait.  Ce  qu'il  éprouvait  pour  elle,  il  ne  pouvait  claire- 
ment le  définir.  Tantôt  il  adoptait  à  son  égard  les  opinions  d> 

in.  et  La  jugeait  coi une  femme  habile  aux  manœuvres  de 

La  coquetterie;  d'autres  fois,  Use  passionnait  jusqu'à  l'emportement. 
\u  milieu  de  ces  alternatives,  il  reçut  un  >"'u  une  lettre  d'une  i ■<  ri- 
ture  inconnue,  mais  féminine,  "u  lui  apprenait  que  Camille  venait 
de  tomber  malade  de  la  Dèvre   typhoïde,  et  que,  ne  voulant 
restera  la  charge  d'une  amie  dont  le  dévouement  avait  épuisé  Les 

elle  demandait  à  être  conduite  dans  un  bospio    I 
amie,  instruite  de  l'intért  I  q      M.  I     m  d'Alpuis  portail  a  Camille, 
avait  cru  devoir,  a  l'insu  de  celle-ci,  lui  faire  connaître  sa  triste 

.situation. 


72  REVCE    DES    ni  IX    K0ND1  -. 

A  la  réception  de  ce  billet,  Léon  prétexta  auprès  de  sa  famille  un 
petit  voyage  de  quelques  jours  el  courul  chercher  un  médecin  qu'il 
emmena  chez  Camille.  Le  mal  était  dans  toute  sa  force.  Camille  avait 
le  délire  et  De  reconnut  pas  Léon,  avec  qui  le  médecin  oe  voulut  pas 

s'engager  avant  une  certai irise  qui  oe  devait  pas  tanin-  à  se 

produire.  Pendant  quatre  j s  el  quatre  nuits,  Léon  resta  aupn  - 

du  lit  de  la  jeune  tille.  La  crise  attendue  avec  tant  d'anxiété  amena 

une  amélioration  dans  l'état  de  la  malade.  Le  médecin  ci lença  à 

donner  quelques  espérances.  Léon,  qui  avait  épuisé  le  délai  que 
parens  lui  avaient  accordé  pour  son  voyage,  courul  faire  une  ap- 
parition dans  sa  famille.  Ce  fut  pendant  son  absence  que  Camille 
apprit  de  son  amie  tout  ce  qui  s'était  passé  en  dehors  de  sa  volonté. 
Elle  ne  lit  aucun  reproche  à  celle-ci  el  s'endormit,  brisée  par  une 
lutte  de  quatre  jours  avec  la  fiè\  re.  Quand  elle  se  réveilla,  elle  aper- 
<  nt  Léon  au  pied  de  son  lit.  Elle  oe  retira  point  Ba  main  de  la  sienne, 
el  le  regarda  Longtemps  sans  lui  parler;  puis,  lui  Taisant  signe  de 
se  rapprocher,  elle  lui  dit  faiblement  :—  Eh  bienl  soit,  si  le  bon 
Dieu  le  veut,  nous  nous  aimerons. 

Ce  fut  d'abord  un  étrange  a ir  que  cel  ai ur  déclaré  et  ac- 
cepté dans  le  voisinage  de  la  mort,  car  le  mal.  resté  Btationnaire 

pendant  deux  on  trois  jours,  offrait  de  nouveau  des  Bymptômes  in- 

quiétans.  Léon  oe  songea  même  pas  à  trouver  un  prétexte  pour  \ i\  re 
hors  de  chez  lui;  il  passail  tout  son  temps  auprès  de  Camille.  I  a 

SOir  qu'il   était   seul   avec  elle,    il   Sentil   Sa    main    qui   l'attirail    vois 

l'oreiller  où  elle  reposait  sa  tête  :  —  Merci,  lui  dit-elle  toul  bas;  si  l'on 

dit  que  dans  ce  inonde  aimer  c'e-t  vivre,  gréu  e  à  VOUS  je  ne  mour- 
rai pas  sans  avoir  vécu.  —  Comme  s'il  lui  eût  Bemblé qu'elle  n'avait 
plus  que  quelques  mots  à  dire,  elle  répétait  toujours  le  même  :  — Je 
t'aime,  oui,  je  t'aime!  El  quand  sa  voix  affaiblie  manquait  de  fo 
elle  exprimait  son  unique  pensée  par  les  gestes,  par  les  yeux.  On  eût 
dit  que  son  àme.  éveillée  tardivement  a  la  passion,  voulait  la  dépen- 
ser tout  entière.  Si  on  lui  répétait  que  la  force  de  la  jeune— e  triom- 
pherait du  mal,  elle  accueillait  cett»-  espérance  d'être  sauvée  moins 
pour  se  tromper  elle-même  sur  la  gravité  de  son  état  que  pour  em- 
pêcher les  autres  de  croire  à  un  danger.  Le  médecin  déclara  un  soir 
qu'il  était  nécessaire  qu'elle  fit  couper  ses  cheveux,  dont  l'épaisseur 
nuisait  à  l'action  des  bains  glacés.  Elle  ne  voulut  y  consentir  que  sur 
la  permission  de  Léon.  L'opération  terminée,  elle  lui  donna  ses  che- 
veux, et  lui  demanda  un  miroir  pour  se  regarder.  —  Si  je  guéris- 
sais par  hasard,  je  serais  bien  laide  :  m'aimeriez-vous  encore?  lui 
dit-elle. 

Quelques  jours  plus  tard,  le  médecin  annonça  à  Léon  que  la  science 
avait  dit  son  dernier  mot.  Camille  le  comprit  à  la  douleur  de  celui-ci. 


US  1  \<  w<  ES   DE   i  uni  il.  7;; 

EMe  lit  demander  un  prêtre.  Pendant  qu'on  allait  le  chercher,  elle 
attira  Léon  à  son  chevet.  —  Comme  j'ai  perdu  du  temps  :  lui  dit-elle 
tout  bas.  Cet  aveu,  échappé  à  sa  bouche,  mêla  une  rougeur  pudique 
à  l'ombre  mortelle  qui  planait  déjà  sur  son  front,  où  Léon  posait  le 
baiser  du  suprême  adieu  :  première  et  chaste  caresse  que  l'onction 
chrétienne  allait  sanctifier  bientôt.  Comme  il  pleurait  silencieuse- 
ment, elle  lui  passa  les  bras  autour  du  cou,  et,  l'embrassant  à  son 
tour,  elle  lui  murmura  à  l'oreille  :  —  àhl  je  crois  pourtant  que  je 
vous  aurais  rendu  bien  heureux  ! 

—  Tais-toi!  tais-toi!  lit  Léon,  qui  éclatait  en  sanglots. 

—  Pourquoi  me  taire?  ajouta-trelle.  Je  ne  dis  rien  de  mal,  et  Dit 
peut  m'entendre;  je  suis  assez  près  de  lui. 

Léon  sortit  à  l'arrivée  du  prêtre,  qui  resta  seul  ava   la  maladi 
Sm,  ministère  accompli,  celui-ci  se  retira,  et  Léon  rentra  dans  la 
tnbre  avec  l'amie  de  Camille.  Ils  la  trouvèrent  fortifiée  de  ci 
ni'"  que  la  religion  donne  aux  mourans;  elle  attendait  l'agonie, 
ce  lui  le  sommeil  qui  vint.  La  nuit  fut  tranquille,  et  lorsque  le  m.- 
decin  entra  le  lendemain  matin,  il  parut  étonné  de  n'être  point 
cueilli  par  une  mauvaise  nouvelle.  Il  constata  dans  la  situation  de 
'     nille  un  mieux  qui  ne  lui  permettait  pas  encore  de  revenir  sur 

dernières  paroles,  mais  qui  jeta  cependant  un  peu  d'es 
dans  le  cœur  de  Léon.  Dans  la  joie  que  trahirent  les  regards  di 
amant.  Camille  puisa  comme  une  force  de  résistance  contre  la  moi  i 
L'amélioration  étant  devenue  encore  plus  sensible  dans  la  journée 
ins  la  nuit  binant-.  Camille  fut  déclarée  hors  de  dan{ 
Sa  convalescence  fut  longue,  mais  entou  soins  qui  ne  la 

laient  point  impatiente  d'en  voir  arriver  le  terme.  Sûre  d'avoir 
remis  le  pied  dans  la  vie,  elle  j  marchait  doucement.  Enfin,  six  se- 
mâmes après  le  jour  où  elle  avait  trouvé  Léon  assis  au  chevet  de  Bon 
lit,  elle  .mutait  pour  1.,  premi,  à  son  bras.  Les  circonstam 

qui  avaient  accompagné  I-  début  de  leur  liaison  devaient  lui  don- 
ner un  i  ieux  qui  jeta  d'abord  quelque  crainte  dans  la 

famille  de  Léon  lorsqu'elle  en  nu  instruite.  I. usin,  qui  .-tait  re- 

beaucoup  sur  l mpte  de  Camille,  lit  entendre  raison  aux 

ens  .1-'  Léon.  —  Si  vous  ne  lui  lâchez  un  p. mi  la  corde,  il  la  bri- 
sera, leur  dit-il.  Il  est  arrivé  a  un  .,_-,■  où  un  jeune  homme  de  fa- 
mille doit  avoir  trois  choses  :  un  cheval,  des  dettes  et  une  maîtresse 
Léon  se  passe  de  cheval,  il  ...•  fait  pas  de  dettes;  laissez-lui  sa  m 
tresse,  c'est  une  bonne  créature,  et  maintenant  que  je  la  connais. 
je  regrette  d'en  avoir  pensé  du  mal  autrefois. 

1    "H  lut  laissé  libre,  et  depuis  plusieurs  années  Camille  réalh  i 
la  promesse  qu'elle  lui  avait  faite  le  jour  ou.  près  de  mourir.  , 
lui  avait  dit  :  —  Il  me  semble  que  je  vous  rendrais  bien  heureux.  — 


-!{  \\\\\  E   DBS    mi  \    H0ND1  5. 

Un  leur  cependant  le  père  de  Léon  avait  pris  son  fils  à  part  :  -  Mon 
.ulli;llli:ivaiMl  au,  tu  as  vingtrsept  ans,  il  faut  songer  à  te  marier. 
Hneconvieni  pas  que  j'entre  dans  tes  secrets  de  garçon;  mais  si  tu 
•  dans  quelque  liaison  de  jeunesse  qui]  te  fui  pénible  de 
pre  brusquement,  prends  les  ménagemens  que  tu  croiras  ne. 
sairesà  la  situation.  Je  m'engage  à  n'apporter  aucun  empècbemenl 
,.  rupture  s'accomplisse  d'une  manière  digne  de  toi.  Je 
t'ai  donné  depuis  quelques  années  la  preuve  d'une  tolérance  indul- 
gente, ne  m'en  fais  pas  repentir,  el  prends  note  de  ce  que  jet  ai  dit 
'  En  parlant  ainsi  àsonflls,  M.  d'Alpuis  n'avait  encore  aucun  projel 
sérieusemem  arrêté  àson  égard.  Le  mariage  dont  il  lui  ayail  p 
n'existait  encore  dans  rit  qu'à  l'étal  d'idée,  -.vant  d  entamer 

aucune  négociation,  il  souhaitail  que  Léon  fui  libre,  el  que  son  ...non 

[ajeune  fille  qu'il  lui  destinait  fùl  autre  chose  q ie  associa- 

de  fortune.   \u  débol  de  la  passion  de  Léon  pour  Camille,  U 

,,t  inquiété  devoir  latounmre séi  i  prenail  cettean - 

•   el  un  mo ai  ilavail  été  sur  le  point  défaire  intervenu 

autorité  pour  amener  une  séparation  enl  a*  jeunes  gens; 

nKUS  a  cette  époque  le»  liaison  avai!  déjà  un  an  de  date,  el  I  .- 
mule,  sans  s'en  douter,  comptait  des  proie  leurs  dans  la  Damilli 
son  amant  One  vieille  tente,  qui  adorait  Léon  el  qui  étail  un  peu 
gnciiue  m  romanesque,  s'était  amusée  à  faire  la  potice  des  amc 
de  son  neveu;  el  formulaU  son  opinion  à  l'égard  de  sa  malti 
d'une  manière  très  favorable  à  celle-ci.  —  Ce  mauvais  sujel  a  bon 
goût  disait-elle  familièrement;  Ba  petite  conquête  esl  charmante,  el 
puisqu'elle  sait  le  retenir  auprès  d'elle,  laissons-les  s'adorer  tran- 
quilleaient  Mieux  vaui  que  Léon  ait  «rencontré  cette  petite  (Uleque 
d'aller  courir  et  se  ruiner  avec  des  coquines  à  la  mode. 

L'espril  de  famille  esl  toujours  un  peu  mathématicien,  kprès  i  d- 
cul  l'ait,  on  s'aperçui  que  la  liaison  de  Léon,  au  lieu  d'enflé 
chiffres  de  son  budgel  de  dépense,  en  avait  amoindri  le  total  an- 
imel.  \  cette  remarque,  quiprouvail  le  désmtéressemenl  de  Camille, 
dent  d'autres  observations  également  en  sa  laveur.  kinsi  Léon 
ne  témoignait  aucunement  dan-  ses  rapports  avec  ses  paréos,  qu  il 

fût  absorbé  par  affection  étrangère;  il  semblait  au  contraire 

s'efforcer  de  reconnaître,  par  des  soins  plus  assidus,  des  attentions 
pins  délicates,  et  une  soumission  absolue  à  tous  leurs  désirs,  la 
uberté  qu'ils  lui  abandonnaienl  tacitemenl  d'être  heureux  en  dehors 

de  sa  famille.  Cependant   Lé l'avail  pu  s'empêcher  de  songer 

quelquefois  qu'un  moment  viendrail  où  il  aurait  à  compter  avec  les 

■'\igencesde  la  vie  sociale;  maisil  n'\  songeait  que  comme  un  bon i 

qui  a  des  engagemens  pour  une  échéance  encore  éli  ne  veut 

troubler  la  quiétude  du  présent  par  le  BOUCi  de  l'avenir.    \u  pre- 


CBS  VACANCES   DE   CAMILLE.  7.") 

mier  avertissement  de  bot  père,  et  comme  mis  à  ruse  parla  bien- 
veillance que  celui-ci  lui  témoignait,  Léon  crul  pouvoir  hasarder 
quelques  confidences  sur  la  nature  <  t* -  ses  relations  avec  Camille, 
qui  ne  lui  permettaient  pas  de  la  quitter  d'un  jour  à  l'autre  sans 
brutalité  et  sans  ingratitude.  Son  père  l'interrompit  en  lui  dîsanl 
que  ces  confidences  ne  lui  apprenaient  rien  qu'il  ne  sût  déjà.  — 
■  précisément  pa  je  prévois  loul  ce  que  cette  séparation 

aura  de  pénible,  lui  dit-il,  que  j'ai  pris  l'avance  en  te  laissanl  du 
temps  pour  l'adoucir  par  toutes  les  précautions  qu'A  t<-  plaira  d'em- 
ployer. Il  est  peu  convenable,  i  un  certain  point  de  vue,  qu'un  père 
s'immisce  en  ci — ortes  d'affaires;  mais  ma  complaisance  passée  de- 

vail  amener  naturellement  celle  «loin  j--  rais  preuve  aujourd'hui 

Tu  n'as,  je  l'espère,  demanda-t-il  .1  Léon  avec  une  soi  te  d'inquiétude, 
fait  à  «ciic  jeune  fifle  aucune  promesse  qui  engage  U>n  avenir? 

—  Aucune,  «•!  elle  ne  m'en  a  jamais  demandé,  répondit  Léon. 

—  Hors,  reprit  le  père,  il  laut  la  préparer  à  un  dénoûment  qu'elle 
a  «lu  prévoir,  et  puisque  tu  m'ob  ire  plu-  précis,  je  t'ai 
rise  a  prendre  à  son  égard  les  dispositions  <  1  •  m  1 1  tonl  galant  homme 
accompagne  ordinairement  la  rupture  d'une  liaison  qui  a  été  con- 
venable. 

—  (tli  !  mon  père,  dit  Léon,  Camille  n'est  pas  nie  femme  que  l'on 
a  et  qne  l'on  quitte  pour  de  rargent.  ElJi  ara- 
tion,  parce  qu'elle  la  sait  nécessaire;  mais  toute  autre  et 
refusée,  j'en  suis  -ùr. 

—  Ce  sera  à  t"i  de  vaincre,  -i  tu  les  rencontres,  des  scrupules 
qui  seraient  exagérés,  lui  «lit  son  père.  I  ne  femme  qui  a  aimé  un 
homme  ■  bien  conduite  avec  lui  peut  accepter  non  T offre  vul- 
gaire d'un  paiement,  mais  des  n  -  qui  deviennent  un  der- 
nier témoignage  d'affection  ponr  eDe,  quand  <-lf<--  doivent  la 
server  (l'uni'  misère  <pii  sérail  un  remords  pour  celui  qui  la  quitte... 
Je  ne  crois  pas,  acheva  M.  d'Alpuis  en  souriant,  «pie  tous  les  pi 

famille  se  montrent  aussi  concilians,  mais  je  ne  veua  pas  que 
l'accomplissement  de  ma  volonté  soi  eu*  pour  le  fils  que 

j'aime...  et  pour  celle  qui  l'a  aimé,  liions,  mon  enfant,  reprit-il  en 
voyant  que  Léon  s'attendrissait  on  peu,  1  ez  d'émotion.  La 

1  la  vie. 
\  la  Miiti'  de  cette  conversation  avec  son  père,  Léon  lui  avafi  de- 
mandé au  moins  tn>i>  mois  pour  préparer  sa  rupture  avec  sa  mal- 
"■.  — Prends-en  six,  avait  répondu  M.  d'Alpuis;  mai- au  bout 
de  ce  temps  sois  libre. 

Lé  ai  contrastait  singulièrement  par  le  caractère  el  le  lu 
avec  les  jeunes  gens  donl  !•■  scepticisme  feint  ou  véritable  profite  de 
toutes  tes  issui  -  que  l'esprit  peut  ouvrir  pour  échapper  au  senti- 


76  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment.  Son  éducation,  qui  avait  été  faite  dans  ta  famille,  el  l'habi- 
tude d'y  vivre,  avaient  perpétué  en  lui  des  traditions  de  respecl 
et  d'obéissance  qui  ne  sont  pas  toujours  intactes  à  vingt-cinq  ans; 
mais  l'âge  n'avait  émancipé  que  son  intelligence,  son  cœur  était 
resté  entant.  Si.  coi e  il  en  avait  eu  l'idée,  son  père,  au  début  de 

sa  liaison  avec  Camille,  avait  exigé  qu'il  \  renonçât  el  fil  nn  w>\. 

Léon  sans  doute  amuit  souffert,  étant  sérieusement  épris,  mais  il  se- 
rait parti,  aujourd'hui,  après  l'avoir  imprudemment  peut-être  laissé 
libre  pendant  quatre  ans,  «m  le  rappelait  sous  la  dépendance  du 
devoir  :  il  montrait  les  mêmes  dispositions  dociles  à  s'j  rendre.  \; 
L'engagement  pris  avec  son  pèrei  ''  étail  décidé  .1  aller  dire  à  Ca- 
mille :  —  Nous  avons  encore  sb  mois  à  être  heureux,  et  après  1 s 

ne  serons  plus  qu'un  souvenir  l'un  pour  l'autre.  Vu  lieu  d'attrister 
les  derniers  jours  que  nous  avons  à  passer  ensemble,  veux-tu  j 
mettre  tant  de  bonheur  que  le  souvenir  non-,  en  reste  éternel 7  -  I 
aveu  lovai  tut  arrêté  sur  les  lèvres  de  Léon  par  une  confidence  de 
sa  vieille  tante.  —  Ton  père  a  des  projets  sur  toi,  mon  enfant,  lui 
dit-elle,  et  il  esl  question  de  nous  faire  aller  à  la  noce.  Unsi  pro- 
fite de  la  dernière  année  de  ta  vie  de  garçon.  \  propos,  et  ta  petite? 
L'aimes-tu  toujours? 

—  Toujours,  ma  tante. 

—  allons,  reprit  la  bonne  femme,  ta  future  te  la  fera  oublier.  Puis 
elle  lui  cita  le  nom  de  la  jeune  fille  h  laquelle  cm  songeait  pour  lui 
dans  sa  famille,  et  commit  l'étourderie  d'av< r  à  Léon  que  ce  ma- 
riage rencontrerait  peut-être  quelques  difficultés,  car  un  des  parens 
de  MUl  d'Héricy,  qui  devait  lui  laisser  une  fortune  considérable,  ne 
trouvait  pas  celle  du  fils  de  M.  d'  \lpui-  suffisante.  M"'  d'Héi  icv  était 
d'ailleurs  encore  trop  jeune,  et  en  supposant  que  le  mariage  dût 
-"accomplir,  il  devait,  dan-  tous  les  cas,  se  trouver  reculé  bien  au- 
delà  de  l'époque  qu'on  avait  fixée  à  Léon  pour  qu'il  eût  reconquis 

-a  liberté.  Q  jugea  donc  inutile  d'alar r  Camille  aussi  longtemps 

à  l'avance,  et  continua  â  vivre  avec  elle  comme  par  le  passé. 

\u  bout  de  plusieurs  mois,  n'ayant  reçu  aucun  avertissement 
nouveau  et  ayant  appris  par  sa  tante  que  des  circonstances  obli- 
geaient son  père  à  renoncer  provisoirement  à  ses  projets,  il  supposa 
qu'un  nouveau  délai  lui  était  accordé  tacitement;  mais,  au  moment 
OÙ  il  s'attendait  le  moins  à  voir  troubler  la  tranquillité  dont  il  jouis- 
sait, en  plein  hiver,  à  la  veille  de  Noël,  M.  d'  Upuis  annonça  à  son 
lils qu'ils  étaient  invités  à  de  grandes  chasses  sur  les  domaines  de 
M.  d'Héricy,  leur  voisin  de  campagne,  et  qu'il  fallait  se  préparer  a 
partir.  Léon  alla  aux  nouvelles  auprès  de  sa  tante-.  Il  trouva  la  bonne 
daine  occupée  à  ses  préparatifs  de  voyage.  —  C'est  pourtant  a  1 
de  vous,  beau  neveu,  lui  dit-elle,  que  toute  la  maison  \  ■  eUr 


LES    \  \(  im  i  -    N    CAMILLE.  I  / 

dans  la  neige.  —  Et  elle  lui  expliqua  brièvement  la  situation.  Celui 
'\r<.  parens de MUa Clémentine d'Héricj  qniavail  tait  qoelqaes obsta- 
cles a  sou  mariage  avec  Léon  était  mort.  La  ramille  d'Héric)  profitait 
de  ce  deuil  pour  aller  passer  l'hiver  à  la  campagne,  el  c'était  chose 
convenue  avec  les  parens  de  Léon  que  ceux-ci  iraient  en  mi 
temps  habiter  leur  propriété.  Les  rapports  de  voisinage  qui  ne  man- 
queraient pas  de  s'établir  entre  les  deux  ramilles  amèneraient  ég 
nent  entre  les  jeunes  gens  qu'on  souhaitait  unir  des  rapprochemens 
plus  familiers  que  ceux  permis  à  la  ville.  —  Et  si  vous  vous  plaisez 
l'un  à  l'autre,  comme  on  l'espère,  à  moins  que  vous  ne  soyez  très  dif- 
ficiles l'un  el  l'autre,  acheva  la  bonne  tante,  <>u  \<>hn  mariera  aux 

lilas.  Voilà  ce  qui  se  passe,  beau  neveu.  Ude-moi  à  ttre  m<  s 

robes  dans  les  malles,  et  ni  les  chiffonne  pas  trop,  ajouta-t-elle. 

i.i  quand  partons-nous,  ma  tante?  demanda  Léon  ave 
quiétude. 

—  Monsieur  ton  père,  lui  dit-elle,  non-  traite  comme  si  nous 
étions  des  conspirateurs  el  qu'A  fût  préfel  de  police  :  il  nous  accorde 
vingt-quatre  heures  pour  faire  nos  paqui 

Léon  supplia  sa  tante  de  faire  naître  des  lenteurs  qui 
nassent  un  retard. 

—  Ta  mère  et  moi,  répondit-elle,  nous  sommes  décidées  à  n 

ter  même  à  la  gendarmerie,  si  ton  père  veut  nous  faire  partir  avant 
les  couturières  et  les  modistes  aient  achevé  leurs  commandes.  Si 

tu  as  de  ton  côté  quelques  petites  affaires  à  expédier,  tu  peux  comp- 
.u  moins  sur  deux  jours. 

\1. 

1. sourut  chez  Camille  sans  intention  arrêtée,  mais  dû 

cependant  à  préparer  l'aveu  que  la  nécessité  l'obligeait  k  lui  faire. 
Il  ne  la  trouva  point  seule  chez  elle,  et  fut  presque  content  qui 
présence  d'un  tiers  \int  fournir  un  prétexte  a  son  silence.  Camille 
était  avec  une  jeune  femme  de  son  voisinage,  une  des  rares  conn 
sances  féminines  qui  eussent  été  tolérées  par  Léon.  Il  devina  qui 
présence  \euait  interrompre  quelques  confidences  sentimentales,  en 
s'apercevanl  que  l'amie  de  Camille  avail  les  yeux  rouges  el  que  son 
émotion  avail  gagné  sa  maltresse.  Resté  seul  avec  celle-ci,  il  lui  de- 
manda ce  qui  s'était  passé. 

—  C'est  cette  pauvre  fille  qui  vient  de  me  raconter  ses  chagrins, 
>  pondil  Camille  :  son  amant  la  quitte  pour  se  marier. 

—  El  comment  la  quitte-t-il?  demanda  Léon,  qui  voyail  dai 
rapprochement  de  situation  offert  parle  hasard  une  porte  ouvert 

un  commencement  d'aveu. 


78  REVI  l     DES    Kl  11  \    K0ND1  -. 

—  Oh!  il  agil  fort  mal,  répliqua  Camille;  il  lui  a  jeté  brutalement 
(  otte  n"ii\ l'Ile  sur  le  cœur  comme  un  pavé. 

Léon  se  sentil  mal  à  l'aise  sous  le  regard  de  sa  maîtresse,  et,  pour 

diminuer  s imbarras,  il  se  mil  à  mareher  dans  la  chambre  an 

fumant. 

—  Mais,  dit-il  en  observant  l'impression  que  sa  question  pourrait 
faire  naître,  Ge  garçon  a  de  la  fortune,  je  crois,  el  en  jetant  ce  pavé, 
Gomme  tu  dis,  il  adû  aveir  soin  de  l'envelopper  de  manière  6  amor- 
tir le  coup. 

— Cela  ne  justifie  pas  sa  manière  d'agir,  qui  a  été  brutale  el  cruelle, 
répondit  Camille.  On  ne  mel  pas  brusquemenl  à  la  porte  de  sa  vie, 
en  la  prévenant  d'un  j ■  à  l'autre,  une  femme  qu'on  dit  avoir  ai- 
mée.—  Ainsi,  n  prit-elle  avec  une  grande  vivacité,  car  c'étail  une 
des  facultés  de  sa  nature  sensible  de  s'imprégner  pour  ainsi  «lin-  de 
la  passion  d'autrui,  — ainsi  voilà  le  premier  el  le  dernier  mot  des 
hommes  avec  les  femmes  qui  leur  donnes!  les  plus  belles  années 
de  leur  existence.  De  l'argent,  et  tout  esl  «lit  ! 

Elle  prit  sa  tête  dans  ses  mains,  et,  presque  accroupie  au  coin  de 
son  feu,  resta  Bileni  ie  •  I  éon  i  omprit  qu'il  s'avait  rien  à  dire,  a 
moins  de  tout  dire. 

—  Eh  bienl  après  tout,  fit  Camille,  Bortanl  de  sa  torpeur  et  se- 
couant la  tête  comme  pour  faire  tomber  les  pensées  <pii  l'obsédaient, 
u'est-ce  pas  toujours  ainsi  que  cela  doit  finir?  N'ont-elles  pas  raison, 
celles-là  qui  ne  voient  dans  un  amant  qu'un  compagnon  passager  au 
luas  duquel  elles  marchenl  joyeuses,  en  renouvelant  chaque  mai  in 
leur  prov  ision  d'amour  quotidien,  celles  pour  qui  le  mol  adieu  n'est 
qu'un  point  qu'on  pose  tranquillement  après  une  phrase  achevée? 
\h!  bonne  fée,  bonne  fée,  toi  qui  donnes  l'insouciance  à  tes  filleules, 
pourquoi  n'es-tu  pas  ma  marraine? 

—  Camille!  Camille!  s'écria  Léon  en  s? approchant  d'elle. 

Elle  l'attira  a  ses  côtés,  et  lui  dit  tout  bas  en  lui  passant  les  brac 

autour  du  COQ  :  —  l'ai  donne-moi.  on  m'a  soufflé  C€  soir  une  bouffée 

de  mauvais  air  dan-  l'esprit.  Que  veux-tu?  ajouta-t-elle  en  mettant 
un  baiser  pour  sourdine  à  ses  paroles,  comme  si  elle  eût  craint  de 
faire  trop  entendre;  je  sais  que  mon  bonheur  babite  une  maison  de 
paille  et  je  m'effraie  quand  le  voisin  itrieae  feu.  Tiens,  reprit-elle 
en  se  levant  et  en  allant  décrocher  un  calendrier  oeuf  que  son  fac- 
teur lui  avait  apporté  dans  (ajournée,  tous  les  ans  à  cette  époque-ci, 
quand  je  vois  l'almanach  de  l'année  prochaine,  je  ne  puis  m' empê- 
cher d'être  inquiète  en  regardant  ces  longues  colonnes  qui  repré- 
sentent les  moi-  et  les  jour.-.  Je  me  demande  tout  bas  si  nous  irons 
ensemble  jusqu'au  bout... 
Léon  voulut  l'interrompre,  car  en  1'écQutanl  il  était  inquiet  et  op- 


LES    \  w  w<  i  B    DE   <  \  mi i  il.  79 

pressé  rommo  un  homme  qui  voit  un  enfanl  jouer  avec  une  arme 
chargée.  —  Pourquoi  nous  attrister  en  parlant  d'une  chose  qui  est 
encore  probablement  si  lointaine?  dit-il. 

ille  ne  b' aperçai  pas  beureusemenl  du  démenti  que  le  Bon  de 
l.i  voi*  de  Léon  donnai!  à  se-  paroles.  —  Lointaine,  mais  certaine, 
reprit-elle.  Je  puis  parler  de  cette  chose  sans  trop  m'attrister,  mais 
seulement  quand  tu  es  avec  mm.  E1  puis  n«'  voit-on  pas  tous  les 
jours  des  gens  qui  se  portent  bien  parler  de  la  mort?  Cela  ne  l'ait 
pas  mourir  plus  vite  qu'à  Bon  heure.  Nous  devons  doue  séparer  un 

jour... 

—  Tais-ioi.  dit  Léon  en  lui  serrant  la  main. 

Camille  insista.  —  Nous  devons  doue  quitter,  reprit-elle;  mais  il 
ne  peut  j  avoir  entre  doue  qu'une  séparation  définitive  occasionnée 
par  ton  mariage.  I  a  garçon  de  Ion  âge  ne  se  m. nie  pas  a  mme  une 
petite  demoiselle  à  qui  sa  mère  vient  dire  un  jour,  en  lui  présen- 
tant un  futur  :  Ma  fille,  voici  monsieur  un  tel  qui  vous  épouse  ap 
domain,  faites-lui  la  révérence  et  cachez  votre  poupée.  Tu  Beras  in- 
struit a  l'avance  des  projets  de  ta  famille,  tu  pourra-  nu  me  les 
deviner,  on  t'obligera  o  aller  plus  fréquemment  dans  le  monde,  on  te 

nagera  des  rencontres  avec  une  héritière  bien  doti  e  qu'on  t'aura 

choisie.  Tu  entendras  enfin  autour  «  l  «  -  toi  des  cbuchoti  mens  va) 
dont  il  te  sera  facile  de  pénétrer  le  sens.  I.M  bien  !  je  demande  à  être 
avertie  dès  ee  moment. 

coûtant  Camille  Léon  se  demandait  intérieurement  si  quelque 
avis  anonyme  ne  l'avait  pas  prévenue  du  danger  qui  la  menaçait, 

et  si  ses  paroles  n'avaient  pas  | i  but  «l'on  provoquer  l'aveu.  I 

aveu,  vint  jusqu'au  bord  des  lèvres  de  L ;  mais,  au  moment  de 

parler,  il  eprouxauue  impression  étrange,  comparable  à  celle  que 
peut  éprouver  un  chirurgien  qui  va  pratiquer  une  opération  diffi- 
cile, et  que  la  tranquillité  du  sujet  effraie  plus  que  m  le  ferait 

résistance.   ('..•  qui  l'avait   alarme  le  plu-  jusque-lA,  il  faut  le  dire, 

c'était  surtout  la  préoccupation  de  la  douleur  que  cet  aveu  cause- 
rait a  s.,  maiin-  lui  surtout  au  moment  où  elle  lui  parlait 

elle-même  de  leur  rupture,  dans  un  avenir  encore  lointain  et  indé- 
terminé, qu'il  comprit  cette  chose  si  -impie,  qu'une  rupture  l'éloi- 
gnerail  autant  de  Camille  qu'elle  séparerait  celle-ci  de  lui-même.  Ca- 
mille s'était  rapprochée  de  lui,  accroupie  sur  le  tapis,  au  pied  de  la 
chaise  <>ù  Léon  se  tenait  rêveur,  cachant  son  visage  dans  l'ombre 
pour  dissimuler  son  émotion.  Elle  reprit  doucement,  continuant  sa 
pensée  :  — le  veux  que  tu  me  préviennes  à  l'avance.  Sois  tranquille, 
je  ne  te  tourmenterai  pas.  d'aucune  façon.  Tu  as  déjà  mis  assez  de 
bonheur  dans  ma  vie  pour  que  j'aie  perdu  le  droit  d'accuser  la  des- 
lim  e  quand  elle  se  montrera  sévère.  En  m'aimant  il  v  a  quatre  ans, 


80  REVUE    DES    1)11  \    MONDES. 

tu  oe  m'as  rien  promis  que  de  m' aimer;  mais  jusqu'ici  tu  as  tenu  ta 
promesse,  et  je  ne  crois  pas  t' avoir  rendu  la  fidélité  rigoureuse.  Nos 
troubles  el  dos  bouderies  d'od1  jamais  eu  de  motif  sérieux.  C'étaient 
de  petits  auages  légers  qui  passent  rapidemenl  Bans  cacher  le  ciel 
el  sans  faire  d'ombre.  Je  veux  que  les  derniers  instans  de  notre  vie 
commune  conservent  la  tranquillité  de  ses  premiers  jours,  tassi 
q' entendras-tu  sortir  de  ma  bouche  aucune  parole  amère,  au  fur  et 
à  mesure  que  nous  approcherons  du  terme  de  notre  liaison.  Qu'au- 
rais-je  à  te  reprocher  d'abord?  Rien.  Sous  mon  apparence  étourdie, 
j'ai  un  grand  fonds  de  raison,  el  tu  oe  me  verras  tenter  aucune 
résistance  contre  ce  qui  esl  inévitable.  On  t'a  permis  de  m'aimer 
dans  ta  famille;  je  serais  injuste  envers  elle  el  je  manquerais  de 
connaissance,  si  j'essayais  d'apporter  le  moind bstacle  à  Bes  dé- 
sirs. Notre  liaison  aura  été  irrégulière,  c'esl  le  u [u'on  donne,  je 

émis,  aux  affections  qui  naissent  spontanément  en  dehors  des  con- 
tions el  des  intérêts,  e(  qui  n'onl  d'autre  sécurité  d'existence 
que  leur  franchise  même;  mais  quand  le  terme  en  sera  arrivé,  au 
milieu  de  mon  chagrin  j'aurai  la  joie  de  savoir  que  tu  t'éloignes  de 
moi  le  cœur  sain,  et  que  l'amour  de  celle  qui  t'aimera  n'aura  pas  de 
blessures  a  \  pan 

Comme  ''il''  achevait  ces  mots  'l'uni'  voix  qu'elle  s'efforçait  de 
maintenir  calme,  Camille  s'aperçut  que  la  main  de  Léon  tremb 

-  la  sienne.  Elle  se  leva  rapidement,  observa  le  visage  de  son 
amant  et  s'aperçut  qu'il  était  pâle.  —  Qu'as-tu?  lui  demanda-t-elle 
\  iveraent. 

—  [lien,  'lit  Léon,  éi  artant  une  pensée  douloureuse,  c'esl  l'odeur 
de  ton  charbon  <lr  terre  qui  m'a  lait  mal  a  la  tête. 

—  Menteur,  qui  ne  veux  pas  dire  la  vérité!  lit  Camille,  courant 
après  lui  dans  la  chambre  et  lu  louant  a  revenir  a  la  place  qu'il 

lil  de  quitter. 

—  Menteur?  balbutia  le  jeune  homme,  convaincu  cette  lois  que  sa 
mail  dt  insti  uite  de  tout. 

—  Oui,  menteur!  orgueilleux!  reprit  la  jeune  femme,  qui  ne 

I  is  convenu.*  que  ce  n'est  pas  le  feu,  —  il  est  éteint,  —  mais  seu- 
lement l'idée  de  penser  qu'un  jour  il  faudra  nous  quitter... 

—  Je  t'en  prie,  Camille,...  tais-toi!  s'écria  Léon,  qui  ne  cachait 
plus  son  émotion. 

—  \li  !  que  je  suis  contente  de  te  voir  comme  celafl  «lit  celle-ci 
en  frappant  dans  ses  main-.  C'est  tout  -  roulais  savoir.  - 
revenant  s'accroupir  aux  pieds  de  Léon,  elle  ajouta  tout  bas  ;  V 

ce  pas  (pie  d'j  penser,  cela  lait  bien  du  mal'.' 

Léon  attira  Camille  auprès  de  lui,  et  pondant  quelque  temps  la 
tint  silencieusement  embrassée.  Durant  cette  muette  étreinte,  leurs 


LES    \  \<  AM  ES    DE    i  \  M  1 1  I  i  . 


SI 


deux  coeurs  étaient  si  voisins,  qu'Os  se  révélaiem  presque  l'un  à 
l'autre  par  la  rapidité  de  leurs  battemens  les  émotions  diverses  qui 
venaient  de  les  agiter  mutuellement. 

Camille  la  première  rompil  ce  silence.  —  Ne  parlons  plus  inutile- 
ment de  ces  choses-là,  dit-elle  en  Be  dégageant  des  bras  de  Léon, 
el  elle  ajouta:  —  Je  ne  suis  pas  Bortie  depuis  plusieurs  jours;  le 
temps  est  beau,  tu  devrais  me  mener  voir  les  boutiques  «lu  nouvel 
an.  Et  a  propos,  continua-t-elle  sur  un  ton  de  curiosité  enjouée, 
quelle  surprise  me  ménages-tu  cette  année  pour  mes  étrennes?  —  Il 
semblait  qu'une  étrange  coïncidence  dût  pendanl  toute  cette  soi 
ramener  «lis  allusions  à  la  situation  autour  de  laquelle  Camilli 
promenait  comme  un  aveugle  autour  d'un  précipice.  Plusieurs  lois 

le  basard  avait  offert  à  Léon  on icasion  de  parler,  en  dégageant 

i  (l.s  difficultés  d'une  entrée  en  matière.  Cette  fois  commi 
autres,  il  b' abstint.  La  question  de  Camille  lui  rappela  cepen- 
dant que  s'il  était  provisoirement  résolu  à  lui  taire  la  vérité,  il  était 
du  moins  dans  l'obligation  de  lui  avouer  son  départ.  Elle  apprit 
cette  nouvelle  assez  tranquillement;  elle  était  habituée  d'ailleurs  à 
voir  Léon  la  quitter  chaque  année  pour  aller  passer  quelques 
maines  dans  la  propriété  de  ses  parens  pendant  la  belle  9aison;  un 
art  au  milieu  de  l'hiver  n'était  pas  même  un  événement  m 
i.  Plusieurs  fois  déjà,  à  l'époque  de  la  fermeture  <lr  la  ch 
i  moment  du  passage  des  oiseaux,  Léon  s'était  absent*  de  Paris; 
mais  ces  absences  étaient  toujours  de  peu  de  durée.  Camille  s'in- 
quiéta seulement  en  apprenant  que  toute  la  famille  de  Léon  émi- 
;  au  moment  <>u  les  réunions  du  monde,  les  bals,  les 

dans  leur  plus  grand  éclat.  —  Ma  mère  est  très  fatiguée,  lui 

dit  I. i:  c'est  précisément  pour  échapper  aux  obligations  que  lui 

impose  son  séjour  à  Paris  pendant-l'époque  des  réceptions  qu'elle 
désire  aller  passer  quelque  temps  à  la  cai  que  son 

intention  est  d'j  rester  jusqu'au  carême.  —  Et,  ne  voulant  pas  alar- 
mer sa  maltresse  par  l'idée  d'une  trop  longue  absence,  il  se  hâta 
d'ajouter  :  le  ne  pense  pas  qu'elle  me  garde  auprès  d'elle  tout 
temps. 
La  tranquillité  apparente  de  Léon  rassura  Camille  autant  qu<-  les 
ma  très  naturelles  qu'il  lui  donnait  pour  expliquer  ce  «pu-  son 
voyage  avait  d'inusité.  I  ne  autre  raison,  axant  son  origine  <\:m- 
l'égoïsme  même  de  la  passion,  contribuait  à  lui  faire  accepter  le 
départ  de  Léon  et  son  absence  momentanée.  Camille  faisait  intérieu  - 
rement  cette  réflexion:  qu'en  s'éloignant  lui-même  de  Paris  a  l'épo- 
que où  tous  les  salons  étaient  ouverts,  Léon  échapperait  aux  séduc- 
tions dont  elle  les  supposait  peuplés,  ainsi  qu'aux  occasions  d 
laisser  entraîner  vers  quelque  engagement  préparé  par  les  soins  de 

T.lUF.    II. 


82  EH  \M     DES    Ml  I    MONDES. 

• 

sa  famille.  Comme  Léon  s'étonnail  qu'elle  accueillît  aussi  facile- 
ment la  nouvelle  de  son  départ,  elle  lui  avoua  naîvemenl  le  petil 
calcul  intéressé  qu'elle  venait  de  faire,  et  ne  prit  poinl  d'alarme 
nouvelle  en  voyanl  le  singulier  sourire  que  cel  aveu  avait  amené  sur 
1rs  lr\  res  de  son  amant. 

Léon,  devant  paraître  cbe2  son  père,  qui  donnait  une  soirée  d'a- 
dieu, se  disposait  à  quitter  Camille,  lorsqu'ils  reçurent  la  visite  de 
Francis  Bernier.  Celui-ci  offrait  le  soir  même  un  réveillon  dans  wn 
atelier,  et  venait  inviter  les  deux  jeunes  gens.  \|i>-  le  souper,  on 
devait  organiser  un  petit  bal.  Camille  c'avait  pas  assez  souvent  l'oc- 
casion de  se  distraire  pour  <|n<'  Léon  songeât  a  ne  point  la  faire 
profiter  de  celle  qui  se  présentait.  Il  savait  qu'elle  trouverait  chez 
Bernier  une  société  amusante,  et  pensa  qu'à  la  veille  d'une  sépara- 
tion, le  tumulte  d' nuit  de  plaiBir  pourrait  utilement  étourdir  son 

esprit.  —  Eh  bien!  dit-il  à  Francis,  si  tu  as  le  temps,  attends  que 
Camille  soit  habillée;  tu  l'emmèneras  directement  chez  toi.  J'irai 
vous  rejoindre  aph  s  avoir  passé  une  heure  chez  mon  p> 

Et  il  sortit,  laissant  Bernier  seul,  pendant  que  Camille  allait  s'ha- 
biller dans  sa  chambre.  Camille  donnait  d'ordinaire  peu  de  temps 
i  toilette;  toul  rté  étanl  but  elle,  elle  n'avait  point  besoin 

de  la  chercher  pendant  une  heure  dans  des  eai  tons,  dans  des  tiroirs, 
ou  dans  les  pots  mystérieux  d'un  laboratoire  chimique.  \n  bout  de 
dix  minutes,  elle  étah  prête  'Ét  tendait  la  main  a  Francis  en  lui  di- 
sant :  —  Partons-nous?  l'espère  qm-  je  -ui>  1  ■•  1 1«-,  . i j < > u t . i - 1 - .  1 1 1  en 
tournam  devant  lui. 

—  Est-ce  qu'on  ne  me  fera  pas  l'honneur  de  mettre  tes  diamans 
de  la  couronne?  demanda  Bernier  en  riant. 

—  C'est  vrai,  j'oubliais,  lit-elle,  et,  prenanl  dans  un  petit  coffret 
une  paire  de  pendans  d'oreilles  fort  modestes,  elle  vint  les  attacher 
devant  la  glace.  Comme  elle  étah  sur  le  poinl  de  partir,  Bee  regards 
tombèrent  sur  un  petit  carton  très  élégant  que  Bernier  avait  dépi 
sur  une  chaise  en  entrant.  Sa  curiosité  iaîra  quelque  objel  de  co- 
quetterie. Elle  prit  l<'  petit  carton,  s'approcha  de  Bi  rnier,  qui  riait 
dans  sa  moustache,  et  lui  dit  d'une  voix  câline  :  —  Est-ce  qu'il  faut 
ouvrir? 

Et,  sans  même  attendre  sa  permission,  elle  enleva  le  couvercle  du 
carton,  d'où  s'échappa  une  subtile  odeur  d'essence  orientale.  — 
Mi!  que  c'est  joli!  s'écria  Camille  en  déployant  un  de  ces  burnous 
algériens  dans  lesquels  les  femmes  s'enveloppent  pour  sortir  du  bal 
ou  du  théâtre.  Kilo  ne  put  résister  au  désir  d'essayer  le  burnous,  et 
comme  elle  en  drapait  les  plis  sur  ses  épaules  en  se  regardanl  avec 
satisfaction  dan-  la  glace,  Bernier  lui  dit  :  —  Ce  chillbn  vous  plaît, 
gardez-le,  mignonne,  .le  l'ai  apporté  pour  vous;  c'est  mon  étrenne. 


LEs    VACAHCBS    ni     I   \MII .1  !  .  S:i 

lèpres  L'avoir  remercié,  Camille  se  promena  majestueusement  dans 
la  chambre,  heureuse  comme  un  enfant  à  qui  "ii  a  donné  un  jouet 
nouveau.  —  I  ae  question,  dit-elle  en  se  posant  devant  Francis;  ai-jt 
l'air  d'une  femme  du  monde  ainsi? 

—  Est-ce  sérieusement  <|H''  vous  me  demandes  cela? 

—  Sans  doute. 

—  Eh  bienl  non,  répliqua  Bernier.  Donnez-moi  le  bras,  et  allons- 


nous-en. 


Comme  il  l'avait  promis,  Léon  vint  rejoindre  sa  maîtresse  chez 

Francis,  et  la  trouva  tort  anin iu  milieu  d'une  société  de  jeui 

gens  qui  peur  ka  plupart  étaient  des  amis,  <'t  traitaient  Camille  en 

camarade.  Ce  lut  dans  cette  soir pw  celle-ci  imagina  de  leva 

sur  chacun  d'eux  un  impôt  de  distractions  pendant  tout  le  temps  que 
devait  durer  l'absence  de  Léon.  Malgré  la  complicité  de  Ba  tante, 
celui-ci  ilui  quitter  Paris  le  lendemain  même,  M.  d'Alpuis  n'ayant 
pas  consenti  à  différer  le  départ. 

I      adieux  de  Léon  l    mille  ne  furent  «lu  côté  de  cell 
attristés  par  aucune  préoccupation.  Quanl  a  Léon,  il  avait  rem 
à  risquer  même  une  demi-confidence.  Sans  avoir  l'intention  de  résis- 
ter aux  volontés  de  son  père,  il  e«]  gnei  du  temps.  Rien  d'ail- 
leurs n'était  encore  c lu,  et  ce  \"\ âge,  dont  le  l>nt  était  d'amener 

un  rapprochement  sympathique  entre  lui  >t  M"'  Clémentine  d  Hé- 
ricj .  pouvait  bien  ne  pas  avoii  les  résultats  qu'on  pa  ■  n  atten- 

dre. Dans  tous  les  cas,  les  projets  de  la  famille  restaient  ouvert»  è 
l'intervention  du  hasard,  et  m  Léon  manquait  trop  d'initiative  pour 
faire  naine  Lui-même  des  obstacles,  il  -  sentait  du  moins  dispo 
profiler  de  tous  ceux  que  l'imprévu  enverrait  à  son  aide. 

Ml. 

Cette  pai  6a  da  chasse  à  laquelle  M.  d'Alpuis  et  son  fils  avaient  été 
invités  n'était  en  réalité  qu'un  prétexte,  une  sorte  de  terrain  neutre 
où  l'on  \oulaii  que  les  deux  jeui  encontraseent  peur  la 

première  fois,  dans  une  entrevu  e  de  L'embarras  et  de  la 

i  accompagnent  toujours  une  présentation  officielle.  Tous 
les  détails  de  cette  rencontre  avaient  été  convenus  à  L'avance.  Pen- 
dant La  chasse,  on  devait  croiser  La  promenade  é  [uestre  des  daines 
châtelaines,  qui  se  joindraient  a  M.  d'Hériq  poui  retenir  II.  d'Al- 
puis >'t  son  fus  a  dîner.  Ce  icenarie  était  l'œuvre  de  la  tante  de  Léon, 
qui  voulait,  dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie,  ménager  la  part 
du  r anesque.  Suivant  elle,  tout  dépendait  de  la  première  impres- 
sion que  les  jeunes  gens  éprouveraient  en  face  l'un  de  l'autre,  et 
elle  avait  tout  disposé  pour  que  cette  impression,  mutuellement 


SA  REVUE  DES  DEUX  U0ND1  5. 

agréable,  leur  inspirât  le  désir  de  se  retrouver  ensemble;  mais  le 
hasard  devait  apporter  à  son  plan  des  modifications  de  nature  à  en 
compromettre  la  réussite. 

Le  matin  de  cette  cbasse,  comme  Léon  achevait  de  s'équiper,  il 
fut  abordé  par  le  garde  de  son  père,  espèce  de  Bas-de-Cuir  asser- 
menté. Ce  rustique  personnage,  qui  s'appelait  Lolo,  était  depuis 
quinze  ans  au  service  de  M.  d'Alpuis,  et  avait  fait  l'éducation  cyné- 
gétique de  son  Gis.  Comme  tous  les  gardes,  Lolo  était  en  rivalité 
ivec  ceux  des  voisins,  et  particulièrement  avec  celui  de  M.  d'H<  - 
ricy.  Us  passaient  leur'  vie  l'un  et  l'autre  à  guetter  l'occasion  de 
l'aire  des  procès- verbaux,  et  il  fallait  toute  l'autorité  de  leurs  maî- 
tres respectifs  pour  que  leur  antipathie  oe  sortit  point  des  limites 
de  l'injure  quand  ils  se  rencontraient. 

—  Monsieur,  dit  Lolo  en  entrant  dans  la  chambre  où  s»'  tenait 
Léon,  Tabareau  \ous  a  «en/a  arriver  hier  au  soir,  et,  Bauf  votre  ; 
pect,  il  a  gueulé  après  vous  toute  la  nuit.  Pour  le  faire  taire,  je  lui 
ai  promis  que  vous  l'emmèneriez  travailler  aujourd'hui. 

—  Nous  chassons  avec  les  chiens  de  M.  d'Héricy,  répondit  Léon. 

—  Sacrebleu!  dit  Lolo  en  tournant  sa  casquette;  Tabareau  va  être 
bien  fâché.  Et  il  reprit  :  —  Si  monsieur  voulait  me  le  permettre, 
quand  il  sera  parti,  je  lâcherai  tout  do  même  Tabareau;  il  prendra  le 
train  de  monsieur  et  le  rejoindra  là-bas,  comme  sans  le  faire  exprès, 
parce  que,  continua  le  garde,  je  serais  humilié  si  monsieur,  qui 
mon  élève,  no  tuait  rien  aujourd'hui. 

—  Mi!  tu  as  peur  de  ma  maladresse?  lit  Léon, 

—  C'est  sans  intention  d'offense,  répondit  Lolo;  mais  monsieur  est 
habitue  à  ce  lambin  do  Tabareau,  qui  vaut  mieux  dans  un  de 
poils  que  tous  les  anglais  de  Robert    c'était  le  nom  du  garde  do 
M.  d'Héricy). 

—  Ne  sont-ils  pas  bon-,  ces  chiens)  demanda  Léon. 

—  Peuh!  reprit  Lolo,  ayant  l'air  do  faire  une  concession  dédai- 
gneuse; C'est  des  jolies  bêtCS,  qui  VOUS  ont  le  l'eu  dan-  le  ventre  el  le 
diable  dans  les  jarrets:  mais  quand  ça  VOUS  pOUSSe  un  lièvre,  faut 
que  le  plomb  soit  rudement  vil'  a  lui  dire  bonjour. 

—  Et  tu  veux  dire  que  le  mien  ne  l'est  pas  assez?  interrompit  Léon. 

—  Monsieur,  chacun  a  ses  habitudes,  répondit  respectueusement 
le  vieux  garde  en  se  retirant. 

Léon  et  son  pore  partirent  à  pied  pour  aller  rejoindre  M.  d'Héricj  . 
Au  carrefour  qu'il  leur  avait  indiqué,  celui-ci  les  attendail  avec  son 
garde.  Après  les  salutations  d'usage,  les  chasseurs  se  dispersèrent 
pour  aller  se  poster  cà  des  endroits  que  Robert  leur  indiqua  comme 
étant  le  passage  de  l'animal,  qui  avait  été  détourné  la  veille  a  l'in- 
tention des  hôtes  attendus  par  M.  d'Héricy.  Ceux-ci  placés  avec  la 


LES    VA<  V\i  1  -    DB    «  AMII.l.E.  85 

recommandation  de  ne  point  s'éloigner  pour  éviter  les  accidens,  le 
garde  pénétra  dans  l'enceinte  où  Be  tenait  un  chevreuil  broeart,  et 
découpla  deux  paires  de  demi-briquets  anglais  donl  il  appuya  la 
quête.  Connaissant  les  mœurs  de  Bon  animal,  il  savait  a  l'avance  Ut 
route  qu'il  allait  parcourir  :  acres  s'être  lait  battre  pendant  quelque 
temps,  le  brocart  devait  arriver  bous  le  tiisil  des  messieurs  il'  Upuis 
père  "H  Gis.  Léon  était  a  bob  poste  depuis  cinq  minutes,  1'"- 
l' aboiement  descbiens  lui  annonça  que  le  chevreuil  était  lancé;  mais 

i  cuil..  dans  une  direction  très  opposée  a  celle  que  la  chasse 
semblait  Buivre,  et  a  une  assez  faible  distance,  Léon  entendit  la 
\(ti\  d'un  chien  bien  gorgé,  dont  les  notes  graves  <-i  les  coups  de 

le  régulièrement  alternés  lui  rappelèrent  la  basse  di  I  i  m. 
Voici  ce  qui  était  arrivé.  I  ne  demi-heure  après  le  départ  de  Bes  maî- 
tres, Lolo  avait  pris  sur  lui  de  commettre  une  infraction  à  leurs  ordi 

it  d'ailleurs  depuis  longtemps  Bon  idée  fixe  de  faire  i  basse  I  - 
bareau  sur  la  propriété  donl  Robert  avait  la  garde,  ^près  avoir  fait 
sortir  du  chenil  le  vieux  basset,  atteinl  d'un  commencement  de  rhu- 
matisme, Lolo  lui  frictionna  les  jambes  avec  un  baume  qui  était  éga- 
lement bon,  disait-il,  pour  les  maux  de  chrétien.  La  friction  achi 
il  lui  entoura  les  jarret9  dans  des  morceaux  d'étoffe  de  laine  qui 
s'arrêtaient  au-dessus  de  ses  pattes,  et  dans  cet  équipage  singu- 
lier il  l'emmena  mus  la  chambre  où  l'on  rangeait  les  ustensiles  de 
chasse.  Tabareau  en  lit  !<•  tour  deux  ou  trois  fois,  en  suivant  di 
yeux  intelligens  les  indications  du  doigt  de  Lolo,  qui  lui  montrait 
le  bois  de  cerf  sur  lequel  Léon  Buspendait  ordinairement  son  fusil. 
lui  n'v  voyant  plus  cette  arme,  dont  l'absence  significative  lui  i 
lait  le  départ  de  bob  maître  pour  la  chasse,  le  vieux  basset  com- 
mença dans  son  langage  une  série  de  réclamations  énergiques.  — 11 
a  compris,  pensa  le  garde.  Mettant  le  chien  en  laisse,  il  le  conduisit 
à  mi-route  du  chemin  que  ses  maîtres  avaient  dû  parcourir,  et  le 
laissa  aller  à  son  :-rr>'  dès  que  Tabareau  eut  indiqué  qu'il  sentait  leurs 
trao 

Tout  en  cheminant  tranquillement  de  s>m  allure,  encore  un  peu 
ralentie  par  les  espèces  de  bas  de  laine  qui  entouraient  ses  jan 
torses,  le  basset  entra  par  un  bris  de  clôture  dans  une  sorte  de  pair, 

rvé  voisin  d'une  habitation.  Dne  trace  de  fauve  encore  chaude 
vint  le  détourner  de  la  route  qui  devait  le  conduire  à  Bes  maîtres. 
11  avait  bien  hésité  un  moment;  mais  son  instinct  de  rli.i~-.rnr  était 
si  grand,  qu'il  était  parti  a  pleine  voix  sur  la  piste,  et  mettait  de- 
bout une  chevrette  I  :  qui  avait  plutôt  les  allures  d'un  animal  privé 
que  d'un  fauve,  l'eu  défiante  en  effet,  la  chevrette  se  laissait  pour- 

(1)  La  femelle  du  chevreuil. 


8(5  KEW  l     m  -    l'i  i  S    ttONDl  5. 

suivra  à  vingt  pas,  suivant  les  alliées,  se  retournant  poux  regarde) 
le  chien,  s'arrôtant  eomme  pour  l'attendre,  el  se  laissant  approcher 
de  si  près,  qu'il  aurait  pu  lui  souffler  au  poil.  Sortie  par  une  brèche 
du  parc  réservé  où  elle  avait  été  levée,  ne  Be  reconnaissant  plus  an 
milieu  des  grands  bois  qu'elle  traversait,  ta  chevrette,  inquiétée 
instinctivement,  avait  quitté  tes  allées  pour  se  jeter  dans  un  raassil 
de  quelques  arpens  qui  partageait  les  deux  chemins  à  l'angle  des- 
quels Léon  avail  été  posté,  rabareau  la  menait  doucement,  dé- 
brouillanl  3es  ruses  el  manœuvranl  pour  l't  toigner  de  l'enceinte.  En 
mnaissant  la  voix  de  son  basset,  Léon  ne  put  retenir  une  excla- 
mation de  mauvaise  humeur.  Il  craignait  que  son  chien,  en  restant 
daas  ce  i  ,  n'en  éloignât  le  brocart,  chassé  par  l.i  petite  meute 

de  M.  d'Héricj ,  et  q  le  i  elle-ci  commençait  a  ramener,  suivant  l'iti- 
néraire indiqué  par  le  garde. —  A  vous,  monsieur!  cria  Robert  en 
taisant  signe  de  loin  à  Léon.  Celui-ci  se  mit  en  position.  En  guettant 
l'arrivée  de  l'animal  pour  le  tirer  a  sa  sortie  du  bois,  il  aperçut  à 
quarante  pas  de  lui,  dans  le  feuillage  rouillé  des  jeunes  chênes,  une 
forme  rousse  qui  semblait  8e  mouvoir.  Bien  qu'il  ne  pût  en  distin- 
guer le  sexe,  il  reconnut  un  chevreuil,  et  ne  doutât  pas  que  i  «•  ne 
lm  celui  dont  l'approche  lui  était  signalée.  Il  épaula  rapidement  et 
fit  feu;  mais  a  travers  la  fumée  de  son  coup,  et  bien  au-dessus  de 
l'endroit  où  il  venait  de  tirer,  Léon  vit  le  brocart  franchissant  la 
route  d'un  seul  bond,  et  mené  très  raide  par  Ira  i  biens  de  M.  d'Hé» 
ricy.  —  S  donc  monsieur  a-t-il  tiré?  lui  demanda  Robert,  qui 

était  accouru. 

—  C'est  ce  que  je  me  demande,  répondit  Léon,  un  peu  étonna, 
adant  il  se  pré<  ipita  pour  vériuei  son  tir. 

—  Monsieur  a  touché,  dit  Robert  en  ramassant  une  poignée  de 
poils  roux  restés  au  pi<  'I  d'un  arbre  que  le  plomb  avait  ■  riblé;  mais 
ce  n'est  pas  Le  br<  jouta-t-il  en  reconnaissant  des  empreintes 
fraîches,  c'est  une  che\  rette. 

—  Elle  est  blessée,  lit  Léon;  voici  du  sang  sur  les  bruyères. 

—  Mais,  interrompit  en  prêtant  l'oreille,  Dieu  me  par- 
donn  •!  c'est  la  musique  de  i  e  gueux  <lr  labareau  que  j'entends  Là! 

—  Oui,  dit  Léon,  qui  ne  put  s'empêcher  de  sourire.  Je  n'avais 
pas  voulu  l'emmener  ce  matin:  ,1  s  nappé  pour  me  rejoindre, 
et  aura  levé  dans  sa  route  la  bête  que  j'ai  tirée... 

11  fut  init'iT pu  par  un  nouveau  coup  de  feu. 

—  C'est  a  l'Épine,  dit  Robert,  monsieur  votre  père  j  était  |  I 

—  Dans  ce  i  «s,  reprit  Léon,  Le  brocart  doit  être  tué. 

—  Notre  chevrette  au— i  a  son  compte,  lit  le  garde.  Elle  n  peni 
pas  emporter  son  coup  bien  loin.  Je  parie  que  votre  basset  lui  mord 
les  jarrets.  Nous  n'avons  qu'a  lu  suivre  :  il  nous  mènera  des 


LES     VACANCES    DE    '   VM1I.I.E.  S7 

\|>rr-  avoir  marché  sous  buis  pendant  un  quart  d'heure,  suivant 
lu  h  ite  au  s  mg,  Léon  el  lî  iberl  arrivèrenl  dans  une  grande  allé 
aperçurent  .1  une-  courte  distance  deux  femmes  vêtues  en  amazones 
et  qui  arrétaienl  leurs  chevaux  pour  causer  avec  M.  d'Alpuis,  que 
M.  d'Héricj  semblait  leur  présenti 

—  C'est  madame  el  mademoiselle  qui  fonl  leur  promenade  à  che- 
val, ilii  !.•  garde  a  Léon. 

Celui  ci  j  <  #  - 1 1 — .  <  qu'il  était  convenable  d'interrompre  sa  chasse  pour 
odre  la  compagnie;  mais,  comme  il  allait  se  diriger  de 
côté,  la  chevrette  parut  but  la  lisière  du  bois,  toujours  poursuivie 
par  l'infatigable  Tabareau.  Elle  parut  vouloir  traverser  l'avi 
puis,  arrivée  au  milieu,  l'effort  qu'elle  avail  fait  pour  prendre  un 
dernier  élan  ayant  épuisé  le  reste  de  ses  forces,  elle  tomba  sui 
jarrets. 

—  C'est  singulier,  di(  Robert  '■1nr.1in.1ni  Lion.  —  \h!  monsieur, 
s'écria-t-il  quand  il  fui  auprès  de  la  bête  expirante,  qui  s'était  re- 
tournée à  son  approche,  voilà  un  coup  de  fusil  bien  malheureux! 

—  Et  il  ajouta  en  »•  parlant  ;>  lui-même  :  l  lin  de  ba 
qui  l'aura  levée  dans  le  parc. 

—  Qu'j  a-t-il?  demanda  Léon,  que  l'exclamation  de  Robert  avait 

ill(|llir!.'. 

—  Il  \  a,  <lii  celui-ci,  que  vous  avez  tué  la  chevrette  de  M"r  Clé- 
mentine, une  petite  bête  qu'elle  a  élevée  et  qu'elle  adorait... 

\ 'ine  instant,  Tabareau  parut  .1  son  tour  sur  la  route 

poils  étaient  hérissés  d'épines;  ses  longues  oreilles,  qui 
terre,  avaient  été  déchirées  par  les  ro  il  avait  perdu  un  de 

ses  bas  de  laine.  En  \"\,mi  que  la  bête  était  cou  bée  Bur  le  liane,  il 
conclut  que  Ba  besogne  était  terminée  et  cessa  de  donner  de  la  voix. 

-  ilement  il  s'approcha  de  la  chevrette  pour  lécher  le  sang  qui  cou- 
lait de  -mi  épaule  fracassée.  Robert  lui  donna  un  coup  de  1  *  î  *  -  *  1  p 
l'éloigner.  Comme  le  garde  n'était  pascoutnmier  de  |i"Iit>  - 

lui,  Tabareau  ne  parut  point  Burpris  de  cette  brutalité,  kyant  la  con- 
iir  bien  fait  Bon  devoir,  il  passa  derrii  I  a,  «-t.  re- 
muant sa  queue  droite  avec  la  régularité  d'un  balancier  de  métro- 
nome, il  semblait  demander  à  son  maître  s'il  n'était  pas  content  de 
lui.  1  ne  nouvelle  bourrade  l'envoya  rouler  à  tn>i-  pas;  il  se  releva, 
ecula  liurs  de  portée  des  coups,  et  assis  but  son  train  de  der- 
rière, la  tête  penchée  entre  les  jambes  el  presque  cachée  entre 
oreilles,  qui  faisaient  unis  pli-  par  terre,  il  médita  quelque  temps 
sur  l'ingratitude  humaine,  s'interrompanl  quelquefois  dan-  sa  mé- 
ditation pour  éplucher  ses  pattes  avec  sa  langue. 

Cependant  Léon  venait  d'être  rejoint  par  la  compagnie.  Flairant 
l'approche  de  sa  maltresse,  la  chevrette  avait  fait  un  effort  pour  se 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

relever.  M"0  d'Héricy,  reconnaissant  son  animal  favori,  riait  des- 
cendue  de  cheval. 

—  Ah  !  ma  mère!  dit-elle  tristement  sans  regarder  Léon,  dont  l'at- 
titude était  fort  embarrasser,  on  a  tué  Dollj  ! 

El  la  jeune  fille  ne  put  s'empêcher  de  mêler  quelques  larmes  à 
celles  qui  s'échappaient,  grosses  et  lentes,  des  veux  de  la  chevrette. 

—  Robert,  dit  M.  d'Héricj  à  son  garde,  achevez  cette  bête,  qu'elle 
ne  souffre  pas. 

—  Mon  père,  lit  Clémentine,  je  vous  en  prie,  pas  devant  moi. 

\1.  d'  Upuis  lui  offrit  ta  main  pour  remonter  à  cheval,  et  elle  par- 
tit aussitôt,  accompagnée  de  sa  mère. 

1. i  ayant  explique  à  son  père  les  causes  qui  avaient  amené  la 

mort  de  Dolly,  celui-ci  présenta  ses  excuses  à  M.  d'Héricy,  qui  crut 
devoir  poliment  rejeter  t'accidenl  sur  le  peu  de  soin  des  domesti- 
ques. —  Lu  jour  de  chasse,  dit-il,  on  aurait  dû  retenir  la  chevrette 

eu  captivité,  comme  on  avait  coutume  de  le  faire  dans  ces  circon- 
stances. 

—  Tout    autre  chasseur,  ajouta    M.  d'Héricj  en  se   tournant   vers 

Léon,  eût  fait  comme  vous,  car  toul  gibier  devant  les  chiens  est  gibiei 
de  tir.  liions,  Robert,  achevez  Dollj ,  et  que  ma  fille  ne  la  voie  plus  à 
son  retour.  Quant  au  chevreuil  qui  est  à  L'Épine,  vous  le  ferez  porter 
chez  monsieur,  ajouta-t-il  eu  désignant  M.  d' Upuis. 

Le  programme  de  la  tante  de  Léon  n'eu  reçut  pas  moins  son  exé- 
cution; mais  la  mort  de  Dollj ,  si  puéril  que  fût  cet  incident,  était  de 

nature  a  jeter  une  sorte  de  contrainte  dans  cette  première  présen- 
tation. Quoique  fille  bien  élevée,  Clémentine  n'avait  pu  faire  un  sou- 
riant accueil  au  meurtrier  involontaire  de  sa  chevrette,  et  celui-ci, 

qui  se  trouvait  vis-à-vis  d'elle  dans  la  situation  d'un  homme  avant 

commis  une  maladresse  après  laquelle  toute  excuse  est  banale  quand 
elle  ne  peut  rien  reparer,  garda  une  contenance  également  voisine 
delà  froideur.  Il  n'était  cependant  point  porté  à  trouver  ridicule 
l'affliction  de  Clémentine  :  tout  attachement,  quel  que  soit  l'être  qui 
en  est  l'objet,  est  \>n  indice  de  sensibilité,  et  il  regretta  sincèremenl 
que  la  première  impression  qu'il  lui  laissât  de  sa  présence  fût  un 
chagrin  pour  la  jeune  fille.  11  ne  put  s'empêcher  pourtant  de  faire 
(■lie  réflexion  que  cet  incident  était  une  première  réponse  que  le 
hasard  avait  faite  à  son  appel,  et  que,  sans  fournir  raisonnablement 
un  prétexte  à  rupture,  son  entrée  dans  la  maison  d'Héricj  avait  com- 
mence par  un  pas  en  arrière.  Cela  n'empêcha  point  Léon  de  gour- 
mander  vivement  Lolo,  qui,  en  lâchant  Tabareau,  s'était  fait  l'ou- 
\  rier  de  l'imprévu;  mais  le  vieux  garde  fui  si  enchanté  en  apprenant 
que  son  lambin,  comme  il  l'appelait,  avait  l'ait  tuer  une  chevrette 
sur  les  terres  de  Robert,  qu'il  mêla  à  sa  pâtée  du  soir  la  moitié  de  sa 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  89 

propre  soupe,  et  sacrifia  une  portion  de  son  vieux  cognac  pour  fric- 
tionner ses  rhumatismes,  après  quoi  il  le  conduisit  au  chenil,  qu'il 
avait  garni  d'une  litière  fraîche. 

Trois  jours  après  la  (liasse,  Léon  apprit  que  la  famille  d'Héricy 
était  invitée  à  dîner  chez  son  père.  Sa  tante  le  prit  à  part  dans  la 
matinée,  lui  lit  une  fort  belle  morale,  et  le  supplia  de  venir  la  trou- 
ver quand  il  serait  habillé,  pour  qu'elle  lui  mit  elle-même  sa  cra- 
vate. En  attendant  lesconvives,  Léon  s'enferma  dans  sa  chamh/e, 
et  passa  deux  heures  avec  Camille,  m  lui  écrivant  une  longue  lettre 
où  l'on  sentait  dans  chaque  ligne  palpiter  le  regrel  de  l'absence  et 

le  désir  du  retour. 

Cette  seconde  entrevue  n'eut  aucun  résultai  nouveau.  Elle  était 

trop  rapprochée  de  l'incident  qui  avait  emban  or  première 
rencontre  pour  que  les  deux  jeun.-,  gens  ne  restassent  pas  sous  le 
contre-coup  de  cel  embarras;  mais  cette  situation  ne  pouvait  se  pro- 
longer sans  indiquer  un  parti-pris  d'éloigné nt,  qu'on  aurait  pu 

accuser  d'aliénation,  puisqu'il  n'était  point  sérieusemenl  motivé.  Les 
relations  des  deux  familles  étaient  devenues  d'ailleurs  quasi-quoti- 
diennes. Les  longues  soirées  de  l'hiver,  qui  paraissent  encore  plus 
longues  à  la  campagne,  on  les  distractions  sont  peu  variées,  se  pas- 
saient alternativement  «lie/  \i.  d'Héricj  ou  chez  M.  d'Alpuis.  Quel- 
ques tasses  de  thé,  le  jeu,  la  conversation,  faisaient  les  frais  de  ces 
réunions.  \  \  rai  dire,  s'il  eût  été  libre,  comme  son  père  pouvail  le 

supposer,  Léon  eut  donne  les  main-  a  son  projet:  mais  entre  lui  et 
M"1'  d'Héricy,  si  charmante  qu'elle  fût,  il  v  avait  là-bas,  a  cinquante 
lieues  de  lui,  une  ligure  toujours  présente  à  SOU  souvenir. 

Profitant  des  occasions  d'intimité  qui  lui  étaient  ménagée-  avec 

Clémentine,  Léon  résolut  de  pénétrer  son  caractère,  d'étudier  ses 
sympathies  et  ses  répulsions,  pour  se  mettre  ensuite  lui-même,  dans 
sou  langage  et  dans  sa  conduite,  en  contradiction  avec  elle.  Il  espé- 
rait, par  cette  manœuvre,  accumuler  contre  lui  dan-  l'esprit  de  la 

jeune  fille  des  préventions  de  nature  à  la  rendre  hostile  à  des  désirs 
qui  n'étaient  plus  même  dissimulés  par  les  païens.  Malheureuse- 
ment le  plan  devait  être  évente  avant  que  les  résultats  eussent  pu 
se  produire.  Dans  la  vie  comme  au  théâtre  n'esl  pas  comédien  qui 
veut.  Léon  ne  pouvait  se  modifier  d'un  jour  à  l'autre,  même  en 
apparence.  A  chaque  instant,  il  sortait  du  rôle  qu'il  s'était  imposé 
pour  rentrer  dans  sa  propre  nature,  et  ces  contradictions  ne  pou- 
\  aient  échapper  à  une  jeune  fille  qui  avait  quelque  intérêt  à  les  sur- 
prendre. Alarmée  dans  les commencemens,  Clémentine  s'était  naïve- 
ment trahie  auprès  de  la  tante  de  Léon,  qu'elle  n'avait  pas  eu  besoin 
de  prier  bien  longtemps  pour  que  celle-ci  devint  sa  confidente.  La 
bonne  dame,  selon  son  expression,  lisait  dans  le  jeu  de  son  neveu; 


90  lil  \l  i:    DES    l » l . l  \    MONDES. 

elle  rassura  la  jeune  fille  à  propos  des  craintes  que  celle-ci  lui  avait 
avouées. —Léon,  lui  dit-elle,  est  un  faux  mauvais  sujet,  qui,  danB 
une  intention  que  je  crois  c prendre,  s'efforcede  paraître  autre- 
ment qu'il  n'esl  en  réalité.  Pour  le  bien  connaître  et  le  bien  apprécier, 
i  royez  le  contraire  de  ce  qu'il  vous  «lira,  chère  enfant,  el  n'ayez  paa 
d'inquiétude  sur  l'aprenir.  Bn  uni— ant  votre  jeunesse  à  ma  vieille 
expérience,  nous  l'obligerons  bien  à  jeter  le  masque.  Vous  devea 
être  le  bonheur  de  sa  vie,  il  ne  sera  pas  dit  qu'il  aura  passé  à  côté 
de  son  bonheur  sans  s'arrêter. 

—  Mais,  demanda  Clémentine,  il  faudra  donc  le  rendre  heureux 
de  foi 

Gel  audacieux  aven  lit  sourire  la  vieille  tante,  qui  lui  dit  en  l'em- 
brassant: —  J'ai  jmc  que  vous  seriez  ma  nièce,  el  jamais  je  n'ai 
manqué  a  une  promesse. 

Udée  par  une  auxiliaire  rusée,  M""  d'Héricj  s'a -a  a  tendre  à 

Léon  des  iii''-,'''-  ou  -a  franchise  le  | Bsait  tête  baissée.  I  n  soir, 

causant  musique  avec  Clémentine,  qui  venait  il.-  recevoir  de  nou- 
velles partitions,  Léon,  connaissant  les  préfèrent  es  il''  la  jeune  fille 
pour  l'école  allemande,  ouvrit  une  parenthèse  ironique  contre  les 
maîtres  qui  en  sont  la  gloire.  —  Les  allemands,  disait-il  d'un  ton 
dédaigneu  \,  •  ■■  sonl  des  savans  et  non  pas  des  musiciens.  Comment 
pourraient-Us  l'être,  des  gens  qui  habitent  un  pays  où  le  brouil- 
lard enrhume  lf-  oiseaux,  et  nui  passenl  leur  vie  a  boire  de  la  bière 
à  grande  cruche?  Selou  moi,  la  musique  est  par  excellence  au  art 
de  spontanéité  et  d'inspiration.  La  musique,  c'est  la  mélodie,  une 
chose  inattendue  qui  tombe  d'un  beau  eiel  dans  une  oreille  hu- 
maine. \u--i  le  premier  pâtre  italien  guidant  ses  bœufs  dan-  la 
campagne  romaine  en  sait-il  plus  long  dans  vingt-cinq  mesuies  que 
symphonistes  d'outre-Rhin,  qui  font  de  la  musique  avec  le 
traite  du  contre-point,  comme  !»■>  faux  poètes,  qui  fonl  Leurs  vers  a 
coups  de  dictionnaire. 

—  Et  Beethoven?  interrompit  Clémentine,  ne  reconnaissant  poini 
dans  cette  tirade  les  emprunts  lait-  par  Léon  a  un  feuilletoniste  pa- 
radoxal. 

—  Beethoven,  un  sourd,  lit  Léon. 

—  Ki  Schubert?  reprit  Clémentine. 

—  I  n  poitrinaii 

—  El  Mozart,  et  Gluck,  el  Haydn,  et  Weber,  tons  ces  grands  gé- 
nies, vous  m' le-  acceptez  pas?  demanda  la  jeune  fille.  Pourquoi  donc, 
en  Lisanl  1"  journal,  regrettiez-vous  hier  de  ne  pas  '•tu1  a  Paris  pour 
assister  aux  séances  du  Conservatoire,  où  1' l'exécute  que  la  mu- 
sique des  maîtres  qui'  vous  me  dites  ne  pas  aimer?  Pourquoi  \  avez- 
vous  un  abonnement?  demanda-t-elle  avec  une  impatience  mutine. 


Il-    V  V(  V\U  -    DE    cvMIM.E.  91 

—  Mademoiselle,  c'est  la  mode  à  Paris  de  paraître  aimer  ce  qu'on 
n'aime  pas,  répliqua  Léon,  que  les  remarques  de  la  jeune  Bile 
avaient  an  peu  embarrassé. 

—  Mais  alors  pourquoi  doue  m' avez- VOUS  dit  une  loi>  que  la  mé- 
lodie  des   \ihrur  vous  donnait  envie  de  pleun 

Léon  se  rappela  cel  aveu,  qui  lui  était  échappé  dans  un  moment 
de  franchise.  Il  resta  indécis  un  instant,  el  répondit  avec  un  grand 
sérieux  :  — Les  oignons  aussi  nie  l'ont  pleurer.  —  Il  espérait  que 
ce  mol  vulgaire,  écho  d'une  plaisanterie  entendue  dans  l'atelier  de 
Francis  Bernier,  donnerait  à  la  jeune  fille  une  très  Fâchi  use  idée  de 
isprit,  et  que  ce  sérail  une  mauvaise  noir  qu'elle  lui  marquerait 

lus;   mais  celle  réponse   a\ait  t'ait   rire  Clémentine,   qui  eloull'a 

l'expansion  de  sa  gaieté  dans  les  premières  mesures  du  la  ci  datent 
lu  manu.  Gomme  elle  acbevail  sans  paraître  se  préoccuper  de  Léon, 
celui-ci  se  pencha  Bur  Bon  épaule  el  lui  dit  :  —  \\e/  donc  l'obli- 
geance de  recommencer. 

—  \h!  lit  Clémentine  en  se  retournant,  je  vous  prends  cette  fois 
eu  flagrant  délit  d'admiration  pour  Mozart.  Si  la  mode  est  à  Paris 
<le  paraître  aimer  ce  qu'on  n'aime  pas,  est-ce  donc  la  mode  ici  de  ne 
poini  paraître  aimer  ce  qu'un  aimef 

Léon  ne  jiui  voir  la  rougeur  qui  avail  empourpré  le  iront  de  la 
jeune  fille,  qui  s'étail  aussitôl  penchée  Bur  le  clavier:  mais  le 
de  9a  voix  lui  avail  bien  paru  donnei  a  ces  paroles  le  sens  d'une 
interrogation  el  l'accent  d'un  reproche.  Il  était  rare  qu'une  so  ne 
de  ce  genre  n'eu!  point  lieu  tous  les  soirs,  et  Clémentine  commen- 
çai!   a    se    convaincre  que  la    lante    de    Léon    avail    eu    raison   en  lui 

disanl  que  Bon  neveu  jouait  un  rôle  auprès  d'elle,  et  qu'il  ne  fallait 
croire  que  le  contraire  de  ce  qu'il  lui  dirait.  —  pourquoi  est- il 
connue  cela  avec  moi.  demandait-elle  a  sa  confidente  intime,  et 
quelle  singulière  manie  de  me  contrarier  en  tout?  Est-ce  pour  éprou- 
ver mon  caractère?  Mais  s'il  s'habitue  ainsi  a  ne  pas  dire  ce  qu'il 
pense  et  à  dire  ce  qu'il  ne  pense  pas,  je  serai  très  embarrassée  le 
jour  OÙ  il  me  dira  qu'il  m'aime. 

Clémentine  aimait  Léon.  Elle  Bavait  sun  inclination  autoris 

la  trahissait  avec  toutes  les  ingénuités  audacieuses  d'un   cœur  qui 

n'a  pas  à  se  contraindre.  I  n  .jour,  dans  une  promenade  à  cheval 
qu'elle  faisait  en  compagnie  de  Léon,  à  qui  elle  avait  demande  d  i 
son  écuyer,  comme  ils  s'étaienl  laissé  entraîner  un  peu  en  avant 

de   la  voiture  où   se  trouvaient    les   païen-,    il-   se   CTOisèrenl    avec  le 

messageT  rural,  qui  venait  faire  sa  distribution  dan-  les  habitations 
éloignées  de  la  commune.  Cet  homme,  ayanl  reconnu  Léon,  s'arrêta 

pour  lui  remettre  une  lettre  qu'il  avait  a  SOU  adresse;  mai-  coin il 

ouvrait  son  portefeuille,  une  charrette  qui  passait  effraya  le  cheval, 
un  peu  inquiet,  que  montait  Léon.  11  se  jeta  de  cote,  et  son  cavalier, 


02  r,l  \  i  E    i  >  1  :  s   DE1  \    KONDES. 

sachant  que  lorsque  ranimai  avail  peur,  il  était  imprudent  de  le  vou- 
loir arrêter  raide,  lui  rendit  les  rênes  pour  qu'il  prit  un  peu  de  champ 
et  eut  ainsi  le  temps  de  se  calmer.  Le  messager,  qui  était  resté  seul 
avec  M""  d'Héricy,  tenail  la  lettre  à  la  main  d'un  air  embarrassé. 
Voyanl  que  Léon  filait  toujours  en  avant,  il  tendit  la  lettre  à  M"c  d'Hé- 
ricy. —  C'esl  bien,  dit  celle-ci  en  la  prenant,  je  vais  la  remettre  a 
M.  <r  V I puis.  —  Ht  elle  partit  pour  rejoindre  Léon,  qui  de  son  côté 
commençait  à  revenir  sur  .ses  pas.  Clémentine  n'avait  certainement 

eu  aucune  intention  indiscrète,  mais,  eu  prenant  la  lettre  des  mains 

du  messager,  ses  yeux,  qui  s'étaienl  arrêtés  machinalement  sur 

l'adresse,  v  avaient  reconnu  une  écriture  de  femme.  LU''  remit,  en 
tremblant  un  peu,  la  lettre  à  L'on,  qui  la  serra  dans  sa  poche.  Ten- 
dant toute  la  promenade,  Clémentine  ne  put  dissimuler  un  reste  de 
préoccupation.  Elle  avait  bâte  que  l'on  tut  rentré,  comptant  bien 

que    Léon  profiterait  du   premier  moment  de  solitude  qui  lui  serait 

offert  pour  prendre  connaissance  de  la  le  t  tre  qu'elle  lui  avait  ri 'mise, 
et  que  la  convenance  l'avait  sans  doute  empêché  d'ouvrir  devant 
elle,  \n-~-i,  lorsqu'après  le  dîner,  qui  avait  eu  lieu  ce  jour- la  chez 
.son  père,  Clémentine  \it  reparaître  Léon  au  bout  d'une  absence  de 
quelques  minutes  dont  elle  soupçonnait  bien  l'emploi,  s'attacha- 
t-elle  curieusement  a  retrouver  sur  le  visage  (|u  jeune  homme  un 
reste  de  l'impression  qu'avait  pu  lui  causer  sa  lecture. 

Cette  lettre  était  de  Camille,  et  celle-ci  l'avait  écrite  dans  un  de  ees 

momens  ou  le  cœur,  pris  d'un  besoin  subit  d'épanchement,  se  met, 

pour  ainsi  dite,  SOUS  enveloppe,  pour  aller  à  travers  la  distance 
battre  une  heure  auprès  d'un   cœur  ami.   Léon  était  sorti  de  cette 

lecture  presque  aussi  heureux  que  s'il  venait  île  passer  un  quart 

d'heure  auprès  de  sa   maîtresse.    I. a  joie  qu'il  avait  éprouvée  était 

restée  sursoit  visage  et  se  révélait  par  une  bonne  humeur  que  Clé- 
mentine attribua  a  la  réception  d'une  heureuse  nouvelle.  En  \oyant 
Léon  plus  gai  que  de  coutume,  elle  éprouva  un-dépit  que  la  réflexion 
rendit  presque  douloureux;  elle  ne  put  même  le  dissimuler,  et  sur- 
prit le  jeune  homme  par  les  taquineries  qu'elle  lança  dans  la  con- 
versation, par  ses  impatiences,  par  quelque  chose  enfin  qui  n'était 
pas  elle,  ou  qu'il  n'avait  pas  du  moins  jusque-la  remarqué  dans 
ses  façons  d'être.  Comme  elle  travaillait  à  un  petit  ouvrage  de  tapis- 
serie destiné  au  bureau  de  bienfaisance  du  canton,  qui  organisait 
une  loterie  pour  les  pauvres,  elle  cassa  deux  ou  trois  fois  la  soie 
dont  elle  faisait  usage  en  tirant  son  aiguille  trop  vite. 

—  Cette  soie  est  détestable,  dit-elle,  jetant  dans  la  cheminée  le 
peu  qui  en  restait. 

—  Eh  bien!  dit  Léon  se  précipitant,  et  votre  bobine  que  vous  jetez 
aussi. 

Mais  le  feu  était  ardent,  et  la  bobine,  tombée  dans  des  braises 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  93 

incandescentes,  était  déjà  à  moitié  consumée.  Clémentine,  ayant  pris 
dans  sa  boite  à  ouvrage  un  nouvel  écheveau,  demanda  à  Léon  un 
morceau  de  papier  pour  dévider  sa  soie  autour.  11  se  leva  e1  cher- 
cha dans  le  salon  s'il  ne  trouverait  pas  un  vieux  journal,  mais,  n'en 
voyant  point  :  — Je  vais  prendre  une  carte  dans  un  jeu  dépareillé, 
dit-il  à  Clémentine. 

—  Non,  dit-elle;  il  faudrait  ouvrir  la  table  de  whi.-t.  .Ne  troublez 
pas  les  joueur. 

Elle  ilien  ha  dans  ses  poches,  et,  ne  trouvant  rien  :  Comment, 
reprit-elle  avec  un  petit  geste  d'impatience,  vous  n'avez  pas  grand 
comme  la  main  de  papier  à  me  donner? 

Léon  chercha  de  son  côté  dans  Bes  poches  et  ne  trouva  (pie  la 
lettre  de  Camille.  La  petite  chatte  blanche  de  Clémentine,  qui  dans 
ses  affections  avait  succédé  à  Dollj .  parut  alors  près  de  la  cheminée, 
jouant  avec  une  petite  boule  de  papier  qu'elle  roulait  devanl  elle. 

—  Ne  cherchez  plus,  dit  M"c  d'Héricj .  <pii  s'était  baissée  et  a\  ail 
ramassé  le  papier;  mais  en  le  dépliant  pour  en  faire  une  seconde  bo- 
bine, elle  reconnut  l'enveloppe  de  la  lettre  qu'elle  avait  reçue  du 
messager,  et  que  Léon,  sans  \  prendre  garde,  avait  froissée  dans  sa 
poche,  puis  roulée  pour  amuser  la  chatte.  Clémentine  jeta  rapide- 
ment son  écheveau  de  soie  au  bras  de  Léon,  et  commença  à  tour- 
ner la  soie  autour  de  l'enveloppe.  Elle  se  remit  ensuite  à  travailler, 

mais  sans  parler,  et  avec  tant  de  distraction  qu'elle  ne  pouvait  même 
arriver  a  compter  Se8  points  et  se  trompait  a  chaque  instant.  Témoin 
de  ce  trouble,  dont  il  ne  pouvait  s'expliquer  la  cause.  Léon  s'aper- 
çut (pie  la  jeune  lille  regardait  souvent  la  pendule,  et  paraissait  suiv  re 
avec  impatience  la  marc  lie  ,1e  l'aiguille.  Quand  sonna  l'heure  a  la- 
quelle un  se  retirait  quotidiennement,  il  remarqua  en  outre  ave, 
quelle  promptitude  elle  se  levait,  avec  quelle  vivacité  elle  aidait  sa 
mère  et  sa  tante  dans  leurs  préparatifs  île  départ. 

—  Mademoiselle  d'Héricj  semblait  bien  pressée  de  nous  voir  par- 
tir, dit-il  a  sa  mère. 

—  Elle  paraissait  un  peu  soutirante  ce  soir,  répondit  M"""  d'Al- 
puis. 

Et  tout  bas  elle  ajouta  :  —  Comment  la  trouves-tu? 
C'était  la  première  fois  qu'une  interrogation  lui  était  adressée  au 
sujet  de  Clémentine. 

—  Je  la  trouve  charmante,  ma  mère,  répondit-il  simplement. 
Restée  seule,  Clémentine  avait  retire  la  soie  roulée  autour  de  l'en- 

\eloppe,  et  un  nouvel  examen  de  l'écriture  avait  confirmé  sa  pre- 
mière pensée  :  c'était  bien  une  lettre  de  femme.  Et  quelles  relations 
pouvait  avoir  une  femme  avec  un  jeune  homme  comme  Léon?  Si 
pure  que  fût  sa  pensée,  M"*  d'Héricy  était  d'un  âge  où  l'esprit  eu- 


t»'l  ni  \  l  E    DES    l > K 1  x    \|H\n!  -. 

lieux  d'une  jeune  Qlle  est  sorti  des  limites  d'une  niaise  ignorance, 
et  a  commenté  plus  d'une  fois  tes  souvenirs  du  théâtre  ou  les  ré- 
vélations <ln  roman  de  mœurs,  dont  les  plus  hautes  murailles  et  la 
plus  sévère  police  n'empêchent  jamais  l'entrée  dans  les  grands  pen- 
sionnats. La  lettre  contenue  dans  cette  enveloppe  était  d'une  maî- 
tresse, cela  a'étail  pas  même  l'objel  d'un  doute  pour  Clémentine,  et 
ce  a'étail  pas  cette  certitude  qui  l' alarmait,  mais  au  contraire  l'in- 
certitude où  elle  était  sur  la  oature  des  relations  de  L i  avec  la 

femme  qui  lui  écrivait.  Était-ce  une  bonne  fortune,  interrompue 
brusquemenl  par  son  dépari  de  Paris,  ou  une  liaison  déjà  ancienne? 
Était-ce  une  lettre  </*'  femme  on  la  lettre  (finis  femme?  Nuance 
moins  subtile  qu'elle  ne  parait  l'être  d'abord,  puisqu'elle  sert  à  dis- 
tinguer la  fantaisie  de  la  passion.  Quelques  Hlzik's  «le  cette  lettre 
toinhees  sous  les  yeus  de  Clémentine  auraienl  pu  l'éclairer,  el  lui 
indiquerai  elle  avait  affaire  à  une  femme  dont  sa  dignité  ne  devait 
pas  même  connaître  l'existence,  ou  à  une  rivale. 

le  les  trouva.  Sur  un  des  angles  de  l'enveloppe,  Ca- 
mille avait  traee  ces  quelques  mots  très  serrés  :  n  Troisième  po$t- 
iartplum.  \u  moment  où  je  ferme  ma  lettre,  je  m'apen  ois  que  j'ou- 
blie de  te  dire  que  je  Buis  déménagée  depuis  trois  jours.  Cela  m'a 
t'ait  un  peu  de  peine,  \a.  de  quitter  ce  petit  logement  :  c'était  le 
pays  où  mon  cœurest  né.  Si  la  personne  qui  me  remplace  doil  > 
être  aussi  heurt  ose  que  je  l'ai  été  moi-même  avec  toi  depuis  quatre 

ans.  elle  n'aura  pas  trop  cher  de  lo]  er.     Suiv  aient  le  nom  de  la  rue  et 

le  numéro  de  la  maison  «pie  Camille  habitait.  —  Cette  fois  Clémen- 
tine savait  a  quoi  s'en  tenir.  I.a  liaison  de  Léon  n'était  point  une 
aventure  banale,  Ba  maltresse  était  une  femme  aimée  et  qui  ai- 
mait, une  rivale,  une  ennemie  enfin.  Les  qui  Lques  lignes  de  ce  post- 
seriptttm  suffisaient  pour  lui  révéler  toute  la  nature  «le  cette  pas- 
sion. Clémentine  froissa  ce  papier,  non  plus  avec  dépit,  non  pas 
avec  colère,  mais  avec  une  douleur  qui  lui  était  restée  inconnue 
jusque-là  :  c'était  l'épine  aiguë  de  la  jalousie  qui,  en  blessant  son 
amour  naissant,  venait  de  la  piquer  au  cœur. 

Son  premier  dessein  avait  été  de  se  confier  à  sa  mère.  Ole  ne  lui 
avait  pas  dit  son  amour  pour  Léon,  mais  elle  le  lui  avait  laisse  de- 
viner. Elle  voulait  que  toutes  relations  fussent  suspendues  avec  les 
d'Âlpuis,  elle  voulait  surtout  ne  plus  revoir  leur  lils:  mais  ne  l' avait- 
elle  pas  déjà  trop  vu?  La  confidence  des  relations  de  Léon  avec  une 
autre  femme,  surtout  lorsqu'il  les  continuait  par  correspondance, 
devait,  elle  en  était  certaine,  alarmer  assi  trens  pour  qu'ils 

Eussent  les  premiers  à  vouloir  l'éloigner  du  fils  de  M.  d'Alpuis. 
L'idée  de  cet  éloignement  lui  fut  insupportable.  Elle  résolut  d<  se 
taire.  Dan-  cette  insomnie,  la  première  qui  eût  trouble  les  nuits  si 


LKS    VACANCES    DB    CAMILLE. 


95 


calmes  qui  la  menaient  ai  doucement  k  l'heure  du  réveil,  son  esprit 
passa  par  toutes  les  fiévreuses  douleurs  de  rirrésolutàon.  Elle  brûla 
L'enveloppe  de  la  lettre  de  Camille,  comme  si  elle  eûl  espéré  que  La 
destruction  de  la  preuve  amènerait  l'oubli  du  Eut.  Cette  phrase  pour- 
tant lui  revenail  sans  la  pensée:  <  Lus»  heureuse  que  je  l'ai 
été  moi-même  avee  toi  depuis  quatre  an»! 

Jusqu'alors,  les  sentimens  que  M"1  d'Hérie]  éprouvait  pour  Léon 
ne  lui  avaient  causé  que  des  émotions  pacifiques.  !  il  sentie 
heureuse  de  trouver  son  goùl  d'accord  avec  le  chou  de  ses  païens, 
1 1.  sans  que  son  cœur  battu  plus  vite,  elle  bc  laiasail  aller  vers  celui 
qui  lui  était  désigné  par  cette  pente  douce  de  la  première  inclina- 
tion. Léon  sans  dont eupait  une  pla                sa  pensée,  mais  n  oc- 

i  npait  pas  sa  pensée  tout  entière.  Cette  affection  nouvelle,  en  pre- 
nant  rang  parmi  les  autres,  ne  les  avait  ni  amoindries  ni  domin 
Cependant  elle  se  croyait  déjà  bien  éprise,  el  au  nombre  des  symp- 
tômes qui  accusaient  les  progrès  de  son  amo  u*,  elle  comptait,  par 
exemple,  la  promptitude  avec  laquelle  elle  avait  oublié  la  mon  de 
Doll\ .  Pourtant,  si  la  veille  une  circonstance  quel  onque  eûl  an 
une  rupture  entre  sa  famille  el  celle  de  Léon,  el  si  on  lui  eût  dit 
qu'elle  ne  devait  plus  penser  à  lui,  son  cœur  eût  probablement  ac- 
cepté ce  contre-ordre,  non  sans  chagrin  pi  ma  res- 
sentir une  de  ces  douleurs  qui,  même  guérit  s,  laissent  des  trai 
Éloignée  de  Léon  un  jour  plu-  tôt,  elle  l'eût  oublié  sans  doute  au 
bout  de  quelque  temps,  iptéa  cette  doulo              eillée,  il 
trop  tard  pour  qu'elle  l'oubliât.  De  même  qu'un  jour  de  soleil  suflil 
pour  amener  l'éclosion  d'une  Heur  ou  la  maturité  d'un  fruit,  il  suffit 
quelquefois  d'une  heure  de  lièvre  pour  amener  l'entiei  dévelop 

nient  d'une  passion. 

Le  lendemain,  Clémentine  aimait,  oon  plus,  comme  la  veille,  d'un 
amour  docile  éclos  sous  le-  veux  de  ses  païens,  dan-  la  serre  de 

l'obéissance,    mais  d'un   amour  qui   prenait   place   dans   SOU    CCBUJ 

ime  un  maître  impérieux  et  jaloux.  Léon  avait i  treàses 

veux  ce  qu'il  était  la  veille  •  est-à-dire  un  prétendu  ag 

par  -a  famille  el  par  elle,  un  homme  qui  lui  donnerait  son  nom  et  à 

qui  elle  donnerait  -a  main,  un  bon  parti,  comme  elle  avait  entendu 

dire.  Toutes  les  désignations  légales  n'avaient  plus  de  sens  poui 

elle  :  I u  n'était  plu-  un  futur,  c'était  un  homme  qu'elle  aimait  et 

dont   elle  voulait   être  aimée,    non   par  la  venu   d'un  contrat,   non 

après  son  mariage,  mais  avant,  dette  autre  <pii  était  Là-bas,  il 
fallait  qu'elle  la  lui  lit  oublier,  qu'elle  effaçât  traits  par  traits  son 

upage  dan-  son  cœur,  que  les  souvenirs  de  bonheur  accumule-  pen- 
dant quatre  ans  disparussenl  un  à  un  jusqu'au  dernier,  et  qu'un 
jour  même  le  nom  de  cette  Gemme  prononcé  devant   Léon   ne  lui 


96  nr.\  DE    DES    <>kl  \    mo\i>i  -. 

causât  pas  plus  d'émotion  que  le  nom  d'une  inconnue.  Cette  pen- 
ipporta  quelque  soulagemenl  à  la  souffrance  de  Clémentine.  Sun 
orgueil  féminin  s'enivrait  à  ridée  de  cette  lutte  avec  L'étrangère. 
Elle  s'éndormil  rêvant  à  un  triomphe. 

Comme  elle  descendait  le  lendemain  au  déjeuner  de  Famille,  Clé- 
mentine 5  trouva  la  tante  de  Léon,  venue  pour  s'entendre  avec 
M""  d'Héricy  à  propos  de  quelques  œuvres  de  bienfaisance.  Elle  sut 
avant  son  dépari  se  ménager  an  entretien  avec  elle,  el  lui  raconta 
sa  nuit  d'angoisse.  La  vieille  dame  s'aperçut  bientôt  que  La  jeune 
fille  n'avait  jamais  plus  aimé  Léon;  elle  était  cependant  un  peu  em- 
barrassée pour  répondre  aux  questions  de  Clémentine,  qui  l'interro- 
geait au  sujet  de  Camille,  pensant,  con »  cela  était  vrai,  que  Léon 

avait  dû  faire  ses  confidences  a  sa  tante,  et  que  celle-ci  pourrait, 
en  les  lui  repétant,  lui  fournir  des  élémena  pour  commencer  La  lune 
contre  sa  rivale  el  entreprendre  sur  elle  la  conquête  de  celui  qu'elle 
regardait  comme  son  fiancé.  La  vieille  dame  se  disait  qu'il  j  avait 
peut-être  quelque  d  unger,  et  surtout  peu  de  convenance,  à  initier 
l'esprit  d'une  jeune  fille  aux  mystères  de  la  vie  d'un  garçon;  mais 
elle  possédait  assez  de  science  du  langage  pour  risquer  quelques 
demi-aveu*  qui  pussent  être  entendu.-.  Elle  était  séduite  d'ailleurs 

par  la  vaillante  allure  de  cette  jeune  paBStOD  qui  dé] illait   ti 

timidité  pour  aller  à  son  but.  Eprise  du  romanesque,  elle  ne  voyait 

pas  non  plus  sans  curiosité  el  Sans  intérêt  la  mari  lie  nouvelle  que  les 
choses  allaient  prendre,  et  pour  \  avoir  un  rôle,  elle  se  fit  la  déla- 
trice des  amours  de  son  neveu.  Rassurant  Clémentine  sur  cette  Liai- 
son,  elle  essaya  de  la  convaincre  que  ce  n'était  pas  une  chose  sé- 
rieuse,  dont  elle  dut  se  préoccuper.  Elle  lin  lit  remarquer  (pic  Léon 

avait  quitte  Pari-  -an-  opposition,  sachant  bien  dan-  quelle  inten- 
tion on  l'amenait  a  la  campagne  au  milieu  de  L'hiver,  ce  qui  indi- 
quait bien  dans  sa  pensée  le  projet  de  rompre  une  liaison  que  l'ha- 
bitude seule  avait  prolongée  sans  doute,  et  qui  dans  tous  le-  cas  I  •■ 
pouvait  faire  obstacle  a  son  établissement. 

—  Quel  vilain  mot!  interrompit  Mu*  d'Héricy.  J'épouserai  votre 
neveu  parce  que  je  L'aime.  Hier  j'aurais  peut-être  fait  confusion 
entre  un  mariage  de  convenance  et  un  mariage  d'amour.  Aujourd'hui 
je  fais  la  différence.  Je  veux  que  ce  soit  non  pas  l'ennui,  la  fatigue 
ou  la  nécessite,  mais  mon  amour  qui  détache  M.  Léon  de  sa  liaison. 
Pourquoi  ne  m'aimerait-il  pas  d'ailleurs?  Je  suis  jeune,  el  je  crois 
que  je  serai  belle  quand  je  serai  aimée. 

—  Et  il  vous  aimera,  mon  cœur,  lui  dit  la  tante  en  la  quittant: 
mais  que  tout  ce  que  vous  avez  appris  reste  un  secret,  même  pour 
vos  parens  ! 

—  Surtout  pour  eux,  fit  Clémentine.  S'ils  savaient  ce  que  je  sais, 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  97 

ils  seraient  sans  doute  les  premiers  à  vouloir  m'éloigner,  et  si  je 
partais  d'ici,  M.  Léon  retournerait  là-bas,  lui! 

Le  soir  même,  M.  d'.Vlpuis  était  instruit  par  sa  belle-sœur  de  l'en- 
tretien  que  celle-ci  avait  eu  avec  M"e  d'Héricy  et  des  dispositions 
qu'elle  avait  manifestées.  11  gronda  un  peu  la  tante  d'avoir  fait  à  ta 
jeune  fille  des  confidences  qu'elle  avait  pu  solliciter,  mais  qu'il  eût 
mieux  valu  lui  taire,  et  pria  la  bonne  dame  d'être  un  peu  plus  ré- 
servée à  l'avenir;  puis  il  passa  chez  son  fils,  et  le  surprit  occupé  à 
écrire  à  Camille.  En  voyam  entrer  son  père,  qui  s'approchait  delà 
table  où  il  écrivait,  il  avait  fait  un  mouvement  pour  cacher  son  pa- 
pier. —  Je  ne  veux  pas  être  indiscret,  fit  M.  d'Âlpuis  en  s'asseyant. 
Tu  réponds  à  une  lettre  que  tu  as  reçue  lii«'r  de  Paris.  Si  tu  n'as 
pas  terminé,  ajoute  dans  tu  réponse  que  tu  vas  te  marier  bientôt. 

—  Mon  père!  répondit  Léon  en  se  levant. 

—  Je  Suppose  que  lu  es  libre,  avant  eu  pour  reprendre  ta  liberté 
plus  de  temps  même  que  tu  ne  m'en  avais  demandé. 

—  Les  choses  sont  dans  fi'  même  étal  où  elles  étaienl  lorsque 
vous  m'avez  parlé  de  vos  projets.  J'ai  cru  que  vous  v  aviez  renom  é, 
mon  père. 

—  Tu  n'as  pu  le  croire,  au  moins  depuis  que  tu  es  ici,  et  notre 
intimité  avec  la  famille  d'Héricj  esl  assez  significative... 

—  Biais  j'ignore  si  j'ai  plu  à  M"'  Clémentine. 

—  \l"e  d'HériC]  t'aime,  et  je  viens  savoir  quand  je  dois  aller  de- 

mander  sa  main  pour  toi  à  ses  parens? 

—  Mon  père,  reprit  Léon,  décidé  a  s'ouvrir  une  issue  dans  la  si- 
tuation, ferais-je  une  action  loyale  en  épousant  une  jeune  fille  que 
je  n'aime  pas? 

—  Non,  repondit  M.  d'  Upuis  en  s'asseyant.  Si  tu  es  sérieusement 
convaincu  que  ton  mariage  avec  M"'  d'Héricy  ferait  son  malheur  et 
le  tien,  nous  n'irons  pas  plus  avant,  et  tu  reprendras  ta  liberté;  mais 

quel  usage  en  feras-tu?  Tu  vas  me  répondre  au  nom  de  ta  passion 

que  tu  iras  retrouver  ta  maîtresse;  je  te  demanderai  au  nom  de  la 
raison  quels  sont  tes  desseins  pour  l'avenir?  lntcrro^e-toi,  mesure 
cette  passion,  et  pour  savoir  exactement  jusqu'où  elle  peut  aller, 
suppose  que  tu  es  maître  de  tes  actions  et  qu'aucune  considération 
de  famille  ne  peut  te  faire  obstacle  :  épouserais-tu  ta  maltresse? 

—  Mon  père!  dit  Léon,  étonné  de  la  question. 

—  Tu  as  vécu  avec  elle  pendant  quatre  ans  dans  une  intimité  assez 
familière  pour  avoir  pu  la  juger,  tu  es  donc  en  état  de  répondre  à 
ma  question.  Encore  une  fois,  si  tu  n'avais  d'autre  volonté  à  consul- 
ter que  la  tienne,  ta  passion  se  sent-elle  assez  vivace  pour  fournir 
les  démens  d'un  bonheur  durable?  Maître  de  ton  nom  et  de  ta  for- 
tune, donnerais-tu  l'un  et  partagerais-tu  l'autre  avec  la  femme  que 

TOME   IX.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  HORDES. 

tu  aimes?  crois-tu  que  le  bonheur  de  ta  vie  entière  soit  entre  ses 

main-'.' 

—  Je  ne  puis  répondre  sérieusement  à  une  question  qui  n'est  pas 
sérieuse,  mon  père,  répliqua  Léon.  Je  serais,  ce  qu'a  Dieu  ne  plaise, 
libre  comme  vous  l'entendez,  qu'aucune  passion,  si  vivace  qu'elle 
fût,  ne  m'entraînerait  au-delà  de  certaines  limites.  Camille  sait  aussi 
bien  que  moi  qne  notre  liaison  doit  avoir  un  terme.  Nous  m'aviez 
prévenu  qu'il  fallait  songera  me  détacher  d'elle;  j'ai  eu  tort,  lisi- 
blement tort  île  m  pas  le  Faire,  puisqu'eHe-même  me  disail  der- 
nièrement qu'elle  souhaitait  être  prévenue  d'avance.  Sachant  dans 
quelle  intention  vous  m'ameniez  i>i.  je  pouvais  l'avertir  que  mon 

départ  n'aurait   pas  de  retour.  Je  ne  l'ai  pas  lait,  pourquoi?  .le  -uis 
hors  d'étal  'le  le  dire;  mai-  le  mot  adieu  n'a  pu  sortir  de  ma  bouche. 

—  J'ai  bien  peur,  reprit  M.  d'Alpuis,  qu'une  pensée  d*égoïsme 
n'ait  été  la  seule  cause  de  ton  silence.  Tu  n'aura-  pas  voulu  jeter 
dans  l'esprit  de  celle  que  tu  aimes  encore  une  préoccupation  péni- 
ble, moins  dans  la  crainte  île  l'affliger  que  dans  la  crainte  de  ti 
bler  pai'  la  tristesse  la  lin  de  tes  amour-.  Tu  vexa  épuiser  ta  pas-ion, 
tu  veux  attendre  que  la  lassitude  s'j  mêle  pour  te  rendre  la  rup- 
ture facile  a  toi-même;  mais  le  jour  où  tu  viendras  demander  a  ta 
maltresse  -on  dernier  sourire,  il  t.-  sera  nidifièrent  de  lui  laisser  les 
larmes.  Il  eut  été  plus  loyal  peut-être  de  P affliger  d'abord,  et  d'uti- 
liser le  temps  que  je  t'avais  accordé  a  adoucir  la  rigueur  de  cetti 
paration  en  la  partageant  avec  elle.  Elle  t'aurait  su  Lrro.  je  n'eu  doute 
pas,  de  l'avoir  aidée  i  modifier  progressivement  la  nature  <]<■  votre 
liaison,  et  d'avoir  uni  ta  main  à  la  sienne  pour  dénouer  avec  précau- 
tion de-  lien-  qu'elle  -axait  ne  pas  êtres  durables,  l'eu  a  |.ell  ell  ■ 
serait  habituée  a  ne  plus  voir  en  toi  qu'un  ami.  et  l'adieu  que  \ous 
auriez  échangé  n'eut  été  douloureux  ni  pour  l'un  ni  pour  l'autre... 

—  Mon  père,  interrompit  Léon,  ee  qne  j'ai  eu  le  toit  de  ne  pas 
faire  il  y  a  six  moi-,  je  puis  le  faire  aujourd'hui.  Accordez -moi  un 
délai  de  quelque  temps... 

— Non,  répondit  M.  d'Alpuis  en  reprenant  raccenl  d'autorité  contre 
lequel  Léon  n'était  pas  habitue  a  protester,  tu  ne  retourneras  | 
Paris;  mais  tu  peu\  l'aire  d'ici  par  correspondance  ce  que  tu  ferais 
en  étant  là-bas,  ou  plutôt  ce  que  tu  n\  ferai-  pas  -ail-  doute.  L'heure 
de  la  raison  est  venue,  et  c'est  ta  faute  -i  elle  doit  être  cruelle  pour 
quelqu'un:  mais  je  ne  puis  aller  plu-  loin,  et  je  ne  te  laisserai  pas 
aller  non  plu-  au-delà.  .le  considère  de-  a  présent  ta  rupture  con 
accomplie,  et  je  prends  les  choses  dan-  la  situation  ou  elles  sont. 
Ton  mai:  i  (!*•  (THéricy  concil  les  convenances.  Il  a 

l'assentiment  de  sa  famille  et  le  mien.  Cette  jeune  GEe  t'aime,  et 
parens  attendent  que  j'aille  lui  demander  -a  main  pour  toi. 


LES     \  VIVV  1  -     DE    '   WIIII.K.  99 

—  Mon  père,  répondit  Léon,  attendez  encore  un  peu  :  nous  irons 
la  demander  ensemble. 

VIII. 

Cet  entretien  ne  fut  pas  -ans  laisser  de  traces  dans  l'esprit  de 
Léon.  Toutes  les  paroles  de  son  père  l'avaient  tait  réflé<  hir  sérieuse- 
ment, et  l'avaient  frappé  par  leur  accent  de  vérité.  En  attribuant  à 

l'égoïsme  la  raison  qui  axait  retardé  sa  ruptun  !  amille,  l 

dut  s'avouer  que  son  père  avait  touché  juste,  onut  en 

qu'il  avait  eu  rai-un  de  lui  refuser  un  nouveau  délai,  qui  n'eût  sans 
doute  amené  que  de  nouvelles  irrésolutions  dans  3a  i  onduite.  Il  sem- 
blaità  Léon  que  la  volonté  paternelle,  en  s'exprimant  d'une  mai 
irrévocable,  lui  avait  fermé  tout  retour  vers  le  passé,  el  donnait  à 
sa  faiblesse  une  force  de  parti  pris  qui  devait  lui  faire  accepter  toi 
les  conséquences  de  la  situation.  Il  passa  la  nuit  à  écrire,  d'abord 
à  Francis  Bernier,  qu'il  savait  être  parmi  tous  ses  amis  celui  pour 
lequel  Camille  avait  le  plus  de  sympathie:  il  le  chargea  d'entamer 
les  premières  oégoi  talion  ';*  rupture.  On  sait  que  <  eJui-ci  avait  ré- 
cusé ces  fonctions.  Léon  répondit  ensuite  à  la  lettre  de  sa  maltri 
et  crut  faire  quelque  chose  de  significatif  en  oe  mettant  point  sa  ré- 
ponse au  diapason  de  la  lettre  qu'il  avait  reçue  d'elle;  mais  en  com- 
mençant pat  correspondance  les  derniers  chapitres  de  son  roman  de 
jeunesse,  le  souvenir  des  premiers  lui  revint,  et  jeta  malgré  lui  de 
l'attendrissement  dans  des  lignes  qu'il  avait  voulu  tracer  d'une  plume 
courante  et  d'un  stvlr  dégagé.  Les  expressions  familières  et  tendres 
terminaient  cette  première  lettre,  qui  eût  réellement  inquiété  Ca- 
mille, si  la  lin  avait  ressemblé  au  commencement. 

—  Linsi  Clémentine  m'aime,  bc  dit  Léon,  el  Use  promit  d'obser- 
ver \l"r  d'Héricy,  ce  qu'il  n'eut  pas  besoin  de  faire  Ipngtemps  pour 
reconnaître  que  son  père  ne  s'était  pas  trompé.  Pendanl  Les  | 
miers  jours  qui  suivirent  son  arrivée  à  la  campagne,  tous  les  soirs, 
après  le  dîner,  Léon  se  levait  machinalement  de  table.  C'était  l'heure 
à  laquelle,  étant  à  Paris,  il  quittait  sa  famille  peur  aller  passer  une 
partie  de  la  soirée  ave,  Camille,  et  bien  qu'éloigné  d'elle,  il  .sem- 
blait par  ce  mouvement  obéir  a  la  force  de  l'habitude.  La  vieille 
tante  .--avait  ce  que  cela  voulait  dire,  et  souriait  en  le  voyant  se  ras- 
seoir d'un  air  pensif.  Clémentine  avait  été  imprudemment  initiée  pat- 
elle à  tous  ces  petits  détail.-  qui  trahissaient  dans  la  pensée  du  jeune 
homme  la  préoccupation  de  l'étrangère.  Lorsqu'elle  était  à  dîner 
chez  M.  d'Âlpuis,  elle  attendait  avec  anxiété  ce  mouvement  instinctif 
qui  éloignait  Léon  de  la  table  aussitôt  le  repas  achevé.  —  Tenez, 
(li>ait-elle  naïvement  à  sa  confidente,  voici  qu'il  s'en  va  la  voir. 

Presque  tous  les  soirs,  Clémentine  prenait  la  tante  de  Léon  à  part 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  lui  donner  le  bulletin  de  la  journée;  elle  lui  confiail  toutes  le^ 
remarques  qu'elle  s'appliquait  à  faire  sur  le  langage  de  Léon  et  sur 
sa  manière  d'être  avec  elle.  L'expérience  de  la  vieille  dame  était  ap- 
pelée à  juger,  et,  selon  que  ces  observations  étaient  favorables  ou 
hostile  à  L'amour  de  Clémentine,  elles  étaient  classées  en  bons  et  m 

mauvais  points  qu'on  marquait  à  Léon.  Il  n'était  point  de  choses  pué- 
riles qui  ne  prissent  îles  proportions  aux  ]  eux  «le  cette  jeune  fille  sin- 
cèrement éprise,  el  son  ingénieuse  passion,  toujours  en  éveil,  épiait 

le^  moindres  gestes  de  celui  qui  en  étail  l'objet  c me  pour  leur 

demander  quelle  pensée  muette  ils  exprimaient.  Elle  suivait  ses  re- 
gards, interrogeait  le  son  de  sa  voix,  analysait  ses  paroles,  commen- 
tait toutes  ses  actions,  et,  sans  qu'il  s'en  aperçût,  traçait  autour  de 
lui  un  cercle  d' attentions  inquiètes  dont  la  moindre  était  toute  une 
révélation. 

Lorsqu'il  arrivait  a  Clémentine  de  dîner  «lie/  M.  d'Alpuis,  sa 
grande  inquiétude,  dous  l'avons  dit,  commençait  au  momenl  où  le 
repas  s'achevait  et  où  Léon  se  levait  de  table.  I  n  soir,  Clémentine 
remarqua  que  le  jeune  liomine  était  resté  à  sa  place  :  ce  fut  alors  elle 
qui  s'éloigna  pour  courir  dans  la  chambre  où  uni'  légère  indisposi- 
tion retenait  la  vieille  tante  :  —  Oh!  madame,  Bt-elle  en  allant  l'em- 
brasser,  quelle  bonne  nouvelle!  M.  Léon  ne  s'esl  pas  levé  ce  soir;  il  a 

oublié  d'aller  là-bas. 

—  \lors  il  faut  lui  marquer  un  bon  point,  «lit  la  tante  de  Léon  en 
riant. 

—  Oh!  lit  Clémentine  avec  une  radieuse  ingénuité,  cela  en  vaut 

bien  deu\. 

Le  soir,  la  tante  de  Léon  résolut  de  tàter  le  terrain  et  de  recon- 
naitre  au  juste  dans  quelles  dispositions  son  neveu  était  a  l'égard 

de  Clémentine.  Quand  il  apprit  la  joie  qu'il  avait  causée  a  la  jeune 
fille  en  restant  à  sa  place  après  le  repas,  Léon  ne  put  s'empêcher  de 
sourire,  et  il  fit  cette  réflexion  que  la  pensée  de  Camille  n'était  pas 
venue  en  effet,  connue  de  coutume,  le  rappeler  à  ses  anciennes  ha- 
bitudes. 

—  Oh  !  l'habitude!  pensa  Léon  quand  il  fut  seul.  Et  il  se  demanda 
si  Camille,  qui  ne  manquait  pas  de  se  placer  à  sa  fenêtre  quand 
approchait  l'heure  où  il  allait  chez  elle,  avait  conservé  l'habitude 
de  l'attendre  ainsi,  bien  qu'elle  fût  éloignée  de  lui,  comme  lui-même 
ne  manquait  pas  de  se  lever  de  table  après  le  dîner,  bien  qu'il  fût 
éloigné  d'elle.  Il  lui  écrivit  ce  soir-là,  et,  comme  la  première  Fofe, 
une  lettre  qui  reflétait  deux  impressions  différentes. 

Deux  jours  après,  Clémentine  dînait  encore  chez  M.  d'Alpuis.  L'ha- 
bitude remua  bien  un  peu  la  chaise  de  Léon;  mais  il  vit  la  jeune 
fille  qui  l'observait  avec  une  vive  inquiétude,  et  il  resta  sur  sa  chaise. 
—  Pourquoi  la  contrarier  inutilement?  pensa-t-il,  et  tous  les  soirs, 


tES    VACANCES    DE    CAMILLE.  10l 

à  l'heure  du  dîner,  il  attendait,  non  sans  \  trouver  un  certain  charme, 
le  regard  inquiet  qui  s'arrêtait  sur  lui ,  et  qui  semblait  le  remercier 
de  son  immobilité.  Il  arriva,  au  bout  de  quelque  temps,  qu'il  trouva 
une  certaine  douceur  à  ce  remerciement,  et  que  cette  douceur  de- 
vint une  habitude  qui  lui  lit  oublier  l'autre.  Clémentine  de  son  côté 
commença  à  remarquer  que  le  total  des  bons  points  comptés  à  Léon 
augmentait  quotidiennement;  elle  partageait  avec  la  tante  l'espé- 
rance que  celle-ci  pourrait  bientôt  l'appeler  sa  nièce. 

Léon  cependant  commençait  à  éprouver  les  effets  contagieux  d'une 
tendresse  naïve.  Évoquant  le  souvenir  de  Camille,  il  la  plaçail  en 
face  de  Clémentine  et  lui  disait  :  <  Défends-toi I  »  Puis  la  raison  lui 
murmurait  intérieurement  :  «  A  quoi  bon  se  défendre,  puisqu'elle 
est  vaincue  d'avance?  »  Cette  lutte,  qui  d'ailleurs  aurait  pu  Be  pro- 
longer longtemps  si  elle  avait  eu  lieu  sur  un  autre  terrain,  fut  abré- 
gée par  l'absence.  Éloigné  de  Camille,  il  échappait  a  cette  influence 
que  toute  femme  aimée  a  3U  conquérir  sur  celui  qu'elle   aime  en 
découvrant  toutes  ses  faiblesses,  en  pénétrant  à  toute  heure  dans  sa 
pensée  même  la  plus  secrète.  S'il  se  fût  trouvé  à  Paris  au  lieu  d'en 
être  à  cinquante  lieues,  Léon  aurait  rencontré  chaque  jour  L'occasion 
de  rompre,  par  quelque  retour  vers  Camille,  le  cercle  que  l'amour 
de  Clémentine  rétrécissait  autour  de  lui:  mais  il  était  loin  d'elle,  il 
était  pies  d'une  autre,  et  il  dut  s'apercevoir  que  son  cœur,  acclimaté 
dans  un  milieu  nouveau,  n'éprouvait  plus  que  de  rares  accès  nos- 
talgiques. Les  lettres  qu'il  écrivait  à  Camille,  et  qui  devaienl  eue 
une  transition  à  un  aveu,  lui  avaient  d'abord  semblé  pénibles  à  écrire; 
un  jour  vint  où  il  ne  les  trouva  plus  que  difficiles,  et  le  jour  appro- 
chait où  elles  ne  seraient  plus  que  l'expression  de  sa  pensée.  Ouel- 
quefois,  lorsqu'il  se  retirait  pour  répondre  a  Camille,  au  moment 
d'écrire  il  se  trouvait  trop  fatigué  par  l'exercice  de  la  journée,  et 
remettait  sa  réponse  au  lendemain.  In  jour,  avant  reçu  une  lettre 
d'elle  et  se  trouvant,  à  la  chasse,  avoir  épuisé  sa  provision  de  bourres 
en  feutre,  il  pensa  à  la  lettre  qu'il  avait  dans  sa  poche,  et  en  dé- 
chira un  fragment  pour  charger  son  fusil.  En  allant  ramasser  la  co- 
lombe sauvage  qu'il  venait  d'atteindre,  il  remarqua  la  bourre  qui 
fumait  à  moitié  consumée  sur  le  guéret.  11  la  prit  avec  mélancolie, 
mais  en  voulant  l'éteindre  entre  ses  doigts,  il  n'écrasa  que  des  cen- 
dres. —  Ah!  murmura  Léon,  jetant  sa  colombe  dans  son  carnier  et 
pensant  à  l'usage  qu'il  venait  de  faire  de  la  lettre  de  Camille,  c'est 
elle  autant  que  toi  que  je  viens  de  blesser! 

Ainsi  progressivement  il  sentait  venir  l'oubli,  et  d'heure  en  heure 

approcher  le  moment  où  cette  passion,  qui  avait  tenu  tant  de  place 

dans  sa  vie,  s'en  effacerait  pour  obéir  aux  inflexibles  lois  de  mobilité 

qui  régissent  les  sentimens  de  l'homme. 

Clémentine  dessinait  assez  bien,  et  avait  commencé  à  l'aquarelle 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDBB. 

un  petit  sujet  de  nature  morte  d'après  des  oiseaux  que  le  garde  de 
son  père  avait  tués  sur  un  étang,  l  n  soir,  elle  se  plaignil  que  bob 
cliat,  qu'en  avail  laissé  entrer  dans  sou  petit  atelier,  eûl  complète- 
ment déplumé  un  hurle  magnifique  qu'elle  était  en  train  de  peindra. 
La  destruction  de  son  modèle  l'obligeait  à  suspendre  bob  petit  tra- 
vail, car,  l'étang  du  voisinage  venant  d'être  prisa  la  suite  des  grande 
froids,  tous  les  oiseaux  qui  l'habitaient  étaient  allés  s'abattre  vers 
les  cours  d'eau,  el  pour  retrouver  des  harles  il  fallait  pousser  jus- 
qu'à une  rivière  située  à  quatre  lieues. 

—  renverrai  Robert  nous  tuer  des  canards  surl'Hyère,  dit  M.  d'Hé- 
ricy,  et  il  te  rapportera  le  gibier  qui  te  manque. 

1- Mon  ami,  interromph  M™"  d'Héricy,  Robert  vienl  d'être  ma- 
lade, el  les  chemins  pour  aller  pendant  la  nuit  à  la  rivière  sont  bien 
mauvais;  cette  chasse  peul  être  dangereuse.  Clémentine  attendra 
bien  que  les  oiseaux  soi. 'ni  revenus  but  notre  étang. 

—  Ah!  j'attendrai,  maman,  rép lit  tranquillement  Clémentine. 

Seulement  j'avais  destiné  ce  dessin  à  l'album  de  chasse  que  je  pré- 
pare pour  la  fête  de  mon  père;  voilà  pourquoi  j'aurais  voulu  le  finir. 

ndemaîB,  Clémentine  trouva  sur  la  table  de  bob  petil  atelier 
deux  hurles  qui  étendaient  leur  ventre  rose  sous  an  rayon  de  so- 
leil. Bile  «rut  d'abord  que  Robert,  Instruit  de  son  désir,  étail  allée 
la  chasse  pour  lui  tuer  ces  oiseaux;  mais  en  prenant  un  des  harles 
par -"n  long  con  pour  le  suspendre,  elle  lit  tomber  un  petil  papier 
caché  sou-  les  ailes.  Elle  le  ram  tssa  et  lui  ces  quelques  mots  :  n  fen 
ai  tué  deux,  pour  qu'il  y  ait  la  part  «lu  chat.  » 

—  Sais-tu  que  H.  Léon  est  bien  complaisant?  lui  «lit  sa  mère  en 
souriant.  Il  est  parti  à  trois  heures  du  matin  pour  être  au  lever  du 
jour  sur  la  rivière. 

Et  Clémentine  pensa  avec  joie  qu'il  j  avait  bien  loin  de  cette  ri- 
vière-là a  la  rue  de  la  Tour-d'Auvergne,  où  demeurait  la  maîtresse 
de  Léon. 

En  revenant  de  la  chasse,  Léon  avait  trouvé  une  lettre  de  Camille. 
Elles  étaient  bien  caressantes,  ces  lignes,  mais  elles  finissaient  par 
des  chiffres  :  Camille  rappelait  l'échéance  prochaine  d'une  lettre  de 
change  signée  à  un  marchand  qui  lui  avah  vendu  un  cachemire.  \u 
moment  de  cette  acquisition,  Léon,  dont  la  bourse  était  vide,  avait 
souscrit  un  billet  pour  une  échéance  prochaine.  Il  demanda  l'argent 
à  son  père,  et  en  expliqua  laconiquement  l'emploi. 

—  Veux-tu  davantage?  observa  celui-ci. 

—  Plus  tard,  bientôt  peut-être,  répondit  Léon. 

Il  avait  envoyé  les  fonds  de  la  lettre  de  change  dans  une  lettre, 
celle  à  laquelle  répondait  Camille  dans  le  brouillon  trouvé  par  le 
peintre  Théodore. 

Lu  mois  après,  la  tante  de  Léon  prit  Clémentine  à  part  et  lui  dit  : 


LES    VACANCES    1)1     I   \  MILLE.  1 0.î 

—  .Mon  enfant,  il  y  a  une  grande  nomelle  :  le  jour  de  la  fête  de 
votre  père,  M.  d'Alpuisdoit  aller  lui  demander  votre  main  pour  mon 
neveu. 

—  11  me  l'a  déjà  demandée  à  moi,  répondit  la  jeune  fille;  mais. 
fit-elle  avec  un  reste  d'inquiétude,  n'est-ce  pas  par  obéissance 
aussi? 

—  Tenez,  reprit  la  taute  en  lui  montrant  une  lettre  cachi 
voyez-vous  cela? 

—  Ah  !  soupira  Clémentine,  elle  écrit  toujours? 

—  Biais,  dit  la  vieille  daine,  il  oublie  de  Lire  ses  lettres.  En  voici 
une  dont  le  timbre  est  vieux  de  cinq  jours. 

Le  jour  de  la  fête  de  M.  d'Héricy,  la  demande  fut  faite,  et  les 
paroles  échangées  entre  les  deux  ramilles.  Les  fiançailles  de  Léon  et 
de  Clémentine  eurent  lieu  aux  violettes,  et,  comme  la  tante  l'axait 
prévu,  le  mariage  lin  fixé  aux  lilas.  Ce  fut  dans  cet  intervalle  que 
Camille  recevait  de  Léon  des  Lettres  plus  rares  et  plus  courtes,  dans 
lesquelles  elle  trouvait  déjà  certaines  ambiguïtés  et  cherchait  vaine- 
ment les  lionnes  parole-. 

Léon  entra  un  jour  dans  le  cabinet  de  son  père,  et  Lui  demanda 
deux  jours  pour  aller  à  Tari-.  —  Pour  être  sûj  que  tu  ne  resteras  pas 
plus  longtemps,  je  t'accompagnerai,  lui  dit  sou  père, 

Léon  était  arrive  a  Paris  avec  son  père  le  jour  mên  '    mille. 

avait  dîné  au  Café-Anglais,  en  la  compagnie  de  Francis  Bernier  et 

de  Théodore;  mais  le  jeune  homme  n'avait  pas  voulu  aller  de 

maiiie— e  le  soir.  Vu  moment  où  Théodore  en  sortant  L'avait  reconnu 
ave,  -.i  voisine,  Léon  n'était  avec  Camille  que  depuis  une  heure. 
S'étanl  senti  devant  elle  repris  par  toute-  ses  irrésolutions,  il  s'était 
borné  a  lui  due  (pie  nui  retour  n'était  qu'un  passage,  i  t  qu'il  re- 
partirait prochainement  pour  la  campagne.  Cependant  il  n'eut  pas 
la  force  de  rester  seul  avec  elle,  et  L'emmena  pour  aller  prendre  Fran- 
cis Bernier,  avec  qui  on  devait  dîner. 

Prévenu  par  Léon,  celui-ci  attendait  Les  deux  amans  dans  son  ate- 
lier. —  Nous  irons  dîner  ensemble,  lui  avait  dit  Léon  le  matin.  Je 
ne  veux  pas  Être  seul  avec  Camille,  et  je  ne  veux  pas  être  chez  elle 
pour  lui  annoncer  mon  mariage.  Si  devant  toi-même  le  courage  me 
manque,  je  trouverai  un  prétexte  pour  u'absenter.  Tu  lui  diras  que 
je  me  marie,  et  je  remonterai  pour  vous  rejoindre  au  bout  d'un  quart 
d'heure. 

—  Diable!  avait  répondu  Francis,  c'est  une  vilaine  commission; 
mais  puisqu'il  faut  qu'elle  soit  faite,  soit,  je  la  ferai. 

Léon  avait  promis.  Lorsque  Léon  et  Camille  arrivèrent  chez  Ber- 
nier, ils  le  trouvèrent  tout  prêt  a  partir.  On  alla,  comme  la  veille, 
dîner  au  Café-Anglais,  et  le  hasard  voulut  que  le  même  cabinet  fut 


104  BEVUE    DES   DEUX    MONDES. 

disponible.  Le  commencement  du  dîner  fut  attristé  par  la  pensée  qui 
agitail  lea  deux  hommes;  Camille,  qui  se  sentait  instinctivement  ga- 
gnée par  cette  contrainte,  lit  la  remarque  que  le  dîner  était  moins 
gai  que  celui  (le  la  veille. 

—  Ah!  daine!  fit  Francis,  ce  n'est  pas  tous  les  jours  fête. 

—  Pourtant,  dit  Camille,  c'est  bien  une  fête  pour  moi!  —  Et  elle 
regarda  Léon  avec  tendresse,  puis  avec  inquiétude,  en  voyant  qu'il 
regardait  sa  montre  et  prenait  son  chapeau  : 

—  Tu  sors?  dit-elle. 

—  Oui,  répondit  Léon.  Mon  père  doit  être  aux  Italiens.  J'ai  à  lui 
faire  part  d'une  nouvelle  que  j'ai  apprise  dans  la  journée. 

—  Tu  vas  revenir? 

—  Dans  un  quart  d'heure. 

—  Rapporte-nous  un  peu  de  gaieté,  «lit  Camille  en  lui  faisant  un 
geste  amical.   Nous  avons  l'aie  d'attendre  un  mort. 

Pendant  qu'il  ouvrait  la  porte,  restée  seule  avec  Francis,  elle 
ajouta  :  —  Se  trouvez-vous  pas  que  Léon  a  un  air  étrange?  On  dirait 
qu'il  souffre.  Aurait-il  du  chagrin? 

—  Mon  enfant,  dit  Francis  en  lui  prenant  la  main,  Léon  souffre 
en  effet,  parce  qu'il  sait  que  vous  allez  souffrir...  Léon  se  marie!... 
f'.t  maintenant,  pensa  Bernier,  observant  Camille,  le  coup  est  porté, 
il  va  retentir. 

—  Ali!  lit  Camille,  et,  appuyant  ses  deux  mains  sur  sa  chaise, 
elle  essaya  de  se  lever;  mais  il  lui  parut  qu'elle  était  scellée  a  sa 
place.  Elle  secoua  deux  ou  trois  fois  la  tète,  et,  indiquant  la  fenêtre 
à  Francis,  elle  lui  dit,  si  bas  qu'il  la  devina  plutôt  qu'il  ne  l'enten- 
dit :  —  Ouvre/. 

Le  jeune  homme  ouvrit  la  fenêtre,  par  laquelle  entra  aussitôt  un 
air  assez  vit'  qui  lit  vaciller  les  bougies.  Camille  frissonna  un  peu, 
•et,  tirant  son  manteau  accroché  à  une  patère  au-dessus  d'elle,  elle 
s'en  couvrit  les  épaules. 

—  Et  quand...  ce  que  vous  m'avez  dit?  demanda-t-elle. 

—  Bientôt,  répondit  Bernier. 

—  Bientôt,  répéta  Camille  comme  un  écho.  —  Bientôt,  murmura- 
t-elle  en  fixant  les  yeux  sur  une  rosace  de  la  nappe. 

11  \  eut  un  silence,  pendant  lequel  on  entendit  les  éclats  de  rire 
d'un  cabinet  voisin. 

—  Doit-il  revenir?  demanda  Camille.  • 

—  Le  voici,  fit  Francis,  reconnaissant  à  l'extérieur  le  pas  de  Léon, 
qui  resta  un  moment  sur  le  seuil  de  la  porte. 

Camille  s'était  levée  à  demi,  puis  était  retombée  à  sa  place.  Elle 
lui  fit  signe  de  s'approcher.  —  Ah  !  mon  enfant!  ma  pauvre  enfant! 
s'écria-t-il  en  tombant  à  ses  genoux. 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  105 

—  Ton  enfant  !  ta  pauvre  enfant  !  répéta  Camille,  et,  lui  serrant  la 
tête  contra  sa  poitrine,  elle  ajouta,  moitié  parole,  moitié  sanglots  : 
—  Fini!  fini!  fini!  —  Puis  tout  à  coup,  avec  vivacité  et  comme  mue 
par  un  souvenir  :  —  Y  est-ce  pas  qu'elle  est  blonde? 

Léon  ne  répondit  pas.  Camille  se  leva  assez  résolument  et  dit 
au\  deux  jeunes  gens  :  —Allons-nous-en.  —  Léon  demanda  la  carte, 
et  comme  on  l'apportait,  le  jeune  homme,  ne  sachant  -une  Ce  qu'il 
faisait,  étalait  machinalement  des  louis  devant  ],■  garçon,  qui  le  re- 
gardait d'un  air  étonné  en  voyant  qu'il  avait  tiré  de  sa  poche  plus  de 
cinq  cents  francs  pour  en  payer  trente-six. 

—  Tu  es  fou,  dit  Bernier  en  lui  faisant  remettre  son  argent  dans 
sa  poche,  et  il  paya  lui-même  le  garçon,  qui  sortit  en  disant:  De  quoi 
SOnt-ils  donc  ivres?  Ils  n'ont  pas  même  bu. 

Dans  le  corridor,  Francis,  qui  avait  senti  Camille  fléchir  sous  son 
bras,  dit  a  Léo,,  d'aller  chercher  une  voiture.  En  descendant  l'es- 
calier, Camille  répétait  encore  :  Fini!  fini!  fini!... 

—  Achetez-moi  mi  bouquet  de  violettes,  ma  bonne  dame  chari- 
table, dit  la  marchande  de  bouquets  en  B'approchant  de  Camille, 
qu'elle  reconnut  pou,-  la  dame  qui  lui  avait  donné  un  Louis  la  veille! 
Camille  passa  sans  l'entendre.  La  marchande  la  suivit  en  ajoutant: 
Cela  vous  portera  bonheur. 

—  Ah!  ma  bonne  remme,  répliqua  Camille  en  l'écartant  brus- 
quement, ce  n'est  pas  tous  les  jours  fête. 

—  Reconduis-la  chez  elle,  dit  tout  bas  Léon  à  Francis,  qui  tai- 
sait entrer  Camille  dans  le  coup,.,  il  rau(  que  j'aille  rejoindre  mon 
père,  qui  m'attend  buj  le  boulevart.  —  Demain  j'irai  te  soir,  dit-il 
à  Camille,  et  je  te  promets  tic  passer  la  jouanée  avec  toi. 

—  Tout  entière?  demanda-t-eHe. 

—  Tout  entière,  répondit-il  en  lui  tendant  la  main  par  la  por- 
tière. ' 

—  Oui,  mais  d'ici  à  demain,  dit  Camille  comme  se  parlant  à  elle- 
même,  il  j  a  la  nuit  a  passer. 

Francis  la  ramena  chez  elle,  et  monta  un  instant  pour  lui  tenir 
compagnie.  Dans  l'escalier,  Camille  rencontra  une  de  ses  voisines 
qui  était  en  domino.  —  Le  carnaval  n'est  donc  pas  fini?  demandâ- 
t-elle à  Bernier. 

—  C'est  aujourd'hui  la  mi-carême,  répondit  celui-ci;  il  y  a  bal  a 
l'Opéra. 

11  passa  auprès  d'elle  une  demi-heure  silencieuse.  Au  bout  de  ce 
temps,  Camille  lui  dit  :  —  Le  bal,  c'est  du  bruit.  Voulez-vous  me 
mener  à  l'Opéra,  Francis? 

—  Soyez  raisonnable,  lui  répondit  Bernier.  Ce  n'est  pas  le  spec- 
tacle de  la  joie  des  autres  qui  vous  consolera.  Je  ne  puis  d'ailleurs 


100  REVUE    DES    1  >I  t  \    MONDES. 

vous  conduire  au  bal;  mais  je  viendrai  VOUS  voir  demain,  et  puis  les 
autres  jours,  \dieu,  soyez  sage. 

En  quittant  Camille,  Francis  monta  «liez  Théodore.  —  Venez 
donc  demain  me  voir,  je  vous  présenterai  à  l'ami  dont  je  vous  ai 

parlé. 

Et  il  raconta  en  deux  mots  l'arrivée  de  Léon,  que  Théodore  savait 
déjà,  et  la  rupture  décidée  du  jeune  homme  avec  Camille. 

—  Gomment  ma  petite  voisine  a-t-eïïe  pris  la  chose?  demanda 
Théodore. 

—  Mais   reprit  l'.ernier,  elle  a  le  CŒUT  brisé. 

—  Qui  sait?  pensa  Théodore  lorsqu'il  fut  seul,  les  morceaux  sont 
peut-être  bon-,. 

Et,  ayanl  entr'ouverl  sa  croisée,  l'artiste  se  mit  à  chanter  assez 
haut  pour  être  entendu  dans  le  voisinai 

EHnu  l'un,  in  .l'une  belle. 

11  allai!  recommencer  pour  la  seconde  foisla  chanson  du  capitaine, 
lorsqu'il  entendit  frapper  à  sa  porte,  lyanl  ouvert,  il  se  trouva  en 

face  de  la  fe de  chambre  de  Camille,  qui  lui  apportait  la  suite 

tant  attendue  du  r an;  une  petite  lettre  accompagnait  cet  envoi. 

Théodore  puni  surpris  en  lisant  le  billet  de  sa  voisine,  qui  deman- 
dait une  réponse.  —  Utendez,  dit-il  en  passanl  dans  La  pièce  où  il 

couchait.  Théodor i\  rit  un  tiroir  où  il  avail  serré  une  petite  somme 

reçue  le  soir  même,  et,  l'ayant  compté»',  il  lit  le  calml  suivant  sur 
un  bout  de  papier:  —  Entrée,  six  francs;  vestiaire,  un  franc  cin- 
quante; gants,  trois  francs;  souper,  dix  francs,  mais  pas  au  Café- 
anglais,  pensa  Théodore.  l'ai  tout  juste  vingt  francs  de  monnaie, 
ei  encore  il  j  a  une  pièce  douteuse;  mais  je  la  ferai  passerait  ves- 
tiaire. 

Comme  il  faisail  ses  comptes,  il  entendait  ce  petit  dialogue  qui 
s'engageait  dans  son  esprit  :  —  Et  demain?.. •  disait  la  raison.  —  De- 
main,... répondait  le  désir;  demain,  il  fera  jour. 

—  Que  dois-je  dire  à  madame?  demanda  la  camériste,  lorsqu'elle 
\it  Théodore  rentrer  dans  son  atelier. 

—  Nous  direz  :  Oui,  répondit  l'artiste,  fa  quand  il  se  trouva  seul, 
il  s'écria,  troublé  par  une  réflexion  soudaine  : —  Et  s'il  pleut,  com- 
ment pi  nuire  des  voitures?...  Bah!  11  ne  pleuvra  pas. 

lit  xr. y  Mlrger. 

(La  dernière  partie  au  prochain  n«.) 


DC 


GÉNIE  FRANÇAIS 


Biatoriena  et  publicistes,  nous  sommes  tous  sujets  à  d'étranges  er- 
reurs, fruits  de  nos  préoccupations  personnelles  et  des  influences  délé- 
tères que  nos  passions  exercent  sur  notre  jugement.  Nousjugeons  sou- 
vent des  choses  par  mauvaise  humeur  politique  ou  sous  le  coup  d'une 
déception.  Nous  les  voyons  souvent  toute  la  vie  telles  qu'elles  nous 
sont  apparues  un  certain  jour,  a  un  moment  donné  et  sous  un  rayon 
particulier,  qui  transfigurait  ou  décolorait  leurs  traits  véritables.  Notre 
jugement  exagère  alors  un  détail  outre  mesure,  et  prend  un  point  isolé 
de  tel  ou  tel  •  u  u  tere  pour  l'ensemble  même  de  ce  caractère.  I 
est  vrai  surtout  des  jugemens  que  noua  portons  sur  les  peuples  ; 
que  les  révolutions  sont  venues  ruiner  nos  espérances  et  mettre  no- 
tre logique  aux  aboi.-,.  Irrités  des  conséquences  que  ici  mu  tel  défaut 
national  a  produites  à  une  certaine  minute,  nous  n'avons  pas  de 
peine  a  ne  voir  dans  le  passé  qu'une  longue  série  de  conséquences 
fâcheuses  engendrées  par  des  défauts  de  même  nature,  comme  au- 
paravant nous  ne  voulions  \   voir  qu'une  longue  série  de  consé- 
quences heureuses  que  no-  espérances  étaient  chargées  de  résu- 
mer et  de  couronner.  Hélas  1  la  déception  politique  est  semblable  à 
toutes  les  autres  déceptions;  elle  augmente  singulièrement  notre 
clairvoyance  sur  certains  points,  et  nous  rend  complètement  aveu- 
gles sur  d'autres.  Bien  des  jugemens  contradictoires  ont  été  portés 
sur  la  France  depuis  quarante  ans,  et  surtout  depuis  la  ré\olution 
de  février.  Formulés  ab  irato  sous  le  coup  des  événemens,  ils  se  sont 
ressentis  de  leur  origine,  et  en  dépit  des  progrès  de  la  science  histo- 
rique, ils  expriment  souvent  bien  plus  la  disposition  d'âme,  les  es- 


108  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

pérances  ou  les  mécomptes  de  l'écrivain  que  le  génie  même  de  la 
nation.  Us  ne  tiennent  compte  que  d'un  certain  ordre  de  faits,  ils 
exagèrent  l'importance  des  détails,  et,  Dés  d'un  incident  qui,  si 
considérable  qu'il  soit,  est  destiné  avec  le  temps  à  perdre  sa  cou- 
leur propre  ci  à  se  fondre  dans  l'océan  de  faits  que  contient  l'his- 
toire générale,  ils  ont  tous  quelque  chose  d'exclusif,  de  passionné, 
d'intolérant.  Ils  partagenl  les  passions  îles  vivans,  Os  n'eut  pas  l'im- 
partialité de  la  contemplation.  C'est  à  ces  passions  que  nous  vou- 
ilrions  nous  soustraire  un  moment  pour  essayer  de  surprendre  le 
génie  de  la  France  dan-  son  essence  même,  dan-,  ce  qu'il  a  de  fon- 
damental, d'indestructible,  de  permanent,  de  supérieur  à  Bes  vicis- 
situdes changeantes,  d'identique  à  travers  ses  innombrables  méta- 
morphoses. 

La  France  es1  le  pays  le  plus  facile  a  juger  en  apparence,  le  plus 
difficile  à  juger  en  réalité,  et  tous  les  jugemens  qu'on  a  portés  sur 
elle  peuvenl  se  ranger  sous  deux  chefs  principaux  :  la  France  esl  on 
pays  monarchique,  la  France  esl  un  pays  révolutionnaire.  —  Peuple 
révolutionnaire!  dit  cet  historien,  qui  fait  dater  la  France  de  1789, 
et  qui  oublie  qu'elle  a  été  la  plus  monarchique  des  nation-:  peuple 
anti-religieux!  dit  un  autre,  qui  oublie  que  l'église  a  été  soutenue, 
la  papauté  fondée  par  l'épée  «le  la  France,  et  la  réforme  arrêtée  dans 
son  développement  par  l'obstination  de  fidélité  de  la  France  aux 
vieilles  institution-  ecclésiastiques.  —  Peuple  traditionnel,  monar- 
chique, et  que  les  querelles  malheureuses  de  soixante  années  pleines 
d'orages  ont  fait  faussement  juger!  se  croient  alors  en  droit  de  ré- 
pondre certains  publicistes.  Bélasl  ce  jugement  n'esl  pas  mieux 

fondé  que  les  autre-.  I.a  vérité  est  que  la  France,  pays  des  contradic- 
tions, est  à  fois  novatrice  avec  audace  et  conservatrice  avec  eni 
nient,  révolutionnaire  et  traditionnelle,  utopiste  et  routinière.  11 
n'est  pas  de  pays  où  les  choses  meurent  plus  vite,  il  n'en  est  pas 
où  leur  souvenir  vive  plus  longtemps.  Oui,  c'est  un  peuple  révolu- 
tionnaire et  traditionnel  pour  qui  sait  bien  voir  :  révolutionnaire, 
parce  que  les  métamorphoses  y  ont  été  plus  nombreuses  qu'ailleurs; 
traditionnel,  parce  que  sous  toutes  ces  métamorphoses  brille  le  même 
esprit  méconnaissable  en  apparence. 

Ces  évolutions  et  transformations  des  choses  ont  un  double  ca- 
ractère qui  les  rend  tout  à  fait  énigmatiques ;  elles  se  présentent 
d'une  manière  si  imprévue,  si  brusque,  qu'elles  surprennent  le  ju- 
gement et  déconcertent  la  raison,  et  en  même  temps  elles  ont  une 
apparence  si  singulière  de  simplicité  et  je  dirais  presque  de  bonho- 
mie, que,  le  premier  moment  de  surprise  passé,  vous  vous  étonnez 
de  ne  pas  les  avoir  prévues  et  d'avoir  pensé  qu'elles  pouvaient  se 
produire  autrement.  Lu  autre  fait  non  moins  frappant,  c'est  la  faci- 


DU    GÉNIE    FRANÇAIS.  109 

lité  inouïe  avec  laquelle  la  France  change  ses  conditions  d'exister 
et  de  penser;  nul  effort,  nulle  tension  des  caractères,  nul  lent  re- 
cueillement de  ses  forces,  nul  calcul  préalable  des  difficultés  de 
l'u'iivre  à  accomplir  ou  de  l'énergie  de  résistance  qu'elle  rencontrera, 
domine  un  liabile  artiste  qui  sur  son  instrument  parcourt  avec  le 
même  indifférenl  enthousiasme  toute  la  gamme  des  sentimens  hu- 
mains, le  génie  fiançais  passe  san-  transition  d'un  ordre  d'idée 
un  autre  avec  nue  aisance  qui  confond  le  contemplateur,  le  remplit 
d'admiration,  et  en  même  temps  l'alarme  et  quelquefois  même  le 
révolte.  On  admire  la  souplesse  d'intelligence  du  peuple  chez  lequel 
de  telles  métamorphoses  peuvenl  s'accomplir,  on  tremble  pour  sa 

conscience,  un  s'indigne  de  son  facile  oubli  Çl  de  son  apparente  in- 
gratitude. Chez  les  autres  peuple-,  le  temps  est  nécessaire  pour  opé- 
rer les  révolutions  politiques  et  morales;  on  les  v •  •  i t  poindre,  se  dé- 
velopper lentement,  m  greffer  sur  le  passé  ou  usurper  peu  à  peu  sa 

place:  un  saisit  le  poinl  'le  transition  d'un  fait  OU  d'une  idée  à  m,  aune 

l'ait  ou  a  une  autre  idée.  En  France,  rien  de  semblable;  on  passe  de 
Bossuel  a  Voltaire  sans  préparation  et  san-  transition  marquées; 
tour  a  tour  chevaleresque,  bourgeoise,  monarchique,  catholique,  ré- 
volutionnaire, athée,  industrielle,  la  France  porte  chacun  de  ces  cos- 
tùmesavec  une  aisance  telle  qu'on  croirait  qu'elle  n'a  jamais  porté 
que  celui-là,  et  joue  chacun  de  ces  rôles  avec  une  telle  perfection  de 
sincérité,  qu'on  est  tenté  de  croire  que  le  dernier  est  réellement  le 

seul  qui  lui  convenait.  On  dirait  l'âme  d'un  sceptique  supérieur  in- 
diffèrent a  toute-  choses,  parce  qu'il  les  comprend  toutes  également, 
ou  d'un  épicurien  transcendant  aimant  le  changement  par  plaisir  et 
la  variété  par  goût  des  contrastes,  ou  encore  l'âme  'l'un  artiste  pour 

qui  les  choses  sont  lionne-  et  morales  selon  le  parti  qu'il  en  peut 
tirer  et  les  émotions  qu'elles  lui  procurent.  11  n'en  e-t  rien  cepen- 
dant, et  ce  génie  fiançais,  si  propre  à  déconcerter  ses  ami 
ennemis,  s'élève  bien  au-dessus  de  telles  interprétation-. 

Ce  n'est  pas  en  France  que  le  génie  français  a  été  le  mieux  jugé; 
nous  nous  moquons  très  souvent  des  jugemens  des  étrangers  sur 
noire  compte,  mais  ils  en  savent  SUT  nous  plu-  long  que  nous-mêmes. 
Nous  nous  accordons  des  qualités  et  jusqu'à  des  défauts  qui  ne  sont 
pas  les  noire-.  Vin-i  il  e-t  généralement  tenu  pour  certain  que  le 
peuple  français  est  un  peuple  pratique  et  de  bon  sens,  et  cela  est 
vrai  dans  une  certaine  mesure,  mais  dans  quelle  mesure?  Nous 
sommes  pratiques,  si  l'on  entend  par  ces  mots  une  certaine  ten- 
dance à  réaliser  en  fait  nos  rêves  les  plus  fuyants  ou  nos  pen- 
les  plus  abstraites;  nous  ne  le  sommes  pas,  si  l'on  entend  par  être 
pratiques  conformer  sa  conduite  aux  faits  existans,  et  former  ses 
pensées  d'après  l'expérience  extérieure.  11  est  également  admis  que 


110  REVUE    DhS    Dl  I  \    SfONDl  S. 

le  Français  es1  sceptique  et  se  complaît  dans  le  scepticisme  :  |)iire 
calomnie  que  nous  propageons  par  esprit  de  fatuité;  il  n'est  pas  de 
nation  où  l'individu  ail  plus  à  cœur  d'avoir  une  croyance  précise, 
soit  plus  tourmenté  lorsqu'elle  lui  manque,  et  fasse  <!<■  plus  sérieux 
efforts  pour  s'en  forger  une  et  se  convaincre  de  h  réalité  des  fen- 
tômes  qu'a  enfantés  son  esprit.  Il  en  esl  de  même  de  la  proverbiale 
légèreté  française.  Nous  ne  sommes  poinl  légers,  noue  sommes  té- 
méraireset  cyniques  :  téméraires  devant  tes  dangers  et  tes  difficul- 
tés de  la  vie,  c]  niques  dans  la  défaite  et  il. -vaut  le  spectacle  du  mal. 
\u  fond,  notre  prétendue  légèreté,  sons  les  deux  formes  qu'elle 
revêt,  témérité  el  <-\  aisme,  contient  la  plus  haute  philosophie,  celle 
de  la  résignation.  Nous  sommes  donc  légers  si  l'on  veut .  mais  seu- 
lement dans  les  choses  auxquelles  toute  la  gravité  du  monde  ne 
pourrait  rien  changer.  < ; t/i* ••  *  à  notre  esprit  militaire,  a  notre  esprit 
révolutionnaire,  nous  passons  pour  nn  peuple  aventureux,  et  néan- 
moins il  n'j  a  pas  de  nation  chez  laquelle  les  habitudes  aient  autant 
d<'  puissance.  Bnfln  m pinion  très  répandue  veut  que  te  Fran- 
çais, être    m-  profondeur,  n'ait  aucun  penchant  aux  spéculations 
abstraites,  rêveries  bonnes  seulement  pour  les  babitans  «lis  brouil- 
lards allemands.  Or  il  n'v  a  pas  de  peuple  chez  lequel  If-  idées  ab- 
straites  aient  joué  un  aussi  grand  rôle,  dont  l'histoire  témoigne  de 
tend  mees  philosophiques  aussi  invincibles,  et  nu  1rs  individus  soient 
au— i  insoueians  des  fait-,  ci  possédés  a  un  au— i  haut  degré  de  la 
rage  des  abstractions.  Cène  -uni  la  que  des  détail*  el  des  nuances, 
et  nous  pourrions  les  multiplier.  Ils  noua  suffiront  pour  justifier  ce 
que  nous  avons  avancé,  que  te  Français  ne  se  connaît  pas  lui-même 
et  qu'il  se  calomnie  sans  le  savoir.  Lorsque  les  étrangers,  dans  leur 
amoiii' ou  dan-  leur  haine  de  la  France,  prononcent  leurs  jngemens, 
souvent  If  Français  refuse  de  les  admettre.  Ce  Français  qui  tienl  sur- 
tout à  se  montrer  par  ses  qualités  secondaires,  et  qui  s'ignore  lui- 
même,  s'étonne  des  complimens  et  des  injures  étranges  qui  lui  -ont 
adressés.  —  Peuple  initiateur,  peuple  qui  s'est  chargé  'I'-  faire  pour 
le-  autres  nati  ms  les  expériences  périlleuses!  disent  les  uns:  peuple 
ennemi  des  libertés  d'autrui,  toul  prêt  à  sacrifier  des  victimes  hu- 
maines a  son  Holoch  de  justice  abstraite,  vnw  souci  des  droits  ac- 
quis! disent  les  aune-.  Emphase  allemande,  vieille  morgue  anglaise! 

répond  le  Français,  qui  ne  comprend  pas  comment  il  a  pu  mériter 
ou  cet  excès  d'honneur  ou  cette  indignité.  Va  cependant  il  a  tort  : 
le  génie  de  la  nation  à  laquelle  il  appartient  se  retrouve  bien  mieux 
dans  ces  interprétations  étrangères  qui  ['étonnent  si  fort  que  dans 
les  opinions  qu'il  cherche  à  accréditer  lui-même. 

Un  fait  surtout  est  capable  d'éclairer  singulièrement  sur  les  des- 
tinées de  la  France  :  ce  sont  les  espérances  qu'inspire  la  France  à 


DU   r.ÉNIE    FRANÇAIS,  111 

tous  les  partis  européens  sans  distinction.  Tous  comptent  sur  son 
initiative  ou  sur  son  concours  désintéressé  pour  faire  triompher  leurs 
illusions  ou  leurs  rêves.  L'absolutiste  espère  toujours  que  par  un  mi- 
racle  notre  nation  retrouvera  la  tradition  du  droit  di\  in;  le  démocrate 
attend  toujours  de  la  France  la  parole  magique  qui  soulèvera  les 
peuples  et  les  délivreia  de  la  tv  rannie;  le  libéral  anglais  voil  en  nous 

les  meilleurs  agens  de  propagande  pour  le  self  government.  Quels 
que  soient  les  mécomptes  que  la  France  leur  réserve,  il-  ne  renon- 
ceront  à  aucune  de  leurs  espérances,  il-  s'attacheront  obstinément 
à  la  pensée  que  d'elle  viendra  leur  salut;  il-  compteront  sur  une  de 
surprises,  sur  un  de  ces  mouvemens  imprévus  dont  la  France  a 
donné  si  souvent  le  spectacle,  et  lorsqu'ils  sent  déçus  un  instant 
dan-  leurs  espérances,  quels  reproches  amers,  quelles  parole-  insul- 
tantes ils  nous  adressent I  On  l'a  vu  dan-  les  années  qui  oui  Buivî 
is'is.  Ou  dirait  qu'entre  eux  el  nous  il  j  a  un  contrai  écril  que 
nous  avons  déchiré,  une  promesse  jurée  que  nous  avons  trahie,  ûr 
que  signifie  cet  espoir  que  ton-  les  pain-  mettenl  ou  non-,  sinon  que, 
dan-  leur  pensée,  la  France  est  la  seule  nation  capable  do  dévoue- 
ment intellectuel,  la  Beule  qui  soit  capable  de  préférer  des  idées  à 
de.  intérêts,  et  de  sacrifier  son  repos  au  uiomphe  do  la  justice? 
Mai-  plu-  significatif  encore  ci  plus  propre  a  faire  réfléchir  est  l'at- 
tachement du  clergé  catholique  poui  la  France.  Souvent  repou 
toujours  surveillé  avec  méfiance,  il  ue  se  rebute  jamais  et  supporte 
avec  indifférence  les  contraintes  qu'on  lui  impose  et  les  dédains  qu'on 

lui  l'ait  subir.  C'est  la,  di—  je,  un  lait  lie-  -i^nilicatil  et  qui  porte  à 

la  méditation.  Quelque  jugement  qu'on  prononce  sur  le  catholicisme, 
il  n'en  reste  pas  moins  certain  que  le  but  qu'il  poursuit  est  un  but 
purement  moral,  que  la  cause  qu'il  cherche  a  faire  triompher  est  pu- 
rement   idéale,   qu'il   levé    une   -u.  lete  ou    ton-  le-  i I i t . •  I  ■  lies 

seraient  subordonnés  aux  intérêt-  spirituels,  qui  n'existerait  que 
pour  la  plus  grande  gloire  de  l'église,  où  la  vie  n'aurait  d'autre  rai- 
son d'être  que  Dieu  même.  Et  pourtant  cet  idéal  du  catholicisme  est 

tellement  éloigné  de  notre  manière  de  vivre  et  er,  qu'il  faut 

chercher  ailleurs  (pie  dan-  la  patience  proverbiale  du  cierge  catho- 
lique la  raison  de  l'attachement  toul  particulier  qu'il  a  conservé  pour 
ici  te  nation  qui  a  tant  fait  pour  lui,  qui  a  tant  fait  contre  lui,  et  des 
espérances  qu'il  ne  cesse  d'entretenir.  Égarée,  mais  non  perdue,  telle 
est  la  pensée  coûtante  de  l'église  romaine  sur  la  France.  Un  in- 
stinct secret  l'avertit  mystérieusement  que  cette  France,  catholique 
ou  non.  est  vouée  par  nature  au  service  des  causes  idéales,  et  que, 
même  alors  qu'elle  s'est  montrée  furieusement  athée,  révolution- 
naire, utopiste,  ses  excès  et  ses  égaremens  trahissaient  un  imiucible 
amour  de  l'idéal.  C'est  cet  instinct  qui  a  guidé  le  plus  hardi  délén- 


U'2  REXTE   DES   DEUX    HORDES. 

seur  de  l'église  romaine  qu'ait  vu  notre  siècle,  qui  lui  a  montré  dans 
les  fureurs  de  la  révolution  le  triomphe  même  du  catholicisme,  el  qui 
lui  a  l'ait  porter  sur  la  France  le  jugemenl  le  plus  étroit  eten  même 
temps  le  plus  profond  qui  ait  jamais  été  porté  sur  elle. 

Nous  avons  maintenant  trouvé  le  mol  qui  convient  au  génie  de  la 
France.  La  nation  française  esl  la  nation  idéaliste  par  excellence, 
celle  dont  les  expériences  et  les  révolutions  ont  eu  le  but  le  plus 
idéal,  celle  dont  toute  l'histoire  trahit  le  mieux  cette  constante  el 
glorieuse  préoccupation.  Essayons  de  retrouver,  à  l'aide  de  son  his- 
toire, les  principaux  caractère-,  de  ce  peuple  si  mobile  en  apparence, 
si  fidèle  à  lui-même  au  tond,  extérieurement  si  sceptique, •intérieu- 
rement si  passionné,  qu'on  a  toujours  voulu  faire  passer  pour  épris 
de  la  réalité,  et  qui  n'a  jamais  aimé  que  l'idéal,  sous  quelque  forme 
qu'il  se  présentât,  église,  monarchie  ou  révolution. 

Je  demande   pardon   d'avance  pour   la  singularité  «les  assertions 

que  je  rais  émettre,  et  je  me  résigne  a  subir  l'accusation  de  para- 
doxe. Les  Français  passent  pour  le  plus  irréligieux  des  peuples;  mais 
leur  histoire,  lue  avec  attention,  prouve,  a  charnue  de  -es  pages, 
qu'ils  sont  un  peuple  essentiellement  théocratique  ei  théosopbique. 
Us  l'ont  été  des  l'origine,  et  aujourd'hui  encore,  en  plein  règne  de 
l'athéisme  de  la  loi,  il  leur  res  de  cet  esprit  pour  donner  cou- 

rage el  espoir  aux  défenseurs  de  l'antique  religion  nationale,  je  se 
crois  pas  qu'il  faille  attacher  aux  instincts  celtiques  et  aux  croj  an  es 
druidiques  toute  l'importance  que  certains  historiens  ont  cru  devoir 
récemment  leur  attribuer;  toutefois  notre  primitive  histoire  offre  un 
fait  très  frappant  :  c'est  le  contraste  que.  sous  le  rapport  de  la  reli- 
gion, les  Celtes  présentent  a\ ec  les  autres  Barbares.  La  religion  des 
Germains  n'est  pour  ainsi  dire  qu'une  expression  superstitieuse  des 
profond-  instincts  de  race.  C'est  on  effort  obscur  et  incohérent  de 
l'esprit  pour  expliquer  les  forces  naturelles,  une  philosophie  i  iidimen- 
taire.  Rien  n'\  dépasse  l'horizon  de  l'homme  et  de  la  nature  :  aucun 
pressentiment  de  ce  qui  constitue  essentiellement  la  religion,  c'est-à- 
dire  la  croyance  à  on  monde  surnaturel,  ne  s'y  laisse  apercevoir.  Le 
culte  de  Tentâtes  et  de  Bertha  est  une  philosophie  naturelle  a  l'étal 
grossier.  La  religion  d'Odin  est  une  div  inisatîon  de  la  \ie  de  combat 
chère  aux  Scandinaves,  in  principe  purement  humain,  recouvert 
d'une  enveloppe  religieuse,  domine  ces  vieux  cultes  barbares  ,-t  ces 
x  ieilles  légendes  runiques,  qui  n'offrent,  de  quelque  coté  qu'on  les 
considère,  que  des  s\  mboles  de  la  matière  animée,  des  emblèmes  de 
la  force,  des  apologies  de  la  vaillance  et  du  combat.  Sous  ce  vieux 
paganisme,  on  distingue  très  nettement  le  germe  de  ce  grand  sys- 
tème, conception  essentiellement  propre  à  l'esprit  germanique,  qui, 
sous  diverses  formes,  s'est  développé  et  précisé  de  siècle  en  siècle, 


DU    CF.ME    FRANÇAIS.  I  18 

ï 

et  a  fini  par  s'appeler  du  nom  de  panthéisme.  La  religion  des  Celtes 
n'est  pas,  comme  celle  des  Germains  ou  des  Scandinaves,  une  gres- 
9Îère  philosophie  naturelle  ou  un  sauvage  anthropomorphisme.  Cette 
religion  dépasse  la  nature,  laisse  l'homme  soumis  au  sentiment  au- 
quel le  soumet  toute  vraie  religion,  celui  de  la  dépendance,  et  s'ap- 
puie sur  la  croyance  à  un  monde  surnaturel.  Elle  promet  à  l'homme 
des  destinées  ultérieures  qui  ne  seront  pas  la  continuation  vulgaire 
de  la  vie  actuelle,  et,  par  ses  dogmes  de  la  métempsycose,  de  l'é- 
ternité et  du  progrès  incessant  de  l'âme,  elle  semble  à  la  fois  un 
écho  des  grandes  doctrines  de  l'Inde  et  une  préparation  «lu  spiritua- 
lisme chrétien.  Unsi,  chez  dos  ancêtres,  le  sentiment  religieux,  au 
lieu  de  se  présenter  à  l'état  d'instinct  obscur,  et  d'être  déterminé, 
comme  chez  tous  les  peuples  barbares,  par  une  admiration,  une 
épouvante  ou  un  ôtonnement  de  l'âme  faisanl  effort  but  elle-même 
pour  s'expliquer  le  mystère  de  la  nature,  se  présente  à  l'étal  de 
croyance,  appuyé  sur  tout  un  corps  de  doctrines  très  complètes, 

très  subtiles  et  très  raffinées   déjà;  mais  ils  n'ont  pas  seulement  |e 

sentiment  religieux  plus  épuré,  ils  ont  aussi  l'esprit  plus  sacerdotal, 
si  nous  pouvons  nous  exprimer  ainsi,  et  attachent  une  plus  grande 
importance  aux  fonctions  religieuses,  l  ne  singulière  théocratie 

lève  au-dessus  d'eux.   Les  druides  BOnt   un   CODêge  de   prêtres,  une 

hiérarchie  ecclésiastique,  déjà  un  clergé.  Dans  cette  Bociété  primi- 
tive, les  dépositaires  du  pouvoir  spirituel  ont  une  plus  grande  im- 
portance que  partout  ailleurs  dans  le  inonde  barbare.  Ce  n'est  donc 
pas  a  tort  qu'on  attache  aujourd'hui  plus  de  pria  qu'autrefois  à  ces 
origines  celtiques  et  à  'eue  vieille  religion  druidique  qui  non.  ré- 
vèlent bien  clairement  un  lait,  a  savoir  que  si  nos  ancêtres  n'a- 
vaient pas  un  sentiment  de  la  nature  aussi  vif  que  celui  des  Ger- 
mains, ils  avaient  bien  davantage  en  revanche  le  sentiment  d'un 
idéal  plus  dégagé  du  inonde  extérieur,  plus  purement  métaphysique 
et  moral. 

Lorsque  la  religion  changea,  cet  instinct  théocratique  persista  et 
grandit  encore  en  s'épurant.  Nulle  part  les  prêtres  et  les  évêques 
du  christianisme  n'eurent  une  prise  plus  facile  sur  les  populations 
de  l'empire,  et  lorsque  les  Barbares  se  présentèrent  en  Gaule,  c'est 
plutôt  avec  ce  pouvoir  désarmé  de  la  parole  divine  et  du  sarenloee 
qu'ils  eurent  à  se  mesurer  qu'avec  les  lieutenans  du  pouvoir  impé- 
rial. La  lutte  était  trop  inégale,  et  les  Barbares  furent  vaincus.  Ils 
fuient  comme  surpris  et  ensorcelés  par  des  paroles  magiques,  et 
montrèrent  une  soumission,  une  obéissance,  un  empressement  à 
suivre  les  avis  et  les  ordres  des  évêques  et  des  prêtres  qui  témoi- 
gnent à  la  fois  et  de  la  noblesse  native  de  la  nature  humaine,  même 
barbare,  et  de  l'étendue  d'influence  du  clergé  dans  la  Gaule  ro- 

TOJIB   IX.  8 


I  I  'i  KEVl  F     DES    l'i  1  \    II0ND1  -. 

maine.  Sous  cette  tutelle  religieuse,  ils  devinrenl  dès  le  premier 
instant  ce  qu'ils  devaienl  être  durant  tout  le  moyen  âge,  les  fils 
aines  de  l'église,  les  soldats  el  les  lieutenans  de  Dieu  agissanl  par 
Je-  armes  françaises,  comme  disent  les  chroniques  du  temps  :  Gesla 
Dei  par  1' i< m cos.  On  ne  vil  point  en  France  ce  qu'on  \it  dans  1rs 
autres  royaumes  barbares,  en  Angleterre  el  en  Italie  par  exemple, 
des  chefs  barbares  exerçant  un  pouvoir  indépendant  de  l'église,  ré- 
sistanl  à  la  puissance  ecclésiastique,  ou  s'obstinanl  avec  un  sau- 
vage orgueil  dans  leurs  anciennes  habitudes  de  commandement  et 
dans  leur  rôle  de  chefs  de  tribus.  Dans  1rs  origines  de  la  monar- 
chie française,  aussitôt  après  la  mort  de  Clovis,  on  seul  partout 
une  action  indirecte  et  mystérieuse  autrement  puissante  que  la  hache 
et  la  fraisée  franques,  et  qui  de  toutes  parts  enlace,  presse  dans 
un  réseau  invisible  el  serré  le  chaos  de  barbarie  au  milieu  duquel 
agonisent  les  populations.  On  voit  Les  chefs  barbares  passer  comme 
des  ombres  sanglantes,  s'agiter,  s'égorger,  jouer  dan-  tous  ses  dé- 
tails leur  meurtrière  pantomime;  mais  ce  n'est  qu'une  pantomime  : 
la  pièce  véritable,  Bérieuse,  se  joue  ailleurs.  La  monarchie  fran- 
çaise se  fonde  dans  leur  personne,  mais  a  leur  insu  et  presque  -ans 
aucune  participation  de  leur  volonté.  Il-  régnent  el  ne  gouvernent 
pas;  des  prêtres  habiles,  des  créatures  du  clergé  dirigent  à  des 
titres  divers  cette  royauté  débile,  el  malheur  à  tout  ministre  hos- 
tile au  clergé  ou  représentant  de  quelque  influence  contraire  à  la 
sienne.  Il  est  sûr  d'être  écarté,  exilé,  mis  au  secret  dan-  un  cloître, 
calomnié  jusque  dans  la  postérité  la  plus  reculée,  déclaré  traître, 
ambitieux  et  ennemi  de  l'état.  I.a  France  est  fondée  avec  le  con- 
cours d'une  barbarie  nominalement  puissante,  moralement  - 
empire,  et  cette  barbarie  -'étiole  et  s'énerve  rapidement,  comme 
étouffée  sous  le-  embrassemens  du  i  lergé,  Lorsque  la  première  dy- 
nastie de  cette  race  conquérante  dut  céder  la  place  a  une  Camille 
nouvelle,  les  talens  et  P énergie  de  ces  nouveau-venus  ne  servirent 
pas  moins  bien  le-  nies  du  clergé  que  le-  vices  et  la  faiblesse  de 
leurs  prédécesseurs.  C'est  lui  qui  leur  donna  leur  raison  d'être  et 
détermina  la  mission  qu'ils  devraient  accomplir  :  établissement  de  la 
puissance  temporelle  de.-  papes,  conversion  violente  de  l'Allemagne, 
idoles  poursuivies  et  brisées  jusque  sur  les  bords  de  la  Ni-tule  et 
sur  les  rivages  de  la  Mer  du  Nord.  C'est  au  profit  de  l'église  et  sous 
l'inspiration  de  l'église  que  régnent  et  combattent  le-  rois  carloun- 
giens;  c'est  à  son  triomphe  et  à  son  exaltation  qu'ils  travaillent. 
L'œuvre  politique  de  Gbarlemagne  tombe  en  ruine  des  sa  mort; 
niais  sur  cette  poussièie  l'église  reste  debout,  vénérée  et  terrible, 
unique  puissance,  pouvant  déjà  a  son  gré  faire  et  défaire  toute-  les 
autres,  comme  le  prouvèrent  les  scènes  qui  accompagnèrent  et  sui- 


IX    GÉNIE    I  ltv\<  \l>.  1  I  ."1 

virent  la  déposition  de  Louis  le  Débonnaire  et  la  dissolution  de  l'em- 
pire carlovingien. 

L'église  I  c'est  le  grand  mot  de  la  France  durant  tout  le  moyen 

:  désormais  leurs  destinées  sont  indissolublement  unies.  La  France 
et  l'église  seront  souvenl  en  querelle,  jamais  en  guerre  ouverte.  On 
se  chicanera  sur  des  points  de  détail,  jamais  sur  une  question  impor- 
tante el  capitale;  même  alors  qu'on  imposera  des  entraves  à  L'église, 

era  en  l'aimant  et  en  la  conBervanl  grande,  en  transportant  son 
esprit  sur  le  tronc,  comme  lit  saint  Louis.  Malgré  le  sonfDel  de  Phi- 
lippe le  Bel  à  la  papauté,  lorsque  les  souverains  Français  résisteront 
a  Rome,  ce  sera  bien  moins  en  leur  nom  el  par  jalousie  «le  leur 
pouvoir  qu'au  nom  de  l'église  «le  France  el  par  jalousie  de  ses  fran- 
chises et  de  -es  lilu"  querelle-  iiVnt  rai  lieront  point.  (  omme 
en  Ulemagne,  les  graves  questions  des  droits  respectifs  du  pou- 
voir temporel  ei  du  pouvoir  sacerdotal;  elles  n'entraîneront  point, 
comme  en  Angleterre,  chez  le  peaple  une  hostilité  sourde  qui,  un 
jour  ou  l'autre,  finira  par  se  traduire  en  une  rupture  ouverte,  et  chea 
les  souverains  en  des  résolutions  sanglantes,  pareilles  au  meurtre 
d  i  homas  Beckett.  Les  membres  <le  l'église  seront  bafoués  et  raillés 
par  les  jongleurs  et  les  faiseurs  de  fabliaux,  lorsqu'ils  laisseront 
apercevoir  quelques  faiblesses  humaines  en  désaccord  avec  leur 
caractère  sacré  el  leurs  prétentions  à  la  sainteté,  mais  l'église  elte- 
même  -era  respectée:  inoffensives  railleries  'railleurs,  dont  on  a 
souvent,  je  le  crois,  exagéré  l'esprit  et  la  portée,  bien  moins  dange- 
reuses pour  l'église  que  ces  interprétations  politiques  des  doctri 

chrétiennes  qu'Arnaldo  de  Bresciaa  prêches  en  Italie,  que  ces  ser- 
mons mystiques  avec  lesquels  Eckart  el  Tauler  transportent  l'âme 
des  populations  du  Rhin,  ou  ces  prédications  évangéliques  dans  les- 
quelles nti  Wicleff attaquera  l'organisation  ecclésiastique.  \u  moyen 
âge,  la  véritable  résistance  a  l'église  en  France  vienl  de  l'église 
môme  et  a  un  caractère  tout  ecclésiastique.  La  France  est  plus  or- 
thodoxe que  toutes  les  autres  nations,  elle  est  la  patrie  de  l'ortho- 
doxie même.  Elle  attaque  l'église  dans  ses  abus  humains  et  non 

dan-  ses  principes;  elle  lui  résiste,  non  pour  un  motif  impie,  po- 
litique ou  philosophique,  mais  pour  un  motif  religieux,  parce 
qu'elle  ne  trouve  pas  L'église  asseï  religieuse,  assez  conforme  à 
l'idéal  de  perfection  qu'elle  s', .si  créé.  Si  la  papauté  a  besoin 
de  secours  temporels,  l'épée  de  la  France  est  à  son  service,  et 
grâce  a  elle  le  suprême  pontife  est  assure  de  triompher  de  ses  en- 
nemis: mais  si  elle  a  besoin  de  réprimandes,  elles  ne  lui  manque- 
ront pas.  Le  champion  par  excellence  de  l'orthodoxie,  saint  Bernard, 
passera  sa  vie  a  demander  la  réforme  des  abus  et  à  les  réformer  lui- 
même:  plus  infaillible  que  la  papauté,  lorsque  l'église  sera  divisée 


I  |l>  lil.vi  B    1>ES   DEUX    MONDES. 

par  les  prétentions  de  pontifes  rivaux,  sans  embarras  ni  crainte,  le 
grand  docteur  fera  cesser  le  scandale  qui  désole  le  monde  chrétien  el 
désignera  d'un  geste  d'autorité  le  véritable  pontife,  f'.eite  prétention 
de  la  papauté  à  l'infaillibilité,  les  docteurs  français  la  déclareront, 
si  cela  devient  nécessaire,  contraire  aux  traditions  et  à  l'orthodoxie, 
et  la  transporteront  du  pape  au  concile,  et  de  Hume  à  l'église  uni- 
verselle. De  saint  Bernard  àGerson  el  à  Pierre  d'Ailly,  la  France  n'a 
cessé  de  s'élever  contre  les  abus  ecclésiastiques,  de  demander  la  ré- 
forme de  l'église,  et  cela  non  dans  une  pensée  hostile  encore  une 
fois,  mais  par  intérêt  pour  l'église,  car  La  France  du  moyen  âge, 
si  prompte  à  s'élever  contre  l'injustice  el  Le  népotisme  des  prêtres, 
est  d'une  ardeur  .-ans  égale  quand  il  s'agil  de  re] Bser  leurs  en- 
nemis;    l'Ile    ne    1rs     persécute    pas,    elle     1rs    détruit     entièrement. 

Le  rationalisme  naissant  est  écrasé  dans  son  germe  avec  U)ailard; 
l'audacieuse  hérésie  des  Vaudois  est  noyée  dans  Le  sang  el  ensevelie 
sous  Les  ruines  d'une  civilisation  charmante.  -Iran  Gersonel  Pierre 
d'Ailly,  de  La  même  main  dont  ils  viennent  de  signer  la  déchéance 
de  Balthazar  Cossa,  signent  La  condamnation  des  doctrines  de  Wi- 
cleffet  le  bûcher  de  Jean  Buss.  Tel  est  L'esprit  religieux  de  la  France 
du  moyen  âge;  dans  ses  persécutions  comme  dan-  ses  cris  de  ré- 
forme, elle  n'a  jamais  en  vue  que  L'orthodoxie.  Rien  ne  l'en  fait 
dévier,  ni  1rs  abus  et  les  scandales  contre  Lesquels  elle  s'élève,  ni 

les  pentes  dangereuses  <lr  la  rêverie  monastiq t  Les  excès  de  la 

vie  contemplative,  ni  ces  sollicitations  et  i  es  inquiétudes  de  L'esprit 
humain  <|ui  remue  sourdement  avant  de  s'éveiller  tout  à  fait  et  pour 
toujours. 

C'est  cette  prétention  permanente  à  l'orthodoxie  qui  a  fait  depuis 
son  origine  jusqu'à  son  déclin  L'originalité  de  L'église  française.  S'il 
y  a  dans  la  chrétienté  une  église  qui  3e  soit  attribué  Le  droit  d'in- 
faillibilité, c'est  l'église  française.  •  Nous  sommes  1rs  meilleurs  juges 
de  la  vérité  religieuse,  n  telle  est  la  parole  hardie  que  semblent  ré- 
péter de  siècle  en  siècle  nos  théologiens  et  nos  docteurs  depuis  saint 
Bernard  jusqu'à  Bossuet.  Cette  prétention  a  eu  deux  grands  résul- 
tats qui  remplissent  toute  notre  histoire:  elle  a  donne,  à  la  France 
assez  de  liberté  d'esprit  pour  empêcher  la  religion  d'v  dégénérerja- 
nmis  en  superstition,  elle  lui  en  a  donné  trop  peu  pour  qu'il  Lui  fût 

possible  de  rompre  avec  les  vieilles  habitudes  et  d'oublier  les  vieux 
enseignemens.  Elle  a  empêché  la  franc..  ({<■  tomber  dans  l'asservis- 
sement spirituel,  elle  lui  a  défendu  en  même  temps  de  se  délivrer 
jamais  entièrement  de  la  tutelle  ecclésiastique.  Elle  lui  a  permis  de 
résister  à  la  papauté  et  de  lui  faire  la  leçon,  elle  a  conserve  ri  pré- 
servé contre  les  attaques  les  plus  furieuses  ou  les  mieux  fondées, 
contre  la  renaissance,  contre  la  réforme,  contre  le  rationalisme  et  la 


DU    GÉNIE    FRANÇAIS.  ]  1  7 

révolution  française,  le  catholicisme  et  les  institutions  catholiques. 
Le  plus  hardi  champion  de  la  papauté  a  senti  sans  l'expliquer  cette 
prétention,  qui  lui  parait  arrogante  et  illogique.  Dans  son  livre  sur 
l'église  gallicane,  il  s'étonne  de  cette  tendance  à  vouloir  former  une 
église  séparée  au  sein  de  la  grande  unité  catholique.  Il  n'j  a  qu'une 
église  universelle,  dont  le  centre  est  à  Rome,  s'écrie-t-il;  ce  n'est 

qu'en  France  que  l'on  ait  entendu  parler  d'une  église  nationale. 
Qui  a  jamais  entendu  parler  d'une  église  italienne,  d'une  église 
espagnole,  d'une  église  polonaise?  n  Cela  est  très  vrai;  mais  le  rai- 
sonnement de  M.  île  Maistre,  fondé  au  point  de  vue  philosophique, 
i-i  bien  léger  au  point  de  vue  historique.  Ce  que  M.  de  Maistre  re- 
proche à  l'église  française  esl  précisément  ce  qui  lait  sa  gloire.  Si 

l'un    n'a  jamais  entendu    parler   dan-  les   autres    pays    d'une    église 

oationale,  c'est  qu'il  n'j  a  jamais  eu  au  sein  du  catholicisme  d'autre 
église  «pie  l'église  gallicane  qui  ait  eu  une  vie  propre,  qui  ait  tiré 
d'elle-même  sa  sève  el  ses  doctrines,  qui  ait  existé  d'une  manière 
indépendante  et  libre.  Toutes  ont  plus  ou  moins  dépendu  de  Rome, 

ont  tiré  de  la  ville  étemelle  l.-iir-  doctrine.-,  leur  règle  de'  <  (induite, 

leur  ligne  politique,  leur  mot  d'ordre;  toute.-,  ont  subi  son  influence 
et  ont  imité  son  esprit,  imitations  ou  naïves,  ou  ardentes,  ou  fanati- 
ques, ou  même  scandaleuses,  et  ayant  par  conséquent  une  certaine 
originalité  qu'on  ne  peut  nier,  mai-  imitations  véritables.  Il  n'eu  a 
pas  été  de  même  de  l'église  de  France.  Même  aux  pire-  époques  et 
sous  le-  influences  le- plu-  violentes,  elle  s'est  toujours  maintenue 
indépendante,  et  s'est  réserve  le  droit  de  discuter  et  de  rejeter  les 
doctrines  qu'on  cherchait  a  lui  imposer.  Elle  s'est  toujours  attribué 
une  autorite  religieuse  a  côté  de  l'autorité  suprême,  lai  un  moi.  elle 
n'a  pas  été  seulement  un  rameau  de  l'arbre  gigantesque  grandi  sur 
les  ruines  de  l'ancien  monde;  elle  a  été  elle-même  un  grand  arbre, 

possédant  une  vie  particulière,  tirant  de  la  terre  natale  la  sève  des- 
tinée a  alimenter  .-es  rameaux  et  son  riche  feuillage,  et  cet  arbre  n'a 
cessé  pendant  de  longs  siècles  de  fleurir  et  de  reverdir  à  chaque  gé- 
nération nouvelle  avec  une  abondance  surprenante  qui  témoignait 
des  fertiles  élémens  du  sol  généreux  dans  lequel  il  plongeait  ses  ra- 
cines. Mais  sa  dernière  floraison  a  été  la  plus  étonnante  de  toutes.  A  la 
veille  du  jour  où  la  hache  devait  le  frapper  mortellement,  montrer 
à  nu  ses  libres  desséchées  par  la  vieillesse,  sa  carie  intérieure  et  ses 
cavernes  creusées  par  le  temps,  la  nature  sembla  réunir  toutes  ses 
forces,  fit  un  suprême  effort  pour  résumer  dans  ce  dernier  rever- 
dissement d'automne  tout  le  charme  et  toute  la  majesté  des  saisons 
expirées.  On  eut  ce  miracle  si  inattendu  du  xvu'  siècle,  cette  renais- 
sance inespérée  du  système  catholique  un  siècle  après  la  réforme,  et 
grâce  à  la  France  on  put  croire  un  instant  que  l'antique  religion  allait 


IIS  111  M  l:     I>1  -     1)11  \     MttMH  -. 

coniiiii'  autrefois  gouverner  le  monde,  el  que  le  grand  schisme  du 
ivT  siècle  allait  passer  c •  un  mauvais  songe.  Le  protestan- 
tisme battit  en  retraite  humblement  el  presque  i  a  baissant  la  tête, 
comme  s'il  eût  craint  d' affronter  tant  de  majesté;  le  rationalisme, 
qui,  sous  le  nom  de  système  cartésien,  venait  de  naître,  fut  rapide» 
ment  absorbé  dans  les  doctrines  de  L'église  et  couvert  d'un  manteau 
d'orthodoxie;  aucune  puissance  ennemie  ne  tint  devant  elle.  Tel  fut, 
résumé  fidèle  de  tout  son  passé,  le  dei  nier  grand  jour  de  cel 
française,  l'institution  qui  a  laissé  chei  sous  les  traces  les  plus 
nombreuses  et  les  plus  indestructibles  vestif 

Dans  nul  pays,  le  clergé  n'a  été  autant  mêlé  qu'en  France  aux 
affaires  politiques;  dans  aucun,  il  n'a  plu-  gouverné.  L'église  a  été 
le  principe  de  toutes  nos  institutions;  elle  a  été  ensuite  leurinspi- 
ratrice  et  leur  conseillère,  elje  les  a  teintes  de  ses  couleurs  et  mar- 
quées de  sou  blason.  La  seule  gi  ande  institution  de  notre  pa\  s  après 
I  église  est  la  monarchie,  mais  elle  ne  vient  qu'en  seconde  ligne,  et 
on  peut  dire  qu'eue  a  été  formée  sur  un  modèle  ecclésiastique,  tant 
son  caractère  diffère  du  caractère  des  autres  monarchies.  Le  dernier 
grand  esprit  de  l'Allemagne  avait  remarqué  que  la  monarchie  fran- 

te  avait  un  caractère  théocratique,  e1  que  nos  n>is  avaient  une 
certaine  allure  cléricale.  Rien  n'est  plus  juste;  quand  on  parcourt 
notre  histoire,  on  croit  apercevoir  toujours  étendue  derrière  Le  trône 
la  main  de  ces  év<  ques  qui  Gondèrenl  el  bénirent  la  monarchie  fran- 
çaise. Nos  rois  ne  remplissent  pas  des  fonctions,  il-  exercent  un  sacer- 
doce politique,  l  n  roi  de  Frani  e  ressemble  plus  à  un  pontiié  qu'à  un 
chef  d'état.  Il  se  rapproche  plus  d'un  pape  que  d'un  roi  d'Anglefa 
ou  d'un  empereur  d'Allemagne.  Ceux-ci  sonl  bien  de  purs  chefs  tem- 
porel faits  pour  marcher  a  ta  tôte  de  leurs  armées  ou  pour  dicter 
leur.-  volontés  devant  des  conseils  politiques;  t'épée,  la  couronne,  la 
main  de  justice,  sont  les  seuls  insignes  qui  les  distinguent.  Us  ne 
veulent  d'autre  prestige  que  celui  que  donnent  la  possession  et 
l'exercice  de  la  force.  Bien  différens  Boni  les  rais  français.  Dans 
leurs  qualités  comme  dans  leurs  défauts,  il-  trahissent  un  cara  I 
formé  pur  une  éducation  cléricale.  A  quelques  exceptions  près,  il-  ne 
se  soucient  point  de  batailler  et  de  combattre  comme  les  souverains 
germaniques.  Bons  généraux  et  mauvais  soldat-,  ils  frappent  par 
leur  intelligence  beaucoup  plus  que  par  leur  héroïsme.  Les  vaillant 
prouesses,  les  beaux  laits  d'armes,  les  exploits  chevaleresques  ne 
sont  pas  leur  affaire,  et  le  grand  Phdippe-Auguste  pourra  paraître 
peu  brillant  à  cùté  d'un  Richard  au  cœur  de  lion  et  d'un  Frédéric 
Barberousse.  Les  rois  chevaliers  et  hommes  d'armes,  les  héros  ne 
nous  ont  d'ailleurs  jamais  porté  bonheur:  nous  en  avons  eu  deux,  le 
roi  Jean  et  François  I",  et  leurs  grands  coups  d'épée  ont  failli  avoir 


ni    GÉNIE   FRANÇAIS.  1  L9 

pour  tout  résultat  de  tuer  à  jamais  la  France.  Rusés,  pstiens,  poli- 
tiques, temporisateurs  comme  des  prêtres,  les  rois  français  ont  rem- 
placé le  prestige  que  donne  la  lune  par  Le  prestige  que  donne  la 
majesté.  Us  sont  imposans,  et  leur  plus  grand  souci  est  de  travailler 
à  l'être  ou  à  le  paraître,  \utie  contraste,  la  monarchie  française  est 
la  seule  qui  ait  eu  la  prétention  d'être  une  monarchie  a  la  façon 
biblique.  Le  roi  s'attribue  un  pouvoir  patriarcal.  Il  n'est  pas  le  chef 
de  ses  sujets,  il  en  est  le  père,  et  il  réclame  d'eus  l'obéissance  et  la 
dm  ilité  (pie  le  père  réclame  de  ses  enfaos.  Les  théories  de  pouvoii 
paternel,  protecteur,  qui  partout  ailleurs  n'ont  eu  qu'un  sensuto- 
pique,  ont  toujours  eu  eu  France  une  quasi  réalité.  Les  utopies  de 
Thomas  Munis  et  d'Harrington  n'expriment  (pie  des  chimères  indivi- 
duelles) nées  du  dégoût  de  la  réalité;  mais  Salente  exprii im 

autre  chose  que  les  chimères  de  Fénelon,  elle  exprime  une  de-  ten- 
dances le-  plu-  marquées  de  l'esprit  français,  la  tendance  a  la  t\  ran- 

nie  dél naire.  a  l'autorité  facile,  a  la  justice  indulgente,  toutes 

choses  qui  répondent  à  un  idéal  de  gouvernement  ecclésiastique,  et 
qui  "ut  été  l'idéal  du  gouvernement  d<  l'église  a  toute-  les  époq 
depuis  les  apôtres  jusqu'au*  modernes  jésuites  et  a  leur  république 
du  Paragua] .  Partout  ailleurs  enfin  les  doctrines  du  droit  divin  ont 
été  considérée-  comme  des  innovations  scandaleuses  et  se  -ont  pro- 
duites l'on  tard.  Lorsque  le  chimérique  Jacques  I"  mit  en  avant 
prétentions  au  pouvoir  divin,  la  politique  Angleterre  recula  d'épou- 
vante devant  ces  théories  bénignes;  mai-  moins  de  chiquante  ans 
après  lui.  Bossnet  le-  formulait  eu  France,  dan-  un  livre  majestueux 
qui  ne  blessa  personne  et  qu'aujourd'hui  encore,  après  le-  déclara- 
tions de- droits  de  l'homme  et  cinq  on  -i\  constitutions  déchin 
nous  lisons  sau<  ôtonnement  et  -an-  colère,  tellement  ces  théories 
sont  conformes  a  no-  instincts  secrets,  sinon  aux  idée-  que  nous 

avouons.  Cette  doctrine  du  droit  divin,  qui  consacre  l' alliance  du  pou- 
voir sacerdotal  et  du  pouvoir  politique,  qui  imprime  à  la  royauté  un 
caractère  religieux,  est  pour  ainsi  dire  une  de-  traditions  de  l'esprit 

français,  et  s'v  e-t  toujours  maintenue  obscurément  et  d'une  ma- 
nière latente.  Non-  n'avons  pas  poussé  la  superstition  jusqu'à  faire  du 
roi  une  émanation  de  Dieu,  mai-  jamais  non-  n'avons  consenti  a  voir 
en  lui  un  pur  chef  d'état.  Nous  lui  avons  toujours  attribué  un  pouvoir 
mystérieux,  un  certain  don  des  miracles,  et  l'infaillibilité  que  nous 
a\ons  refusée  quelquefois  au  pouvoir  religieux,  nous  l'avons  accordée 
et  non-  l'accordons  sans  trop  de  peine  au  pouvoir  politique.  Telle 
apparaît  la  monarchie  française,  l'unique  pouvoir  sérieux  que  la 
France  ait  jamais  eu  en  dehors  de  l'église.  Quoique  séparée  de 
l'église,  elle  s'est  formée  à  son  ombre,  elle  en  porte  la  marque,  elle 
en  parle  la  langue.  Si  quelque  chose  rappelle  sous  une  forme  mo- 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

derne  les  antiques  monarchies  orientales,  émanations  des  théocra- 
ties, c'est  bien  la  monarchie  française. 

Cette  influence  théocratique  a  été  bien  plus  forte  encore  sur  la 
noblesse  française.  Notre  aristocratie  semble  n'avoir  jamais  eu  de 
libre  arbitre.  Si  elle  songe  à  se  rendre  indépendante  de  la  royauté, 
elle  n'a  jamais  songé  à  se  rendre  indépendante  de  l'église,  et  c'est 
en  partie  à  cette  raison  qu'elle  a  dû  la  mauvaise  fortune  de  ne  ja- 
mais devenir  mie  classe  politique.  Nos  rois,  malgré  leur  titre  de  Qls 
aines  de  l'église,  et  quoique  serres  de  près  par  le  subtil  réseau  de 
l'influence  ecclésiastique,  ont  su  résister  a  l'église  et  maintenir  leur 

pouvoir  séparé  du  sien.  La  royauté  a  su  vouloir  maigre  l'église  et 
Contre  l'église;  notre  noblesse  n'a  jamais   voulu  (pie  ce  que  voulait 

l'église.  Elle  a  vécu,  agi,  combattu  sous  l'égide  sacerdotale;  les  actes 

les  plus  brillaiis  de  son  existence  et  les  tardes  les  plus  sanglantes 

de  son  histoire,  elle  les  doit  a  l'inspiration  du  clergé.  Elle  a  man  hé 

d'un  élan  sans  égal  au\  croisades,  elle  s'est  laissé  mener  sans  répu- 
gnance au  massacre  des  albigeois.  Nos  nobles,  si  Gers,  si  brillans, 

si  prompts  a  l'oppression,  si  détestés  du  peuple  et  des  petits  (ce  que 
l'on  ne  rencontre  dans  aucun  autre  pays),  n'ont  été  (pie  les  servi- 
teurs et  les  exécuteurs  des  liantes  ouvres  du  clergé.  Non-,  rencon- 
trez leur  m. un  et  leur  épée  dans  toute.-,  les  persécutions  religieuses. 

I  ne  fois  ils  ont  eu  l'occasion  de  se  débarrasser  de  celle  tutelle;  ils 
l'ont  dédaigneusement  laissé  passer.   Lorsque  la  réforme  éclata,  ils 
pouvaient,  en  adoptant  le  protestantisme,  cesser  d'être  ce  qu'ils 
avaient  toujours  été,  de  puis  soldats,  inutiles  partout  ailleurs  que 
sur  des  champs  de  bataille.  IN  pouvaient  devenir  une  classe  poli- 
tique. Tout  le  leur  conseillait,  et  l'exemple  des  aristocraties  du  Nord, 
ei  leur  propre  turbulence,  et  leurs  propres  convoitises.   Ils  laissè- 
rent passer  cette  occasion  unique,  qui  ne  pouvait  plus  se  repré- 
senter; un  petit  nombre  adopta  la  réforme,  mais  le  grand  nombre, 
après  un  moment  d'hésitation,  resta  fidèle  a  la  vieille  cause.  De  même 
que  leurs  ancêtres  n'avaient  eu  aucun  scrupule  de  massacrer,  pour 
plaire  au  clergé,  leurs  propres  frères  en  cbevalerie,  les  compagnons 
d'aunes  (le  liav  moud  de  Toulouse  et  de  Roger  de  Béziers,  ils  n'eu- 
rent alors  aucun  scrupule  de  massacrer  les  nobles  protestans  et  d'al- 
ler se  confondre  dans  les  rangs  de  la  ligue  avec  la  populace  des  sacris- 
ties et  les  bourgeois  des  confréries,  car  la  puissance  du  clergé  sur  la 
noblesse  a  été  telle  qu'elle  a  pu  rompre  le  lien  puissant  qui  réunit 
les  aristocraties,  la  solidarité.  Les  destinées  de  la  noblesse  ont  donc 
été  enchaînées  à  l'église  par  les  nœuds  les  plus  étroits,  nobles  et 
prêtres  ont  partagé  la  même  fortune  bonne  et  mauvaise,  comme  le 
font  les  maîtres  et  les  serviteurs  d'une  grande  maison.  Ils  ont  triom- 
phé ensemble,  périclité  ensemble,  et  ont  disparu  le  même  jour.  La 


DU    GÉNIE    FRANÇAIS.  Kl 

dernière  grande  campagne  du  clergé,  la  guerre  de  Vendée,  a  été  la 
dernière  campagne  de  la  noblesse  française.  Cette  alliance,  ou  pour 
mieux  dire  cette  servitude,  a  été  tellement  forte  qu'elle  dure  encore. 
C'est  sur  la  noblesse  française  que  cette  influence  sacerdotale  a  eu 
les  conséquences  les  plus  funestes,  et  cependant  nous  n'oserions 
prononcer  un  jugement  trop  sévère.  De  même  qu'elle  a  imprimé  à 
la  monarchie  un  caractère  quasi  pontifical,  elle  a  donné  à  la  noblesse 
féodale  un  plus  grand  désintéressement  des  réalités  politiques  et  un 
goût  plus  vif  des  choses  du  pur  esprit.  Chez  les  autres  peuples,  le 
féodal  est  un  personnage  dur,  égoïste,  anarchiste,  prompt  à  venger 
ses  insultes  ou  à  prendre  les  amies  pour  augmenter  son  bien  du 
bien  d'autrui,  lent  a  9e  mettre  en  mouvemenl  s'il  s'agit  d'uni-  affaire 
d'intérêt  général  ou  d'une  entreprise  qui  ne  le  touche  pas  directe- 
ment, brutal  comme  un  soldat  et  processif  connue  un  légiste,  po- 
pulaire cependant  [el  c'est  par  là  qu'il  se  rachète  de  se-  vices  en  ce 
sens  qu'il  est  aussi  grossier  que  ses  vassaux,  qu'il  les  t\  rannise  avec 
cette  familiarité  toujours  chère  a  la  populace,  et  qu'Û  n'\  a  entre 
eux  et  lui  d'autre  différence  que  celle  du  commandement  à  l'obi 
sance.  La  noblesse  féodale  française  a  exactement  les  mêmes  défauts, 
sauf  la  grossièreté  et  la  familiarité  populaires.  De  très  bonne  heure 

elle  a  eu  une  éducation  différente  de  (elle  de  la  nation,  de  très  lionne 

heure  elle  a  eu  une  grande  supériorité  d'intelligence  et  île  manièi 
et  c'est,  je  crois,  à  ses  rapports  très  intimes  avec  le  clergé  el  a  -on 
attachement  pour  lui  qu'elle  doit  ce  caractère.  Le  clergé  lui  a  in- 
sufflé son  esprit,  qui  peut  être  dangereux  parfois,  mais  qui  n'est  ja- 
mais grossier;  il  l'a  chargé  de  se-  causes,  qui  peuvenl  être  oppres- 
sives, mais  qui  ne  sont  jamais  vulgaires.  De  la  une  certaine  allure 
réellement  noble,  une  véritable  élévation  d'ftmé  qui  charment  et  at- 
tirent au  milieu  de  la  rude  société  qu'elle  tyrannise.  Cette  supério- 
rité réelle  de  la  noblesse  sur  le  reste  de  la  nation  s'est  maintenue 
longtemps,  et  lui  a  permis  à  plusieurs  reprises  d'exprimer,  aussi 
complètement  qu'il  est  possible  de  le  faire  dans  le-  conditions  de  la 
terre,  les  chimères  idéales  de  son  époque.  Les  nobles  français  ont 
eu  au  plus  haut  degré  le  génie  de  l'impraticable  et  le  goût  des  belles 
choses  inutiles;  artistes  en  guerre,  en  amour,  en  politique,  en  monda- 
nités, ils  ont  réalisé  le  programme  romantique  :  faire  de  l'art  pour 
l'art.  Jamais  un  vulgaire  but  politique  ne  les  préoccupe,  jamais  ils  ne 
cherchent  un  résultat  banalement  pratique;  ils  sont  héroïques  pour  le 
plaisir  de  l'être,  et  parce  que  l'héroïsme  est  une  vertu  qui  sied  bien 
à  un  gentilhomme,  l'oint  de  passions  amoureuses  et  politiques,  cela 
est  trop  naturel  et  trop  populaire,  mais  une  galanterie  raffinée,  ex- 
quise, et  dans  l'intrigue  une  souplesse  et  une  dextérité  inexprima- 
bles. Ils  vivent  et  se  meuvent  avec  aisance  dans  le  monde  des  super- 


122  REVUE   DES   1)1.1  \    ttOHDBS, 

finîtes  élégantes,  et  bel  est  leur  amour  pour  elles,  qu'Us  jugent  tout 
exclusivement  au  point  de  vue  de  la  grâce;  1rs  vertus  humaines  ne 
les  préoccupent  qu'autant  qu'elles  Boni  susceptibles  d'avoir  une  tour- 
nure élégante,  el  ce  sonl  les  seuls  qui  aienl  eu  le  talent  d'élever  i  er- 
tains  vices  a  la  hauteur  de  vertus  véritables. 

Si  l'idéal  constitue,  ainsi  que  nous  L'avons  'lit.  le  génie  français, 
aotre  Qoblesse  représente  bien  certaines  parties  de  ce  génie.  Nous 
lui  (le\ons  une  chose  très  aoble,  la  chevalerie,  une  chose  char- 
mante, la  politesse.  La  chevalerie,  idéal  poétique  du  moyen  âge,  a 
été  en  France,  el  en  France  seulement,  une  demi-réalité.  Si  nos 
rois  brillent  plus  par  la  majesté  el  L'habileté  politique  que  par  l'hé- 
coîsme  militaire,  nos  nobles  féodaux  en  revanche  éclipsent  eeux  de 
tous  les  autres  pays  par  leur  bravoure  et  Leur  audace.  Ils  rendrai  au 
Loin  Le  nom  de  Franc  synonyme  '!>'  chrétien  el  d'Européen;  L'éclat 
qu'ils  jettent  est  tel  que  Les  peuples  résument  an  eux  toute  une  re- 
ligion, toute  une  moitié  du  monde,  el  la  vie  de  vingt  nations  difie- 
rentes.  Normands  el  Flamands,  Languedociens  et  Provençaux,  Les 
chevaliers  d'origine  française  sonl  Les  seuls  qui  répondrai  a  peu 
près  i  cet  idéal  de  vie  aventureuse,  de  vaillance,  de  courage  désin- 
téressé ou  de  sainteté  militaire  que  réveille  en  nous  le  nom  de  che- 
valerie. En  tenant  compte  de  la  distance  qui  sépare  toujours  Les 
actes  accomplis  de  L'idée  qui  leur  donna  naissance  et  Le  type  réalisé 
du  type  Idéal,  on  peul  avancer  sans  crainte  que  uns  chevaliers  se 
sont  approchés,  aussi  près  que  Le  permettent  les  conditions  hu- 
maine-, de  la  perfection  chevaleresque.  Ce  sonl  eux  qui  ont  décidé 
ce  grand  mouvement  des  croisades  qui,  pendanl  deux  siè<  Les,  devait 
être  la  chimère  idéale  des  nations,  le  rêve  poursuivi  par  toute-  les 
grandes  âmes,  et,  mieux  que  tout  cela,  le  moyen  de  satisfaction  de 
tous  les  Distincts  élevés  de  l'humanité.  Les  .mires  peuples  hésitè- 
rent avant  de  se  lancer  à  la  poursuite  de  cette  grande  aventure; 
anglais,  allemands,  Hongrois,  Italien-,  entrèrent  successivement 
dans  le  mouvement  comme  entraînés  par  L'exemple;  mais  L'exemple 
lui-même  vint  de  la  France.  Là,  nulle  hésitation,  nulle  lenteur,  nulle 
prudence,  mais  un  grand  élan  spontané,  unanime,  désintéressé. 
Jamais  chevalier  du  saint  limai  ne  s'est  misa  la  poursuite  du  temple 
mystérieux  l'âme  plus  enivrée  d'espérances  infinies,  l'imagination 
plus  éprise  de  dangers  à  vaincre  et  de  princesses  captives  a  déli- 
vrer, que  nos  chevaliers  de  la  première  croisade  mat  (liant  à  la  con- 
quête du  saint  sépulcre.  Dans  un  instant  unique,  ils  dépassèrent 
tous  les  exploits  imaginaires  des  poèmes  chevaleresques,  et  éclip- 
sèrent les  noms  des  chevaliers  fabuleux  de  la  fabuleuse  Table- 
Ronde  ou  de  la  cour  apocryphe  du  Cbarlemagne  légendaire.  La  piété 
sincère,  la  ferveur  religieuse  de  Godefroy  de  liouiUon  font  paraître 


DU    GÉME    FRANÇAIS.  12! 

bien  froides  les  sentimentalités  dévotieusea  des  chercheurs  du  sainl 
Graal,  et  Les  exploits  de  Tancrède  et  de  B(  liémond  sont  plus  poéti- 
ques dans  leur  réalité  que  ceux  de  Lancelol  ou  de  Tristan.  Si  la  che- 
valerie réveille  en  votre  esprit  plutôt  des  idées  d'aventures,  de  sur- 
prises imprévues,  de  fortunes  magiques,  que  des  idées  de  piété 
religieuse  ou  d'héroïsme  guerrier,  la  France  do  moyen  âge  vous 
offrira  encore  dans  les  personnes  de  Robert  G  liscard  et  de  Roger, 
et  des  ducs  de  Trébizonde  ou  d'Athènes,  compagnons  du  comte- 
empereur  Baudouin,  des  types  propres  à  satisfaire  les  exigences  de 
votre  imagination.  Sons  quelque  aspect  qu'on  envisage  la  chevale- 
rie, c'est  la  France  qui  en  a  fourni  l'expression  la  plus  complète,  car 
c'esl  sur  son  sol  seulemenl  qu'elle  a  été  autre  chose  qu'un  beau  rêve 
(  i  une  brillante  chimère. 

Il  \  a  mieux,  cet  idéal  lui-même  appartient  à  la  France,  qui  en  a 
fait  don  à  l'Europe  entière.  Cette  France  m  peu  féodale  cependant, 
,',  i  elle  qui  a  donné  la  première  le  modèle  !>■  plus  achevé  des 
institutions  féodales,  et  qui  a  fait  de  la  chevalerie  leur  couronne- 
ment. C'est  par  la  France  que  les  autres  peuples  ont  connu  la  che- 
valerie :  nos  Normands  français  la  transportèrent  en  Angleterre  an 
milieu  des  rudes  Saxons,  qui  eussent  été  incapables  de  la  trou- 
ver dans  leurs  instincts  farouches,  et  il-  en  couvrirent  comme  d'une 
guirlande  de  myrtes  les  sauvages  trophées  de  la  conquête.  La  réa- 
lité sombre  de  leurs  exactions  el  d<-  leurs  violences  uoue  apparaît 
et  fut  en  eflèt  voilé  bous  les  Bplendeurs  de  cet  héroïsme  brillant, 
inconnu  jusqu'alors  aux  populations  conquises.  Tout  ce  que  l'An- 
gleterre eut  de  chevalerie  depuis  le  Plantagenet  au  cœur  de  lion 
jusqu'au  prince  Noir,  la  France  peut  le  revendiquer  c me  Lui  ap- 
partenant. Elle  brilla  aussi,  cette  chevalei  ie  française,  au  milieu  des 
pâters  de  Sicile  et  sur  Les  bords  du  golfe  di  l'empire 

d'Orient  la  vit  passer  comme  un  éblouissant  météore,  comme  un 
pittoresque  tournoi.  C'esl  en  France  que  le  code  réel,  la  règle  de 
la  chevalerie,  a  été  écrit.  La  langue  d'oh"  était  la  langue  vulgaire 
de  la  plupart  des  chevaliers  de  l'Europe,  et  la  France  fournit  en 
à  la  chevalerie  européenne  tout  entière  sa  Langue  littéraire.  C'est 
dans  la  langue  d'oc  que  ions.  Bans  exception,  exprimèrent  les  soucis 
de  leur  âme,  leurs  préoccupations  amoureuses,  la  partie  idéale  de 
leur  \ie  en  un  mot.  La  France  enfin  a  donné  à  la  chevalerie  sa  litté- 
rature et  les  éléinens  mêmes  de  cette  littérature.  Les  poèmes  cheva- 
leresques sont  une  des  créations  de  l'esprit  français;  ils  nous  appar- 
tiennent en  entier,  et  comme  conception  et  comme  composition.  Nous 
axons  fourni  le  modèle  de  cette  littérature  que  l'Europe  a  imitée  à 
l'envi  pendant  plusieurs  siècles,  et  les  poètes  de  tous  les  pays  ont 
chante  Lès  exploits  de  héros  étrangers  et  ennemis  de  leur  race.  Les 


12A  REVLE    DES    DEUX    MONDES. 

deux  sources  Légendaires  auxquelles  nos  poètes  nationaux  et  leurs 
rivaux  des  autres  pays  ont  puisé  sont  françaises.  La  légende  de 
Roland  et  (1rs  pairs  de  Charlemau'iie  est  la  poésie  (l'un  passé  histo- 
rique exclusivement  français,  et  la  légende  du  roi  Arthur  et  de  la 

Table-Ronde  n'est-elle  pas  i une  un  ressouvenir  obscur  de  nos 

origines?  \insi  cette  Qeur  idéale  du  mus  en  âge,  la  chevalerie,  est 
née  et  a  grandi  en  France;  c'est  là  qu'elle  a  répandu  ses  plus  odo- 
rans  parfums,  c'est  de  là  que  sur  l'aile  du  vent  des  orages  et  des 
violences  féodales  elle  a  transporté  ses  semences  dans  tous  les  pays, 
dans  la  brumeuse  Angleterre,  dans  la  barbare  Allemagne,  dans  la 
mercantile  Italie,  jusque  dans  l'Espagne  musulmane  et  dans  le  petit 
Portugal,  création  d'un  chevalier  français. 

Cette  chevalerie  mourut  rapidement  dans  tous  les  pay9  de  l'Eu- 
rope. Chaque  peuple,  arrivanl  tour  à  tour  à  la  conscience  el  à  la 
possession  parfaite  de  son  originalité,  abandonna  cette  imitation 

étrangère;  mais  elle  était  tellement  un  produit  de  notre  génie  na- 
tional, qu'elle  ne  mourut  chea  nous  qu'avec  une  lenteur  étonnante, 
et  qu'on  eu  peut  suivre  la  décrépitude  maladive  et  les  infirmités  à 
travers  les  âges,  jusqu'au  siècle  de  Louis  \1\.  Klle  râle  des  la  un 
du  mu-  sièi  le,  mais  elle  a  de  merveilleux  retours  à  la  santé,  et  sa 
vitalité  est  tenace.  Elle  épuise  toutes  les  formes  possibles  avant  de 
quitter  la  vie;  après  avoir  été  une  religion,  elle  devient  une  dévo- 
tion, puis  une  mode,  puis  un  doux  regret.  Après  avoir  été  l'idéal 
des  vaillans  el  des  nobles,  elle  devient  la  chimère  des  sots  et  des 
fous.  Enfin,  lorsqu'elle  est  bien  morte,  et  que  son  nom  même  est 
Oublié,  elle  trouve  dans  sa  mort  un  nouveau  principe  de  vie.  Elle 
prendra  une  nouvelle  forme,  et  les  hommes  lui  donneront  un  autre 
nom,  niais  ce  sera  toujours  elle  qui  cachera  sa  résurrection  sous  ses 
nouveaux  déguisemens.  Le  même  effort  spontané,  le  même  esprit 
d'ardeur  élevée,  le  même  idéal  exalté  vont  se  retrouver  par  miracle, 
à  la  lin  du  w  m*  siècle,  chez  des  lils  de  bourgeois  et  de  paysans. Que 
disais-je  donc  que  la  chevalerie  était  L'œuvre  de  la  noblesse  fran- 
çaise? Nos  nobles  en  ont  été  les  représentants  uniques  pendant  de 
longs  siècles,  ils  en  ont  été  une  des  expressions  matérielles  et  de 
fait;  mais  l'idéal  lui-même  de  la  chevalerie,  dégagé  de  toute  repré- 
sentation extérieure,  n'appartient  à  aucune  caste:  il  est  profondé- 
ment populaire,  il  est  sorti  de  l'âme  et  des  instincts  de  la  nation. 
Rien  ne  fait  mieux  comprendre  que  certaines  scènes  de  la  révolution 
combien  la  chevalerie  est  une  création  instinctive  du  génie  national, 
et  non  l'apanage  enviable  d'une  classe  privilégiée.  L'élan  de  la  pre- 
mière croisade  n'a  rien  de  plus  beau  ni  qui  fasse  plus  d'honneur  à 
la  nature  humaine  que  le  mouvement  des  fédérations,  les  enrôler 
mens  volontaires,  la  première  victoire  à  Yalmy,  —  scènes,  dit  admit 


Dl"    GENIE    FRANÇAIS.  125 

rablement  un  illustre  étranger,  que  les  dieux  on1  pu  contempler  avec 
joie,  et  qui  ont  pu  leur  donner  une  grande  idée  de  leur  ouvrage.  I  n 
historien  contemporain  remarque  que  sur  le  déclin  de  la  féodalité, 
au  xiv'  et  au  XV*  siècles,  les  bourgeois  que  le  hasard  ou  la  fortune 
élevait  à  la  noblesse  se  transformaient  avec  une  rapidité  singu- 
lière; mais  plus  étonnante  encore  est  la  facilité  avec  laquelle  ces 
consi  rits  de  92,  fils  de  cabaretiers,  ménétriers,  marchands  tir  mules, 
se  transformërent  en  nobles  et  en  rois.  Y\  a-t-il  pas  dans  cette  fa- 
cilité de  transformation  quelque  (luise  qui  indique  que  {aptitude 
chevaleresque  n'esl  pas  chez  nous  propre  exclusivement  à  une  classe, 

et  qu'elle  est  une  des  aptitudes  île  la  nation'.'  NOS  munis  et  DOS  pré- 
jugés constatent  ce  don  spécial.  L'égalité  que  nous  nous  flattons 
d'avoir  fondée  n'est  pas  encore  bien  passée  dans  nos  mœurs;  mais 
il  est  un  point  sur  lequel  elle  est  complète  :  nous  ne  reconnaissons 
ni  supérieurs  ni  inférieurs  devanl  une  injure,  el  le  droit  de  deman- 
der réparation  <i<L>  offenses  est  reconnu  au  plus  humble  individu.  Ce 
détail  <le  moins,  auquel  peu  île  personnes  peut-être  ont  donne 
l'attention  qu'il  mérite,  m'a  toujours  paru  taire  le  plus  grand  hon- 
neur à  notre  nation;  il  témoigne  de  la  présence  d'un  élément  che- 
valeresque dans  l'esprit  fiançais,  et  indique  que  nous  ne  croyons 
pas  aux  âmes  roturières  et  incapables  de  jouir  des  privilèges  de  la 
vaillance  et  de  l'honneur. 

La  chevalerie,  ai-je  dit,  est  un  îles  élémens  indestructibles  de  l'âme 
française,  et  à  travers  mille  transformations  elle  B'est  continuée  et  se 
continue  encore  de  nos  jours.  Où  ne  la  retrouverait-on  pas?  La  po- 
litesse française,  par  exemple,  ipie  notre  noblesse  du  rra"  siëi  le  a 

représentée  a\er  un  charme  si  puissant  et  si  \  rai  qu'il  nous  saisit 
encore  aujourd'hui,  a  deux  cents  BUS  de  distance,  et  nous  fait  par- 
donner à  cette  noblesse  tant  de  défauts  trop  réels,  son  inexcusable 
sécheresse  de  cœur,  sa  froide  férocité,  sou  manque  absolu  de  pitié 
et  de  sympathie  humaine,  —  cette  politesse  française  est  comme  le 
dernier  écho  des  âges  chevaleresques.  Les  lois  et  les  devoirs  de  cour- 
toisie que  les  trouvères  du  moyen  âge  assignaient  au  chevalier  sont 
encore,  à  quelques  nuances  près,  les  lois  et  les  devoirs  de  ce  qu'on 
appelle  au  xm* siècle  l'honnête  homme  et  le  galant  homme.  La  po- 
litesse française  a  un  caractère  particulier  qui  la  distingue  de  la  po- 
litesse des  autres  pays  :  c'est  la  plus  impersonnelle,  la  plus  abstraite, 
la  plus  métaphysique  de  toutes;  elle  ne  tient  pas  à  un  charme  indi- 
viduel, elle  n'est  pas  inséparable  de  telle  ou  telle  personne;  elle  est 
une  chose  en  soi,  une  sorte  de  type  idéal  extérieur  à  la  société,  et 
sur  lequel  cette  société  se  conforme.  On  la  contemple  comme  une 
œuvre  d'art,  on  l'étudié  comme  un  système.  Elle  a  été  pour  nos 
pères  une  des  occupations  les  plus  importantes  de  l'existence.  Lne 


126  REVU.    Dl  -    DEUX    K0KD1  S. 

émulation  étrange  de  courtoifiie,  de  galanterie,  de  raffinemens  d'< 
prit,  tel  est  le  spectacle  piquant  que  donne  la  société  du  mi'  si<  i  le. 
L'esprit  français  B'est  porté  pendant  un  moment  vers  ces  choses  lé- 
gères avec  l'ardeur  qui  le  distingue,  les  a  c me  usées  en  les  per- 
fectionnant, ri  les  a  rapidement  élevées  à  la  plus  grande  beauté 
qu'elles  puissent  atteindre.  Dans  cet  idéal  (c'en  esl  un  véritabli  )  sont 
entrées  bien  des  choses  charmantes.  La  politesse  française  n'a  pas 
été  autant  un  dégrossissement  laborieux  de  notre  nature  qu'une  sorte 
d'ouvrage  aimable,  un  peu  artificiel,  composé  par  des  âmes  éprises 
de  délicatesse,  une  combinais un  miel  tiré  des  Heurs  les  plus  ra- 
res. L'élément  principal  de  cet  amalgame  esl  le  vieil  esprit  chevale- 
resque, non  pas  dans  ce  qu'il  a  eu  de  passionné  ei  d'ardent,  mais 
dan-  ce  qu'il  lui  restait  à  son  déclin  de  douceur  sénile  et  de  noble 
enfantillage.  \  put,  la  renaissance  a  ajouté  Bes  chimères  | 
torales  et  mythologiques,  ses  naascarades  de  princesses  bergèn 
de  princes  pasteurs,  tout  i  e  qui  dans  cette  politesse  enfin  est  la  part 
de  l'imagination.  La  galanterie  a  été  fournie  par  l'Espagne;  on  lui 
a  retiré  tout  ce  qu'elle  avait  de  trop  violent,  de  trop  excessif;  on 
l'a  faite  bienséante,  et  on  lui  a  assigné  pour  rôle  d'être  uon  plus  l'ex- 
ùon  d'un  cœur  passionné,  mais  Le  délassement  d'un  bonnête 
homme.  L'esprit  de  conversation  est  venu  de  l'Italie,  dont  on  a  raf- 
finé les  concetti  el  revêtu  les  lazzis  provoquant  d'un  costume  dé- 
cent. Viu.-i  B'est  formée  la  politesse  française  comme  une  sorte  de 
bouquet  arrangé  par  des  mains  artistes  :  c'est  la  perfection  dans 
l'artificiel,  c'est  l'idéal  de  La  convention;  mais  c'est  positivement 
une  chose  idéale,  et  qui  méritait  de  tenir  la  place  qu'elle  a  tenue  dans 
la  vie  de  nos  pèi 

Voilà  les  institutions  qui  ont  reflété  la  vie  de  la  vieille  France  jus- 
qu'à une  époque  très  rapprochée  de  nous,  car  la  jeune  France  est 
de  date  récente',  et  -m  sa  physionomie  encore  indécise  on  peut  sur- 
prendre bien  des  traits  de  ressemblance  avec  l'antique  portrait  natio- 
nal. Je  dis  que  ces  institutions  reflètent  la  vie  de  La  France,  et  ces 
paroles  doivents' entendre  dans  un  sens  uon  métaphorique,  mais  stric- 
tement littéral.  Mieux  que  !.•-  mœurs,  elles  expriment  tous  les  grands 
instincts  de  l'âme  française,  et  même  elles  Les  expriment  seules. 
L'église,  la  monarchie,  La  noblesse,  tiennent  une  très  grande  place 
dans  L'histoire  de  la  France;  la  vie  du  peuple  en  tient  une  très  petite. 
11  n'\  a  rien  de  remarquable  dans  la  manière  de  \i\re  du  peuple  en 
dehors  de  ces  grandes  manifestations  du  génie  national.  L'existence 
ordinaire  ne  dépasse  pas,  chez  non-,  une  bonnets  moyenne  de  vulga- 
rité, et  ue  laisse  rien  deviner  de  ces  instincts  brillans  que  nous  a\ons 
essayé  d'analyser.  La  vie  pratique,  obscure,  de  tous  les  jour-,  u'esl 
jamais  entrée,  dirait-on,  dans  les  préoccupations  de  l'esprit  français, 


m    CIME   FRANÇAIS.  127 

et  ce  dédain  ou  cette  insouciance  du  terre  à  terre  a  empêché  l'origi- 
nalité populaire  de  se  dégager  aussi  vivemenl  que  dans  les  auto 
pays.  Nous  ne  savons  pus,  comme  les  Anglais,  extraire  de  La  réalité 
grossière  et  des  objets  à  portée  de  notre  main  la  poésie  qu'ils  con- 
tiennent; notre  vie  de  famille  est  terne,  el  n'a  pas  cette  douceur 

intime  qui  prête  tant  de  charme  à  la  vie  d stique  allemande.  Les 

objets  familiers  n'excitent  pas  notre  intérêt;  une  cabane  reste  pour 
ses  botes  une  habitation  peu  comfortable,  le  travail  de  i  haque  joui 
mie  chaîne  que  la  destinée  nous  condamne  à  porter.  Il  serait 
donc  inutile  de  chercher  dans  nos  ma  tira  de  la  vie  ordinaire,  comme 
nous  le  faisons  pour  les  autre-  pays,  une  expression  de  notre  génie. 
Si  jamais  mœurs  populaires  "ut  été  plates  et  sans  couleur,  ce  sont 
nos  mœurs   populaires;  mais  ce  fait  esl  encore  une  confirmation 

de  la  thèse  «pie  nous  soutenons.   Le  Français  supporte,  mais  n'aime 

pas  la  réalité.  Il  >ul>it  la  vie  qui  lui  est  faite,  sans  réagir  contre  elle 

pour  l'embellir  et  La  parer,  il  se  laisse  ei aillotter  par  elle  dans 

les  liens  de  la  routine-,  il  Bêpare  son  imagination  des  choses  qui  l'en- 
tourent. Il  rail  deux  parts  ,i.-  sa  rie,  une  part  pour  l'habitude,  une 
part  pour  ce  que  j'appellerai  l'utopie,  faute  d'un  meilleur  mot.  Il 

étouffe  et  s'étiole  dans  la  vie  câline;  pour  qu'il  se  |eti'ou\e  lui-même, 
il  lui  faut  les  émotions  inattendues.  1rs  lnillan-  spectacles,  les  fi 

nationales,  l'agitation  bruyante.  Uors  il  respire  Là  on  d'autre-  étouf- 
fent, et  dans  cette  \  îe  d'un  moment,  factice,  exceptionnelle,  Gé\  reuse, 
il  iv,  onnatt  l'image  fugitive  de  la  vie  qu'il  aurait  voulu  mener.  De  là 
l'amour  du  Français  pour  les  pompes  extérieures  du  pouvoir,  pour 
le-  parade-  militaires,  pour  toute-  I---  charges  et  voltiges  politiq 
el  guerrières,  pour  les  bruyantes  émeutes  et  Les  repu— ion-  mm 
moins  bruyantes  de  ces  émeutes.  La  vie  politique  et  civile  n'a  peut- 
être  été  si  faible  en  France  que  parce  qu'elle  présente  au  premiei 
pect  trop  de  ressemblance  avec  la  vie  ordinaire;  elle  demande  la 
même  lenteur,  la  même  patience,  lemêmi  :  uniforme  el  en- 

nuyeux. Ce  dédain  de  La  vie  v  olgaire,  cet  amour  des  spectacles  el  de- 
pompes,  nous  ont  fait  juger  avec  une  sévérité  méritée,  mais  qui, 
je  .rois,  frappe  a  côté  du  vice  réel.  On  l'a  appelé  vanité  française, 
glmiole  militaire,  légèreté,  étourderie  de  cai  je  crois  qu'il 

faudrait  l'appeler  plutôt  dépravation  du  sentiment  de  L'idéal  el  im- 
patience fiévreuse  de  la  Vie  réelle. 

Le  peuple  tient  donc  dans  notre  histoire  beaucoup  moins  de  place 
que  les  institutions,  mais  il  a  sa  place  cependant,  une  très  glorieuse 
el  à  tous  égards  très  surprenante.  Nous  avons  dit  que  la  vie  vul- 
gaire était  berne  en  France,  et  que  la  vie  exceptionnelle,  au  con- 
traire, \  était  très  brillante;  le  même  contraste  se  reproduit  dans 
l'histoire  politique.  Le  rôle  politique  du  peuple  n'a  pas  de  marche 


1 28  BEVUE    DES    DEl  X    MONDES. 

régulière,  ou  du  moins  cette  marche  régulière  n'a  rien  qui  pique 
l'intérêt;  le  peuple  n'a  qu'un  rôle  exceptionnel,  mais  celui-là  sur- 
prend l'admiration.  Ne  parlez  pas  au  peuple  français  d'intérêts  mes- 
quins, de  petites  intrigues,  de  luttes  restreintes  dans  d'étroites 
limites;  il  ne  se  dérange  pas  pour  si  peu.  La  nation  reste  inerte  et 
muette  devant  ces  querelles,  comme  si  «'Ile  n'en  était  pas  l'enjeu 
même.  Le  peuple  semble  ne  comprendre  que  les  grands  intérêts  et 
les  grandes  questions;  alors  il  se  lève  avec  une  spontanéité  et  une 
unanimité  incomparables.  Si  la  parole  du  précurseur  :  vu.v  populi, 
vox  Dei,  a  été  réalisée  quelque  part,  c'est  en  France.  Le  peuple  rem- 
plit dans  notre  histoire  une  sorte  de  rôle  pro\  identiel,  et  v  ienl  mettre 

a  néant  toutes  les  combinaisons  de  ses  ennemis  et  toutes  les  induc- 
tions de  la  sagesse  humaine.  Ce  peuple,  qui  a  toujours  eu  moins  de 

moyens  d'information  que  tous  les  autres  peuples,  moins  de  curiosité 
politique,  qui  n'a  jamais  eu  le  courage  de  défendre  ses  droits  pied  à 

pied,  qui  n'a  jamais  ressenti  les  salutaires  terreurs  que  donnent  a 
toute  nation  sage  les  empieteniens  sans  importance  immédiate,  ap- 
paraît souverain  irrésistible  dès  que  sa  cause  semble  désespérée, 
et  sa  ruine  près  de  se  consommer.  Alors  il  répare  en  un  instant  les 
maux  quelquefois  séculaire-,  que  sa  paresse  et  son  indifférence  ont 
laisse  grandir  outre  mesure.  Ses  apparitions  ont  un  élan,  une  una- 
nimité, une  spontanéité  tels  qu'elles  peuvent  à  bon  droit  s'appeler 
miraculeuses  et  idéales.  Il  en  esl  ainsi  de  son  apparition  à  la  lin  des 
guerres  anglaises,  lorsqu'il  s'incarna  et|se  résuma  tout  entier  dans 
la  personne  de  Jeanne  d'  \ic;  il  en  est  ainsi  de  son  unanimité  à  la  lin 

du  ivi*  siècle,  lorsqu'une  opinion  publique  longtemps  partagée,  si 

bien  partagée  que  le^  meilleurs  esprits  avaient  peine  a  reconnaître 
où  elle  était  réellement,  se  prononça  nettement,  de  manière  a  ne  lais- 
ser aucune  ressource  à  l'esprit  de  faction;  il  en  est  ainsi  de  ce  frisson 
électrique  qui  parcourut  toute  la  France  en  1789,  de  cet  élan  avec 
lequel  la  nation  s'engagea  dans  ses  nouvelles  destinées  et  mit  tin  à  un 
passé  longtemps  aimé  et  longtemps  méprisé.  Jamais  pareils  souilles 
populaires  n'ont  passé  sur  aucun  pays,  et  n'ont  mieux  déconcerté 
les  projets  des  ambitieux  et  la  vaine  sagesse  des  sages.  A  cbacun  de 
ces  mouvemens,  les  politiques  et  les  puissans  ont  dû  courber  la  tête, 
et  ont  senti  comme  le  prophète  passer  le  souille  de  l'esprit. 

Voilà  la  nation  française  prise  en  masse,  telle  qu'elle  a  toujours 
été  :  patiente,  résignée,  supportant  la  réalité  sans  l'aimer,  et  même 
sans  songer  à  lui  demander  toutes  les  joies  et  toutes  les  consola- 
tions qu'elle  peut  offrir,  paresseuse  à  défendre  jour  par  jour  ses 
droits,  indifférente  pour  tous  les  intérêts  mesquins,  ignorante  de  cette 
maxime,  qu'il  n'y  a  pas  de  petit  intérêt,  peu  curieuse  des  choses  qui 
ne  peuvent  pas  enflammer  son  imagination  ou  exciter  son  admira- 


DU    GÉNIE    FRANÇAIS.  129 

lion,  niais  toujours  heureuse  d'être  arrachée  pour  un  moment  à  sa 
vie  ordinaire,  d'assister  à  un  beau  spectacle,  de  participer  à  un  acte 
plein  d'éclat,  et  se  réveillant  aux  heure9  de  crise  suprême  avec  une 
énergie,  une  certitude  d'elle-même,  une  confiance  quasi  religieuse 
en  ses  destinées,  qui  surpassent  les  vertus  des  autres  peuples.  Ces 
réveils  de  L'esprit  français  9on1  toujours  redoutables,  el  se  sonl  mul- 
tiplies singulièrement  de  nos  jours,  tandis  qu'autrefois  ils  n'écla- 
taienl  que  lorsque  le  danger  ou  le  ma]  avail  comblé  toute  mesure. 
Il  ne  faut  point  trop  médire  de  la  fréquence  de  ers  mouvemens, 
car  ils  indiquent  que  la  France  est  pins  en  possession  d'elle-même 
qu'elle  ne  l'était  autrefois.  La  France  n'a  jamais  eu  d'éducation 
politique,  et  son  seul  talent  en  cette  matière  a  toujours  été  de  se 
sauver  elle-même  el  de  réparer  ce  que  sa  paresse  avail  laissé  faire. 
Aujourd'hui  elle  e>t  moins  patiente,  et  on  peut  Bans  paradoxe  regar- 
der cette  impatience  comme  une  preuve  du  progrès  de  l'espril  pu- 
blic. La  France,  dans  ses  mouvemens  périodiques,  dont  quelques- 
uns  ont  été  si  malheureux,  se  montre  fidèle  à  son  passé  :  n'ayanl 
jamais  témoigné  de  son  existence  politique  que  dans  ces  heures  de 
surexcitation,  elle  continue  à  être  ce  qu'elle  a  toujours  été.  I 

une  manière    de   faire   son   éducation,    bizarre   et   dangereuse   suis 

doute,  mais  tellement  conforme  à  sou  génie  el  à  son  histoire  passée, 
qu'on  peut  dire  sans  exagération  que  ce  n'es!  qu'ainsi  que  la  France 
prendra  entière  possession  d'elle-même.  Plus  la  lièvre  se  régulari- 
sera,   ins  elle  sera  intermittente,  et  plus  cette  éducation  sera  com- 
plète. Bien  des  années  s'écouleront  encore  avant  que  cette  mu  exci- 
tation anormale  se  soit  régularisée  en  une  agitation  incessante  el 
salutaire;  mais  si  ce  phénomène  peut  jamais  s'accomplir,  jamais  vie 
politique  n'aura  été  plus  féconde,  plus  variée  el  plus  émouvante  que 
ne  le  sera  celle  de  la  France  de  cette  époque.  En  attendant,  je  con- 
seille a  tous  les  gouvernemens  de  se  méfier  de  ces  réveils  de  l'esprit 
français,  car  ils  sont  plus  fréquens  que  par  le  passé,  et  La  force  de 
L'habitude,  qui  lit  la  longue  sécurité  du  pouvoir  monarchique,  s'est 
beaucoup  usée  depuis  soixante  ans. 

Ainsi  il  ne  faut  chercher  le  génie  de  la  France  ni  dans  l'origina- 
lité de  ses  mœurs  populaires,  qui  ont  été  de  tout  temps  un  peu  eûa- 
cées,  ni  dans  sa  vie  politique,  qui  a  toujours  été  intermittente  et  fié- 
vreuse, et  cependant  là  encore  nous  avons  pu  retrouver  quelques 
traits  de  ce  génie.  Si  les  mœurs  du  peuple  français  manquent  d'ori- 
ginalité, son  esprit  est  des  plus  remarquables,  et  si  son  expérience 
politique  a  été  faible,  son  activité  intellectuelle  a  été  immense.  C'est 
par  la  qu'il  doit  être  jugé.  Le  Français  peut  abdiquer  ses  droits  i  | 
se  tenir  à  l'écart  des  affaires  qui  touchent  ses  intérêts,  mais  jamais 
il  n'a  renoncé  et  ne  renoncera,  je  l'espère,  à  ses  droit  ;  de  cil  \]  en  du 

TOME  IX.  o 


186  i;i  v  l  l     in  -    m  i  \    MnMH  ^. 

royaume  de  L'esprit.  Le  droit  d'initiative  auquel  il  renonce  si  facile- 
ment dans  la  \  i«'  pratique,  il  l'exerce  avec  audace  dans  tes  choses 4e 
["intelligence.  Toujours  on  l'a  \  a,  passionné  pour  des  théories  et  des 
systèmes,  raffiner  sur  les  idées  qui  lui  étaient  familières,  chercher  de 
nouvelles  combinaisons  intellectuelles,  découvrir  de  nouveaux  hori- 
zons philosophiques.  Les  littératures  de  tous  les  autres  peuplée 
offrent  des  lacunes;  elles  jettenl  un  moment  l'éclat,  et  puis  B'étei- 
gnent  pour  renaître  quelques  siècles  pins  tard,  ou  même  pour  ne 
plus  renaître  du  tout  ;  elles  subissenl  es  quelque  façon  le  sort  de 
ti>u-~  les  êtres  animés  qai  »m  une  existence  bornée,  al  dans  cette 
existence  deux  on  trois  courtes  périodes  de  rayonneneat;  elles  sont 
le  produit  de  la  vie  oatienale,  qui,  à  uu  moment  donné,  rassemble 
toutes  ses  forces  pour  donner  ane  expression  complète  d'elle  même. 
La  littérature  française  D'offre  aucun  de  osa  caractères.  C'eel  un 
phénomène  particulier  dans  l'histoire  générale  des  littératures  :  ''Ile 
n'a  pas  de  lacunes,  el  depuis  le  xit"  siècle  jusqu'à  bob  jours  il  n'v  > 
pas  eu  chef  nous  un  instant  d'interruption  dans  le  mouveraenl  des 
esprits.  Il  n'\  a  pas  non  plus,  quoi  qu'on  dise,  d'époque  qui  résume 
plutôt  qu'une  autre  la  vie  intellectuelle  de  la  nation.  Toujours  va- 
riée  el  toujours  changeante  dans  ses  évolutions,  cette  littérature  pro- 
cèdepar  métamorphoses,  par  contrastes,  el  ae  donne  à  elle-même 
un  continuel  démenti.  V  la  littérature  chevaleresque  succède  la  lit- 
lératare  des  fabliaux,  qui  en  esl  la  contre-partie.  La  riche  littérature 
du  xtT  siècle,  hardie  et  tumnhuease,  ne  laisse  en  rien  pressentir 
la  littérature  orthodoxe  de  l'époque  de  Louis  \IN.  qui  elle-tnés 
eu  pour  héritière  rhétérodoxe  littérature  du  xvrn* siècle,  avec 
impiétés  et  sa  philanthropie  passionnée.  Notre  littérature,  a  to 
rues,  a  été  plutôt  un  libre  produit  de  l'activité  de-  es] 
qu'un  produit  spontané  et  fatal  des  instincts  aationaux,  et  elle  par- 
ticipe ainsi  des  privilèges  de  l'intelligence,  la  liberté,  le  naouvement, 
la  durée,  rmcesssnt  rajeunissement.  Elle  présente  l'image  d'une 
{une  en  travail  sur  elle-même,  croyante  à  certaine-  heures,  sceptique 
a  certaines  autres,  s'épuisant  en  combinaisone  ingémeuses  qu'elle 

hlise    aUSSitÔt    qu'elle    eu    ;i  découvert   le  rote  defecl(|ei|  \.    t;iil(lis  (piC 

les  autres  littératures  présentent  plutôt  l'image  de  l'alchimie  de  la 

nature,  qui  procède  par  aiuaL  iffinités  fatales,  et   qui  ép 

la  matière  et  le  temps  pour  former  une  création  qui  ne  durera  qu'un 
jour.  11  \  a  de  l'analogie  entre  le  plaisir  que  t., m  éprouver  les  œu- 
vres littéraires  des  autres  pays  el  le  plaisir  que  l'ait  éprouver  la  vue 
d'un  beau  pav  sage  ou  la  contemplation  d'un  beau  visage  humain; 
niais  la  littérature  française  ne  Haine  après  elle  aucune  enveloppe 
de  chair  el  de  sang,  et  le  plaisir  quille  procure  ne  peut  eue  senti 
que  par  l'intelligence.  Cest  la  littérature  du  pur  esprit,  et  sa  gra 


DU    GENIE    FliAM  \l-.  13| 

l>i  ''occupation  ;t  toujours  été  La  défense  des  ducats  de  L'intelligence. 
De  Là  vient  qa'ellftaéeé  considérée  à  juste  titre  comme  une  des  armes 
principales  du  progrès  moderne. 

Test  ici  crue  le  génie  français  prend  sa  revanche  sa*  If  génie  des 
antres  nations»  S;t  Littérature  a  été  un  outil  d'ailVani-liis-enient  -phï- 
luel  plus  puissant  peinVétra  que  ne  l'aurait  été  l'mitiativc  politique 
du  citoyen,  nu  restant  dans  La  région  des  parée  idées,  ette  n';i  jamais 
été  tenue  .1  des  <  onijji- mu-,  auxquels  oblige  La  vie  politique.  Libre 
dans  le  libre  empire  de  rahstcaetion,  D'avant  aucune  moeeesien 
à  Caire,  aucune  réalisation  immédiate  .1  obtenir,  se  pTésantant  avec 
innocence  comme  un  par  aéfcmocmenl  de  L'intelligence,  comme  an 
noble  anniseineiii.  elle  a  |"i  -.m-  gène  formater  les  théories  les  plus 
hardies,  énonçai  les  ari  nagea  las  plus  absolus,  as  pavnwttm  tous 
les  excès  de  la  logique,  tucuae  difficulté  m  l'arrêtait  dan-  ce  do- 
maine des  abstractions  sans  corps  -i  duTérenl  du  domaine  compliqué 
des  réalités.  Notre  Littérature  nasse  pour  pratique,  parce  qu'elle  a 
toute  l'activité  du  pur  esprit,  et  sortant  parce  qu'elle  a'est  pas  un 
produit  passif  de  la  via  nationate,  un  miroir  aimable  si  poétique  des 
mœurs  populaires;  an  réalité,  elle  est  extrêmement  abstraite,  idéale 
et  utopique.  Bile  est ,  cpenelae*  pratique  es  ee  sans  «pian  Lies  <l 
eomme  partool  aiUenn  une  eooséqaen  e  des  faits  anabrieui  -,  ette  a 
toujours  été  us  principe  des  Laits  à  venin  elbi  est  pratiqua  encan  en 
ee  sens  que  les  sujets  Lavons  sur  lesquels  elle  a  aune  a  s'exercer  sont 
eaux  «le- 1  nn-iiiuticiu-  politiques,  des  principes  «lu  gouvernement,  de 
i.-i  discipline  religieuse,  des  pouvoirs  respectif  des  sociétés  lalqi 
eeclésiastiqne,  des  droits  primitifs  el  mahenabkG  de  l'homme,  «lu 
mécanisme  des  institutions,  du  mensonge  social.  Seulement  dans  ces 
sujet-  de  polémique  eue  n'a  pacte  ai  la  modération  ni  la  mesasa 
la  circonspection  qui  distinguent  L'esprit  pratique.  Les  principes 
vrais  ou  faux  qu'elle  exposa  ont  la  rigueur  géoncétrique.  Pratique 
par  les  sujets  qu'elle  traite,  cotre  nttératuri  sentieUement 

idéaliste  par  la  manière  «loin  eue  les  traite,  si  la  réalité  ce  Beat 
s'accommoder  de  ses  principes  absolus,  tant  pis  pour  la  Réalité!  h  - 
rissent  les  colonies  pJutôl  qu'un  principe  et  te  srende  plutôt  «|ue  la 
justice!  On  punirait  reprocher  sans  doute  à  cet  espril  bien  des 
défauts;  en  somme,  le  bien  L'emporte  su»  le  mal.  C'est  par  cette 
activité  intellectuelle  sue  la  France  a  racheté  cet  abandon  d'elle- 
même  auquel  eue  s'est  trop  Laissée  aile?  dans  la  vie  politique,  c'est 
par  là  qu'elle  s'est  sauvée  de  la  servinedu-.  Sa  littérature  a  tenu  ferme 
et  bon  dan-  cette  citadelle  inaccessible  de  lV-prit  où  eue  a?esl  log 
et  «ni  elle  n'a  eu  a  sroiadec  ni  compcoroÏB.  ni  eeueesamaa;  eue  a 
arboré  d'une  main  aère  te  drapeau  dan  droits  de  la  ecaaeience,  eue 
a  élevé  au^desscs  da  tampa  et  de  l'espace^  au-dessus  des  tyrannies 


132  BEVUE  DES  DKI  \  HORDES. 

passagères  avec  lesquelles  elle  a  refusé  de  traiter,  et  des  ignorant  es 
populaires  qu'elle  n'a  pas  voulu  reconnaître,  les  droits  éternels  du 
genre  humain. 

I  génie  abstrail  et  id  al,  qui  se  refuse  avec  tant  d'obstination 
au\  compromis,  qui  ae  veut  point  reconnaître  les  nécessités  des 
faits  existans,  aurait  été  très  stérile  dans  tout  autre  pays,  et  n'au- 
rait jamais  enfanté  que  des  utopies  inutiles  et  inoffensives;  mais  il 
n'en  a  pas  été  ainsi,  grâce  à  deux  qualités  qui  lui  mit  permis  il'' 
réaliser  ses  chimères  les  plus  ardentes  et  qui  lui  mit  Bervi  d'armes 
redoutables.  Ces  deux  qualités  sont  l'ironie  el  la  faculté  de  vulga- 
risation, que  j'appellerai  l'esprit  prosaïque,  ^vec  ces  deux  auxi- 
liaires, le  génie  français  a  pu  triompher  de  tous  les  obstacles,  se 
rire  'le  toutes  les  tyrannies,  el  ces  arme-  -mit  bien  celles  du  pur 
esprit.  L'ironie  était,  comme  on  sait,  l'arme  du  spiritualiste  Sonate; 
elle  a  ete  l'arme  des  platoniciens  de  tous  les  temps;  elle  esl  tou- 
jours l'arme  de  toutes  les  Dobles  intelligences  contre  les  insultes  du 
fort  et  les  oppressions  des  populaces.  Rien  n'est  blessant  comme  l< 
sourire  d'un  homme  bien  élevé,  rien  n'esl  terrible  comme  le  rire 
d'un  grand  esprit.  El  en  effet  qu'est-ce  au  fond  que  l'ironie?  LU' 
nait  d'un  sentiment  profond  «le  ce  qu'il  j  a  d' inharmonique,  de 
discordant  dans  un  caractère,  dans  un  état  Bocial,  dans  une  insti- 
tution, d'une  comparaison  entre  ce  qui  esl  et  ce  qui  devrait  eue, 
entre  la  vérité  et  ce  qui  se  (hume  pour  la  représentation  de  la  vé- 
rité. L'ironie  est  de  sa  nature  essentiellement  idéaliste:  elle  a  le 
sens  des  réalités  invisibles  et  ne  se  laisse  pas  abuser  par  les  sym- 
boles. L'âne  vêtu  de  la  peau  du  lion  peut  passer  aux  yeux  des  po- 
pulation- épouvantées  pour  le  lion  lui-même:  mais  l'ironie  s'avance, 
et,  par-dessous  la  dépouille  empruntée,  montre  le  pelage  du  ridi- 
cule animal,  aucune  fausse  représentation  des  choses  idéales,  aucun 
mensonge  sacre  ne  tiennent  devant  elle.  Elle  n'a  point  de  préju- 
gés ni  de  préférences  partiales  pour  telle  institution  ou  pour  telle 

doctrine,  car  elle  sait  que  toute-  ont  leur  place  dans  le  royaume  de 

l'esprit;  mai-  elle  \eut  trouver  une  exacte  conformité  entre  la  chose 

représentée  et  la  représentation  extérieure.  Elle  n'est  point,  comme 
on  l'a  tant  répète,  un  dissolvant,  une  ennemie  de  l'ordre  social  et 
des  loi-  divine-  et  humaines;  mais  elle  est,  il  est  vrai,  une  ennemie 
irréconciliable  de  toutes  les  fausses  loi-  divines  et  de  tous  les  litres 
usurpés.  Elle  dit  à  la  tyrannie  :  «  Tu  n'es  point  la  royauté.  Elle  dit 
à  la  simonie  et  à  la  persécution  :  «  Vous  n'êtes  point  la  religion. 
Elle  dit  à  la  famille  fondée  sur  le  droit  d'aînesse  :  «  Tu  n'es  point  la 
famille  patriarcale.  »  Habile  a  reconnaître  le.-  masques,  elle  les  ar- 
rache et  montre  les  vrais  visages.  Tel  est  l'esprit  qui  anime  ton-  les 
grands  écrivains  français  les  plus  dhers,  Rabelais  et  Montaigne,  l'as- 


Ii[     Cl  Ml     FRANÇAIS.  133 

cal  et  Molière,  Montesquieu  et  Voltaire,  et  devant  lequel  aucun  n 
songe  n'a  pu  longtemps  tenir.  L'ironie  est  un  des  traits  les  plus  ca- 
ractéristiques  du  peuple  français,  qui  a  été  souvenl  dupe,  mais  qui 
ne  l'a  jamais  été  à  son  insu;  elle  a  été  la  consolation  et  la  vengeance 
du  serf  contre  l'oppression  féodale,  la  défense  du  roturier  contre 
l'insolence  des  privilégiés,  l'apologie  de  la  victime  contre  l'iniquité 
des  juges.  Grâce  aux  ressources  qu'elle  leur  offrait,  dos  pères  onl  pu  se 
passer  de  beaucoup  de  libertés.  Qui  pourrait  dire  la  part  qui  revienl 
dans  notre  histoire  a  l'influence  de  l'ironie,  le  bien  qu'elle  a  produit, 
le  mal  qu'elle  a  empêché  par  la  crainte  salutaire  qu'elle  a  répandue 
de  tout  temps?  Cette  ironie  est  un  don  tellement  noble  et  d'un  tacl 
si  infaillible,  qu'elle  n'a  jamais  chez  nous  touché  a  rien  de  sacré, 
et  attaqué  aucune  institution  lorsqu'elle  était  d'accord  avec  son  t\  pe 
idéal.  Jamais  die/  aucun  peuple  l'église  n'a  reçu  plus  de  quolibets, 
jamais  chez  aucun  peuple-  elle  n'a  été  autant  respectée  lorsqu'elle  a 
été  conforme  a  sa  mission  divine.  1-e-  railleries  contre  le-  ioi-  n'ont 
pas  empêché  le  peuple  d'avoir  la  superstition  monarchique  la  plus 
prononcée;  attaquée  aux  \i\'  el  iv*  siècles,  la  royauté  a  été  respec- 
tée  maigre    toute-  ses   faute-   de-   qu'elle   ;i  repris  quelque  éclat,   de 

Louis  \1  a  la  mort  de  François  I";  méprisée  sou-  les  derniers  \a- 

lois,  elle  a  été  adorée   au    XVn'   siècle;    honnie  et  détruite  a   la  lin 

du  xtiii',  elle  B'est  relevée  avec  Napoléon  et  a  vu  la  nation  entière 

à  ses   pieds.   Jamais   DOS  pères  n'ont  songé  a  contester  a  notre  no- 

blesse  si  détestée  ses  qualité-  réelle-,  le  courage  et  la  politesse;  au 
contraire  on  l'a  tant  admirée  pour  ces  qualité-,  qu'au  xvui'  siècle 
toute  la  nation  avait  fini  par  modeler  se-  manières  sur  le-  siennes. 
N"-  iniques  parlemens  eux-mêmes,  toujours  bafoués  et  méprisés, 

ont  vu  la  popularité  leur  revenir  des  qu'ils  montraient  une  velléité 

d'indépendance  et  de  justice.  Si  l'ironie  a  été  redoutable  chez  nous, 

jamais  elle  n'a  ete  injuste,  et  elle  n'a  attaque  avec  fureur  les  an- 
cienne- institutions  que  lorsque  la  dei  oière  parcelle  de  bien  qu'elles 
contenaient  en  avait  été  enlevée,  et  qu'il  n'eu  restait  qu'un  vain  si- 
mulacre inutile  a  conserver  plus  longtemps. 

Le  second  instrument  d'action  de  cet  esprit  abstrait  acte  la  faculté 
de  vulgarisation.  Le  peuple  français  n'est  point  un  peuple  poéti- 
que et  unaginatif;  c'est  le  peuple  de  la  prose.  Au  premier  abord,  il 
semble  qu'il  y  ait  là  une  contradiction  avec  son  génie,  et  que  le  peu- 
ple idéaliste  par  excellence  dût  être  le  plus  poétique;  mais  la  con- 
tradiction n'est  qu'apparente.  Défiez-vous  des  peuples  poétiques:  ils 
ne  sont  rien  moins  que  spiritualistes.  La  poésie  est  bien  plus  maté- 
rielle qu'i  n  ne  croit;  elle  est  bien  plus  une  preuve  de  la  richesse  du 
tempéra  snt  que  de  la  grandeur  de  l'esprit.  La  poésie  est  le  langage 
naturel  des  émotions  charnelles  élevées,  des  brillantes  périodes  sen- 


i:vi 


HEVl  1      l'I  -     lu. I  \     MiiMlKS. 


suelles  de  la  vie,  des  peuple.»  naïfs  aux  sens  jeunes  el  ouverte  a  toutes 
les  impressions  extérieures;  elle  a'eal  pas  le  langage  des  hautes  vé- 
rités métaphysiques,  des  périodes  intellectuelles  de  ta  me,  des  peu- 
ples assez  familiers  avec  Les  idées  poux  se  paseex  de  ces  Lâusses  re- 
présentations  appelées  images  el  métaphores.  La  poésie  s'alfie  très 
bien  avec  toutes  les  choses  sensibles,  avec  las  passions,  avec  la  vk 
pratique,  avec  la  rêverie,  la  santé  el  le  bonheur.  Si  «os  croyances 
son!  chez  vous  à  l'étai  d'instinct,  assez  mêlées  a  la  ehak  al  au  sang 
pour  n'eu  pouvoir  être  séparées,  vos  croyances  seul  loin  d'être  intel- 
lectuelles; en  revanche  elles  sont  poétiques»  Si  les  idées  ne  se  pré- 
sentent à  vous  que  sous  la  forme  d'images,  veut  avez  u  tempé- 
rament poétique,  mais  vous  êtes  l'esclave  '!<•  vos  sens,  Enfin  si  le 
pensée  se  résout  chez  vous  en  rêverie,  et  »'il  «eus  est  plue  facile 
dlmoginer  que  de  contempler,  votre  esprii  manquera  d'énergie-, 
mais  vous  êtes  sacré  poète  pas  la  nature,  lien  de  tout  sels  ne  ta 
retrouve  el  ne  peut  se  retrouver  dans  le  génie  fonçais.  Ce  n'est 

ii  la  poésie,  c'est  la  prose  qui  est  !<•  langage  des  idées»  Eue 

seule  les  présents  dépouillées,  nues,  sans  aucun  costume  emprunté 
a  li  fantaisie  individuelle  aaauplaieii  seasueL  Ette  les  présenta 
pour  ce  qu'elles  sont,  pour  des  êtres  purement  métaphysiques,  étran- 
gers au\  passions,  inaccessibles  aux  aseidena  de  la  Me  réelle,  dont 
la  beauté  ne  peut  être  connue  par  les  sens. 

Le  peuple  français,  sous  quelque  point  de  vue  qu'on  le  contemple, 
•  ■-I  un  peuple  métaphysique  et  abstrait.  Il  est  idéaliste,  non-seula- 
menl  d'âme,  mais  de  tempérament.  Les  choses  seasibtss  ae  parais- 
sent pas  avoir  d'empire  sur  lui.  et  en  tout  cas  ses  ouvris  m  Les  n- 
Dètent  pas,  ou  n'en  il  innent  qut'une  incomplets  impression.  Notre 

Liment  de  La  nature  est  faible,  et  en  dépit  de  00e  modernes  colo- 
ristes, le  génie  du  pittoresque  noua  t'ait  défaut.  Notre  poésie  nomme 
notre  peinture  frappe  par  une  certaine  beauté  intellectuelle,  quasir 
abstraite,  presque  philosophique;  plutôt  ipie  par  L'échu  de  L'imagh 
nation.  Elle  demanda  a  être  comprise  plutôt  qu'à  être  sentie.  Elle 
des  types  généraux,  parle  un  Langage  dépouillé  el  sévère,  ne 
trahit  L'influence  d'aucun  milieu  ambiant  el  n'étonna  par  aucune 
singularité.  Passions,  personnages,  sentimens,  se  meuv<  m  dans  un 
v  bde  abstrait,  en  dehors  de  L'espace,  en  dehoss  du  temps,  sépasés  de 
la  nature;  Leur  langage,  à  quelques  nuances  près,  ne  poste  l>  -  cou- 
leurs d'aucune  époque,  et  convient  également  aux  hommes  de  tous 
les  temps.  Un  écrivain  subtil  et  profond,  M.  Sainte-Beuve,  remar- 
quait que  jusqu'à  Là  lin  du  wm"  siècle  il  était  impossible  de  décou- 
\  tir,  à  la  lecture  d'un  auteur  français,  la  nature  de  ses  tempérament. 
Cette  marque  abstraite  se  retrouve  dans  les  caractères  individuels  :  ils 

a  pas  de  saillie  ni  de  relief,  ils  ne  sont  pas  accusés,  et  même  ils 


m  ii  mi    i  B  \m  \i--  135> 

craignent  de  s'accuser  et  Bfiîiêaent  autant  qu'ils  le  peuvent  leurs 
velléités  d'indépendance.  C'esl  eu  Prance  w  idemenl  qu'un  certain 
ridicule  b* attache  an  mol  d'original.  9a  dirait  que  h  Dation  entière 
a  clé  coulée  dans  un  moule  inique.  Nos  passions  elles-mêmes,  c'est- 
à-dire  ce  qu'il  \  a  dans  l'homme  Se  plus  instinctif  el  de  plus  en 
Bistihte,  offreiA'  la  même  physionomie^  elles  Sorvenl  moins  an  tem- 
péramenl  que  dans  les  autres  pays;  ce  soûl  Ses  passions  raffinée 
métaphysiques,  Ses  passions  Se  goût,  Se  caprice,  Se  tête,  pi  mm  que 
des  passions  d'entraînement.  Les  vraies  passions  de  la  Prance  son! 
des  passions  intellectuelles  el  morales,  el  c'esl  un  spectacle  instruefii 

le  \<>ir  l'ardeur,  la  fougue,  la  Frénésie  el  la  Fureur  que  i 3  Sé- 

ployons  alors.  Jamais  amanl  jaloux,  dan-  ses  noires  rêverii 
désespoirs,  n'a  commis  ores  d'actes  Se  fohe,  n'a  laissé  brifler  pllus 
de  flamme  sincère  que  le  Français,  lorsque  quelqu'une  Se  ses  chî- 
mères  abstraites  étah  attaquée.  Les  guerres  cîvfles  Se  Prance  dé 
passenl  en  borreur  celles  Se  tous  le- autre-  peuples.  Les  haines  A 

partis  sont  le-  seule-  qui  -nient   in  •■■i.li'l  iiaMe-.   l'ieu  lie  -einlile  DOUS 

coùter,  ni  le  mensonge,  ni  la  trahison,  ni  l'assassinat,  lorsque  nous 
sentons  que  quelqu'une  Ses  iSées  qui  nous  soûl  chères  \  a  m  m  s  échap- 
per; mai-  ce  ii'e-i  qne  dans  les  passions  intellectuelles  que  nous  por- 
tons  cei  entraînement. 

Enfin,  chose  étrange,  le  peuple  Français  esl  le  serfl  qui  n'ait  pas 

d'instinct-  de  race.  Jamai-  ce  -eiitinient  n':i  en  SUT  lui  aucune  in- 
fluence, im  ['friée  Se  patrie,  qui  lui  esl  si  chère,  en  a  toujours  été 
distincte.  Gaulois  on  Romain,  peu  lui  importe;  il  esl  nomme  avant 
tout,  et  imagine  volontiers  qu'd  esl  semblable  a  I  hommes 

et   que  ton-  le-  homme-  -mit  -eui blables  a  lui;  il  n'a  jamais  attaché 

grande  importance  aux  différences  nationale-,  el  la  pensée  Se  cher- 
cher dan-  les  instincts  de  raie  le  principe  de  la  grandeur  ou  de 
ta  faillie--. ■  des  peuples  l'a  toujours  l'ait  sourire.  Il  aime  miens  croire 

a   de-    inlluence-   empirique-,    et    invoquer   le    lia-aid    OU    la   tatalin 

Ses  circonstances.  Il  croit  que  l'homme  esl  toujours  rhemrae  sous 

toutes  les  latitudes,  et  que  h-  m. -me-  principes  lui  -ont  applica- 
ble-. De  la  le  caractère  général  de  ses  théories  el  Se  -es  principe-, 
dont  la  source  ne  -e  trouve   pas  dan-  la  tradition   historique,  niai- 

d an-  la  pure  raison,  dégagée  de  tonte  préoccupation  d'érudition; 

de   la    aussi    la  \io|ence   i|.     -a  propagande,    l.e    de-poli-llie    avec    le- 
quel il  cherche  a  imposer  ses  opinions,  et  qui  a  Boulevé  tant  <\<   ■ 
contre  lui  la  haine  des  autres  peuples,  n'a  pa-  d'autre  raison  d'élu- 
que  cette  conviction,   que  les  | ,ri ■  ■•  - i  1  >e-  qui   conviennent  a  une  Frac- 
tion  de   l'humanité  conviennent   a  toute    l'humanité,   et   qu'il    n'v    a 

d'autres  différences  entre  les  hommes  que  des  cBBereaoee  d'igno- 
rance, de  mauvais  vouloir.  ÉTêgOÎsme  ou  de  passion-  dont  le  t, 


136  REVUE  DES  DEl  X  MONDES. 

et  l'épée  peuvent  faire  justice.  Longtemps  nous  avons  cru  que  l'église 
catholique  convenail  également  à  tous  les  peuples:  de  là  les  mas- 
sacres du  midi,  la  Saint-Barthélémy  et  les  fureurs  de  la  ligue.  Sous 
Louis  XIV,  nous  avions  peine  à  comprendre  que  tous  les  peuples  re- 
fusassent d'accepter  le  joug  de  notre  monarchie;  de  là  L'injuste 
guerre  de  Hollande,  le  Palatinat  deux  fois  brûlé.  Sous  la  république 
et  sous  l'empire,  étonnés  que  tout  le  monde  n'acceptât  pas  avec  re- 
connaissance nos  principes  libérateurs,  nous  avons  essayé  de  briser 
Les  résistances  qu'on  nous  opposait.  On  sait  quel  résultat  a  eu  cette 
tentative. 

Oui,  on  a  eu  raison  de  dire  que  le  catholicisme  étail  la  religion  de 
la  France,  si  l'on  consent  toutefois  à  ne  pas  Interpréter  ce  mol  dans 
un  sens  exclusif.  La  France  est  catholique,  si  l'on  donne  à  ce  mol  BOD 
sens  étymologique  :  universalité,  car  elle  ne  conçoil  pas  de  diffé- 
rences entre  les  nations,  et  tOUS  les  peuple-  ue  -ont  pour  elle  que 
des  agglomérations  d'hommes  semblables,  réservés  aux mes  des- 
tinées, sortis  d'une  même  origine.  Il  n'j  a  pas  pour  elle  de  sépa- 
ration fondamentale,  el  les  barrières  qui  divisent  le  genre  humain 
n'ont  pas  plus  de  réalité  que  les  colorations  bleues  ou  vertes  qui 
sur  une  carte  géographique  indiquent  les  frontières  respectives  des 
états.  La  France  a  épuisé  sous  toutes  ses  forme-,  cet  idéal  catho- 
lique. Intérieurement,  chez  elle-même,  par  la  monarchie.  La  cen- 
tralisation, l'autorité  en  matière  religieuse,  elle  a  poursuivi  et  réa- 
lisé  son  rêve  d'unité.  Extérieurement  elle  a  cherché  à  L'imposer  aux 
autres  peuples  par  la  eonquête.   1  ne  église  universelle,  un  concile 
universel,  une  monanhie  universelle,  une  sainte  alliance  univer- 
selle des  peuples,  une  fraternité  universelle,  une  humanité  recon- 
ciliée, tels  sont  Les  mots  d'ordre  de  la  France  aux  différentes  épo- 
ques de  son  histoire.  Cel  esprit  catholique,  longtemps  contenu  dans 
des  formules  étroite-,  emprisonné  dans  des  institutions  monarchi- 
ques et  ecclésiastiques  qui  lui   donnaient  une  satisfaction   relative, 
est  allé  se  dégageant  de  siècle  en  siècle,  corrodant  ses  liens,  per- 
çant les  murs  de  sa  prison,  jusqu'à  ce  qu'un  jour  enfin,  débarrasé 
de  toute  entrave,  il  se  soit  élancé,  impatient  d'une  liberté  Longtemps 
désirée,  à  la  conquête  du  inonde.  Il  s'est  présenté  alors  sans  aucun 
des  masques  et  des  déguisemens  que  lui  avait  imposes  le  passé,  pur 
esprit  sans  corps  et  d'autant  plus  terrible,  insaisissable  à  des  mains 
humaines,  incompréhensible  à  l'expérience  et  à  la  sagesse  tradition- 
nelle, et  lui-même  insouciant  de  toute  expérience  et  ne  voulant  rele- 
ver que  de  la  pure  raison.  La  date  à  laquelle  cet  esprit  lit  sa  tardive 
apparition  est  le  xvme  siècle,  et  le  nom  qu'il  prit  alors  et  qu'il  a 
gardé  depuis  est  révolution  française.  Les  premières  paroles  de  ce 
génie  enfin  libre  furent  semblables  aux  bégaiemens  qu'il  avait  arti- 


DU    GKNIE    FRANÇAIS.  J37 

ÏÏirïS  T  dG  Sî  ueS-  ?  "e  Parla  ^  de  droits  antiq«es  mé- 
"  nus,  de  coutumes  violées,  de  privilèges  confinnés  par  le  temps 

!'"  "bertés  locales,  ni  même  .1-  t.-.-..li,i.i..  nationale;  il  paria  d,  ,  £fi 

na^ul;m^ -nais ,„  fond  c'était  bien  toujours  le  même  esprit 

1,,'l.,I"l,'"-'"''l  fixé  sur  des  abstractions  idéales  et  se  détournan 

pSre!UrrtdeSréalité9i ^^-n  proclama  ne^ £ï 

m»J^« te  comme  supérieurs  à  toute  histoire,  antérieurs 

Je v/ôDlmitl0°df.,toUte  80dété'  COmme  la  «*»  Street  la  fin 

?é^t°™m";dd^<Iae  to«t  le  passé  avait  été  un  vam  songe  qm 

"  ^mepaslimage  prophétique  de  la  vie  véritable  à  laqueïe 

''r H  ,l'"l'""- ',,Ml  n"  ' aissait  pas  pour  bi c^so- 

devîenr^tr^r  leS?Uek  eUes  étaient  assises,  et  qu'elles 
™""«»  fondées  désornnus  sur  son  idéal  de  justice  universelle. 
■"■**«"»«« U jpassé  de  la  France,  la  révolution  n'était  pas 
5*"2£«  *»•  Quoiqu^lle  semble  le  contredire,  elle  V#& 

,   .,  ne         I, îthardietfarcJ»q lui  emporta  l'ancien  régime; 

^■JJ^"«  contradiction  avec  cette  ancienne  société  où 

Sî  archleVennenttant  ^  Ptece,  qu'Un'yenapas  pou, 

°ar^s  «ff^^  :  "en  cependant  n'est  plus  conforme  au  génie 

Datlonal.  La  révolution,  c'est  la  prise  de  possession  de  c nieoar 

iïZSSfïTFÏ**' Démancipati ûMSïï 

1  la  I'"  "'•  •'  a  uns  lui  a  ses  manifestations  incomplètes  et  oaVtielh* 

:„;;;;■ s-"?*  »y«™i»mi  ,,„ liSffiïïïS: 

^^S^eilleéghse  et  la  vieille  monarchie.au  lieu  d'apte  i 
lni?1ndpU^ecIedermer'ava,ent  P^  U  y  a  trois  siècles  par  exemple 
nous  ne  serions  pas  aussi  embarrassés  que  nous  le  sommes  pow 

fiSr"hlù«»  Nous  prendrions  la  monarchTe^TéK 

^.Ç^es] •  ce  qu'elles  furent,  de  belles  expressions  deS 

géni    :  uous  renouerions  sans  peine  la  chaîne  d    la  traoltiou         e 
"E"**"*"  et  un  passé  plus  récent;  mais  la  hïïSTd?2 

Z^JSÏÏT?™"1™ temporainïgLIon! 

servateur    la  liberté  du  jugemenl  esl  comme  écrasée  sous  la  masse 

^^^étéécntssousrmfluencedelamonarehieetdel'éKC 

^'•""''l *té  que  nous  tournions  nos  regards,  nous  n'apercevons" 

qne  vestiges  et  souvenirs  de  l'ancienne  société.  Nous  «iSS? 

^P^f^Pff.etsoixfcteansàpeinenoussépaZrdeS 
longue  période  de  la  vie  nationale,  la  plus  longue  q&it^SSÏ 


138  Kl  M  t     DtS     1)1  I  \     M.iMil  -. 

aacuu  peuple,  et  pendant  laquelle  le  génie  national  a  gardé,  adna 
divers  costumes,  la  même  physionomie.  Cetti  physionomie  a  changé  : 
.11  conclurons-nous  que  ce  n'est  plus  le  même  peuple,  et  qu'ua 
jKit.'in,  se  décorant  d'un  Eau  titre,  est  venu  prendre  la  place 
du  maître  véritable? 

La  révolution  est  la  plus  récente  manifestation  du  gèaie catholique 
de  la  France,  et  sera  peut-être  la  dernière  de  toutes,  eai  ce  génie 
ipyaru  avec  elle  sous  sa  forme  la  |>lu>  absolue  et  le  plus  dégagée 
de  tonte  entrave  matérielle.  Il  s'est  présenté  à  l'état  d'idéal  abstrait) 
n'ayant  aucun  souci  des  formes  qu'il  devrait  revêtir,  impatient  de 
(ont  symbole  trop  étroit,  immatériel  comme  un  problème  Mathéma- 
tique, et  aussi  imparfaitement  exprimé  par  les  devers  gouvernemene 
qu'il  s'est  donnés  qu'une  vérité  algébrique  par  les  signes  convention- 
nels qui  opmpnspni  ia formule.  Il  va  donc  essayant  tous  les  costumes, 
brisant  tous  les  moules,  et,  leur  trouvant  trop  de  ressemblance  avec 
ceux  qu-'il  a  détruits,  i  otant  gêné  par  eux  dans  aes  mouva- 

is, il  les  abandonne  tour  à  tour.  Notre  moderne  histoire  se  com- 
pose de  ces  essais  sua  essifs,  de  ces  fiévreux  t.ii  <  >n  ntin»  n^-  de  ta  ré- 
volution à  la  re<  hen  ne  d'un  corj  i  tte  lente  élaboration  dea 
institutions  qui  devront  être  la  nouvelle  expression  du  génie  fran- 
çais, comme  la  monarchie  et  l'église  en  ont  été  L'expression  dans  La 
|).i-->'.  Combien  de  combinaisons  ingénieuses  n'a-t-elle  pas essa; 
déjà,  combien  de  tentatives  téméraires,  audacieuses  et  violentesl 
I  h  Long  temps  encore  s'écoulera  avant  que  n'apparaisse  cette  expres- 
sion concrète  de  L'idéal  politique  te  plus  abstrait  qui  ait  jamais 
conçu. 

M  ds  la  révolution,  avant  d'être  la  dernière  expression  «lu  - 
national,  en  a  été  le  principe,  L'âme  invisible,  \\ant  de  s'appelei  de 
iv  nom  terrible,  elle  a  jour  son  rôle  humblement  et  d'une  manière 
.iii.iii-,  me.  Elle  seule  explique  toutes  tes  contradictions  si  nombreuses 
de  notre  histoire.  Elle  explique  pourquoi  I  té  tant  aimée,  et 

pourquoi  en  même  temps  nos  rois  Les  plus  populaires  ont  été  ceux 
qui  ont  résisté  à  l'église;  pourquoi  la  féodalité  a  été  tant  baie,  '-t 
pourquoi  la  chevalei  toujours  chère  a  L'imagination  popu- 

laire; pourquoi  nos  ,  it  eu  la  superstition  de  La  monarchie, 

et  puis  le  mépris  le  plus  profond  de  cette  même  monarchie;  pour- 
quoi la  réforme  a  été  si  vite  adoptée  et  si  \  ite  abandonnée;  pourquoi 
notre  littérature  offre  tant  de  contrastes,  et  se  présente  tantôt  sous 
une  forme  noble  et  che\  aleresque,  tantôt  sous  une  forme  ironique  et 
boulVnnuc.  parfois  -mis  une  formi  parfois  aussi  sous-una 

forme  athée  et  irrévérencieuse.  Tous  ces  i  ontrastes  s'expliquent  dès 
qu'on  connaît  la  nature  de  cet  esprit  français,  qui  se  désillusionne 
aussi  lac  dément  qu'il  s'abuse,  qui  poursuit  toutes  le-  apparences, 


DU    I.IAIi:    FRANÇAIS.  1  3t> 

mais  n'est  satisfait  que  parce  qui  est  absolu.  Ces  phénomènes  indi- 
quent la  lutte  de  cet  esprit  contre  son  propre  corps,  lalntte  d'un  idéal 
abstrait,  absolu,  conti e  ses  propres  réalisations.  De  génie  français 
ne  se  reconnaît  qu'imparfaitement  dans  aes  propres  créations;  il  s'ir- 
rite contre  elles  après  les  avoir  adorées,  comme  te  sctflpteur  antique 
adora  sa  statue;  il  tes  brise  ou  plutôt  3"easaie  à  les  briser,  cherche 

une  issue  pour  s' échapper,  favorise  tOTFS  tes  mouvemens  qu'il  CTOÎl 
propres ^  te  délivrer,  buîI  os  instant  tons  tes  guides  qui  se  présen- 

tent,  et    pue-  revient.   Bpfi  H  tUTeS,   SOUS   la 

tutelle  Ses  institutions  qu'il  avait  voulu  fuir.  Cesl  ainsi  que  le  peuple 
français  a  été  le  plus  traditionnel  et  te  plus  révolutionnaire  des  peu- 
ple-. La  lutte  a  dure  longtemps,  et   en  rérïtë  <  11<-  aurait  dure  |)ln> 

longtemps  encore,  si  les  anciennes  institutions  n'avaient  pas  subi  \,- 

soft  de  toutes  les  chOBQ  mortelles.  L||e  s'es|  terminée  lorsque  les 
vieilles   ornières  ont   été  ell'cind  fées  et    le  véil  edilice  détruit.    I. 'aimée 

17l.r)  marque  la  lin  de  cette  lutte.    \   partir  de  06  moment,   l'esprit 

français,  libre  d'entraves,  a  9û  rJherdrei  seul  ses  nouvelles  destinées. 

ReteiKius  Ken  œ  détail  important  de  notre  caractère  :  te  génie  fran- 
çais, violent  parce  qu'il  est  absolu,  est  en  même  temps  extrêmement 
timide,  parce  qu'il  est  abstrait.  Il  a  été  mécontent  de  ses  institutions 

les  plus  populaires  des  |e  premier  JOUT,  mais  il  ne  s'en  est  jamais  af- 
franchi par  lui-même;  c'est  te  temps  qui  B"es1  chargé  de  ce  soin.  <*n 

a  eu  tort  de  due  que  la  révolution  avait  hérité  de  l'ain  tonne  monar- 
chie. La  révolution  n'a  rien  trouvé  devant  elle.  L'ancienne  s,, ente 
était  morte  avec  Louis  \|\,  et  la  naissance  de  l'esprit  nouveau  date 

du  jour  même  du  décès  de  cette  société. 

RéSUmOBS-nOUS  en  quelques  mots.  La  civilisation  française  est  une 

civilisation  purement  intelle. -nielle.  Le  génie  Français  est  la  repré- 
sentation  parfaite  de Tespril  idéaliste  et  métaphysique.  La  préoccu- 
pation d'un  idéal  supérieur  à  toutes  les  réalités  Ct  a  toutes  les  ||, 

sites  et  fatalités  de  la  vie  pratique  remplit  s,,,,  histoire.  Les  vrais 
représent  ans  de  cette  civilisation  sont  eux-mêmes  les  représentans 

des   intérêts   inoraiiv   de  l'humanité,  les  prêtres  et   les  phtlosophl  s. 

G'esi  -'Mis  r influence  spiritualisme  du  clergé  que  se  sont  formées  nos 
institutions,  et  c'est  a  lui  qu'appartenait  te  gouvernement  de  l'an- 
cienne France,  qu'il  peut  revendiquer  à  juste  titre  comme  sa  créa- 
tion. La  nouvelle  France  est  l'œu>  re  de  ce  clergé  laïque  qui,  à  toutes 

les   époques.   g   prétend, |    représenter  et    a    représente   e|i  elle!    l'esprit 

humain  et  ses  ambitions  éternelles.  Voilà  toute  notre  histoire:  sous 
une  douille  forme,  elle  revoie  le  même  génie.  Il  a  ses  défauts,  ce 
génie,  tout  glorieux  qu'il  soit.  Il  est  violent  et  peureux,  ambitieux 

et  sujet  au  découragement,  despotique  90US  couleur  de  philanthro- 
pie, entêté  maigre  l'évidence;  mais  son  plus  grand  vice,  c'est  un< 


liO  REVIE  DES  DEUX  MONDES. 

tendance  fatale  à  exagérer  ses  propres  qualités.  Exagérant  bod  grand 
sentiment  de  l'idéal,  il  a  toujours  considéré  l'idéal  comme  étanl  en 
ira  de  l'homme  et  devant  lui  être  imposé;  jamais  il  n'a  cherché 
ai  à  le  découvrir,  ni  à  le  placer  en  lui.  Epris  de  son  amour  de  l'u- 
nité, il  n'a  pas  voulu  admettre  de  dissidences,  ni  reconnaître  de  diffé- 
rences dans  le  monde.    VUSSÎ    n'a-t-il  jamais  connu    l'individu.   Sa 

brillante  civilisation,  si  intellectuelle,  si  morale,  a  été  frappée  d'une 
demi-stérilité  par  cet  oubli  et  ce  dédain.  La  société  française,  quoique 
fondée  par  les  influences  les  plus  pures,  a  eu  es  conséquence  quelque 
chose  d'artiûciel  ;  elle  a  été  toujours,  extérieure  &  l'homme,  distincte 
de  lui,  comme  l'habitation  l'est  de  l'habitant,  an  lieu  d'être  intime- 
ment unie  a  lui,  comme  la  chair  l'esl  au  squelette  humain  et  le  corps 
à  l'âme,  kussi  cette  société  n'a  pas  encore  c a  d'une  manière  du- 
rable les  biens  qui  sont  l'apanage  de  l'individu  :  la  liberté  politique, 
la  science  de  la  réalité,  l'expérience  pratique,  la  religion  libre  de 
formes  extérieures  el  avant  son  temple  dans  des  cœurs  rivans.  Mais 
récriminer  but  nos  défauts  ne  nous  apprendrait  rien  de  plus  Bur  notre 
génie;  nous  apprendrions  ce  que  nous  ne  sommes  pas.  el  non  ce  que 
non-,  sommes  et  ce  que  mou-  avons  été.  Si  à  cette  tendance  invincible 
à  l'idéal  le  •-''•nie  tramais  .-ùt  joint  la  confiance  dans  l'individu,  ce 
génie  sciait  le  plus  complet  et  le  plus  beau  qu'aucun  peuple  eût  pos- 
sédé. C'est  a  l'Angleterre  qu'il  appartenait  de  faire  cette  découverte 

et  de  réaliser  la  civilisation  l lée  sur  l'individu.  Les  deux  nations 

„nt  eu  ce  privilège,  el  Beules  elles  l'onl  eu  parmi  les  peuples  mo- 
dernes, d'arriver  adonner  une  expression  complète  de  leurêtre  in- 
time, et  de  réaliser  en  fait  les  deux  tendances  contraires  qui  parta- 
gent l'humanité,  et  dont  l'union  serait  la  perfection  même. 

I  n  dernier  scrupule  nous  arrête.  La  France  n'a  jamais,  disons- 
nous,  connu  l'individu;  elle  lui  a  préféré  un  idéal  universel  de  jus- 
tice applicable  à  l'humanité.  C'est  à  la  fois  sa  gloire  el  son  malheur. 
Elle  a  proclame  des  principe.,  libérateurs  de  l'humanité,  et  cepen- 
dant ce  n'est  qu'a  de  rare,  intervalles  qu'elle  a  pu  jouir  chez  elle- 
même  de  la  liberté  politique.  Non-  ae  voudrions  pas  qu'exagérant 
notre  pensée,  on  crût  pouvoir  en  tirer  cette  conclusion  attristante, 
que  la  France  est  a  jamais  impropre  a  la  liberté  politique.  H  D'est 
permis  que  dans  une  certaine  mesure  de  chercher  dans  le  passé  de 
La  France  l'explication  de  son  avenir,  car  la  France  est  le  pays  des 
métamorphoses  extraordinaires.  Oui  aurait  jamais  pu  penser  que  le 
génie  français  parviendrait  à  dégager  son  idéal  de  justice  humaine 

s  institutions  si  longtemps  chéries  de  l'église  et  de  la  monarchie, 
à  substituer  son  catholicisme  rationaliste  à  son  catholicisme  ortho- 
doxe? La  métamorphose  est  si  radical)',  qu'on  a  de  La  peine  a  dé- 
couvrir que  sous  ces  deux  formes  si  différentes  est  cachée  la  même 


DU    GENIE    FRAV.W-. 


l'il 


idée.  La  France  réserve  au  monde  bien  d'antres  surprises.  Et  d'ail- 
leurs ne  posséde-t-elle  pas  déjà  la  meilleure  part  de  la  liberté,  la 
plus  difficile  à  acquérir,  la  haine  des  préjugés,  des  conventions  ty- 
ramuques,  de  l'injustice  sociale?  Je  ne  sais  si,  comme  le  disent  cer- 
taines personnes,  la  France  est  impropre  à  la  liberté:  mais  ce  que  je 
sais  bien,  c'est  qu'elle  est  encore  moins  propre  a  la  servitude.  Notre 
grande  civilisation  intellectuelle  nous  a  préservés  contre  ce  danger. 
C'esl  un  phénomène  remarquable  que  la  grande  liberté  d'espril  qui 

a  jiu  coexister  en   France   avec  la   |ilu-   grande  Soumission  politique, 

et  rien  n'est  pourtant  plus  explicable.  L'obéissance  est  d'autant  plus 
Facile  qu'elle  ne  coûte  aucun  effort;  il  n'esl  dur  île  se  soumettre  que 
lorsqu'on  reconnaît  la  supériorité  de  celui  qui  nous  soumet.  Telle 
esl  L'obéissance  du  Français.  11  Be  soumel  à  la  force,  je  délie  qu'on 
le  fasse  croire  à  la  force;  il  se  soumel  au  préjugé  et  à  la  coutume,  je 
délie  qu'on  les  lui  fasse  trouver  raisonnables;  il  paie  ce  qu'il  ne  doit 
.  je  défie  qu'on  le  persuade  de  la  réalité  de  sa  dette.  Cette  Liberté 

a  existe  chez s  de  tout  temps,  rt  rl|e  est  si  bien  une  (le  nos  con- 
ditions d'existence,  que  nos  narques  Les  plus  absolus  n'onl  pas 

songé  un  instanl  à  La  contester  el  à  la  réfréner.  La  Liberté  d'esprit 
de  nos  pères  surprend  quand  on  considère  Les  moyens  d'oppression 
que  le  pouvoir  avait  à  sa  disposition.  Et  cette  Liberté  d'espril  esl 
une  demi-liberté  politique.  Elle  sert  d'abord  à  consoler  de  bien  îles 

ShOSeS,  ensuite   elle    pose   ceit.iine»    borne-   illl  raiichi--ahles  que  tout 

ivernement  doit  respecter,  tacun  gouvernement  ne  doit  compter 
ni  sur  noue  crédulité,  ni  sur  notre  cécité  morale,  car.  grâce  à  cette 
liberté,  nos  gouvernemens  vivent  dans  une  maison  de  verre.  Nous 

voyons  et  nous  entendons  tout,  et  nous  sommes  en  quelque  sorte  les 

surveillans  de  ce  pouvoir  qui  se  croil  notre  maître.  Enfin,  si  non-  ne 
sommes  pas  libres  vis-à-vis  de  nos  gouvernemens,  nous  le  sommes 
à  un  point  extrême  vis-à-vis  de  nos  concitoyens,  et  notre  liberté  so- 
ciale  dépasse  celle  de  tous  les  paj  ».  Cette  Liberté  d'esprit,  qui  com- 
pense déjà  l'absence  de  tant  d'autres  droits,  finira-t-elle  par  engen- 
drer une  liberté  politique  continue,  ininterrompue,  qui  ne  -on  plus 
bornée  à  de  courtes  et  irrégulières  périodes  d'affranchissement  sui- 
vies de  longues  et  régulières  périodes  d'abdication?  C'est  le  pro- 
blème que  résoudra  le  temps:  mais  le  résultat  définitif  de  nos  lon- 
gués  épreuves  n'est  pas  douteux.  11  sérail  par  trop  étrange  que  le 
peuple  qui  a  conçu  la  pensée  de  L'affranchissement  de  L'humanité 
•ntiere.  qui  a  proposé  à  tous  les  autres  peuple-  l'idéal  de  justice  le 
plus  élevé,  ne  put  accomplir  une  tâche  beaucoup  plus  modeste,  et 
arriver  à  jouir  chez  lui-même  d'une  liberté  politique  suffisante. 

bvtii  e   MoNTÉGI  I  . 


LA 


JEUNESSE  DE  GOETHE 


u  i  izi. Mi   ET  i  r.  \M.roi\T. 

I.  The  Life  and  Works  of  Coelke  wlth  akelekes  of  kit  âge  and  Conlemporariei  from  pahluked  and 
uaaaklitktd  MMM,  lit  (,.  H  l.r«,-;  I.. 11,1.111  IHV;.  —  ||.  Werther  und  Seine  /.eil .  sur  Coelhe- 
Ltileniinr.\,m)\\     \,    ■  1-  III.  Goethe  and  Werther,  llrtefe  C.oethi'i  mentent 

au  eiiner  Jageaiieit  heruiugegeten.  tu»  Ah  g  ttUfjm  1*34.  —  IV.  Coethe's  Wander- 

jahre  and  die   wkhtkftt*   Frmjen  dei   19-  Jahrhanderi\  .   11   v  eouder  Jun„,  Maint   (KM. 

T.  Coelke"!  Leben  and  Dicktangen,  toii  IKiuUer;  HrauiiMliweig  <8J*.  —  VI.  Goethe  s  Leben,  TOI 
llmiruii  Si,li..ir;  BWtftfl  H 


Cinquante  ans  après  la  première  publication  de  Werther,  Goethe, 
l.iin  ,mt  pu  le  monde  une  nouvelle  édition  de  bob  roman,  qu'il  venait 
de  revoir,  j  baser»  ii.  en  manière  de  préface,  quelques  vers,  qui  com- 
mencenJ  l i 1 1 - i  :  Te  voilà  donc  liantunt  une  fois  encore  la  Lainière 
du  jour,  spectre  qui  m'as  déjà  coûté  tant  de  larmes  I  -  Quand  on 
rapproche  les  circonstances  où  fut  écrit  Wrriher  de  celles  où  nous 
nous  trouvons,  on  se  rappelle  tout  d'abord  cette  apostrophe  «lu 
maître.,  el  plus  que  Jamais  elle  semble  de  saison.  Que  peu!  vouloir 
de  nous  cette  ombre  errante  du  pi — v  Qn'attend-eUe  d'un''  société 
réfléchie,  pratique  el  douée  d'une  haute  raison,  comme  assurément 
est  la  autre?  Quatre-vingts  ans  se  sont  écoulée  depuis  l'heure  où 
Werther  vint  au  joux,  «niant  d'une  époque  enthousiaste,  d'un  âge 
d'innocence,  du  moins  en  ce  .qui  touche  l'art.  Nous  sommes  en  1857: 
Goethe  dorl  le  grand  sommeil  sous  les  marbres  du  mausolée,  el  >i 
quelques  rares  contemporains  du  malheureux  Jérusalem  survivent 
encore,  on  peut  croire  que  leurs  cœurs,  glacés  par  le  temps,  ne 


LA    IBISIESSE    DE    (iOETlIE.  143 

tressaiileronl  même  pas  à  l'idée  de  revoir  une  connaissance  de  jeu- 
nesse. Go  lo  an  nunnery,  'lit.  le  prince  de  Danemark  à  La  Bile  de  Polo- 
niua.  Vin-i  serait-on  presque  tenté  de  parler  à  Werther, enl' écartant 
de  prime-abord  d'une  «cane  où  son  apparition  semble  désormais 
impuissante  à  provoquée  Les  moindres  sympathies. 

Gomment  s'expliquer  cependant  tout  le  bruit  qui  s'est  fait  à  pro- 
pos de  la  correspondance  de  K.estner,  publiée  il  \  ■  deux  ans, 
toute  La  discussion,  qui  s'esl  élevée  ehei  nous,  à  ce  sujet,  de  tant 

de  pointa  divers,  chez a,  que  d'ordinaire  ces  sortee  de  querelles 

passionnent  a%édioerement,  on  Le  sait,  et  dont  Le  moindre  tort 
<l"  nous  tenir  trop  facilement  pont  informés  en  ce  qui  regarde 

nus  faits  intéressant  les  Littératures  étranger"       I  est  que  W 

tber  n'est  pas  seulemenl  mm  personnage  de  t an,  mais  on  homme, 

mm  homme  de  tous  les  pays  ei  de  munies  temps.  Quand  le  génie 
ivre,  il  procède  à  l'Image  de  Dieu,  et  ses  types  vont  se  perpétuant 
d'euxr-mèmes  :  Crescite  el  multiplicamittik 

The  beings  ofthe  mind  .iiv  notofelay, 

Essentialy  immortal  I  and  mnltipl; (1). 

Quioserail  vouloir  emprisonner  dans  les  Limites  d'une  génération 
certaine  êtres  façonnés  de  La  main  des  maîtres  pour  l'étemi) 
ce  que  par  hasard  Eiamlet,  don  Juan.  Lovelace,  Tartufe,  m  \i- 
vraienl  que  dans  des  livres?  Est-ce  que,  tels  que  leurs  auteurs  les 
ont  laits,  ils  ne  participent  pas  de  tontes  Les  facultés  de  L'homme, 
dr  celle-là  même  qui  panse  pour  êtes  l.i  plus  virtuelle,  et  dont  Dieu 
a  voulu  que  les  monstres  seuls  fassent  dépourvus?  Est  i  •  que  nous 
ne  les  voyons  passe  reproduire?  ILmlet.  don  Juan.  Tartufe,  Lovo- 
hce,  onl  eu  des  enfans  qui  à  leur  ton?  ont  fah  souche,  et  je  déne 
quiconque  a  L'habitude  du  monde  intelleetuel  de  se  pas  tenu»  compte 
des  rires  dont  je  parle  comme  d'autant  d'individus  dont  l'existence, 
dûment  el  légalemem  prouvée,  ne  saurait  trouver  d'incrédules  que 
dans  Mue  classe  de  gens  qu'on  ne  fréquente  pas.  Ces  noms  se  revieo- 
oent-ils  pas  a  chaque  instant  dans  ta  conversation,  qu'ils  animent, 
relèvent  el  colorent?  N'en  parler-vons  pas  eomme  si  \ous  les  con- 
naissiez? Vous  vo]  e/  au  musée  un  portrait  de  Clarisse,  et  vous  dites: 
«  C'est  cela!  —  ce  D'est  pas  cela  !  i  Comment  le  sauries-vous,  si  mise 
Barlowe  n'avait  pas  vécu?  Werther  est  de  cette  famille,  et  je  ne  m'ex- 
plique pas  autrement  l'inaliénable  intérêt  qu'il  a  le  privilège  d'exci- 
ter, ei  dont  mure  ep.>que.  si  peu  semblable  a  relie  de  sa  naissance, 

vient  de  lui  donner  tant  de  marques. 

l  n  des  plus  judicieux  parmi  les  i  nmentateurs  du  poète 

de  Weimar,  M.  Duntzer,  prétend  que  chacun  dea  ouvrages  de  Goethe 

(1)  Byron,  Childe-Harold. 


144  BEVUE    DES    DEI  \    tfONDES. 

réclame  un  travail  particulier,  et  mérite  en  ce  point  d'être  traité 
avec  les  xi'uis  investigateurs  el  la  savante  curiosité  donl  on  entoure 
les  classiques  de  l'antiquité.  Cette  idée,  i  »  ï *  ■  x  t  des  fois  d'ailleurs  mise 
en  pratique  chez  les  allemands  à  propos  de  Tasse,  d'Bgmont,A'Iphi- 
génie,  de  Wilkelm  Meister,  qui  tons,  drames,  tragédies,  poèmes  et 
romans,  ont  inspiré  des  volumes  de  gloses,  ne  pouvail  manquer  de 
nous  valoir  de  nouvelles  études  sur  Wn-ifier.  Exposer  l'étal  de  la  so- 
ciété au  moment  où  parut  ce  Fameux  livre;  tracer  la  peinture,  vi- 
vante en  quelque  sorte,  des  mœurs  et  de  la  littérature  <ln  temps; 
dire  les  petits  scandales,  les  apologies,  les  parodies;  mettre  eu  scène 
les  divers  personnages  qui,  oV  près  ou  de  loin,  prirent  part  a  cette 
histoire;  recueillir  tout  ce  qui  s'j  rapporte,  jusqu'aux  propos  de  sa- 
lon, jusqu'aux  anecdotes,  telle  est  la  tâche  que  M.  ^ppel  s'est  pro- 
posée dans  un  volume  Intitulé:  Werther  mut  seine  Zcit,  ouvrage 
plus  bibliographique  -ans  doute  que  critique,  ayant  moins  affaire  de 
prouver  que  de  raconter,  mais  «l'un  piquant  intérêt  au  point  il'1  vue 
de  l'histoire  littéraire,  et  que  les  mieux  informés  consultent  avec 
fruit. 

S'il  me  fallait  absolument  de  l'esthétique,  je  m'adresserais  a 
U.  Rosenkrantz  nu  .1  M.  Weisse,  ces  infatigables  explorateurs  d'un 

sol  incessam ut  retourné,  et  qu'on  n'épuise  pas.  Je  demanderais  a 

M.  Duntzer  ses  commentaires  approfondis,  -es  exposés  philologiques 
excellons,  bien  qu'un  peu  touffus,  et  dans  l'épaisseur  desquels  je  me 

Mettrais  île  promener  la  serpe  de  l'é ndeur,  —  à  M.  Uexandre 

Jung  sa  pénétration  'lu  symbole,  -on  ait  incroyable  d'aller  décou- 
vrir dans  le  poète  qu'il  étudie  île-  réponses  a  toutes  les  grandes 
questions  sociales  que  le  siècle  peut  a\<ùr  posées.  Il  -'en  tant,  du 
reste,  que  cette  réaction  très  caractéristique  qui  depuis  quelques 
années  se  manifeste  eu  l'honneur  de  Goethe  ait  été  circonscrite  dans 
les  limites  de  l'Allemagne.  De  toutes  parts  eu  Europe,  la  vie  et  les 
écrits  de  l'illustre  penseur  sonl  devenus  l'objet  d'itératives  investi- 
gations.  Carlyle  date  de  Goethe  une  ère  nouvelle  au  début  de  la- 
quelle nous  sommes  seulement,  et  tel  esl  aussi  le  -nh  de  l'impor- 
tant ouvrage  que  M.  (i.-ll.  Lewes  vient  de  publier  après  (|i\  an 
recherches  et  d'études,  monument  de  zèle  littéraire  et  d'enthou- 
siasme raisonne,  dédié  «  à  l'homme  qui  le  premier  a  lait  connaître 
»,  ethe  a  l'Angleterre.  »  J'ai  nomme  Thomas  Carlyle.  On  -ait  avec 
quel  art  singulier  les  Anglais  composent,  de  documens  qu'il-  éla- 
borent, des  ouvrages  que  tout  le  monde  lit,  —  ceux  à  qui  spécia- 
lement on  les  destinait,  et  ceux -la  aussi  qui  forment  le  gros  du 
public,  et  ne  demandent  qu'à  être  amuses.  Le  livre  de  M.  Lewes  ap- 
partient à  ce  genre  d'écrits;  j'y  retrouve  cet  intérêt  attachant,  cette 
saine  appréciation  des  choses,  ce  common  sensé  qui  vous  frappenl 
dans  ces  admirables  classifications  de  papiers  d'état  auxquelles  les 


LA   JEUNESSE    DE    GOETHE.  145 

écrivains  politiques  de  son  pays  nous  ont  de  tout  temps  habitués. 
Ce  n'est  pas  que  cette  Viede  Goethe  contienne  tien  de  bien  oonveau, 
tant  sur  le  personnage  que  Bur  Bes  écrits;  le  principal  mérite  en  est 
moins  dans  la  découverte  de  faits  inconnus  que  dans  la  mise  en 
œuvre  intelligente  et  méthodique  de  documens  que  la  foule  peut 
ignorer,  mais  qui,  pour  tous  les  esprits  instruits  de  la  question,  ap- 
partiennent depuis  longtemps  au  domaine  de  la  publicité,  aussi  est- 
on  tenté  de  se  demander  où  se  trouvent  ces  sources  inédites,  un- 
publiihed  sources,  auxquelles  l'ingénieux  auteur  l'ait  allusion  dans 
.son  titre.  Est-ce  que  par  hasard  M.  Lewes  entendrait  parler  d'une 
lettre  de  M.  Thackeray,  racontant  certains  détails  sur  les  impres- 
sions qu'il  éprouvait  en  présence  de  Goethe  I  '.'  Ce  Berait  là  bien 
peu  de  chose.  \  vrai  dire,  de  source  nouvelle  en  pareil  sujet,  de 
Bource  où  personne  encore  n'ait  puisé,  il  n'en  existe  guère  désormais 
(prune  seule,  la  correspondance  de  Goethe  avec  le  grand-duc  Charles- 
auguste.  Lejour  où  ces  précieux  documens  verronl  la  lumière,  il  j  a 
lieu  île  croire  que  la  liste  des  archives  a  consulter  B'enrichira  d'une 
pièce  importante,  et  l'on  ne  peut  là-dessus  que  s'en  remettre  au 
rare  discernement  du  grand-duc  régnant,  quisaitleprix  d'un  pareil 
dépôt,  et  le  fera  servir  en  temps  et  lieu  à  l'histoire  de  son  illustre 
aïeul.  Quoi  qu'il  eu  soit,  l'ouvrage  de  M.  Lewes,  -'il  n'apporte  pas 
à  la  question  de-  renseignemens  inédits,  résu lu  moins  excellem- 
ment tous  ceux  que  l'on  connaît,  et  c'esl  ce  que  nous  voudrions  ■■< 

initie  tour  essayer  de  raire  pour  la  France,  eu  i 3  établissant  au 

milieu  de  cette  période  dan-  laquelle  se  passa  la  jeun.-  the. 

période  favorable  entre  toutes,  où   l'homme  et   le    poète  eurent   la 

bonne  fortune  de  pouvoir  se  développer  sans  aucune  de  ces  •_"  ne- 
plus  ou  moins  li\  pocrites  que  les  bienséances  empêcheraient  aujour- 
d'hui, et  dans  l'entière  plénitude  de  leur  originalité. 

1. 

Au  printemps  de  l'année  177-2,  Goethe  arrivait  à  Wetzlar,  eu  proie 

à  cette  hum  a  ee  ferment  de  jeunesse  qu'il  a  lui-même 

.si  bien  caractérisés  en  divers  |Ki-a^->  de  s,.,  mémoires.  Quand  on 

1    Vers  1880,  M    1  trouvant  à  w.imar  en  compagnie  d'one  -vingtaine 

de  jeunes  compatriotes,  y  ftUreçupai  ette  grâce  hospi- 

taliè  mue,  qui  ait  dire   .11   1  1  '    •       '    plus  simple,  plus  avenante, 

[,!„.  .  plus  gentlemanlike,  j.'  n'en  ai  jaunis  rencontré.  »  Admis  dans  le  cercle 

intime  delà  belle-fille  d.'  Goethe,  on  son  talent  de  caricaturùte  plaisait  beaucoup, 
M.  l'ii  ickeray  y  rencontra  maintes  fois  le  vieux  Wolfgang,  dont  il  trace  dans  cette  lettre 
un  portrait  qui  se  rapproche  a-  lient  de  la  statuette  de  Rauch,  et  se  tel 

■  mi. -s  de  respectueux  enthousiasme  :  /«  truth,  l  cm  fimey  nothing  more 
tjestic  and  healthy  looking  thon  the  great  old  l  ■ 

TOME    IX.  *° 


146  REVl  I      Dl  -     Ml  \     M«)\I)ES. 

penae  un  agitations  qui  l'\  attendaient,  à  son  amour  pour  Char- 
lotte, à  toute  cette  aventure  romanesque  qu'il  vécut  en  quelque  -  irta 
avant  de  ta  traduire  dans  Werther,  on  a  peine  à  comprendre  com- 
ment, ayant  plus  tard  à  parler  de  son  séjour  en  cette  résidence,  il  a 
pu  en  venir  è  dire,  dans  un  langage  empreint  de  La  froideur  systé- 
matique du  style  officiel  :  h  Ce  qui  m' arriva  a  Wetzlar  est  de  peu 
d'importance  e1  ne  sauvait  avoir  d'intérêl  qu'autanl  que  I»'  Lecteur 
me  permettra  d'j  prendre  occasion  pour  jeter  un  rapide  coup  <i-.il 
sur  l'histoire  de  la  chambre  impériale,  el  de  lui  présenter  Les  eir- 
constaoess  défavorables  .m  milieu  desquelles  j'arrivai,  »  II  faut  cour 
venir  que  c'est  la  un  ton  médiocrement  sympathique,  et  qui 
nom  de  Wetzlar,  ara  yeux  de  tous  les  gens  informe-  d'un  certain 
épisode,  semblerait  devoir  évoquer  d'autres  révélations  que  celles 
qui  se  tattaehenl  aua  annales  de  la  cham  ellerie  du  Bainl  empire  ger- 
manique. Cependant  je  suis  loin  ^r  voir  dans  cette  omission  une 
preuve  irrécusable  d'indifférence,  el  je  ne  partage  nullement  L'opi- 
nion il--  M.  Lewes,  qui  s'écrie  a  ce  propos  :  a  Voilà  ce  que  c'esl  que 
de  composer  des  mémoires  a  un  âge  <>u  l'on  a  perdu  toute  >\  mpathie 
pour  les  agitations  de  la  jeunesse!  J'estime  au  contraire  que  le 
. ii i *■  de  Charlotte  ne  s'effaça  jamais  'lu  cour  do  son 
Loyal  et  poétique  amant,  et  que  .-i  L'autobiographie  de  Goethe  Be 
tait  Mir  certains  points  que  notre  curiosité  sérail  bien  aise  de  voir 
éclaircis,  ce  silence  do  L'auteur  tient  plu-  de  la  réserve  que  de  l'ou- 
bli, aujourd'hui,  après  que  toit  do  documens  intimes  ont  parlé, 
Lorsque  la  correspondance  de  LCestner  est  venue  apporter  <\'-  -i  remar- 
quables pièces  au  procès,  il  n'est  plus  guère  permis  d' attribut  r  a 
L'altération  des  souvenirs  Les  Lacunes  qu'on  regrette  trop  souvent  do 
voir  au\  endroits  les  plus  intéressans  des  mémoiret  :  Goethe  a',  it 
l'âme  trop  élevée,  un  trop  exquis  sentiment  do-  convenances,  pourne 
point  hésiter  devant  certaines  difficultés  inséparables  de  toute  es] 
de  confession  publique.  Il  sa*  ait  jusqu'où  l'on  pont  aller,  mai-  il  savait 
aussi  ou  l'on  doit  s'arrêter,  el  je  doute  qu'il  ont  fort  approuvé  les 
principes  de  ci  -  <-<-\  ivains  qui.  tout  on  se  proposant  de  raconter  leurs 
propres  faiblesses,  se  Boni  comme  un  devoir  do  traiter  épisodique- 
ment  des  scandales  d' autrui,  ri.  do  gr<  on  de  force,  traînent  sur  le 
tréteau  où  il  Leur  plaît  il'  monter  quiconque  ont  jamais  affaire  a  eux. 
Dans  sa  première  Lettre,  Werther,  parlant  i\r  Wetzlar,  dit  que 
cette  \  Ole  offre  peu  d*agrémens.  Si  le  mot  ai  ait  du  \  rai  vers  la  tin  du 
sviii*  siècle,  a  une  époque  ou  la  chancellerie  impériale  j  tenait 
assises,  je  laisse  a  penser  ce  qu'il  en  doit  être  aujourd'hui,  quand  la 
noble  cite,  privée  de  toute  vie.  de  toute  animation,  voit  mélancoli- 
quement L'herbe  croître  par  ses  rues  désertes.  Ordinairement  les 
villes  qui  ont  l'ait  quelque  figure  dans  l'histoire  conservent  a  tra 


I.A    .IEINE6SE    DE    GOETHE.  11" 

les  temps  comme  un  indélébile  caractère  du  passé,  même  en  leur 
abandon  et  leur  ifedhéanoc.  Ici  rien  de  parai,  et  wus  vous  deman- 
dez rmnTnl  ces  maisons,  de  mesquine  et  bourgeoise  apparence. 
qui  bordent  des  rues  tortueuses  OÙ  TOUS  ne  cessez  de  grimper,  mit 
jamais  pu  servir  4e  résidence  à  ces  magnifiques  proosreara  1 1  asses- 
seurs  du/,  asequeki  des  princes  souvent  faisaient  aaaai  baaobre.  Le 

fait  est  que  les  plus  brillantes  parmi   tes  habitations  qui   datent  le 

cette  époque  ne  dépasses!  pas  la  mesure  ordinaire,  et  j'en  dirai  au- 
tant des  nombreuses  villas  gracàWBBBeBt  éparpillée-  mm  les  colline- 
du  voisiuaire.  et  qui  peuplent  BDCOR  l'aimable  \  aller  delà  l.abn. 
Peut-être  ces  illustre-  persom,  étendant    a.f-    rappeler  par 

leurs  goOTemumeas  au  bout  d'une  période  plus  ou  moins  prolongée, 
ne  se  souciaient-ils  pas  de  se  miner  en  frais  de  constmctwai  dans 

une    résidence  ou    ils    u'e\eiraieiit  apw-  tout   qu'une   magistrature 

temporaire.  Quoi  qu'il  en  sC,it.  ,m  voyait  alors  a  Wetular  de  grandes 
existences,  des  portera  de  chaises  allaient  et  venaient  du  matin  m 
soir:  d'habiles  cochers,  emmitouflés  dans  la  naeingrsveàéraddique, 

gai es  d'argent  et  d'or  sur  tonte-  |. s  CSUtoreS,  trouvaient  nioveii 

de  taire  inanoiiv  i  er.  a  travers  ces  labyrinthes  étroits  taillés  dan-  la 
montagne,  leurs  carrosses  a  quatre  el  même  à  sii  chevaux.  Lm 

bourgeois  de   la  bonne   \dle  impériale  avaient,  il  est  vrai,  pour  dit 

de  tenir  leurs  émana  sous  dé  crainte  d'accident,  al  l'a  ne  rencon- 
trai* pas  comme  aujourd'hui  de-  troupeaux  de  gamins  s'éhattanl  au- 
tour des  maisons. 

L'hôtel  ou  siégeai!  r ancienne  cour  de  chancellerie  est  maintenant 

Une  caserne,  i  Ce  qui   nous  manquait.  DM  disait,  il  v   B  tantôt  quinze 

ans,  un  procureur  octogénaire,  dernier  débris  de  ces  Manne  héroï- 
ques, c'était  la  force  executive;  a  l'iieure  qu'il  est.  vous  le  v 
monsieur,  nous  en  avons  trop.  ■  l.t  il  me  montrait  en  souriant  les 
chasseurs  «le  la  garnison  qui  paradaient  mh  la  place  a  grand  nenibrl 
de  clairons  el  de  musique  militaire;  cédant  arma  foum.  \  côté  de 
la  caserne  esl  le  palais  des  archives,  lourde  el  massme  oonstructioii 
de  la  lin  du  dernier  siècle,  et  qui  n'a  jamais  été  terminée.  C'est  là 
qu'il  faut  entrer  pour  voir  un  véritable  paiida-nmniuni  de  protocoles. 
La  cour  impériale  de  justice  était  la  cour  d'appel  i\u  saint-empire. 

une  sorte  de  chancellerie  gennanique.  lmau'ine-t-on  ce  que  pouvait 
rire  a  cette  époque  une  chancellerje  gennanique,  quand  aux  jours 
où  nous  vivons,  après  l'invention  des  chemins  de  foc,  ce  seul  mol 

de  chancellerie  éveille  encore  l'idée  de  lenteurs  incalculables  et  de 
séculaires  temporisations!  Que  de  perplexités,  que  d'angoisses,  de 
rancunes  et  de  passions  ensevelies  dans  ces  parchemias  qui  dorment 

à  jamais  du  grand  sommeil  dos  b nés  et  (U'>  choses!  Je  pris  dans 

un  casier  une  pièce  au  hasard  :  c'était  un  document  sous  enveloppe 
adresse  au  tribunal  à  l'occasion  d'un  procès  et  destiné  à  éclairer  la 


\hS  hkvi  k    HKS   DEUX    UONDBSi 

religion  des  membres  de  la  haute  cour.  L'enveloppe  portait  le  millé- 
sime de  1027,  et  le  sceau  de  cire  rouge  apposé  sur  le  pli  était  de- 
meuré intact  a  travers  les  âges.  Vinsi  en  est-il  de  mille  autres  actes 
enfouis  dans  ce  chaos.  La  main  qui  les  devait  ouvrir  se  sera  glacée 
avant  d'avoir  pu  suffire  à  sa  tâche,  et  les  voilà  condamnés  à  garder 
leur  secret  jusqu'au  dernier  jugement!  Lorsque  Goethe  arriva  à 

Wet/lai',  vingt  mille  causes,  ni  plus  m  moins,  étaient  pendantes  en 

cour  d'appel,  et  chacun  savait  que  le  tribunal,  en  faisanl  toute  dili- 
gence,  n'en  pouvait  dépêcher  que  soixante  par  an.  Soixante,  quand 
il  >'en  présentait  régulièrement  plus  du  double!  Le  spectacle  d'une 
semblable  confusion  ne  pouvait  qu'inspirer  une  pauvre  idée  de  la 
jurisprudence  à  l'esprit  éminemment  pratique  et  droit  du  jeune  doc- 
teur Goethe. 

J'ai  dit  ce  qu'était  la  cour  impériale.  I  a  mol  maintenant  d'une 
autre  institution  du  passé,  qui  jetait,  vers  cette  période,  son  dernier 
eidat  a  Wet/lar,  el  qu'on  appelait  le  Twttch»  Huns.  Personne  n'i- 
gnore ee  que  tut  au  IlloVen  âge  l'ordre  teutollique.  el   Luis  les  esprits 

quelque  peu  familiers  avec  l'histoire  d' Ulemagne  ont  encore  présens 
a  l'idée  ces  terribles  moines  guerriers,  a  l'armure  noire,  au  man- 
teau blanc,  qui,  joignant  a  l'ardeur  de  prosél]  bsme  du  missionnaire 
l'indomptable  valeur  du  héros,  eu  vinrent  a  conquérir  d'impor- 
tans  territoires  et  a  Be  faire  dans  le  monde  une  immense  paît  d'in- 

lluence.  Malheureusement  il  en  fut  de  cet  ordre  f« îux  comme  de 

tant  d'autres  institutions.  Dans  Bon  zèle  pour  la  loi  religieuse  était 
sa  principale  force;  vinrent  les  succès,  et  |a  foi  s'en  alla.  \\ec  ['ac- 
croissement des  richesses  et  l'extension  de  la  puissance,  le  mobile 
généreux  disparut,  la  vraie  gloire  s'eflaça.  L'inévitable  loi  qui  régit 
les  grandeurs  humaines  atteignit  cette  corporation  illustre,  si  bien 
qu'au  moment  dont  nous  parlons,  les  Teutsche  Ritter  en  étaient  logés 
à  la  mené-  enseigne  que  le-  chevaliers  de  Malte.  Néanmoins  l'ordre 
possédait  encore  «le-  biens  considérables  en  diverses  parties  de  r  \|- 

lemagne,  et  dans  quelques  ville-,  existait  une  sorte  de  maison  cen- 
trale pour  l'administration  des  revenus  et  l'expédition  générale  des 

allaites  de  la  communauté  :  on  l'appelait  le  Teulsc/ie  J/mis.  Il  y  avait 

a  Wetzlar  un  de  ces  établissemens,  et  l'homme  qui  en  exerçait  la 
surintendance,  leAmsttnann,  comme  on  disait  alors,  n'était  autre, 

qu'un  certain  M.  BufF,  personnage  d'un  attrait  sali-  doute  fort  se- 
condaire, quand  on  le  considère  en  lui-même,  mais  qui  avait  pour 
fille  l'aimable  Charlotte,  l'héroïne  de  cet  épisode  de  la  jeunesse  de 
Goethe. 

Le  Teutsche  Haus  n'était  cependant  pas  la  seule  église  où  survé- 
cussent, vers  la  lin  du  win*  siècle,  les  anciennes  pratiques  de  la 
chevalerie.  Goethe,  en  arrivant  à  Wet/lar,  v  trouva  une  sorte  de  Ta- 
ble-Ronde très  sérieusement  constituée,  et  dont  les  principaux  mem- 


LA    JEUNESSE    DE    GOETHE.  149 

bres  appartenaient  naturellement  à  la  noblesse.  Il  va  sans  dire  que  le 
fils  du  patricien  de  Francfort  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  se 
faire  recevoir  de  la  société  :  dignus  erat  intrare.  A  défaut  des  in- 
stincts aristocratiques  qu'on  lui  connaît,  son  goût,  alors  très  pro- 
noncé, pour  toute  espèce  de  franc-maçonnerie  et  de  romanesques 
aventures  l'eût  facilement  entraîné  sur  cette  pente.  Le  fondateur  de 
ce  club  moitié  sérieux,  moitié  burlesque,  et  que  j'intitulerais  volon- 
tiers une  consciencieuse  parodie,  se,  nommait  Frédéric  de  (loué  :  phy- 
sionomie étrange  que  relève  un  éclair  de  génie,  bizarre  individualité 
dont  je  voudrais  en  passant  pouvoir  donner  un  crayon!  Né  en  1743 
à  Hildesheim,  Auguste-Frédéric  de  Goué,  après  avoir  été  attache  à 
la  personne  d'un  comte  de  Bentheim-Steinfurt,  occupait  à  Wetzlar 
l'emploi  de  secrétaire  de  la  légation  de  Brunswick,  lorsqu'il  lit  la 
connaissance  de  Goethe,  qui  parle  de  lui  dans  ses  mémoires  et  dans 
sa  correspondance  avec  Kestner.  C'était  un  singulier  compagnon, 
Incapable  d'entreprendre  quoi  que  ee  suit  de  sérieux,  et  qui  unit  par 
achever  dans  l'ivrognerie  et  la  débauche  une  existence  entremêlée 
d'occupations  littéraires  el  de  niaiseries  héraldiques.  Le  bon  Kcstner 
l'appelle  un  génie,  et  un  autre  contemporain,  Dietfurth,  assesseur 
pies  la  cour  impériale,  le  caractérise  comme  un  esprit  ingénieux, 
mais  Foncièrement  dissolu,  et  ne  sachant  que  -e  dépenser  en  charges, 
drôleries  et  billevesées  de  toute  sorte  l).  Tel  était  ce  grand-ma 

iln  temple,  et  les  di\ers  affiliés  de  l'ordre  s'intitulaient,  celui-ci  :  l.u- 

bomirskJ  le  Guerroyeur,  celui-là  :  Saint-Àmand  le  Têtu.  Il  j  avait 
aussi  Eustache  le  Circonspect,  Wenzel  le  Magnanime,  Jérusalem  le 
Taciturne.  Quant  à  Goethe,  on  l'avait  tout  naturellement  et  tout  sim- 
plement  baptisé  Goetz.  Parmi  les  enfantemens  de  cette  étrange  muse 
nous  parlons  de  Frédéric  de  Goué  .  on  cite  deux  drames,  aujour- 
d'hui oublies  [2),  et  que  les  critiques  du  temps  mentionnent  avec 
éloge;  -mais  celle  de  ses  productions  qui  le  mit  surtout  en  évidence 
fut  une  sorte  de  parodie  qu'il  écrivit  plus  tard  du  célèbre  roman  de 
Goethe  :  Masure  ou  le  jeune  Werther,  tragédie  traduite  de  l'ilhjrien. 
L'action  se  passe  à  \  arso\  ie,  où  Wei  ther  esl  secrétaire  de  la  légation 
de  Crimée  et  s'appelle  Masure;  Lotte  a  nom  Francisca,  et  Vlbert 
joue  le  rôle  d'un  référendaire  impérial.  Tout  cela  est  d'un  comique 
■  médiocre,  et  le  cède  beaucoup,  en  \or\e  originale  et  en  spi- 
rituelle raillerie,  a  diverses  autres  imitations  qu'inspira  le  chef- 

(1)  Voyez  Dietfurth,  Aufieichmmg  vom  Jalire  1786.  —  Je  trouve  aussi  à  son  sujet, 

lans  1 1  c  illection  de  Nie  il  ivius,  une  pii      d    v  srs  assez  amusante  et  que  termine  ce 

quatrain  : 

Tu  passes  rumine  Diogène 

Bovdoppé  dans  ion  manieao, 
RiiTant  l'absiolbe  u  coape  pleine, 
El  cjniqae  jusqu'au  i  mi  beau . 

(2)  Doua  Diana  et  Iwanette  et  V 


i  .'>!)  revit  m  s  un  \  —mm.. 

d* œuvre.  \us>i  n'en  parfé-je  qu'à  cause  des  allusions  fréquentes  à  la 
période  de  aTniiiu  qui  i'j  trouvent  aatureUement  intercalées,  el  qui 
donnent  n  Rvre  an  certain  piquant  comme  tableau  de  bkboib, 
Nous  j  voyons  aller  el  venir,  faire  l'amour  et  la  débauche,  rire, 

boire,  chanter  el  as  démener,  cette  I  h'-\  aleric  de  taverne  au   milieu 

de  laquelle  parade  le  jeune  Wolfgang  sou-  le  Beau  «lu  paladin  Goetz. 

I  II  (les  preu\  (le  cette  Tal)le-l'(ip|i(|e  entiuine  aple-  boire  une  (  liall-nn 

fi  an  tise.  Mi  q  nui  ;  s'écrie  Gœtz,  tu  te  prétends  an  <jhevnlier  vouton , 
et  tu  chantes  des  refrains  étrangers?     I  n  autre,  interrogeant  Goetc, 

lui    demande   où    il    en    est    du  monument    (pi'il    érige    a    S0D.   aïeul  : 

a  J'avance,   mais toat  doucement,  lui  répond -ceka-ci,  car  U  s'agit 

celle  fais  d'un  cheï-d'omvre  a  confondre  le  présent  et  l'avenir.  .    I    ■ 
tait  alors  le  temps  en  MleinaLTiie  (les  sociétés  littéraires  |x  dit  ifjtics  ,| 

m\  siiijnes.  et  tandis  .pie  Frédéric  de  doue  ei  ses  paladins  misaient 

revivre  a  Wet/lar  les  pratiques  du  laineu\  héros  de  Cervantes  (1), 
une  corporation  de  hardis  poètes  s'agitait  a  Goettingue  dans  une 
exaltation    h  rique   qui   ne  laissait    pas  d'avoir,   elle  aussi,   s,,ii 

hoiiilon.  Libelle,  patriotisme,  amitié,  religion,  vertu,  nobles  devises 

qu'on  invoquait  a  tout   moment  et   à  grOBSC  VOtt,  au  risque  d'abuser 

de  la  paraphrase  et  de  tomber  dans  le  pathos  et  la  nmnerie,  éternel 
ecueil  de  tiiiiiis  les  républiques  de  oe  momie:  L'autesu  de  lu  M<s- 

ut.  coi e  on  sait,  t'ame  de  nette  association,   ^bx  jours 

d'assemblée,  les  ..d.-,  de  Dopstoci  figuraient  ouvertes  sur  un  pupitre 

d'honneur:  a  table,  on  bu\ait  a  sa  saute  le  v  in  du  Rhin;  puis,  au  ban- 
quet par  mmiei  on  fêtait  périodiquement  l'anniversaire  de  sa  nais- 
sance, une  sorte  de  tronc  restait  \  .o  ;int  a  s'.n  intention,  et  B6S  S30- 
\  res  étaient  solennellement  couronnées,  tandis  (pie  les  poèmes  de 
W  leland.  bsnteosemenl  lacérés  sous  la  table,  sen  aient  à  attumei  les 
pipes  •!].  Goethe,  bien  qu'il  lut  sur  plusieurs  points  en  dissentiment 

1     Comme  don  Qui.  h 'tt.,  l>s  i  r.t-  ..•  .  ntre  eux 

que  tojaxgon  de  la  chevalerie  et  se  livraient  à  toi  r  du  monde  le 

(j1u>  i  eut  fait  de  1 1 1-  ne  Berfa  de 

livre  cauo;.  un  des  tours  lisait  qn 

rituel  Btnxgique  Plui 
mion  se  soit  d'ailleurs  justifiée,  qu'un  bat 
philosophiqne  •  t  mystique  se  cachait  sou-  ordre 

anonyme  dont  le  premi>-i  degré  s'appelait  .  le  second  /-■  passage  à 

le  troisièni  •  enfla  le  quatrième  le  passage  du 

-  Q     .  qu'il  en  Suit,  ce  qu  il  .tain,  c'e:-t  qu.- 

Goethe  s'y  adonna  avec  une  arJ 

F  apant  du  dispositif  des  iut-ilvoir  dans  cette  et 

école  buissonoière  uni  Francl 

h  dis  tpli  i  'i  ip  tendue  du  loyer  paternel?  H,  v  il  b  tfy  pencherait  assez,  et  nom  ne 
demandons  pas  inieus  que  de  nous  lai-  ies  de  l'excelli  ni 

(2)  Voyez  la  lettre  de  Voss  citée  dans  l'intéressant  ouvra.  :..ur  Prutz, 


I.A    JEUNESSE    DE    (KIETIIE.  loi 

avec  les  membres  du  cén<acle  de  Goettingue,  entra  cependant  en  rap- 
port avec  eux,  et  consentit  même  ;i  leur  envoyer  diverses  pièces  que 
publia  VAlmanach  des  Muscs,  organe  alors  fort  répandu  de  la  so- 
ciété, et  <|ui  depuis  a  marque  sa  place  dans  l'histoire  <lr  la  poésie  al- 
lemande. S. m-  aucun  doute,  la  nature  judicieuse  el  sensée  de  Goethe 
ciaii.  peu  faite  pour  sympathiser  avec  cette  école  du  clair  de  (une  e1 
de  la  sentimentalité;  mais  à  Wetzlar  on  n'avait  que  l'écho  affaibli  de 
extravagances,  auxquelles  on  a'assistail  point,  et  puis  récervelé 

compagnon  des  fredaines  chevaleresques  du  sire  de  G •.  te  templier 

postiche  du  Teutsche  finis,  avait-il  bien  alors  qualité  pour  revendî- 
[uer  en  poésie  les  droits  de  la  saine  raison?  Goethe  él  ifl  loin  d*èti 
■  époque,  même  a  l'endroit  du  caractère,  ce  qu'il  devint  plus 
l  :  il  se  cherchait  dans  le  trouble  el  la  confusion,  el  sa  peu 
pour  prendre  forme,  avait  besoin  d'être  sollicitée  par  un  appel  ex- 
i  xieur;  en  un  mot,  il  ne  savail  encore  travailler  que  sous  le'  coup 
d'une  émotion  immédiate,      .le  m'efforçais  intérieurement,  écrit-il 
lui-même,  de  me  débarrasser  'le  tout  élément  étranger;  je  m'adon- 
nais avec  transport  a  la  contemplation  du  monde  extérieur,  a  l'étude 
des  êtres    i  conunenoer  par  L'être  humain  .  aussi  approfondie  qu'on 
la  puisse  mener,  les  Laissant  chacun  a  sa  manière  agir  sur  moi.  Il 
en  résulta  une  incroyable  affinité  avec  tous  le-  objets,  une  sorte  de 
consonnance  intérieure,  île  vibration  simultanée,  tellement  .pie  !■■ 
moindre  changement  de  lieu,  la  moindre  variation  atmosphérique, 
me  tenaient  sous  leur  influence.  Bien!  a  au  regard  'lu  poète  vîi  : 
joindre  le  regard  du  peintre,  et  cet  aimable  paysage,  qu'anin 
gracieusement  son  Qeuve  pittoresque,  favorisant  me-  contemplations 
silencieuses  ci  jalouses  de  s'exercer  de  toute-  paît-,  je  sentis  s'ac- 
croître irrésistiblement  mon  amour  de  la  solitudi 

Néanmoins,  eu  fait  de  compositions  poétiques,  le  -'jour  a  v 
lar  n'eut  point  de-  résultats  proportionnés  a  cette  continuelle  .-t 
excessive  surexcitation.  Goethe  produisit  peu  dan-  cette  période,  et 

i<     ■  i  un  habit  aenf  ton!  exprès  (jour 

1 
de  [leurs;  i  la  place  d'honni  ni  et  ût  le  de  Denis  el  >!•■  guir- 

1  m  les  0  nul   lionini  u-  'i.'  ce    ' 

gisait  Ignominieusement  l'tdrii  de  Widand.  Cramer  nous  ha  alors  diverses  odes  de 
Klopsl  i  iy.ua  rapport  :i  l'Allemagne,  puis  on  put  le  oaié  en  se  faisant  des  allumettes 
pour  les  pipes  h  \\  •  Land.  Bote, qui  uc  fnmi  atenta  de  fouler 

aux  pieds  Le  livi  0        i  it  le  vin  du  Rhin,  et  nous  !  ûmes  crânement  à  la  sauté 

de  Ûopstook,  a  la  h  I  do  grand  Hermann.  C'était  le  moment  .le 

■h  vin  du  Rhin    I  mff.iient.  On  par  1 1  ttberté, 

tllamagna  vei  tu,  et  .  :  \.ni-  imaginer  avec  nuel  eutb'.usiasme !  Ensuite  ou 

se  mil  a  m  i  l'dire  du  punch,  et  la  I  J".v  -usement  par  un  auto-da-fé 

du  tu  ..  —  •  aussi  \  i  huff,  t.  IV. 


I  52  REVUE  DES  DECX  U0ND1  5. 

son  âme,  comme  les  harpes  éoliennes,  dont  elle  avait  ta  mélodieuse 
impressiooaabilité,  laissa  ses  soupirs  innotés  se  disperser  aux  folles 
brises.  Il  excuse  ce  long  silence  par  les  occupations  de  la  vie  de 
palais  :  visites  à  rendre  et  à  recevoir,  informations,  procédures, 
enfin  tout  le  détail  du  métier  de  jurisconsulte.  Puisqu'il  le  dit,  nous 
ne  le  contredirons  pas;  mais,  sans  aiei  ces  occupations,  peut-être 
serait-il  permis  d'ajouter  qu'il  j  eut  alors  incontestablement  dans 
>c>  facultés  productives  un  de  ces  temps  d'arrêt  assez  fréquens 
chez  lui,  et  qui  se  signalent  par  une  sainte  recrudescence  de 
fureur  esthétique.  La  recherche  de  lois  générales,  d'imprescrip- 
tibles règles  à  s'imposer  dans  l'art,  formait  son  unique  spécula- 
tion. Oubliant  ce  qu'il  a\;iit  écrit  lui-même  sur  l'inutilité  des 
principes  et  des  maximes  pour  l'homme  de  génie  (1),  il  se  consu- 
mait à  creuser  de  laborieuses  théories,  et  s'épuisait  à  les  discuter 
avec  son  entourage.  Cette  crise  d'esthétique  était  r<>mnn-  un  repos 
momentané  de  l'élémenl  créateur,  génial,  et  semblait,  ainsi  que 
divers  autres  symptômes  faciles  à  noter  chez  Goethe  vers  cette  épo- 
que, indiquer  déjà  toute  une  péi  iode  lointaine  de  développement  et  de 
transformation.  Pour  i  ette  fois,  à  \  rai  dire,  tout  ce  criticisme,  si  l'on 
me  passe  l'expression,  fol  à  peu  près  peine  perdue.  Goethe,  depuis 
quelques  années,  avait  beaucoup  lu  les  anciens;  il  entretenait  un 
commerce  assidu  avec  iristote,  Cicéron,  Quintilien,  Longin,  et 
graves  études  ne  faisaient  que  le  confirmer  davantage  dans  une  opi- 
nion dès  longtemps  conçue,  à  savoir  qu'il  importe  d'avoir  devanl  soi 
une  grande  abondance  de  sujets  avant  d'entreprendre  d'j  réfléchir, 
et  qu'il  faut  avoir  produit  soi-même,  je  dirai  presque  avoir  raté 
quelque  chose,  pour  être  en  état  de  connaître  ses  propres  facultés 
et  d'apprécier  celles  des  autres.  Bientôt  ces  spéculations  théoriques 
se  compliquèrent  de  perplexités  morales.  Jusque-là,  le  jeune  Wolf- 
gang  n'avait  encore  entrevu  que  le  beau  comme  but  suprême  de 
l'art.  L'ouvrage  d'un  contemporain,  en  ouvranl  d'autres  perspec- 
tives, irrita  ses  contradictions,  éveilla  ses  doutes.  Fallait-il,  ainsi 
quelf  prétendait  Sulzer,  dont  le  livre  l'avait  pourtant  fortement  im- 

ssionné,  faire  à  l'action  morale  de  l'œuvre  une  si  large  part? 
t  ne  telle  doctrine  rompait  trop  ouvertement  en  visière  avec  ions 
ses  sentimens  pour  qu'il  hésitât  a  la  combattre,  et  ce  fut  au  milieu 
de  cet  état  de  trouble  et  de  stérile  activité  que  l'amour  le  surprit. 

Selon  toute  vraisemblance,  l'été  de  \~~i~2  \it  naître  l'aventure. 
Parmi  les  jeunes  gens  venus  à  Wetzlar  pour  y  suivre  leur  carrière, 
Goethe  avait  fait  la  connaissance  d'un  M.  Kestner,  «  homme  de  mœurs 

(1)  Voyez  ';■■  •/:  de  I'  rlichingen,  et  l'énergi  iu>-  h  de  FranU  a  ce  sujet  :  «  L'n 

cœur  qu'emplit  on  sentiment,  voilà  tout  ce  qui  fait  te  poète!  ■  Voyez  aussi  le  T 
sur  F  Architecture  allemande,  où  la  même  pensée  est  M  »/  développée. 


LA    JEUNESSE    DE    GOETHE.  153 

bourgeoises  et  débonnaires,  d'un  certain  fonds  d'érudition,  et  médio- 
crement préoccupé  du  train  dont  \a  le  monde  (1).  »  Ainsi  nous  le 
dépeignent  les  mémoires  du  temps,  avec  lesquels  Goethe  se  trouve 
en  parfait  accord  lorsqu'il  DOUS  le  donne  pour  un  personnage  «  calme 
et  circonspect,  d'esprit  judicieux  el  ne  déviantjamais  dans  ses  actes 
comme  dans  ses  discours  de  la  règle  qu'il  s'était  posée.  »  Son  zèle 
intelligent,  son  aptitude  imperturbable,  lui  axaient  acquis  l'intérêl 
de  ses  supérieurs,  et  puni-  compléter  la  situation  qu'un  avenir  pro- 
chain lui  promettait,  il  venait  de  se  fiancer  avec  la  seconde  fille  de 
l'intendant  Bull". 

Charlotte  avait  alors  quinze  ans  àjpeine,  et  l'auteur  de  l'écrit  con- 
temporain  que  je  citais  toul  à  l'heure  uous  la  montre  comme  une 
personne  svelte,  blonde,  avec  des  yeux  bleus,  d'un  naturel  ingénu 
et  de  tout  point  aimable.  Elle  était  «le  celles  qui  semblent  moins 
faites  pour  allumer  dans  quelques  cœurs  le  feu  des  passions  que 
pour  se  concilier,  leur  vie  durant,  la  sympathie  el  la  bienveillance 
de  tous  les  honnêtes  gens.  \  la  moi  I  de  Ba  mère,  elle  avait  pris  d'une 
main  ferme  la  direction  de  la  maison,  et  la  manière  donl  elle  avait 
consolé  et  soutenu  son  père,  élevé  ses  jeunes  sœurs,  ue  pouvait  que 
mettre  devant  les  veu\  de  l'époux  qu'elle  choisirait  la  perspective 
des  plus  douces  félicités  domestiques.  Élégante  sans  recherche,  gra- 
cieuse sans  coquetterie,  elle  était,  pour  ainsi  dire,  détachée  d'elle- 
même  et  passait  a  observer  le  monde  le  temps  que  les  aunes  per- 
dent dans    le   culte   et    l'adoration  de   leur  petite   perSOl Ce  oui 

faisait  que,  tout  en  n'avant  pas  lu  beaucoup  de  livres,  elle  possédait 
un  grand  fonds  de  sagesse  et  d'instruction. 

keMuer  avait  l'ame  simple  el  confiante  :  dès  que  vous  lui  plaisiez, 
il  vous  prenait  par  la  main  et  vous  conduisait  à  sa  fiancée,  et 
comme  ses  paperasses  le  clouaient  incessamment  à  son  bureau,  il  ne 

VOyail  aucun    mal   a  ce  «pie  Charlotte,    pour  se   récréer  des  soins   du 

ménage,  entreprit  de  longues  promenades  el  lit  des  partie-  de  cam- 
pagne avec  desjeunes  gens  el  des  jeunes  filles.  Ce  fut  ainsi  que  (ioethe 
s'introduisit  dans  l'intimité  de  cette  aimable  enfant,  dont  l'influence 
ne  tarda  pas  à  le  charmer.  Diverses  poésies  renferment  le  secret  de 
ces  suaves  émotions,  de  cette  heure  ineffable  où  le  cœur  parle  au 
cœur  pour  la  première  fois.  I  n  soir,  on  s'était  égaré  du  côté  des 
ruines  de  Karlsmund  :  en  arrivant  au  pied  de  la  tour  croulante,  nos 
deux  promeneurs  s'assirent  et  causèrent  longtemps  au  clair  delà 
lune.  Nulle  oreille  indiscrète  n'épiait  leurs  confidences,  mais  de 
ce  qu'ils  se  dirent,  si  nous  voulez  savoir  quelque  chose,  lisez  l'ado- 
rable pièce  intitulée  Ehjsium  et  dédiée  à  l  ranie,  pseudonyme  sous 
lequel  se  dérobe  une  amie  de  Charlotte.  Parmi  les  fugitives  poésies 

(1)  Voyez  la  Justification  du  jeune  Werther,  Francfort  1775. 


l.'i'i  hevi  f.  DES  m  i  \   ttOWDl  g. 

dues  à  cette  amoureuse  inspiration,  il  en  es1  tme  sot  laquelle  j'insis- 
terai surtout,  parce  qu'elle  me  semble  rendre  ■  merveille  l'étal 
moral  de  Goethe  verscette  période.  S miuî  profond,  son  insur- 
montable découragemenl  l'accablaient,  el  comme,  il  l'a  di1  lui- 
même,  il  désespérail  d'avance  de  toul  ce  que  le  préserU  lui  pou- 
vait donner.  lussi  quel  retour  inattendu  «mi  découvrant  ce  coeur 
aimable  el  tendre,  capable  des  émotions  les  plu-  élevées,  tes  plus 
nobles,  el  se  vouant  pourtant  de  préférence  aux  modestes  prafiq 
<!>•  la  vie  ordinaire!  Ce  fat  Charlotte  qui  réconcilia  Goethe  avec  le 
train  journalier  des  choses  de  ce  monde;  ce  fut  par  la  bienfaisante 
opération  de  ce  gracieux  intermédiaire  que  le  goal  de  la  sociabilité 
lui  revint.  Déplaisir,  trouble,  égarement!  ainsi  se  perd  la  plus 
belle  partie  de  l'existence,  incessamment  ballottée  dans  on  je  ne  sais 
quoi  qui  n'est  ni  la  tempête  ni  le  calme.  Ce  qui  hier  m'attirait  au- 
jourd'hui un-  repousse.  Quelle  sympathie  aurais-je  pour  un  monde 
qui  tant  de  loi-  m'a  déçu,  et  dont  l'impassible  indifférence  n'a  jamais" 
tenu  compte  ni  il''  mes  douleurs,  ni  de  mes  fëfii  il""  Oui,  je  l'avoue, 
il  est  il''  i  es  momens  ou  l'esprii  se  replie  mu-  lui-même,  <>u  le  i 

erme.  \in-i  j>-  me  sentis  quand  je  te  rencontrai  sur  mon  chemin 
••t  m'élançai  au-devanl  de  t"i. 

\u  bout  'le  quelque  temps,  nu  était  devenu  l'un  pour  l'autre  une 
compagnie  inséparable,  autour  de  la  table  a  thé,  sons  tes  vertes  char- 
milles du  jardin,  un  devisai)  ensemble  de  longues  heures;  puis, 
bras  dessus,  bras  dessous,  on  s'en  allait  continuer  l'entretien  ■>  tra- 
vers champs,  a  travers  l">i-.  buvanl  du  lait  a  la  Ferme  prochaine, 
cueillant  au  boni  du  ruisseau  la  blanche  marguerite  qu'un  interre- 
imoî  :  "  11  m'aime,  il  ne  m'aime  pas.  \ in-i  bégayail 
l'amour  par  les  lèvres  roses  de  Charlotte,  tandis  que  Wolfgang  '•"li- 
rait dans  l'herbe  à  la  poursuite  des  papillons  et  des  scarabées  qu'il 
chassail  avec  le  grand  chapeau  de  paille  de  sa  blonde  ami*-.  Quel- 
quefois, lorsque  les  affaires  chômaient,  Kestner  se  mettah  de  la 
partie,  et  la  présence  du  fiancé,  j'allai-  presque  ajouter  du  mari, 
n'apportait  aucun  embarras,  aucune  gêne  dans  ce  -  cham- 

pêtres. San-  I'-  vouloir  >'t  sans  I'-  savoir,  un  en  ''tait  venu  à  une  sorte 
de  communauté  d'émotions  el  d'idées,  on  vivait  peur  ainsi  dire) 
trois  •.  idylle  charmante  qui  de  son  pied  léger  Foulait,  sitôl  la  nou- 
velle aube,  les  prés  humides  de  ?  I  cri  de  Falpuette  perdue 
dan-  l'azur  du  ciel,  le  'liant  de  la  caille  d  ms  les  blés  mûrs,  leur  fat- 
it  d'attra\  an-  concerts,  el  lorsque  sur  le  soîi  d'un''  chaude  jour- 
née à"  été  l'e  liait,  avec  quelle  bonne  humeur  on  bravait  la 
pluie  et  la  foudre,  avec  quelle  bruyante  allégresse  on  rentrait  m 
logis  mouille-  jusqu'aux  us,  mais  le  coeur  plein  de  saines  aspira- 
tions et  comme  plus  étroitement  unis  par  les  mésaventures  i\ii  cette 
escapade!  Les  jours  se  succédaient  calmes,  prospères,  occupés,  et 


f.A    JEI  M  --I     DE    GOETHE. 


155 


pour  marquer  toutes  les  fttea  de  l'année,  il  eût  fallu  imprimer  en 

lettres  d'or  tout  I»'  calendrier. 

Cette  existence  en  pleine  nature,  ee  continuel  enchantement  du 
pa\  sage,  que  Goethe  contenplaU  avec  les  yeua  magiques  de  l'amour, 
devaient  assez  aatereDement  l'amener  à  ne  rêver  qu'églogues  el  lm- 
eoJiques.  I  a  de  ses  amis,  Merck,  à  ee  quejecrois,  d'autres  disent 
Jérusalem,  lui  apporta  fa  ViUugt  aeumromtd  AftrJeMfted  Pillage  de 
Goldsmith.  C'était  nue  occasion  toute  trouvée  de  faire  passer  dans 
■  poésie  tant  de  bbtoam  rastiq-aes  qui  te  charmaient  -i  vivement  : 

fêtes  villageoises,   keri ses  carillonnées,  marchés  forains,  \ad- 

tantes  rondes,  lorsque  fillettes  et  garçons  s'en  donnent  1  eœur-joie, 

tandis  que  les  sages  du  pays,  fumant  et  buvant,  tiei m  eonsei]  sous 

le  vieil  orme  de  la  paroisse.  Sajei  d'un  soudain  enthousiasme  ponc 
famvrs  de  fioldsmhb^  <be  entreprii  de  la  traduire,  sans  réflé- 
chir qu'il  était  trop  plein  de  son  sujet  p •  mener  à  benne  fin  pa- 
reille tâche.  Quelle  idée  aussi  de  se  vouloir  faire  iraemctenr  quand 
on  a  en  soi  de  quoi  suhatanta  vingt  poèmes!  Heureusement  rien  ne 
9e  perd,  et  de  rélaboraéoa  seerèta  desgermes-c jus  à  cette  ôpo- 

qoe  se  dégagea  plus   tard  llminiini  ri   Uurnt/:. 

Linai  s'écoufett  ce  rêve  de  jeunesse  entre  lesjeiesde  Pamot 
,n,v  le  culte  de  l'art  et  la  contemplation  de  la  nal 
ta  -cuirai  lesméanoirts  de  Goethe  ae  «fenneai  que  très  peu  de 
détails  sur  cette  période,  et  c'atl  aaa  écrit!  du  tempe  et  surtout  aux 
aombreneei  eevrespendances  récamaient   mises  en  lumière  qu'il 
faut  s>adresser  pour  reconstruire  en  Bon  ensemble  la  simple  bia- 
teire  de  soa  sommeroe  aveu  Cbarlotas.  Sur  ce  sujet,  bù-même  rasa- 
royait  a  unt/ier.  seul  document  spécial  et  dansleqnel,  «  aux  jours 
de  !»  verte  jeunesse,  d  b>ss1  complu  a  décrire,  encore  sons  le  charnu 
de  la  première  impie- non,  les  ciseoustances  fbi  tanées  qai  ajoutèrent 
iant  de  délices  à  son  séjour  dans  la  vallée  de  la  Lahn.      Mai-  H 
Mur,  après  tout,  est  un  roman,  ou  la  vérité,  si  fart  qu'elle  abonde, 
m- mêle   cimne  du  r.>tc  ( 'cm  son  droit    à  beaueonp  deâczians,  et 

qu'a  la  distance  an  non- .-«.mines,  on  doit  Déceanain al  consulter 

avec  ans  certaine  Béserve,  quoi  qu'en  dise  l'auteur  qnej  ai  cité  plus 

haut    I   .  lequel  declaïc  que  la  première  partie  du   li\re  peut  pa 

pour  L'histoire  même  du  poète. 

Pour  mieux  jouir  du  tableau  de  famille  et  voir  en  SES  naît- epan- 

chemens  le  spectacle  inoui  de  cette  passion  d  trois  que  la  dignité 
morale  des  deux  jeunes  gens  et  de  la  jeune  lille  sauvegarde  à  la  fois 
du  scandale  et  du  ridicule,  entrons  dans  la  petite  maison  dnWete- 

lar.  dan-  ce  -anctuaire  dome-lique  i  OS  te  calme  respire,  oè  te  plus 
agréable  entretien  VOUS  attend,  où  riiospitalite  la  plus  prévenante 

(1)  Voye»  BericMgmg  der  Geschichte  desJungen  Werthers. 


156  BEVUE    I>1-    D]  I  \     «0ND1  S. 

se  met  en  frais  pour  chasser  de  vos  cœurs  jusqu'à  l'ombre  d'un 
souci,  i  Huit  beures  sonnent,  l'instant  des  réceptions  du  soir  :  amis 
et  visiteurs  entrent  sans  être  annoncés.  Le  père  interrompt  sa  lec- 
ture, <i  vieillard  avenant,  ouvert,  que  sa  bonne  nature  et  la  simpli- 
cité  des  mœurs  ont  maintenu  dans  la  plénitude  de  ses  facultés; 
néreux,  sensible,  et,  bien  qu'un  peu  rude  quand  on  le  compare  au 
reste  de  son  entourage,  ne  manquant  point  cependani  de  bonho- 
mie. »  Les  filles  (les  deux  aînées),  tout  en  continuant  leur  broderie, 
von-  accueillent  d'un  sourire  discret  et  grave,  car  le  deuil  d'une 
mère  tendrement  chérie  et  qu'on  a  perdue  il  \  a  quelques  mois 
attriste  encore  cette  atmosphère.  Tout  à  coup  les  cris  d'une  nichée 
d'enfans  annoncent  un  nouvel  finie  -.  c'esl  Goethe;  il  entre  assailli 
par  une  douzaine  de  bambins  tapageurs  plus  beaux  les  uns  que  les 
autres,  qui  lui  sautent  au  cou  ci  l'assourdissenl  en  l'appelant  iinm 
oncle  et  mon  cousin.  Vainement  les  sœurs  <  ber<  fient  à  rétablir  l'or- 
dre, le  vacarme  augmente  toujours  jusqu'à  ce  que  le  bon  ami  Wolf- 
gang  soit  allé  s'établir  à  l'autre  bout  du  salon,  loin  de  sa  ni.nii' 

pour  débiter  de>  COnteS  a  tout  ce  petit  inonde  qui  l'écoute  eu  ou- 
vrant de  grands  yeux.  Heureux  encore  mitre  juris<  onsulte  loi -qu'on 

ne  le  force  pas  a  marcher  a  quatre  pattes  el  a  faire  l'âne  ou  le  i  fie- 
val!  Très  souvenl  c'est  «I. m- cette  attitude  à  la  Henri  IN  recevant 
M.  l'ambassadeur  d'Espagne  que  le  surprend  Kestner,  lequel,  en  sa 

qualité  de  bureaucrate  accompli ,  arrive  toujours  le  dernier  par- 
tout I:.  L'fieureu.v  Gancé  s'installe  auprès  de  Charlotte,  qu'il  n'a 
pas  vue  depuis  la  treille,  et  les  voilà  souriant  et  causanl  de  ces  mille 
rien-  qu'on  se  dit  a  vois  basse.  Non-  croyez  peut-être  que  Goethe 
en  va,  dans  -on  coin,  concevoir  quelque  ombrage?  Nullement;  il 
continue  à  se  laisser  enfourcher  de  l'air  le  plus  patient  ci  songe  que 
tout  à  l'heure  Kestner  viendra  le  relayer  el  que  ce  sera  son  tour  à  lui 
de  fleurette/ . 

deux  hommes  amoureux  de  la  même  personne,  dan-  l'intime 
confidence  du  secret  l'un  de  l'autre,  et  ne  se  laissant  pas  une  mi- 
nute entamer  par  la  jalou-ie.  offrent  à  la  réflexion  un  objet  assez 
raie  pour  qu'elle  -'\  arrête,  lue  amitié  capable  de  sortir  victo- 
rieuse d'une  telle  épreuve  n'a  évidemment  après  cela  plu.-  rien  à 
redouter  dans  l'avenir.  11  n'v  a  \<  i  ni  trompeur  ni  dupe:  toi 
passe   ouvertement,  galamment,  comme  il  convient  entre  gens  de 

(1)  «  J'arrive  d'ordinaire  entre  neuf  et  onze  heures.  Ce  sont  là  mes  heures  les  plu 
belles,  les  plus  calmes  aussi.  Mes  affaires  sont  terminées,  mes  devoirs  ace  un  li  i  n 
j'estime  que  plus  nous  tenons  à  voir  se  perpétuer  l'attachement  que  nous  avons  avec 
une  femme  digne  de  notre  hommage,  plus  nous  devoi.  u  ts  à  remplir  scioipu- 

leusement  nos  devoirs  afin  d'avoir  la  conscience  sans  reproche.  C'est  par-là  surtout  qui-, 
je  sens  que  je  possède  fermement  le  cœur  de  ma  bien-aimée.  Le  ciel  me  le  conserve!  » 
(.  Lettre  de  Kestner  à  son  ami  de  HenningSjWetzlar,  2  novembre  1768,  page  291  de  la 
Correspondance. 


LA   JEUNESSE    DE   GOETHE.  157 

cœur  qui  s'estiment  ce  qu'ils  valent.  <m  dirait  une  saur  entre  ses 
deux  frères,  et  cependant  il  s'agit  d'amour,  d'un  sentiment  qui  d'or- 
dinaire  u'accepte  guère  les  partages.  Charlotte  également  les  aime- 
t-elle  tous  les  deux?  Elle  n'en  aime  aucun.  S'il  était  simplement 
question  de  la  Charlotte  de  Werther,  j'inclinerais  à  croire  que  c'est 
du  côté  de  Wolfgang  que  sont  ses  préférences;  mais  qu'un  \  pense, 
la  personne  dont  il  s'agit  D'est  pas  h  ce  point  sentimentale,  et  ce 
n'est  pas  à  son  image  que  sonl  empruntés  divers  traits  romantiques 
sous  lesquels  le  poète  nous  a  représenté  son  héroïne,  ^vec  beaucoup 
d'enjouement  dans  le  caractère,  la  Charlotte  de  Wetzlar  a  plus  de 
gravité;  l'idée  austère  du  devoir  s'allie  chez  clic  aux  grâces  juvé- 
niles, à  la  familiarité  du  maintien.  Je  ue  jurerais  point  qu'il  u'j  ait 
pas  eu,  eu  tout  ceci,  quelque  prédilection,  quoique  bien  légèrement 
nuancée,  et  que  sou  cœur,  tout  en  croyant  tenir  la  balance  égale 
entre  les  deux,  n'ait,  peut-être  à  son  propre  insu,  penché  pour  le 
beau,  l'intelligent,  le  radieux  Wolfgang  :  les  femmes  ont  l'instinct  des 
prédestinations.  Toutefois  ce  sentiment,  de  quelque  nom  qu'un  le 

non ,  s'il  lut  plus  que  de  l'amitié,  s'il  fut  même  de  l'amour,  n'alla 

peint  jusqu'à  ta  passion,  et  quand  elle  épousa  Kestner,  la  Qamme 
s'en  confondit  sans  les  altérer  dans  les  pures  et  chastes  émotions  du 
bonheur  conjugal.  En  de  pareille-,  conditions,  la  jalousie,  on  le  voit, 
n'avait  que  faire,  non  plus  que  la  vanité,  la  basse  rancune  ou  la 
coquetterie.  Étaient -ce  des  rivaux?  'i  eut-il  un  vainqueur,  un 
vaincu?  Celle  qu'on  adorait  songeait-elle  a  s'enorgueillir  de  son 
triomphe?  Pas  une  pensée,  pas  un  sentiment  qui  oe  fût  en  com- 
mun. I  ne  harmonie  d'abord  a  deux,  puis  a  trois,  —  un  com- 
merce dont  on  n'a  peut-être  pas  \u  d'autre  exemple  dan-  l'histoire 
des  êtres!  a  je  cite  les  propres  parole,  de  Goethe,  qui  comj 
cette  existence    a  une  vraie  idylle  allemande  dont  l'heureuse  contrée 

qui  QOUS  environnait  était  connue  la  prose,  tandis  que  la  pureté  de 

nos  affections  en  fournissait  la  poési 

Vers  le  milieu  de  l'été,  Wolfgang  dut  se  séparer  m intanément 

du  cercle  affectionné  de  Wetzlar  pour  faire  nue  excursion  à  diessen, 
petite  ville  universitaire  du  voisinage,  où  se  t  roux  aient  rassemblés  en 
une  sorte  de  congrès  littéraire  les  trois  principaux  rédacteurs  du 
Journal  des  Savant  de  Francfort  :  Sclilosser,  qui  venait  de  se  fiancer 
à  sa  sœur  Cornélie,  Merck,  et  le  professeur  Boepfner.  (ioethe  et 
Boepfner,  bien  que  cotre, pondant  l'un  axer  l'autre  depuis  plusieurs 
mois,  ne  se  connaissaient  pas  personnellement,  et  ce  fut  pour  notre 

joyeux  pèlerin  un xasion  de  lui  jouer  un  tour  de  son  métier.  On 

sait  quel  gOÛt  axait  notre  hérOS  dans  -a  jeunesse  pour  les  masca- 
rades et  les  scènes  de  comédie  jouées  au  naturel.  Il  se  déguise  en 
étudiant  \oyageur  (le  futur  étudiant  de  Faust,  si  vous  voulez), 
et  vient  s'asseoir,  moitié  vantard,  moitié  lourdaud,  à  la  table  où 


[58  i;nif    m  -    mi  \    momies. 

Ii'  celcbiv  professeur  <le  droit  prend  ses  repas.  Goethe,  dans  bob 
autobiographie  1  ,  a  donné  de  cette  anecdote  on  récit  aaseï  plai- 
sant, nais  i|ui  Berah  bien  loin,  au  dire  de  certains  auteurs,  de 
valoir  le  récit  même  de  Hoepfner.  «  Si  spirituellement,  écrit  l'un 
d'e  i\  2  .  que  Goetbe  ai t  peint  eette  étrange  rencontre,  Bon  tableau 
n'est  qu'un  témoignage  de  plus  de  l'impuissance  de  la  plume  a  rendra 
la  verve,  l'originalité  d'une  plaisanterie  fugitive.  C'était  de  la  bouche 
de  Hoepfner  qu'il  fallait  entendre  cette  scène.  Ivec  quel  entrain  comi- 
que il  vous  mettait  devant  le»  yeux  ce  jeune  homme  au  iront  élevé, 
an  regard  de  feu,  séduisant  et  beau  jusque  dans  la  gaucherie  de  bob 
maintien I  Comme  il  vous  taisait  rire  de  sas  discours  embarras! 

quelle  péripétie,  a  quelle  explosion  dramatique  vous  assistiez, 
lorsque  le  prétendu  nigaud',  dépouillant  sa  défroque  de  fantaisie, 
i  iait  en  -autant  au  cou  de  Hoepfner  :  .!"•  suis  Goethe,  eher  maître1, 
pardonnes-moi  cette  plaisanterie!  Mai-  que  voulez -vous?  Je  me 
défiais  de  ces  présentations  régulières  faites  par  un  bars  et  qui  voua 
lai— eut  pour  dtis  années  iroid  ft  cérémonieoj  l'un  via-à-vis  de 
l'antre;  j'ai  voulu  entrer  a  pieds  joint-  et  d'un  seul  bond  dans 
retre  amitié.  » 

\\it  Hoepfner,  leJbwmo/oVi  Savant  comptait,  non-  ravons  dit, 
i,  deua  antres  représentans,  Schlosser  et  Merck.  Schloaser 
devait  épouser  Cornélie,  la  sœur  tendrement  aimée  de  Wolfgang. 
<".e  mariage  désormais  arrêté  n'était  plus  différé  que  par  l'absence 
du  fds  de  la  maison,  et  l'on  conçoit  que  le  lancé,  impatient  do 
voir  enfin  réussir  ses  projets,  redoubla  d'efforts  pour  arracher  de 
ces  liens  -ou  futur  beau— frère,  sur  la  présence  duquel  il  n'j  avait 
pas  a  compter  tant  que  tes  I»-  lus  yeai  de  Charlotte  lo  retiendraient 
au\  bord-  enchantés  de  la  Lahn.  Quant  à  Merck,  des  idées  d'un 
ordre  moins  personnel  le  préoccupaient,  <'t  persuadé  avant   toute 

chose  qu'il  v   avait   la   mu1   grande   vocation    a  98QVegarder,  il  s'ap- 

prétait,  quoi  que  fût  d'ailleurs  Podieiw  d'une  pareille  intervention, 
a  jouer  dans  cette  affaire  le  roi'-  équivoque  et  fâcheux  qu'il  avait, 
deux  ans  plu-  tôt,  joué  a  Sesenbeno  vis-à-vis  'lo  Frédérique  Brion. 

Kils  d'un  apothicaire  de  Darm-tadt.  .1  •  -. i r i— 1 1 •  •  r i ri  Merck   s'était  de 

benne  heure,  par  son  esprit  et  ses  talens,  l'ait  adopter  du  meilleur 
monde.  Il  él  lit  a  eette  époque  on  correspondance  avec  la  plupart  des 
princes  et  des  Beaux-esprits  de  l'Allemagne,  nommément  .ivre  Her- 
der,  qui  professait  a  son  endroit  la  plus  haute  estime  el  ttait  à 

1    -on  amitié  une  certain'»  coquetterie,  craitmaut  (ce  qui  du 

reste  no  manqua  pas  d'arriver]  que  ce  goûi  do  plus  on  plus  prononcé 
pour  Goethe  n'y  vint  à  la  longue  porter  quoique  atteinte.  ,  Personne, 

(1)  Wahrh  ;titn<j,  p.  IIS  tlu  XXIIe  volume  des  OBuortt  eomp 

(2)  Kirl  Wagner,  l'éditeur  des  lyttres  et  Correspondances  de  Goethe,  Herder,  II 

Merck  avec  leurs  amis.  Leipzig  18*7. 


LA    il  i  NBMB    DE   (a>F.TllE.  1Ô0 

a  il  il  Goethe,  n'a  cm 'ici'  sur  ma  vie  une  plus  grande  influence  que  cet 
homme.  »  Merck  en  effet  a  sa  place  marquée  dans  l'histoire  littéraire 
de  ><>n  temps,  et  sa  correspondance  témoigne  à  chaque  page  de  l'ac- 
tion salutaire  qu'il  eut  par  sa  critique  sur  des  esprits  de  beaucoup  bu- 
péi  ieurs  au  sien  quant  aux  Facultés  productives.  I  a  coupd'œn  prompt 
et  sûr,  un  jugement  imperturbable,  telles  étaient  ses  principales 
qualités.  Nous  aviez  beau  lui  vouloir  donner  le  change,  il  nes"j 
trompait  pas,  et  rien  ne  pouvait  vous  défendre  contre  Ba  damnée 
pénétration  l  .  ■  Critique  Bans  peur  et  Bans  reproche,  il  remplissait 
son  office  avec  nn  zèle  impitoyable,  amer,  et  ses  conseils,  il  faut  le 
di  e,  se  ressentirent  toujours  plus  on  moins  de  cette  buequi  le  dé- 
vorait el  le  poussa  lui-même  an  suicide.  Cependant,  rem  mu-  ses  vues 
étaient  justes,  bcs  intentions  honnêtes  el  loj  aies,  il  arrivait  que  cette 
âpre  causticité,  cette  rude  sécheresse  qu'il  affectail  dans  la  forme,  ne 
nuisaient  en  somme  qu'à  lui  eu  le  Faisant  cordialement  exécrer  de 
ses  meilleurs  amis,  >'i  cela  au  moment  même  oh  11  leur  rendait  ser- 
vice. C'est  ce  qui  par  deux  fois  lui  arriva  avec  Goethe,  dont  la  mau- 
vaise humeur  survécut,  et  qui,  dans  un  portrait  évidemment  entaché 

de  malveillance,  le  surn< la  plus  tard  :  Méphistophélès-Merck. 

\  tout  prendre  néanmoins,  la  conduite  de  cet  atrabilaire  person- 
nage fui  ii  i.  comme  à  Strasbourg,  Bmoèrement  amicale,  et  ridée 
que  Merck  se  formait  <lis  conditions  particulières  auxquelles  tjciue 
oblige  oe  lui  permettait  pas  d'en  tenir  une  autre;  il  s'en  Fallait  d'ail- 
leurs que  les  circonstances  fussenl  les  mêmes,  et  Goethe  n'était  nul- 
lement vis-à-vis  de  Charlotte  dans  la  position  où  deux  ans  plus  t"t 
il  s'était  trouvé  vis-à-vis  <!<•  Frédérique.  Si  à  Strasbourg,  en  pré- 
Bence  d'une  jeune  Bile  amoureuse  et  parfaitement  libre  de  se  marier 
à  qui  lui  plaît,  la  question  de  génie  était  seule  en  jeu,  a  Wetelar 
le  -  1  hoses  devenaient  plus  graves,  et  l'honneur  allait  Be  trouvercom- 
promis.  lài  s' engageant  de  parti  pris  dans  cette  incroyable  aventure 
avec  une  personne  qui,  tout  en  pouvant  laisser  parler  son  co 
n'étail  plus  en  étal  de  disposer  de  sa  main,  Goethe,  cela  va  sans 
dire,  n'avait  aucunement  songé  aux  conséquences.  \  vingt  ans,  qui 
songe  aux  conséquences?  D'ailleurs  l'impossibilité  même  de 
amours  n'est-elle  point  la  meilleure  des  sauvegardes?  On  jouait 
avec  le  Feu,  quitte  à  l'éteindre  dès  que  le  danger  commencerait,  el 
le  danger  était  déjà  là  qu'un  n'en  soupçonnait  même  pas  l'existence; 
pui> ,  lorsque  la  vérité  avait  éclaté  dans  toul  son  jour,  lorsqu'on 
voyait  ce  qu'il  était  advenu  de  ce  Feu  de  paille,  au  lieu  de  s'enfuh 
tout  effares,  l'un  par  ici,  l'autre  par  là,  on  continuait  paisiblement 
la  promenade  au  clair  de  lune,  la  jeune  fiHe  se  disant  :  h  11  m'aver- 

(1)  Goethe,  .4«v  mehtem  leben,  p.  165,  1. 1". 


ItiO  IU.VI  K     DIS    IH  I  \     MIAMI  S. 

tira  quand  il  sera  temps,  »  et  le  damoiseau  remettant  toujours  au 
lendemain. 

Les  choses  touchaient  à  ce  point  lorsque  Merck  jugea  à  propos 
d'intervenir  dans  le  roman  de  Wetzlar.  Il  était  temps  et  grandement. 
Merck  se  rendit  sans  peine  compte  du  péril  et  arrêta  aussitôl  le  dessein 
de  trancher  dans  le  vif  d'une  situation  qui  menaçait  d'un  moment  à 
l'autre  de  tourner  à  l'irréparable,  h  J'ai  trouvé  i<  i  l'amie  de  Goethe, 
cette  fille  dont  il  parle  avec  tant  d'enthousiasme  dans  toutes  ses  lettres; 
elle  mérite  réellement  toul  ce  qu'il  pourra  dire  du  bien  sur  son 
compte.  "  Ce  passage  d'une  lettre  de  Merck  prouverait  au  besoin 
que  le  froid  el  sévère  censeur  ne  demeura  pas  insensible  aux  séduc- 
tions de  l'aimable  Charlotte;  mais  plus  il  fut  agréablemenl  captivé, 
plus  il  affecta  de  cacher  a  Goethe  sa  véritable  impression,  s'efforçanl 
au  contraire  de  lui  représenter  sa  maltresse  comme  une  personne 

ordinaire  et  de  la  déprécier  au  profit  d'uni'  de  ses  compagnes, 

grande  et  belle  jeune  fille  au  port  de  reine,  aux  yeux  deJunon,  la- 
quelle du  moins  avait  le  cœur  libre  d'engagemens.  On  Bail  ce  qu'il 

en  coûte  parfois  de  rendre  aux  an reux  cette  espèce  de  service: 

Merck  en  porta  la  peine,  el  cela,  à  vrai  dire,  plus  rudemenl  qu'il  ne 
com  ieni,  car  s'il  était  dans  l'ordre  naturel  des  choses  que  Goethe  sur 
le  moment  lui  en  voulût  du  procédé,  on  a  quelque  peine  &  s'expliquer 
cet  espril  d'aigreur  rétrospective  qui  pêne  dans  son  autobiographie 
au  souvenir  de  cette  période  déjà  lointaine.  Goethe  se  mépril  sur  les 
vrais  sentimens  de  Merck  en  cette  affaire,  el  ce  prétendu  Méphisto- 
pheles,  qui  partout  ou  il  va  semé  |e  désespoir,  n'est  en  dernière  ana- 
lyse qu'un  honnête  homme  d'ami,  qui  remplissait  loyalement  son 
office  et  brusquait  le  dénoûment,  la  position  n'étant,  comme  on  dit, 
plus  tenable. 

\ptv-.  bien  des  alternatives  douloureuses,  bien  des  révoltes  et 
des  défaillances,  il  fut  décidé  que  Goethe  accompagnerait  Merck 
dans  un  vinagesurles  bords  du  Rhin,  et  qu'on  partirait  .-ans  dif- 
férer. Il  n'v  avait  en  effet  pas  une  minute  à  perdre.  Malgré  tout 
ce  que  cette  crise  étrange  pouvait  avoir  en  soi  d'élémens  factices, 
l'état  qu'elle  avait  amené  offrait  plus  d'un  danger,  et  persister 
davantage,  c'était  aller  au-devant  d'une  pa»ion  réelle  et  déses- 
pérée.  Il  n'j  avait  doue  de  salut  que  dans  la  fuite.  Merck  quitta 
Wetzlar  après  s'être  assuré  que  Wolfgang  viendrait  le  rejoindre 
à  Coblentz,  et  le  11  septembre  1772  l'amant  de  Charlotte  s'éloi- 
gna résolument  du  centre  d'une  affection  avec  laquelle  il  fallait 
rompre.  11  n'y  eut  point  d'entrevue  dernière,  point  d'adieux  : 
Goethe  détestait  ce  genre  de  scènes,  et  ne  faillit  pas  cette  fois  à  la 
conduite  qu'il  avait  tenue  dans  ses  liaisons  précédentes,  à  Leipzig 
par  exemple,  lorsque  peu  de  temps  auparavant  il  s'était  séparé  de 


LA    .1E1NESSE    DE    fiOETIIE.  161 

l'aimable  Catherine  Schoenkopf,  dont  on  se  rappelle  malgré  soi  le 
roman  en  feuilletant  les  extraits  du  journal  de  Kestner  à  cette  date 
du  10  septembre  1772.  «  Goethe  et  moi,  nous  dinàmes  ensemble  au 
jardin,  et  j'étais  certes  loin  de  me  douter  que  ce  fut  pour  la  der- 
nière fois.  Le  soir,  il  vint  au  Teutsc/ic  Haut;  nous  eûmes,  Charlotte, 
lui  et  moi,  un  entretien  des  plus  singuliers  au  sujet  de  l'autre  vie. 
de  la  séparation,  du  retour,  etc.,  entretien  qui  fut  provoqué  par 
Charlotte,  et  non  poinl  par  Goethe,  et  à  la  suite  duquel  nous  con- 
vînmes que  le  premier  d'entre  nous  qui  mourrait  viendrait,  autant 
qu'il  le  pourrait,  donner  aux  survivans  des  nouvelles  de  ce  qui  se 
se  au-delà  de  cette  vie.  Goethe  était  très  abattu,  car  il  Bavait  qu'il 
devait  partir  le  lendemain  au  matin.  » 

Ecoutons  maintenant  le  récit  de  ce  départ  et  des  pénibles  émo- 
tions qui  en  résultèrent  pour  b^  deux  Gancés,  pour  toute  la  mai- 
son. «  il  septembre.  Goethe  est  parti  ce  matin  à  sept  heures  sans 
prendre  congé  et  laissant  pour  moi  quelques  livres  avec  un  billet. 
Il  nous  avait  parlé  déjà  plusieurs  fois  d'un  voyage  vers  cette 
époque  à  Coblentz,  où  il  devait  rejoindre  M.  .Merck,  ajoutant  que 
Bon  intention  était  de  ne  point  faire  d'adieux  et  de  déloger  subi- 
tement, aussi  m'y  attendais-je,  et  cependant  j'ai  senti  au  fond 
du  cœur  que  je  n'j  étais  pas  préparé.  Je  revenais  de  mon  bureau, 
lorsqu'on  médit:  Voilà  ce  que  le  docteur  Goethe  a  laissé  pour  vous 
ce  matin.  Je  \is  des  livres  avec  un  billet,  et  devinant  ce  qu'il  en 
était,  je  me  dis  :  H  est  parti,  puis  demeurai  confondu.  La  conseillère 
Langea  n'j  voulait  pas  croire,  et  nous  envoya  sa  femme  de  chambre 
pour  nous  dire  qu'il  était  impossible  que  le  docteur  Goethe  fûl  assez 
mal  appris  pour  quitter  ainsi  les  gens  sans  les  prévenir,  à  quoi  Char- 
lotte répondit  qu'en  ce  cas  c'était  a  elle,  sa  tante,  de  se  reprocher 
de  n'avoir  pas  mieux  élevé  son  cher  neveu.  » 

Tour  en  avoir  enfin  le  cour  net,  Charlotte  lit  porter  chez  Goethe 
un  nécessaire  qu'elle  avait  à  lui.  Personne!  La  conseillère  Langen 
n'en  revenait  pas;  à  midi,  elle  voulait  à  toute  force  écrire  à  la  mère 
de  Goethe  comment  son  indigne  fds  s'était  comporté.  «  Tous  les  en- 
fans  pleuraient  en  s'écriant  :  Le  docteur  Goethe  est  parti!...  Plus 
tard,  je  rencontrai  M.  de  lîorn  qui  l'avait  accompagné  à  cheval  jus- 
qu'à Braunfels.  Goethe  lui  avait  conté  notre  entretien  d'hier  au  soir, 
puis  s'était  éloigné  fort  abattu  et  décourage.  Enfin  je  remis  à  Char- 
lotte le  billet  de  Goethe,  je  la  trouvai  tout  affligée  de  ce  départ; 
en  le  lisant,  les  larmes  lui  vinrent  aux  yeux,  et  néanmoins  ce  dé- 
part avait  son  bon  côté,  puisqu'elle  ne  pouvait  pas  lui  donner  ce  qu'il 
souhaitait.  Nous  ne  parlâmes  que  de  lui,  et  je  ne  pouvais  me  déta- 
cher de  sa  pensée.  Comme  on  cherchait  à  dénigrer  la  manière  dont 
il  nous  avait  quittés,  je  pris  sa  défense  avec  chaleur  contre  une 

TOME   IX.  11 


16*2  REVIE    DES    1)1  I  \     KONDES. 

femme  incapable  d'y  rien  comprendre,  en  snîte  de  quoi  je  me 
a  lui  écrire  ce  qui  s'étail  passé  depuis  son  dépai  : 

Quelle  peinture  touchante  et  naïve  de  la  situation  offrenl  ces  simples 
lignes,  comme  elles  font  revivre  sons  nos  yeux  la  douleur  de  ces  deux 
nobles  âmes!  el  la  consternation  de  ces  beaux  enfans  décriant  dans 
leur  première  angoisse  :  Le  docteur  Goethe  esl  pari  compter 

que  cette  9cëne  d'intérieur,  d'un  accenl  si  honnête  el  si  vrai,  vient 
admirablement  à  propos  pour  nous  renseigner  au  snjel  de  répisode 

on  ensemble.  Tout  étrange  que  soit  l'histoire,  on  voit  qu'elle 
n'est  point  le  produil  oiseux  et  Fantasque  (Tune  sentimentalité  ma- 
ladive, et  qu'A  j  avait  un  fond  réel  à  ces  dangers  auxquels  on  a, 
de  part  et  d'autre,  heureusement  échappé,  si  Goethe  a  mis  dans  son 
roman  une  certaine  partie  de  la  vérité,  s'il  a  même  dans  le  person- 
nage de  Werther  reproduit  divers  traits  de  3a  propre  physionomie, 
il  a  gardé  pour  lui  cette  force  de  volonté  qui  t'aide  à  se  tirer  d'af- 
faire au  dernier  moment,  et  dont  l'absence  réduit  son  héros  à  ne 

tir,  <■!!  pareil  ''a-,  qne  se  brûler  la  cervelle.  Toutes  les  rêveries, 
toutes  tes  faiblesses,  toutes  les  misères  sentimentales  de  Werther^ 
Goethe  les  a  ou  tes  a  eues,  mais  avec  moins  de  conséquence  et  d'une 

-I  à  la  fois  plus  vraie  et  plus  invraisemblable,  car  il  n'j  a  en 

somme  que  les  héros  de  théâtre  et   les  personnages  de  roman  qui 

mens  avec  eux-mêmes.  D'autre  part,  quelle  noble  et 

i"  Qgure  que  ce  K  ■■••  r,  comparé  au  froid  Ubert  du  romani 
l  ne  nature  moins  généreuse»n'eûl  pas  manqué  de  triompher  de  cette 
absence  d'un  rival,  oubliant  dans  sa  joie  la  perte  de  l'ami;  mais 
Kestnera  le  désintéressement  des  cœurs  magnanimes,  car  il  sait 
cet  ami  dont  il  pleure  l'absence  est  son  rival,  «-t  bien  plus  il  va 
jusqu'à  se  demander,  en  la  candeur  et  la  lo  on  âme,  si  ce 

noble  et  valeureux  jeune  homme,  tout  resplendissant  de  génie  et  de 
beauté,  n'était  pas  plus  capable  que  lui  de  faire  le  bonheur  de  -a  Char- 
lotte bien-aimée.  Transcrivons  ici  la  lettre  de  Goethe  à  laquelle  il  est 
fait  allusion  dan-  le  journal  que  nous  avons  cité  plus  haut  :  <  Il  est 
parti.  Kestner;  lorsque  vous  recevrerces  lignes,  il  sera  déjà  loin  de 
vous.  J'étais  "'ii  paix  avec  moi-même,  mais  votre  conversation  a  ré- 
veillé tous  mes  déchiremens...  J'-  ne  puis  <'u  ce  moment  vous  dire 
autre  chose  :  si  ce  n'est  :  Soyez  heureux.  In  instant  de  plus  p 
entre  vous,  et  je  succombais!  \  présent,  me  voilà  seul,  et  demain  je 
pars!  Oh!  ma  pauvre  tête!  I  ns  maintenant  le  billet  à  l'adresse 
de  Charlotte,  a  Certainement  j'espère  encore  revenir,  mas  Dieu  sait 
quand?  Lotte,  chère  Lotte,  q  pas  souffert  pendanl  que  vous 

parliez,  en  songeant  que  c'était  la  dernière  fois  que  je  vous  vo; 
Quelle  inspiration  vous  avait  donc  portée  à  cet  entretien?  Bêlas!  vous 
attendiez  le  fond  de  ma  pensée,  et  ma  pensée,  au  lieu  de  planer  avec 


LA    Jtl'NESSE    DE    GOETHE.  1(33 

la  vôtre,  était  restée  ici-ba>  attachée  à  cette  main  que  mes  lè>  res  pres- 
saient pour  la  dernière  fois,  à  cette  chambre  où  je  ae  dois  plus  ren- 
trer, à  ce  cher,  à  ce  digne  père  qui  m'accompagnait  pourlader- 
oière  fois!  Je  suis  seul  maintenant  et  puis  pleurer;  je  vouslaisse 
heureux  et  ne  m'en  vais  poinl  de  vos  cœurs.  Oui,  je  vous  reverrai, 
mais  il-  pas  vous  revoir  demain,  c'esl  ae  vous  revoir  jamais.  Dites 
à  mes  chers  bambins,  dites-leur  :  Il  est  parti]  Je  m'arrête,  car  je 
sens  que  je  suis  à  bout,  u 

11. 

Goethe  a  pris  soin  de  faire  expédier  ses  bagages  .1  Francfort  à 
l'adresse  de  M de  La  Roche,  chez  qui  Merck  «luit  le  rejoindre, 

el    le  voilà  sui\;iut  a  pied  le-  In, ni-  j,i 1 1. .r -  -. | u.  -  de  la  l.ahn,  h   «BUT 

ei  l'espril  fort  éprouvés  sans  doute,  mai-.  Dieu  merci,  poinl  assez 
malades  peur  rester  insensibles  aux  splendeurs  «lu  paysage.  Il  s'ou- 
blie a  contempler  ces  collines  boisées,  1  es  hautes  cimes  que  le  soleil 
monde  'le  ses  rayons  tandis  qu'une  brume  flottante  obscurci!  les 
vallées,  ces  vieux  Burgs,  i  fièrement  campés  sur  leurs  pic-  sécu- 
laires, et  son  âme,  irrésistiblement  émancipée,  ooie  dans  l'azur  et 

la  lumière  le-  souvenirs  «lu  cher  roman  auquel  il  a  fallu  dire  ,,<lieu. 

On  connaît  le  singulier  penchant  que  Goethe  avait  pour  la  peinture, 
le-  fantasques  désirs  île  manier  la  brosse  qui.  sa  vie  durant,  ban- 
tèrenl  cette  grande  intelligence.  \  l'enthousiasme  que  ce  spectacle 
éveille  en  lui.  a  l'émotion  qui  s'empare  île  tout  son  être,  il  croit 
surprendre  le  secrel  «le  sa  vocation,  et.  pour  en  finir  désormais 
avec  cette  incertitude  qui  le  tourmente,  il  -e  décide  a  faire  parler 
le  ort,  bien  résolu,  quel  que  .-oit  le  décret,  a  >\  soumettre  irré- 
vocablement. Qui  ne  se  souvient  de  ci-  bizarre  passage  «les  Confes- 
sions où  Rousseau  lance  une  pierre  contre  un  arbre  el  voil  un  signe 
de  -un  salut  éternel  dans  le  tait  d'avoir  ton.  lie  ce  bul  :  «  ce  qui  véri- 
tablement n'était  pas  difficile,  car  j'avais  eu  le  soin  de  le  choisir 
fort  gros  et  tout  près?  Depuis  loi-,  je  n'ai  plus  doute  de  mon  salut.  » 
L'epreme  que  Goethe  imagina  de  tenti  r  ■<  cette  occasion,  aussi  ex- 
travagante, a  l'irrévérence  de  moins  (1).  Tirant  donc  de  sa  poche  un 
couteau,  il  le  lance  à  la  rivière  de  toute  sa  i  S  il  voit  le  couteau 

tomlier  dans  l'eau,  il  >era  peintre;  le  sorl  en  esl  jeté!  mais  si  au 
contraire  les -aule-  plante-  sur  le  bord  lui  en  dérobenl  la  chute,  il 
renonce  à  tout  jamais  à  ses  idées.  L'oracle  eut  le  bon  esprit  de  ne 
pas  se  compromettre,  il  ne  donna  qu'une  réponse  ambiguë,  car  d'une 
part  Goethe  ue  vit  pas  le  couteau  plonger,  mais  rie  l'autre  il  aperçut 

(l)  Les  C  ayant  para  en  1768,  c'est-à-dire  quatre  années  avant  l'époque  où 

nous  sommes,  tout  porte  à  croire  qu'il  y  eut  de  la  part  de  Goethe,  sinon  plagiat,  du 
moins  réminiscence. 


JO/l  l'.IVIl      l>KS    DKIX    MONDES. 

claire nt  le  bouillonnement  de  l'eau  dont  sa  chute  fut  cause,  ce  qui 

lit  qu'il  continua  <le  douter  et  de  s'abstenir.  Cette  aimable  pérégrina- 
tion -''  prolongea  ainsi  quelques  jours,  au  bout  desquels  Goethe  at- 
teignit Ems.  Là  il  jugea  convenable  et  salutaire  de  faire  une  petite 
halte  hygiénique,  et,  après  avoir  complaisamment  retrempé  ses 
forces  aux  sources  de  l'endroit,  il  se  remit  en  route  et  descendu"  le 
vieux  Kl i ■  ii  ''ii  bateau,  jouissant  avec  délices  des  magnifiques  points 
de  vue  d'Oberlahnstein  et  d'Ehrenbreitstein. 

Des  sa  venue,  la  famille  La  Roche,  à  qui  Merck  l'avait  annoncé, 
l'accueillit  à  bras  ouverts,  et  presque  aussitôt  il  pul  se  considérer 
comme  étant  de  la  maison.  Tout  le  monde  le  recherchait,  le  choyait, 
l'accaparait,  —  la  mère  pour  ses  talens  littéraires,  le  père  pour  sa 
joyeuse  humeur  et  son  parfait  bon  sens,  les  jeunes  QJles  pour  le  poé- 
tique rayonnement  dont  il  marchait  environné.  M"*  de  La  Roche, 
jadis  les  premières  amours  de  \N  ieland,  venait  de  composer  une  nou- 
velle dans  le  style  de  Richardson,  l'Histoire  de  madame  de  Slern- 
heim,  et  peut-être  v  avait-il  quelque  petit  calcul  de  femme  auteur 
dans  cette  manière  d'attirer  des  gens  dont  il  importait  de  Be  rendre 
inion  favorable.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  chose  lui  réussit  avec 
Goethe,  qui  écrivit  sur  ses  livres  un  bel  article  que  le  Journal  des 
Savant  de  Francfort  s'empressa  de  publier.  Il  est  vrai  que  les  mé- 
chantes langues  de  l'époque  racontent  qu'elle  dut  cette  complai- 
sance beaucoup  moins  à  ses  propres  mérites  qu'aux  charmes  de  sa 
Bile  Maximiliane,  dont  les  yeux  irrésistibles  avaient  dès  l'abord  fas- 
ciné ft  jeune  reviewer.  C'est  <TI>-  qui  figure  dans  Werlher  sous  le 
nom  de  MM*  r>....  l't  qui  fut  depuis  la  mère  de  Bettina.  Ce  qu'il  j  a 
de  certain,  c'est  qu'on  ne  tarda  pas  à  .se  prendre  de  belle  flamme, 
que  les  regards  pai  lèrent,  et  que  l'amoureuse  fleurette  alla  son  train 
ni  plus  ni  moins  que  si  Charlotte  n'eût  jamais  existé  :  conduite  im- 
pardonnable, qu'on  a  quelque  peine  ;1  s'expliquer,  même  quand  on 
connaît  la  prodigieuse  mobilité  de  cette  nature  de  poète  :  On  se  trom- 
perait fort,  du  reste,  à  voir  dans  une  évolution  de  ce  genre  ce  que 
nous  appelons  vulgairement  de  l'inconstance.  V  Dieu  ne  plaise  que 
Goethe  oublie  l'idole  d'hier  aux  pieds  de  la  maîtresse  d'aujourd'hui! 
Pour  les  perdre  un  instant  de  v  ne,  il  ne  renonce  ni  à  ses  souvenirs 
ni  à  ses  souffrances,  qui  se  réveilleront  en  temps  et  lieu  sous  ta 
moisson  de  fleurs  dont  il  les  couvre.  Seulement  il  y  a  en  lui  une 
telle  exubérance  de  vie,  tant  de  force  jointe  à  une  impressionnabilité 
si  extraordinaire,  que  jamais  un  sentiment,  quel  qu'il  soit,  ne  sau- 
rait enchaîner  son  indépendance  et  l'absorber,  comme  Werther,  jus- 
qu'au suicide.  Son  cœur  ressemble  à  ces  grands  arbres  des  forêts 
qui  portent  des  chiffres  mystérieux  gravés  au  vif  de  leur  écorce,  et 
qui,  chaque  année,  au  printemps  voient  leurs  rameaux,  où  la  sève 
bouillonne,  se  couronner  de  feuillages  nouveaux  et  s'emplir  de  jo\  eux 


LA    JEUNESSE    DE    GOETHE.  165 

concerts,  associant  ainsi  la  fête  de  l'heure  présente  à  l'indélébile 
mélancolie  des  souvenirs! 

Que  Charlotte  après  tant  de  rêves,  de  soupirs,  de  désirs  et  de  lan- 
gueurs, que  Charlotte  appartienne  finalement  à  un  autre,  Goethe,  à 
couj)  sûr,  n'en  mourra  pas.  Kl  pourtant,  de  ce  qu'il  porte  galamment 
sa  douleur,  il  ne  faudrait  point  se  trop  hâter  de  conclure  que  cette 
douleur  n'ait  point  existé,  et  que  rien  d'humain  n'ait  battu  sou.-^  sa 
mamelle  gauche.  Le  sentiment  qui  l'affecte,  quel  qu'il  soit,  ne  sau- 
rait l'empêcher  d'être  ouvert  à  l'impression  du  moment,  sereine  ou 
gaie,  riante  ou  morose.  «  Poésie  est  délivrance,  »  s'écrie  Goethe. 
!  e compte,  le  roman  de  Werther  lut  la  réalisation  poétique  d'un  état 
senti  en  prose.  Et  combien  dure  cette  incubation  morale,  cet  rua 
aigu  dont  une  fiction  immortelle  amène  la  délivrance?  Deux  ans,  ni 
plus  ni  moins.  C'est  eu  septembre  177-2  que  Goethe  quitta  Wetzlar; 
le  roman  ne  fut  cent  qu'en  1774,  et  pendant  ce  temps,  (pie  devenait 
i-<-  grand  et  loyal  amour  délibérément  relégué  dans  les  profondeurs 

de  la  conscience  du  poète?  II  se  taisait,  laissant  les  jo\eu\  feux-fol- 

lets  tourbillonner  à  la  surface,  et  préparant,  comme  la  chrysalide, 
sa  radieuse  transformation. 

Je  citerai  à  ce  point  de  \ue  deux  productions  de  Goethe,  d'une 
valeur  littéraire  sans  doute  assez  médiocre,  mais  curieuses  en  ce 
qu'elles  se  rapportent  a  cette  période  de  Werther, et,  par  leur  carac- 
tère humoristique  et  dégagé,  contrastent  singulièrement  avec  l'atti- 
tude et  \apose  (pie  la  situation  semble  indiquer.  Liez-vous  donc  aux 
apparences,  et  cherchez  à  reconnaître  le  désespéré  de  la  veille, 

l'amant  tendre  et  pa-sionne  de  Charlotte,  dans  ce  jeune  fou  violem- 
ment épris  de--  beaux  yeux  de  Maximiliane  de  La  Roche,  dans  cet 
égrillard  convive,  plein  de  boutades  et  de  sarcasmes  qu'il  \ous  dé- 
coche à  tout  propos,  dans  cet  aimable  et  spirituel  libertin,  entraî- 
nant et  entraîné,  qui  s'en  va  de  Saint-Goar  à  lîacbaracli.  de  Bingen  à 
Nassau,  eu  \  aillante  compagnie  de  belles  filles  et  de  beaux-esprits, 
buvant,  aimant,  chantant,  et  descendant  le  cours  du  Rhin  comme  nos 
pères  descendaient  le  fleuve  de  la  vie.  Et  cependant,  sous  toutes  ces 
joies  qu'on  ne  saurait  nier,  sous  toutes  ces  ivresses,  sous  toutes  ces 
écoles  buissonnières,  il  %  avait  une  vraie  souffrance  :  le  souvenir  de 
Charlotte.  11  y  avait  Werther  qui  s'élaborait  lentement  et  par  infil- 
trations mystérieuses,  comme  on  dit  que  dans  le  roc  s'élaborent  les 
di  amans. 

A  Francfort,  il  se  reprit  à  son  goût  pour  la  peinture;  c'était  le 
tour  des  maîtres  flamands  de  passionner  cette  jeune  imagination  cu- 
rieuse surtout  de  saisir  la  vie  dans  l'art.  11  se  mit  à  fréquenter  assi- 
dûment leurs  chefs-d'œuvre,  que  du  reste  les  musées  et  les  collec- 
tions particulières  de  la  ville  impériale  comptent  en  grand  nombre. 
11  peignit  même  à  l'huile,  d'après  l'original,  divers  sujets  de  nature- 


166  ri. \i  E    DES    DE1  \    II0ND1  S. 

morte,  entre  autres  un  couteau  à  manche  d'écaillé  h  d'argent  qu'il 
réussit  très  agréablement  :  succès  qui  lui  procura  la  pln>  vive  el  la 
|ilu>  légitime  des  satisfactions,.  Vvoir  Goels  île  Berlichingen  dan:  son 
portefeuille,  Werther  et  Faust  dans  sa  tête,  et  mettre  son  orgueil  à 
copier  fidèlement  un  manche  de  couteau,  il  faut,  pour  comprendre 
de  pareils  enfantillages,  avoir  vu  Rossini  jouer  du  basson!  Ce  beau 
zèle  toutefois  dura  peu,  et  son  dilettantisme,  rebuté  par  certaines 
difficultés  d'exécution,  oe  tarda  point  à  passer  à  des  sujets  d'un  ordre 
|ilu>  relevé.  Des  colporteurs  italiens  étant  venus  tenir  boutique  à  La 
foire  de  Francfort,  Goethe  s'arrêta  devant  Leurs  étalages,  où  li^u- 
raient  en  quantité  des  plâtres  et  des  moulures  d'après  l'antique,  et 
ne  s'éloign  i  qu'après  avoir  acheté  divet  ses  reproductions  de  chi 
d'œuvre.  C'est  là  que  se  Laisse  saisir  le  premier  germe  de  ce  grand 
amour  des  arts  plastiques,  qui  plus  tard  donna  de  si  beaux  fruits,  et 
à  dater  de  ce  moment  l'école  Qamande  cessa  d'absorber  sa  rêverie, 
que  l'idéal  sollicitait  déjà.  Dans  une  existence  bien  ordonnée,  il  j  a 
temps  pour  tout,  >-t  Goethe,  qui  connaissait  les  formelles  intentii  os 
de  sou  père,  n'avait  garde  de  négligei  la  jurisprudence. 

ajoutons  que  ses  études  n'étaient  point  si  arides  qu'où  le  pour- 
rail  croire,  et  que  si  le  jurisconsulte  en  profitait,  l'écrivain  a  sou 
tour  \  trouvait  son  compte.  C'était  l'époque  des  réformes;  un  souille 
|iln>  clément  pénétrait  dans  les  vieux  codes,  dont  on  sentait  la  ri- 
gueut  draconienne  se  détendre  sous  l'influence  des  idées  de  tolé- 
rance et  d'humanité.  De  cet  esprit  nouveau  devait  sortir  une  Lan 
nouvelle,  émue,  sympathique,  remplaçant  par  La  persuasion  le  pa- 
thos j  ii  iï  <  I  ■  <  1 1 1  «  -  des  anciens  jo  ira  et  digne  enfin  d'intéresser,  d'atta- 
cher une  âme  éprise  en  tout  du  stj  le.  Néanmoins,  ses  travaux  n'oc- 
cupant qu'une  partie  de  ses  j nées,  il  lui  restait  encore  assez  de 

temps  pour  vaquer  à  ses  élucubrations  poétiques  sans  avoir  à  craindre 
désormais  les  instinctives  rancunes  de  son  père.  En  effet,  du  mo- 
ment que  la  littérature  et  le  droit  pouvaient  Caire  ensemble  bon 
ménage  sous  le  crâne  du  jeune  Wolfgang,  M.  Goethe  n'avait  plus 
aucune  raison  de  s'opposer  .1  une  manie  qui  après  tout  ne  messeyait 
point  trop  chez  un  fus  de  famille  bien  et  dûment  pourvu  d'une  pro- 
fession sérieuse. 

Ce  fut  dans  ces  conditions  que  \it  le  jour  Gne/z  de  Berlichingen, 
dont  l'idée  le  tenait  depuis  sa  sortie  de  l'université.  L'étude  des 
w  el  xvi*  siècles  L'avait  beaucoup  absorbé  vers  cette  époque,  et 
parmi  les  graves  ulijets  de  ses  méditations,  je  citerai  l'ouvrage  de 
Philipp  Dats,  de  l'ace  publiai.  Goeti  de  Berlichingen  fut  le  résultat 
de  ses  recherches  historiques,  fécondées  par  La  lecture  de  Sbaks- 
peare  et,  comment  dirai-je?  parla  fréquentation  de  La cathédral 
Strasbourg.  Conçu  presque  sur  les  bancs  du  collège,  le  drame  mit  des 
années  à  paraître,  et,  selon  une  habitude  dont  on  ne  le  \it  guère  se 


i.v   JE0HESSE   DE   GOETHE.  1«",7 

départir,  il  prolongea  tant  qu'il  put  ht  gestation,  tournant  et  retour- 
nant son  sujet  en  lui-même,  el  possédant  son  œuvre  non-seulement 
dans  Bon  ensemble,  mais  jusqu'en  ses  moindres  détails,  avanl  d'avoir 
écrit  la  première  syllabe.  Qui  sait  même  ce  qui  sérail  advenu  de  cette 
première  création  sans  l*mflu<  nce  de  sa  sœur  Cornélie,  qui  lui  mit  en 
quelque  sorte  la  plume  à  la  main'.'  Il  commença  donc  à  écrire  un 
malin,  el  îles  le  soir  sa  3œur  eut  la  confidence  des  premières  -<  ''nés. 
C'étail  une  femme  d'un  grand  sens  el  d'un  esprit  très  supérieui  que 
M"c  Cornélie  Goethe.  Elle  comprit  dès  le  début  que  la  chose  était 
.«•  et  qu'il  s'agissah  toul  simplement  pour  son  frère  de  prouver 
qu'il  avait  du  génie,  hissi  se  donna-t-elle  garde  de  prodiguer  l'ad- 
miration :  toul  en  reconnaissant  que  l'ouvrage  s'annonçait  d'une 
façon  convenable,  elle  émit  certains  doutes  sur  la  persévérance  de 
l'auteur.  Goethe,  que  les  louanges  eussenl  endormi,  se  piqua  d'é- 
mulation devant  le  sourire  d'incrédulité  de  son  intime  conseillère, 
ci  en  si\  mois  l'ouï  rage  fut  terminé. 

Goetz  parut  au  printemps  de  I77;i,  et  c'étail  pendant  l'automne 
de  1772  que  Goethe  avait  quitté  Wetzlar  pour  s'en  retourner  à  Franc- 
fort, d'où  il  ne  cessa d'éci  ire  à  Kestnet  et  à  Charlotte  des  lettres  plus 
remplies  de  sentimens  tendres  et  passionnées  que  d'orthographe. 
Etrange  i  hose  que  cet  oubli  affecté  des  plus  simples  lois  de  la  gram- 
maire que  les  gens  comme  il  faut  croyaient  devoir  professeï  à  i  ette 
époque  dans  leu  pondances!  Écrire  correctement  sa  lanj. 

eut  été  «l'un  homme  du  commun,  el  Goethe,  on  doit  lui  rendre  «eue 
justice,  en  ose  sur  ce  point  en  véritable  grand  seigneur.  Heureuse- 
nu  m  ce  n'était  là  qu'un  travers  de  son  temps,  qui  d'ailleurs  ne  por- 
tait obstacle  ni  à  l'inspiration  ni  à  la  chaleureuse  éloquence  du  «lis- 
cours,  de  telle  sorte  que  ses  lettres  seraient,  en  dernière  analyse,  un 
terrible  argument  contre  Vaugelas,  car  elles  prouvent  que  les  plus 
belles  choses  se  peuvent  passer  d'orthographe.  Dieu  vous  ait  en  sa 
sainte  garde,  cher  Kestner,  et  «lit''-  à  Charlotte  qu'il  m'arrive  par- 
foi-  de  croire  que  j'ai  réussi  à  L'oublier;  mais,  bah!  survient  une  re- 
chut''.  et  me  voilà  plus  malade  que  jainai.-l  II  rêve  aux  beaux  jours 
îles,  aux  heures  délicieuses  qu'il  perdait  <i  ses  pieds,  entouré  de 
joyeux  garnemens  qui  lui  grimpaient  sur  les  épaules.  Retours  mé- 
lancoliques vers  le  passé,  désespoirs  complaisans  où  se  mêle  autant 
de  poésie  que  de  vraie  souffrance!  Le  suicide  est  à  la  mode,  a  peu 
pi  -  comme  les  fautes  d'orthographe;  pourquoi  des  idées  dé  sui- 
cide ne  lui  viendraient-elles  point  à  l'esprit?  On  connaît  ce  passage 
de  l'autobiographie  de  Goethe:  «  Je  possédais  quelques  arme-  de 
choix,  et  parmi  ces  armes  on  poignard  bien  affilé.  Chaque  soir,  en 
me  couchant,  je  le  posai-  près  de  mon  lit.  et  avant  d'éteindre  ma 
lumière  j'essayais  de  me  renfoncer  «lans  la  poitrine.  Ce  manège 
tenté  diverses  fois  n'ayant  pas  réussi,  je  finis  par  me  prendre  en 


J68  REVIE    DES    PEUX    MONDES. 

dérision,  et,  plantant  là  toutes  ces  chimères  d'hypocondriaque*  je 

résolus  de  vivre.  »  On  voit  que  ces  projets  de  suicide  n'avaient  rien 
de  bien  sérieux ,  et  en  admettanl  môme  qu'il  les  eût  agités  à  cette 
pniode,  lorsqu'il  écrivit  Werther,  Le  goût  lui  en  avait  complète- 
ment passé.  En  octobre  1772,  on  lui  mande  qu'un  de  ses  amis  de 
Wetslar,  Frédéric  de  Goué,  vient  de  se  brûler  la  cervelle;  du  moins 
c'est  le  bruit  qui  court,  n  Dites-moi  sur-le-champ,  écrit  Goethe  à 
kr-tner,  si  cette  nouvelle  touchant  (Joué  se  confirme.  J'honore  de 
tels  actes,  je  plains  l'humanité  et  laisse  les  philistins  débiter  leurs 

commentaires  de  Fumée  de  tabac  et  s'exclamer:  Voilai  Quant  à  moi, 
j'espère  ne  jamais  importuner  mes  amis  d'une  pareille  nouvelle.  » 
La  vie  affluait  en  lui  trop  abondante  pour  qu'il  pût  faire  autre  chose 
que  coqueter  avec  cette  idée  de  la  mort.  Que  voua  semble  de  cette 
confession?  <  Je  suis  allé  à  Hombourg,  et  me  suis  repris  d'un  nouvel 
amour  pour  l'existence  en  voyant  quel  plaisir  peut  cependant  pro- 
curer à  ces  excellentes  gens  l'aspect  de  ce  pauvre  moi  que  voua 
connaissez.  » 

Guenille  si  l'on  veut,  ma  guenille  m'est  chère  ! 

Le  récit  de  la  mort  de  Goué  se  trouva  faux;  mais,  hélas!  il  n'en 
fut  pas  de  même  du  suicide  de  Jérusalem ,  une  triste  et  mélanco- 
lique histoire,  celle-là.  «  Infortuné  Jérusalem!  la  nouvelle  m'a  été 
un  coup  de  foudre.  Pauvre  garçon,  lorsque  je  m'en  revenais  de  la 
promenade  et  que  je  l'apercevais  errant  au  clair  de  lune,  je  me  di- 
sais :  11  est  amoureux.  Charlotte  se  souviendra  des  plaisanteries  que 
je  faisais  là-dessus.  Dieu  le  sait,  la  solitude  a  consumé  son  cœur.  » 

On  s'accorde  généralement  à  croire  que  ce  fut  sous  l'impression 
immédiate  de  cette  nouvelle  de  la  mort  de  Jérusalem  que  Goethe 
écri\  il  Werther.  Et  comment  oserait-on  douter  de  cette  assertion,  qui 
se  trouve  consignée  dans  les  propres  mémoires  de  l'auteur?  «  A  dater 
de  ce  moment,  dit-il  lui-même,  le  plan  de  Werther  fut  arrêté  :  les 
divers  élémens  qui  abondaient  de  toutes  parts  se  formèrent  en  masse 
compacte  comme  on  voit  dans  le  vase  une  eau  déjà  presque  G 
se  congeler  subitement  à  la  moindre  secousse.  »  Or  rien  de  moins 
exact  que  ce  témoignage  sur  la  foi  duquel  la  plupart  des  historiens 
du  grand  poète  se  sont  engagés,  et  nommément  M.  Henri  Viehoff, 
le  plus  récent  et  d'ailleurs  l'un  des  mieux  informés  des  biographes 
de  Goethe  en  Allemagne.  Qu'on  se  fie  ensuite  à  un  poète  rédigeant 
ses  mémoires.  Ce  livre  que  Goethe  composait  à  distance,  et  qui  con- 
tient les  faits  plutôt  tels  qu'ils  de\  raient  être  que  tels  qu'ils  sont,  ne 
saurait  être  consulté  que  comme  un  répertoire  de  souvenirs.  11  s'en 
faut  naturellement  que  tout  y  soit,  et  dans  ce  qu'on  y  retrouve,  il 
y  a  bien  souvent  plus  de  poésie  que  de  vérité,  non  toutefois  que  l'au- 
teur cherche  à  donner  le  change,  les  hommes  de  cette  trempe  ne 


LA    JEUNESSE    DE    COKHIK.  169 

connaissent  point  le  mensonge,  et  quand  ils  donnent  une  indication 
erronée,  c'est  qu'eux-mêmes  sont  les  dupes  de  leurs  propres  im- 
pressions, semblables  à  ces  peintres  qui  voient  ruttge  ou  qui  voient 
violet.  Ainsi,  pour  m'en  tenir  à  cette  seule  date,  Jérusalem  se  tue 
en  octobre  1772;  Goethe,  informé  sur-le-champ  de  la  nouvelle, 
reçoit  dans  le  courant  de  novembre  les  pages  <le  ke-tner  contenant 
l'histoire  détaillée  des  derniers  jours  de  leur  infortuné  compagnon, 
et  ce  n'esi  qu'en  177/i  que  Werther  prend  naissance. 

II  s'en  faut  d'ailleurs  que  l'état  de  Goethe  durant  cette  période 
soit  si  lamentable  el  si  découragé  qu'il  nous  le  montre.  Au  tableau 
mélancolique  et  douloureux  de  l'autobiographie,  donnons  pour  pen- 
dant cette  lettre  qu'il  écrivait  en  décembre,  et  qu'on  juge  :  a  Dites 
à  Charlotte  que  j'ai  fait  ici  rencontre  d'une  fillette  que  je  chéris  du 
fond  de  l'âme,  et  qui,  si  j'avais  a  me  marier,  serait  celle  que  je 
choisirais  de  préférence  à  toutes.  Quels  deux  charmans  couples  nous 

ferions!  Elle  aussi  est  née  le  11  janvier I  Qui  sait  ce  que  la  volonté 
de  Dieu  nous  prépare?  »  On  a  dit  «pie  la  personne  a  laquelle  il  est 
fait  allusion  était  cette  bonne  Sybille  Mûnch  que  le  poète  avait  ren- 
contrée dans  le  cercle  intime  de  sa  sœur,  et  dont  il  s'occupait  vers 
cette  époque;  mais  ici  le  doute  est  permis,  attendu  que  l'aimable 
Anna  Sybille  avait  vu  le  jour  en  juillet,  et  non  point  en  janvier 
comme  Charlotte.  Ne  serait-ce  point  plutôt  Antoinette  Gerock,  qui 
s'éprit  pour  lui  d'une  tendresse  passionnée,  et  dont  il  emprunta  di- 
vers traits  dans  la  suite  pour  le  caractère  de  Mignon?  Mais  cette 
supposition  se  trouve  réfutée  elle-même  par  une  lettre  dans  laquelle 
il  raconte  qu'attendant  que  sa  bien-aimee  fût  rentrée  d'un  bal  où 
il  ne  la  pouvait  accompagner,  il  avait  passé  la  soirée  à  se  promener 
au  clair  de  lune  avec  Antoinette.  Tout  cela,  on  le  voit,  n'est  point 
d'un  homme  qui  s'en  va  mourant  de  l'amoureux  mai  u  re,  et  montre 
une  lois  de  plus  le  besoin  constant  qu'il  avait  du  commerce  des 
femmes,  ce  platonisme  excessif  qui  faisait  le  f<md  de  sa  nature. 
«  Hier,  j'ai  patiné  du  matin  au  soir,  et  plus  d'un  sujet  de  joie  m'est 
advenu  que  je  ne  puis  vous  raconter.  Tenez-moi  pour  aussi  heureux 
que  ceux  qui  aiment.  Comme  vous,  je  suis  plein  d'espérances,  et  j'ai 
senti  sourdre  en  mon  sein  divers  poèmes.  Ma  soeur  vous  envoie  mille 
tendresses,  ma  bien-aimée  aussi,  et  tous  mes  dieux  vous  compli- 
mentent. »  Cela  nous  amène  à  conclure  qu'on  peut  avoir  le  por- 
trait d'une  aimable  femme  au  chevet  de  son  lit,  penser  à  elle  nuit 
et  jour,  se  reporter  incessamment  par  l'imagination  dans  le  centre 
où  elle  vit,  et,  somme  toute,  n'eu  point  maigrir.  Goelz  de  Berlichin- 
qen  est  achevé,  déjà  même  il  commence  à  tracer  l'ébauche  d'un 
grand  drame,  de  Mahomet.  Voila  pour  le  poète;  quant  à  l'homme, 
les  galantes  compagnies  se  l'arrachent,  et  c'est  bien  cette  fois  le 
tour  d'Anna  Sybille  d'ensorceler  le  damoiseau.  «  Au  premier  jour, 


170  RI  vi  i     DES  DEUX    IIONDBS. 

vous  recevrez  quelque  chose  de  aouveau.  lia  princesse  Bslue  Char- 
lotte. Pour  le  caractère,  elle  A  beaucoup  de  finesse.  Ma  sœur  prétend 
lie  ressemble  beaucoup  à  son  portrait,  si  nous  allions  noua 
aimer,  comme  on  dit  que  tous  deux  là-bas  vous  voua  aimez!  Je  l'ap- 
pelle ma  chère  petite  femme,  el  l'autre  soir  je  l'ai  gagnée  dana  une 
loterie.  ■  Vnna  Sybille  avail  alors  à  peine  quinze  ans.  el  rien  ne 
donne  à  penser  que  cette  liaison  ait  été  autre  chose  qu'une  simple 
distraction. 

Cependanl  le  jour  approchait  où  Charlotte  allait  se  marier  el  quitr 
ter  Weztlar.  Goethe  écrit  aussitôt  au  frère  de  Charlotte  pour  le  prier 
de  lui  donner  de  ses  nouvelles  au  moins  une  fois  par  semaine,  afin 

que  ce  triste  départ  ne  rompe  pas  à  tout  jamais  les  relations  fo ses 

a,i  /  Huns,  puis  il  s'adresse  à  Kestnerel  lui  demande  à  offrir 

l'anneau  de  mariage,  o  Je  suis  toujours  a  vous,  mais,  à  datei  de  i  e 
jour,  je  ne  désire  plus  vous  revoir,  ni  vous  ai  Charlotte.  Son  portrait 
•ra  de  ma  chambre  pour  n'\  être  réintégré  qu'après  Bes  pre- 
mières couches,  car  alors  d'autres  temps  commenceront,  el  si  ce 
,,',  ,i  pas  elle  que  j'aimerai,  i  e  sera  ses  enfans,  toujours,  à  la  vé- 
rité, un  peu  a  rau.-..'  d'elle.  Libre  donc  a  vous  de  me  choisir  pour 
parrain,  et  croye  I  un  fils,  que  mon  esprit  sera  deux  fois  sur 

lui,  et  que  les  femmes  qui  ressembleront  à  sa  mère  seront  capables  de 
le  rendre  fou  !  i  Puis,  dans  sa  lettre,  il  enferme  ce  billel  pour  Char- 
lotte :  Que  mou  souvenir  comme  cet  anneau  soienl  constamment 
témoins  de  \n>  prospérités,  chère  Lotte,]  I  a  jour,  mais  d'ici  à  bien 
longtemps,  nous  nous  reverrons  :  vous,  cette  bague  au  doigt,  et 
moi,  comme  toujours,  votre...  !><■  quel  prénom  signer?  Je  ne  sais, 

mai-  vous  '  lonnaiss ex,  et  cela  suffit.  ■  Puis,  le  mariage  une  fois 

ace pli:  ■   Dieu  vous  garde,  cher  Kestner,  pour  m' avoir  épargné 

cette  épreuve  '■  J'avais  choisi  le  vendredi  saint  pour  faire  un  sépulcre 
où  j'aurais  mis  la  silhouette  de  Charlotte;  mais,  hélas  1  je  ne  puis 
m'en  séparer  :  elle  est  là,  elle  >  restera  jusqu'à  ce  que  .1''  '"' 
Ldieu!  Mes  tendresses  à  votre  cher  ange  et  à  Lenette  aussi,  qui  est 
une  autre  Charlotte,  el  i  ela,  pour  votre  plus  grand  bonheur  à  tous. 
Quant  a  moi,  je  m'avance  dan-  le  désert  -ans  autre  ombre  que  mes 
cheveux,  sans  autre  source  vive  que  mon  propre  sang.  Je  monte  et 
vois  au  loin,  comme  dans  un  mirage,  votre  nef  tranquille  qui  se  ba- 
lance au  port,  et  dont  les  joyeuses  banderoles  me  mettent  La  joie 
au  cœur.  Ce  n'était  point  tout  :  sa  sœur  Cornélie  dut  le  quitter,elle 
aussi,  pour  se  marier.  <m  sait  combien  Goethe  affectionnait  cette 
grave  personne,  dont  l'esprit  ferme  et  pratique,  le  solide  atta 
ment  ne  lui  liront  jamais  défaut  dans  les  momens  diffii  iles.  Ce  fut 
donc  une  épreuve  de  plus,  à  laquelle  bientôt  allait  se  joindre  le  «If- 
part  de  Merck,  ce  confident  bourru,  cet  humoriste  acariâtre  dont  on 
devait  plu:;  tard  médire,  et  qu'en  attendant,  ou  aimait  a  \oir  inter- 


LA   ni  HBSSÏ    I)E   GOETHE.  171 

venir  en  toute  chose.  Solitude,  isolement,  désespérance,  l'heure  n'a- 
vait-elle pas  encore  sonné  de  recourir  ;m\  grands  moyens?  Déjà  Wolf* 
gang  invoquait  la  muse  et  se  reprenait  à  cet  immense  dithyrambe 
dramatique  de  Mahomet,  quand  son  heureuse  étoile  ramena  vers  lui, 
pour  le  distraire  et  le  consoler  de  tant  de  maux  >'i  d'afflictions,  la 
tout  aimable  \l.i\imiliane  de  La  Roche,  qu'il  avait  connue,  on  s'en 
souvient,  quelques  mois  auparavant  sur  les  bords  du  Rhin.  C'était 
l'année  des  mariages  que  cette  année  177."..  Maximiliane,  pour  ne 
point  être  en  reste  avec  les  autres,  s'était  à  -mi  tour  mariée  avec 
un  riche  commerçant  de  Francfort,  M.  Brentano.  Triste  établisse- 
nn'iit  que  celui-là,  el  dont  Merck,  dan-  une  lettre  à  sa  femme  29 jan- 
vier 177/i),  trace  un  mélancolique  tableau  '  La  semaine  passée,  j'al- 
lai a  Francfort  voir  notre  amie  de  La  Roche.  G'esl  un  assez  singulier 
mariage  que  celui  qu'elle  a  l'ait  faire  à  sa  Glle.  L'homme  esl  encore 
jeune,  mais  chargé  de  cinq  enfans,  d'ailleurs  assez  riche,  mais  c'est 
un  négociant  qui  a  fort  peu  d'esprit  au-delà  de  celui  de  son  état. 
C'était  un  triste  phénomène  pour  moi  d'aller  chercher  notre  amie 
à  travers  des  tonneaux  de  harengs  et  de  pruneaux.  Il  paraîl  qu'elle 
s*es1  laissé  induire  par  un  de  ses  amis,  M.  Dumeiz,  qui  n'a  consulté 
que  la  fortune  et  l'avantage  particulier  pour  lui  d'avoir  une  mai- 
son agréable  à  fréquenter.  Tu  aurais  dû  voir  M""  de  La  Roche  tenir 
i  te  à  tous  les  propos  el  badinages  de  i  es  gros  marchands,  suppor- 
ter leurs  dîners  magnifiques  et  amuser  leurs  lourd-  personnages.  // 
s'est  passé  des  scènes  terribles,  et  je  ne  sens  si  elle  ne  sera  pat  acca- 
blée sous  te  fardeau  de  ses  regrets  [l).  »  \  ane  personne  de  cette  dis- 
tinction el  de  cet  esprit  si  cruellemenl  fourvoyée,  les  consolations  ne 
pouvaienl  manquer,  m  Goethe  est  déjà  l'ami  (!<•  la  maison,  il  joue 
l  enfans  et  accompagne  le  clavecin  de  madame  avec  la  basse. 
\1.  Brentano,  quoique  assez  jaloux  pour  un  Italien,  l'aime  et  veul 

dûment  qu'il  fréquente  la  maison! 
Mais  ce  métier  d'officieux  voisin  n'était  pas  tous  les  jours  com- 
mode. Placé  entre  deux  époux  qui  avaient  l'habitude  de  se  quereller 
et  1"  prenaient  imperturbablement  pour  confident  et  pour  arbitre, 
G     Lhe  finit  par  ne  plus  savoir  auquel  entendre.  Passe  encore  pour 

oler  la  femme  des  manières  de  son  mari  (2);  mais  écouter  de  sang- 
froid  les  griefs  souvent  trop  justes  du  pauvre  homme,  c'était  là  une 
de  ces  situations  fausses  que  pour  nulle  raisons  on  n'aime  pas  voir 

rolonger.  Les  choses  durèrent  ainsi  pourtant  tout  un  automne  et 
tout  un  hiver,  et,  s'il  faut  en  croire  ce  que  dit  Goethe  (3),  cette  tendre 

(1)  Merck,  Correspondance  des  Amis  de  Gœtlie,  première  partie,  p.  132.  La  lettre  est 
écrite  eu  français. 

(î  ccU  a  la'  petite  Brentano  à  consoler  de  l'odeur  de  l'huile  et  des  manières  de  son 
maii.  »  (Merck,  ibid. ) 

(3)  Dichtung  und  Wahrheit. 


17-2  REVTE    DES    1>H  \     MONDES. 

relation  ne  dépassa  jamais  les  bornes  de  la  plus  stricte  bienséance. 
Nous  voudrions  ici  pouvoir  l'en  croire  sur  parole;  mais  la  chose  nous 
semble  assez  difficile,  et  môme  eu  admettant  ses  réserves,  on  ne  sau- 
i.iii  disconvenir  que  c'était  là  pour  le  moins  nue  sentimentalité  bien 
dangereuse.  Qu'on  en  juge  par  cette  lettre  qu'il  adressait  à  cette  épo- 
que a  M"e  Jacobi  :  »  Ces  trois  semaine-,  \  i-  n i n  n t  de  s'écouler  dans 
le>  plaisirs  et  les  bombances,  el  nous  sommes,  à  l'heure  où  je  vous 
écris,  aussi  contens,  aussi  parfaitement  heureux  qu'on  peut  l'être; 
je  dis  nous,  car  depuis  le  15  janvier  la  solitude  a  cessé  pour  moi. 
Cet  affreux  destin,  auquel  j'ai  ai  peu  ménagé  les  gourmades,  mé- 
rite aujourd'hui  de  ma  part  plus  de  couitoisie.  et  je  06  fais  aucune 

difficulté  pour  l'appeler  ['aimable  et  le  tage  destin  I  Depuis  qu'il  m'a 
ra\i  ma  sœur,  voici  <le  lui  le  premier  don  qui  ait  l'air  d'un  dédom- 
magement. Itaximiliane  est  toujours  cei  ange  adorable  aé  pour 

Se  Concilier    tous    les  CœurS    par    leS   qualités   |rs   plus    simples   et   les 

plus  méritoires.  Le  sentiment  que  j'ai  pour  elle,  —  bien  qu'en  somme 
la  jalousie  d'un  époux  eût  quelque  raison  d'en  prendre  ombrage,  — 
fait  le  charme  et  le  bonheur  de  ma  vie.  Du  reste,  ci  Brentanoesl  un 
digne  homme,  d'un  caractère  ferme  et  loyal,  et  plein  d'aptitude 
pour  son  négoce.  Quant  aux  enfans,  on  n'en  saurait  voir  de  plus  jo- 
lis ni  de  meilleurs.  » 

\  cette  époque  d'ivresse  et  d'exubérance  juvéniles  se  rapporte 
une  anecdote  que  Bettina  Brentano,  la  célèbre  fille  de  cette  Maxi- 
miliane  de  La  Roche,  tenait  de  la  propre  mère  de  Goethe,  et  qui 
nous  montre  assez  plaisamment  ce  nouveau  Cid  paradant  devant 
sa  Chimène.  Par  une  belle  matinée  d'hiver.  Wolfgang  entre  dans 
le  salon  de  sa  mère,  où  se  trouvent  quelques  personnes.  «  Mère, 

S'écrie-tr-il,    tu   ne    m'as   jamais   vu   patiner,  et    il   lait   aujourd'hui 

si  beau!  —  L'n  moment  après  (c'est  M""  Goethe  qui  parle),  je  sonne 
ma  femme  de  chambre,  je  demande  ma  pelisse  de  velours  rouge 

à  agrafes  d'or,  et   s  montons   en   voiture,   \rrivee  sur  le  Hein, 

j'aperçois  mon  fds  lancé  comme  une  [lèche  el  se  frayant  un  pas 

à  travers  les  nombreux  groupes.  La  froidure  colorait  ses  joues  d'une 

teinte  pourprée,  et  la  poudre  que  semaient  ses  beaux  cheveux  lirons 
entourait  sa  tète  d'un  nuage.  Dès  qu'il  aperçoit  ma  pelisse  rouge,  il 
tond  de  notre  rote,  et  le  voila  devant  la  portière,  me  souriant  de  son 
air  le  plus  câlin.  —  Eh  bien!  qu'est-ce  encore,  dis-je,  et  que  me 
veut-on?  —  Mère,  vous  avez  chaud  dans  la  voiture,  si  vous  me  prê- 
tiez votre  mante  :  —  El  tu  aurais  le  front  de  t'en  affubler? —  Pour- 
quoi pas?  Essayez!  —  J'ôte  ma  pelisse,  il  l'endosse,  ramène  sous 
sou  bras  les  plis  flottans,  et  repart  tel  qu'un  demi-dieu.  \h  !  Bet- 
tina, que  ne  l'as-tu  vu?  Qu'il  était  beau  ainsi!  Je  me  sentais  ravie 
d'aise,  et  battais  des  mains  comme  une  folle.  Je  le  vois  encore  tour- 
nant les  arches  du  pont  avec  une  grâce  flexible,  une  élégance,  tandis 


LA  JEUNESSE  DE  GOETHE.  1/3 

que  le  vent  fouettait  derrière  lui  ses  draperies!  Ta  mère  était  là  sur 
la  f/htre,  et  c'était  à  elle  qu'il  voulait  plaire!  » 

Tout  ceci  évidemment  D'indiqué  pas  une  conscience  fort  en  proie 
à  des  idées  de  suicide,  et,  comme  une  autre  preuve  de  cet  état  mo- 
ral, je  cilerai  la  boutade  intitulée  :  Us  Dieux,  les  Héros  el  Wieland 
(  Gœlter,  llelden  unil  Wieland),  production  satirique  de  la  même  pé- 
riode. Infortuné  Wieland!  il  semble  que  sa  destinée  soit  d'être  as- 
sailli de  tous  côtés.  En  même  temps  que  Goethe,  son  ami  pourtant, 
le  harcèle  d'un  impitoyable  sarcasme,  pour  avoir,  en  affublant  les 
dieux  immortels  de  perruques  poudrées  el  de  culottes  de  satin,  com- 
mis le  plus  horrible  crime  dont,  aux  yeux  de  ce  dernier  païen,  on 
se  puisse  rendre  coupable,  les  chrétiens  lui  jettent  la  pierre  comme 
.m  plus  immoral  des  écrivains;  Lavater  le  déclare  athée  en  fulmi- 
nant l'anathème,  el .  soulevée  par  un  de  ce  .  antagonismes  littéraires 
qui  ne  le  cèdent  en  rien  aux  discordes  religieuses  et  politiques,  toute 
l'école  de  Gcettingue  choisit,  en  177:5.  l'anniversaire  de  la  nais- 
sance de  Klopstock  pour  faire  de  se-  œuvres  un  solennel  autc-da-fé. 
Lui  cependant.  Wieland,  honnête  et  débonnaire,  philosophe  comme 
il  a  été  irréligieux,  sans  le  savoir,  c'est  à  peine  s'il  s'émeut  de  to 

ce  bruit,  de  tout  ce  scandale  qu'on  évoque  autour  de  son  nom,  et 

quand  il  parle  de  ces  virulentes  satires  qu'on  lui  décoche,  c'est  pour 
les  recommander  aux  lecteurs  du  journal  qu'il  rédige  (le  Mercure 
allemand)  connue  d'excellentes  patqwnade»;  semblable  au  divin  So- 
crate,  qui  se  levait  au  milieu  d'une  représentation  théâtrale  afin  de 
mettre  l'assemblée  entière  à  même  de  contempler  l'original  du  so- 
phiste que  bafouait  sur  la  -.eue  Aristophane! 

D'après  tout  ce  qu'on  vient  de  lire,  il  est  clair  que  jusqu'ici  Wer- 
ther ne  donne  pa^  signe  de  vie,  et  remarquez  que  nous  .sommes  en 
décembre  I77;5,  c'est-à  dire  à  quinze  mois  de  distance  de  ce  jour  à 
jamais  déplorable  où  l'on  quittait  Wet/lar.  \  Noël,  Kestner,  avant  à 

se  rendre  à  Hanovre.  OÙ  l'appellent  les  de\  niis  de  son  emploi,  an- 
nonce Sa  nouvelle  installation  a  Goethe,  qui  lui  répond  par  ces  pa- 
roles, que  bientôt  d'ailleurs  démentiront  les  actes:  a  Mon  père  n'au- 
rait aucune  répugnance  à  me  voir  prendre  du  service  au  dehors; 
mais,  songez-y,  cher  Kestner,  ces  talens  et  ces  forces  dont  je  dis- 
pose, j'en  ai  trop  besoin  moi-même  pour  les  pouvoir  employer 
ailleurs,  lit  puis,  accoutumé  comme  je  suis  à  n'agir  que  sur  mon 
instinct,  comment  croire  que  je  réussirais  jamais  a  servir  un  prince?  » 
Résolution  bien  aventurée,  quand  on  pense  que  notre  philosophe 
s'engageait  deux  ans  plus  tard,  et  pour  ne  le  plus  quitter  jusqu'à  sa 
mort,  au  service  d'un  souverain.  11  est  vrai  que  ce  prince  était 
Charles-Auguste,  l'homme  le  mieux  fait  pour  comprendre  Goethe, 
car  il  lui  ressemble  par  les  divers  points  cardinaux,  et  cet  air  de  fa- 


17'i  REVUE    OtS    l)KC\     BORDES. 

niillr  i|ni  vous  saâsil  dans  l'étude  de  leurs  caractères,  vous  le  re- 
trouvez avec  étonnemenl  dans  leurs  physi ies.  (Tétaient  plus 

que  deux  amis,  c'étaient  deux  frères  donl  vous  proclameriez  la  con- 
sanguinité rien  qu'à  voir  leurs  deux  bustes  côte  à  côte  au  palais  de 
Weimar.  C'est  une  vertu  souvenl  facile  pour  un  souverain  d' appelé  j 
à  lui  les  hommes  de  talent:  ce  qui  t'est  moins,  c'esl  de  les  retenir, 
de  les  grouper  el  de  les  diriger  dans  des  conditions  normales,  dans 
le  développement  calme  el  sensé  de  leurs  facultés  respectives.  ■)•■  me 
rve  de  dire  un  jour  toute  ma  pensée  sur  Charles-Auguste,  l'un 
des  plus  grands  princes  que  V  Ulemagne  ait  produits,  celui  qui,  avec 
des  ressources  modiques  et  restreintes,  sul  obtenir  les  plus  va 

résultats.  Qu'il  suffise  ici  de  reconnaître  que  Goethe,  en  se  liant 

avec  le  grand-duc  de  Saxe,  se  tint  en  quelque  sorte  parole  à  lui-même, 
ayanl  jugé  du  premier  coup  le  parfail  accord  qu'il  \  aurah  entre 
ce  qui  lui  serait  demandé  el  ce  qu'il  se  sentait  en  mesure  d'apporter. 

Le  II  féi  rier  1  TT'i .  Knebel  arriva  chez  Goethe  et  l'informa  que  les 
deux  royaux  frères  Charles-Auguste  et  Constantin  désiraienl  le  voir. 
Wolfgang  se  rendit  à  cette  invitation,  et  fut  reçu  de  la  manière  la 
plu-  Batteuse,  surtout  par  Charles-Auguste,  qui  justement  venait 
de  lire  '/'«<•/:.  Le  poète  et  ses  hôtes  royaux  dînèrent  ensemble  fort 
gaiement,  puis  on  se  quitta  après  avoir  reçu  el  donné  de  part  el 
d'autre  les  meilleures  impressions.  Les  princes  partaient  pour 
tnce,  "H  Goethe  leur  promit  d'aller  les  rejoindre,  visite  donl  les 
approches  ne  laissaient  pas  de  mettre  en  défiance  le  père  de  Wolf- 
g,  lequel,  en  sa  qualité  de  \i>'u\  bourgeois  de  la  ville  libre  de 
Francfort,  se  permettait  de  professer  un  certain  scepticisme  à  l'en- 
droit des  altesses  royales.  Le  voyage  eut  lieu  néanmoins,  et  Goethe 
a  cette  occasion  passa  avec  les  jeunes  princes  quelques  jours  de 
plaisir  et  d'intimité  <(ui  peut-être  décidèrent  de  son  avenir.  Comme 
t  la  première  fois  de  sa  vie  <|n*il  se  trouvait  <'n  contact  avec  les 
grands,  l'expérience  semblait  faite  pour  l'encourager. 

\;i  mois  de  mai  suivant,  il  apprend  que  Charlotte  a  mis  au  monde 
un  fils  qu'on  a  nommé  Wolfgang,  el  quelques  jours  plus  tard, 
il  écrit  a  l'épouse  de  Kestner  ce  billet  où  l'existence  de  Werther 
se  trouve  mentionnée  pour  la  première  fois  :  «  Je  vous  enverrai 
a\ani  peu  on  ami  qui  n'est  point  .-ans  quelqui  blance  avec 

moi.  et  j'espère  que  vous  lui  ferez  bon  accueil.  11  s'appelle  Werther 
et  il  est,...  mais  j'aime  mieux  le  laisser  s<  présenter  lui-même.  » 

Maintenant  quiconque  aura  suivi  cette  simple  histoire,  que  noua 
axons  essaj  é  de  raconter  d'après  les  pièces  authentiques  et  les  docu- 
mens  contemporains,  verra  combien  il  se  faut  défier  de  toutes  les 
choses  que  raconte  Goethe  ace  sujet  dans  son  autobiographie,  qui, 
pour  cette  période,  n'ofiïe  qu'un  tissu  des  renseignemens  les  plus 


b 


LA    JEUNESSE    DE    GOETHE.  175 

vagues  et  souvent  les  plus  erronés.  L'ouvrage  fut  écrit  en  quelque 
sorte  an  courant  de  la  plume.  «  Je  m'isolai  entièrement,  dit-il, 
je  fermai   ma  porte  à   mes  amis,   et  dépouillai    momentanément 

tout  ce  qui  en  moi  pouvail  être  sans   rapports  in îdiats  avec  le 

sujet  qui  devait  m' absorber,  n  Quatre  semaines  suffirent  a  l'en- 
fantement de  cette  àpuvre  élaborée  dans  une  gestation  si  longue 
et  si  mystérieuse,  et  dont  le  màrascrit,  quand  il  sortit  des 
mains  de  l'auteur,  ne  portail  pas  une  rature.  C'esl  à  cette  séqi 
tratiorj  de  Goethe  que  Merck  l'ait  allusion,  lorsqu'il  dit  :  »  Le 
grand  sucres  de  son  drame  lui  a  tourné  un  peu  la  tête,  il  se  détache 
de  tous  ses  amis  el  n'existe  que  dans  les  compositions  qu'il  prépare 
pour  le  publie,  n  Enfin  c'esl  en  septembre  1774  qu'il  envoie  à  Char- 
lotte le  premier  exemplaire  de  Werther,  —  un  exemplaire  précur- 
seur, car  le  livre  ne  doit  paraître  que  plu*  tard,  — cl  qu'il  ace - 

pagne  de  ces  mots  :  «  Lutte,  combien  il  faul  que  ce  petit  livre 
mesoitcher,  tu  vas  le  sentir  en  le  Usant!  Q  n'y  a  pas  jusqu'à  cet 

exemplaire  auquel   je   tienne  < 'munie  s'il   était   l'unique  au   nimide  : 

accepte-le,  Charlotte;  je  l'ai  baisé  des  millions  de  fois  el  mis  en  ré- 
serve pour  que  personne  u'j  touchât.  L'ouvrage  ne  sera  publie  qu'à 
la  prochaine  foire  de  Leipzig.  Je  voudrais  que  chacun  de  vous  le  lût, 
toi  de  ton  côté,  testner  du  sien,  et  que  chacun  m'en  écrivit  un  mot 

à  part,  un  seul  '.  \dieu.  Charlotte,  adieu!    i 

Nous  avons  étudie  dans  ses  moindres  phases  el  ses  diverses  péri- 
péties cette  histoire  des  amours  de  WoJXgang  et  de  Charlotte  em- 
preinte d'un  réalisme  si  romanesque,  poui  employei  deux  mots  qui 
jurent  Bans  doute  un  peu  de  se  trouver  ensemble.  Nous  v  avons  vu 
les  origines  du  célèbre  roman  de  Goethe,  et  nous  savon-  maintenant 
que  ce  n'est  ni  dans  l'impression  produite  par  la  mort  de  Jérusalem! 
m  dans  les  conséquences  d'un  désespoir  amoureux,  ni  dans  un  | 
tendu  penchant  au  suicide,  qu'il  faut  aller  chercher  la  raison  d'être 
immediai.'  de  Werther.  I>e  to  es,  qui  sans  doute  agirent 

simultanément,  aucune,  à  vrai  dire,  ne  fut  déterminante,  et  les 
dates  sont  la  pour  constater  d'une  façon  irrécusable  quçsi  le  roman 
de  Werther  fui  Le  résultai  de-  année-  d'épreuves  que  non-  venons  de 
parcourir,  Werther  ne  vit  le  jour  qu'âpre-  L'entière  et  déJinitive  clô- 
ture de  cette  période.  L'artiste  est  maure  ci  non  esclave;  il  possède 
et  n'est  pas  possédé  :  Goethe  lit  Werther,  mais  après  avoir  surmonté 
le  werthérisme,  et  comme  on  fait  une  confession  générale,  en  recon- 
naissant se-  erreur.-  et  en  s'en  repentant.  Or,  pour  reconnaître  ses 
erreurs  et  s'en  repentir,  il  faut  d'abord  les  avoir  dominées. 

Henri  Blaze  de  Biry. 


LA  RUSSIE 


ET 


SES  CHEMINS  DE  FER 


i. 


l 'tir  opération  sans  exemple  sur  notre  continent  va  s'accomplir.  Il 

s'agit  (If  construire  en  Russie  un  réseau  ferre  île  plus  de  A, 000  kilo- 
mètre-, de  développement  et  d'j  affecter  1,100  millions,  dette  opéra- 
yen  a  et.'  décidée  an  lendemain  de  la  guerre,  comme  >i  une  pareille 
collision  ne  devait  pas  laisser  de  trace.  Rarement  peut-être  le  génie 
financier  a  montré  dans  l'avenir  une  confiance  plus  résolue,  et 
l'œuvre  qu'il  se  propose  l'oblige  a  réaliser  dans  des  proportions 
imposantes  une  première  association  internationale  de  capitaux.  Cet 
ensemble  de  faits  ne  manque  ni  de  nouveauté  ni  de  grandeur;  mais 
au-delà  île  l'opération  même  on  découvre  une  perspective  plus  sai- 
sissante encore,  celle  de  l'Europe  orientale  s'incorporant  à  l'Europe 
occidentale,  devenant  un  corps  d'autant  plus  robuste  que  ses  mem- 
bres seront  mieux  liés.  Les  chemins  de  fer  russes  ne  se  présentent 
donc  pas  comme  une  allai re  purement  industrielle;  avant  tout,  ils 
ont  un  caractère  politique. 

A  bien  voir  en  effet,  on  continue  ainsi  le  tsar  Pierre,  qui  transfé- 
rait sa  capitale  aux  bords  de  la  Baltique,  tournant  l'empire  vers  l'Oc- 
cident :  trait  admirable,  parce  que  cela  était  conforme  à  la  destinée 
du  pays  et  à  ses  traditions.  Quoi  qu'on  en  ait  dit,  malgré  l'occupa- 
tion des  Mongols  et  des  Tatars,  la  Russie  n'était  asiatique  ni  par  sa 


LA    RUSSIE    ET    SES    CHEMINS    DE    FEK.  177 

croyance  ni  par  sa  race,  pas  plus  que  l'Espagne  n'est  africaine  pour 
a\oir  été  une  dépendance  des  .Maures.  Ses  commencemens  appar- 
tiennent à  l'Europe.  La  royauté  lui  vint  des  Normands,  la  foi  reli- 
gieuse des  Grecs;  ses  métropoles  furent  alternativement  Novgorod, 
à  demi  banséatique,  el  kie\,  à  demi  byzantine.  Ce  n'est  qu'après 
avoir  été  subjuguée  par  les  bordes  de  1"  \sie  qu'elle  pencba  de  ce  côté 
et  ne  regarda  plus  de  l'autre.  Facilement  vainqueurs  d'un  pays  mor- 
celé entre  les  descendais  de  Ruric,  pour  le  mieux  assujétir,  les  khans 
assignèrent  la  prééminence,  parmi  Irais  \assau\,  aux  princes  d'une 
cité  nouvelle  que  sa  situation  centrale  rapprochait  d'eux,  aux  princes 

de  Moscou,  et  Moscou  se  lit  un  titre  de  sa  suprématie  dans  la  servi- 
tude pour  fonder  la  monarchie  el  revendiquer  l'indépendance  natio- 
nale. Cela  fait,  les  traditions  primitives  devaient  se  renouer.  Si  les 
Tatars  avaient  entraîné  la  Russie  vers  l'Orient,  la  rivalité  agressive 

de  la  Pologne  la  provoquait  à  une  volte-face.  Le  tsar  Pierre  ne  lit  doue 

pas  violence  au  cours  des  choses;  ce  qui  fut  alors  réputé  extraordi- 
naire fut  un  retour  à  l'ordre  ancien,  déjà  tenté  par  les  précurseurs 

du  grand  homme;   l'entrée  de  la  Russie  dans  la  famille  européenne 

n'était  qu'une  réintégration,  c'est  ce  mouvement  qui  se  développera 
par  les  chemins  de  fer.  l'ourlant  quelles  en  seront  les  conséquences? 
Les  pronostics  sont  divers.  Selon  beaucoup  d'esprits  pénétranset 
graves,  il  \  a  lieu  de  tenir  en  suspicion  perpétuelle  un  étal  qui  sur- 
passe en  étendue  le  reste  de  l'Europe,  dont  le  peuplement  est  prompt, 
dont  l'ambition  est  notoire,  et  l'imminence  de  cette  incorporation 
définitive  stisi  ite  ,\<^  craintes  et  des  regrets.  —  Sans  doute,  dit-on. 
ce  peuple  a  préservé  l'Occident  du  dernier  débordement  de  la  bar- 
barie, qui  s'est  amorti  dans  ses  plaines  immenses;  mais  lui-même 
est  resté  barbare,  et  s'il  est  héroïquement  sorti,  a  l'état  de  nation, 
des  mains  étrangères  entre  lesquelles  il  était  tombé,  ce  n'e-t  pas 
impunément  que  durant  trois  siècles  il  a  été  retranché  de  l'Europe. 
De  sa  première  éducation  gréco-normande  il  n'a  retenu  que  le  culte 
chrétien,  et  de  sa  longue  éducation  tatare  il  a  garde  le  régime  de  la 
force.  Servage  sans  patronage,  féodalité  sans  chevalerie,  despotisme 
sans  tempérament,  église  plus  biblique  qu'évangélique  et  vassale 
muette  du  pouvoir  impérial,  tout  en  lui  a  un  caractère  matériel  au- 
dessus  duquel  il  a  peine  à  s'élever:  le  sentiment  du  juste  semble 
ne  lui  avoir  pas  été  révélé;  il  met  sa  passion  dans  l'utile  et  son  ado- 
ration dans  la  puissance.  Son  type  est  Pierre  I",  ce  prince  qui  alliaii 
l'imitation  des  procédés  de  la  politique  moderne  à  la  violence  superbe 
d'un  empereur  allemand  du  moyen  âge,  tout  à  la  fois  Colbert,  Lou- 
vois  et  Frédéric  Barberousse,  ne  faisant  d'emprunts  aux  nations  po- 
licées qu'alin  de  les  mieux  asservir.  Tout  dans  ce  peuple  tend  à  une 
domination  gigantesque.  Placé  entre  l'Europe  et  l'Asie,  il  se  croit 

TOME  IX.  12 


I  /S  iu.\  l  £    DB8    l'i.l  \    UONDES. 

appelé  par  le  ciel  à  les  maîti'iser.  Enfin  c'est  par  le  prestige  de  l'a* 
torité  el  i>.n  les  ressorts  administratifs  tout  ensemble  qu'il  se  gou- 
verne,  de  façon  qu'a  un  moment  donné  il  peut  tout  oser.  Que  lui 
manque-t-il  pour  accomplir  ses  desseins?  La  faculté  de  se  mouvoir 
avec  rapidité,  el  on  lui  fait  des  chemins  de  fer!  On  ne  l'armera  de 
tous  les  arts  de  la  civilisation  qu'au  péril  de  La  civilisation  elle- 
même,  dont  il  se  porte  pour  l'héritier,  parce  qu'il  est  oé  d'hier. 

Cette  thèse  a  un  côté  vrai,  on  ne  Bâtirait  le  mer.  el  l'imprévoyance 
serait  folie  vis-à-vis  d'une  puissance  < i u i  ne  sait  pas  bien  encore  elle- 
meme  jusqu'où  <■! I«-  doit  aller,  <|iii  n'a  pas  épuisé  sa  crise  de  crois- 

,  e.  Pourtant  l'Occident  constitue  un  faisceau  dont  la  vigueur  ira 
grandissant  aussi  vite  que  celle  <le  la  Russie;  là  esl  l'obstai  le  à  tous 
les  plans  de  monarchie  universelle,  l'obstacle  el  la  leçon;  c'est  j ■  < > » ir 
s'être  désabusé  de  L'iniquité  el  de  la  vanité  de  cette  chimère  qu'on 
s'esl  résolu  à  former  une  confédération  qui  ue  doit  plus  tolérer  <le 

nOU\e,lll\     e--.i|-     île     euliqilele.      l'elir    a    tolll'    l  liaqile    grande     I  j  ; ,  1 1  •  >  1 1 

européenne  s'est  proposé  de  refaire  l'empire  romain,  empire  d'Oi  - 
ciden!  d'abord,  puis  empire  d'Orient;  la  Russie  a  passé  par  le  même 
rêve,  avec  <  ette  ouan  raphique  qu'elle  commençai!  en  Orient 

pour  achever  eu  Occidenl ,  l  soi  te  «le  péché  originel,  pèche 

ié  aux  socii  -  ni  dernes  pat  les  sociétés  anciennes,  mais  tou- 
jours puni  par  l'impuissant  e.  L'unité  d'une  Beule  des  parties  du  globe 
n'est  plus  possible  par  La  conquête  d'un  peuple  et  la  prépotence  d'un 
i  ésar;  l'unité  ne  saurait  plus  procéder  que  de  l'union.  Le  testament 
de  Charles-Quint  esl  lettre  moi  te  i  n  Autriche;  il  en  esl  ainsi  de-  tes- 
l'iuiippe  II  en  Espagne,  de  Napoléon  en  Iran.  e.  de  Pitt 
en  Angleterre;  tôt  ou  tard,  lion  gré,  mal  gré,  il  n'en  sera  pas  autre- 
ment du  testament  de  Pierre  en  Russie.  I  nion  sans  servitude,  recon- 
naissance du  droit  de  chaque  état,  limitation  de  toute  prépondérance 
abusive,  voilà,  sous  le  nom  d'équilibre  européen,  La  charte  de  jus- 
tice,  de  pai\  el  de  modération  «pie  l'esprit  moderne  s'est  OCtrt 

II  a  inauguré  le  principe  moral  dans  la  politique  :  c'est  sa  gloire, 

il  son  salut.  Cette  charte  fût-elle  accidentellement  violée,  'Ile 
subsiste,  règle  désormais  consacrée  par  le- 1  ongrès  auxquels  elle  pré- 
side, les  arrêts  qu'elle  a  inspirés,  le-  victoires  qu'elle  a  remporta 
les  réparations  qu'elle  promet.  Il  u'j  a  pas  de  droit  contre  ce  droit, 
il  n'\  a  pas  de  force  contre  cette  force.  Et  ce  n'est  pas  tout.  L'esprit 
moderne  a  tonde  la  prospérité  publique  et  privée  sur  le  travail;  il 
augmente  la  fécondité  et  la  dignité  de  l'industrie  par  un  accord  plus 
intime  avec  la  science;  il  excite  le-  nations  a  abaisser  le-  frontières 
devant  les  voies  nouvelles  qu'anime  la  vapeur,  a  supprimer  le-  en- 
traves île  leur  négoce.  De  même  que  la  doctrine  de  l'équilibre  euro- 
péen a  nivelé  les  aspirations  à  la  monarchie  universelle,  la  doctrine 


LA    RUSSIE    ET    SES    CHEMINS    DE    FER.  179 

du  libre  échange  oppose  à  la  compétition  du  monopole  une  charte 
de  pondération  économiqne,  et  tout  prépare  l'union  industrielle  et 
commerciale  de  ces  Dations,  que  leurs  relations  financières  enlacent 
de  plus  en  plus,  si  bien  que  leur  confédération  est  sous  la  sauve- 
garde d' complication  d'intérêts  matériels  et  moraux.  En  vérité, 

personne  n'\  fera  brèche.  Dès-lors  Faut-il  attribuer  à  la  Russie  le 
rôle  inintelligent  d'un  antagonisme  perpétuel?  Ne  serait-ce  pas  la 

calomnier?  Si  elle  voit  dans  ses  chemins  de  fer  de  c nodes  instru- 

mens  de  guerre  et  d'immixtion,  elle  j  voit  aussi  les  instrumens  de 
ce  qu'on  a  nommé  sa  conquête  intérieure  :  fertilisation  de  son  sol, 
multiplication  de  ses  produits,  peuplement  de  -es  solitudes.  C'est 
l'une  de  ses  ambitions,  c'est  peut-être  le  programme  du  règne  qui 
commence.  Boit!  Plus  elle  voudra  ressembler  aux  nations  euro- 
péennes, plus  elle  inclinera  vers  leur  pacte.  Étant  la  dernière  venue, 
elle  sera  la  dernière  à  j  adhérer;  mais  un  jour  eue  se  ralliera  à 
leur  système,  le  temps  aidant,  le  temps  el  les  chemins  «le  fer.  11  n'j 
a  donc  aucun  sujet  de  redouter  le  triomphe  de  sa  domination,  à 
moins  que  les  nations  dans  lesquelles  la  civilisation  se  personnifie  à 
cette  heure  n'aient  leur  déclin,  et  ne  doivenl  .nier  la  place  à  des 
nations  plus  jeunes,  telles  que  l'Amérique  du  Nord  et  la  Russie  elle- 
même. 
Q      île  fuis  n'avons-nous  pas  entendu  prédire  a  la  vieille  Europe 

I  5orl  de  la  Grèce  perdant  sa  liberté  et  sa  gloire!  Nous  en  deman- 
dons pardon  aux  prophètes  de  la  mine,  nous  ne  saurions  partager 
leur-  pressentimens  mélancoliques;  nous  n'acceptons  pas  pour  l'his- 
toire contemporaine  les  dénoûmens  tragiques  de  l'histoire  ancienne. 

II  \  a  un  t'ait  plus  concluant  que  quelques  analogies  :  i  est  que  l'abo- 
lition de  l'esclavage,  la  réprobation  de  la  guerre,  l'ennoblissement 
du  travail,  le  respect  du  droit  dans  les  individus  et  dans  les  nations, 
lés  dispositions  sympathiques  des  peuples  marquenl  une  différence 
profonde  entre  la  Boçiété  antique  et  la  société  présente.  Pourquoi 
celle-ci  aurait-elle  la  même  fin,  lorsqu'elle  n'a  pas  les  mêmes  .anses 
de  caducité?  Ne  l'a-t-on  pas  remarqué?  Plus  cette  société  a  dépouillé 
le  passé,  plus  elle  est  devenue  vivace;  elle  est  immortelle  parce 
qu'elle  se  régénère.  Notre  Europe  se  défend  de  la  vieillesse  en  se  ra- 
jeunissant, et  de  la  juvénilité  en  conservant  les  s,,lides  acquisitions 

l'expérience.  Voilà  ce  qui  fait  sa  supériorité  vis-à-^vis  de  l'Amé- 
rique  et  de  la  Russie,  ces  deux  Bercules  au  berceau,  <>  comme  on 
les  ,1  ingénieusement  nommées.  Leur  fièvre  d'agrandissemens  est 
en  eftêl  la  même,  l'énergie  extérieure  est  pareille:  mais  chez  ces 
deux  états,  qui  représentent  les  deux  extrêmes  du  régime  social,  la 
démocratie  et  l'autocratie .  les  mêmes  défaillances  se  font  remar- 
quer, et  de  tous  les  deux  on  peut  dire  que,  s'ils  s'approprient  mer- 


180  III. \  I  I     Dl  B     DEUX    \H'M)ES. 

veilleusement  le  réel  de  la  «h  ilisation,  il-  n'en  ont  pas  encore  atteint 
l'idéal.  C'est  pourquoi  ils  auront  une  belle  part  de  l'avenir  sans 

avoir  l'honneur  d'ensevelir  leurs  aînés  el  de  continuer  exclusive nt 

l'ceu\  re  ch  ilisatrice.  Cette  œu\  re  réclame  le  concours  de  tous;  per- 
sonne d'j  est  <1"  trop,  ni  la  jeunesse  ai  la  maturité;  le  drame  serait 
mutilé,  il  cesserait  d'exister,  >i  une  partir  des  personnages  venait 
à  être  supprimée.  Par  cela  même  que  cee  deux  jeunes  puissances 
ont  une  mission  militante,  une  Europe  vaillante  et  circonspecte  a 
l.i  toi-,  est  nécessaire  pour  tempérer  leurs  excès,  pour  réprimer  leurs 
écarts,  pour  intervenir  a  propos  là  ou  elles  se  seront  trop  avancées. 
Seule  rlle  porte  en  elle,  seule  elle  a  la  tache  de  défendre  les  prin- 
cipes régulateurs  et  tutélaires  delà  MHi.ii-.  Kt  n'est-ce  pas  cette  tache 
qu'hier  encore  il  était  donné  a  l'Europe  d'accomplir?  La  Russie,  «mi 
frappant  la  Turquie  a  coups  redoublés,  l'a  contrainte  a  abjurer  un 
fanatisme  intraitable,  à  se  placer  bous  la  tutelle  de  la  chrétienté. 
L'ascendant  a  été  ainsi  ôté  a  la  force  qui  outrage  pour  être  donné  à 
la  force  qui  protège,  les  acheminemens  de  la  Russie  vers  Constanti- 
nople  ont  été  coupés,  et  l'Europe  a  Btipulé  la  neutralité  de  la  lier- 
Noire,  la  liberté  <lu  Danube,  l'annexion  de  l'empire  ottoman;  elle  a 
recueilli  dans  l'intérêt  général  le  fruit  des  travaux  séculaires  que  la 
Russie  avait  intrépidement  accomplis  dans  un  intérêt  égoïste;  elle  a 
dénoué  au  profit  de  tous  cette  question  d'Orient  «pu  devait  être  tran- 
chée au  profit  d'un  seul. 
I  ne  telle  puissance,  qui  B'esl  Bi  longtemps  posée  en  épouvantai]  et 

n'a  guère  été  jug pu-  sur  le  masque,  ne  peut  toucher  a  rien  sans 

éveiller  les  légitimes  ombrages  de  l'Europe;  nous  devions  donc  affir- 
mer l'ordre  européen  assez  explicitement  pour  qu'on  lut  autorisé  a 
ne  plus  voir  désormais  dans  les  progrès  de  la  nation  russe  qu'une 
extension  du  monde  civilisé  et  non  du  monde  barbare.  Ce  point 
établi,  nous  étudierons  librement  l'influence  des  chemins  de  fer  sur 
le  régime  économique  de  la  Russie.  Se-  ait.-  politiques  sont  bien 
connus;  on  connaît  moins  généralement  sa  situation  agricole,  in- 
dustrielle, commerciale;  on  se  détourne  trop  volontiers  d'une  terre 
qu'on  se  figure  recouverte  d'un  linceul  éternel  de  neige,  d'une  po- 
pulation qu'on  suppose  voue,-  a  l'abrutissement,  parce  qu'elle  est 
encore  partagée  eu  castes  au  \i\*  siècle.  En  \  regardant  mieux,  on 

se  convaincra  que  les  ressources  du  pays  sont  d'un  pri\  immei 
que  la  population,  intéressante  par  -a  condition  même  et  par  ses 
qualités  éminentes,  est  eu  voie  d'émancipation,  et  «pie  l'empire  des 
tsars  s'assimile  de  plus  en  plus  a  l'Europe.  Du  reste,  l'entreprise  des 
chemins  de  fer  russes  se  rapproche,  par  les  bases  adoptées,  des  au- 
tres entreprises  du  même  genre.  La  jouissance  «lu  réseau  est  con- 
cédée à  la  compagnie  pour  quatre-vingt-cinq  ans,  à  dater  de  l'ex- 


LA    BCSSIE    ET    SES    CHEMINS    DE    FER. 


181 


piration  de  la  période  de  construction,  fixée  à  dix  années;  le  rachat 
ne  peut  être  effectué  que  vingt  ans  après  cette  période,  moyennant 
une  annuité  équivalente  au  revenu;  la  garantie  d'intérêt  à  ô  pour  100 
a  la  même  durée  que  la  concession,  elle  s'appliquera  même  sans 
délai  à  toute  section  du  réseau  mis  en  exploitation.  Enfin  le  capital 
de  1,100  millions,  dont  la  moitié  peut  être  réalisée  sous  forme 
d'obligations,  ne  sera  formé  que  par  des  émissions  successives  de 
titres,  dont  la  première  sera  de  600,000  actions  représentant  300  mil- 
lions. Tel  est  le  me,  ani-me  financier  de  l'opération;  mais  c'est  SOUS 

an  autre  aspect,  on  lecomprend,  que  nous  voulons  étudier  l'entre- 
prise des  chemins  de  fer  russes  :  ce  sont  les  conséquences  écono- 
miques et  politiques  d'une  telle  œuvre  qui  doivent  surtout  nous 
préoccuper. 

11. 

Les  routes  de  la  Russie,  à  part  quelques  chaussées,  méritenl  à 
peine  ce  nom.  Rien  n'eut  été  plus  facile  que  «l'en  sillonner  ce  pla- 
teau, ou,  des  Us  Karpathes  aux  mont-  Ourals,  aucune  ondulation 

,1,.  terrain  ne  se  prononce  a  hauteur  <fe  montagne;  mai-  l'énormité 
des  distances  en  eut  rendu  l'établissement  et  l'entretien  onéreux. 

on  utUise  le-  dons  du  climat  et  ,11.  pas-,  la  neige  pour  le  traînage, 
les  eaux  courante,  pour  la  navigation.  Seulemenl  le  tramage  a 

praticable  qu'en  hiver,   la  navigation  ne  l'est   qu'en  ete.    D'ail* 
le  tarif  .lu  transport  par  traîneau  est  île  20  a  25  centimes  par  tonne 
et  par  kilomètre;  s'il  y  a  presse,  il  devient  exorbitant,  et  le-  com- 
munications fluviales  affectenl  le-  transactions  par  la  lenteur  du 
trajet  ou  par   une   interruption   forcée  durant  la  saison    Ironie.   I  i, 

outre,  il  n'en  existe  que  deux  systèmes.  Pierre  esl  l'auteur  du  pre- 
mier, uin  d'assurer  l' approvisionnement  de  sa  capitale  et  la  pro- 
spérité ,le  cette  héritière  «le  Novgorod,  il  songea  a  la  jonction  de  la 
Neva,  qui  coule  entre  les  quais  de  granit  de  SaintrPétersbourg  avant 
de  se  jeter  dans  la  Baltique,  et  du  Volga,  voie  commerciale  qui  unit 
le  centre  de  l'empire  a  la  Caspienne.  Ces  deux  fleuves  sont  rel.es  par 
des  canaux;  c'est  une  ligne  navigable  de  plus  de  4,000  kilomètre-  de 
Ion-  l.e  \of-a.  rattache  dans  son  cours  supérieur  aux  canaux  du 
nord,  reçoit  dans  son  cours  moyen  l'Oka,  qui  vienl  du  sud-ouest, 
et  c'est  à  leur  continent  qu'est  située  Nijni-Novgorod,  célèbre  par 
-a  foire;  dans  son  cours  inférieur,  il  reçoit  la  Kama,  qui  arrive  du 
nord-est,  où  les  élablissemens  métallurgiques  sont  groupes.  Tins 
bas,  la  marchandise  expédiée  aux  ports  de  la  mer  d'Azof  peut  dé- 
barquer, et,  par  un  chemin  de  fer  à  chevaux  de  (53  kilomètres,  al- 
ler se  transborder  sur  le  Don,  qui  la  conduit  a  cette  mer.  Le  fleuve 
et  ses  deux  affluens  ont  un  service  de  bateaux  à  vapeur  dont  la 


1  82  i.i  m  i     DES    M  i  \    HONCT  5. 

force  varie  de  24  à  250  chevaux.  Le  système  que  nous  venons  de 
décrire  embrasse  la  partie  orientale  du  territoire,  qui  confine  i  la 
chaîne  asiatique  de  l'Oural.  Le  second  systè dessert  la  partie  oc- 
cidentale; lorsque  l'art  aura  fait  disparaître  —  ou  donné  le  moyen 
de  tourner  —  les  treize  cataractes  qui,  en  aval  de  Kiev,  gêneni  la 
navigation  du  Dnieper  et  la  suspendent  près  de  dix  mois,  ce  Beuve, 
tributaire  de  la  Mer-Noire,  et  la  Dvina,  le  Niémen,  la  Vistule,  tribu- 
taires de  la  Baltique,  Formeront  une  ligne  -ans  solution  «le  continuité 
d'une  mer  a  l'autre,  en  regard  des  Karpathes  et  de  l'Europe.  Ces 
deux  systèmes  étant  connus,  on  mesure  l'espace  qui  demeure  frustré 
des  bénéfices  de  cette  \  i .  1 1  >  i  1 1 1  <  .  Le  réseau  des  chemins  de  fer  ru 
comble  la  lacune  en  offrant  un  mode  de  transport  permauent,  accé- 
léré, économique.  Dans  son  expression  la  plus  simple,  il  se  réduit 
à  deux  traits,  l'un  du  nord  au  sud,  l'autre  <le  l'est  à  l'ouest,  el  il  se 
décompose  en  deux  parties. 

La  première  partie  du  réseau  a  déjà  un  élément:  c'est  !<•  chemin 
de  fer  de  Pétersb  M      ou,  construit  aux  frais  de  l'état,  ouv<  rt 

depuis  1851,  rapprochanl  la  vieille  capitale  et  la  nouvelle,  la  pre- 
mière place  commerciale  maritime  et  la  première  place  commerciale 
de  l'intérieur.  Ce  chemin  doit  se  prolonger  de  Moscou  à  Théodosie, 
l'un  <lr>  ports  de  la  Crimée,  et  voilà  le  trait  <lu  nord  au  sud.  C'est 
peu  :  de  l'un  des  points  importans  du  parcours  entre  Moscou  et 

idosie,  de  Fvoursk,  une  ligne  remontera,  |>ar  Dunah g  sur  la 

Dvina,  jusqu'à  Liebau,  l'un  des  ports  de  laCourlande;  le  trail  du 
nord  au  sud  se  double.  Unsi  deux  rameaux  baignent  dans  la  Bal- 
tique; ils  pénètrent  dans  la  zone  centrale  avec  un  écart yen  de 

100  lieues,   l'un  commençant  à  Liebai  sant  par  Dunâbourg, 

l'autre  commençant  à  Pétersbourg  el  passant  par  Moscou;  il 
rejoignent  au  point  de  bifurcation,  à  Koursk,  ce  nœud  du  centre  et 
du  sud  où,  dès  le  mois  d'août,  les  grains  sont  récoltés  et  les  fruits 
mûrs,  l'ui--  le  tronc  descend  entre  le  Don  el  le  Dnieper;  il  d(  tache  un 
embranchement  de  30  kilomètres  qui  atteint  la  partie  maritime  de 
ce  fleuve  à  un  point  peu  distant  d'Odessa;  il  plonge  dans  la  Mer- 
Noire  a  Théodosie.  Cependant  de  Moscou  partira  dans  la  direction  de 
l'est  un  embranchement  passant  par  Vladimir,  se  terminant  à  Nijni- 

gorod  sur  le  Volga,  destiné  peut-être,  dans  un  âge  futur,  à  s'al- 
longer jusqu'en  Sibéi  ie.  et  de  là  jusqu'en  Chine...  Revenons.  <>n  voit 
que  cette  partie  du  réseau  russese  place  entre  les  deux  systèmes  de 
voies  navigables;  elle  occupe  une  portion  de  l'intervalli  déshérité, 
elle  suppléera  à  l'insuffisance  de  ces  communications,  elle  le-  met 
en  rapport  dans  le  sud.  Parmi  les  aboutissans  de  cette  combinaison 
de  routes  ferrées  et  fluviales,  Liebau  est  une  place  obscure,  Théodo- 
sie a  été  autrefois  célèbre.  Théodosie,  ausud-est  île  la  Crimée,  se  re- 
commande par  l'excellence  de  ses  avantages  nautiques  et  de  sa  situa- 


LA    RISSIE    ET    SES    (  I1EMINS    DE    VER. 


183 


lion,  qui  décida  les  Grecs  dans  F  antiquité  «i  les  Génois  dans  les  temps 
modernes  a  j  établit  nu  porl  cooimercial.  Selon  Strabon,  400  ans 
avant  l'ère  chrétienne,  Théodosie  étail  assez  florissante  pour  que  l'un 
des  rois  du  Bosphore  cimmérien  m  tirât  2,100,000  mesures  de  grains, 
qu'il  envoya  a  Athènes,  désolée  par  la  famine.  Vers  la  in  du  me  siècle, 
le  premier  siècle  des  croisades,  les  Génois  5  avaienl  déjà  fondé  leur 
comptoir  fameux  de  Caffa,  que  la  naïve  admirari les  Tatars  sur- 
nomma le  petit  Constantinople,  el  d'où  ils  ae  furenl  expulsés  qu'après 
la  ruine  de  l'empire  grec.  Deux  cents  ans  plus  tard,  le  voyageur  Char- 
din j  retrouva  un  reste  de  prospérité;  il  raconte  j  avoir  vu  entrer 
S00  bâtimens  en  un  mois,  limant  cette  période,  le  nom  de  Gaffa  | 
valut;  dès  que  Catherine  11  eut  conquis  la  Crimée,  en  future libérar 
trice  de  la  Grèce,  '-II.'  rendit  a  la  presqu'île  la  dénomination  hellé- 
nique de  Tauride;  Caffa  redevint  Théodosie.  Comme  Odessa  a  l'ouest 
et  Taganrog  a  l'est,  Théodosii            ;  - <  •  1 1 ■  1  aux  provinces  fertiles  de 
la  région  centrale  '1.'  I..  Russie.  Odessa  ne  peut  desservir  tout.-  .  i  - 
provinces;  elle  n'en  dessert  que  quelques-unes,  et  elle  est  devenue 
en  cinquante  ans  le  second  port  marchand  de  l'empire;  Théod 
son  heureuse  i  ivale  en  desservant  1rs  autres.  Outre  sa  pat 
relations  directes  dans  l'intérieur,  elle  attirera  une  partie  des  rela- 
tions il''  Taganrog  e1  des  autres  ports  de  la  mer  d'  Lsof,  parce  qu'elle 
leur  offrira  un  écoulement  plus  aisé  en  les  dispensant  des  circuits 
du  Volga  el  -In  Don  a  cette  mer  fermée;  elle  \  ajoutera  ses  rela- 
tions avec  I'1  littoral  oriental  de  la  Mer-Noire  et  du  Caucase,  aux- 
quels elle  touche;  enfin  elle  sera  liée  a  Moscou;  peut-être  la  vieille 
cité  des  Grecs  et  des  Génois  ressusciterait-elle  avec  éclat.  Quant  à 

Liebau,  de  nus  jours  c me  an  beau  temps  des  villes  hanséatiq 

ce  port  a  été  éclipsé  par  Riga,  que  le  voisinage  de  l'embouchure 
dr  la  Dvina  désignait  pour  le  débouché  du  pays;  il  n'a  même  en 
moyenne  qu'un  mouvement  «!<•  20,000  tonneaux  par  an  ;  c'est  un 
parvenu  sans  antécédens.  la-  chemin  de  fer  lui  tient  compte  d'<  i"1 
le  port  russe  de  la  Baltique  a  la  lois  le  plus  occidental  et  le  pins  mé- 
ridional; il  esl  le  plus  a  portée  des  arrivages  de  l'Europe;  il  oe 
que  par  les  hivers  les  pins  rigoureux,  et  encore  la  navigation  n'\  est- 
elle  suspendue  que  si\  semaines  an  pins,  tandis  que  les  ports  de 
Riga  el  de  Pétersbourg  sont  régulièrement  bloqués  par  les  places 
dînant  cinq  mois  dr  l'année,  abordable  par  presque  tous  les  vents, 
Liebau  contiendra  1,600  bâtimens  an  lieu  de  400,  lorsque  les  tra- 
vaux entrepris  par  l'état  en  auront  élargi  l'enceinte   l  , 

L'autre  partie  du  réseau  consiste  dans  une  ligne  unique  de .  Saint- 

(1)  Les  Dégi  riatis  de  Riga  viennent  d'acheter  les  quais  de  Liebau;  la  valeur  des  ter- 
rains a  rhéodosie  et  aux  environs  a  déjà  triplé. 


Is'l  ntME    DES    DEUX    MONDES. 

Pétersbcrarg  à  Varsovie  par  Wflna.  L'étal  y  a  fait  pour  72  millions 
de  travaux  qu'il  abandonne  a  la  compagnie  moyennant  la  moitié  des 
bénéfices  au-delà  de  l'intérêt  à  .">  pour  100.  Voilà  le  trait  de  l'est  à 
l'ouest.  Il  ae  complétera  par  un  embranchement  qu'il  doit  projeter 
dos  finirons  de  Wilna  vers  la  frontière  prussienne  h  ELœnigsberg, 
»'t  pur  son  raccordement,  à  Varsovie,  avec  le  chemin  de  fer  de  Gra- 
nit/a en  Autriche.  Cette  ligne  est  lf  Ben  du  réseau  russe  avec  le  ré- 

lu  européen;  au  dedans,  par  Bon  contact  avec  la  Dvina,  le  Niémen 
et  la  Vistule,  elle  relie  dans  le  nord  les  deui  systèmes  fluviaux. 

Enfin  les  deux  pièces  du  réseau  se  Boudent  a  Pétersbourg,  puis  a 
Dunabourg,  ou  la  ligne  de  Varsovie  rencontre  la  ligne  de  Koursk  ■< 
Liebau.  Par  la,  les  importations  de  Liebau  et  les  expéditions  de 
Koursk  pourront  se  répartir  de  Dunabourg  a  Varsovie  et  a  Péters- 
bourg, dans  les  provinces  voisines  du  raitoap  de  l'ouest;  Péters- 
bourg   entretiendra  son  activité  en   toute   saison  par  ses   relations 

avec  Liebau  (qui  sera  son  port  d'hiver),  Eœnigsberget  Varsovie.  1-e 
réseau  associe  donc  trois  capitales  :  Varsovie,  Pétersbourg,  Moscou; 
trois  mers,  la  Baltique,  la  Caspienne,  la  Mer-Noire;  les  trois  zones 
septentrionale,  centrale  et  méridionale, du  pays;  les  deux  systèmes 
de  communications  fluviales.  lai  même  temps  qu'il  donne  de  la  co- 
hésion a  la  Russie,  il  en  consomme  la  solidarité  avec  l'Europe  par 
les  frontières  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche.  La  conception  de  ce 
vaste  tracé  ne  mérite  que  des  élogi  i.  I.-  -  longueurs  des  lignes  sont 
approximativement  :  de  Pétersbourg  a  Varsovie,  1,248  kilomètres, 
\  compris  l'embranchement  sur  Kœnigsberg,  qui  en  a  170;  de  Mos- 
cou a  Théodosie,  1,169  kilomètres;  de  Moscou  à  Nijni-Novgorod, 
426  kilomètres;  de  Koursk  a  Liebau,  1,217  kilomètres  :  ce  qui  lait, 
avec  quelques  fractions,  un  total  de  4,162  kilomètres  a  exécuter.  Si 
l'on  ajoute  les  644  kilomètre-,  de  Pétersbourg  a  Moscou,  le  dévelop- 
pement du  reseau  complet  sera  de  |,806  kilomètres.  Kn  admettant 

une  vitesse  de  40  kilomètres  par  beure,  Moscou  sera  a  il  heures 
du  Volga,  a  21»  heures  du  sud  de  la  Crimée;  Pétersbourg,  qui  des 

à  présent  donne  la  main  a  MOSCOU,  se  trouvera  à  45  heures  de  la 
Mer-Noire,  a  26  de  Varsovie,  a  liti  de  Berlin,  à  40  de  Vienne. 

Certes,  quoiqu'on  ait  déjà  entrevu  peut-être  la  valeur  économique 
du  réseau,  la  valeur  stratégique  en  est  encore  plus  évidente.  Cela 
est  peu  surprenant.  Kn  tout  lieu,  qu'il  s'agisse  de  passer  en  armes 
chez  les  nations  limitrophes  ou  d'échanger  des  produits  avec  elles, 
le  procédé  est  le  même  :  il  faut  conduire  aux  frontières  des  routes 
partant  du  cu-ur  du  pays.  Il  serait  donc  difficile  d'inventer  du  centre 
à  la  circonférence  une  espèce  de  rayons  qui  auraient  exclusivement 
une  propriété  commerciale  sans  pouvoir  jamais  recevoir  une  desti- 
nation militaire.  Les  voies  rapides  servent  a  deux  lins;  tous  les  chc- 


LA    RUSSIE    ET    SES    CHEMINS    DE    FER.  W5 

nains  de  fer  sont  înnoceiis,  mais  il  est  permis  de  se  délier  de  l'usage 
qui  in  sera  fait.  On  peut  prétendre  que  les  tsars  se  serviront  de  leur 
réseau  pour  la  conquête  extérieure  avec  d'autant  plus  de  succès 
qu'ils  s'en  seront  d'abord  servis  pour  la  conquête  intérieure.  Soit, 
mais  la  Russie  peut-elle  se  créer  des  moyens  prompts  d'aller  chez 
ses  voisins  sans  leur  donner  les  mêmes  moyens  de  la  visiter?  On 
disait  naguère  qu'elle  était  invulnérable  chez  elle,  parce  qu'elle  était 
couverte  par  1rs  distances  qui  lui  faisaient  une  défense  naturelle;  si 
elle  les  supprime,  c'est  un  gage  de  son  désir  d'avoir  de  bons  rap- 
ports avec  L'Europe,  ou  c'est  le  déli  Le  plus  téméraire  qu'elle  ait  jeté 
au  monde.  l>eii  ou  gage,  nous  avons  prouvé  que  la  fortune  de  l'Eu- 

rope  <'st  impérissable;  aucu wutualite.  on  peut  l'assurer,  ne  la 

prendra  en  défaut  II  faut  rechercher  maintenant  jusqu'à  quel  point 
les  chemins  de  fer  seront  en  Russie  les  agens  de  la  transformation 
du  pays  et  des  habitans,  et  quels  sont  les  rudimens  de  cette  trans- 
formation. 

111. 

La  portion  du  territoire  russe  que  le  réseau  est  appelé  à  vivifier 
peut  se  diviser  en  trois  zones.  —  celles  du  nord,  du  centre  et  du 
sud.  Les  produits  du  sol  et  de  l'industrie  se  distribuent  entre  ces 
trois  zones  selon  les  conditions  spéciales  de  climat  et  de  terroir,  et 
doivent  s' échanger  régulièrement  de  l'une  à  l'autre;  faute  d'échanges 
réguliers,  il  y  a  souffrance  par  privation  ou  par  engorgement.  Pour 
apprécier  les  conséquences  de  l'établissement  du  réseau  russe,  nous 
étudierons  séparément  chacune  des  trois  zones  eu  recherchant  de 
quel  côté  il  peut  \  avoir  soit  des  excédans  à  mobiliser,  soit  des  dé- 
ficits à  combler. 

Ce  qui  caractérise  la  zone  septentrionale,  ce  sont  les  forêt-.  Issez 
rares  dans  la  zone  centrale,  où  d'ailleurs  il  y  a  eu  de  larges  défri- 
,  Ioniens,  plus  rares  encore  dans  la  zone  méridionale,  où  les  Tatars 
ont  laissé  derrière  eux  de  \astes  déserts,  elles  sont  la  magnificence 
du  nord  de  la  Russie,  qui  contient  les  deux  cinquièmes  de  la  richesse 
forestière  du  pays,  évaluée  en  totalité  à  180  millions  d'hectares. 
Telle  est  la  difficulté  des  communications,  que  plusieurs  de  ces  forêts 
sont  inexplorée-  les  générations  d'arbres  s'y  succèdent  à  l'abri  de 
la  hache,  et  périssent  de  vétusté  comme  aux  époques  primitives. 
L'exploitation  dépouille  les  bords  des  lacs,  des  rivières,  de^  canaux, 
qui  permettent  un  transport  à  peu  de  frais,  soit  pour  la  consomma- 
tion intérieure,  soit  pour  l'exportation  :  elle  recule  devant  une  coupe 
qui  nécessiterait  un  transport  par  terre,  et  le  combustible  renchérit 
à  l'étersbourg,  parce  que  ses  réserves  pouvant  arriver  par  flottai- 


[86 


T.l  \  I   1      Kl  -     Kl  I    \     \K.\KI  -. 


son  sont  presque  épuisées.  Sans  doute  le  chemin  de  fer  des  deux 
capitales,  moyennant  des  embranchemens  ultérieurs,  rendra,  pour 
le  transport  des  bois,  des  services  à  la  zone  septentrionale;  mais  il 
rendra  d'autres  services  en  la  joignant  aux  deux  zones  dont  elle  ne 
peul  se  passer.  Si  l'on  excepte  les  provinces  donl  le  voisinage  de  la 
Baltique  adoucit  la  température,  dans  cette  zone  où  les  hivers  sonl 
m  longs  et  les  étés  si  courts,  le  climal  el  le  terroir  ne  peuvenl  i  tre 
domptés  par  le  travail  el  par  les  engrais;  la  production  du  bétail, 
d<  l'orge,  du  seigle  el  du  froment  esl  presque  partout  au-dessous  des 

besoins  de  la  population;  la  différence  esl  tii lu  centre  et  du  sud. 

1  [uelq       centaines  de  lieues  de  Pétersbourg  qu'est  récolté 

lebléqui  s'j  mange;  sur  les  bœufs  qui  j  sont  abattus,  an  septiè 

seulement  a  été  nourri  dans  les  gouvernemens  d' Irkhangel  el  d'Es- 
thonie;  les  six  autres  septièmes  arrrivent  de  l'i  krâine  ou  des  bords 
de  la  Caspienne  sous  le  nom  de  bœufs  circassiens,  après  un  voj 
de  deux  ou  trois  mois.  I  ne  prévoyance  supérieure  el  les  canaux  de 
la  Neva  tiennent  l'approvisionnement  de  la  capitale  toujours  au  com- 
plet; -m  tant  d'autres  points  qui  m-  sonl  pas  à  proximité  des  voies 
fluviales,  l'insuffisance  esl  habituelle,  comme  l'atteste  l'élévation 
constante  du  prix  des  cén 

La  zone  du  centn  ne  \  itale  de  l'empire  russe.  Son  ciel  est 

moins  âpre,  ses  terres  sonl  fertiles,  sa  population  esl  nombreuse, 
presque  tous  les  développemens  industriels  s'j  sonl  agglomérés,  el 

par  cela  mon Ile  est  le  siège  deti  u  commerciales  éten- 

'I  les.  Dans  la  région  supi  de  cette  /une,  l'industrie  domine; 

la  région  inférieure  esl  particulièrement  agricole. 

Les  efforts  de  la  Russie  pour  s'approprier  l'industrie  européenne 
datent  de  Pierre  le  Grand;  la  tentative  a  réussi  depuis  1815.  Le  ré- 
tablissement de  la  paix  fut  partout  le  signal  d" reprise  ardente 

du  travail;  le  continent,  sous  le  coup  d'un  avertissement  impopu- 
laire, mais  efficace,  le  blocus  napol lien,  avait  compris  la  néces- 

d* apprendre  a  lutter  contre  I*  Angleterre,  et  la  Russie  j  fut  aussi 
excitée  par  les  mesures  des  deux  empereurs  Uexandre  et  Nicolas,  et 
même  par  leurs  exemples.  Tout  l'\  conviait  :  la  quantité  de  matii 

avail  sous  la  main,  el  l'assurance  d'un  placement 
par  les  besoins  de  60  millions  d'âmes  en  Europe  et  de 
5  millions  en  Sibérie,  soit  parle  trafic  avec  les  nations  de  l'Asie.  <»n 
sait  que  son  territoire  se  prolonge  dans  le  nord  de  ce  continent  jus- 
qu'aux mejrs  du  Japon,  en  côtoyant  l'Anatolie,  la  Perse,  la  Tatarie, 
la  Mongolie,  la  Chine,  et  lui  assigne  une  fonction  commerciale  à 
exercer  par  terre  aussi  bien  que  par  mer.  Il  était  légitime  de  vouloir 
pi  lud  ;  i  el  avenir  en  soldant  avec  des  objets  de  confection  imli- 
gène  les  marchandises  asiatiques.  Ce  n'était  pas  non  plus  une  consi- 


LA    BOSSU    ET    SES    CHEMINS    DE    FER.  187 

dération  futile  que  relie  de  L'intérêt  des  populations  rurales,  à  qui 
la  longueur  exceptionnelle  <le  la  saison  i  lortc  permettrait  de  faire 
alterner  avantageusement  les  travaux  des  champs  el  ceux  des  manu- 
factures. Enfin  il  j  avait  L'ambition  de  s'élever  sous  tous  les  rappi 
an  niveau  des  autres  états  européens.  Ce  furenl  les  seigneurs  qui  don- 
nèrent l'exemple,  les  uns  entraînés  par  un  généreux  patriotisme,  les 
autres  par  les  bénéfices  que  promettait  l'industrie;  La  main-d'œuvre 
était  toute  trouvée  dans  leurs  serfs,  el  c'est  pourquoi  il  j  a  tant  de 
fabriques  dans  les  villages  du  centre  de  la  Russie.  Derrière  les  sei- 
gneurs, La  bourgeoisie  s'avança  avec  déûance,  ignorante  encore, 
mercantile  à  La  façon  levantine,  mal  préparée,  niais  s'avançant  tou- 
jours et  laissant  les  seigneurs  tenter  l'expérience,  jeter  leur  feu,  se 
rebuter  des  mécomptes,  puis  les  remplaçant  en  grande  partie,  el 
demeurant  maltresse  du  champ  de  bataille,  d'où  la  noble  avant- 
garde  avait  presque  entièrement  disparu. 

Cependant  des  instructeurs  européens  concouraient  au  sue.  i 
gouvernement  soutenait  par  un  tarif  protecteur  tous  ces  établisse- 
mens  qui  avaient  à  supporter  les  intérêts  usuraires  du  capital  de 
fondation,  les  échecs  inséparables  de  tout   début,  et  souvenl  ne 
trouvaient  pas  à  vendre  <\r~  produits  d'un  prix  exorbitant.  11  n 

icoup  à  faire,  ce  qui  est  fait  est  décisif.  La  Russie  a  amé- 
lioré ses  vieilles  industries,  telles  que  la  préparation  des  peaux, 
la  fabrication  des  cordages  et  des  toiles  a  voiles;  elle  a  natura- 
lisé chez  elle  une  foule  d'industries  étrangères;  elle  fabrique  de  la 
porcelaine,  de  la  verrerie,  d<  du  papier,  des  produits  chi- 

miques, du  tabac,  du  sucre  de  betterave,  du  savon,  des  chan- 
delles; elle  façonne  La  laine,  la  ion,  selon  les  meil- 
leurs procédés,  et  elle  a  ses  usines  métallurgiques.  Enfin  elle  a 
fondé  des  êi  oies  pour-  former  des  ouvriers,  des  contre-maîtres  el  des 
directeurs.  Chose  remarquable,  la  métropole  industrielle  du  pays, 
aussi  bien  que  la  métropole  commerciale  de  l'intérieur,  est  la  vieille 
capitale  qui  n'a  pas  cessé  d'en  être  la  métropole  religieuse  :  c'est 
Moscou.  D'après  les  derniers  renseignemens  publie-,  on  _\  compte 
L,A85  étabUssemens  de  filature  el  de  tissage  occupant  118,000  ou- 
vriers, et  6,387  fabriques  diverses  occupant  L9,900  ouvriers.  Voilà 
ce  qu'est  devenu  Le  sanctuaire  du  vieil  esprit  russe,  la  citadelle  de 
la  noblesse  incorrigible.  Rien  ne  subsiste  de  l'ancienne  Moscou  que 
le  Kremlin,  monument  indestructible  de  la  tradition  publique;  le 
reste  se  renouvelle  avec  un  cachet  national.  La  capitale  répudiée  esl 
plu-  russe  que  Pétersbourg;  elle  n'esl  pas  moins  moderne  a  eette 

heure,  et  elle  doit  a  sa  situation  centrale  une  importance  incompa- 
rable. Lorsqu'elle  sera  mise  en  rapport  direct  avec  L'Europe  par  les 
chemins  de  fer,  qui  sait  si  elle  ne  disputera  pas  la  prééminence  à 


188  Kl  M  l     Dl  S    l'U  \    MONDES. 

Pétersbourg,  qui  fut  le  VersaiUes  d'un  réformateur,  et  qui  restera 
un  grand  port?  Qui  sait  m  l'unité  de  l'empire  n'\  résidera  pas  une 
seconde  fois? 

Il  ue  nous  est  possible  de  faire  apprécier  l'importance  de  ce  mou- 
wiiii'iit  producteur  de  la  liussie  <|ui'  par  quelques  détails  sur  1rs  in- 
dustries principales.  Nous  avons  peu  de  i  bose  à  dire  de  l'industrie 
linière  :  elle  esl  née  si  naturellemenl  dans  un  pays  qui  produit  le 
lin  sous  toutes  les  températures  et  en  exporte  par  tonnes  Ir.s  graines 
et  les  fllamens,  qu'elle  ne  s'est  pas  encore  constituée  à  l'état  manu- 
facturier. Presque  partout  cette  Industrie  esl  répandue  à  l'état  pa- 
triarchal;  la  quenouille,  le  rouet  et  le  métier  mettent  un  peu  d'ai- 
sance  dan-,  une  foule  de  villages.  Il  n'existe  que  trois  filatures  à  la 
mécanique,  dont  une  à  Moscou;  il  n\  a  aucun  établissement  de  tis- 
I  i  fabrication  des  soieries  esl  organisée;  elle  emploie  moitié 
de  soies  indigènes  provenant  du  Caucase,  moitié  de  soies  de  Frani  e, 
d'Italie,  de  Turquie  et  de  Perse.  Le  commerce  des  soies  entre  la  Pei  se 
et  la  Russie  est  assez  ancien  pour  que  le  père  de  Pierre  le  Grand, 
le  tsar  \le\i-,  roulant  le  protéger,  ait  fait  construire  par  un  Hol- 
landais  l'un  des  premiers  bâtimens  de  guerre  russes,  <pii,  lancé  sur 
l'Oka,  devait  descendre  le  Volga  jusqu'à  la  Caspienne.  Les  produits 
de  cette  fabrication  sont  estimés  à  une  somme  de  80  million-  pour 
toute  la  Russie,  de 30  millions  pour  la  province  de  Moscou.  L'indus- 
trie de  la  laine  est  plus  avancée  :  elle  emploie  de  SA  à  :>•">  millions  de 
kilogrammes  de  matière  première,  dont  700,000  de  laine  peignée  et 
filée  sont  de  provenance  étrangère;  elle  fabrique  les  draps  grossiers 
des  paysans,  les  draps  de  l'armée,  les  drap-  de  la  garde,  qui,  jus- 
qu'en \s-ii,  étaient  tirés  de  f  Angleterre,  des  draps  de  qualité  ordi- 
naire, moyenne,  supérieure,  notamment  en  Livonieeten  Pologne, 
des  tapis,  des  couvertures,  des  châles,  de-  .  amelots,  des  mérinos, 
des  mousselines  de  laine,  etc.  La  valeur  totale  de  ses  produits  dans 
tout  l'empire,  \   compris  le  royaume  de  Pologne,  est  d'environ 

1M  millions;  il  en  Tant  déduire  50  millions  pour  la  province  de 
Moscou  et  les  autres  provinces  centrales,  qui  font  surtout  la  drape- 
rie grossière  et  moyenne.  Enfin  la  plus  développée  et  la  plus  ré- 
cente des  industries  russes  est  celle  du  coton.  L'exemple  fut  donné 
par  l'empereur  Alexandre,  qui  fonda  à  Pétersbourg  la  première  lila- 
ture  et  la  plaça  sous  la  protection  de  l'impératrice-mère.  Le  person- 
nel de  cette  filature  se  composait  de  six  mille  ouvriers  appartenant  à 
la  catégorie  des  enfans  trouvés  et  traites  en  ouvriers  libres;  les  en- 
fans  abandonnes  ont  du  moins  en  Russie  l'avantage  d'être  repute-  de 
race  affranchie.  De  1  BU  à  lStlô,  400,000  kilogrammes  de  coton  brut 
et  3  millions  de  kilogrammes  de  coton  filé  suffisaient  à  la  Russie,  qui 
met  présentement  en  œuvre  plus  de  30  millions  de  kilogrammes  de 


LA    RUSSIE    Kl    SES   CHEMINS    DE    FER1.  ISi» 

COton,  dont  2  millions  seulement  de  coton  filé.  En  IS34,  la  consom- 
mation de  la  France  ne  dépassait  pas  30  millions  de  kilogrammes  de 
COton  brut.  Sur  les  22'i  millions  de  francs  qui  représentent  la  va- 
leur des  produits  de  l'industrie  cotonnière  russe,  100  millions  figu- 
rent au  compte  des  provinces  centrales  de  Kostroma,  Vladimir  et 

Moscou,  et  une  extension  rapide  e>t  promise  à  cette  industrie,  parce 

qu'en  outre  de  L'exportation  chez  les  nations  asiatiques,  les  étoffes 
de  coton  envahissent  les  classes  inférieures;  l'indienne  pénètre  dans 
1rs  villages  de  l'empire.  Le  reproche  commun  qui  pourrait  être 
adressé  aux  producteurs  russes,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  encore  obtenu 
le  bon  marché;  mais,  parmi  les  causes  de  cherté  de  leurs  tissus,  il 
l.uit  noter  le  transport  dispendieux  des  matières  premières  venant  de 

['intérieur  ou  du  dehors  et  la  circulation  difficile  des  produits  ma- 
nu Tact  niés. 

C'est  encore  à  la  zone  centrale  que  se  rattache  l'industrie  métal- 
lurgique.  San>  dOUte   les   principales  usines  ne  sont  pas  celles  des 

provinces  de  ILalouga,  d'Orel,  de  Penza,  de  Riazan,  de  Vladimir, 
mais  c'est  à  Nijni-Novgorod  que  sont  expédiés  par  la  Kama,  qui  les 
transmet  au  Volga,  Les  produits  des  usines  situées  le  long  de  la 
chaîne  de  L'Oural.  Cette  région  isolée  réunit  presque  toutes  les  ri- 
chesses minérales  de  la  Russie,  fer,  cuivre,  platine,  or,  etc.  Ces  ri- 
chesses se  retrouvent  avec  la  même  abondance  de  l'autre  cote  de  l'Ou- 
ral, dans  la  Sibérie,  •  1 1 1 1  n'est  pas  moins  précieuse  par  La  fertilité 
d'une  partie  de  son  vaste  territoire  et  par  sa  contiguïté  avec  les  na- 
tions asiatiques.  <>n  sait  que  la  Russie  est  redevable  de  cette  acqui- 
sition au  génie  entreprenant  d'un  bourgeois  notable,  d'un  Strogo- 

nof,  souche  de  l'illustre  famille  de  ce  n ,  qui  aida  de  ses  moyens 

un  aventurier  cosaque  a  B*en  emparer;  cet  autre  Pizarre  en  lit  hom- 
mage aux  tsars  de  Moscou  dans  la  seconde  moitié  du  \\  r  siècle,  vers 
le  temps  même  où  les  nations  européennes  s'établissaient  sur  divers 

points  du  globe,  comme  si  de  son  coté  la  Russie  n'avait  dû  former 

qu'une  puissance  compacte  et  d'une  seule  pièce,  Ln  attendant  que 
la  Sibérie  soit  exploitée,  la  contrée  ouralienne  l'est  déjà.  L'industrie 
v  loi  nie  une  sorte  de  colonie  sous  un  code  particulier.  La  concession 
de  chaque  mine  acte  pourvue  d'une  dotation  en  sol  forestier  et  en 
population,  a  la  charge  par  le  concessionnaire  de  nourrir  les  travail- 
leurs, de  paver  les  taxes,  d'entretenir  les  églises,  les  hôpitaux  et  les 
écoles,  le  salaire  de  l'ouvrier  n'étant  que  de  20  centimes.  Jamais 
industrie  n'a  été  mieux  protégée  contre  la  concurrence  étrangère. 
Peut-être  faudrait-il  reprocher  aux  maîtres  de  forges  russes,  saut 
quelques  exceptions  éclatantes  parmi  lesquelles  on  compte  MM.  De- 
midof,  de  s'être  laissé  décourager  par  les  distances  ou  endormir  par 
leurs  privilèges,  et  de  n'être  pas  assez  soucieux  d'améliorer  leurs 


L0O  l'.l  vi  i;    m  5    in  i  \    \ni\ni  -. 

procédés,  d'accroître  leur  production,  longtemps  stationnaire,  ton- 
jour.-,  insuffisante.  Le  Russe  est  loin  de  connaître  encore  les  1 1  >  î  1 1 1  > 
usages  du  fer;  il  s'en  passe  chaque  Ibis  qu'il  peut  le  remplacer  par  le 
bois.  Cependant  la  production  totale  de  la  Conte  et  du  fer  en  barre, 
qui,  en  17!S:2,  a' était  que  de  s<)  millions  de  kilogrammes,  équivaut 
ai  tuellement  à  320,000  tonnes;  on  exporte  en  Angleterre  des  fers 
propres  à  la  fabrication  de  l'acier,  et  en  Amérique  de  grosses  tôles 
fort  recherchées-  C'est  la  province  de  Penn  qui  représente  cette  in- 
dustrie avec  le  |iln-  d'honneur.  Sur  les  85  usines  appartenant  à  des 
particuliers,  l'étal  en  a  une  trentaine,  la  province  de  Penn  en  compte 
47;  elle  contient  en  outre  les  mines  de  cuivre  les  plus  productives. 
Le  rendement  annuel  en  cui\  re  est  de  •">  à  6  millions  de  kilogrammes, 
dont  plus  d'un  cinquième  s'exporte.  Nous  ne  ferons  que  mention- 
ner les  manufactures  d'armes,  de  faux,  de  faucilles,  de  coutellerie, 
de  quincaillerie,  d'ustensiles  en  cuivre,  etc.,  qui  fonl  la  célébrité  de 
Koursk,  d'Orel  et  de  Toula,  villes  situées  sur  la  ligne  de  Moscou 
à  Théodosie,  •  ■!  nous  ne  consignerons  plus  qu'un  fait.  Vers  1824, 
l'importation  des  machines  pour  les  ateliers  russes  était  évaluée  à 
200,000  IV.-.  la  moyenne  annuelle  est  maintenant  de  12  à  13  mil- 
lions, quoiqu'on  en  construise  en  Russie  même.  Pétersbourg  par 

iijilr  a  des  établissemens  |> '  la  construction  des  machines;  à 

Yij'H  \  ivg I.  les  ateliers  de  l'une  des  compagnies  du  \  "l^a  ont 

ajouté  sepl  steamers  à  la  flottille  du  Deuve  et  livré  en  quelques  an- 
né*  -  six  machines  à  vapeur  d'une  force  totale  de  700  chevaux.  Nul 
doute  que  la  ligne  de  Moscou  Nijni-Novg d  ne  hâte  le  dévelop- 
pement moral  et  industriel  de  cette  région  de  l'est,  intéressante  à 
plus  d'un  titre;  les  \ i 1 1 . ■  ^  >'\  créenl  sans  bruit.  Penn,  récemment 
bâtie  sur  la  Rama,  a  déjà  12. oui)  babitans;  la  population  augmente 
sur  tous  les  points;  le  sol  suffit  à  la  nourrir;  les  terres  <lu  gouver- 
nement d'Orenbourg  se  défrichent;  les  émigrations  de  l'intérieur  en 
prennent  le  chemin,  et  bient  i  1 1  solitude  ei  l'inculture  disparaîtront 
de  cette  lisière  de  l'Europe,  d'où  partent  les  caravanes  de  l'a 
d'où  partiront  plus  tard  des  colons  volontaires  pour  la  Sibérie. 

C'est  l'activité  industrielle,  on  le  voit,  qui  distingue  surtout  la  ré- 
gion supérieure  de  la  zone  centrale;  quant  à  la  région  inférieure, 
agricole  par  excellence,  elle  porte  le  nom  significatif  de  (erre  /*< 
Sa  surface  est  formée  d'une  couche  i  pause  d'humus  d'une  fécondité 
inépuisable.  Elle  s'étend  de  la  Podohe,  dans  l'ouest,  au  gouverne- 
ment d'Orenbourg,  dans  l'est,  et  comprend  !».">  millions  d'hectares. 
Cette  région  privilégiée  a  >a  page  dans  l'histoire.  Lorsque  lesTatars 
dominaient  sur  les  bords  de  la  Mer-Noire,  en  Crimée,  sur  le  cours 
inférieur  du  Volga,  les  cultivateurs  j  étaient  exposés  ù  des  incur- 
sions perpétuelles;  ils  se  retirèrent  dans  les  provinces  septentrion 


i.a  iu'ssie  îi-i-  (  iiiMixs  i>e  fer.  195 

nales,  plu»  éloignées  de  l'ennemi,  mieux  défendues  par  des  forêts, 
des  marais,  des  rivières;  le  sol  ingral  se  peupla,  1<'  riche  plateau  de- 
vint désert.  Gependant,  lorsque'vers  le  milieu  du  xn*  siècle  la  prise 
de  kazan  et  d'Astrakan  sur  tes  Tatars  v  eut  ramené  la  sécurité,  sei- 
gneurs et  prêtres  se  le  partagèrent;  ils  attirèrent  les  paysans  par 
l'appât  de  conditions  avantageuses  et  d'un  terroir  meilleur.  \  cette 

pie,  les  paysans,  inhabiles  à  posséder  la  moindre  parcelle  de 
terre,  appartenaient  aux  propriétaires  du  sol  par  un''  aliénation  de 
leur  personne  perpétuelle  ou  temporaire.  Les  uns,  moyennant  la 
concession  de  l'usufruit  d'un  lot  de  terrain,  s'étaienl  obligés  a  de- 
meurer  attachés  au  domaine  seigneurial  à  toul  jamais,  eus  el  leurs 

ins;  les  autre-  ne  contractaienl  qu'un  engagement,  a  l'expiration 
duquel  ils  allaient  offrir  leurs  services  ailleurs.  Sur  l'appel  des  sei- 
gneurs de  la  terre  noire,  mie  foule  de  cultivateurs,  des  deux  classes 

sans  doute,  descendit  joyeusement  du  nord  vers  ce  i veau  Canaan. 

(>  tut  un  événement.  Les  villages  se  dépeuplèrent  autour  de  Moscou 
même,  si  l'on  en  croit  l'ambassadeur  anglais  qui  \  résidait  en  1589; 
mai--  les  seigneurs  du  nord,  voyant  leur-  Lien-  abandonnés,  récla-1 
m  lent  auprès  du  tsar.  Entre  la  noblesse  el  la  monarchie,  le  conflit 
était  plus  vif  que  jamais.  Depuis  la  décadence  de-  Tatars,  c'était  à 
qui  -'emparerait  de  la  suprématie  vacante,  <'t  comme  le  trône  était 

ipe  par  un  usurpateur,  meurtrier  du  dernii  ndantdeRu- 
ric,  la  noblesse  était  eu  veine  d'arrogance.  Le  tsar  Boris  Gcdounof 
avait  a  -i'  consolider.  I  n  ukase  déclara  tous  les  paysans  attachés 
irrévocablement  au  domaine  eu  il»  se  trouvaient  a  l'heure  de  la  pm- 
mulgation;  ton-  turent  soumis  a  un  régime  nniforme.  Pleine  satis- 
faction fut  (loin aux  propriétaires  du  centre  et  du  nord,  grands 

et  petit-.  Cet  ukase,  dont  la  in re  noire  fut  l'occasion,  dicte  au  tsar 
par  l'aristocratie  russe,  la  mit  en  possession  directe  de  la  popula- 
tion rurale.  Ce  n'e-t  pa-  a  la  glèbe  simplement,  c'est  a  un  maître 

que  le  sert  l'ut  lie.  douille  lien  difficile  a  rompre.  Le  serf  russe  est 
moins  le  frère  du  serf  de  notre  moyen  âge  que  celui  de  l'esclave  an- 
tique ou  du  nègre.  C'est  pourquoi,  sous  la  maison  de  Romanof,  qui 
fut  |  i  trône  âpre-  de  loin.;»  troubles,  la  noblesse  a  pu  perdre 

toute  importance  politique  sans  cesser  de  posséder  le  sol.  que  les 
paysans  n'avaient  pas  qualité  pour  acheter,  n'étant  eux-mêmes 
qu'une  chose,  une  matière  a  trafic  une  propriété  donnant  un  re- 
venu, (tu  vena  bientôt  où  eu  esl  ce  servage,  qui  s'est  régularisé  à 
l'heure  où  il  finissait  dan-  l'Eui  dentale. 

Selon  tous  les  voyageurs,  quelles  (pie -nient  leur- opinions,  rien 
n'égale  la  fécondité  de  la  terre  noire.  Sur  une  foule  de  points,  la 

couche  d'humus  a  deux  mètre-  d'épaisseur;  nulle  part  elle  n'exige  un 

labour  profond:  on  ne  la  fume  jamais,  on  la  laisse  reposer,  et  la  cou- 
tume de  plusieurs  villages  est  de  la  mettre  en  jachère  pendant  cinq 


192  HB7I  K   «Es  OEi  \    VOSDM< 

années  pour  s'assurer  quinze  années  d'un  bon  rapport.  Kilo  produit 
du  lin,  du  chanvre,  du  tabac,  des  céréales  surtout.  Sur  les  &20  mil- 
lions d'hectolitres  récoltés  dans  l'empire  des  tsars,  sa  part  est  des 

quatre  cinquièmes  environ.  C'esl  le  grenier  de  la  Russie,  c'est  l'un 
des  greniers  de  l'Europe.  C'est  cette  terre  noire,  dans  les  provinces 
de  Volhj  nie  et  de  Podolie,  à  l'ouest,  qui  exporte  par  Odessa;  c'est  en- 
core elle,  dans  les  provinces  de  Simbirsk,  de  Penza,  de  Tambov  et  de 
Voronège,  à  l'est,  qui  exporte  par  les  ports  de  la  mer  d'  \/of  et  de  la 
Crimée.  Le  milieu  de  cette  région  productive,  —  de  Toula,  qui  en  est 
la  limite  nord,  aOrel,  d'Orel  à Koursk,  et  de  ILoursk  kKharkov,  qui 
en  est  la  limite  sud,  —  fera  ses  exportations  par  Théodosie  dans  la 
Mer-Noire,  et  par  liebau  dans  la  Baltique.  <)n  peut  juger  de  la  valeur 
de  ce  milieu  par  l'importance  îles  villes  qui  viennent  d'être  nommées, 
et  qu'on  avait  déjà  citées  pour  leurs  manufactures.  Toula,  avec  son 

beau  pont  suspendu  en  1er  sur  IT  pa,  compte  de  50  a  60,000  habi- 

taiis;  Orel  et  Koursk  en  ont  plus  de  30,000;  Kharko\  n'était  bous 
Catherine  il  qu'un  village  de  Cosaques,  c'est  aujourd'hui  une  \ille 
élégamment  construite,  cbef-lieu  de  IT  draine,  avec  30,000  habi- 
tans.  224  fabriques,  0,000  ouvrière,  —  dont  quelquet-uns  Bans  doute 
descendent  des  compagnons  de  Maseppa,  —  un  enseignement  uni- 
versitaire, et  de  beau  champs  aux  alentours.  Toutefois  la  fertilité  de 
•  terre,  qui  alimente  Hoscou  et  une  partie  de  la  région  indus- 
trielle, ne  profite  qu'imparfaitement  aux  provinces  plus  éloignées  et 

mal  servies  par  leurs  communications.  Plusieurs  gouvernemens  du 
nord  sont  fréquemment  exposés  à  la  pénurie,  quelquefois  à  la  di- 
sette, tandis  qu'au  centre  il  v  a  encombrement  des  magasins,  avi- 
lissement   des    prix,    avarie  de   la    denier.    Par  exemple,   dans  les 

gouvernemens  de  Vitebsk  et  de  Pskov,  l'hectolitre  de  seigle  vaut 
habituellement  10  francs,  accidentellement  20  francs,  et  dans  les 
gouvernemens  de  Koursk  et  d'Orel  il  vaut  de  '2  à  S  francs.  En  1M:'>, 
on  fut  obligé  d'autoriser  l'importation  des  blés  étrangers  dans  les 
provinces  septentrionales,  particulièrement  en  Estbonie,  pendant 
que  la  farine  de  seigle  8€  vendait  2  francs  40  c.  dans  les  provii 
centrales.  Enfin  on  cite  dos  localités  ou.  malgré  trois  ans  de  cherté 
des  céréales  en  Europe,  la  difficulté  <U'>  transports  a  maintenu  en 
réserve  et  en  épi  jusqu'à  cinq  récoltes  successives,  au  détriment 
des  propriétaires,  tant  il  est  vrai  qu'il  n'y  a  pas  de  terre  promise 
sans  bonnes  routes,  sans  chemins  de  fer  surtout.  Les  voies  fluviales 
dont  Pétersbourg  est  doté  n'ont  pas  même  toujours  permis  aux 
grains  achetés  pour  l'exportation  d'y  arriver  en  temps  utile,  soit 
à  cause  de  la  longueur  du  trajet,  soit  à  cause  de  l'interruption  de 
la  navigation  par  les  glaces,  interruption  qui,  sur  le  Volga  et  ses 
canaux,  est  de  prés  de  six  mois. 

Mais  si  les  glaces  interceptent  les  voies  fluviales,  la  neige  n  in- 


LA    RUSSIE    ET    SES    CHEMINS    DE    FER.  193 

terceptera-t-elle  pas  les  voies  ferrées?  Il  convient  premièrement  de 
mettre  en  dehors  de  L'objection  les  sections  méridionales  du  réseau. 
(|ui  ne  seront  pas  plus  sujettes  à  cet  inconvénient  que  les  chemins 
de  1er  de  nos  climats  tempérés.  Dansja  zone  du  sud,  laneige  n'est 
ni  assez  habituelle  ai  assez  régulièrement  persistante  pour  que  l'un 
j  ait  adopté  le  traînage;  l'usage  reçu  est  qu'il  se  fasse  aux  fron- 
tière-, mêmes  de  cette  zone  un  échange  de  la  voiture  contre  le  traî- 
neau nu  du  traîneau  contre  la  vqiture,  selon  qu'on  va  du  sud  au 
i  entre  ou  qu'on  vient  du  centre  au  sud.  Quant  aux  lignes  des  zones 
centrale  el  septentrionale,  ou  peut  en  juger  d'après  ce  qui  s'est 
M  la  ligne  de  Pétersbourg  à  Moscou  :  de  1851  à  1856,  la 
dation  \  a  été  suspendue  trois  j < > 1 1 1 - .  il  ne  s'agit  donc  que  de 
comprendre  dans  les  frais  d'exploitation  la  dépense  spéciale  de  l'en- 
lèvement des  neiges,  dépense  qui  est  quelquefois  aussi  nécessitée 
sur  les  chemins  de  la  Prusse  et  sur  le  chemin  de  l'est  en  France,  et 

qui  esl  évalu p  Russie  à  un  millier  de  francs  par  kilomètre. 

La  zone  méridionale  semble,  comme  la  zone  septentrionale,  tenir 
dans  la  cuit  me  russe,  actuellement  du  moins,  un  rang  inférieur.  Ge 
qui  la  carat  térise,  ce  sont  les  steppes  qui  paru  nt  du  sud  de  la  Bes- 
sarabie, suivent  le  littoral  de  la  Mer- Noire  et  «le  la  mer  d'Azof,  et 
se  terminent  dan-  les  provinces  de  Stavropol  et  d'Astrakan.  I 
steppe-  sont  des  plaine-  unies  souvent  a  perte  de  vue.  offrant  de 
loin  en  loin  des  bouquets  de  bois  et  plus  généralement  des  brous- 
sailles, ça  et  là  coupées  de  ravin-,  présentant  par  intervalle  de 
légèn  -  ondulations  ou  des  éminences  tumulaires,  dont  plusieurs 

allei  tent  la   tonne  coijiipie  et  -ont  -uiinonlee-  de  -talue-  gTOSSil 

monumens  encore  Inexpliqués  des  peuplade-  qui  ont  vi-ite  cette 
terre.  En  outre  elles  sont  parsemées,  dans  presque  toute  leur  éten- 
due, de  marais  et  de  lacs  salans;  frappées  ici  de  stérilité  en  raison 
de  la  nature  saline  du  sol,  là  elles  se  couvrent  au  printemps  el  à 
L'automne  d'une  végétation  spontanée  et  luxuriante,  d'herbes  de  la 
hauteur  d'un  homme,  de  millier-  de  Heurs  aromatiques.  Les  terres 
arables  de  bonne  qualité  ne  font  pas  défaut;  -i  les  steppes  pénètrent 
dan-  La  région  de  la  terre  noire,  des  filons  de  cette  terre  riche  se 
prolongent  aussi  jusque  dan-  les  steppes  et  app<  lient  la  culture.  Sous 
le  règne  de  Catherine  II.  des  émigrations  allemande-  des  bords  du 
Rhin  vinrent  s'établir  sur  Le  cours  inférieur  du  Volga;  des  memno- 
nites  de  la  secte  des  anabaptistes  abandonnèrent  la  Prusse,  où  ils 
étaient  persécutés,  pour  jouir  en  paix  de  La  concession  de  champs 
fertiles  entre  le  Dnieper  et  la  mer  d'Azof.  L'empereur  Paul  avait 
aussi  proposé  dans  ces  steppes  un  asile  et  une  œm  re  tic  colonisation 
au  prince  de  C  >nd  •  et  à  son  armée,  qui  faillirent  accepter.  Cepen- 
dant la  population  séden  v  accroît  lentement;  les 

TOME  II.  13 


lOfl  REVTE    DKS    DEUX     MuM.I  -. 

babîtans,  Tatars  ou  Cosaques  en  majeure  partie,  se  livrent  à  l'élève 
descbevam  etdu  bétail,  que  favorisent  l'abondance  des  pâturages 
et  l.i  liberté  «lu  parcours,  qui  plaît  à  leurs  vieilles  habitudes  no- 
mades. Sur  les  18  millions  de  chevaux  que  l'on  attribue  à  la  Russie, 
les  steppes  en  nourrissent  a  peu  près  le  quart.  Les  races  en  sont 
distinguées  el  pleines  de  feu.  Les  troupeaux  de  gros  bétail  sont  de 
.">  ou  6  millions  de  tètes,  et  fournissent  un  contingenl  annuel  aux 
deux  autres  «mes,  qui,  entre  elles  deux  pourtant,  en  réunisseul 
18  millions;  avec  les  9  million-,  de  la  Finlande  el  de  la  Pologne, 
i-'i'-i  un  total  «le  •.!.'>  millions  île  bêtes  a  cornes  pour  l'empire.  Le 
total  des  bêtes  i  laine  est  du  double.  Sur  ces  50  millions  de  pièces, 
la  zone  méridionale  en  contienl  12  millions,  donl  8  millions  de  race 
ordinaire  ci  'i  de  race  fine.  \in-i  cette  /one  envoie  en  Uussie,  pour 
l'usage  intérieur  eu  pour  l'exportation,  «les  troupeaux,  «les  cuirs,  du 

suif,  des  laines.  Le  sel  est  au— i  un  de  -es  principaux  produits;  le 
centre  et  l'ouest   tirent  une  pallie  de  leur  approv  isionnenient  ni  sel 

des  provinces  de  Perm  et  d'Orenbourg,  qui  ont  des  mines  de  sel 
gemme;  l'autre  partie  provient  des  stoppe-, ,  dont  les  lacs  '•'  les 
marais  défraient  largement  le-  pêcheries  <\n  Dnieper,  du  lion,  du 
Volga,  de  la  mer  d' Azof  et  de  la  Caspienne.  Chaque  année,  de  mai  à 
septembre,  les  seules  salines  de  la  Crimée  expédient  de  88  a  1 76,000 
tonnes;  c'est  un  chargement  de  retour  pour  les  voitures  qui  appor- 
tent de»  grains  aux  ports  do  la  Mer-Noire.  Faute  de  communications 
avec  le  sud.  les  provinces  du  nord  en  font  venir  jusqu'à  130,000 
tonnes  do  l'extérieur.  Enfin,  entre  le  Donetz,  l'un  des  affluensdu  Dan, 
et  le  Dnieper,  sur  la  ILmio  do  Moscou  a  Théodosie,  existe  nne  res- 
source bien  autrement  enviée  de  toute  nation  industrielle:  ce  smit 
do-  gisemens  d'anthracite  et  <\<-  bouille,  dont  il  n'a  encore  été  extrait 

que   i0  ou  .')•»  million-,  de  kilogrammes.  S'il  est  vrai  qu'on  ait  aussi 

trouvé  du  charbon  de  terre  dans  l'Oural,  et  que  de  premières  explo- 
rations aient  lait  reconnaître  de-  bancs  bouillers  aux  environs  de 

Kharko\  et  de  Toula,  dan-  le  ra\on  moine  de  MOSCOU,  une  pareille 
découverte  Vaut  celle  des  L'itos  aurifères  de  la  Sibérie. 

Non-  ne  suivrons  pas  la  /one  méridionale  jusqu'à  sa  région  cau- 
casienne, où,  sous  l'action  d'un  soleU  ardent,  croissent  l'olivier,  le 
minier,  le  figuier,  le  grenadier,  la  canne  a  sucre,  ou  le  coton  et  les 
plante:-  tinctoriales  réussiraient  à  merveille.  Déjà  quelques  pro- 
vinces musulmanes  qui  bordent  ta  Caspienne,  notamment  celle  de 
Derbent.  cultivent  la  garance  avec  assez  de  succès  pour  eu  obtenir 
chaque  année  1,500,000  kilogrammes;  l'importation  de  la  Russie  n'a 
jamais  dépassé  i  millions  de  kilogrammes,  et  on  sait  quelle  est  la 
part  des  soies  du  Caucase  Aau^  la  fabrication  île-  soieries  do  l'em- 
pire. Nous  nous  arrêterons  avec  le  chemin  de  fer  en  Crimée.  Sèche 


LA    RUSSIE    ET    SES    CHEMINS    DE    FER.  195 

et  nue  dans  quelques-unes  de  ses  parties,  cette  presqu'île  est  dans 
d'autres  le  jardin  de  la  Russie.  Ses  vignobles  comptent  des  ceps  ori- 
ginaires de  la  (irèce,  de  l'Italie  et  de  la  France.  Lu  autre  vignoble 
a'été  planté  sur  les  rives  du  Volga,  près  d'Astrakan,  et  constitué 
par  lis  soins  de  Pierre  le  Grand,  qui  voulait  que  la  Russie  eût  et  fit 
de  tout,  même  du  vin. 

IV. 

Il  serait  superflu  d'insister  sur  la  facilité  d'échanges  que  les  che- 
mins de  fer  procureront  à  ces  trois  Moes.  l.a  une  centrale  i  m  aussi 

centre  du  réseau;  elle  communique  arec  le  sud  par  la  ligue  de 
Moscou  à  Tliéddosie  et  secondairement  par  l'embranchement  sur  le 
Dnieper,  avec  Féal  par  la  ligne  de  Moscou  à  NijnUNovgorod,  avec 
le  nord  par  la  ligne  de  Moscou  a  Pétersbourg,  avec  le  nord-ot 
par  la  ligne  de  Koursk  a  Liebau,  avec  l'ouest  indirectement  par 
l'intersection  de  la  li^ne  de  Liebau  et  de  celle  de  Varsovie.  Les  trois 
zone-  entrenl  ainsi  les  unes  dans  les  autres  pour  la  répartition  des 
denrées  alimentaires,  des  matière,  premières,  de-  produits  manu- 
facture.-.  En   même  temps  le-  frontières  maritimes  et  les  Irontiè 

de  terre  sont  mises,  par  cet  ensemble  d'artères,  a  la  disposition  du 
pays  tout  entier  pour  l'écoulement  au  dehors  et  l'afflux  au  dedans. 
Si  ces  chemins  de  fer,  dan-  la  pensée  du  gouvernement  russe,  sont 
exclusivement  stratégiques,  Us  servent  admirablement  aussi  les  pro- 
grès pacifiques  de  l'empire;  on  a  vu  (puis  avantages  le  travail  agri- 
cole et  industriel  punira  en  retirer.  Le  réseau  n'exercera  pas  -an- 
doute  une  action  moins  féconde  sur  le  mouvement  commercial  inté- 
rieur et  extérieur  de  la  Russie. 

Le-  points  importai!-  de  la  circulation  à  l'intérieur  sont  presque 
ton-  sur  le-  voies  fluviales.  \  Rj  binsk,  ou  le-  canaux  du  nord  se  rat- 
tachent au  Volga,  telle  est  Paffluence  des  arrivages  et  de-  départs 
durant  la  -ai-ou  de  la  navigation,  que  le  chiffre  des  affaires  est  es- 
time a  200  millions.  Ce  port,  qu'on  s'e-t  plu  a  décorer  de  quais  df> 

granit,  d'une  bourse  et  de  boulevards  plantés  d'arbres,  est  alors 
envahi  par  une  foule  extraordinaire  de  marchands,  de  mariniers. 
de  hâleurs  de  bateaux,  d'artisans  de  toute-  le-  professions;  sa  po- 
pulation d'hiver  est  de  »>  a  7,000  âmes;  sa  population  d'été  est  de 
130,000.  De  Rybinsk  à  rfijni-Novgorod  et  de  Nijni-Novgorod  à  As- 
trakan l'oneti ient   plusieurs  bateaux  a  vapeur  :   les   uns  servent 

au  transport  des  marchandises  et  des  voyageurs,  les  autres  au  re- 
morquage. Ceux-ci  font  concurrence  à  des  bateaux-machines  qui, 
avec  une  ancre  fixée  dans  le  fleuve,  un  cabestan  mû  par  soixante 
chevaux  quelquefois,  et  un  câble  du  cabestan  à  l'ancre,  opèrent  la 


106  REM  E   DES    DJ  i  \    ttONDl  3. 

ren  tnt  dix  barques  à  la  remorque.  Noua  ignorons  le  nombre 

des  barques  en  service  sur  le  Volga;  mais  il  a  été  calculé  que  quel- 
ques provinces  intéressées  à  cette  navigation  construisent  chaque 
année  9,000  barques  plates  ne  faisant  qu'un  voyage,  <lu  porl  de 
730,000  kilogrammes  chacune.  \  Nijni-Novgorod,  la  foire  s'om  re  en 
août  el  dure  quatre  semaines.  Pendant  trois  mois,  c'est  un  va-et-A  ie  I 
continue]  de  voitures  et  de  voyageurs  sur  la  route  de  Moscou 
rendez-vous  des  produits  russes,  européens,  asiatiques.  Wantde  nous 
v  arrêter,  nous  ferons  observer  que  parmi  les  foires  innombrables  qui 
se  tiennent  dans  les  divers  gouvernemens  on  en  compte  1  "2s  aux- 
quelles il  se  lait  habituellement  pour  200,000  Dr.  de  rente  l);  cha- 
que an r ..  .  il  .-,"\  porte  environ  pour  820  millions  de  marchandises; 
il  s'en  débite  pour  5  ou  600  millions.  Nous  citerons,  sur  le  trajet  ou 
à  proximité  de  la  ligne  de  Moscou  a  Théodosie,  les  foires  de  ILoren- 
ni  i,i  ti]  bc  Hait'1  pour  l 'i  millions  d'achats,  de  Poltava,  où  ils'en 

l'ail    poui    ii'i    millions,  de  Kharkov,   OÙ   le   moulant  de   la  vente 

chevaux,  des  laines  el  des  objets  manufacturés  atteint  a  50  million! . 
et  non-  n'oublierons  pas  la  foire  d'irbite,  au  pied  de  l'Oural,  où  il 
se  fait  pour  près  de  120  millions  d'affaires  sur  les  marchandises  de 
rebut,  les  tissus  façonnés,  bariolés  ou  imprimés  qui  sont  passe-  de 
mode.  On  j  apporte  aussi  des  fabriques  de  Toula  50  ou  60,000  de 
ces  petits  instrumens  nommés  harmomioo,  destinés  à  la  Chine,  dont 
ils  nattent  le  goût  musical. 

Venons  enfin  à  la  foire  de  Nijni-Novgorod,  dont  non-  parlerons 
d'après  celle  de  1852,  qui  a  été  l'objet  des  études  les  plus  exactes. 
Nijni-Novgorod,  peuplée  de  33,000  habitans,  ae  dur-.-  en  deux 
villes.  La  ville  haute,  avec  le  Kremlin  obligé,  Borte  de  Capitole  i 
coiuniuii  a  toutes  les  vieilles  cités,  occupe  un  promontoire  presque 
à  pic  de  120  mètres  d'élévation,  au  pied  duquel  l'Oka  et  le  Volga  se 
rencontrent  en  déplo]  ant  de  iliaque  côté  une  nappe  de  l  ,000  mètres 
de  large.  La  ville  basse  occupe  les  deux  rives  de  l'Oka,  qui  sont 
réunies  par  un  pont  de  bateaux:  sur  la  rive  droit.-,  elle  s' abrite  der- 
rière le  promontoire;  sur  la  rive  gauche,  elle  s'étend  en  plane-  ave< 
un  vaste  bazar  bâti  en  pierre,  des  canaux  faisant  ceinture  au  bazar, 
et  un  égout  d'architecture  vraiment  romaine.  La  ville  basse  esl  le 
quartier  principal  de  la  foire.  La  petite  mer  formée  pai  le  confluent 
de  la  rivière  et  du  fleuve,  les  milliers  de  barques  matées  qui  la  cou- 
vrent, —  au-delà,  sur  la  rive  gau  he  du  Volga,  une  plaine  immense 
pa  semée  de  nombreux  villages  et  terminée  par  une  ligne  de  forêts 
épaisses,  composent,  avec  la  ville  haute  et  ses  tours,  un  de  ces  sites 

(1)  On  trouvera  dans  l'Annuaire  des  Deux  Mondes  pour  1855-56  d'iutéressatis  dé) 
sur  le  mouvement  des  foires  russes. 


LA    RUSSIE    ET    SES    CHEMINS    DE    FER.  H>7 

pittoresques  assez  rares  en  Russie;  mais  un  spectacle  encore  plus 
curieux  peut-être,  c'esl  celui  d'une  multitude  de  2  à  300,000  -visiteurs 
de  toutes  les  nations,  de  tous  les  costume».  do  imite»  le»,  langues.  La 
valeur  totale  des  marchandises  apportées  en  ls.'ri  à  Nijni-Novgorod 
est  représentée  par  une  somme  de  258  millions;  les  marchandises 
russes  j  figuraient  pour  197  millions,  les  provenances e  mes 

pour  25,  el  celles  d'Asie  pour  36  millions.   Parmi  les  lan- 

dises  russes,  le»  tissus  de  coton,  de  laine,  de  lin  e1  de  chan>  re  comp- 

ii  pour  plus  de  ~'\  millions;  —  le  fer  en  barres  el  r  Pi  r 
i  l'acier  ouvrés,  le  cuivre  de  première  fusion,  tanl  e 
qu'en  feuilles,  el  les  diverses  fabrications  métalliques,  pour  plus  de 
V>  millions;  —  les  pelleteries,  cuir»  bruts  et  ouvre»,  pour  près  de 
37  millions;  — les  articles  alimentaires,  sucre  raffim  -■  et 
farines,  produits  des  pêcheries,  vins  et  spiritueux,  poui  •  '.  mil- 
lions;  —  le  tabac,  pour  3  millions  I  2;  —  le  restant,  en  articles  di- 
vers, pour  -2:\  ou  '-'i  million».  Parmi  les  marchandises  eui  op<  unes, 
les  drogueries  el  les  matières  tinctoriales,  dont  une  faible  ,  seu- 
le  ut  arrivait  de  la  Perse,  comptaient  pour  10  million»:  —  les  vins, 

pour  plu»  de  •'>  millions;  —  les  tissus  de  soie,  de  laine  .  on, 

prenant  des  cotonnades  anglaises  unie»,  des  batistes  d'1  isse, 
des  indiennes  de  Mulhouse,  etc.,  pour  plus  «le  6  million»  1  2.  Les 
marchandises  asiatiques  consistaient  en  fourrures,  en  en 

soies  expédiés  par  la  Perse,  en  pelleteries  de  Khiva  el  de  Bi  ukhara, 
en  coton  brut  el  Blé  de  même  origine,  et  en  42,000  i  :  hé, 

d'une  valeur  de  27  million». 

Ces  détails  donnenl  une  idée  des  exigences  de  la  consomm  on  de 
la  Russie;  au  commerce  russe  proprement  dit  il  faul  ajouter  t  >utefois 
le  commerce  asiatique,  encore  modeste,  mais  favorisé  pai  le  gon  r- 
nemeiil  dan»  de»  vues  politiques.  Le  chiffre  total  <le  ce  ,  mmerce 
esl  de  80à  L00  million.»:  —  6  millions  avec  la  Turquie  d"  Vsl  ,  17  mil- 
dons  avec  la  l'er»e,   23  OU  2â  million»  avec  Khiva.  Bo  •   KIlO- 

van,  Taschkend,  villes  tatares,  el  lasteppe  des  thirgiz.  I  al, 

la  Russie  exporte  chez  ces  nation»  des  cotonnades,  d  -  en 

laine,  des  métaux  ouvres,  etc.,  et  reçoil  des  matières  premières; 
pourtant  la  Perse  fournit  annuellement  pour  7  millions  de  tissus  de 
soie  et  de  coton  aux  provinces  caucasiennes,  où  la  mode  persane 
s'esl  conservée.  Quant  au  commerce  ave  la  Chine,  il  esl  de  50  nul- 
lions  environ;  l'article  presque  unique  de  la  Chine  est  le  thé,  qu'on 
porte  a  25  ou  26  millions;  elle  prend  l'équivaleni  en  métaux  on 
en  pelleteries  et  peaux  préparée»,  eu  dssus  de  lin  et  de  chanvre,  en 
cotonnade»  el  en  draps  qu'elle  place  en  partie  dan»  la  Mongolie  sep- 
tentrionale. Ces  échanges  ont  leur  centre  à  Kiakta,  à  6,000  kilomè- 
tre» de  Moscou;  il»  sont  l'objet  de  la  sollicitude  du  gouvernen  ent.  Le 
thé  introduit  par  les  caravanes  en  Russie  est  d'un  prix  \' 


|os  REYTE    DES    Dit  \     MONDES. 

que  celui  qui  s'importe  de  Canton  en  Burepef  or  cette  cherté  tient 
moins  à  la  longueur  du  trajel  qu'a  une  compensation  imposée  pai 
les  marchands  chinois,  qui  n'achètent  à  un  pris  feart  Les  drapa  el  les 
cotonnades  rosses,  grevés  par  tes  lïais  de  transport  et  BUrtout  pai 
ceux  d'une  fabrication  encore  coûteuse,  qu'à  la  condition  de  vendre 
leur  thé  au-dessus  du  cours.  Cependant  toute  importation  en  Russie 
autremenl  que  par  1rs  caravanes  est  frappée  de  droits  prohibitifs,  el 
les  partisans  des  boissons  chaudes  supportent  l'indemnité  chinoise 
gloire  el  au  profil  de  l'industrie  nationale;  c'est  une  prime  d'en- 
couragemeni  pour  l'aider  à  faire  en  Chine  un  commencement  de 
concurrence  aux  tissus  anglais,  en  j  envoyant  chaque  année  pour 
5  ou  6  million-  de  cotonnades  et  II  ou  12  millions  de  draps.  I 
draps,  qui  entrent  depuis  longtemps  dans  ce  trafic,  étaient  tirés  au- 
trefois de  la  Silésie  el  de  la  Pologne;  ils  Boni  fournis  auj d'hui 

par  les  manufactures  russes,  qui  ont  a  corriger,  par  la dicité  du 

prix  de  revient,  ce  que  ces  transactions  ont  de  factice.  Quoi  qu  il 
m  soit,  tandis  que  la  Grande-Bretagne  el  l'Amérique  antr'ouvrent  le 

i    este-Empire  par  mer  et  au  sud,  la  Russie  j  lait  >a  brèche  au d 

ei  par  terre,  de  sorte  que  l'intégrité  de  la  clôture  aura  peine  è  » 
maintenir.  La  Russie  fait  plus  :  pendanl  sa  guerre  européenne,  elle 
vidail  avec  la  Chine  une  contestation  pendante  à  propos  d'un  terri- 
toire arrosé  par  le  fleuve  kmour,  non  moins  étendu  que  la  France, 

regards  sont  tournés  de  ce  • 
puis  longtemps.  Ou  a  dit  que  Pierre  le  Grand,  rèvanl  aa  point  sur 
lequel  il  fixerait  la  capitale  de  son  empire,  avait  d'abord  choisi  l'em- 
bouchure du  Don  dans  la  mer  d*  torf;  ce  qui  est  plus  étran 
qu'il  délibéra  sérieusement  avec  lui-même  b'ù"  n<'  fonderai!  pas  Pé- 
tersbourg  sur  tes  rives  lointaines  de  l"  bnour;  un  mémoire  rédigé  par 
exhumé  tout  récemment  des  archives  de  l'empire,  ne 
laisse  aucun  doute  à  eel  égard.  Le  géant  voulait  tout  étreindre  a  la 
lois:  m  tout  cas,  il  indiquait  prophétiquement  la  seule  mission  ou 
-on  peuple  ne  fera  pas  fausse  route,  une  mission  civilisatrice  dans 
la  Haute-Asie. 

I  n  mot  maintenant  sus  le  commerce  de  l'empire  avec  les  nations 
européennes.  La  Russie  expédie  des  céréales,  des  bois,  dn  lin,  du 
chanvre,  des  graines  oléagineuses,  du  buh",  de  la  laine,  de  la  po- 
tasse, etc.;  elle  reçoit  des  objets  manufacturés,  des  spiritueux  et  des 
vins,  des  denrées  coloniales,  du  h  I.  du  charbon  de  terre.  En  1852, 
ce  commerce,  Finlande  et  Pologne  non  comprises,  B'est  élevé  à 
862  millions,  dont  408  pour  l'exportation,  454  pour  l'importation; 
en  1853,  il  a  atteint  pour  la  totalité  à  920  millions:  .  n  1  822,  la  limite 
était  de  MO  millions.  Quelle  en  sera  la  progression  sous  l'influence 
du  réseau? 

Toutes  les  lignes  sont  placées  dans  la  direction  même  des  cou- 


LA    RUSSIE    ET    SES    CHEMINS    DE   FER.  1  99 

rans  commerciaux  du  pays,  que  les  porte  de  Liebau  et  de  Ihéedoeie 
tiendront  ouverl  en  toute  saisoa.  Traversant  les  régions  industrielles 
et  agricoles,  elles  feront  un  appel  incessant  aux  (acuités  productives 
de  l'empire.  La  Russie  exporte  99  millions  de  kilogrammes  de  Lin  ei 
de  chanvre,  L20  millions  de  kilogrammes  de  graines  oléagineuses, 
11  ou  L2  millions  de  kilogrammes  de  laine,  60  millions  de  kilo- 
grammes de  -ni  1",  etc.  Depuis  dix  ans.  l'exportation  d<  -  céréales  aété, 
année  moyenne,  de  il  millions  d'hectolitres,  et  en  L8A7de27  mil- 
lion-, si  dès  à  présent  elle  a  de  pareils  excédans  disponibles,  que 
i-ce  quand  la  certitude  des  débouchés  remplacera  La  noncha- 
lance par  le  zèle,  la  rumine  par  de  bons  procédés?  Que  sert 
quand  la  fertilité  de  la  /(•//(•  noire,  comparable  à  celle  des  terres 
vierges  du  Nouveau-Monde,  sera  énergiquemenl  sollicitée?  L'hec- 
tare oe  rend  que  de  •">  a  6  hectolitres  de  grains,  c'est-à-dire  moitié 
île  ce  qu'il  rend  en  France,  et  La  proportion  est  la  même  pour  li  - 
autres  cultures;  que  Le  rendement  augmente,  il  j  aura  une  surabon- 
dance de  matières  premières,  produites  a  plus  bas  prix  que  partout 
ailleui  s,  qui  primera  les  denrées  similaires  de.rAxnérique  du  Nord, 
et  une  masse  de  céréales  qui  parera  a  nos  crises  alimentaires  dans 
les  année-  les  plus  stériles,  qui  fera  Qéchir  nos  mercuriales  dan 
années  Les  plus  fructueuses.  Ou  ignore  a  La  fois  tout  ce  que  la  Russie 
peut  fournir  de  grains,  et  à  quel  taux  réduit  elle  peut  le»  li\  rei .  Les 
ports  de  la  lier-Noire,  qui  en  sont  le  principal  débouché,  ne  laissent 
pas  d'etie  éloignés  de  la  zone  centrale;  si  Taganrog  re<  oit  une  partie 
de  ses  expéditions  par  le  Volga  et  le  Don,  0  l  Les  autres  ports 

ne  reçoivent  les  leurs  que  par  de?  voitures,  d'une  charge  de  8  à 
lu  hectolitres,  faisant  Le  trajet  en  six  semaine- «m  deux  mois;  La  Cri- 
mée seulement  voit  défiler  par  Pérékop  jusqu'à  300,000  de  i  es  véhi- 
cules. Le  surenchérissement  qui  résulte  de  ce  mode  de  transport 
permet  pas  à  L'Europe  de  se  ressentir  de  la  faveur  du  prix  d'origine; 
mais  lorsque  le.s  Lignes  de  Théodosie  et  de  Liebau  prendront  Les  cé- 
réales sur  place  pour  les  transporter  en  quelques  jours  .sur  les  bà- 
timens  de  la  Mer-Moire  et  de  la  Baltique,  il  en  sera  tout  autrement. 
Serait-ce  donc  la  Russie  qui  faciliterait  la  solution  de  la  question  des 

Subsistances?  11  est  admis  que  les  céréales,  chose  de  première  né- 
cessité,  devraient  être  produites  en  quantité  et  à  bon  marche;  il  est 
reconnu  que  le  tarit  du  pain  fait  la  hausse  ou  la  baisse  du  tarif  des 
autres  denrées;  ou  essaie  de  toutes  les  améliorations  dans  la  cul- 
ture, la  récolte  et  la  mouture  des  grains  pour  maintenu:  le  régula- 
teur au  degré  Le  plus  bas.  Quoi  qu'où  fasse  pourtant,  paniendra-t-ou 
dans  qos  états  européens  a  modifier  les  deux  élemens  constitutifs  du 
coût  des  grain-,  la  main-d'œuvre  et  le  sol?  Sur  nos  territoires  limi- 
te-, le  champ  des  céréales  est  encore  restreint  par  la  place  que  récla- 


•200  BEVUE    DES    DEUX   MOND1  S. 

ment  d'autres  cultures  avantageuses;  on  ne  saurait  donc  jamais  es- 
pérer une  abondance  qui  avilisse  le  prix,  et  ce  prix  est  toujours  relevé 

par  les  exigences  de  la  main-d'œuvre.  •  '. nent  réussira-t-on  à  chan- 

es  deux  termes  du  problème?  L'Angleterre  ne  l'a  pas  cru  pos- 
sible. Vvertie  par  Ba  situation  particulière,  elle  a  compris  que  1rs 
céréales  ne  pouvaient  être  fournies  à  bas  prix  que  là  où  se  trouvent 

réunies  c me  maximum  l'étendue  du  sol  cultivable,  et  comme  wt- 

l'imnm  la  modicité  de  la  valeur  du  travail;  elle  a  établi  une  division 
de  l'atelier  agricole  entre  les  peuples  qui  produisent  la  quantii 
bon  marché  et  le  peuple  anglais,  qui  ae  peut  produire  que  la  qualité 
a  haut  prix  ;  elle  tire  presque  tous  ses  grains  du  dehors.  Est-il  Bage 
aux  autres  nations  de  l'Occident  de  s'interdire  les  bénéfices  d'une 
pareille  division  du  travail  et  de  ne  recourir  qu'accidentellement  aux 
greniers  extérieurs?  Quoi  qu'il  en  soit,  la  Russie  est  sans  comparai- 
son la  plus  opulente,  la  moins  i  hère  et  la  mieux  située  de  ces  mines 
à  graine  indispensables  pour  maintenir  la  base  de  l'alimentation 
taux  If  plus  déprimé;  il  ne  lui  manquait  que  des  chemins.  Si  elle 
exporte  davantage,  elle  prendra  plus  de  retours;  seséi  banges  Be  mul- 
tiplieront avec  l'Europe;  son  industrie  aura  en  même  temps  à  satis- 
faire une  population  devenue  plus  aisée.  Tels  Boni  les  résultats  de 
l'annexion  du  marché  russe  ao  marché  européen,  el  la  transforma- 
tion agricole,  industrielle  et  commerciale  de  cet  empire  esl  inévi- 
table; elle  est  prochaine,  si  ses  babitans  ne  Boni  point  une  race  som- 
nolente. 

Personne  assurémenl  n'ignore  que  la  Russie  a  déployé  une  acti- 
vité surprenante  dans  l'équipement  de  ses  années  el  de  ses  Hottes, 
dans  la  construction  de  ses  arsenaux  maritimes  et  militaires,  de  ses 
ports,  de  ses  canaux,  de  ses  \  ill< ■-.  mais  on  fail  honneur  à  l'auto 
de  l'initiative  et  de  l'exécution  de  ces  choses,  e1  l'on  B'est  babitué  .1 
considérer  la  nation  russe  comme  passive,  ne  pouvant  et  ne  voulant 
rien  que  par  la  vertu  d'en  haut,  tin  en  ferait  presque  une  agr< 
tion  d'automates,  ne  se  mouvant  que  par  le  souille  et  la  main  du 
tsar.  C'est  une  erreur  :  ou  ne  saurait  méconnaître  l'admirable  in- 
stinct de  sociabilité  qui  caractérise  le  Russe,  malgré  l'attitude  d'in- 
timidation où  s'est  trop  souvenl  complu  Bon  gouvernement  vis-à-vis 
de  l'étranger,  et  il  >  aurait  la  même  injustice  à  le  supposer  inerte, 
parce  que  son  gouvernement  l'ait  beaucoup  et  a  l'air  de  tout  faire. 
Pour  nous,  nous  avons  constaté  ce  que  le  Russe  produit,  consomme, 
vend,  achète:  c'est  la  preuve  par  chiffres  de  ce  qu'il  y  a  en  lui  de 
spontané  et  de  vivace.  Quel  que  soit  le  régime  social  de  ce  p 
tout  y  est  jeune,  le  sol  et  l'homme;  humilié  comme  bourgeois,  avili 
comme  serf,  l'homme  obéit  à  une  sorte  d'impulsion  climatérique, 
il  cède  à  un  tempérament  généreux;  il  va  comme  si  l'immensité  du 


LA    RUSSIE    ET    SES    CHEMINS    DE    FER.  "201 

territoire  le  provoquait  à  des  eflbrts  immenses;  l'élan  de  celte  Eu- 
rope slave  sera  prodigieux  dès  que  le  stimulant  y  sera  appliqué.  Et 
d'à  a-t-il  doue  pas  un  autre  stimulant  dans  le  désir  de  l'émancipa- 
tion? Comment  toul  moyen  de  délivrance  ne  serait-il  pas  saisi  avec 
un  redoublement  d'énergie?  G'esl  le  travail  qui  non-seulement  a  en- 
richi les  peuples  européens,  mais  encore  qui  a  contribué  a  v  relever 
la  dignité  humaine.  L'industrie  n'est  pas  coupable  de  la  servitude, 
.|ui  est  plus  ancienne  qu'elle:  tout  au  contraire  elle  a  graduellement 
affranchi  les  classes  moyennes  et  inférieures.  Les  choses  ne  se  pas- 
ont  pas  autrement  en  Russie;  elles  j  seront  même  accélérées  par 
la  puissance  des  exemples  el  des  procédés  nouveaux.  D'ailleurs 
l'émancipation  j  a  été  préparée  avec  une  persévérance  qui  honore  la 
maison  des  Romanof;  seulement  la  bonne  volonté  du  gouvernement 
le  plus  absolu  n'en  fait  jamais  autant  que  ce  qu'on  nomme  la  force 
des  choses. 

La  bourgeoisie  russe  est  à  l'étal  de  caste  inférieure,  lorsque  sa  sœur 
d'Occident  esl  la  tête  «le  la  société.  La  différence  .-'explique.  La  bour- 
geoisie européenne  a  eu  des  ancêtres,  des  foyers,  un  patrimoine;  elle 
a  hérité  des  institutions  municipales  de  Rome,  de  villes  déjà  \  ieilles, 
toutes  pénétrées  de  l'esprit  communal,  dont  le  type  s'est  reproduit 
dan-  les  cités  ultérieurement  établies.  De  souche  plus  antique  que 
les  barons,  elle  a  défié  les  oppressions  i laies.  S'entendant  de  com- 
mune a  c iune,  parce  que  le  territoire  étail  borné  el  que  les  com- 
munes étaient  voisines,  —  pu i -a m  une  fierté  nouvelle  dans  Bon  aisance 
accrue  ou  acquise  par  un  négoce  que  les  communications  rendaient 
facile,  par  une  industrie  dont  les  produits  trouvaient  des  consomma- 
teurs,—  avec  un  hôtel-de-ville  entre  l'atelier  et  le  comptoir,  en  lare 
de  l'université  et  du  parlement.  —  elle  a  pu  se  faire  ce  qu'elle 
devenue,  la  force  de  nos  sociétés,  le  résumé  de  leur-  progrès  aute- 
urs, le  principe  de  leurs  progrès  futurs.  Rien  de  pareil  en  l!u-sie; 
tout  \  est  récent.  Lors  de  l'invasion  îles  Tatars,  la  classe  intermé- 
diaire venait  de  naître:  dispersée  SUT  un  territoire  énorme,  inorcel 
peine  peuplé,  elle  ne  lit  pas  corps  d'une  ville  à  l'autre,  elle  n'eut  pas 

même  d'existence  propre  dans  les  ville-  dominées  par  les  prime-. 

Sans  contait  avec  le-  peuples  moderne-,  sans  filiation  directe  avec 
les  peuples  anciens,  elle  n'eut  a  se  prévaloir  auprès  de  ses  maîtres 
ni  d'une  fortune  gagnée  aux  affaires,  ni  du  reflet  des  lumières  anti- 
ques, ni  même  du  sentiment  de  ses  droit-,  qui  étaient  écrasés,  et 
dont  elle  n'avait  retrouve  la  notion  nulle  part.  Ce  l'ut  sans  sa  parti- 
cipation, sans  profit  immédiat  pour  elle,  que  les  tsars  conquirent 
le  pouvoir  sur  la  noblesse,  et  lorsque  Novgorod,  république  mar- 
chande modelée  sur  Lubeck  el  Brème,  eut  été  sacrifiée  par  eux  à  la 
-site  de  fonder  la  monarchie,  il  ne  resta  rien  de  vif  dans  cette 


REVt  t    DES    l'i  l\    \m\in  i. 

classe,  dont  la  nullité  donna  toute  latitude  a  l'autocratie.  Enfin  cet 
élément  intermédiaire  ne  s'aocrott  numériquement  qu'avec  Lenteur; 
le  servage,  rigidement  maintenu,  lui  a  fourni  trop  peu  d'adjonctions. 
Là  est  le  Becret  de  l'absence  prolongée  d'un  tiers-étal  russe,  il  n'a- 
xait pas  "a  m  recruter.  Bn  conséquence,  cette  classe  a'esi  em  ore  sut 
aucun  point  à  l'état  «le  groupe  organ  i  réations  de  villes  en 

verto  d'un  décret  on1  augmenté  la  population  urbaine  Bans  constituer 
une  cité,  et  Catherine  11.  en  l'autorisant  a  tenir  des  assemblées  trien- 
nales pour  la  discussion  de  ses  intérêts  communs  et  l'élection  d'un 
représentant,  ne  pul  faire  prendre  au  sérieux  ce  simulacre  d'institu- 
tions municipales.  Sun  institution  de-  trois  gtùldês,  oa  corporations 
de  marchands,  a  Laquelle  fil''  attacha  quelques  privilèges,  lin  mieux 
accueillie,  et  ce  fut  la  première  inauguration  de  l'aristocratie  bour- 
geoi  Quarante  années  de  paix  depuis  1815  L'ont  aidée  a  con- 

quérir la  richesse,  L'importance  sociale,  et  a  satisfaire  ainsi  l'ambi- 
tion légitime  qu'allumait  encore  en  elle  l  spi  »  Uu  le  d'une  partie  de 
la  noblesse,  appaw  rie  par  ses  prodigalités  et  par  la  division  des  for- 
tunes, en  vertu  >le  L'égalité  des  partages.  Grii  e  a  la  paix,  elle  béni  - 
ficiade  spéculations  plus  vastes,  qui  la  tirèrent  en  même  temps  des 
vues  étroites  de  bob  mercantilisme  traditionnel;  mais  c'est  l'indus- 
trie surtout,  l'industrie  Largement  pratiquée,  qui  lut  son  piédestal. 
On  a  vu  comment,  ayant  cédé  aux  seigneurs  L'honneur  du  premiei 
pas  ei  le  danger  de-  expériences,  elle  accapara  ensuite  le  plus  grand 
nombre  des  manufactures;  aujourd'hui  elle  possède  de  gros  capi- 
taux, dont  elle  apprendra  a  ae  mieux  servir  en  se  familiarisant  da- 
vantage avec  !'•  Doécaniame  du  crédit  el  d  i  ition;  elle  a  nue 
clientèle  innombrable  dans  tous  les  petits  trafiquant  et  dan-  le-  ou- 
vriers des  fabriques.  Enfin  la  plupart  des  beaux  hôtels  de  Moscou, 
précédemment  habites  parla  fleur  des  descendanfl  des  Varègueset 
-ont  la  propriété  de  fabricans  et  de  marchands  fils  de 
moujiks,  ou  encore  moujiks  eux-mêmes.  Le  faubourg  Saint-Ger- 
main de  Uoscou  est  envahi  par  ces  parvenus,  qui  jettent  aussi  un 
ail  d'envie  sur  la  propriété  territoriale.  Voilà  les  preuves  de  Leui  ha- 
bileté  et  de  leur  esprit  d'entreprise.  D'après  ce  qu'ils  ont  fait,  qu'on 
juge  de  ce  qu'ils  pourront  l'aire  dés  qu'il»  verront  de  nouveaux 
moyens  de  se  pousser  dans  la  voie  as  aidante  où  Us  doivent  b'<  Levei 
encore  pour  être  au  niveau  de  la  classe  supérieure,  et  pour  dire: 
■  Hier  nous  étions  de-  parvenus,  aujourd'hui  non-  sommes  arrivi 

Quant  as  servage,  il  est  entamé.  Sur  la  population  agricole,  éva- 
luée à  'ii>  million-  d'âmes,  les  cultivateurs  maies  sont  comptés  pour 
■"i  millions.  11  \  en  a  près  de  "2  millions  de  fibres  :  les  coloniales 
étrangers  et  Israélites,  les  odnodvortsy,  tenant  de  l'état  la  jouis- 
sance de  quelques  terres  pourvues  de  serfs  et  possédant  d'autres 


i  \   RUSSIE  et  ses  CHBJONS  de  fer.  208 

terres  en  toute  propriété,  et  les  paysans  affranchis.  Voilà  la  catégorie 
de  la  liberté.  Lu  seconde  catégorie  comprend  9,000,000  paysans  de 
la  couronne  environ,  censitaires  des  domaines  de  l'état  et  payant 
mie  renie  modique:  c'est  la  transition  entre  la  liberté  e1  le  servage, 
c'esl  l'objet  d'envie  des  autres  serfs,  qui  souhaiteraient  tous  appar- 
tenir à  la  couronne.  La  troisième  catégorie  comprend  les  Mais  serfs, 
U.,500,000,  appartenant  a  environ  1.10,000  propriétaires,  grands 
ou  petits.  Cependant  il  j  a  aussi  des  degré-  dan-  la  -ervitude.  Selon 
l'usage  primitif,  chaque  serf,  pourvu  d'un  terrain  qu'il  cultivait 
poui  oins,  devait  quelques  jours  de  corvée  par  semaine  pour 

en  valeur  <lo  bien  seigneurial.  Dan-  le  siècle  dernier,  une 
partie  de  la  noblesse,  qui  de  tout  temps  a  séjourné  à  la  ville  plutôl 
qu'à  la  campagne,  préféra  an  revenu  de  Bes  terre-  gérées  par  des 
intendans  un  revenu  déterminé  pai  le  nombre  de  ses  »  cfs;  en  d'au- 
tres termes,  elle  ne  lit  cas  du  sol  que  pour  nourrir  des  paysans  qu'elle 
frappait  d'un  impôt  de  capitation.  C'est  de  cet  abus  criant,  blâmé 
par  Catherine  II  dans  l'une  de  ses  instructions,  que  date  la  p 
mière  atteinte  portée  au  régime  de  la  glèbe,  pain-  qu'il  impliquait 
le  remplacemenl  de  la  prestation  en  sature  par  une  redevance  pé- 
cuniaire, et  qu'en  abolissant  la  corvée,  il  rendait  aux  serfs  l'exen 
d'une  certaine  liberté.  Pourvu  que  la  redevance  soit  payée,  il  i 
est  permis  de  ne  travailler  qu'a  leur  profit,  où  bon  leur  semble, 
connue  il-  l'entendent.  Moscou  contient  environ  100,000  serfs  qui 
s'engagent  dan-  les  manufactures,  ou  I < > 1 1 1  tout  autre  métier.  Il  j  a 
dans  toute  la  Russie  environ  7,000  paysans  muni-  de  la  permission 
de  faire  du  trafic;  quelques-uns  sont  millionnaires  et  toujours  serfs. 
Il  est  bien  entendu  que  1 1  redevance  payée  aux  maîtres  esl  propor- 
tionnelle aux  gains  présumés  de  la  profession.  Enfin  on  prétend  que 
dès  aujourd'hui  les  deux  tiers  du  soi  productif  sonl  bous  le  régime 
de  la  rente,  et  l'on  doit  cette  justice  à  l'empereur  Nicolas  qu'il  tenta. 
par  un  ukase  du  '2  avril  lsV-î,  de  généraliser  cette  transformation 
de  la  servitude.  Eh  bien!  est-ce  que  la  prévision  de  nouveaux  pro- 
grès e1  de  nouveaux  bénéfices  pour  l'agriculture,  en  vertu  de  com- 
munications nouvelles,  ne  conduira  pas  tous  les  propriétaires  à 
l'adoption  de  ce  régime?  Des  contrats  équitables  assureraient  l'ex- 
ploitation féconde  du  sol.  Cet  état  de  choses  serait  le  fermage  moins 
la  liberté;  mais  la  liberté  suivrait  l'aisance.  Par  l'effet  seulement  de 
la  division  incessante  des  propriétés,  conformément  à  la  loi  de  l'éga- 
lité des  partages,  le  nombre  des  propriétaires  augmente,  la  part  ••> 
chacun  se  réduit,  et  les  paysans  traiteront  de  leur  rachat  avec  plus 
de  facilité.  A  cette  heure  môme,  d'après  des  statistiques  avérée-.  |< 
deux  tiers  des  1 1,600,000  serfs  appartenant  aux  particuliers  servent 
de  garantie  hypothécaire  aux  prêts  que  les  lombards  et  la  banque 


-_!0'|  1,1  m  E    DES    m  i  \    BONDI  -. 

ont  laits  à  leurs  Beigneurs,  une  tête  de  serf  répondant  de  ~1W  francs. 

loblesse  finira  par  être  expropriée  plus  (l'une  lois  au  profil  de 
nouveaux  nobles  qui  se  rendronl  acquéreurs,  mais  quelquefois  aussi 
au  profit  des  paysans  eux-mêmes.  Il  5  a  quelques  années,  un  vil! 
qui  avait  été  engagé  par  un  prince  fut  mis  aux  enchères,  et,  moyen- 
nant 616,000  lianes,  réunis  par  enchantement,  les  paysans  Be  Grenl 

adjuger  à  eux-mé -  le  village  et  leurs  personnes.  D'ailleurs,  dana 

:ette  dissolution  de  la  propriété  territoriale,  il  faut  B'attendre  à  \<ùr 
intervenir  les  fabricans  et  les  marchands,  qui  ne  laisseront  pas  échap- 
per une  occasion  de  faire  fructifier  leurs  capitaux  dans  l'agrii  ulture, 
el  comme  il  leur  esl  interdit  de  posséder  des  serl  .  parce  qu'ils  ne 
sont  ni  nobles  ni  anoblis,  ils  seront  des  auxiliaires  de  l'émancipa- 
tion. On  doutera  peut-être  de  l'aptitude  des  nouveaux  affranchis  a 
s'administrer  dans  leurs  villages;  les  paysans  russes  sont  habitués 
depuis  bien  longtemps  à  délibérer  sur  leurs  affaires,  tlsélisenl  libre- 
ment leurs  anciens,  el  ils  discutent  leurs  intérêts  selon  les  règles  du 

sens  et  de  l'urbanité  même,  de  l'aveu  de  tous  les  observateurs, 
randis  que  l'élément  municipal  était  étouffé  dans  les  villes,  ou  la 
noblesse  avait  en  quelque  sorte  ses  donjons,  il  prenait  racine  d 

illages,  "ii  il  Buppléait  des  maîtres  absens;  la  liberté  vivifiei 

immune  rurale,  créé  entre  gens  ne  se  possédant  pas  et 
sur  une  terre  non  possédée,  témoignage  vigoureux  de  l'instinct  mu- 
ral qui  poussait  les  paysans  russes  ■  se  faire  société  quand  on  les 
faisait  troupeau. 

Voilà  donc  des  acheminemens  à  l'émancipation,  auxquels  s'en 

ajouteront  d'autres  provenant  de  l'industrie.  Il  j  ;i  aujourd'hui  trois 

d'ouvriers  :  les  travailleurs  libres,  les  paysans  de  la  cou- 

■  ou  <!•'-  particuliers,  qui  disposent  de  leur  temps  pour  toute 
l'année  ou  pour  l'hiver  seulement;  —  les  serfs  tenus  à  la  corvée  (ce 
dernier  cas  est  ordinaire  dans  les  fabriques  fondées  par  des  proprié- 
taires qui  se  sont  faits  manufacturiers  ou  par  des  manufacturiers 
rui  ont  pris  à  bail  pour  quatre-vingt-dix  ans  des  terres  avec  li 

-  ■.  —  enfin  les  serfs  achetés  par  des  fabricans  avec  autorisation, 
pour  être  employés  chaque  jour  de  la  semaine.  <>n  en  viendra  à  re- 
connaître que  le  travail  gratuit  et  contrainl  est  ingrat,  que  l'homme 

rend  qu'autant  qu'il  reçoit,  et  la  corvée  disparaîtra  partout 
comme  la  forme  de  labeur,  sinon  1,1  plus  odieuse,  du  moins  la  plus 
improductive.  Déjà  l'ouvrier  salarie  apparaît  comme  le  compagnon 
indispensable  du  développement  de  l'industrie. 

\iiisi  la  modification  du  sort  des  serfs  et  de  la  classe  intermédiaire 

sera  le  complément  de  cette  complète  intérieure,  dont  les  voies  fer- 
rées seront  l'instrument  décisif.  Ce  n'est  pas  une  vaine  utopie:  il  ne 
peut  y  a\uir  une  évolution  progressive  du  pays  sans  le  progrès  même 


LA    RUSSIE    ET    SES    CHEMINS    DE    FER.  205 

de  ceux  qui  la  lui  feronl  faire  La  civilisation,  au  lieu  de  séjourner 
dans  la  couche  superficielle  de  la  nation  ou  de  consister  dans  la 
juxtaposition  d'un  appareil  militaire,  administratif,  académique,  pé- 
nétrera dans  la  nation  même,  et  s'infiltrera  pou  à  peu  jusque  dans 
les  masses.  La  barbarie  disparaîtra  de  l'Kurope:  un  peuple  chrétien 
S'élèvera   au    rang   des  autres    peuples   chrétiens   du    L'Iolie.    De   tels 

changemens  ne  se  sont  guère  accomplis  dans  le  passé  que  par  les  ré- 
volutions el  li  -  guerres,  qui  ont  eu  leur  rôle  providentiel.  L'homux 
a  sans  doute  mérité  que  la  Providence  soit  aujourd'hui  plus  douce 
le  choix  des  moyens,  et  des  capitaux  ■  maniés  dans  des 

-  généreuses,  appliqués  habilement  aux  opérations  industrielles, 
suffisent  pour  l'extension  de  l'ordre  le  plus  avancé. 


Il  ne  nous  resterait  maintenant  qu'a  présenter  une  évaluation  ap- 
proximative du  revenu  de  ces  chemins  de  fer,  si  nous  ne  jugions 
convenable  de  tenir  compte  jusqu'au  boul  de  l'esprit  de  défiance  qui 
voit  l'ambition  de  la  Russie  prête  a  tirer  de  la  paix  même  de 
nouvelles.  Vprès  avoir  fait  sortir  de  l'énergie  surexcitée  d'une  po- 
pulation de  65  millions  d'âmes  une  puissance  inouie  de  production, 
la  Russie  remplacerait,  dit-on,  la  passion  de  la  guerre,  de  l'enva- 
hissement et  de  la narchie  universelle  par  la  passion  de  l'acca- 
parement des  marchés  et  dn  monopole!  <>n  veut  qu'elle  cherche  une 
autre  issue  et  des  armes  plus  sûres  à  tant  de  visées  ambitiet 
forcées  de  se  contenir,  et  q  l'en  renonçant  à  peser  sur  le  monde  du 
poids  d'une  nation  militaire,  elle  entende  se  i  in   c<  mpter  comrai 
une  nation  industrielle  de  premier  nuire,  sinon  d'un  rang  exception- 
nel. Les  états  européens,  ajoute-t-on,  n'ont  tous  ensemble  qu'un 
territoire  limité  dont  la  population  aura  bientôt  rempli  le  cadre;  pour 
elle,  son  territoire  habitable,  de  la  Vistule  a  l'Amour,  offre  au  peu- 
plement des  espaces  indéterminés.  Tandis  que  l'Kurope  conservera 
proportions,  elle  acquerra  celles  d'un  colosse  plus  fort  que  ja- 
mais par  sa  prospérité.  Mois  ne  sera-t-elle  pas  de  fait  L'arbitre 
l'Europe?  Se  soumettra-t-elle  modestement  a  un  équilibre  qui  sera 
rompu  en  réalité?  Qui  repondra  de  son  abnégation  future?  Doue  la 
question  fatale  de  suprématie  pourra  se  représenter  après  com 
avant  la  transformation  économique  de  la  Russie;  elle  n'aura  changé 
de  soie  que  pour  mieux  atteindre  le  luit. 

Nous  avons  reproduit  l'observation  sans  l'affaiblir,  et  il  seraaiséde 
prouver  ce  que  nous  affirmions  plus  liant,  qu'aucune  éventualité  ne 
prendra  l'Europe  occidentale  eu  défaut.  Sans  doute  la  pondération 
îles  forces  concourt  à  rendre  les  états  réciproquement  respectueux  de 


•_>llf>  RFA!  1      1)1  -    DI.IA     MONDES. 

leur  dignité,  mais  l'Europe  ne  Be  trouvera  jamais  à  la  merci  d'une 
magnanimité  Buspecte,  parce  qu'il  j  a  pour  elle  une  série  d'agran- 

jemens  parallèles  à  ceux  <l«'  la  Russie;  devant  elle  est  une  carrière 
•  •  ii  déjà  elle  occupe  des  positions;  Ba  marche  est  toute  tracée  :  elle 
n'a  qu'à  suivre  Ba  pente. 

tte  heure,  la  11  «  i  -  -  î  *  -  gagne  à  se  recueillir  en  elle-même;  l'L'u- 
rope  se  fortifiera  en  Boitant  de  chei  elle.  Les  migrations  barbares 
sont  épuisées,  les  migrations  civilisatrices  se  continueront  d'après 
une  direction  nouvelle,  et  l'espace  ne  fan  pas  défaut  à  l'Europe,  au- 
tour d'elle  ou  même  à  ses  poi  tes,  a  elle  tient  à  ne  pas  se  dispei 

axions  la  Méditerranée;  l'Angleterre]  a  Bescolonies  insulaires. 
La  France  a  fondé  an  étal  sur  les  côtes  de  l'Afrique.  Est-ce  que  le 

te  <lu  littoral,  m  heureusement  exploité  par  les  Grecs  ei  les  Ro- 
mains,  sera  abandonné  à  la  barbarie  par  l'Espagne,  l'Italie,  l'Au- 
triche, puissances  méditerranéennes  comme  la  France,  et  qui,  sans 
avoir  à  le  conquérir,  y  peuvent  implanter  des  colonies?  Ce  bassin  n'of- 
frira pas  perpétuelle nt  le  fâcheux  contraste  du  bord  septentrional 

donnant,  «lu  bord  méridional  inculte  >■[  dégradé,  lorsque  la  vapeur 
les  rapproche  pour  une  destinée  commune.  Ce  n'esl  pas  tout.  Est-ce 
que  l'Occident  ne  fera  rien  des  deux  Turquies?  Sans  doute  ce  n 
pas  pour  d'indignes  morcellemens  qu'il  a  arraché  l'empire  ottomaa 
a  la  Russie;  I»'  partage  était  la  solution  de  l'Europe  divisée,  l'inté- 
grité est  celle  de  l'Europe  confédérée.  Cel  empire  d'ailleurs  mérite 
l'indépendance,  parce  qu'il  es)  le  foyer  d'intelligence  et  de  sociabi- 
lité de  l'islamisme;  mais  l'indépendance  pour  lui  ne  doit  |  i  on- 
>i~i-  i  i  se  b  dît  isolé  des  états  qui  l'ont  pris  sous  leur  sauvegarde; 
tels  ne  sonl  pas  ses  vœux.  Tôt  on  tard  il  Be  rattachera  à  l'Autriche 
par  un  chemin  de  fer  qui  de  Constantinople  ira  Bur  Belgrade,  au 
Golfe-Persique  par  un  chemin  de  fer  qui  de  Constantinople  traver- 
sera rAnatolie,  et  suivra  la  vallée  de  l'Euphrate  jusqu'à  Bassora.  Le 
chcniiii  de  l'  Pétude,  le  chemin  de  l'Euphrate  a  été  par- 

tiellement concédé  sur  l'initiative  de  l'Angleterre;  le  reste  viendra, 
Il  \  aura  donc  une  grande  voie  de  terre  B'étendant  de  l'Allemagne 
au\  mers  de  l'Inde,  restauration  des  routes  commerciales  de  l'an- 
tiquité, qui  partagera  avec  le  canal  de  Suez  le  transit  <lr  l'Asie. 
Vui-i,  tandis  que  la  Russie  Be  liera  au  réseau  européen  par  a  -  voies 
ferrées,  l'empire  ottoman  se  m  liera  pareillemenl  au  même  réseau.  Le 
pendant  obligé  des  chemins  de  fer  russes,  ce  sont  les  chemins  de  fer 
turcs.  Les  uns  se  font,  les  autres  se  feront.  En  ce  temps  de  commu- 
nications rapides,  les  chemins  <\r  fer  se  croisent  avec  les  ■  hemins  de 
fer,  de  même  qu'au  temps  de  l'immobilité  le-  forteresses  s'alignaient 
face  à  face.  Eu  ellet.  si  jamais  la  Turquie  avait  besoin  d'être  pn  I  - 
gée,  cette  voie  de  terre,  du  centre  de  l'Europe  à  l'Océan  indien. 


LA    RUSSIE    ET    SES    CHEMINS    DE    FER.  207 

rait  éminemment  stratégique;  mais,  outre  sa  destination  militaire  et 
coi rciale,  elle  servira  à  l'expansion,  devenue  probable,  des  popu- 
lations européennes  vers  l'Orient.  On  sait  que  l'Europe  a  des  oscil- 
lations alternatives  vers  l'Orient  el  l'Occident.  \u  moyen  âge,  longue 
période  orientale  qui  a  instruit  son  génie  commercial  el  industriel; 
depuis  la  réforme,  longue  période  occidentale  qui  loi  a  fait  recon- 
naître toutes  les  terres  du  globe  pour  en  prendre  possession  au  profit 
de  son  industrie  el  de  son  commerce,  ipres  cette  marche  à  l'ouest, 
qui  a  eu  pour  résultat  l'assimilation  du  Nouveau -Monde,  la  voilà 
qui  reprend  sa  route  vers  l'est,  c'est-à-dire  vers  l'ancien  continent, 
p/elle  doil  régénérer.  Dès  la  dernière  moitié  du  mn*  siècle,  elle  a 
;  empire  dans  la  péninsule  indienne;  dînant  la  première  moi- 
tié du  xix'  siècle,  i  Ile  n'a  ce—'  d'agir  sur  les  deux  Turquies.  La 
voie  de  terre  que  nous  axons  indiquée,  dont  les  jalons  commencent 
à  se  poser,  permettra  à  son  mouvement  de  s'opérer  par  une  pro- 
gression régulière  dans  toute  l' Asie-Mineure,  qui  lui  esl  ouverte. 

e  à  l'établissemenl  de  cette  voie  monumentale,  de  ses  nom- 
breux embranchemens  el  '1rs  lignes  <|ni  se  coordonneront  successi- 
vement avec  la  ligne  principale,  la  régii icidentale  «lu  continent 

asiatique,  comprise  entre  la  Méditerranée,  la  Mer-Noire,  la  Cas- 
pienne, les  rives  de  l' Indus  et  l'Océan  indien,  région  avec  laquelle 
l'Europe  antique  eu  moderne  a  eu  tant  «le  contacts  accidentels  ou 
Boivis,  sera  annexée  au  monde  civilisé,  dont  les  frontières  auront 
été  reculées  par  l'application  des  voies  ferrées.  Les  émigrations  sui- 
vront cette  extension  des  frontières.  Le  courant  qui,  depuis  trofe 
les,  se  dirige  au-delà  de  l'Atlantique  et  verse  présentement  jus- 
qu'à trois  cent  mille  âmes  par  année  mi,-  le  Nouveau-Monde,  ce 
courant  obéira  à  un  souffle  irrésistible,  et  se  retournera  vers  l'an- 
cien continent,  où  le  Danube  etlaMi  diterranée  le  conduiront  si  fa- 
cilement et  si  vite.  Les  jachères  immenses  de  l' Asie-Mineure  ne  sont 
pas  moins  attrayantes  que  les  savanes  de  l'Amérique,  et  elles  sont 
de  plain-pied  avec  l'Europe;  la  bête  de  labour  de  la  vallée  du  llhin 

s'\  acheminerait  -an-  avoir  d'autre  mer  à  traverser  que  le  détroit 
du  Bosphore  ou  des  Dardant-Iles.  Ici,  sans  aucun  dérangement  des 
possesseurs  du  sol,  il  \  aura  place  pour  d'innombrables  contingens 
de  nos  populations  agricoles  et  industrielles,  et  leur  implantation 
sera  aisée  dan-  ce  pays,  OÙ  toutes  les  nations  se  sont  façonnées  à 
livre  côte  a  ente,  toutes  les  langues  à  se  comprendre,  tous  les  cultes 
a  se  tolérer.  Ces  territoires,  dent  l'opulence  sommeille,  seront  régé- 
-,  et  avec  eu\  ces  races  orientale-,  douées  de  la  beauté,  de  l'in- 
telligence. i\[\  soleil,  n'ayant  besoin  que  d'une  lumière  morale  nou- 
velle. C'est  par  l'adjonction  de  ces  province-  asiatiques  que  la  base 
territoriale  du  inonde  européen  sera  élargie  :  —  d'une  part,  une  ag- 


•JUS  REYI  I     M  -    DE1  \    MONDES. 

glomération  de  contrées  el  de  populations,  la  plus  vaste  qui  ait  ja- 
mais existé;  de  l'autrei  une  confédération  de  nations  indépendantes 
utonomes,  la  plus  équit  tblemenl  unir  qui  se  soit  jamais  édifiée, 
ra  la  transformation  de  l'empire  romain  :  l'Europe  esl  paitie  de 
cet  empire  en  ruines;  au  bout  de  dix-huit  siècles,  elle  lama  recon- 
stitué, par  un  labeur  commun,  dans  des  conditions  humaines  et 
dans  drs  proportion--  supérieures. 

Voilà  la  Bérie  des  agrandissements  de  l'Europe  occidentale,  -a  ré- 
ponse a  la  Russie.  Si  la  Russie,  par  son  entreprise  actuelle,  cherche 
une  revanche,  l'Europe  a  une  victoire  dont  elle  profitera;  comme  la 
Russie,  elle  deviendra  moitié  européenne,  moitié  asiatique;  en 
contrebalançant,  leurs  accroissemens  matériels  garantiront  le  bon 
accord;  l'équilibre  oe  périra  pas.  Et  quand  il  plairait  à  certaines 
imaginations  impatientes  de  se  transporter  à  l'autre  extrémité  de 
l'Asie  puni  découvrir  en  Chine  le  nouveau  théâtre  de  la  question 
d'Orient  qui  vienl  de  se  vider  en  Turquie,  théâtre  sur  lequel  se  re- 
trouveraient a  l'étal  d'hostilité  flagrante  la  Russie,  l'Angleterre  el 
l'Amérique  du  Nord  peut-être,  que  faudrait-il  en  inférer?  Eh!  sans 
doute,  puisque  l'Europe  entière  est  comme  emportée  à  la  régénéra- 
don  de  l'ancien  continent,  la  Russie  prendra  sa  part  de  cette  œuvre; 
du  jour  môme  <•»  elle  a  dû  rétrograder  devant  Constantinople  et  1rs 
deux  Turquies,  de  ce  jour  peut-être  elle  a  tourné  ses  regards  vers 
1'  \s\e  reculée,  vers  cette  masse  énorme  peuplée  de  'i  on  ôoo  millions 
d'âmes,  empire  des  Birmans,  Mongolie,  Cochinchine,  Chine  et  Ja- 
pon, masse  enc réfractaire  a  l'initiation  européenne,  vers  laquelle 

elle  peut  se  diriger  sans  sortir  de  son  territoire,  en  trouvant  l'em- 
ploi utile  de  sa  force  exubérante  et  en  suivant  encore  dan-  sa  marche 
l'étoile  de  Pierre  le  Grand.  Déjà  la  Chine  est  en  proie  à  l'une  de  ces 
révolutions  qui,  après  bien  des  péripéties,  appellent  l'intervention 
étrangère.  Tout  présage  qu'il  j  aura  là  une  dernière  lutte  des  civi- 
lisations de  tous  les  âges,  un  'hoc  suprême  de  l'Asie,  de  l'Europe  et 
de  l'Amérique.  Toutefois,  si  l'ascendant  d<-  l'Europe  doit  s'j  établir, 
la  victoire  demeurera  encore  à  l'équilibre,  qui  doit  faire  le  tour  du 
monde  jusqu'à  conciliation  entière  des  prétentions  et  des  inti 
des  peuples;  l'Europe  appliquera  le  principe  souverain  qu'elle  ap- 
plique depuis  trois  cents  ans  :  ce  n'est  rien  de  plus,  ce  n'est  rien  de 
moins.  Cela  dit,  puisqu'en  étendanl  nos  prévisions  jusqu'aux  homes 
du  probable,  nous  pouvons  em  tsager  l'avenir  avec  sérénité,  laissons 
p  issi  r  ■  es  chemins  de  fer  qui  soulèvent  tant  d'ombrages  et  de  ques- 
tions, et  terminons  par  des  chiffres. 

Trop  d'élémens  nous  feraient  faute,  on  se  l'imagine  bien,  pour 
qu'il  nous  l'ut  possible  d'évaluer  le  revenu  immédiat  des  chemins  .1, 
fer  russes  avec  une  rigueur  mathématique;  dès-lors  nous  serii 


I-A    RUSSIE    UT    SES    CHEMINS    DE    FER.  209 

réduit  à  faire  remarquer  que  le  réseau  bénéficiera  de  presque  toute 
la  circulation  existante,  circulation  considérable,  on  s'en  souvient 
9    expérience  du  chemin  de  Pétersbourg  à  Moscou  ne  nous  autoril 
sait  a  présenter  une  appréciation  moins  vague 

En  1855,  le  rendement  brut  de  la  Ugne  de  Pétersbourg  à  Moscou, 
•  -,-'., o«TP  "  ™yageurs  et  des  marchandises,  a  été  de 
20,957  296  francs,  sort  par  kilomètre  32,542  francs;  l'année  der- 
?ie^ua<f  de  30,013,032  francs,  soit  par  kilomètre  46,604  francs 
s  tords  du  réseau  oe  seront  pas  moins  favorables.  11  n'i  a  du,,,- 
nen  de  hasardé  à  avancer  que  ses  4,162  kilomètres,  à  45,500  francs 
par  Kilomètre,  donneront  une  recette  brute  de  IS9,37l,ooo  francs 
Si  Ion  porte  les  Irais  d'exploitation  à  50  pour  100,  le  revenu  net 

sera  de  94,685,500  francs,  ce  qui  represente  plu s  ,  :>  \"ir 

100  sur  un  capital  de  1,100  millions.  Peut-être  Passez  naturel 
de  craindre,  dans  une  opération  lointaine,  un  surcroît  de  dépenses 
yu.  diminuerait  le  revenu  présumé,  qui  altérerait  môme  le  taux  de 
la  garantie.  Si  cela  arrivait,  la  concession  du  minimum  d'intérêt  à 
5  pour  100,  de  la  jouissance  du  réseau  durant  quatre-vinet-cina 
iur-  "'  d"  aut,res  fleurs  accordées  par  le  gouvernement  russe, 
na  été  'l",m  ,eurre.  Pointant  „,.  territoire  faiblement  acci- 

denté ne  comporte  pas  des  tours  de  force  dispendieux.  Le  peu  de 
rehel  du  sol  s„r  plusieurs  parties  du  tracé  oftnra  même  des  facili- 
te exceptionnelles.  La  main-d'œuvre  est  à  meilleur  marché  qu'ail- 
1('l"'s-  les  bo»  sont  à  bon  compte.  Quant  au  matériel,  rails   loco- 
motives machines,  etc.,  la  compagnie  n'aura  garde  de  les  demander 
aux  étabUssemens  de  la  métallurgie  russe,  qui  sont  reculés  dans  les 
t  .  ese  t  travaillent  a  des  prix  surélevés;  die  s'adressera  aux  usines 
de  la  Belgique,  de  V Ulemagne,  de  l'Angleterre,  de  la  France  et  l'on 
notera  en  passant  que  l'industrie  occidental,-  retiendra  toute  la  por- 
tion du  capital  destinée  à  en  solder  la  fourniture,  300  millions  peut- 
6tre,  circonstance  atténuante  de  l'expatriation  <L:  capitaux  euro- 
péens. 11  va  de  soi  que  l'entrée  en  Russie  est  franche  de  tous  droits 
de  douane  Puisque  la  dépense  ne  doit  être  grossie  par  aucun  inci- 
dent particulier,  d  suffit  donc  qu'elle  ait  été  fixée  à  une  limite  qui 
Uussede  amarge.  D'après  le  capital  admis,  le  kilomètre  reviendra  à 
273,000  francs  pour  une  seule  voie,  les  terrassemens  et  les  ouvrages 
d  art  devant  être  établis  pour  deux  voies.  Or,  en  France,  le  kilomètre 
(te  chemin  de  fer,  dans  les  mêmes  conditions,  revient  à  228  000  fr 
sur  lesquels  plus  de  30,000  francs  sont  imputables  à  l'acquisition 
des  terrains.  Ce  sont  des  chiffres  officiels.  En  Russie,  le  maximum 
des  indemnités  de  cette  nature  ne  saurait  dépasser  2,000  francs 
soit  a  cause  du  bon  marché  des  terrains  particuliers,  soit  à  cause  de 
1  abandon  gratuit  des  terrains  de  la  couronne,  dont  les  lignes  pro- 

TOME   IX. 

14 


210  RENTE    DES    DEl  X    MONDES. 

jetées  traversent  les  domaines  sur  de  très  grandes  langueurs.  En  con- 
séquence, sur  une  moyenne  de  273,000  francs,  il  >  aura  un  reliquat 
assez  considérable  pour  couvrir  toutes  1rs  eNe.itual.t6s  ou  pour  aug- 
menter Le  trafic  des  lignes  principales  par  la  création  de  voies  sub- 
sidiaires. .  . 

K„  résumé,  sm, s  le  rapport  de>  maniai-.  l'opération  se  place  au 
rang  des  meilleures  opérations  de  ce  genre;  elle  ne  Bort  des  pro- 
portions ordinaires  que  par  la  puissance  des  moyens  et  la  fécondité 
des  résultats,  et  à  tous  ces  résultats  la  civilisation  ne  court  aucun 
risque,  elle  ne  perd  jamais  .lie  gagne  toujours,  quoi  que  la  Russie 
3e  vouloir.  Cependant,  m  les  apparences  ne  sont  pas  décevantes, 
U  Russie  abandonne  ce  que  la  politique  de  Pierre  el  .1"  ses  succes- 
seurs jusqu'à  ce  jour  a  eu  dTnsociable  et  de  Farouche.  Pierre  voyait 
dans  la  civilisation  une  sorte  d'héritage  dont  l'initié  ne  pouvait  être 

bien  saisi  que  par  la  servitude  ou  la  i i  de  l'initiateur.  Il  fallait 

en  Unir  avec  une  pareille  prétention,  qui  n'est  elle-même  qu'un 
reste  de  barbarie.  aujourd'hui,  n*en  doutons  pas,  la  Russie  com- 
,.,„,  (1,l-1.||1.  „,.  peU|  continuer  ses  traditions  qu'en  ce  qu'elles  ont 
,1, oéreux.  Noua  tenons  poui  un  acte  non  équivoque  de  ces  dis- 
positions n  .uvelles  l'exécution  de  ses  chemins  de  fer.  Si,  comme  on 

fa  souve pété,  Pétersbourg  a  été  une  fenêtre  ouverte  pour  faire 

pénétrer  l'air  de  l'Europe  en  Russie,  le  réseau  fera  mieux  encore  : 

il  placera  la  Russie  el  l'Europe  dans  le  même  milieu  atmosphérique. 

is  ne  pourrions  j  voir  une  menace  pour  l'Occident  sans  accuser 

le  ivernement  russe  de  démence  el  de  vertige;   non.  aimons 

mieux  lui  accorder  le  mérite  d'avoir  profité  de  l'expérience,  et  j 
N,,,,   un  présage  de  rapprochement.  Certes,  lorsque  d'un  bout  à 

l'autre  et  dans  tous  les  sens  l'Europe  aura  un  me  système  de 

circulation  et  que  chacune  de  ses  nations  sera  placée  dans  les  meil- 
leures conditions  relatives  de  production  et  d'échange,  ne  sera-t-eUe 
pas  bien  près  d'avoir  le  même  système  économique?  N  aura-t-elle 
pas  conquis  les  garanties  de  paix  les  plus  multipliées  et  les  plus 
solides?  C'est  pourquoi  uous  regardons  les  grands  travaux  destinés 
à  relier  les  états  entre  eux  comme  de.  signes  «l'intentions  pacifiques, 
et,  pour  quiconque  j  voudra  réfléchir,  la  Russie  ne  pouvait  mieux 
prouver  la  sincérité  de  sa  signature  au  bas  du  dernier  traite  qu  en 
ri  de  s'incorporer  matériellement  a  l'Europe.  Que  d  au- 
tres voient  dans  ses  chemins  de  fer  des  préparatifs  d'envahissement; 
l'Europe,  avant  conscience  de  sa  dignité  el  de  sa  force,  serait  plutôt 
eu  droil  <l'\  reconnaître  un  hommage  rendu  à  son  ascendant  par 
une  puissance  qui  l'avait  longtemps  défi 

E.  Barrault. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  avril  1857. 


Dans  cet  ensemble  des  choses  qui  apparaît  à  chaque  instant  sous  nos  yeux, 

^toujours  un  certainn ,re d'épisodes  distincts, d'une  importance iS 

gale,  d  un,.  „,„,  éphémèr t  durable,  et  qui  résumeutrpolitiqîedt 

moment.  Aujourd'hui^  m  Pou  procède  par  élimination,  le  dernier  mol  des 

^^^^éiéjlt, Je  ministère  britanni ,  garde  sa  situation  £ 

sot      l,.  halte  s  est  Lut..  ,,„,,.  ,a  crise  „,„„„„,„    „,  x..m  (|,. 

verture  du  parlement,  qui  vu  reprendre  ses  travaux.  Il  ,  a  peu  de  jours  en- 

core  la  rupture  diplomatique  qui  a  éclaté  entre  l'Autriche  et  le  Z t 

créait  comme  un  uouveau  ferment  de  .rouble.  La  difficulté  subsiste   ', 

doute  au  nord  de  1  Italie,  c me  subsiste  au  sud  de  la  péninsule  le  2£d 

entre  les  deux  puissances  de  l'Occident  et  le  roi  de  Naples.  Seulement  ci  le 
-•mus  est  un  pou  invoqué  cnnn,  souverain  médiateur;  L'Autriche  et  la  Sar- 

daigne, ^après  avoir  publié  leur  quereUe,  ne  se lent  pas  dis, fesasVS 

partir  dune  certaine  n 'ration  d'attitude;  l'une  et  l'autre  surtout  désa- 
vouent la  pensée  de  ces  formations  de  camps  .Militaires  dont  ou  a  parlé  et 
?U1  Tfl      Top  visible,  une  tro] tliqueuse  attestation  d'un  péril- 
leux état  d  hostilité,  do  telle  façon  que  la  complication  disparaît  presque  ou 
du.""""-               3urv"  M".-  parce  qu'elle  se  lie  à  cette  situation  de  l'Italie 
qui  est  toujours  un  dos  plus  terribles  problèmes  de  la  politique  européenne 
Que  reste-t-il  donc--  n  reste  des  difficultés  diverses,  l'affaire  de  Neuchâtel, 
que  la  conférence  réunie  à  Pari,  s'efforce  de  conduire  à  un  dénoûment  heu- 
reux, le  mouvement  électoral  qui  agite  en  ce  moment  les  principautés  danu- 
biennes,- et  de  tous  les  problèmes  actuels,  le  moins  grave-  peut-être  n'est 
pas  ce,,,-  question  chinoise  qui  apparaît  dans  le  lointain  de  l'extrême  Orient 
Si  lointaine  que  soit  la  question,  elle  n'est  pas  moins  sérieuse,  surtout  pour 
1  Angleterre,  et  elle  intéresse  l'Kui-op,,  elle-même,  comme  tout  ce  qui  est  de 
nature  a  influer  sur  la  civilisation  du  inonde. 

Les  faits  sont  assez  connus.  11  y  a  quelques  mois  déjà,  l'Angleterre,  la 
France  et  les  États-Unis,  par  des  considérations  diverses,  cherchaient  diplo- 


212  REVUE  DES  DE1  S  HOHDES. 

ment  en  Angleterre,  qui  ont  u. ot  ébranlé       ;    '       |'    ;      „,._ 

Chinois  contre  les  étrangers  se  sont  résilia   •"'  ,,.  fëu         lieu 

,•,,„■  par  lu  voie  de  la  dip atle,  comme  elle  1  avait 

la  iT.m. t  les  États  «  ois  auront  à  suivre po ur, wuvega, 

et  il  y  u  lu  guerre  qui  est  venue  s  Imposeï  s  I  Ingli  terr  .  »  J    f_ 

ter  une  dernière  considérai faite  pour, *£££%££% 

lédecettegu.        I      ta  h^CÎKï5dS*.rti 

marchent  sur  Pékin,  ils  craignent  de  d • ■ 

soustraire.  De  là  h  s  •  ITo  te  t  nte                                  pro,oquer  ces  deux 
amener  sur  son  terrain  les  Etats-Unis  et  la  rrauc  ,  i        .     

,ernemens  à  l'action.  L'Angleterre  n'a  pas  réuss ^^"J^ 

ent  éclaté.  Loid  Elgin  (  st  venu  r  ,,,,„,„•.,,,.  c'était  un  concours 

èffectifl  l'appui  de  forces  de  terre,  sans  «"erJ^  iera  rAngle_ 

France  sera  du  moms  r^^ljj^  £Ci  c'est  rAn- 

effet  que  s'fl  n'y  a  point  à  balancer  aujourduu.,  cette  guerre  a        po 


REVUE.   —   CHR0KIQ1  E.  215 

point  de  départ  des  actes  jugés  sévèrement,  même  en  Angleterre.  Mais  tous- 
Jes  intérêts  européens  ne  se  trouveront-ils  pas  bientôt  enveloppés  dans  une 
solidarité  totale!  Tous  les  étrangers  ne  seront-ils  pas  des  Anglais  pour  les 
Chinois?  Déjà  la  haine  furieuse  des  populations  s'est  manifestée,  .lit-on,  par 
le  massacre  des  Européens,  par  l'incendie  des  magasins  de  Hong-kong.  Jus- 
qu'à quel  point  alors  Français  et  Américains  pourraient-ils  rester  specta- 
teurs inactifs?  Ce  ne  serait  plus  une  guerre  particulière  d'une  origine  dou- 
teuse ce  serait  une  lutte  ouverte  entre  la  civilisation  et  lu  barbarie  chinoise, 
•  '  r  est  ce  qui  fait  de  cette  question  lointaine  une  question  de  politique  uni- 
rerselle,  dont  nul  ne  peut  prévoir  les  développemens  et  les  se 

La  Chine  esl  loin;  pour  le  nu. ment,  la  politique  européenne  se  résume  dans. 
d'autres  raits  moins  vagues  et  plus  faciles  à  saisir.  La  question  de  Neuchàtel, 
débattue  depuis  deux  mois  dans  une  conférence,  esl  toujours  pendante;  elle 
a  traversé  néanmoins,  selon  toute  apparence,  les  phases  les  plus  difficiles.  On 
ne  peut  dire  véritablement  qu'elle  naît. mi  ses  péripéties.  Il  j  a  n-uis  mois,  la 
guerre  semblait  imminente  entre  lu  Prusse  et  la  Suisse.  Bientôt  on  croyait 
presque  a  une  solution  immédiate  par  cela  seul  qu'une  conférence  était  réu- 
nit Peu  après,  li  s  négociations  se  prolongeant,  on  unissait  par  croire  &  l'im- 
possibilité d'une  transaction,  à  l'impuissance  définitive  de  la  diplomatie,  et 
pendanl  ce  temps  la  diplomatie  cherchait  laborieusement  une  issue  à  travers 
les  prétentions  les  plus  oppo  l  prétentions  étaient  très  opposées  en 
effet,  et  il  j  a  eu  même  un  instant  où  tous  les  moyens  de  rapprochement  di- 
reci  entre  la  Suisse  et  la  Prusse  se  sont  trouvés  réellement  épuisés;  il  y  avait 
trop  de  distance  entre  les  conditions  primitivement  proposées  par  le  cabinet 
de  B  trlin  el  les  con  iffertes  par  le  conseil  fédéra]  de  Berne.  C'est  alors 

justement  que  la  diplomatie  s'est  mis.'  a  I'omh te  et  que  les  autres  puissances 
ont  pris  l'initiative  d'un  arrangement  qu'elles  ont  dû  présenter  à  l'acceptation 
de  la  Prusse  etde  la  Suisse.  L'arrangement  devait  nécessairement  prendre  un 
milieu  entre  les  prétentions  contraires,  tendre  &  concilier  tous  les  intérêts, 
toutes  les  susceptibilités  même.  Il  parait  avoir  été  unanimement  adopté  par- 
les quatre  puissances  désintéressées  dans  l'une  des  dernières  séances  de  la 
conférence,  et  il  a  été  immédiatement  transmis  à  Berlin,  tandis  que  l'un  des 
plénipotentiaire  suisses,  le  docteur  Kern,  se  chargeait  d'aller  à  Berne  le  sou- 
mettre lui-même  au  conseil  rédéral.  Quelles  sont  les  conditions  de  cette  tran- 
saction.' Le  roi  de  Prusse,  on  le  sali,  tenait  essentiellement  à  conserver  le  titre 
de  prince  de  Neuchàtel  et  de  valengin;  la  Suisse  refusait  au  contraire  de  re- 
connaitre  ce  titre,  signe  d'une  souveraineté  désormais  abolie.  Le  roi  Frédéric- 
Guillaume  pourra  porter  encore  ce  titre  de  prince  de  Neuchàtel,  auquel  il 
tient;  seulement  ce  droit  ne  résulte  pas  du  traité  même,  où  il  n'en  est  nulle- 
ment question  :  il  est  inscrit  dans  un  des  protocoles  de  la  conférence  et  placé 
sous  la  sanction  des  quatre  puissances.  Autre  difficulté  :  la  Prusse  réclamait 
deux  millions  comme  indemnité;  la  Suisse  refusait  non-seulement  la  somme 
en  elle-même,  mais  encore  elle  n'admettait  pas  cette  qualification  d'indem- 
nité. La  conférence  dit  que  la  confédération  helvétique  paiera  un  million 
à  la  Prusse,  et  elle  supprime  le  mot  d'indemnité.  Quelques  autres  sacrifices 
sont  imposés  aux  deux  parties  sur  les  divers  points  en  litige.  Le  roi  de  Prusse 
avait  demandé  que  la  révision  de  la  constitution  de  Neuchàtel  fût  ajournée 
à  six  mois,  et  que  le  droit  de  vote  fût  exclusivement  réservé  aux  habitons. 


i:i  mi     DES  DEC*    HONDI  -. 

natifs  du  canton.  Cette  condition  a  disparu  entièrement.  De  son  côté,  la 

à  couvrir  d'une  amnistie  c plète  tous  les  faits  se  rattachant 

à  l'insurrection  royaliste  de  l'an  dernier,  el  elle  se  charge  de  tous  les  frais 

iéa  par  ces  événemens.  Les  revenus  des  propriétés  de  l'église  an- 

s  au  domaine  de  l'étal  en  1848,  les  biens  dépendant  des  hospices,  des 

fondations  pieuses,  ne  pourront  être  détournés  du  but  de  la  fondation  ou  de 

destination  primitive.  I  ces  conditions,  l'article  du  traité  de  Vienne  qui 

,  Te  la  souveraineté  du  roi  de  Pru 1  abrogé,  et  Neuchatel  devient 

exclusivement  canton  libre,  souverain  et  indépendant,  comme  tons  les  autres 
cantons  dans  la  confédération  helvétique. 
Maintenant  quel  sera  le  sort  de  ce  projet  î  D  ne  peut  être  douteux,  bien  que 
snipotentiaires  de  la  Prusse  et  de  la  Suisse  ne  se  soient  pas  crus  auto- 
risés à  accepter  les  propositions  des  quatre  puissances  médiatrices  sans  en 
référer  à  leurs  gouvernemens  respectifs.  La  Prusse  n'aévidemment  nul  mt 

*  prolonger  des  difficultés  qui  ne  seraient  plus  q l'inutiles  subterfuges  pour 

défendre  desdi  mveraineté  désormais  chimériques.  La  Suisse  a  moins 

d'ini  a  laisser  les  négociations  se  rompre  et  la 

.,„,,,.  tout  à  coup  la  gravité  périlleuse  qu'elle  avait  cel  I 
I      :  anitive,  le  résultat  est  là  :  Neuchatel  reste  canton  suisse,  exclusivement 
fait  et  endroit,  et  c'est  bien  le  moins  d'acheter  par  quelqui 

d'allleur ondalres,  une  transaction  qui  a  le  suprême  méril 

,ar.  mcUon  du  droit.  C(  'a  déjà  peu  quU 

parait   lecantonde  Neuchatel  lui  qui  l'arrangemenl  prop 

communiqué;  c'est  sans  nul  doute  l'opinion  du  conseil  exécutirde  Berne, 
dût-il  avoir  à  soutenir  quelques  luttes  avec  l'assemblée  rédéral 
que  pensera  aussi  I  ,  si  son  adhésion  n'est  même  déjà  connue   D  >  a 

d'ailleurs  une  raison  plus  forte  qui  doit  assurer  le  succès  de  cette  irai 
,;,„,  ..,  préparée  avec  autanl  de  dextérité  que  de  mén  pour 

tous  les  Intérêts:  c'est  q :elul  des  deux  états  qui  refusera 

mettrait  nécessairement  dans  une  position  difficile  vis-à-vis  des  nu  a,-.' 

es  médiatrices;  Q  ferait  bien  plus  en -e,  il  se  mettrait  en  Qagrai 

directe  opposition  avec  l'opinion  publiq le  11  qui  asulvi  les 

péties  de  cette  négociation  sans  les  connaître  toujours  exactement,  sa 
rendre  compte  même  parfaitement  de  ce  que  c'était  que  la  question  de  Neu- 
chatel mais  en  condamnant  d'avance  celui  qui  pousserait  la  résistance  au 
point  de  faire  sortir  un  trouble  général  d'une  difficulté  de  cette  nature.  L  In- 
tervention de  l'opinion  publique  dans  ces  affaires  délicates  a  parfois  ses  dan- 
possible;  elle  peut  déranger  les  combinaisons  de  la  diplomate 
en  tenant  en  éveil  les  susceptibilités  :  l'opinion  néanmoins  peut  souvent  aussi 
,-.,„.  un  appui  ntfle.  Elle  a  été  ici  l'auxiliaire  la  plus  efficace  de  la  diplomatie^ 
par  cela  même  qu'elle  a  toujours  réclamé  une  transaction  pour  q  ques- 

tion de  Neuchatel  disparût  enfin  de  lu  politique,  et  emportât  avec  elle  ces 
chancesde  conflit  pour  une  souveraineté  si  étrangement  disputée. 

Et  quand  cette  affaire  .1"  Neuchatel  aura  disparu  de  la  scène,  I  Europe 
n'aura  pas  tout  fini  :  elle  aura  le  lendemain  à  régler  une  autre  quesli,  n  de 

lVeraineté,  ou  du  moins  la  question  d'une  organisation  nouvelle  i 

principautés  danubiennes.  Il  j  a  plus  d'un  an  déjà,  les  plénipotentuur 
rEurope,  réunis  pour  signer  la  paix,  inscrivaient  dans  le  traité  de  Paris  te 


ni;\i  i;.  —  CHB0NIQ1  B.  21  5 

principe  de  la  reconstitution  des  provinces  du  Danube,  en  reconnaissant 
aux  populations  roumaine  te  dn.it  de  faire  entendre  leursvœux.  Cette  pro- 
mess,- commence  à  Be  réaliser  aujourd'hui  après  une  année,  et  elle  se  ré* 
lise  au  milieu  de  tontes  1rs  agitations  d'une  crise  électorale.  C'est  le  mommt 
en  effet  ou  vont  être  ■lus  les  divans  appelés  à  être  -.oins 

et  des  intérêts  de  ces  populations.  Le  combat  est  déjà  commencé,  et  il 
«livra,  on  peul  te  dire,  autour  d'une  seule  Idée,  celle  de  la  réunion  des 
deux  i"  Sl  l'on  consuhe  le  sentiment  intime  des  populations  rou- 

maines, oel  Instinct  de  nationalité  qui  ne  trempe  pas,  il  rfest  point  douteux 
que  la  masse  du  pays  est  favorable  à  la  fusion  des  deui  provinces.  On  comité 
'  tonné  à  Jassj  :  il  a  publié  an  programme,  et  1rs  points  les  plus 
satilans  de  ce  programme  sont  l'union  des  principautés,  la  création  d'un  pou- 
voir héréditaire,  l'établissement  d'âne  sente  assemblée  générale  b 
représentant!  tes  intéréte  de  toute  la  nation  Partout  la  même  pensée 
manifestée  sous  des  formes  dur,-,  s.  „  n  est  an  manu  bien  clair  que  l'opi- 
nion favorable  à  l'union  des  deux  principautés  est  très  puissante;  elle  a 
même  gagn  ■  du  terrain  dans  ces  derniers  temps.  I  Ir  c'esi  justement  ce  pro- 
Bpès  1ai  a  in'i,r  toutes  1rs  passions  hostiles,  Intén  impêcher  l'ex- 

Pfession  d'un  vo»u  dans  ce  sens.  Le  gouvernement  lui -marne  en  Moldavie 
oeuvre  pour  diriger  les  élections  selon  ses  vi  ;  rnier  cai- 
œacan  de  la  Moldavie,  M  Balche,  qui  est  mort  il  j  a  quelque  temps,  était 
déjà  entré  dans  t-nn-  voie;  son  successeur,  M.  Vogoridès,  marche  plus  har- 
diment encore  à  son  but  Toute  manifestation  favorable  à  l'union  a  et 
tordit»;  i  ont  reçu  l'ordre  de  disperser  par  la  force  les  comités  qui 

-  pour  1rs  élections,  Les  arrestations 
des  violences  ont  été  exercées  contre  tes  |  les  plus  p 

feblfe.mais  même  les  journaux  qui oJ  laits 

léfenseurs  des  id>'-rs  d'union  nVml  pu  continuer  a  paraître  i  oet- 

tant  aux  prescriptions  de  cette  censure.  Le  gouvernement  moldave  a  trouvé 
du  reste  le  moyen  de  perfectionœ  ,„.  a,,  hbertél  Lu  même 

temps  qu'il  réduit  ses  adversaires  au  silence,  il  répand  de  son  côté  des  pu- 
blications, accusant  ceux  qui  ne  peuvent  lui  répondre  dene  prêcher  l'union 
que  pour  introduire  tesocialia n  Moldavie  et  remplacer  la  rrii -ion  grec- 
que par  lr  catholicisme,  be  socialisme  a  été  employé  a  bien  des  usages;  il 

lui  .'tait  réservé  en •,.,  a  ,-.■  qu'il  parait,  de  sr  trouver  mêlé  à  l'idée  d'une 

nstitution  nationale  des  principautés.  Que  1rs  violences  exercées  par 
M   Vogoridès  aient  pu  avoir  tout  d'abord  un  certain  s  ,,  de 

surprenant  :  il  agissait  seul  dans  l'omnipotence  de  ses  caprices;  mais  aujour- 
d'hui 1rs  membres  <{■■  l.t  commission  européenne  des  principautés  sont  an*, 
sur  lr  Danube.  L'envoyé  français,  M.  de  Talleyrand,  a  été  reçu  avec  de 
vives  acclamations  à  Bûchai  i  si  s,,,,,  les  yeux  des  représentans  de 
l'Europe  désormais  m'"'  1rs  élections  vont  s,-  (aire,  et,  s'ils  n  •  peuvent  en- 
core tout  empêcher,  ils  assureront  un  pea  mieux  du  moins  une  liberté  qui 
jnsi|tfici  a  été  dans  les  firmans  turcs  bien  plus  que  dan-  la  réalité. 

Bstril  dans  1rs  affaires  intérieures  de  la  France  des  incidens  de  nature  à 
rappeler  1rs  regards  et  à  distraire  l'attention  de  ces  questions  diplomatiques 
ou  du  spectacle  des  autres  pays?  Non,  le  corps  législatif  poursuit  ses  tra- 
vaux silencieux,  touchant  déjà  au  terme  d'une  session  qui  est  la  dernière  de 


•546  BBVOT    DES   DEUX    MONDES. 

lalégtatature  actaeile,et  qui  aura  été  sans  doute  plus  pratiquement  utile 

^S^Mh^-^  graud-duc  Constantin  qui  «£***£; 

LntàTbulonetqulavlritenosétabUsseme,^ 

„.-,.  ^1,6  aujourd'hui  à  Paris;  I-  frère  de  l'empereur  de  Barie"  "■"  <• 

eTrêSqullt, ueuli  déjà  depuis  quelques  années  la  ^«*»£ 

le  roi  de  Sardaigne,  le  prince  de  Prusse.  Bn  même  temps  de  nouveaux    h. 

,.,,,„  ,,,.  ,:humnimt,  „,.,.  c'était  la  vole  qui  pénètre  jusqu  au  -  osur  di  ta  Bre- 
tagne, jusqu'à  Rennes.  Par  une  sorte  de  compensation,  s'il     a  pend.  Wta 
,..,.,.,.,,.  pontique,  ,1  s'élève  depuis  quelque  temps  toute  m  te  de  polo- 
XesTej L!n,.despo^oes»r.«él^P^^ 

qulls  «nient  trop  prouver  quelquefois,  il  >  a  aussi  a     ai 
icensions  miraculeuses  de  saint  Cupertta;  mata  parHtessus  tout  11  y  a 
grande  polémique  engagée  par  un  journal  anglais,  blta*  .^ 

,,,„.  .,„',,  sujet,  la  décadence  de  la  France.  Le  i»»e   a  et  '»  ;  '    '      r 

LpréeBedenos  révolutions,  il  a  tauiltata -  m.  ta    •      att*B£ 

^successions  11  a  mesuré  la  taUle  .ta  nos  conscrit»,  et  11  rert  ™™™™ 

^etouïïe^  dans  notre  pays,  que  ta  taUlemê les  hommes  dtataue 

S  iourni  anglais  aura  probable ut  oubUé    B  y  ;  *^*££ 

^pondre  a  m,  Bvre  écrit  par  un  Wii«,n.  f^  1  _ dée  *ence 

de  l'Amdeterre,  et  aujourd'hui,  les  élections  le  laissant  libre  d  ailleurs,  u 
!  ir  '  M  U" repon*  sous  la  forme  d'un  chapitre  sur  la  déeadence  Jeta 

^nce^sluTtout  n'est  point  fait, r«l.«-«JJ 

momens  .ta  notre  histoire,  et  il  n'y  a  aucune  raison  pour  nous  .ta  n  .  tee  pas 
LU  le  y/,^  ne  voit  pas  cependant  qu'il  a  en  face  un  pays  qui n 
^^es  yeuxlto  clalrvoyîms.  U  France  a  une  merveiBeuse  ressou, 
JiuedondeUverser  le  tau,  non  sans  se  brûler,  mais  sans  y  rester;  .  est 
^3éJévoludon  et  de  changement  qu'eBe  possède  Fl-MPf"*»; 
,U  ,. ,  '  tout  e.ta  abuse  souvent,  et  qui  fait  que,  si  elle  tombe  facilement 
£îSïï  ,,..•  S'en  relève  aussi  aisément.  .1  y  a  une  £«»»•-*£- 
«ntre  l'Angleterre  et  la  France  :  la  première  sait  tirer  p     .  ta  ■  me 

de  ses  faut,,  ,-lta  sait  se  tromper,  si  eBe  y  a  quelque  .n  -r.     tel  ta  ■ 

„.,„„,,.  m léslntéressement,  et  tant  qu'on  ne  lui  aura  pas  oté  son  esprit, 

55  ivM..i,-ati„n  .ta  s.  supériorité  et  de  ses  mobBltés,  on  n  en  aura  pas 

•JSTiw  dans  le  mouvement  des  choses  publiques,  en  dehors*  tou- 
tes faits  officiels,  diplomatiques,  économiques,  ■«-«*«*  ,r  ;.,,,. 
ionrs  des  Questions  qui  touchent  aux  côtés  les  plus  Intimes  d«  1 1  usten. 
ïTp ounlcT;  qui  replacent  en  quelque  sorte  la  politique  sous  ta  lumière 
d^r  philosophie  et  d.'  .'histoire.  De  toutes  ces  questions,  <£»«-"£ 
temps  à  autre,  qui  passent  dans  les  polémiques,  toujours  agitées  et  amas 
Ses  1  une  des  plus  sérieuses  et  des  plus  délicates  peut-être  est  celle  que 
pose  un "écrivain  consciencieux,  M.  Dupont-VVhite,  dans  un  »£»»£; 
Hdu  et  l'état.  L'auteur  remue  de  nouveau  ce  problème  sans  .  éxla.rer  d in 
J5  hi.-n  inattendu  il  est  vrai,  sans  le  dégager  peut-être  assez  de*  ob^u£ 
lés  d'une  étude  abstraite,  mais  avec  talent  et  avec  la  sm cénte  d  ^ £ 
^ui  cherche  la  vérité.  Sans  doute  les  rapports  de  1  individu  et  de  1  état 


REVUE.  —  CHBONIQDE.  217 

sont  par  eux-mêmes  qu'un  fait  secondaire  qui  se  rattache  à  des  phénomènes 
supérieurs,  qui  dépendent  entièrement  de  lois  plus  générales;  mais  ces  rap- 
ports, tels  qu'ils  sont,  tels  qu'on  les  voit  chaque  jour,  ont  le  singulier  avan- 
tage de  donner  la  mesure  des  idées  qui  régnent,  de  montrer  les  tendances 
d'une  société.   U.   Dupont- White,  il  nous  semble,  incline  singulièrement 
vers  l'état,  en  étendant  les  droits  el  les  limites  de  son  intervention  légitime 
Ce  n'est  pus  qu'il  nie  le  droit  de  l'individu,  mais  il  lui  donne  le  rôle  subor- 
donné; il  le  restreint  au  domaine  privé,  le  plus  souvent  il  voit  en  lui  plutôt 
un  obstacle  au  progrès  qu'un  Instrument  nécessaire  de  toutes  les  grandes 
choses,  u.  Dupont-White  s.-  donne  peut-être  asses  beau  jeu,  lorsque,  tra- 
çant le  programme  de  ce  qu'il  faudrait  faire  pour  donner  satisfaction  à 
l'individu  de  notre  temps,  il  Indique  la  suppression  du  budget  de  l'instruc- 
tion publique,  du  budgel  des  cultes,  du  budget  des  travaux  publics,  la  sup- 
pression de  la  banque,  des  offices  ministériels,  du  régime  protecteur, 
hôpitaux,  de.  la  loi  but  le  travail  cl.s  en/ans,  de  la  loi  sur  les  heure-  de  tra 
vail,  etc.  Il  n'en  faudrait  pas  tant  L'individu  tel  qœ  nous  le  connaissons 
n'est  pas  si  difficile,  et  ceux  qui  réclament  pour  lui  n'eut  pas  de  si  grandes 
prétentions,  ils  demandent  simplement  que  l'état  reste  ce  qu'il  doit  être,  le 
protecteur  et  le  médiateur  de  tous  les  intérêts,  l'instrument  toujours  puis- 
sant de  la  défense  nationale,  le  négociateur  de  toutes  les  transactions  diplo- 
matiques, le  garant  de  la  paix  publique,  en  laissant  à  l'individualité  humaine 
le  droit  d'intervenir  dans  tentes  les  affaires.  Il  n'y  a  qu'a  regarder  notre 
temps  et  a  voir  ses  tendances.  Quelle  est  sa  directionî  Ce  ne  sont  peint  à 
coup  sûr  les  droits  de  l'état  qui  sent  en  péril.  L'état  vit,  et  quand  un  le  me- 
nace, quand  on  l'ébranlé,  il  se  relève  tout  à  coup  avec  une  force  nouvelle 

et  plus  grande.   C'est  bien   plutôt   l'individualité   humaine   qui  s'allaiblit  el 
disparaît  dans  la  confusion,  et  c'est  le  sentiment  individuel  qu'il  faudrait  ré- 
veiller en  lui  montrant  ce  qu'il  peut,  ce  qu'il  doit,  et  ce  qui  lui  est  perntie 
quand  l'homme,  en  exerçant  s  »  droits,  obéit  a  une  |0j  morale  supérii 
qui  le  stimule  et  le  contient  à  la  fois. 

Cependant  la  littérature  qui  vit  par  l'imagination,  par  toutes  les  facultés 
créatrices  et  poétiques,  cette  littérature  se  remue,  cherche  à  attester  sa. 
présence  par  une  activité  apparente  et  produit  peu  réellement  Elle  souffre 
d'un  mal  invétéré  et  profond  :  elle  semble  s'être  séparée  du  sentiment  de  la 
vérité  morale,  de  l'observation  Adèle  et  sincère  de  la  vie  humaine.  Que  lui 
reste-t-ilî  Elle  en  est  à  l'imitation,  ou  elle  se  réfugie  dans  quelque  combi- 
naison dont  l'unique  originalité  consiste  à  mêler  ensemble  beaucoup  de  ma- 
térialisme et  de  vides  abstractions  qui  prennent  le  nom  d'idéal.  La  littéra- 
ture romanesque  surtout  s'agite  plus  qu'elle   ne  vit,  elle  se  démène  plus 
qu'elle  ne  marche;  elle  reprend,  en  les  exagérant,  de  vieux  sophismes  et  de 
vieilles  peintures  qui  ressemblent  à  des  fragmens  inédits  d'autrefois,  et  c'est 
ainsi  que  dans  un  moment  où  l'on  ne  voit  naître  ni  .-tndrë,  ni  Colomba,  la 
grande  nouveauté  est  Madame  Bovary,  œuvre  de  M.  Gustave  Flaubert,  écri- 
vain de  Rouen,  puisqu'il  est  avéré  que  non-  avons  aujourd'hui  une  école  de 
Rouen,  comme  nous  avons  eu  une  école  de  Marseille.  .M.  Gustave  Flaubert  est 
le  romancier  de  cette  école  de  Rouen  dont  le  poète  est  M.  Bouilhet,  auteur 
de  Me/œnis  et  de  Madame  de  Montarcy.  M.  Bouilhet  imite  M.  de  Musset 
dans  son  poème,  l'auteur  de  liuy  Mas  dans  son  drame;  M.  Flaubert  imite 


.)|S  lîEM  I    DBS    l'i  I  X    HOHDBS. 

„    „e  Bâta»  dans  «nroma»,  comme  H  Imite  M.  Théophile  <^««  «"J 

,'„.,,„,,  auuv.  frag asquIontétéréceinmentpuUi^L'm.tem.deJK*- 

,     /;„„„v,r,— evoit,àuneuttératore —'--';'' 

e ouln'arien  £ .nouveau,  hélas!-  quln'estmême  pas  jeune,  ca,  la  ,    ■ 

....  .,,  œ  .'inspirant  que  d'elle-même,  . Ina  d'expérience  motos  d  .ai .  .- 

S^ntaue.  eTplusdefralcheurd-inspiratlon.il   Gustave  Flaubert  Imite 

, *,,   , ,",.,, ' .s;illmltodu la.1 BP*  «■** 

"tauZS    -  prétention,  d'analyse  et  de  dissection,  se.  néologlan* 

foTsun  cachet  si  vigoureu,  dans  les  ébauches  puissant grossière .de 

•„,     ,-.  h,  /■■„  — r.Qu'esVce.  i >.  que  cette  hé, de  la  Normandie, 

lZaZeB°£vf  Cest  encore  fe b prise  de  provi ,  qu 

,.,,..,,  JLs,.  .u.  .il,-;  .raii klucatl à  la  fer le  père  qui 

5SÏ  ÎS  verre  de  curaçao. «opré^^FJ^ 

EmomSar  de  santé  veuf,  se  d r  .on  chemin  deux  ou  ^toamaon, 

Ee  banqueroute  de  huit  mille  fr »  pour  satisfaire  détaxe, 

ÏSf  pTïadministrer  , forte  d 'arwnic  qu'elle  dérobe  *e»i son 

^"apothicaire  Homais,  notable  de  ïonville-1'A  ,  an .,„..„,,,..;■. 

ZfcffLes  perplexités  d'un  pauvre  médecin  vnlgaire  et  obtus,  taeu£ 
jerapothicairevoltairien,  un  étudiant  en  notariat,  un  jeune  fermier 

«ai  bon abonnesfort 0«peti  lavtedeprov . 

U.', le 'auteur. placé  la  figure  resplendis. «on  hér * 

£„  une  personne  d'un  tempéraments  idéal,  tfestvr. .1..  ma.  heur 

de"   .enoontter  qu'un  étudiante terlatpre l'acheter  une  étude  et 

de  «s  ranger,  ou  un  jeu t  robuste  fermier  gâté  par  ses  succès  auprè. 

Danaé  du  théâtre  de  B d.  Pour femme  q 

H,,;  ,,  ferme  a,  „„  ,.-■,,•  a.  oûterto,  pteositésdelavlelaplus 

££.TE*  cruel,  onn'en  peut  dl  eren  route  f. te 

STilUe  franc   L'aventure  est  peu  poôUque;  eue  prouve  de  plus  ce  quU 
vad^danger  pour  une  femme  de  province  à  faire  des  dette,  e^  poursuivre 

lll,,„,,,1,a,'l..„„,,.„in.i..al1.ar.a, uodité  de  VOr^deUe  voiture qui 

Stteser^cedeYonviUe-1'AbbayeàRouen.Onftiiitpari  tce 

,   (,.ruim.  détails  „n  peu  libres,  a  fini  par  lui  donner  bien  l,u,;  „-.„„•,  t 

^Légale  pour  le  renvoyer  devant  «m  vrai  juge,  q tfh - 

S  p^  U  faut  bien  le  remarquer,  que  3fod Bacary  soit  un  ou; 

,7/5  point  de  talent;  seule utdan.  cetalent  U  y  ajusquic.  ph« 

oTjuJonetde  recherche  que  d'origiuali  '•■  a  .«a  .m..  dob- 

^aïonvigoureu t  acre;  mais  U  saisit  les  objet* ipour  atam  dire  par 

t ,    1t^.sprm-tn-rj..s.,u'a..xp.-..rund.-ursd,lau, rate   11  croit  t 

îne«mtqu'étran.  >'•»   »""  lll/J' 

:,,,.  d^us  qui  ne  sauraU  surprend,  a». dent  évidemment 

ia,,„  „,„.'  ,„,,.,,  sociale,  bien  que  cette  pen ne  soil  point  facile  k  démêler, 

..,  r',,,,,.,,!,  sous  forme  de  compliment,  dit  à  l'avocat  qu,  la  défendu,  à 

M  Senart,  que  par  sa  magnifique  plaidoirie  il  a  donné  k  l'œuvre  w*  avorté 

ie  |aparole  de  m    S  aartaitdon  autorité  imprévue  à 

Z  «ocar»,  il  est  inutile  de  le  rechercher;  il  resterait  a  .avoir  si 


REVIE.  —  (  HBONIQCE.  219 

Madame  Bovary  peut  rendre  le  même  service  à  la  parole  de  M.  Senart. 
Q  lel  e  d  ail!  m  aujourd'hui  le  roman,  lu  nouvelle,  le  conte  où  n'appa- 
raisse point  l'idée  sociale  et  régénératrice  7  Cesl  le  propre  de  cette  littérature 
à  laquelle  se  rattache,  il  nous  semble,  \l-  Gustave  Flaubert.  Cette  littérature 
prend  aisément  le  tun  apocalyptique,  elle  fait  de  ses  personnages  des  pré- 
dications vivantes  de  démocratie  humanitaire.  Dans  une  collection  de  | ■■  i it^ 
récits  qui  s'appelle  la  Six  ./>>  ntures,  II.  Maxime  Ducamp  va  jusqu'en  Nubie 
pour  révéler  lu  grande  idée,  et  c'est  à  propos'de  l'histoire  d'une  Nubienne 
rendue  ù  un  pacha  qu'il  s'arrête  tout  a  coup  pour  parler  de  l'étut  stupide 

d'infériorité  où  les  femmes  sont  tenues  encore  en  Fran< pur  une  lé 

luiiun  brutalement  incomplète,  qui,  grâce  ù  la  puissante  impulsion  donnée 
parles  apôtres  d'une  d  sur  des  principes  éternels,  ne  tardera 

pus  ù  disparaître.  »  L'idée,  le  monde  nouveau,  l'émancipation  universelle! 
le  sujet  de  la  i  \i    Laurent  Pichat.  Le  vieux  m 

est  assez  maltraité  dans  ce  conte;  il  est  représenté  par  divers  pers i 

qui  parcourent  toute  l'échelle  du  ridicule,  depuis  le  pair  de  France,  qui 
sun>  doute  aujourd'hui  sénateur,  jusqu'au  savant  officiel,  qui  est  toujours  de 
r  \  :adémie.  Le  monde  nouveau  !  il  u  pour  représentant  un  jeun.'  écolier  im- 
berbe  de  di\-huit  uns,  Daniel  d'Espouilly,  qui  parle  fi  icra- 

tie  à  -"u  père  et  à  sa  mère,  et  qui,  cela  dit,  part  pour  l'Amérique,  où  U  trouve 
lu  bien-aimée  de  -  .uis  lu  fille  d'un  instituteur  français  que  ses  dis- 

grâces ont  poussé  en  Californie.  Le  monde  nouveau  esl  aussi  quelque  peu 
représenté  par  un  certain  Louis  Beaudoin,  un  antre  exilé  volontaire  en  Amé- 
rique, qui  s'est  lié  d'amitié  avec  rhéroîque  Daniel,  et  <pii,  revenant  en 
France,  est  chargé  par  smi  ami  de  préparer  su  famille  ù  son  mariage.  Or 
savez-rous  ce  que  fait  cet  étrange  chargé  de  pouvoirs?  Il  noue  tout  simple- 
ment une  intrigue  d'amour  avec  lu  propre  mère  de  son  ami,  M"'  Suzanne 
d'Espouilly,  qui  a  eu,  il  est  vrai,  bien  d'autres  aventures,  muis  qui  rachète 
son  passé  pur  une  pass  ette  fuis  de  tout  préjugé.  Il  f.mi  voir 

ment  Louis  Beaudoin  prend  possession  en  souverain  de  cet  ultérieur  de 

inné  d'Espouilly,  et  fait  maison  nette  d  -  savans  d'autrefois,  de 

ces  oisifs  de  salon  1  II  faut  voir  aussi  comment  Daniel,  revenant  d'Amé- 
rique plus  vite  que  ne  l'auraient  voulu  les  deux  amans,  uiin  de  faire  autori- 

son  mariage,  humilie  cette  vieille  société  en  l'invitant  ù  lu  cérémonie  de 
ses  noces!  Ce  sont  de  jolis  personnages,  qui  n'ont  qu'un  malheur,  celui  de 
ne  pus  vivre,  et  d'être,  peur  tout  dire,  des  caricatures  précieuses.  Hélas!  le 

.  monde,  comme  on  l'appelle,  a  ses  faiblesses,  ses  ridicules,  ses  vices,  si 
Ton  veut;  le  inonde  qui  nous  est  promis,  s'il  est  tel  qu'on  le  peint,  est-il  donc 
si  merveilleux?  A-t-il  le  droit  de  reprocher  à  l'autre  ses  laideurs  morales? 
Le  monde  qu'on  nous  décrit  a  tous  les  vices  et  même  les  ridicules  du  vieux 
ne  iule,  et  il  a  les  siens  propres.  Une  chose  doit  frapper  dans  beaucoup  de 
c  îs  peintures,  qui  ont  lu  prétention  de  révéler  l'idéal  des  sociétés  nouvelles. 
Autrefois  les  héros  et  les  héroïnes  de  romans  qui  se  livraient  à  leurs  pas- 
sions, ù  leurs  sens,  ne  prenaient  pas  tant  de  peine  pour  déguiser  une  liaison; 
ils  étalent  licencieux  souvent,  ils  n'étaient  pas  trop  guindés.  Depuis  que  le 
monde  nouveau  est  annoncé,  tout  change.  M°"  Bovary  a  des  soifs  de  félicité 
et  d'ivresse;  Mme  Suzanne  d'Espouilly  s'initie  aux  idées  de  l'avenir  en  allant 
avec  son  amant  sous  les  ombrages  de  Versailles;  elle  épure  sa  vie  par  cet 


'220  ni.w  i    D]  -    DEUX    MONDES. 

.amour  suprême  qui  lui  fait  entrevoir  les  destinées  futures  de  l'humanité.  Il 
m'_\  a  point  certainement  Ici  moins  de  matérialisme;  c'est  un  matérialisme 
plus  acre,  plus  ardent,  plein  d'ambition  et  de  prétentions  à  l'Idéal,  et  le  pins 
grand  malheur  est  de  voir  souvent  un  (■••nain  art,  des  dons  faciles  prodigués 
dans  ers  peintures  puériles  ou  bizarres;  c'esl  de  voir  des  esprits  croire  qu'ils 
\ont  trouver  la  nouveauté  dans  les  débris  de  toutes  les  vieilles  inspirations, 
pi'en  suivant  une  direction  meilleure,  par  on  travail  plus  sévère,  avec 
on  -'  -il  liim  -n  t  plus  élevé  el  plus  juste  il"  la  vérité  el  de  la  vie,  ils  pourraient 
à  leur  tour  contribuer  à  charmer,  à  éclairer  et  à  épurer  l'intelligence  des 
hommes  lassés  de  sophismes. 

L'intelligence,  de  quelque  nom  particulier  qu'on  la  nomme,  qu'elle  s'ap- 
pelle le  -''>ih  >'n  littérature  ou  l'opinion  en  politique,  joue  un  rôle  singuliè- 
rement actif  dans  notre  siècle.  L'opinion  publique  en  effet,  ce  n'es)  point 
autre  chose  que  l'intelligence  s'appllquant  à  suivre  les  intérêts  contempo- 
rains et  intervenant  partout,  comme  on  l'a  vu  déjà  dans  la  question  de  Neu- 
cbatel.  C'est  l'opinion  allemande,  ou,  si  l'on  veut,  c'est  la  passion  allemande 
qui  a  déterminé  la  politique  -u i\  >•■  dans  ces  derniers  t.-m|>s  par  l'Autriche 
■  ■t  la  Prusse  ris-à-vis  du  Danemark;  c'est  aussi  l'opinion  européenne  qui  a 
peut-être  fini  par  retenir  un  pen  cette  politique,  au  moment  où  elle  '•'■in- 
itiait tout  près  de  s'engager  dans  une  vole  scabreuse.  Les  affaires  de  Dane- 
mark touchent  aujourd'hui  à  un  point  où  une  solution  doit  nécessairement 
r  de  la  situation  même  qui  vient  de  »•  produire,  Deux  faits  caractéri- 
sent cette  situation,  ainsi  que  nous  le  disions  l'autre  jour:  les  cabinets  de 
Vienne  et  de  Berlin,  répondant  aux  dernli  du  Danemark,  ont  re- 

nouvelé récemment  leurs  représentations  diplomatiques,  en  modifiant  un 
pen  toutefois  l'objet  de  ces  représentations,  --t  en  même  temps  ■ 
ministérielle  éclatait  à  Copenhague.  <>n  sait  où  en  était  resté  ce  démêlé  entre 
les  detu  puissances  allemandes  et  le  gouvernement  danois.  Si  la  Prusse  '-t 
l'Autriche  avaient  maintenu  l'intégrité  de  leurs  réclamations  primitives,  en 
menaçant,  an  cas  d'un  refus  <ln  Danemark,  de  faire  Intervenir  la  diète  de 
Francfort,  rien  ne  pouvait  empêcher  la  question  de  prendre  un  degré  nou- 
veau d'importance,  de  devenir  en  un  mot  européenne.  Pour  qu'il  en  fût  ainsi, 
la  France  et  l'Angleterre  n'avaient  nullement  à  se  livrer  à  des  manifesta- 
tions diplomatiques  --t  à  |  n  1 1  >  I  i .  -  r  leur  opinion;  elles  n'avaient,  si  elles  ont 
'•té  interrogées,  qu'à  constater  on  fait  qui  découlait  de  la  nature  même 
choses,  puisque  l'indépendance  '-t  l'intégrité  de  la  monarchie  danoise  ont 
l'objet  <i"un>>  garantie  européenne.  Les  cabinets  de  Vienne  et  de  Berlin 
l'ont  bien  senti,  et  la  diplomatie  allemande  a  Imaginé  une  combinaison  in- 
génieuse qui  consiste  à  réclamer  pour  les  duchés  un  droit  de  consultation, 
non  plus  sur  l'organisation  générale  de  la  monarchie,  mais  seulement  sur 
leur  propre  constitution  provinciale.  Ainsi  on  évitait  de  laisser  laquestion 
prendre  un  caractère  européen.  Telle  est  la  proposition  que  les  cabinet 
Berlin  et  de  Vienne  ont  fait  parvenir  an  gouvernement  du  Danemark,  en  lui 
laissant  un  délai  de  quelques  jours  pour  apprécier  la  valeur  de  cette  transac- 
tion. C'est  dans  l'intervalle  que  la  crise  ministérielle  a  éclaté  à  Copenhague. 

Quel  rapport  y  avait-il  entre  ces  deui  laits?  ||  y  a  eu  coïncidence,  simul- 
tanéité, plutôt  que  corrélation  directe  et  intime.  La  vraie  cause  de  la 
ministérielle  a  été  la  position  particulière  que  If.  de  Scheele,  ministre  des 


REVUE.  —  CHBONIQUE.  221 

relations  extérieures  et  des  affaires  du  Holstein,  s'était  faite  dans  le  cabinet 
danois.  H.  de  Scheele  est  un  homme  capable,  mais  qui  s'est  créé  des  inimi- 
tiés nombreuses  et  dans  le  Holstein  et  dans  le  reste  du  Danemark  par  une 
politique  acerbe,  par  une  ambition  de  prépondérance  personnelle.  Sa  force 
ven  ut  des  appuis  qu'il  avait  su  se  ménager  dans  l'entourage  le  plus  intime 
du  roi.  Des  division-  existaient  depuis  longtemps  déjà  entre  II.  de  Scheele  et 
ses  collègues;  elles  produisaient  même,  il  y  a  quelques  mois,  une  première 
cri-.-  cpii  se  terminait  par  une  espèce  de  compromis.  La  paix  cependant  •'■tait 
i''  ii  sincère;  malgré  tout,  les  dissidences  ont  persisté  :  elles  s.'  sont  réveillées 
plus  particulièrement,  dit-on,  à  l'occasion  d'une  circulaire  récente  sur  lf. 
scandinav:  isme,  que  If.  do  Scheele  avait  cru  devoir  expédier  sans  consulter  -'-s 
collègues,  el  qui  n'a  point  lais-''  d'irriter  le  gouvernement  suédois.  Le  fait  a 
d'autant  pins  surpris,  que  l'an  dernier  encore  le  ministre  des  affaires  étran- 
3  de  Copenhague  ne  négligeait  rien  pour  se  maintenir  dans  les  bonnes 
grâces  ili-  la  Famille  royale  de  Suède.  Dans  cette  circon  tance  même,  i 
vu  un  témoignage  de  plus  de  cette  politique  entièrement  personnelle  que 
prétendait  suivre  M.  de  Scheele,  tantôt  cherchant  à  plaire  à  la  Suède,  tantôt 
se  rapprochant  de  M.  de  Ifanteuffel  au  sujet  des  affaires  du  Holstein,  tantôt 
enfin  s'efforçanl  de  gagner  la  faveur  do  la  Russie,  comme  le  laisserait  croire 
sa  dernière  circulaire  sur  le  scandinavisme.  Cela  a  suffi  pour  déterminer  une 
crise  qui  par  elle-même  n'avait  rien  d'imprévu. 

l)è-  que  le  ministère  a  eu  donné  sa  démission,  II.  de  Scheele  s'est  mis  à 
l'œuvre  pour  former  un  nouveau  cabinet;  il  s'est  adressé  a  des  hommes  an- 
piens,  à  des  hommes  nouveaux;  il  n'a  éprouvé  que  des  refus.  Le  roi.  mécon- 
tent do  ne  pouvoir  garder  son  ministre  de  prédilection,  n'a  pas  voulu  non 
plu- tout  d'abord  maintenir  les  autres  membres  du  cabinet;  il  a  fait  appel  à 
II.  Bluhme,  à  II.  île  Tillisch,  qui  ont  successivement  décliné  la  mission  qui 
leur  était  offerte.  Enfin,  au  bout  de  huit  jours,  la  démission  de  II.  de  Scheele 
a  été  acceptée,  et  des  deux  ministères  qu'il  exerçait,  l'un,  celui  de-  affaires 
étrangères,  a  été  confié  provisoirement  au  ministre  de  la  marine,  tandis  que 
le  ministre  de  la  guerre  '''tait  chargé  des  affaires  du  Holstein.  Tout  n'était 
pas  fini  encore  cependant.  I.e  président  du  conseil  ministre  de-  finani 
\l  tadras,  a  reçu  la  mission  de  compléter  le  cabinet,  et  -m- -un  rein-  c'est 
au  ministre  des  culte,  H.  Hall,  que  ce  soin  est  échu.  D'un  autre  côté,  M 
Bulow,  qui  a  rempli  une  mission  diplomatique  extraordinaire  à  Vienne  et  a 
Berlin,  a  été  appel,'  à  Copenhague.  C'est,  comme  on  voit,  un  travail  qui  n'est 
pas  sans  difficultés.  Au  reste,  malgré  les  interpellations  qui  leur  ont  été 
adressées  dan-  le  l'dgsraad,  les  ministres  se  sont  retranchés  dans  un  silence 
absolu  sur  la  cause  de  cette  crise.  Dan-  ton-  le-  cas,  il  résultait  de  cet  inci- 
dent une  première  conséquence  :  c'est  que  le  Danemark,  faute  d'un  gou- 
vernement, ne  pouvait  répondre,  dans  le  délai  voulu,  aux  propositions  de 
l'Autriche  et  de  la  Prusse.  Les  deux  puissances  allemandes  ne  sauraient  évi- 
demment se  refuser  à  attendre  la  reconstitution  d'un  cabinet  à  Copenhague. 
Maintenant,  quand  le  ministère  sera  reconstitué,  quelle  sera  sa  politique? 
cpiel  accueil  fera-t-il  aux  communications  de  l'Autriche  et  de  la  Prusse?  Tous 
le-  intérêts  légitime-,  toutes  les  opinions  sensées  appellent  justement  ce 
transaction,  que  redoute  le  parti  aristocratique,  et  qui  peut  ôter  à  cette 
question  ce  qu'elle  a  de  plus  actuellement  périlleux. 


'2-2'l  ni  me  des  ni  i  \  \m\ni  -. 

L'Espagne,  après  bien  des  traverses,  arrive  enfin  an  momenl  ou  sa  situa- 
tion rede*  ï* - 1 1 1  complètement  régulière  :  c'est  aujourd'hui  mêi |ue  les  cham- 
bres s'ouvrent  à  Madrid    Vvanl  d'arriver  ;\  cet  Instant  de  l'ouverture  des 

cor  tes,  l'Espagi ncore  une  fois  s'est  trouvée  cependant,  il  y  ;i  pende 

jours,  en  présence  d'une  conspiration  carliste  dont  le  gouvernement  :i  ~.iisi 
tous  les  flls  Des  arrestations  ont  été  opérées  à  Madrid  et  dans  les  provinces. 
Dj  a  un  an,  il  j  ;i\  ait  au-delà  des  Pyrén  conspirations  démagogi- 

ques; il  j  a  aujourd'hui  des  conspirations  carlisti  -  :  ce  sont  li  ippo- 

de  situations  fort  dlflTén  l  irté,  il  ne  reste  qu'un  événe- 

ment d'un  in'  irleur,  l'ouverture  des  chambres.  Ce  n'esl  pointai 

reine,  en  ce  moment  retenue  par  un  état  de  gn  [ui  « l « > ï ï  ouvrir  per- 

sonnellement les  cortès;  elle  «  i »  « î t  être  remplacée  par  le  président  du  con- 

Le  discours  royal  ne  conserve  p.i<  moins  I  Importai :  il  est 

i        i,  à  (•■■  qu'il  paraît,  de  I  amer  les  traits  principaux  de  la  situa- 

tion de  i  i  ï >.iii-  les  affaires  extérieures,  il  j  a  plusieurs  faits  :  la  cour 

de  Madrid  a  repris  Rome;  les  relat  la  i  ï  <  ï  -  ~  i  •  ■ .  In- 

terrompues depuis  \  Ingt-clnq  uns.  ont  été  renouées  :  des  difficultés  ont  surgi 
a\>'<-  le  Mexique  à  la  suite  des  assassinats  commis  sur  des  Espagnols,  mal 
difficultés  mêmes  semblent  approcher  d'un  dénoûmenl  pacifique,  et  l'Esp 

i  première  Int  oltat,  ne  fût-ce  que  pour  empêcher  les 

i        i  se  mêler  d'une  querelle  dont  Ils  profiteraient  assurément    \u 

de  vue  Intérieur,  le  dl  la  reine  annonce  la  proposition  pro- 

chalne  de  diverses  réformes  d'un  ordre  tout  politique  et  constitutionnel. 

Or  quel  sera  L'objet  >'t  quelii  I  les  llmiti  réfor bT  Des  mo- 

difications  seraient  Introduites  dans  le  règlement  Intérieur  de  la  char 
des  députés,  de  façon  à  restreindre  le  droit  d'Interpellation  et  ù  diminuer 
le  nombre  des  discussions  Inutiles.  La  principale  réforme  concernerai)  le 
sénat,  où  une  part  serait  faite  à  rélément  héréditaire.  Les  sénateurs  héré- 
ditaires seraient  choisis  parmi  les  grands  d'Espagne  jouissant  d'un  re 
territorial  de  cent  mille  francs.  La  dignité  et  le  revenu,  constitué  en  i 
rut.                ut  a  l'atné  de  la  famille  lors  de  la  mort  du  titul         i l       tant 
parlé  de  ces  réfor -  au-delà  des  Pyrénées,  qu'elles  ne  causent  point  main- 
aide  émotion.  L'important  est  aujourd'hui  dans  les  discus 
qui  s'élèveront  au  sein  des  chant  ins  les  rapports  qui  \'>nt  s'établir 

entre  le  gouvernement  et  les  partis. 
h  m-  les  anxiétés  si  nombreuses  el  si  variées  de  la  \i>'  pi  .  ri:— 

te  u  conservé  nn  sentiment  <i"i  est  toujours  une  force  i r  une  na- 
tion :  elle  al son  passé,  il  j  a  mieux,  comme  ses  révolutions  Intérieures 

n*i  nu  jamais  eu  le  caractère  (Tune  rupture  i  lolente  et  radicale  avec  tout  ce 
qui  a  existé  autrefois,  elle  se  senl  encore  pour  ainsi  dire  \  ivre  dans  ce  passé, 
auquel  elle  s.'  rattache  par  mille  liens  Intin       l         $\  pas  le  sentiment  d'un 

parti,  c'est  un  senti nt  universel  et  national.  L'Espagne  aime  qu'on  lui  rap- 

pelle  certains  noms,  certaines  périodes  de  son  existence  i  d  habile  et  sé- 
rieux  écrivain,  U  Intenta  Ferrer  del  lii",  n'a  fait  que  répondre  à  cet  instinct 
profond  dans  une  récente  et  remarquable  Histoire  du  rèyne  de  Clmrlrs  lit. 
Ce  règne,  commencé  vers  le  milieu  du  dernier  siècle,  a  duré  jusqu'à  la  veille 
de  la  révolution  française.  Le  nom  même  de  Charles  fil  résume  toute  une 
époque,  et  il  est  resté  populaire  au-Uelà  des  Pyrénées.  Dans  les  souvenirs 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  223 

du  peuple  espagnol,  il  vient  après  celui  d'Isabelle  la  Catholique,  et  les  es- 
prits éclairés  le  mettent  au  même  rang.  Cela  s'explique  aisément.  Le  nom 
de  la  première  Isabelle  se  lie  à  la  plus  belle  époque  de  l'histoire  de  l'Es- 
pagne, à  cet  instant  merveilleux  où  le  génie  espagnol  était  dans  son  épa- 
nouissement el  prenait  en  quoique  sorte  possession  de  lui-même.  Deux 
siècles  plus  tard,  Charles  III  préside  à  une  renaissance  dont  le  point  de 
départ  est  la  révolution  dynastique  qui  mettait  la  maison  de  Bourbon  à  la 
place  de  la  maison  d'Autriche.  C'est  de  là  en  effet,  c'est  du  traité  d'iu-echt 
el  de  L'avènement  définitif  de  la  maison  de  Bourbon  que  date  l'ère  nouvelle 
pour  la  Péninsule,  el  c'est  ce  que  M.  Ferrer  del  EU -t  en  relief  en  décri- 
vant avec  éloquence  la  détresse  profonde  où  les  derniers  rois  autrichiens, 
ces  pales  héritiers  de(  barles-Quint,  avaient  laissé  le  pays. 

Le  xviii'  siècle  a  eu  en  Espagne  un  caractère  particulier  <pii  ressort  des 
récits  mt  mi  s  d<  l'historien  nouveau.  Ce  n'est  point,  comme  en  France,  un 
siècle  de  grand  mouvement  philosophique,  mais  en  même  temps  violent, 
Irréligieux  el  dissolu;  c'est  un  siècle  de  grand  travail  Intérieur,  supérieu- 
rement décrit  par  l'auteur  de  V Histoire  du  règne  de  Charles  ///■  On  ne 
connaît  guère  ce  ivui*  siècle  espagnol  que  par  quelques  faits  saillans, 
comme  l'expulsion  des  jésuites,  le  pacte  de  famille,  la  guerre  contre  l'Ao- 
gleterre.  Il  est  bien  moin  connu  par  ce  côté  <le  rénovation  pratique,  par  ce 
retour  graduel  de  la  \  le  accompli  à  l'aide  de  toul  un  ensemble  de  réfoi  i 
dans  la  législation  civile,  dans  les  finances,  dans  l'administration  écono- 
mique. Politiquement,  l'Espagne  restait  la  même,  elle  ne  cessait  pas  d'être 
une  monarchie  absolue;  matériellement,  comme  puissance,  elle  x  relevait, 
elle  se  faisait  compter  en  Europe  Dans  ce  mouvement  de  renaissance,  s] 
in  l'approfondissait,  on  venait  figurer  tout  un  groupe  d'hommes  éminens, 
Annula,  Campomanès,  La  i  nsenada,  FIorida-Blanca,  Jovellanos.  Vu  milieu 
de  ces  hommes  apparaît  Charles  lll.  Ce  n'était  pas  un  grand  roi,  si  l'on  veut, 
dans  le  sens  ordinairement  attaché-  à  ce  mot;  c'était  un  roi  éclairé,  homme 
de  bien,  qui,  en  étant  pieux,  ne  craignait  pas  de  toucher  aux  abus  de  l'église, 

et   qui,   en  tenant  fort  à   son  pouvoir,   aimait   h-<  réformes.  Ou'a-t-il  donc 

manqué  à  ce  mouvement?  M  lui  a  manqué  de  durer,  d'être  continué  par  le 
successeur  de  Charles  lll.  le  faible  Charles  i\,  et  c'est  ee  qui  donne  à  ce 

règne,  dont  \i.  Ferrer  del  Rio  s'est  fait  l'historien,  l'intérêt  d'i uvre 

trop  ti'it  interrompue.  L'Espagne  souffre  peut-être  encore  de  cette  inter- 
ruption d'un  travail  qui  l'eût  bien  plus  sûrement  conduite  à  ses  transfor- 
mations contemporaines,  et  voilà  comment  le  présent  se  lie  toujours  au 
passé  dans  l'histoire  d'un  pays.  tu-  ■>£  m.uade. 


REVUE    MUSICALE. 

Pendant  que  les  concerts  et  les  soirées  plus  ou  moins  musicales  se  mul- 
tiplient d'une  manière  effrayante  pour  la  sécurité-  publique,  les  théâtres  lyri- 
ques s'endorment,  ou  ne  donnent  que  de  rares  occasions  de  parler  de  leurs 
l'aii-  et  gestes;  mais,  contrairement  au  proverbe  qui  dit  que  le  silence  de 
l'histoire  est  une  marque  de  félicité  pour  les  peuples  dont  elle  ne  s'occupe 
pas,  les  théâtres  lyriques,  pour  ne  pas  trop  faire  parler  d'eux,  n'en  sont  ni 


224  REVTK  DES  DEUX  MONDES. 

pins  heureux  ni  plus  Qorissans.  L'Opéra  surtout  esl  dans  un  état  fâcheux;  rien 
oe  s'y  fait  qui  soit  digne  do  mémoire.  —  Comment  en  un  \  il  plomb  l'or  pnr 
sVst-ii  changé!  —  Par  la  faute  des  nombreux  chimistes  et  physiciens  qu'on  a 
consultés,  si  votre  fille  est  devenue  muette,  prenes-vous-en  aux  médecins  qui 
l'ont  soignée.  Trop  de  gens  se  mêlent  de  guérir  l'Opéra;  il  n'j  a  plus  de  res- 
ponsabilité, partant  plus  d'initiative.  La  parole  est  a  des  discoureurs  de  bas 
étage,  dont  la  plume  n'a  jamais  eu  d'autre  valeur  que  celle  d'intimidei 
honnêtes  gens.  Cest  peut-être  à  des  Importunités  plus  ou  moins  intéressées 
qu'on  doit  la  traduction  du  Drouvire  sur  la  scène  de  l'Opéra,  et  il  n'a  sans 
doute  pas  dépendu  de  ces  mêmes  traque  le  premier  théâtre  lyrique 

du  inonde  ne  devint  une  sorte  de  nécropole  de  tous  les  oui  rages  de  M.  Verdi. 
Cependant,  pour  dédommager  un  peu  le  public  de  l'ennui  que  lui  ont  fait 

éprouver  lescloches  et  les  enclu s  du  compositeur  lombard,  l'Opéra 

enrichi  d'un  mauvais  ballet  de  plus,  Maroo  Spada.  c'est  le  sujet  de  l'opéra- 
Comique  de  MM.  Scribe  et  Auber  transporté  tel  quel  d'un  théâtre  a  l'autre 
a\ee  1,-s  mêmes  péripéties  et  le  même  dénoûment.  L'invention  n'a  point  paru 
trop  heureuse,  et  \l  Auber,  qui  aurait  pu  et  qui  aurait  du  B'épargner  la 
peine  de  broder  --in-  ce  canevas  de  charmana  souvenirs,  eu  a  éprouvé  une 
fatigue  qui  n'esl  que  trop  sensible,  Le  seul  attrait  qu'offre  Marco  Spada  est 

la   lutte    Inégale  de   deux  ballerine   italiennes,    la  llosati   et   la   l'erraris.    La 

Rosati  est  surtout  une  min tcellente,  dont  la  physionomie  expressive  et 

le  geste  plein  d'élégance  sont  Ie>  qualités  principales.  Pourquoi  donc  l'avoir 
mise  eu  présence  d'une  rivale  qui  brille  par  d'autres  avantages,  tels  que  la 
vigueur  d'un  jarret  d'acier  et  la  prestidigation  de  -is  pieds  Incomparables, 
qui  semblent  à  peine  effleurer  la  terre  qui  les  porte?  (>•  duel  entre  deux  ta- 
lens  de  nature  différente,  dont  on  n'a  pas  su  ménager  les  propriétés  respec- 
tives, n'est  pas.  toujours  agréable  à  voir.  Pour  accompagner  ce  malencon- 
treux ballet  de  Mann  Spada,  l'Opéra  a  fait  l'effort  d'accoucher  d'un  petit 
ouvrage  en  un  acte  dont  le  héros  ,-st  français  Villon,  qui  sut  le  premier, 

dans  les  siècles  grossiers, 

I'       uiller  l'art  confus  de  nos  viens  o.inauciers. 

Rien  n'est  plus  difficile  que  de  concevoir  une  fable  qui,  en  un  si  court 

espace  de  temps,  puisse  offrir  quelque  Intérêt  sur  la  scène  de  l'Opéra.  On  ne 
peut  ni  dessiner  un  caractère,  ni  développer  une  passion.  I.es  plus  habiles 
m  ceux  qui,  Franchissant  rapidement  les  épisodes  Intermédiaires,  s'ar- 
rêtent à  une  ou  deux  situations  Importantes  auxquelles  le  musicien  puisse 
se  prendre  et  donner  un  relief  suffisant.  Le  Ubrettoée  Franeoi*  fil/an,  qui 

est  le  fruit  d'une  muse  pédestre,  nous  voulons  dire  de  M.  Got,  de  la  C '-die- 

Française,  est  après  tout  estimable,  et  ce  n'est  pas  la  faute  du  poète  si  l'ac- 
cueil qu'on  a  fait  à  ce  lever  de  rideau  n'a  pas  été  plus  chaleureux.  I.a  mu- 
sique de  François  Villon  est  la  première  œuvre  dramatique  de  M.  Edmond 
Membre,  compositeur  peu  connu  du  public,  et  dont  la  renommée  dis- 
cret*', s'est  épanouie  doucement  dans  quelques  salons  de  bonne  compagnie. 
M.  Roger,  de  l'Opéra,  toujours  empressé  à  venir  en  aide  aux  jeunes  musi- 
ciens qui  aspirent  à  la  lumière,  a  pris  sous  sa  protection  plusieurs  composi- 
tions légères  de  M.  Membre,  telles  que  Paye,  ecuyer  et  capitaine,  qu'il  a 
chantées  dans  le  monde  et  dans  les  concerts  avec  succès.  Appuyé  et  prôné 


REVUE.  —  CHHOOTQtJE.  2*25 

ainsi  par  un  virtuose  de  mérite,  M.  Membre  a  vu  se  lever  devant  lui  bien  des 
obstacles,  et  a  pu  pénétrer  jusqu'au  grand  sanctuaire  de  l'Opéra,  dont  les 
portes  ne  devraient  s'ouvrir  qu'à  des  compositeurs  éprouvés.  On  assure  même 
que  M.  Membre  nourrissait  l'espoir  de  débuter  sur  ce  grand  théâtre  par  un 
ouvrage  en  cinq  actes  qu'il  a  composé  dans  la  solitude,  et  dont  il  a  fait  en- 
tendre dans  les  salons  les  morceaux  importans.  Pourquoi  M.  Membre  n'a-t-il 
pas  tenu  ferme  a  ses  prétentions  mi  peu  ambitieuses!  Puisqu'il  était  décidé 
■a  jouer  le  tout  pour  le  tout,  il  eût  mieux  valu  se  présenter  ave  un  ouvrairc 
m  cinq  actes  et  tomber  avec  fracas  que  de  voir  se  brûler  les  ailes  an  grand 
lustiv  de  l'Opéra  en  bourdonnant  quelques  >  hansonnettes.  M.  Membre  aurait 
mieux  agi  encore  en  refusant  une  laveur  aussi  dangereuse  et  en  allant  sVs- 
sayer  la  main  sur  un-  Bcène  moins  importante.  M.  Membre  est  le  troisième 
ou  quatrième  exemple  de  la  fragilité  des  réputations  d'atelier  et  de  l'im- 
puissance des  coteries  pour  constituer  une  réputation  durable.  Que  j'en  ai 
\  u  mourir  do  jeunes  compositeurs...  que  les  applaudissemens  préventifs  dos 
amis  ont  étouffés  avant  l'heure  de  la  moisson!  Cependant  il  serait  injuste  de 
méconnaître  le  talent  réel  de  M   M  et  quelques  morceaux  bien  venus 

(prou  trouve  dans  François  Pillon.  Nous  a\ons  remarqué  ce  passage  de  l'air 
que  chante  le  poète  amoureux  : 

lu  bracelet,  c'est  tout.  Pourtant,  pauvre  rêveur, 
Je  l'ai  conserve  la,  ce  mystérieux  gage; 

celui  de  la  bohémienne  Aika  : 

Des  chagrins...  elle  en  eut,  nia  m>  r.  , 
et  plusieurs  autres  chœurs  pleins  d'allégresse.  Ce  n'est  donc  pas  une  i 

taine  habileté  ni  d'heureuses  inspirations  qui  manquent  à  M.  Membre,  mais 
un  peu  de  variété  dans  les  idées  et  l'habitude  de  s'entendre.  M.  Obin  fait 
bien  valoir  le  personnage  du  poète  gaulois,  dont  il  est  eh  . 
I..'  théâtre  de  l'Opéra-Comique,  n'étant  pas  très  heureux  avec  les  compo- 
siteurs vivans,  est  obligé  de  s'adresser  à  ceux  qui  sont  morts  et  enterrés  de- 
puis longtemps.  Aussi  a-t-on  repris,  il  y  a  quelques  jours,  un  opéra  d.'  bonne 
humeur,  Joconde,  que  le  public  a  revu  avec  d'autant  plus  de  plaisir  qu'on 
ne  le  gâte  pas  souvent  par  de.  telles  friandises  musicales.  Joconde  est  l'heu- 
reux fruit  d'un  hymen  fécond  entre  Etienne,  de  spirituelle  mémoire,  et  Ni- 
COlO,  compositeur  aimable  et  facile.  Né  à  l'Ile  de  Malte  en  1775,  Isouard,  qui 
s'est  fait  connaître  sous  le  nom  de  Nicolo,  eut  à  surmonter  beaucoup  d'ob- 
stacles avant  de  pouvoir  entrer  dans  la  carrière  où  il  s'est  illustré.  Il  vint  à 
Paris  au  commencement  de  ce  siècle,  après  avoir  Ion-temps  habité  l'Italie, 
et  particulièrement  la  ville  de  Naples,  où  il  connut  le  vieux  Guglielmi,  qui 
lui  donna  des  conseils,  ainsi  que  d'autres  maîtres  de  l'école  napolitaine,  alors 
défaillante.  Nicolo  se  produisit  sur  le  théâtre  de  l'Opéra-Comique  par  un 
petit  ouvrage,  le  Tonnelier,  qui  n'eut  aucun  succès;  puis  il  écrivit  succès, . 
vement  Michel-Ange,  le  Médecin  turc,  V Intrigue  aux  fenêtres,  et  vingt  opé- 
ras faciles,  parmi  lesquels  nous  citerons  les  Rendez-vous  bourgeois,  joyeu- 
seté  carnavalesque  qui  n'a  pas  quitté  le  répertoire,  Cendri/hn.  Jeannol  et 
Colin,  Joconde,  et  la  Lampe  merreilleuse  au  Grand-Opéra.  Nicolo  est  mort  à 
Paris  le  23  mars  1818.  Joconde  est  de  l'année  1814.  Martin  y  chantait  le  rôle 

TOME  IX.  15 


"2"2»>  r.i  \t  i    DES   Dl  i  I    MONO!  5. 

de  Jocond  m  BouJ  ir  celui  d'Édile.  La  pièce,  bâtie  but  le  conte  bien 
connu  de  La  Fontaine;  est  fort  amusante,  el  les  pointes  grivoises  dont  le 
texte  est  parsemé  b'j  trouvent  sufllsammi  pour  n'effaroucher  que 

les  imbéciles.  La  musique  de  Nicolo  esl  très  agréable,  facile,  mélodique  el 
toujours  en  situation.  Presque  tous  les  morceaui  de  la  partition  de  Joconde 
-i>iu  devenus  populaires.  Qui  ne  connaît  le  grand  air  descriptif  du  premier 
acte:  J'ai  longtanpt  parcouru  le  mowde,  où  l'on  remarque  un  léger  n 
venir  de  l'air  de  Leporello  :  Madamina,  U  cattalogo  i  quettoi  les  jolis  cou- 
plets chantés  tour  a  tour  par  Joconde  et  la  iii.iii.iiu~,'  Édile  : 

1 1 

i  |i  ane  et  'liscret; 

i.i  charmante  chansonnette  du  -  :  Parmi  (et  fiUté  il"  canton;  la 

belle  rama  onde  :  Dont  'm  </■  ■  nw,  et  le  quatuor  : 

i  on  attend    i  ; 

Dai     i    groupe  de  musiciens  qui  appartiennent  à  l'école  française  depuis 
la  lin  du  xvui*  siècle  jusqu'à  l'avénem            R  ccupe  un  rang 

fort  distingué  entre  Berton  et  Boïeldieu,  dont  il  fut  l'é le  'Ét  le  rival  ja- 
loux Si  i;  ii  Idieu  n'eût  fait  en  1825  la  i>"ii  ■ .  où  l'Influence  du  génie 
de  Rossini  est  di  |à  v  i^i i»l«-,  l'histoire  pourrait  bésiter  entre  l'auteur  du  ( 

Ma  2 
./c  Village,  du  Cal                            celui  de  Joconde,  de  Jeannot 
niifii/t.  Tous  déni  avaient  plus  d'instinct  q Ii 

.  plus  de  grâce,  d'esprit  el  nt,  que  de  force  et  de  past 

l'oeuvre  de  ts Idieu  avant  la  Dame  h  os  «■<  ■[  1 1  i  de  \  colo, 

on  trouve  la  finesse,  la  grâce,  le  bon  sens  dramatique,  qui  ^"M  les  pro- 
priétés de  la  nation  française,  mêlées  &  une  forte  dose  de  mélodie  et  d'imi- 
tation de  l'école   Italiei L'influence  de  Gimarosa,  de   Gugllelmi  el 

Paesiello  esl  aussi  sensible  dans  les  opéras  de  Boïeldieu,  de  Nicole  i 

m,  que  celle  de  Pergolèse  dans  les  charmans  chefs-d'œuvre  de  Ifon- 
signj  '■!  ili-  Grétry.  La  France  --t  l'Italie,  qui  ront  les  deux  flllet  de  la 

latine  -'i  celles  qui  ressemblent  le  plus  à  Valma  pa 

s'entendre  >'t  de  mêler  leurs  eaux  comme  deux  fleuves  uni  ■-•■  croi- 
sent si  Brunetto  Latin!  -<•  vanta  mi*  siècle  d'écrire  dans  la  lan- 
gue  française,  parée  qu'elle  ''-tau  la  plus  répandue  en  Europe,  -i  Boa 
et  VA  ont  pria  aux  poM<'s  >-i  aux  conteurs  de  la  France  la  rabat  ince  de 
leur  double  épopée,  -i  Palestrina  enfin  est  sorti  de  l'école  du  contre-poin- 
ti<t''  frani  >,  i  iii.'  a  i >i»-n  payé  depuis  à  la  France  ^a  dette  de 
reconnaissance  en  fécondanl  le  génie  un  peu  timoré  de  la  race  gaulp*se  par 
les  chefs-d'œuvre  ii>--  Raphaël,  dee  Michel-Ange,  des  Léonard,  des  Titien,  et 
enfin  de  Rossini,  le  dernier  géant  qu'ait  produit  cette  terre  de  promission. 

J"<  té  avec  s,, in.  \i"r  Lefebvre  chante  et  joue  avec  esprit  le 

rôle  de  la  petite  paysanne.  H.  M  toujours  un  comédien  charmant 

sous  le  costume  du  comte  Robert,  ••!  M  Paure  'liant''  le  rôle  Important 
difficile  de  Joconde  avec  un  véritable  talent.  Qu'il  y  prenne  garde  toutefi 

i\,  d'un  timbre  caverneux,  commence  à  vibrotter  d'une  manière  des- 


BEVUE.  —  CHB0NIQ1  1  .  227 

agréable,  et  il  se  pourrait  que  M.  Faure,  qui  est  dans  la  fleur  de  ses  ans, 
survécût  au  virtuose. 

Le  Théâtre-Lyrique  fait  toujours  merveille.  La  Reine  Topaze  et  Oberon 
remplissent  chaque  soir  la  salle  et  la  caisse  de  la  direction.  Les  recettes  du 
chef-d'œuvre  de  Weber  l'emportent  même  sur  celles  que  produit  l'agréable 
partition  de  H.  Massé,  malgré  le  concours  et  la  bravoure  de  M""  Carvalho. 
Ou  i  d'entendre  cette  musique,  qui  semble  venir  d'un  monde 

enchanté  où  ne  pénètrent  que  les  artistes  divinement  inspirés    \i     Ifeillet 
a  remplacé  \i     Rossi-Gaccia  dans  le  rôle  si  important  de  Rezia.  M""  Meillet 
quitte  avec  zèle  el  souvent  avec  bonheur  d'une  tâche  qui  exigerait  une 

'  mi"  cantatrice  coi M""  Hallbran-, 

Qu'on  ne  dise  pas  de  mal  du  théâtre  lilliputien  où  règne  et  gouverne 
i  Offenbach  :  il  rend  des  services  réels  à  l'art  de  Duni  et  deGavaux,  puis- 
qu'il accueille  les  inconnus  et  qu'il  leur  permet  de  glisser  sur  rherbette  de 
ses  prés,  "ii  l'on  peut  tomber  sans  risquer  de  se  casser  le  cou.  Aussi  les 

tites  partitions  s*j  succèdent-elles  comi les  ombres  chinoises    /  •  D    leur 

'de,  qui  a  tant  fait  parler  de  lui  et  qui  a  été  couronné  par  îles  membres 
Institut,  ne  méritait  pas,  ce  dous  semble,  une  telle  apothéose.  La  pièce 
i        i  moins  très  mé  lioi  ri  .  et  des  deux  partitions  qui  ont  été  compo 
sur  un  texte  suranné,  celle  de  M.  Bi/'-i  nous  parait  la  mieux  venue.  Si  le 
i     ips,  '|ui  a  ruiné  tau  nds  empires,  emporte  un  jour  le  royaume 

d'Yvetol  fondé  par  II   0  les  mauvais  libretti  en  seront  la  eau-    C 

ourtanl  dommage,  car  nous  avon  B  Parisiens 

une  jeun  \i      \  H  rchal,  dont  la  grâce,  la  voix  fraîche  et 

les  bonnes  manières  nous  semblent  dignes  d'un  meilleur  son. 

neiens  élèves  d'Alexandre  Choron  se  sonl  réunis  cette  année,  comme 
l,.s  nnées  précédentes,  en  un  banquel  fraternel  où  Qs  ont  ravivé  le  souve- 
nir de  leur  illustre  maître,  i  ne  grand'mi  sse  en  musique  de  la  composition 
de  M    \    ou-Choron,  artiste  d'un  vrai  mi  gendre  >lu  fondateur  de 

ilèbre  de  musique  classique  et  e,  a  été  exécutée  dans 

l'église  de  ta  \i  i  .  au  milieu  (Tune  foule  compacte  de  fidèles  emj 

d'un  très  beau  style,  a  été  exécutée  par  deux  cents  instru- 
mentisl  -  •  t  chanteurs  sous  la  direction  de  \i  Dit  tsch,  maître  de  chapelle. 
M  Duprez  a  dit  un  motet  de  Cberubini  avec  cette  profondeur  de  sentiment 
et  cette  phrase  ample  et  pleine  d'horizon  dont  il  garde  le  secret.  Sa  digne 
fille.  M""'  Van  den  Beuvel,  a  chanté  un  <)  salutaris  de  M  Nicou-Choron  qui  a 
la  nombreuse  assemblée  qui  l'écoutait.  La  cérémonie  a  été  digne  de 
l'homme  vénérable  dont  je  m'honore  d'avoir  été  le  disciple.  p.  sccdo. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 

BATTIIESOS  ET  SON  TEMPS. 

Theoretiktr  ton  Zopf  md  Schwerdl.  Matllieson  und  seine  Zeil,  von  W.  H.  Riehl,  Slnltparl. 

Etant  dans  le  Hanovre  il  y  a  quelques  années,  j'en  visitais  les  musées  et 
les  bibliothèques,  à  la  recherche  des  moindres  traces  de  cette  étrange  famille 


H'IS  REVl  E    Dl  -    DEUX    UOKD]  -. 

des  Kœnigsmark,  dont  l'histoire,  ou,  si  on  l'aime  mieux,  le  roman,  me  pas- 
sionnait  beaucoup  à  cette  époque.  <>  fut  en  paperassant  dans  les  archives  de 
la  petite  \  ille  de  Wolfenbûttel,  et  en  quoique  sorte  à  la  cour  du  duc  Vntoine- 
l  Irlc  de  Brunswick,  l'un  des  | »i- i 1 1 « ••  -~;  allemands  du  wir  siècle  qui  s'enten- 
dait le  mieux  à  tourner  un  madrigal  français,  que  je  lis  connaissance  d'une 
grave  et  plaisante  figure  de  diplomate  et  de  musicien,  —  Mattheson.  si.  au 
lieu  de  s'escrimer  pendant  quarante  ans  comme  il  l'a  fait  sur  l'histoire  et  lu 
théorie  de  la  musique,  l'auteur  du  Variait  Maître  de  ChapelU  eût  écrit  sur 
la  poésie  et  les  beaux-arts,  il  aurait  peut-être  sa  place  marquée  entre  Wino 
kelmann  et  Leasing.  Il  :i  appliqué  à  la  musique  les  grandes  facultés  di  son 
esprit  éminemment  initiateur;  il  a,  par  une  admirable  divination  des  besoins 
nouveaux,  essayé  de  rattacher  au  mouvement  général  des  idées  un  arl  jus- 
que-là retenu  dans  les  étroites  bornes  du  métier.  Et  pourtant,  bI  l'on  excepte 
quelques  rares  >;i\  an-,  tout  le  monde  l'ignore;  l'Allemagne,  si  verbeuse  d'or- 
dinaire à  l'endroit  de  ses  lettrés  el  de  ses  artistes,  se  tait  obstinément  Bur 
cehii-là.  }<•  me  trompe,  il  existe  Bur  Mattheson  (et  c'esl  là  tout)  quelques 
-  excellentes  de  II.  Rlehl,  l'homme  le  plus  épris  de  curiosités  musicales 
qui  se  rencontre  en  ce  moment  de  l'autre  côté  du  Rhin. 

Cependant  cette  indu  Iduallté  si  profondément  oubliée  de  nos  jours  exerça 
une  influence  des  plus  vivaces  et  des  plus  remuantes  sur  s.,n  temps,  !■ 
était  celui  des  Haendel  el  des  Bach,  celui  d'où  les  Gluck  et  les  Mozart  allaient 
sortir.  D'ailleurs  il  s'en  fallait  que  M  tttheson  fût  Beul;  les  agitateurs  de  cette 
espèce  ne  procèdent  point  Isolément,  ils  viennent  quand  l'heure  les  com- 
mande et  B'appellenl  légion.  Le  croirait-on?  \  une  époque  mi  la  production 
littéraire  n'atteignait  pas  la  dixième  partie  de  ce  qu'elle  est  à  présent,  il  se 
publiait  en  fait  de  littérature  musicale  deux  fois  autant  d'ouvrages  que  nous 
en  voyons  aujourd'hui.  Dan-  cette  fulminante  polémique  qui  préparait  les 
voies  de  l'avenir,  Mattheson  ne  pouvait  figurer  qu'au  premier  rang.  On  le 
volt  dirigeant  les  uns,  combattant  les  autres,  et  montrant  toujours  par  quel- 
que endroit,  dans  ses  pins  brutal  ince  et  l'élévation  de  sa 
nature.  Ces!  ainsi  que  nous  l'entendons,  à  une  époque  où  les  notions  les  plus 
frivoles  avaient  cours,  en  présence  de  l'école  littéraire  deGottsched  et  du 
ridicule  engouement  où  l'on  \  Ivalt  de  notre  issique,  prêcher  l'étude 
de  l'histoire  nationale  et  le  retour  aux  grandes  origines  de  l'art.  Ceux  qui 
prétendent  que  la  musique  n'est  qu'un  simple  amusement  des  sens,  il  les  ren- 
voie aux  Grées,  à  la  plastique  des  anciens;  il  intitule  un  de  ses  princip 
ouvrages  le  Patriote  musical,  et  parle  de  la  mi.— ion  politique  et  religieuse 
de  l'art  en  termes  où  l'homme  d'état  se  trahit  presque.  .N'en  est-ce  point  a 
pour  inspirer  le  désir  d'aborder  de  plus  près  cette  physionomie  et  de  voir  en 
même  temps  se  grouper  autour  d'elle  diverses  figures  de  l'époque? 

Dès  le  berceau,  Mattheson  fut  un  enfant  prodige,  autant  vaut  dire  un  en- 
fant L'ùto;  à  neuf  ans,  s'il  faut  en  croire  M.  Rlehl,  il  enseignait  en  public,  et 
c'était  à  qui  dans  la  ville  prendrait  des  leçons  du  petit  drôle.  Ainsi,  dès  sa 
première  jeunesse,  se  développe  chez  lui  ce  besoin  de  spéculer  Bur  le  pa- 
raître, cet  amour  de  l'effet,  qui  caractérise  entre  toutes  la  société  de  ce 
siècle,  fâcheux  travers  dont  il  ne  sut  jamais  trop  se  défaire,  et  qui  du  < 
ne  devait  lui  porter  qu'un  assez  mince  préjudice  en  des  temps  où  l'on  pas- 
sait très  volontiers  condamnation  sur  la  moralité  d'un  homme,  pourvu  que 


REVUE.  —  CHR0NIQ1  E.  229 

eet  liomme  eût  bonne  mine  et  grand  air,  qu'il  eût  la  jambe  leste,  l'œil  vif, 
la  perruque  bien  poudrée,  et  qu'il  sut  galamment  manier  une  épée.  Le  viee 
en  tuions  rouges,  la  corruption  en  habit  brodé,  beaucoup  d'élégance,  infini- 
ment d'aplomb,  de  la  bravoure  et  de  l'esprit  argent  comptant,  de  la  dignité 
même  parfois,  voilà  Mattlieson.  Chez  lui.  le  grand  seigneur  et  l'aventu- 
rier Be  coudoient;  il  y  a  de  l'homme  de  génie  h  ^-  l'enfant  perdu.  Pour 
savant,  H  l'était  autant  qu'on  peut  l'être  et  versé  à  fond  dans  le  répertoire 
universel  des  connaissances  humaines  :  un  véritable  cerveau  encyclopédique, 
Léonard  de  Vinci  doublé  de  Cagliostro.  Virtuose,  maître  de  chapelle,  diplo- 
mate, organiste,  jurisconsulte,  courtisan,  il  avait  épuisé  l'érudition,  pratiqué 
tous  1rs  arts,  exercé  tous  les  métiers  Qui  l'eût  pris  en  défaut  sur  les  langues 
modernes  eût  été  bien  babil'',  et  quant  à  l'antiquité  grecque  et  latine,  il  en 
possédait  V alpha  et  Voméga.  Parlerai  je  de  ses  connaissances  musicales 
que  chacun  sait  qu'il  fut  le  théoricien  le  plus  habile  de  son  siècle?  Re- 
marquez  toutefois  que  y  dis  théoricien,  el  non  point  compositeur,  car  l'ima- 
gination était  sa  partie  faible,  et  ses  écrits  sur  la  musique  l'emportaienl 
beaucoup  sur  sa  musique  même,  laquelle  n'avait  guère  que  des  qualités  mé- 
diocres, qu'encore  on  n'osait  pas  lui  reprocher  tout  liant,  car  maître  Matthe- 
son  n'entendait  point  raillerie  sur  l'article,  et  sa  rapière  aimait  fort  à  reluire. 

tprès  avoir  commencé  par  l'étude  do  la  musique,  nous  le  voj 
d'abord  à  la  jurisprudence,  et  plus  tard  servir  en  qualité  de  page  ch  /  le 
comte  do  Gflldenlow,  vice-roi  de  Norvège,  ou  il  apprit  les  manières  de  la 
cour  et  la  pratique  des  affaires,  tour  à  tour  compositeur,  écrivain,  secré- 
taire d'ambassade,  et  se  mêlant  avec  un  égal  succès  do  beaux-arts,  do  litté- 
rature  et  de  politique,  i  n  trait  pour  caractériser  l'espèce  d'ubiquité  musi- 
cale  de  ce  singulier  personnage  et  montrer  ce  qu'était  l'art  dramatique  à 
cette  époque  :  dans  les  opéras  écrits  par  lui,  —  mais  cela  seulement  aux 
beaux  jours  do  sa  jeunesse,  car  plus  tard,  étant  devenu  sourd,  il  dut  aban- 

doi r  complètement  la  pratique  pour  la  théorie,  —  dans  les  opéras  <u- -j. 

composition,  Mattlieson  s'attribuait  d'ordinaire  une  dos  premières  parties, 
qu'il  exécutait  on  virtuose  de  renom.  Or,  quand  il  lui  arrivait  d'avoir  fini 

son  rôle  avant  la  chute  du  rideau,  il  n'avait  garde  do  se  tenir  pour  satisfait, 
ot  cherchait  à  se  rendre  Utile  SOUS  une  autre  forme.  Ainsi  dans  sa  Clio- 
pâtre,  où  il  jouait  Antoine,  on  le  voyait  héroïquement  se  poignarder  sur  la 
scène,  puis  un  moment  après  ressusciter  au  pupitre  du  chef  d'orchestre  ot 
conduire  l'opéra  jusqu'à  la  dernière  mesure.  Tout  ce  qu'avait  lu  cet  homme, 
tout  ce  qu'il  avait  amassé  d'érudition  classique  épouvanterait  un  philosophe. 
D'ailleurs,  s'il  faut  ne  rien  cacher,  l'érudition  était  alors  bien  autrement  que 
,1e  nos  jours  on  honneur  dans  la  littérature  musicale,  ot  s,-s  instincts  natu- 
rels ne  portaient  nullement  notre  homme  à  mettre  -a  lumière  sous  le  bois- 
seau, c'était  l.'  temps  «les  liantes  investigations  et  des  savantes  hypothèses, 
le  temps  des  pliiloloL'ues  et  des  bonnets  carrés.  Athanasius  Kirolier  tenait 
en  émoi  toutes  les  imaginations  avec  sa  prétendue  découverte  de  la  musique 

des  anciens  Grecs,  et  dans  un  divertisse nt  donné  à  la  cour  de  Suède,  le 

grave  professeur  Ueibom,  qui  ne  se  contentait  point  de  si  peu,  s'évertuait 
à  danser  une  gigue  lydienne  sur  une  ariette  de  ballet  composée  au  siècle  de 
Périclès. 
Critique,  polémiste,  agitateur,  polygraphe,  Mattheson  a  produit,  je  ne  dirai 


2S0  REVi  i.   m  S    DECX    M"\hi  B. 

roi  urnes,  mais  des  montagnes  d'esthétique,  de  gloses  e1  de  commen- 
tairi      i      grand  i>ut  qu'il  se  proposait,  c'était  d'écrire  autant  d'ouvi 
qu'il  vivrait  d'années:  cette  magnifique  ambition  fut  encore  dépassée,  car 
n'ayant  vécu  que  quatre-vingt-trois  ans,  il  eul  le  bonheur  Inestimable  de 

mettre  au  jour  quatre-vingt-huit  volu s,  et  quels  volume     i.  m  l 'quex  que 

je  n'entends  parler  ici  que  des  travaux  liwés  à  l'impression,  et tai 

'les  manuscrits,  dont,  >'il  (allait  en  croire  H.  RIehl,  la  somme  serait  encore 
plus  copieuse.  Convenons  qu'auprès  d  it,  les  plus  Illustres  d'aujour- 

d'hui nesonl  que  de  pauvres  pygmées,  car  alors  on  n'avait  pas  encore  inventé 
la  race  des  collaborateurs,  et  tout  ce  que  signait  un  écrivain  «'■  t.ii t  son  osu\  re. 
I      traductions  lui  servaient  de  délassement,  et  la  locomotive,  une  f"i-  lan- 

•  toute  vapeur,  s'en  allait  à  traver  incalculables  :  soixante- 
neuf  feuilles  d'impressi  >n  en  un  mois,  que  vou  e  du  chiffre,  su 

bI  i  •  qu'il  s'agissait  d'un  livre  d'histoire,  solide  et  comp 

os  allemands  de  ce  temps  là:  Il  va  sans  dire  que  toi 
<iu'iin  pareil  auteur  ( »< >n \  .i i t  produire  n'était  point  absolument  chef-d'a 

i*a  l'or  sorti  de  sa  plum  oup  de  clinquant  se  devait  mêler.  Néan- 

velne  iTapplii  atlon  intarissable,  térai 
d'un  certain  degré  de  i  me,  en  faisant  la  pari  du  fatras,  on  ne 

peut  s'empêcher,  quand  on  parcourt  Bes  principaux  hum-.il'''-,  de  remarquer 
■  la  divers  pai  preints  de  cette  profondeur  d'idée  et  de  i 

tenl  dans  l'histoire  et  la  critique  des  beaux-arts 
nie  vraiment  original.  <           M               on  peut  le  dire,  que  l'i 
allemande  doit  les  procédés  de  discussion  encore  en  laveur  aujourd'hui. 
\                P    ntz  ■•!  les  littérateurs  de  la  période  pn  n'employaient 
«i1"'  le  latin,  et  ce  fat  l'auteur  d     I             M         de  chapelle  qui  le  pre- 
mier remplaça  le  jargon  pédante                i  long le  tout  le  monde,  un  al- 

1> -111.111.1  corsé,  nerveux,  parfois  même  nn  peu  brutal,  mais  qui  ilit  ce  qui] 
veut  dire  et  carrément  •'.•■t  exemple  di    M  ufvi  par 

tous  les  écrivains  de  Pi  ,  l'esthétique  musicale  Be  trouva  de  la  sorte 

affranchie  des  entraves  routinières  du  passé.  H  j  eul  dans  le  i ivemeut 

ilnMt  Uattheson  donna  le  signal,  et  qui  du  reste  ne  devait  point  Be  borner  à 
lu  musique,  quelque  i  :hose  de  cet  esprit  de  réforme  et  d'émancipation  qui 

■  '  en  littérature  la  fameuse  période  contint a   Ulemagne  sous  la 

dénomination  de  Slurm  I    tte  réforme  de  la  langue  au 

•  de  rue  technique,  cet  art  merveilleux  de  germaniser  l'expression  et 
(!<•  remonter  -an-  cesse  au  radical,  ont  même  tellement  frappé  If.  RIehl,  qu'il 
n'hésite  pas  à  prononcer  le  nom  de  Luther,  nom  bien  grave  en  pareil  chapi- 
tre, mai-  qui  prouve  du  moins  quel  Immense  cas  font  certains  bons  esprits 

des  services  rendus  par  \i  '  -"n  à  leur  langue.  Ainsi  que 
nous  l'observions,  il  faut  s'attendre  cependant  à  de  terriM'--  Inégalités,  et 
savoir  séparer  le  bon  grain  de  l'ivraie,  car  pas  n">  i  ■•marquer  que 

ne  touchons  point  &  Goethe.  Aussi  parfois,  quels  mélanges  Imprévus, 
quel-  singuliers  contrastes!  A  côté  d'un  excellent  morceau  d'histoire,  d'une 
suite  de  commentaires  exposés  du  meilleur  style,  une  phraséologie  lourde  et 
nauséabonde,  tantôt  se  hérissant  d'expressions  pédau touques,  tantnt  se  pana- 
chant de  mots  empruntés  au  vocabulaire  des  halles.  uUe  dire  en  outre  de 
ces  préfaces,  dont  une,  dédiée  au  landgrave  Ernest-Louis  de  Hesse,  s'ouvre 


REVI'E.   —  CHR0NIQ1  1  .  231 

par  cet  impayable  exorde  :  «  Si  Dieu  n'était  point  Dieu,  qui  mieux  que  votre 
altesse  sérénissime  mériterait  de  l'être?  » 

La  critique  de  Uattheson,  a]ili< >ri~tique  et  tranchante,  rappelle  souvent  Les- 
aing,  mais  avec  un  ton  beaucoup  moins  parlementaire,  car  c'était  alors  le 
beau  temps  des  luttes  homériques.  Quand  on  avait  épuisé  la  discussion,  on 
en  venait  aux  voies  de  fait,  et  les  adversaires,  las  de  s'apostropher,  se  jetaient 
leurs  épais  bouquins  à  la  tète  : 

a  Ma  ilumr  t'apprendra  quel  h^mme  je  puis  être! 

—  Et  la  arienne  suua  t.>  faire  vi  ii  ton  mattrel 

—  j.  ie  défie  >-n  v<  ee  et  latin!  » 

(Tétait,  au  naturel,  l'admirable  scène  (1rs  pédans  de  Molière,  eu,  si  vous  l'ai- 
mez mieux,  ce  duo  grotesque  des  deux  basses  qu'on  retrouve  dans  presque 
tou-  les  \  ieux  opéras  bouffes.  I  ir  do  cette  pléiade  illustre,  Soi 

sa  \  le  à  rédiger  d'énormes  volumes  tout  gonflés  d'injures  et  <\<-  venin,  el  cela 

à  propos  de  rondes  et  de  croches,  et  com il  s'agissait  de  réfuter  un  de 

livres,  maître  Uarpurg,  son  aristarque,  n'imagina  rien  de  mieux  que  de  réim- 
pri i'  l'ouvrage  mot  pour  mot,  en  mettant  sous  chaque  phrase  une  anno- 
tation destinée  à  la  rendre  ridicule.  Quant  à  Uattheson,  il  ne  se  contentait 
pnint  de  si  peu,  et  lorsqu'il  s'était  assez  escrimé  de  la  plume,  il  remettait 
vaillamment  à  son  épée  le  soin  de  \  Ider  ses  querelles  musicales  et  littéraires. 

A  i.i  suite  d'une  de  ces  impitoyables  polémiqu    ,  n    ndel  et  lui  se  rencon- 
trèrent sur  le  pré.  L'attaque  fut  chaude  et  vive,  aussi  la  riposte.  L'auteur  du 
Vessie  avait,  on  le  sait,  la  tête  près  'lu  bonnet  '-t  ne  souffrait  point  qv 
dédaignai  -a  musique.  Le  plu-  célèbre,  le  plu-  influent  théorii  ien  de  l'i 
que  au\  prises  avec  son  compositeur  le  plus  illustre,  l'affaire  était  de  con- 
séquence, et  d'autant  plus  curieuse  que  les  deux  adversaires,  par 
de  leur  corpulence,  la  rougeur  et  la  boursouflure  du  visage,  la  violence 
lérique  du  tempérament,  se  ressemblaient  prodigieusement  L'un  ■ 
tirent  en  gentilshommes.  L'assaut  ayant  dun  B  tende],  qui 

jusque-là  avait  tenu  ferme  comme  un  roc,  essaya  de  rompre;  ee  un,-  voyant 
\i  tttheson,  il  se  tendit  avec  vigueur  et  l'allait  transpercer  d'entre  en  outre, 
quand  son  épée  se  heurta  contre  un  obstacle  métallique.  A  quoi  tient  la  d 
tinée  des  chefs-d'oeuvre?  lu  simple  bouton  d'acier  de  moins  à  l'habit  que 
Baendel  portait  ce  jour-là,  et  de  combien  d'oratorios  et  de  cantates,  de 
musique  sacrée  et  profane  la  postérité  n'eût-elle  pas  été  privée) 

Gardons-nous  de  croire  cependant  que  Uattheson  ne  procédât  jamais  qu'au 
nom  de  son  amour-propre  ou  de  ses  haines.  De  plu-  nobles  mobiles  le  diri- 
geaient, et  lui-même  tiens  a\ |ue  sa  polémique  littéraire  n'était  <-n  résumé 

autre  chose  que  le  «  commandement  du  devoir  et  de  la  conscience,  »  que  le 
vrai  réformateur  ne  manque  jamais  d'obsen  ir  rigoureusement.  Rien  n'est 
plus  beau  que  ee,  emportemens  superbes  d'un  grand  esprit  qui  s'autoi 
rait  au  besoin,  contre  les  profanateurs  de  l'arche  sainte,  de'  l'exemple  du 

divin  maître  chassant  du  temple  le-  usuriers  et  les  marchands.  D'ailleurs  ces 
violi  n     s  ,t  ces  paroxysmes  n'étonnaient  personne  en  un  temps  où  c'était  la 
coutume  (le  traiter  les  questions  musicales  et  littéraires  avec  cette  fouj 
ardente  et  passionnée  qui  devait  signaler  plus  tard  les  débats  politiques.  Et 
nous-mêmes,  serions-nous  donc  eu  droit  de  nous  récrier,  nous  tous  qui  jadis 


'l.'rl  ni.vi  1.    DES    I>1  I  \    H0ND1  S. 

a\nns  pris  part  nu  lattes  si  tapageuses  du  romantisme)  Seulement,  il  faut 
bien  le  dire  à  notre  éloge,  jamais  sur  ce  champ  il.-  bataille  la  frénésie  n'alla 
i  -  terribles  assauts  entre  musiciens  ont  un  riir.ici.-iv  particulier, 
rt  i.'  naturel  s*j  montre  dans  toute  su  rudesse  Inculte,  dans  tout  le  fruste 
éclat  d'une  énergie  m1"'  nulle  éducation  n'a  policée.  Veut-on  avoir  un  simple 
échantillon  des  aménités  de  cette  polémique,  qu'on  lise  les  lignes  suivantes 
inscrites  en  tète  d'un  libelle  rédigé  contre  Hattheson  --t  portant  le  millésime 
il.-  Cannée  17'JS:  «  i  ne  paire  de  soufflets  musicaux  et  patriotiques  an  sieur 
Hattheson,  le  moins  musicien  des  patriotes  et  le  moins  patriote  des  musi- 
ciens, lequel  ne  fait  que  multiplier  dans  chacun  de  ses  ouvrages  les  preuves 
uV  Mm  Infamie  et  de  son  cynisme;  une  paire  de  souffleta  qui,  vigoureusement 
appliquée  sur  les  deux  joues  par  les  honorables  virtuoses  Musander  '-t  Har- 
monio,  serviront,  il  faut  l'espérer,  à  lui  éclairclr  Poule  et  l'intellect  » 

.si  grotesques  aujourd'hui  que  nous  semblent  ces  passes  d'armes  entre  \  leux 
pédans  barbouillés  de  doubles-croches,  cet  «'tui  de  constante  polémique  n'en 
témoigne  pas  moins  d'un  sèle  ardent  et  sincère  pour  la  science  et  pour  l'art 
Rions  perruques  magistrales,  mais  n'en  rions  pas  trop,  car  c'es^ 

d'elles  que  procède  l'esthétique  moderne.  Bien  avant  Leasing  et  son  Laocom, 
bien  avant  que  dans  les  autn -s  arts  une  voi\  -.•  lut  élevée   pour  clore  l'ère 

du  rococo,  Hattheson  posait  en  musique  les  vrais  principes  du  beau  dans  la 
forme  et  dans  l'expression,  il  Faut  le  voir,  ce  cuistre  sublime,  pourfendre 
les  hérés  n  temps  et  B'armer  en  guerre  contre  ces  praticiens  ridi- 

cules qui  s'acharnent  a  vouloir  soumettre  la  musique  aux  traditions  de  la 
poésie  et  de  la  peinture I  Celui-ci,  voulant  peindre  la  folie  du  roi  San],  n'ima- 

rlen  de  mieux  que  d'attacher  à  la  queue  les  un. -s  des  autre-  les  harmo- 
nies les  plus  discordantes;  celui-là  s'amuse  à  traduire  en  agréables  symphe- 

les  Métamorphoses d'Ovide I rêves  d'harmonie  Imitative  dont  le  bon  Bens 
de  Frédéric  il  faisait  justice  (1),  marottes  éternellement  baffouées  et  toujours 
reprises.  Nous-mêmes,  à  rheure  où  je  parle,  où  en  Bommes-nous  avec 

romances  sans  paroles  et  va  galimatias  ridicule  mi-partie  musique  et  dia- 
logue que  tant  de  bonnes  gens  appellent  encore  en  Allemagne  Vopéra  de 

t'arenir! Quel  H  n  nouveau  se  lèvera  pour  venir  en  aide  au  bon  sens 

outragé?  quel  réformateur  virulent  déblaiera  le  sanctuaire  obstrué,  et  du 
bout  de  ce  fouet  dont  il  aura  dispersé  les  charlatans,  trac, Ta  d'une  main 
ferme  la  ligne  de  démarcation  t|iii  doit  exister  entre  les  art-*'.' 

C'est  un  curieux  spectacle  que  la  peine  que  se  donnent  ces  preux  île  la 
littérature  musicale  pour  étendre  au-delà  du  possible  les  limites  de  leur 
science  et  de  leur  art.  Ainsi  Mattlieson  veut  absolument  nous  démontrer  les 
rapports  qui  existent  entre  l'harmonie  musicale  et  l'harmonie  des  sphères;  il 
n'hésite  pas  a  rédiger  à  ce  point  de  vue  de  volumineux  traités  de  métaphy- 
sique et  d'histoire  naturelle  où  se  trouve  exposé-  remploi  que  la  médecine 
doit  faire  de  la  musique  comme  agent  thérapeutique.  \  l'en  croire,  rien  ne 
vaut  une  bonne  audition  musicale  pour  aider  à  la  transpiration,  il  suffit  d'un 
simple  rondo  agréablement  i  -  our  rendre  Inoffensive  la  piqûre  de  la 

(1)  Frédéric  II.  OBucra  posthumes,  t.  XI,  p.  19.  Voir  la  lettre  \  d'Alemhert  :  «  Je  ne 
suis  qu'un  dil--tta.it.',  et  je  n-1  décide  point  sur  d.-s  matières  qu'à  peine  il  m'est  permis 
d'effleurer;  mais  vous  avez  voulu  que  je  vous  dise  ce  que  je  pense,  le  voila.  » 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  "233 

tarentule,  et  l'histoire  du  castrat  Farinelli,  dont  la  voix  charmait  les  sombres 
ennuis  du  roi  d'Kspagne,  lui  sert  à  classer  l'art  des  sons  dans  la  psychiatrie. 
C'est  avec  la  même  gravité  naïve  qu'un  autre  écrivain  illustre  de  la  pléiade, 
Marpurg,  divise  son  histoire  de  la  musique  en  diverses  périodes  :  la  première 
qui  s'étend  depuis  Vdam  et  Eve  jusqu'au  déluge,  la  seconde  qui  va  du  déluge 
ù  l'expédition  des  Argonautes,  et  enfin  la  troisième  qui  comprend  le  siècle  de 
Pythagore,  où  il  s'arrête.  Et  pourtant,  qui  le  élirait.'  en  dépit  de  ce  fatras 
ridicule,  l'ouvrage,  est  empreint  par  moment  d'un  tel  caractère  de  sineérité, 
il  apporte  à  l'étude  de  l'antiquité  tant  et  de  si  précieux  renseignemens,  que 
les  plus  érudits  en  tiennent  compte,  et  que  c'est  encore  là  qu'il  faut  aller 
chercher  la  source  do  peu  que  nous  savons  sur  la  musique  des  anciens  Grecs. 
Soyons  justes  néanmoins,  et  convenons  que  ces  hommes,  qu'il  est  si  facile 
tourner  en  ridicule  puni-  avoir  voulu  étendre  hors  de  propos  le  domaine 
d'une  science  dans  laquelle  tout  était  à  créer,  promenèrent  le  regard  divi- 
nateur du  vrai  génie  au-delà  de  l'étroit  horizon  des  théories  de  leur  époque, 
et  se  sent  trouvés  définitivement  avoir  émis  dos  yues  qui,  cinquante  ans  plus 
tard,  passaient  peur  >{<■<  découvertes  de  l'esprit  moderne.  Lorsque  Goethe  et 
v>\aiis  (1)  établissaient  entre  la  musique  et  l'architecture  cet  admirable  pa- 
rallèle proverbial  en  Allemagne,  et  que  depuis  l'ouvrage  de  M  '  de  Staël  tout 
le  monde  connaît  en  France,  ces  deux  grandes  Intelligences  en  lesquelles,  à 
de  si  divers  degrés,  s'incarne  l'esprit  des  temps  nouveaux,  ue  faisaient  en 
quelque  sorte  que  formuler  un  pressentiment  de  Ifattheson.  Lui  aussi  définit 

la  pantomlm ne  musique  muette  dépourvue  de  fermes  mélodiques  et 

harmoniques,  une  espèce  de  silhouette  purement  rhythmlque  d'un  morceau.  » 
Et  quand  ce  même  Uattheson  Imaginait  pour  la  musiq sette  devise  pro- 
phétique :  ditcordiA  ooneors,  s.'  deutait-il  qu'il  résumait  en  deux  mots  |(. 
grand  art  des  yVeber,  des  Cherubinj  et  îles  Beethoven'.'  Tels  sont  les  .'clairs 

précurseurs  de  la  science  moderne  qui  nous  frappent  à  chaque  pas  dans  le 
chaos  de  ces  épais  volumes  conçus  et  rédigés  en  des  jours  où  l'esthétique, 

il  faut  l'avouer,  ne  brillait  pas  d'un  bien  merveilleux  lustre. 

On  a  beaucoup  reproché  à  ces  agitateurs  littéraires  et  musicaux  de  la  pre- 
mière moitié  ilu  xvme  siècle  d'avoir  délibérément  répudié  la  tradition  de 
l'art  du  moyen  âge  et  de  s'être  livrés  à  la  guerre  la  plus  impitoyable  tant 
contre  les  anciens  chorals  que  contre  toute  espèce  de  compositions  classi- 
ques dues  au  style  religieux  des  xvi*  et  xvn*  siècles.  Rien  de  plus  juste  au 
fond  que  ce  reproche,  qui  du  reste  les  atteint  sans  les  entamer,  car,  en  le 
méritant,  ils  n'en  étaient  que  mieux  dans  l'esprit  de  leur  époque.  S'ils  eussent 
fait  autrement,  s'ils  n'eussent  pas,  pour  une  centaine  d'années  au  moins, 
déblayé  le  terrain  obstrué  par  tous  ces  bons  vieux  maîtres  de  la  tablature 
liturgique,  et  préparé  ainsi  la  voie  à  la  musique  moderne,  à  la  musique  ga- 
lante, comme  on  dit  en  Allemagne,  jamais  nous  n'aurions  eu  cette  immor- 
telle renaissance  inaugurée  par  Haydn,  et  dont  Mozart  fut  le  Raphaël.  Ce 
retour  aux  graves  études  du  passé,  cette  restauration  du  style  pur  et  cano- 
nique qui  aujourd'hui,  au  lendemain  d'une  grande  période  parcourue,  nous 

(1)  «  L'architecture  est  une  musique  solidifiée,  la  musique  une  architecture  flottante.  » 
On  prête  aussi  cet  aphorisme  à  Schlegel;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  appartient  à 
Mattheson,  et  que  Goethe,  Novalis  et  Schlegel  n'en  ont  donné  que  des  variantes. 


•j:','l  BEI  I  I     l'i  S    im\    «0ND1  -• 

apparaît  comme  le  signe  manifeste  d'une  salutaire  réforme,  n'eût  jamais 

été,  en  ces  heures  de  tendance  et  d'aspiration  vers  Pavenlr,  qu'une  de  ces 

manoeuvres  dont  les  cerveaux  routiniers  se  servent  d'ordinaire 

pour  enrayer  la  marche  du  temps.  Pendant  que  ceux-ci  étendaient  jusqu'aux 

domaine  de  la  musique,  ceux  là  au  contraire  s'évertuaient  à  le  - 
treindre  outre  mesure.  \insi  IHtxler  en  roulait  faire  purement  et  simplement 
une  science  exacte  comme  les  mathématiques;  d'art  il  n'en  était  plusqu 
lion,  toul  .m  plus  s'agissalt-U  d'une  nouvelle  branche  de  la  philosophie.  Ceat 
ce  mouve ni  d'idées  qui  poussa  vers  la  d  esthétique  des  ma- 

th imatictens  de  profession  tels  que  Euler  et  Bernouilll  par  exempte,  lesquels, 
ayant  pur  circonstance  appliqué  à  la  musique  leurs  hautes  hcultés  d'inves- 
on,  ont  droit  de  Ogurer  dans  cet  DJustre  groupe  des  fondateurs  de  la 
littérature  musicale.  Du  reste,  c'est  on  d  du  temps  qui 

.  pour  ["histoire  et  la  théorie  «l'un  art  qui,  < une  l'a  si  bien  dit  Ici 

même  H.  Charles  de  Rémusat,  devait  être  Part  moderne  par  excellence.  \  tout 

le ode  la  matière  paraît  neuve,  et  neuve  elle  est  en  effet,  car  c'est  nn  art 

;h'mii  vieil  art  qui  se  \    Ji  avec  quelle  fougue  ne  s'em] 

-  pas  les  uns  et  les  anl  rpérer  a  l'œuvre  qui  B*élabore1  Comme 

,  mathématicleni  et  phfli  littérateurs  et  gens  du 

métier,  disputant,  glosant,  argumentant  a  Penvi,  en  attendanl  que  Haydn, 
Mozart  <-t  Beethoven  viennenl  accomplir  i  mation  préparéel 

point  seulement  en  Allemagne  que  cette  littérature 
musicale  prend  carrière  de  la  sorte,  mais  aussi  et  à  la  même  heure  chex 
b'ons  ayant  qualité  pour  Intervenir  dans  les  questions  d'art. 
.       ■  plus  curieuse,  on  collabore  a  d  tend  la  main  par-di 

h  -  \  pes;  le  plu^  Bubtll,  le  plus  profond  entre  les  antiquaires  Italiens,  le  père 
I  ide  au  prii  G     ert,  la  lumière  des  docteurs  du  paya 

rhénan.  (Test  à  Bologne  que  ces  deux  I  '»- 

tendirenl  pour  composer,  d'après  les  intiques  et  modernes,  la  pre- 

mière histoire  unit  s  la  musique  dont  on  bb  fût  jamais  avisé  jusque- 

là.  Dans  la  répartition  mutuelle  de  l'immense  tache,  Ëartlnl  s'attribua 
fin;  l'illustre  abbé  de  ta]      t-Noirel     •■  cher- 

ches sur  la  musique  reHgteo  I  i  peu  de  temps, 

deux  eurenl  amoncelé  de  \rais  trésors  qu'ils  échangeaient  i  dent 

•!in  a  |-au,  ■  ce  zèle  exempt  d'envie  des  gran- 

des intelligences  travaillant  en  commun.  Gerbert,  incitant  à  profit  les  privi- 
ta  les  diffêrens  cloîtres  de  PAllemagne,  rouilla  b 
ibliothèques,  compulsa  un  à  un  tous  les  manuscrits  ayant  traita  la  mu- 
sique, et  finit  par  rassembler  dans  sa  retraite  de  la  i         N        une  des  plus 
p,-,.  des  plus  ran  -  cumens  qu'on  ait  vues.  Tout 

cela  malheureusement  devait  être  perdu  pour  la  postérité.  A  peine  le  docte 
religieux  avait-il  commencé  le  classement  de  ses  innombrables  richi 
qu'un  Incendie,  éclatant  tout  à  coup,  vint  en  quelques  heures  anéantir, 
le  d  qui  le  contenait,  le  fruit  de  tant  de  laborieuse  el  sublime  pâ- 

ti, h    .  i.      ablait  que  la  destinée,  qui  se  joue  si  volontiers  des  efforts  de 
Phewme,  n'eût  permis  a  ce  digne  abbé  de  réunir  tant  de  BWtérianx  que 
pourl^s  détruire  plus  à  son  aise  en  une  seule  fois.  A  quoi  bon  en  effet  I 
ces  paperasses  pour  s'en  aller  reconstruire,  û  travers  la  nuit  des  temps,  les 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  235 

origines  douteuses  d'un  art  dont,  à  proprement  parler,  la  véritable  et  sé- 
rieuse histoire  allait  seulement  commencer?  I  perte  à  ce  point  de  vue  ne 
serait  pas  trop  regrettable,  d'autant  plus  que  le  monument  ssre  perennius  que 
l'illustre  !"  ince-abbé  et  l'imperturbable  professeur  de  Bologne  avaient  alors 
à  cœur  d'élever  en  commun  n'en  \  il  pas  moins  le  jour.  Les  hommes  de  cette 
trempi  ne  e  détournent  jamais  de  leur  voie,  et  1rs  épreuves  de  ce  genre  ne 
font  que  les  raffermir  dans  leur  dessein. 

Quel  investigateur  passionné,  quel  Infatigable  antiquaire,  était  en  musique 
ci  Gerbert,  on  ne  l'imagine  pas.  J'en  dirai  autant  de  son  collaborateur  de  Bo- 
logne, dont  l'influence  fut  d'ailleurs  sans  bornes  sur  s époque.  Jamais  en- 
seignement ne  jouit  'l'un  pareil  crédit,  ivoir  été  rélève  'lu  père  Martini  | 
sait  dans  le  monde  musical  pour  le  plus  beau  til  ire,  un  simple  mot 

if  émané  il'-  -.1  bouche  d'oracle  valait  mieux  j •  l'avenir  d'un  ar- 

ii  l  que  tous  les  diplômes  académiques.  Comme  on  voyait  aux  jours  d'Abai- 
lanl  s'acheminer  vers  Paris  des  multitudes  déjeunes  gens  altérés  delà  parole 
du  maître,  ainsi  des  bandes  de  disciples  fervens  affluèrent  dans  Bologn 
telle  était  l'immense  autoritéjdu  père  Martini,  telle  était  la  considération  uni- 
vei  elle  dont  il  marchait  ''in Ironné,  qu'on  a  quelque  peine  à  se  figurer  que 
semblable  chose  ail  pu  avoir  lieu  eu  plein  icviu*  siècle,  et  qu'on  se  oroirait 

presque  transporté  au  -'in  de  quelqu' le  ces  périodes  naïves  du  passé  qui, 

■  Mt  de  scepticisi -t  de  de  ces  raffine- 

Riens  de  critique  el  de  sagacité,  permettaient  à  un  homme  de  sedévelopper 
tout  entier  sans  encombre  el  de  valoir  librement  ce  qu'il  vaut. 

\i  nt,  -i  du  spectacle  auquel  nous  venons  d'assister  nous  reportons 
nus  regards  sur  ce  qui  nous  entoure,  quelle  différence  entre  ces  hautains  <'t 
vigoureux  polémistes  'lu  bon  vieux  temps,  ces  paladins  de  la  double-croche, 
à  la  perruque  ébouriffée,  à  l'épée  toujours  bien  affilée,  >'t  l'honnête  mi 
d'à  présent,  si  tranquille  et  si  casanier  1  Des  ^.i\.m>  illustres,  la  musique  en 
possède  encori  i  n'indique,  Dieu  merci,  que  la  race  en  doive  dispa- 
raître, lai  France,  en  Allemagne,  en  Italie,  il  en  est  bien  de  huit  à  dix  que  l'on 
pourrait  nommer;  mais,  je  le  demande,  qui  s'occupe  de  leurs  recherches?  En 
dehors  d'un  petit  cercle  d'initiés,  quelle  influence  exercent  leurs  travaux  ''t 
leurs  doctrines?  Où  sont-ils,  les  grands  agitateurs  de  l'opinion  publique? 
J'avoue  qu'en  France  je  n'en  vois  guère,  et  que  de  Pautre  côté  du  Rhin  mes 
yu\  mit  beau  chercher,  ils  ne  découvrent  rien.  Peut-être  me  cftera-t-on 
U.Richard  Wagner,  ce  doctrinaire,  hélasl  trop  fameux,  dn  radicalisme  musi- 
cal! Sans  aucun  doute  M.  Richard  Wagner  voudrait  jouer  un  rôle;  malheu- 
reusement le  public  s'entête  à  ne  se  point  vouloir  prêter  à  cette  fantaisie; 
pour  se  battre,  il  faut  être  deux,  et  jusqu'ici  la  mauvaise  étoile  de  M.  Wa- 
gner semble  vouloir  que  le-  adversaires  lui  manquent.  Vussi  n'est-ce  point  un 
spectacle  médiocrement  bouffon  que  de  voir  ce  duel  à  outrance,  cette  lutte 
d'extermination,  où  M.  Wagner  s'obstine  avec  des  adversaires  qui  lui  jouent 
le  malin  tour  de  ne  poinl  apparaître,  il  défie  le  monde  entier,  et,  l'indiffé- 
rence publique  seule  lui  répond.  Parlez-moi  de  Matthes t  des  polémistes 

de  son  époque.  Ceux-là  du  moins  combattaient  au  milieu  du  vacarme,  les 
applaudissemens  ni  les  huées  ne  leur  faisaient  défaut,  et  s'ils  pouvaient  avoir 
à  craindre  quelque  chose,  ce  n'était  certes  pas  l'indifférence  de  la  galerie. 
Ajoutons,  à  l'honneur  de  ces  guerroyeurs  imperturbables,  qu'ils  combattaient 


236  REVI  I      l>l  -     I  >1  l   \     MnNIil  s. 

pour  des  principes  généraux,  et  aon  pour  de  misérables  questions  d'amour- 
propre  et  d'intérêt  personnel,  ricins  de  fol  dans  l'avenir  d'un  art  dont  Us 
fixaient  la  théorie,  ce  qu'ils  voulaient  les  uns  et  les  autres,  c'était  la  musique, 
on  pas  leur  musique,  ils  avaient  le  verbe  grossier  et  trivial,  Ils  étaient 
forti  en  gueule  :  qu'importe,  bI  leur  langage  remuait  la  (bule,  si  ce  style 

bizarre  et  Imagé  popularisait  la  science  i lerneï  Aujourd'hui  cuistres  pé 

dantesques,  demain  muslcastres  frivoles,  leur  autorité  ne  laissait  pas  un  In- 
Btant  de  s'exercer  partout,  et  les  sens  du  métier,  non  moins  que  le  Bgens  du 
monde,  reconnaissaient  leur  compétence.  Bien  plus,  quelques-unes  de  ces 
œu\  res  que  tant  d'alliage  critique  et  polémique  semblait  devoir  entraîner  ont 
été  maintenues  a  Dot  pa  r  la  justesse  de  raisonnement  et  l'esprit  de  clair- 
voyance qui  les  anime.  Il  en  a  été  uin-i  du  Parfait  maitre  </c  Chapelle  de 
Hatthes resté  en  Allemagne  un  admirable  monument  d'esthétique  musi- 
cale, < >u  la  philosophie  la  plus  avancée  aurait  peine  a  trouver  à  reprendre. 
D'une  part,  on  jetait  à  bas  le  moyen  âge,  —  transports  furieux  d'inonoclastes 
en  perruque,  qui  seraient  grotesques  sans  ce  pressentiment  sublime  de  l'art 

\  ••.m  qui  les  agite  à  leur  Insu;  —  de  l'autre,  on  se  martelait  le  i sens 

pour  trouver  le  secret  de  la  musique  antique,  Insoluble  énigme  qui,  pendant 
toute  la  durée  du  mu1  Bièclei  tint  les  plus  fortes  têtes  en  échec,  et  dont  la 

découverte  reste  un  mystère  con la  pierre  phllosophale,  avec  cette  diil'é- 

rence  toutefois  que  dans  la  fabrication  de  Por  la  théorie  aussi  bien  que  la  pra- 
tique devaient  nous  demeurer  Interdites,  tandis  que  pour  la  musique  grecque 
le  désappointement  ne  devait  du  moins  pas  être  si  universel.  J'ignore  en  eflel 
m  jamais  les  savans  parviendront  a  nous  démontrer  d'après  quelles  règles  les 
i  imposaient  leur  musique;  tuais  ce  qui  à  mes  yeux  ne  souffre  point  de 

doute,  c'est  qu'un  homme,  un  génie  s'est  rencontré  qui  a  donné  a  la  mu- 

sique  moderne  la  majesté  de  l'art  antique,  et  que  cet  bon •  s'appelait  Gluck. 

1  qui  nous  frappe  en  effet  dans  Gluck,  et  ce  que  nous  ne  pouvons 
omettre  d'indiquer  à  propos  du  mouvement  d'études  musicales  où  figure 
M  d  et  d'où  ce  grand  maître  est  sorti,  —  c'est  la  filiation  nette  et 

directe  par  laquelle  il  Be  rattache  au\  Grecs  de  la  plu-  pure  époque.  Son 
art,  comme  celui  des  anciens,  procède  uniquement  de  la  manifestation  de 
l'idée,  11  l'expose,  il  s'y  attache,  il  la  suit  dans  ses  évolutions  naturelles,  tou- 
jours  clair,  élevé,  conséquent  A-t-il  à  peindre  un  doux  sentiment,  tout 
est  douceur  dans  les  Instrumens  qu'A  emploie,  tout  est  analogie  et  sym- 
bole dans  les  voix  de  son  orchestre.  Là  où  le  sujet  n'offre  point  de  con- 
trastes, la  musique  n'en  admet  point,  et  vous  pouvez  vous  laisser  aller  à 
l'émotion  du  tableau  qu'il  évoque,  certain  qu'une  nuance  Intempestive 
n'en  viendra  pas  tout  à  coup  altérer  l'harmonie.  An  point  de  vue  de  cet 
inaltérable  euhe  de  la  forme  classique,  de  cette  plasticité  qui  jamais  ne  se 
dénient,  Gluck  est  en  musique  un  véritable  statuaire  du  temps  de  Périclès. 
Les  grands  principes  de  ce  vigoureux  génie  vous  frappent  bien  plus  encore 
lorsque  vous  compares  les  partitions  de  Gluck  avec  les  opéras  des  autres 
maîtres,  de  nos  contemporains  surtout,  où  si  souvent  le  plus  Incroyable 
désaccord  règne  entre  l'idée  dramatique  et  les  instrumens  appelés  ù  l'ex- 
primer, à  ce  point  que  VOUS  entendez  tous  les  jours  les  cuivres  prendre  la 
parole  dans  une  scène  qui  semblait  ne  vouloir  éveiller  que  des  sentimens 
de  la  nature  la  plus  douce.  Est-ce  à  dire  que  Gluck  renonce  au  contraste, 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  237 

et  se  prive  par  lu  d'un  des  grands  moyens  d'effets  qui  existent  au  théâtre? 
Non  certes;  seulement  il  ne  l'emploi  qu"au  moment  où  la  situation  le  com- 
mande. Le  contraste  est  une  curiosité  du  cerveau  humain,  un  besoin  du  gé- 
nie épris  de  changement  et  d'antithèses  :  aussi  la  plupart  du  temps  ne  lui 
voit-on  d'autre  raison  d'être  que  cette  curiosité  et  ce  besoin;  mais  alors  il  faut 
bien  reconnaître  qu'il  ne  produit  sur  nous  qu'un  effet  secondaire  et  ne  nous 
eau  •■  que  ce  plaisir  qui  nait  du  changement.  Autre  chose  est  quand  le  sujet 
l'indique  el  le  réclame,  quand  le  sentiment  dramatique  lui  demande  une  ex- 
pression  plus  \  raie  et  plus  puissante.  Dans  sa  manière  de  l'aire  usage  du  con- 
traste et  de  l'opposition,  Gluck  a  toujours  en  \  ue  d'obéir  aux  luis  d'une  rigou- 
•  esthétique.  Chez  lui,  le  forte  et  le  piano,  comme  aussi  les  nombreuses 
aces  qui  vont  de  l'un  à  l'autre,  ne  cessent  pas  un  instant  d'être  en  fidèle 
mcordance  avec  les  gradations  de  sentiment,  avec  l'accent  plus  ou  moins 
énergique,  plus  ou  moins  doux  et  pathétique  de  la  déclamation.  Il  faut  ici  que 
tout  forte  signifie  un  sentiment  qui  s'accentue  davantage,  tout  piano  une 
situation  qui  cherche  à  se  détendre,  qu'un  rinfonando  soit  l'avant-coureur 
d'une  émotion  soudaine  et  véhémente.  Vous  auriez  grand'peine  à  trouver 
de  ces  oppositions  à  effet,  contre-sens  techniques  dont  la  musique  de  no- 
jours  Foisonne  à  tel  point  que  les  oreilles  u\  prennent  en  quelque  sorte 
plus  garde  :  la  note  lugubre  en  pleine  joie,  le  motif  guilleret  au  sein  de 
l'épouvante  et  du  désespoir,  et  mille  autres  ornemens  qui  finissent  par  faire 
perdre  à  l'art  contemporain  toute  destination  sérieuse.  Quand  le  ciel  de 
Gluck  est  calme,  aucun  nuage,  si  imperceptible  qu'il  puisse  être,  n'en  trouble 
la  lumineuse  transparence;  quand  il  est  sombre  et  morne,  aucun  rayon  n'y 
perce  a  travers  la  nuit  profonde.  Si  vous  aimez  les  contrastes  et  les  péripé- 
ties, attende/  un  de  ces  momens  où  l'âme,  en  proie  à  la  tourmente  des  pas- 
sions, Qotte  pareille  au  vaisseau   battu   par  la  tempête;  alors,   ero\ez-lo  bien, 

le-  antithèses  ne  vous  manqueront  pas,  vous  verrez  la  paix  et  la  fureur  alter- 
ner sans  transition,  les  rhythmes  \ioleiis  jaillir  des  rhythmes  calmes,  et  les 
plus  noires  ténèbres  succéder  sans  crépuscule  au  jour  le  plus  radieux.  Dans 
Alceste,  où  les  situations  et  les  sentimens  ne  varient  guère,  je  dirai  même 
que  ce  système,  auquel  (iluek  demeure  inflexiblement  attaché,  engendre  par 
moment  une  certaine  monotonie,  tandis  que  dans  lr m'aie  au  contraire  et 
dans  les  deux  Iphigénie,  ouvrages  où  l'action  abonde  en  traits  hardis,  en 
fortes  ('■motions,  cette  manière  de  n'employer  jamais  le  contraste  par  des 
raisons  purement  techniques,  mais  comme  un  moyen  de  mieux  rendre  l'ex- 
pression et  la  vérité,  produit  des  effets  qu'il  faut  compter  au  nombre  des  plus 
sublimes  conceptions  de  l'art  musical. 

A  ce  point  de  vue,  et  si  extra\  agante  que  cette  opinion  dût  sembler  aux 
honnêtes  gens  qui  de  nos  jours  estiment  que  Gluck  a  besoin  d'être  renforcé,  je 
n'hésiterais  pas  à  soutenir  que  l'auteur  il'./Uesle  et  iï Iphigénie  est  le  plus 
grand  artiste  en  fait  d'instrumentation  qui  ait  jamais  existé.  Personne  avant 
lui  ne.  s'était  douté  du  parti  qu'on  pouvait  tirer  de  l'orchestre,  et  depuis  au- 
cun ne  l'a  surpassé  dans  le  but  qu'il  se  proposait.  Que  les  modernes  aient 
découvert  des  ressources  instrumentales,  des  variétés  de  formules,  des  effets 
de  sonorité  qu'il  ignore,  c'est  là  un  fait  hors  de  discussion;  ce  que  je  pré- 
tend, avancer  et  soutenir,  c'est  que  dans  la  connaissance  approfondie  des 
instrumens  en  tant  que  moyens  d'expression  des  caractères,  des  mouvemens 


i;i  \  !  r    in  -    ni  i  \    UONDl  -• 

du  cœur  <'t  des  passions,  dans  l'intelligente  el  souveraine  distribution 
forces  sonores  et  des  analogies  qu'elles  peuvent  avoir  avec  les  phénomi 
psychologiques,  bien  peu,  même  parmi  les  plu-  Illustres,  lui  doivent  être 
comparés.  Qu'était-ce,  avant  (iiu^k,  «jm-  l'instrumentation î  Quelque  ihuse 
d'aride  et  de  conventionnel,  beaucoup  moins  un  art  qu'un  métier  dont  on 
apprenait  professionnellement  les  règles  immuables  :Oboi  coiflauti,  clarinette 
te.  Charles  Marie  de  Weber  persifle  très  spirituellement  dans  un  de 
apprentissage  routinier  qu'on  se  transmettait  de  maiti 
l'Imperturbable  aplomb  des  statuaires  de  la  vieille  Egypte  hiératique, 
Gluck  fut  li-  premier  à  changer  tout  cela,  le  premier  qui  lit  de  l'orchestra  un 

réflecteur  - *e  ■  !  ne,  ■■!  qui,  après  avoir  assigné  a  chaque 

Instrument  une  \"i\  propre  et  spéciale,  s'imposa  la  lui  de  ne  l'employer  ja- 
mais m11''  dans  l.i  mesure  'lu  caractère  i|u'il  lui  avait  reconnu,  qu'à 
dater  de  cette  heure  l'orchestre  eut  des  échos  pour  tout  ■  ,  ont 
toutes  I'--  plaintes,  pour  toutes  les  fureurs  de  l'homme  et  des  dieux. 
i  •  \..i\,  il.-  quelque  façon  d'ailleurs  qu'il  les  assemble  et  qu'il  les  mêle, 
ront  dan-  l'avenir  Incessamment  fidèles  a  Nui'  destination  native,  et  \<ms 
ponvei  compter  que  le  trombone,  Instrument  des 

des  esprits  de  baine  el  lira  point  lia  au  milieu 

d'uni'  scène  de  tendresse  et  d'amour  II  même  des  clairons,  des  h.iut- 

i  .  hier  en<  aux 

nétal  Inertes,  et  qui  ivoque  di 

la  vie  de  Pinte!  is  minutieux  ne  faut-il  pas  qu'A  i 

ide  partii  u  instrumen  dnsl  rendu  c pte 

non-seulement  du  caractère  général  de  chacun,  mai-  » l ■  -  —  mille  et  une  nu  u 
dont  il  est  susceptible  dans  ses  nu  •  les  plu  I  nue 

tel  on  tel  Instrument  \aut  dan-  ses  moindres  détails,  ce  qu'il  peut  dan-  le 
haut,  dan-  le  bas,  dan-  li  intermédiaires,  dai 

dan-  ,  ce  qu'il  peut  comme  wio  et  nixj- 

Uaire,  ce  qu'il  lies  modifications  U  m  la  nature  et 

le  nombre  des  autres  instrument  qu'on  lui  adjoin 

incomparable  lui  a  surtout  appris,  ce  qu'il  ne  mon- 

trer par  son  eiemp    .  ne  les  Insfrumens  ne  produisent  d'effet 

pénétrant  que  lorsqu'on  niser  remploi,  et  que  le  luxe  et  la  pro- 

fil i  .  i  <  11,1  mériti 

..-..\lli 

■  '.' 

l'instrument  funi 

• 
que  1  tnblent  ,iff- 

veut  pir>  ;  ni  les  mécl  mble 

Dé  aux  imouMBi  qn'on  s'attache  à  le  -iiivre 

dans  ce  chœur    :  I  frappe  de  morne  et  sirii-tr>-  que  jiersonne 

n'avait  s  uis  l'inuiicent  pipeau  dont  Gluck,  m  dépit  des  n 

fera  _ane  de  la  fatalité.  C'est  ainsi  qu.-  toujours,  rom[iaiil  i 

donnée  ordinaù  •  i  trombones  et  les  trompetta  poui  nous  peindte  Isa 

splendeurs  et  les  jouissances  des  champs  el)séens. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  239 

dualité  des  moyens  rendent  au  contraire  impossible  toute  action  caractéris- 
tique :  précepte  de  vérité  dont  nos  grands  maîtres  modernes  ont,  hélas! 
médiocrement  tenu  compte,  ainsi  qu'il  est  aisé  de  s'en  convaincre  en  écoutant 
leurs  opéras.  Gluck  a  montré  au  drame  Ivrique  la  voie  qu'il  devait  suivre 
pour  se  rapprocher  de  la  nature  et  de  la  vérité.  Je  n'ai  point  à  parler  ici  du 
degré  d'influence  qu'il  a  exercée  sur  les  plus  grands  maîtres;  je  n'ai  point  a 
démontrer  par  quels  liens  les  Mozart,  les  Beethoven,  les  Weber,  les  che- 
rubini,  les  Iféhul  el  les  Spontini  se  rattachent  à  cette  haute  tradition,  ce 
qu'ils  en  ont  pris  et  ce  qu'ils  en  ont  laissé:  ce  que  j'ai  voulu  seulement  indi- 
quer en  passant,  c'est  le  caractère  antique  de  Gluck,  la  grandeur  el  la  sim- 
plicité de  son  art,  et  sur  ce  peint  je  ne  pense  pas  que  la  contradiction  soit  à 
ater.  Tous  ceux  en  effel  qui  auront  jamais  entendu  Orphie,  Alceste,  IpM- 
•  en  Vauritk  .née  les  ravtssemens  que  ces  sublimes  inspirations  com- 
mandent, tous  ceux  qui  se  soin  iendronl  de  cet  unisson  âpre  et  forcené,  coupé 
de  si  brutales  dissonances,  par  lequel  les  esprits  infernaux  accueillent  l'époux 
d'Eurydice,  dent  Ils  étouffent  bous  un  aboiement  réroce  la  voix  plaintive  et 
suppliante,  tous  ceux  qui  auront  présentes  à  la  mémoire  les  diverses  péripé- 
ties de  cette  émouvante  scène  où  la  puissance  de  l'harmonie  apaise  et  dompte 
le-  monstres  qui  reculent  à  regret  et  comme  Fascinés,  bous  ceux  qui  auront 
té  au  spectacle  du  désespoir  d'Oreste,  qui  auront  prêté  leur  oreille  et 
leur  ame  à  l'auguste  affliction  d'Iphigénie,  —  tous  ceux-là  reconnaîtront  que 

pour poser  une  telle  musique  il  fallait  un  cerveau  Bur  lequel  eût  passé 

le  souffle  de  l'antiquité. 

Dans  ce nde  des  lettres  et  des  arts,  tout  n'est  qu'action  et  réaction.  Les 

savans  du  uni'  siècle  avaient  systématiquement,  en  haine  du  moyen 
tourné  leurs  études  du  cet.'  de  l'antiquité  grecque;  les  savans  de  nés  jours 
n'eut  de  ireùt  et  de  feu  que  peur  le-  origines  de  la  musique  sacrée,  et  sem- 
blent ne  s'être  Imposé  cette  pénitence  que  pour  non-  taire  expier  le  ri 
olympien  de  leurs  fougueux  prédécesseurs.  Malheureusement  ce  sont  là  des 

travaux  isolés  dont  se  seiicic  a  peine  la  classe  de  lecteurs  à  laquelle  ils  sont 
spécialement  adressés.  Ce  n^est  point  la  science  qui  manque  au  siècle,  •' 
hélas!  bien  plutôt  le  siècle  qui  manque  à  la  science.  Pour  m'en  tenir  à 
question  de  l'érudition  musicale,  je  vois,  en  Allemagne  comme 
en  France,  divers  groupes  i  lu  meilleur  esprit,  et  qu'échauffe  un 

saiiu  /Me  investigateur.  Ceux-ci,  préoccupés  d'un  certain  idéal  historique, 
vendraient  dégager  la  musique  du  bloc  de  marbre  qui  la  retient,  et  faire 
pour  elle  ce  que  tant  d'écrivains  célèbres  eut  tait  pour  la  poésie  et  la  pein- 
ture. Ceux-là,  plus  naïvement  absorbés  dans  le  culte  et  la  contemplation  du 
passé,  m 'miraient  pouvoir  doter  l'art  des  sons  de  quelques-unes  des  réformes 
qu'ont  values  à  la  peinture  l'étude  des  temps  pré-raphaélesques,  à  l'archi- 
tecture la  revivification  du  style  roman  et  germanique,  à  la  poésie  la  mise 
en  lumière  des  romans  de  chevalerie  et  des  chansons  populaires  du  moyen 
âge.  .le  le  répète,  de  unis  ces  travaux  péniblement  conduits,  la  vie  est  dé- 
sormais absente,  et  ces  efforts  si  consciencieux  restent  sans  influence  sur 
personne,  les  simples  lettrés  --'en  éloignant  comme  d'une  affaire  en  dehors 
de  leur  compétence,  et  les  musiciens  se  tenant  d'avance  pour  informés,  at- 
tendu qu'un  musicien  a  pour  besogne  d'écrire  beaucoup  d'opéras,  et  que 
l'étude  de  l'histoire  de  son  art  est  une  distraction  dont  il  doit  savoir  se  pri- 


"240  REVIT    DES    l>H  \    MONDES. 

ver.  «Je  peins  les  belles  femmes  toul  simplemenl  pane  qu'elles  sont  belles,  » 
disait  un  Vénitien  de  la  vieille  roche;  il  se  peut  qu'en  peinture  cette  philo- 
sophie soit  la  bonne.  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'en  musique  ce  n'était  point 

celle  de  Gluck,  ni  de  Mozart  non  plus,  ni  de   Beethoven,  aussi  Cette  indiflï- 

renee  on  l'on  vit  aujourd'hui  en  matière  d'érudition  musicale  m'afflige  et 
m'épouvante.  Hendeissohn,  cet  esprit  doux  el  fort,  honnête  el  puissant  à  la 
fois  dont  la  France  n'a  pas  encore  mesnfe  toute  l'élévation,  Hendeissohn  ae 
s'j  est  pas  trompé,  el  quiconque  saura  lire  dane  son  obu\  re  y  verra  l'influence 
-  de  l'érudition  moderne,  aujourd'hui  les  musiciens  de  profes- 
sion Ont  bien  d'autres  OhoWS  en  tète  :  il  leur  faut  satisfaire  à  d'incessantes 
commandes,  flatter  le  mauvais  goût  de  la  cantatrice  régnante,  être  les  rom- 
plaisansdu  public  et  des  directeur,  de  spectacles.  Parlez-leur  de.  travaux,  de 
découvert,  s  Intéressant  l'histoire  de  l'art  qui  les  occupe,  ils  las  ignorent;  in- 

-i>te/,  ils  les  liront  peut-être,  mais  sans  conscience,  sans  profit,  et  pour  re- 
venir imperturbablement  au  train-train  routinier,  à  ce  rOCOCO  d'hier  et 
d'avant-hler,  plus  vermoulu  que  tontes  les  vieilleries  du  temps  passé.  D'ail- 
leurs, pour  ces  esprits  mondains,  uniquement  absorbés  dans  les  combinai- 
sons les  plus  frivole,,  mi  savant  n'est  jamais  qu'un  dilettante,  un  homme  à 
de  la  question  ol  qui  trouve  son  plaisir  à  fouiller  des  textes  oiseux,  car 
l'important  est  de  faire  beaucoup  d'opéras,  et  non  point  de  connaître  l'his- 
toire de  la  musique,  de  savoir  d'où  l'on  vient,  où  l'on  va.  et  de  quel  mouve- 
ment d'idées  procède  tel  ou  tel  système 

Quelle  différence  entre  le  calme,  la  solitude,  le  délaissement  auxquels  nous 
assistons  de  nos  jours,  et  l'agitation  que  menaient  autour  d'eux  ces  reltres 
littéraires  du  crni*  siècle,  ces  Incorrigibles  batailleurs  toujours  prêts  s  mettre 
flamberge  au  vent  pour  une  discussion  de  doubles  croches I  Ceux-là  savaient 
du  moins  faire  respecter  leurs  théories,  et  n'y  allaient  pas  de  main  morte. 
Ils  étaient  factieux,  pédantesqnes,  bretteUTS,  ils  avaient  la  perruque  près  du 
tricorne;  mais  en  dépit  de  ces  mines  grotesques  et  peut-être  à  cause  de  tout 
cet  appareil,  ils  passionnaient  la  foule  &  des  questions  auxquelles  de  nos 
jours  restent  Insensibles  les  p-ns  les  plus  faits  pour  s'y  Intéresser.  Aussi  nous 
a-t-il  paru  curieux  de  les  montrer  dans  le  mouvement,  l'effervescence  et  le 
vacarme  de  l'action,  se  démenant  la  perruque  en  tête  et  l'épée  au  côté,  et, 
tantôt  de  la  plume,  tantôt  de  leurs  discours  forains,  aidant  à  la  vigoureuse 
impulsion  d'une  époque  OÙ  Gluck,  Haydn  et  Mozart  allaient  naître,  liions  de 
listes  boursouflés,  de  ''es  zélateurs  matamores,  dont  l'immense 
savoir  égalait  l'impertinence;  mais  n'en  rions  pas  trop,  car  si  l'épaisse  et 
crasse  suffisance,  si  le  charlatanisme  survivent  encore,  nous  avons  malheu- 
reusement vu  disparaître  l'esprit  militant  d'érudition  et  de  prosélytisme,  et 
l'absence  de  ce  puissant  auxiliaire  pourra  bien  être  cause  que  l'histoire  un 
jour  reprochera  aux  musiciens  de  notre  âge  d'avoir  sottement  laissé  à  l'écart 
tant  de  matériaux  dont  la  poésie  et  les  arts  du  dessin  ont  su  précieusement 
profiter  pour  retremper  leur  forme  et  se  régénérer.  a.  blaie  de  bcrv. 


V.  de  Mars. 


DU 

TRADITIONALISME 


DEIIIEME    PARTIE. 

JOSEPH   DE   MAISTRE. 


I.  —  Us  Poutvirs  constitutifs  de  tÊgHu,  |-.i r  M.  Rnntas  llemoiilin,  )8S5. 
11.  —  Essais  sur  lu  Heformc  ttitholiqut,  par  MM.  IIuhIjn  Heiiimilin  cl  t.  M 


Les  lettres  du  comte  de  Maistre,  publiées  il  \  a  quelques  ann 
font  mieux  que  ses  livres  juger  son  cara  h  re.  Le  ton  de  ses  écrits 
imprimés  oe  permettait  guère  de  deviner  qu'il  fût  aussi  aimable,  el 
ses  lecteurs  pour  la  plupart  ignoraient  ce  que  racontaienl  de  lui 
ceux  qui  l'avaient  connu.  Considéré  dans  les  relations  de  famille  et 
du  monde,  il  parait  avoir  réuni  tous  les  titres  à  l'affection  comme  au 
respect,  el  sa  correspondance  atteste  combien  son  esprit  ajoutait 
d'agrément  à  ses  qualités  sérieuses.  11  j  a  de  lui  des  lettres  char- 
mantes; celles  qu'il  adresse  à  sa  tille  le  sont  toutes.  11  y  règne  une 
sorte  de  coquetterie  paternelle  qui  n'ôte  rien  à  la  tendresse,  un  sen- 
timent sincère,  s'il  n'est  toujours  naturel,  une  lionne  grâce  qui  plaît, 
si  elle  ne  touche  pas  vivement.  Dans  les  autres  lettres,  l'écrivain 
montre  généralement  beaucoup  d'élévation  personnelle,  souvent  de 
la  bienveillance  et  même  de  l'équité,  l'une  et  l'autre  un  peu  capri- 
cieuses, une  envie  de  plaire  un  peu  gâtée  par  le  désir  d'étonner, 
une  véritable  indépendance  dans  les  jugemens  et  la  conduite,  enfin 

tome  II.  —  13  MAI   1857.  16 


242  BEVUE    DBS    lui  S    BONDI  5. 

beaucoup  d'esprit.  Sans  doute  il  n'j  faul  pas  chercher  plus  de  ji.>- 
tesse  el  de  mesure  dans  les  opinions  que  n'en  oflrenl  ses  pages  des- 
tinées à  l'impression  :  souvent  la  violence  des  paroles  j  accompagne 
la  singularité  des  idées  el  dépare  ou  compromet  la  vérité,  quand 
par  aventure  elle  lui  échappe;  mais  une  foule  il''  pensées  vives,  pre- 
nantes, spécieuses  du  moins,  et  qu'il  n'a  empruntées  a  personne, 

attestent  une  facilité  improvisatrice  parfaite ni  ru  accord  pour  le 

fond  avec  la  méditation  sententieuse  donl  en  public  il  garde  les  ap- 
parences, ei  chaque  lig iffre  la  preuve  que  lorsqu'il  se  laisse  aller 

ou  se  recueille,  il  pense  el  il  écrit  absolument  de  même.  Cette  lec- 
ture sérail  « î ♦  ■  tout  poînl  parfaitement  agréable,  >i  trop  de  passages 
ne  laissaient  percer  une  vanité  un  peu  puérile  que  les  gens  du  monde 
cachent  d'ordinaire  avec  plus  d'adresse.  Il  est  trop  évidenl  que  le 
mérite  d'un-'  diversité  d'études  rare  dans  -a  condition  et  dans  -on 
pays,  des  réflexions  constantes  sinon  profondes,  l'originalité  un  peu 
cherchée  de  ses  vues,  l'habileté  de  déguiser  des  idées  parfois  su- 
perficielles ou  (ouiiiii -  MHh  iinc-  toi  me  brillante  qui  le  séduit  lui- 
même,  un  certain  amour  du  beau  séparé  du  sentiment  du  vrai,  une 
bardiesse  d'esprit  plu-,  littéraire  que  philosophique,  une  haine  con- 
contre  le  mal  vu  d'un  Beul  côté,  enfin  les  succès  que 
dans  la  société  une  telle  étrangeté  d'aperçus  el  d'expressions  ne  pou- 
vail  manquer  d'obtenir,  oui  l'un  par  lui  faire  a  lui-même  une  entière 
illusion  sur  la  valeur,  l'autorité,  et  j'ajouterai  la  mission  de  son 
esprit.  Il  se  croit  réellement  a  part  au  milieu  des  hommes  de  son 
siècle  el  comme  envoyé  pour  les  «  - 1 1  .\  t  i  •  ■  î  et  les  surprendre,  ce  qu'il 
aimait  encore  mieux  que  les  éclairer  el  les  convaincre.  L'excessive 
prétention  ferait  ici  quelquefois  douter  do  la  supériorité,  si  trop 

d'exemples  ne  laissaient  entrevoir  de  pareilles  faiblesses,  mê :heï 

des  hommes  de  génie.  \  plus  forte  raison  les  gens  d'esprit  n'en  sonl 
pas  exempts.  C'esl  d'ailleurs  une  remarque  qui  me  semble  vraie  que 
lorsque  les  hommes  qui  appartiennent  a  une  certaine  clause  élevée 
de  la  société  s'j  font  remarquer  par  les  talens  qui  n'en  sont  pas 
l'apanage  naturel  ni  le  privilège  obligé,  ils  se  soustraient  difficile- 
ment a  un.'  sorte  d'infatuation  donl  les  gens  de  lettres  de  profession 
se  préservent  plus  facilement.  Le  plus  célèbre  écrivain  de  nos  jours 
est  tombé  sous  ce  rapport  en  d'étranges  puérilités,  et  si  Clitandre 
eût  écrit,  il  n'est  pas  impossible  qu'il  eût  enchéri  sur  la  vanité  de 
Trissotin. 

('.clic  de  M.  de  Mai-tic  était  du  moins  justifiée  par  un  talent  re- 
marquable, et  le  sérieux  et  la  dignité  de  sa  vie  l'autorisaient  a  s'es- 
timer fort  au-dessus  du  monde  frivole  où  l'avait  placé  sa  naissance. 
L'activité  et  la  fécondité  de  son  esprit  pouvaient  l'abuser  sur  sa 
puissance  intellectuelle,  et  l'on  conçoit  qu'il  se  crût  un  des  grands 


DE    TRADITIONALISME.  243 

maîtres  de  la  pensée,  car  cette  erreur  complaisante  a  gagné  d'aï 
que  lui,  et  dans  un  certain  monde  elle  subsiste  encore. 

On  peut  exalter  à  loisir  des  talens  que  nous  ne  contestons  pas. 
Nous  ne  nous  soucions  pas  d'enlever  à  un  excellenl  écrivain  une 
seule  louange;  qu'il  garde  sa  renommée,  mais  qu'il  perde  son  au- 
torité. Ceux  a  qui  sont  chères  les  grandes  causes  qu'il  a  cru  servir, 
la  religion  et  la  monarchie,  ne  -auraient  choisir  un  plus  funeste  gu 
Lorsque  par  habitude,  déférence  ou  orgueil  de  parti,  on  l'invoque 
encore  c< e  un  maître,  on  renouvelle  imprudemmenl  des  dissi- 

ices  ou  plutôt  des  incompatibilités  qu'il  esl  pressant  de  faire  dis- 
paraître. Je  le  remarque,  parce  que  je  pourrais  citer  un  auteur  de 
l'esprit  le  plus  élevé  et  le  plus  conciliant  qui  ne  s'est  pas  aperçu, 
dans  un  ouvrage  récent  et  distingué,  qu'en  prenant  M.  de  Maistre 
pour  un  des  grands  philosophes  de  son  parti,  il  semblait  chercher 
la  discorde  éternelle  et  recommencer  la  guerre  de  principes.  Voici 
l> quoi.  Quelque  place  que  les  questions  religieuses  aient  paru  te- 
nir dans  les  ov\  rages  de  SI.  de  Maistre,  on  ne  peut  se  dissimuler  qu'il 
les  considère  presque  exclusivement  au  point  de  vue  de  l'intérêt 
social.  Ce  n'esl  pas  de  l'autre  vie,  c'esl  du  salul  de  ce  monde  qu'il 
nous  entretient.  Il  s'agit  avant  tout  pour  lui  de  relever  ou  de  raffer- 
mir l'égli  e.  le  trône,  toutes  les  garanties  de  l'ordre  dans  l'I tanité, 

telles  qu'il  les  conçoit,  telles  qu'il  les  regrette,  telles  qu'il  les  dé- 
clare ébranlées  ou  ruinées  par  le  vent  du  siècle.  C'est  au  génie  «les 

temps  moderne-,  qu'il   déclare  une  guerre  mortelle,  à  ce  génie  te) 

qu'il  -'est  manifesté  par  les  principes  de  la  révolution  française. 

ne  sont  pas  les  excès,  le-  égaremens,  les  crime-  qu'il  attaque:  les 

excès,  le-  égaremens,  les  crimes -ont  pour  lui  de  l'essence  de  la  révo- 
lution, et  vouloir  la  séparer  du  mal  qu'elle  a  lait,  c'est  entreprendre 
de  la  séparer  d'elle-même,  Cette  pensée  est  partout  dans  ses  livres, 
mais  nulle  part  plus  condensée  que  dans  ce-  paroles  répétées  deux 
fois  :  «  La  révolution  française  est  satanique  dan-  son  principe  (1).» 
Or  je  ne  sais  si  je  m'abuse,  mais  il  me  semble  que  les  voix  mêmes 
de  ceux  pour  qui  M.  de  Maistre  écrivait  se  sont,  depuis  ces  der- 
niers temps,  réunies  pour  proclamer  leur  adhésion  aux  principes  de 
17St>.  Ou'est-ce  que  les  principes  de  1789,  si  ce  n'est  la  révolution 
française  dans  son  principe  ou  dans  son  essence?  Quiconque  se  rallie 
à  cette  déclaration  de  concorde  se  sépare  donc  de  M.  de  Maistre  de 
toute  la  distance  qui  sépare  l' affirmation  de  la  négation  et  le  bien  du 
mal,  et  il  importe,  si  l'on  veut  que  cette  profession  de  foi  ait  toute 
l'autorité  qui  s'attache  à  la  sincérité  sans  réticence,  et  qu'elle  soi; 
significative  autant  qu'intelligente,  il  importe  que,  par  aucun  retour 

(1)  Lettres  et  Opuscules  inédits,  t.  Ier,  p.  3S1  île  la  3e  édition.  «  La  révolution  fran- 
çaise est  satanique  dans  son  essence.  »  Du  Pape,  préface  de  la  2e  édition,  1. 1",  p.  xuv. 


244  REVUE  DES  DEI  \  MONDES. 

imprudent  vers  les  idées  de  celui  qu'elle  eût  indigné,  on  ne  relève 
d'une  main  ce  qu'on  détruit  de  l'autre,  et  l'on  oe  paraisse  souscrire 
el  protester  à  la  fois.  L'aband les  doctrines  de  M.  de  Mai-treest 

de  toute  évidence  une  condition  du  iap | > ri >t  1  n •  m. ■  1 1 1  îles  esprits. 

C'esl  a  faciliter  cet  abandon,  en  soumettant  ces  doctrines  à  la  cri- 
tique, que  peuvent  servir  les  réflexions  qui  suivent. 

II. 

Les  personnes  qui  avaient  connu  le  comte  Joseph  de  Haistre  van- 
taient beaucoup  sa  conversation.  De  tous  les  éloges  qu'il  a  reçus,  ce 
doit  être  le  plus  mérité.  Sa  conversation  devail  être  tour  à  tour  éle- 
vée el  piquante.  \vec  de  fortes  convictions,  il  s'amusait  a  jouer  aux 
idées.  La  discussion  suivie,  mesurée,  régulière,  lui  allait  peu.  Il 
n'aimait  pas  la  méthode,  et  la  méthode  n'est  guère  de  mise  dans  les 
entretiens  du  monde,  il  préférait  les  traits  aux  raisonnemens,  oe  re- 
connaissait la  vérité  que  sous  les  traits  de  l'hvpeiliolr,  c|  se  plaisait 

à  transformer  en  paradoxes  jusqu'aux  lieux  communs.  Sérieux, 

n'en  doutons  pas,  dan-  ses  opinion-,  il  l'était  moins  dan-  -a  manière 

de  les  défendre.  Se-  adversaires  ne  lui  inspirant  aucune  estime,  tout 
était  contre  eux  de  bonne  guerre,  el  se  croyant  juste  dan-  ses  baines, 
il  s'inquiétait  peu  de  l'être  dans  se-  accusations.  Intoléranl  et  irrité, 
il  ne  songeait  qu'à  se  divei  tir  el  a  se  venger.  Tout  lui  était  bon  pour 
la  vérité,  même  l'erreur,  pour  le  bien,  même  le  mal,  el  mêlant  la 
plaisanterie  à  l'indignation,  les  jeux  de  mots  aux  anathèmes,  il  de- 
vait .-eduire  l'irréflexion  par  L'assurance,  raffermir  les  croyances  en 
les  exagérant,  les  consoler  de  leurs  disgrâces  par  L'invective,  éblouir 
enfin  des  auditeurs  déjà  gagnés,  en  leur  persuadanl  qu'il  \  avait 

beaucoup  d'esprit  dan-  leur-  préjugés,  et  qu'il-  étaient  persécutés 

par  des  sots.  La  conversation  peut  être  inexacte,  superficielle,  dis- 
parate, outrée,  fausse,  sans  cesser  d'être  éloquente,  et  si  la  grâce  de 
la  personne  relève  encore  celle  des  paroles,  elle  procure  le-  plus 
grands  succès  qui  soient  accessible-  aux  gens  du  momie.  Telle  pou- 
vait être  la  conversation  du  comte  de  Maistre,  si  elle  ressemblait  à 
ses  ouvrages,  et  ses  ouvrages  ne  m'ont  jamais  paru  autre  chose 
qu'une  étincelante  conversation.  Sans  nie  piquer  d'être  au-dessus  de 
tout  esprit  de  parti,  je  me  crois  pourtant  capable  d'en  sut  monter  les 
préventions,  au  point  de  rendre  justice  au  talent,  à  la  conviction, 
à  la  puissance  de  raisonnement  de  mes  adversaires.  Je  les  ai  lus  de 
tout  temps  avec  une  sorte  de  préférence,  et  il  m'est  arrivé  plus  d'une 
fois  d'être  non-seulement  ravi  de  leur  talent  ou  touché  de  leur  sin- 
cérité, mais  encore  ramené  par  eux,  soit  à  modifier  des  opinions 
antérieures,  soit  à  concevoir  quelques  doutes  qui  m'obligeaient  à  les 
raffermir  par  un  nouvel  examen;  mais,  je  l'avoue,  si  j'ai  parfois 


Dl    TRADITIONALISME.  245 

éprouvé  la  triste  émotion  de  me  sentir  ébranlé  dans  re  que  je  croyais 
la  vérité,  jamais  je  n'ai  Lu  dix  pages  du  comte  de  Maistre  sans  éprou- 
ver une  joie  profonde  de  ne  point  penser  comme  lui.  La  langue  fran- 
çaise manque  d'un  adjectif  qui  suit  l'opposé  de  persuasif;  c'est  pour 
lui  qu'il  faudrait  l'inventer. 

Les  Considérations  sur  Ui  France  ont  commencé  sa  réputation. 
Suivant  quelques  bons  juges,  c'est  ce  qu'il  a  fail  de  mieux.  On  dit 
cela  volontiers  du  premier  ouvrage  d'un  auteur.  D'autres  de  ses 
écrits  pourtant  me  semblent  préférables;  au  moins  dans  ceux-ci 
défend-il  une  meilleure  cause,  car  il  s'j  agit  de  religion  plus  encore 
peut-être  que  de  politique.  Dans  les  Considérations,  sa  cause  est  la 
contre-révolution,  et  la  plaidoirie  répond  à  la  cause.  L'idée  géné- 
rale a  laquelle  il  s'attache  esl  le  gouvernement  de  la  Providence.  11 
en  voit  la  preuve  dans  les  fautes,  les  succès,  les  revers  de  la  révo- 
lution française.  Plus  tout  cela  est  invraisemblable,  plus  il  faut  que 
Dieu  s'en  mêle.  Conclusion:  la  Providence  fera  la  contre-révolution, 
et  elle  la  fera  par  les  moyens  qu'elle  choisira  dans  sa  suprême  sa- 
gesse. La  première  assertion  esl  gratuite;  la  seconde  est  incontes- 
table, la  première  admise.  Le  tout  esl  plutôt  don  ne  comme  un  oracle 
que  comme  une  conjecture  raisonnée. 

Si  quelqu'un  trouve  à  redire  à  l'idée  d'une  providence  divine,  ce 
n'esl  pas  nous.  Si  l'on  y  ajoute  qu'elle  gouverne  le  monde,  que  son 
action,  tout  à  la  fois  générale  et  particulière,  est  directe  sur  les 
choses  humaines,  cette  pensée  ou  plutôt  cette  croyance  peut  eue 
pour  l'âme  un  principe  de  consolation  et  surtout  de  résignation  dans 

le  malheur:  elle  n'est  pour  agir  ni  un  stimulant,  ni  une  règle.  \ 
côté  de  cette  idée:  toul  esl  conduit  par  la  Providence,  se  place  de 
plein  droit  cette  autre  idée  :  les  voies  île  la  Providence  sont  impé- 
nétrables, et  ces  deux  idées  s'annulent  l'une  l'autre  dans  là  pratique. 
Nous  ignorons  le  but  auquel  Dieu  nous  mène,  nous  ignorons  les 
moyens  par  lesquels  il  veut  l'atteindre.  Si  donc  nous  ne  considérions 
dans  les  événemens  de  la  vie  que  les  effets  de  sa  volonté,  nous  per- 
drions la  faculté  aussi  bien  que  le  droit  de  juger  ces  événemens;  nous 
pourrions  tomber  dans  l'indifférence  et  dans  l'inertie,  c'est-à-dire 
dans  un  absolu  fatalisme.  Si  par  exemple  je  me  persuadais,  comme 
on  le  prétend  quelquefois,  que  Dieu  veut  amener  le  bien  par  l'excès 
du  mal.  il  se  trouverait  qu'en  m.' opposant  au  mal  j'entrerais  en  lutte 
contre  le  ciel,  et  travailler  au  bien  deviendrait  une  sorte  de  révolte. 
Heureusement  une  philosophie  plus  véritablement  religieuse  nous 
enseigne  à  mettre  au-dessus  de  toute  conjecture  sur  les  vues  de  la 
Pro\idence  la  notion  du  devoir.  Nous  ignorons  les  volontés  parti- 
culières de  Dieu,  si  cette  expression  est  permise:  mais  nous  connais- 
sons parfaitement  sa  volonté  générale  par  rapport  à  nous  :  il  veut 
que  nous  fassions  le  bien.  Quand  je  serai  persuadé  que  les  événe- 


•2'|(>  RI  \  I  I     l.l  S    Dl  l  \    i|"\m  -. 

mens  oe  Boni  que  des  moyens  donl  il  daigne  se  servir  pour  accom- 
plir l'inconnu,  quand  on  m'aura  convaincu  que  tout  conspire,  le 
mal  comme  le  bien,  la  faiblesse  comme  la  force,  pont  an  bul  n 

i\.  je  n'en  aurai  pas  on  indice  plu--  sûr  de  oe  que  je  dpi  .  ou 
plutôl  je  saurai  uniquement  comme  auparavant  que  je  dois  chercher 
le  vrai,  le  juste,  l'utile  et  le  possible,  prier  le  ciel  de  me  le  faire 
connaître  par  la  raison  et  de  me  soutenir  dans  l'épreuve.  Si  la  dis- 
tinction admise  par  de  grands  esprits  h  par  Bossuet  lui-même 
entre  ce  que  Dieu  veut  el  ce  qu'il  permet  esl  Bans  nul  fondement, 
m  Malebranche  a  tort  el  que  Dieu  fasse  pour  ce  monde  quelque 
chose  de  plus  que  de  lui  donner  des  lois  générales,  si  non-seule- 
ment il  embrasse  tous  les  événemens  «lu  regard  uniq le  son  uni- 
verselle prescience,  mais  encore  les  prépare,  les  amène,  el  dirigea 
la  lettre  le  cours  de  l'humanité,  il  veut  alors  également  les  insti- 
tutions stables  el  les  révolutions  passagères;  il  veut  également  qu'il 
\  ;iit  des  nations  catholiques,  des  nations  protestantes,  des  na- 
tions infidèles,  et  les  hommes,  ne  connaissant  ses  volontés  qu'après 
qu'elles  sont  accomplies,  ne  peuvenl  en  juger  que  par  l'événement. 
\.'  sachani  commenl  s'j  conformer,  ils  agissent  en  aveugles,  et 
leur  aveuglement  les  absout;  mais  quoi  qu'ils  fassent,  ils  travaillent 
toujours  i>"nr  une  bonne  fin,  qui  est  celle  de  Dieu,  et  ils  lui  obéis- 
sent encore  en  faisant  le  ma  d'où  son  infinie  adécrél 
faire  Bortir  le  bien...  Di  meîiora piis. 

induit  l'abus  de  la  pensée  du  gouvernement  de  la  l'n>\  idence, 

(>tn- rui  o'esl  juste  qu'autant  qu'elle  est  générale.  Dès  qu'ell   se 

particularise,  elle  oe  mel  en  lumière  que  notre  profonde  ignorance. 
Jamais  cette  ignorance  ne  se  manifeste  par  <!<■>  erreurs  plu--  humi- 
liantes que  lorsque  nous  entreprenons  d'expliquer  le  cours  des 
choses  par  les  desseins  divins,  ou  le  connu  par  l'inconnu.  C'est  uous 
exposer  a  rapporter  en  quelque  Borte  .1  Dieu  tous  les  faits  qu'en- 
fante  la  fantaisie,  la  faiblesse  ou  la  perversité  des  hommes.  <oii, 
sans  doute,  Le  monde  esi  sous  le  gouvernement  de  la  Providence: 
c'est  une  croyance  à  laquelle  la  raison  ne  saurait  rien  objecter; 
mais  il  y  a  une  témérité  folle  a  ri-quer  une  conjecture  sur  les  con- 
ditions, les  formes,  les  détails  de  ce  gouvernement.  Prétendre  re- 
connaître dan-  un  événemenl  l'action  de  Dieu  et  le  motif  de  cette 
action  n'est  permis  qu'a  celui  qui  en  aurait  reçu  la  révélation.  Il  ne 
faut  pas,  ainsi  qu'on  le  l'ait  souvent,  prendre  les  rapports  qui  ré- 
sultent entre  les  choses  de  l'harmonie  de  l'ensemble  comme  des 
pieu\e,  spéciales  d'une  intervention  actuelle  et  directe  de  la  Divi- 
nite.  Par  exemple,  il  y  a  des  relations  entre  l'ordre  physique  et 
l'ordre  moral  :  s'il  survient  dans  l'un  des  calamité-,  l'homme  peut 
n'\  pas  demeurer  indifférent,  quoiqu'il  appartienne  surtout  à  l'autre; 
mais  il  serait  Vain  d'imaginer  qu'elles  eussent  l'homme  pour  bul, 


1)1     TRADITIONALISME.  *>!\~ 

et  que  son  existence  en  fût  la  raison  suffisante.  Des  perturbations  et 
des  désastres  affligent  la  nature  dans  le  désert,  en  l'absence  de 
l'homme.  Avant  même  que  notre  espèce  eût  paru  sur  la  terre,  le 
monde  a  subi  plus  d'un  bouleversement.  Les  cataclysmes  onl  donc- 
dès  causes  propres  qui  tiennent  à  la  constitution  de  l'univers,  et 
qui  agiraient  quand  nous  n'existerions  pas.  Lorsqu'il  se  manifeste 
quelqu'un  de  ces  troubles  de  la  nature  qui  deviennent  pour  nous 
des  calamités,  comme  un  tremblement  de  terre,  comme  une  inon- 
dation,  libre  à  l'homme  assurément  de  s'j  intéresser;  il  aura  raison 
d'en  faire  un  sujet  de  réflexion,  pour  chercher  à  les  é>  iter,  à  s  por- 
ter remède,  en  tout  ras  à  les  supporter.  Il  devra  apprendre  <le  ce 
spectacle  la  prévoyance,  le  courage,  la  résignation.  Enfin,  sous  un 
point  de  vue  plus  éle\é.  «  «  - 1 1 .  -  expérience  pourra  développer  en  lui 
le  sentiment  de  Bon  impuissance,  et,  si  l'on  veut,  de  son  néant  de- 
vant les  vastes  lois  de  la  création;  il  admirera  la  puissance  de  Dieu, 
la  grandeur  de  la  Providence,  et,  convaincu  de  sa  faiblesse,  il  se 
tiendra  prêt  à  endurer  toutes  les  épreuves  et  à  comparaître  à  toute 
heure  devant  le  juge  de  l'avenir.  Unsi,  pour  la  prudence,  la  sa- 
gesse, la  religion,    lé  spectacle   des  calamités  naturelles  n'est  pas 
indifférent,  et  l'écrivain  pieux  v  trouve  matière  de  conseil  ou  d'en- 
seignement.  Dire  que  l'homme,  créature  intelligente  et  morale,  et 
qui  communique  avec  toutes  choses  par  la  faculté  de  connaître,  est 
fait  pour  j  chercher  une  idée,  pour  en  déduire  une  leçon,  c'est  affir- 
mer l'évidence;  niais  de  là  il  v   a  loin  a  prétendre  deviner  a  ipielle 
lin  tel  événement  matériel  est  arrivé,  à  soutenir  que  Dieu  l'a  déter- 
miné tout  exprès  dans  un   moment  donné  pour  agir  sur  telles  ou 
telles  personnes  et   produire  tels  et   tels  résultats.   Ce    -onl    suppo- 
sitions gratuites,  arbitraires,  souvent  immorales,  puériles  ou  ridi- 
cules. Quand  on  s'engage  dans  cette  voie,  on  ne  sait  OÙ  l'on  peut 
étie  entraîné,  et  il  peut  arriver  qu' lise  au  public  que  les  inon- 
dations du  Rhône  ont  eu  pour  but  providentiel  de  rappeler  à  l'ob- 
servation du  dimanche  les  habitans  de  la  province  honnaise,  ou  que 
Dieu  a  permis  l'invention  des  chemins  de  1er  particulièrement  pour 
punir  les  aubergistes  d'avoir  fait  faire  gras  aux  voyageurs  le  vendredi. 
Je  le  répète,  lorsque  l'on  se  risque  à  interpréter  en  détail  et  par 
les  faits  les  volontés  de  la  Providence,  en  reconnaissant,  comme  il 
le  faut  bien,  que  le  choix  des  moyens  qu'elle  se  réserve  est  hors 
de  toute  science  humaine,  et  qu'il  n'existe  ni  analogie  visible,  ni 
proportion  apparente  dans  l'ajustement  div  in  des  effets  et  des  causes, 
il  y  a  une  petite  condition  à  remplir,  c'est  d'être  inspiré.  Bossuet  a 
tenté  de  suivre  la  Providence  dans  l'histoire  universelle,  et  il  l'a  pu 
sans   une  témérité   insupportable,    non  parce  qu'il  était  Bossuet, 
c'était  encore  trop  peu  pour  une  telle  œuvre,  mais  parce  qu'il  con- 
sidérait une  longue  suite  de  siècles  révolus,  et  puisait  ses  explica- 


•248  BEVUE   l>Ks   DEUX    M0ND1  s. 

dons  dans  la  Bible;  il  écrivait  les  prophètes  à  la  main.  Mais  l'Écri- 
ture n'a  rien  dit  des  événemens  de  la  révolution  française  :  en 
essayant,  sept  ou  huit  ans  après  qu'elle  avail  éclaté,  de  montrer 
dans  s  i  marche  les  desseins  d'en  haul  et  de  prédire  l'avenir  à  l'aide 
d'un  passé  si  court,  en  annonçant  les  faits,  oon  parce  qu'ils  sont 
logiquement  probables,  mais  miraculeusement  singuliers  et  oppo- 
sés a  1 1  sagesse  humaine,  l'auteur  des  Considérations  sur  la  France 
se  mettait  dans  l'obligation  d'avoir  un  don  surnaturel.  La  Provi- 
dence étant,  d'un  avis  commun,  mystérieuse  dans  ses  voies,  le  mys- 
tère reste  mystère  tant  qu'il  n'est  pas  révélé.  La  révélation  de  l'ave- 
nir, c'est  l'inspiration  prophétique,  el  les  admirateurs  de  M.  Je 
Maistre  n'ont  pas  uniquemenl  cédé  a  un  enthousiasme  adulateur  en 
le  traitant  parfois  de  prophète;  ils  n'ont  lait  que  dire  qu'il  était  ce 
qu'il  faudrait  qu'il  eût  été. 

Lorsqu'on  lit  aujourd'hui  son  ouvrage  à  la  distance  des  événe- 
mens, on  ne  pont  malheureusement  lui  accorder  aucun  don  de  divi- 
nation, ni  même  \  admirer  le  bonheur  des  conjectures.  \  travers 
mille  sarcasmes  contre  la  révolution,  contre  ses  principes  el 
œuvres,  contre  les  constitutions  et  leurs  auteurs,  il  pose  gratuite- 
ment que  la  vanité  ou  la  brièveté  de  quelques-unes  de  ses  créa- 
tions, ia  viol  1 1  perversité  de  ci  rtains  actes,  La  grandeui 
certains  succès,  que  tout  en  un  mot  témoigne  que  Dieu  se  propose 
immédiatement  la  contre-révolution.  Pourquoi  cela?  Il  oublie  de  le 
dire;  mais  il  se  montre  convaincu  en  1797  que  La  contre-révolution 
va  se  faire,  et  que  Louis  Wlll  est  près  de  revenir  avec  l'ami,  n  ré- 
gime. Par  là  toutes  les  choses  révolutionnaires  rentreront  dans  le 
néant,  ou  plutôt,  les  gouvernemens  révolutionnaires  n'ayant  rien 
produit,  la  restauration  n'aura  rien  à  détruire.  Tout  ira  de  soi;  la 
contre-révolution  s'opérera  en  un  tour  de  main.  Le  chapitre  où  elle 

esl  décrite  à  l'avance  la  présente  co un  incident  des  plussimples 

amené  par  les  plus  petits  moyens.  Pas  une  haute  pensée,  pas  une 
volonté  énergique,  pas  un  mouvement  national,  pas  un  événement 
dramatique  n'esl  indique  comme  nécessaire.  Bien  de  grand  en  un 
mot  ne  se  lie,  dans  l'esprit  du  prophète,  à  la  crise  réparatrice  qu'il 
liait  à  prédire.  11  la  souhaite  mesquine,  apparemment  pour  qu'elle 
soil  plus  humiliante.  Lorsqu'  en  effet,  pour  avoir  vu  dans  les  affaires 
humaines  le  mal  se  mêler  au  bien,  la  petitesse  à  la  grandeur,  le 
ridicule  au  sérieux,  on  se  plaît  à  exagérer  en  quelque  sorte  i 
incohérence  des  choses  et  à  outrer  nos  misères,  parce  qu'on  croit 
idir  la  Providence  en  lui  prêtant  des  calculs  fantasques,  on  ra- 
petisse les  b mes  alin  de  les  confondre,  et  l'on  arrive  peu  à  peu, 

sans  s'en  douter,  à  considérer  le  train  de  ce  monde  précisément  au 
même  point  de  vue  que  Noltaire.  Comme  Voltaire,  M.  de  Maistre  a 
besoin  que  l'humanité  n'ait  pas  le  sens  commun,  pour  que  Dieu  seul 


DL     TRADITION  ALIsMI  .  249 

ait  raison,  et  quelquefois  les  choses  lui  paraissent  d'autant  plus  di- 
\inrs  qu'elles  sont  plus  moquables. 

Mais  enfin  cette  peinture  satirique  des  événemens  mêmes  qu'il 
désire  est-elle  exacte?  Pas  le  moins  du  monde.  En  considérant  la 
France  vers  1797,  il  ne  s'esl  point  avisé  de  cette  prédiction  facile 
qu'il  aurait  pu  recueillir  dans  l'histoire,  qu'il  aurait  pu  lire  dans 
Platon,  savoir  que  l'anarchie  pourrait  amener  la  dictature  militaire. 
Tout  le  monde  alors  s'j  attendait,  M.  de  Maistre  n'j  pensait  pas.  Ce 
que  chacun  prévoyait  échappait  à  sa  prévoyance,  car  ce  lieu  com- 
mun eût  dérangé  ses  paradoxes.  La  république  devait  en  effet  périr; 
mais  la  monarchie  qui  lui  devait  succéder  n'était  ni  la  restauration, 
ni  l'ancien  régime.  L'anarchie  devait  disparaître  sans  que  la  contre- 
révolution  prit  sa  place,  puis  a  son  tour  cette  monarchie  nouvelle 
devait  tomber.  Par  la  révolution?  Non,  par  la  guerre.  C'est  alors, 
c'est  dix-sept  ans  plus  tard  que  la  restauration  devait  s'accomplir. 
Et  comment?  Parce  que  l'empire  aurait  abouti  à  la  conquête  de 
la  France.  Cette  restauration,  qui  devait  être  amenée  comme  par 

hasard  et  que   Dieu  devait  réduire  a  un  changement  subi'epiire,  n'a 

été  possible  qu'à  la  suite  d' événemens  gigantesques.  Il  a  fallu  pour 
la  réaliser  des  guerres  inouies,  des  événemens  dont  les  proportions 
dépassaient  tout  ce  qui  s'était  vu  depuis  Cbarlemagne;  il  a  fallu 
l'Europe  deux  fois  envahie  en  sens  contraire,  par  la  France  de  Paris 
à  Moscou,  par  la  Russie  de  Moscou  à  Paris,  en  un  mot  le  boulever- 
sement du  monde.  Qui  ne  voit  ici  que  les  causes  ont  été  tout  autre- 
ment grandes  que  les  effets?  Quoi  de  plus  complètement  différent 

de  ce  chapitre  i\,  OÙ  la  restauration  est  donnée  connue  si  rapide  et 
si  aisée  a  faire  qu'on  dirait  qu'elle  est  pour  le  lendemain?  Et  non- 
seulement  aucun  des  incidens  qui,  selon  \l.  de  Maistre,  pouvaient 
la  ramener  ne  s'est  produit,  mais  encore  elle  devait  être,  il  n'en 
doute  pas,  la  contre-révolution,  et  elle  ne  l'a  pas  été.  Sans  con- 
tredit, plus  d'un  germe  de  contre-révolution  a  pu  se  cacher  dans 
son  sein,  mais  c'est  le  jour  où  ces  germes  se  sont  développés  qu'elle 
s'est  perdue.  Elle  n'a  duré  qu'autant  qu'elle  a  démenti  son  pro- 
phète. Voilà  soixante-huit  ans  révolus  depuis  Si)  :  où  en  sont  les 
prédictions  politiques  de  M.  de  Maistre?  On  me  dira  :  La  révolution 
n'a  pas  définitivement  triomphé.  Soit,  mais  ht  contre-révolution  en- 
core moins.  Il  n'a  prévalu,  ce  semble,  que  cette  vérité  expérimen- 
tale :  l'anarchie  mené  au  despotisme,  et  le  despotisme  peut  rame- 
ner à  l'anarchie:  mais  cette  vérité  un  peu  vulgaire,  M.  de  Maistre 
n'en  dit  mot. 

Tout  cela  ne  l'empêchait  pas  d'écrire  en  181ZI  avec  une  admi- 
rable confiance  :  «  .Mes  Considérations  sur  la  France,  où,  par  un 
insigne  bonheur,  tout  s'est  trouvé  prophétique.  »  —  Comment  en 
serait-il  autrement?  N'écrivait-il  pas  longtemps  auparavant  :  «  11  y  a 


•250  REVUE    DES    DKIX    MONDES. 

quinze  ans  que  j'étudie  la  révolution  française;  je  me  trompe  peu  sur 
les  grands  résultats,  i  El  une  autre  fois  :     Je  ne  puis  m'empécber 

de  croire  que  j'ai  deviné  ce  qui  se  fail  aujourd'hui  dans  le  a de 

et  le  l'ut  vers  lequel  nou9  marchons.  »  De  telles  paroles  suffisent 
pour  diminuer  grandement  l'autorité  de  ceux  qui  les  prononcent. 

III. 

Si  l'observateur  s'est  assea  constamment  mépris,  les  systèmes  du 
publiciste  ont-ils  plus  de  valeur  el  méritent-ils  plus  de  confiance?  Ici 

la  raison  humaine  est  sur  un illeur  terrain,  et  il  esl  plus  aisé  de  se 

faire  une  idée  des  institutions  qui  conviennent  i  la  société  que  de 
destinées  futures  el  des  événemens  prochains  qui  l'attendent; 
mais  la  philosophie  politique  de  If.  de  tfaistre,  lorsqu'on  la  distin- 
gue de  sa  philosophie  religieuse,  n'est  pas  facile  à  caractériser.  On 
voit  bien  qu'en  généra]  il  aime  l'ancien  régi des  sociétés  euro- 
péennes, et  préfère  les  monarchies  qu'on  appelle  absolues  aux  gou- 
vernemens  qui  se  <  )  i  -  »  ■  1 1 1  libres.  En  principe,  il  ne  semble  pas  mettre 
de  borne  au  despotisme  :  Il  n'j  :<  point  de  souveraineté  limitée, 
dit-il:  toutes  sont  absolues  et  infaillibles.  »  Il  s'élève  en  tout  lieu 
contre  le  droit  de  résistance.  La  révolte  lui  parait  toujours  un  crime. 
La  réforme  exigée  par  voie  de  remontrance,  imposée  même  par  La 
volonté  du  peuple,  n'a  rien  de  légitime  à  ses  veux.  Toute  révolution 
esl  interdite.  Cependant  en  fait  il  se  félicite  de  ce  que  nulle  souve- 
raineté ne  peut  tout.  La  toute-puissance  effective  est  impossible,  il 
ne  se  contente  pas  de  souhaiter  au  pouvoir  politique  le  contrôle 
du  pouvoir  spirituel,  ce  serait  trop  simple;  il  accepte  toute  force 
qui  lui  sert  de  frein  :  i  c'esl  une  loi,  c'est  une  coutume,  c'esl  la 
conscience,  c'est  une  tiare,  c'est  un  poignard;  mais  c'esi  toujours 
quelque  chose.  Il  n'\  a  qu'une  chose  qu'il  ne  puisse  souffrir,  i 
une  limitation  constitutionnelle,  c'est  une  garantie  «le  droit  écrit. 
S  m  f'ssni  sur  le  Principe  générateur  des  Constitutions,  «m\ 

didactique  par  la  l'orme,  el  qui.  SOUS  ce  rapport,  rappelle  la  manière 

de  M.  de  Bonald,  le  contredit  sur  beaucoup  de  points,  en  étant  ce- 
pendant consacré  à  la  défense  de  la  même  cause,  \insi.  tandis  que 
M.  de  Bonald  veut  tout  écrire,  même  la  loi  des  lois,  même  la  légis- 
lation primitive,  M.  de  tfaistre  prétend  qu'aucune  constitution  ne 
doit  être  que  rien  de  ce  qui  est  écrit  n'est  durable,  et  que  la 

religion  chrétienne  n'a  duré  que  parce  qu'elle  est  fondée  sur  la  pa- 
nne, oubliant  apparemment  qu'elle  n'est  pas  moins  fondée  sur  l'Écri- 
ture. De  toutes  les  législations,  celle  qui  jusqu'ici  a  eu  la  plus  Ion 
vie,  c'esl  le  droit  romain,  qui  s'est  appelé  la  raison  écrite.  La  con- 
tion  anglaise  qu'il  cite,  et  dont  il  ne  veut  faire  qu'un  assemblage 
•lièrent  d'usages  qui  n'ont  pas  été  recueillis,  est  un  \aste  en- 


m    ir.Mti  riONâj  i  -  m  i  .  251 

semble  de  lois  fondamentales  et  de  luis  réformatrices  dont  le  texte 
est  partout.  Dieu  lui-même  enfin  n'a-t-il  pas  voulu  que  ses  lois  lus- 
sent gravées  sur  des  tables  de  pierre,  et  le  Décalogue  a-t-il  passé? 
Nous  avons  nommé  la  constitution  anglaise.  C'est  qu'en  elli't  M.  de 
Maistre  en  l'ait  quelquefois  l'éloge,  se  séparant  sur  ce  point  dp  M.  de 
Bonald  par  une  assez  singulière  inconséquence,  i  C'est,  dit-il,  l'unité 
la  plus  compliquée  et  le  plus  bel  équilibre  «le  forces  politiques  qu'on 

ail  jamais  \  u  dans  le  inonde.  »  —  «  Quel  peuple,  dit-il  encore,  sur- 
passe r  Angleterre  en  force,  en  unité,  en  gloire  nationale?  »  Cela  ne 
l'empêche  pas  d'écrire  ailleui  -  :  I.'  Angleterre  me  parait  assez  dis- 
posée à  nous  donner  quelque  tragédie  du  grand  genre.  Ce  ne  sera 
pas  sans  l'avoir  bien  mérité.  '  Il  n'en  es(  pas  moins  persuadé  que 
la  réformation  a  dans  ce  pays  abrégé  la  durée  des  règnes  el  «les 

familles  patriciennes.  Il  n'en  admire  pas  moins,  eu  contemplant  son 

église,  fabime  d'égarement  où  le  plus  juste  des  châtiment  plonge  lu 
plus  criminelle  des  révoltes.  Il  n'en  regarde  pas  moins  toute  imita- 
tion des  formes  du  gouvernement  anglais  comme  l'a\eu  d'une  grande 

misère  et  la  preuve  d'une  grande  extravagance.  «  Jamais  on  n'a  rien 
vu  d'aussi  fou,  Vous  ne  m'avez  jamais  dit,  monsieur  le  vicomte 
Bonald),  si  vous  croyez  à  la  charte;  pour  moi,  je  u'v  crois  pas  plus 
qu'à  l'hippogriffe  et  au  poisson  rémora.  Non-seulement  elle  ne  du- 
rera   pas.    mais  elle   o' existera  jamais,  car  il    n'est    pas  vrai   qu'elle 

existe    1819).  »  Le  grand  tort  de  la  charte  en  effet,  de  toute  charte, 

c'est  d'être  écrite,  et    il  importe  a  la  gloire   de  la  l'iovidence  qu'on 

ne  croie  à  rien  de  ce  qui  est  prévu  ei  réglé  par  la  sagesse  humaine. 
C'est  manquer  à  Dieu  que  de  oe  passe  fier  à  l'imprévu,  el  tout  gou- 
vernement constitué  par  des  lois  positives  esl  une  usurpation  sur 
l'autorité  du  divin  législateur.  L'auteur  esl  si  sur  de  son  fait,  il 
doute  si  peu  de  l'impossibilité  de  rien  décréter  qui  vaille,  que  bien 
que  les  Américains,  dénués  d'un  gouvernement  antérieur,  soient 
excusables  d'avoir  essayé  de  s'en  donner  un,  il  offre  de  parier  que 
la  ville  de  l'union  ne  se  bâtira  pas,  ou  qu'elle  ne  s'appellera  pas 
Washington,  ou  que  le  congrès  u'v  résidera  pas.  Par  malheur,  la 
ville  s'est  bâtie,  eue  s'appelle  Washington,  el  le  congrès  y  réside. 

U  serait  très  difficile  de  faire  un  système  de  la  politique  propre- 
ment dite  de  M.  de  Maistre.  Clle  se  compose  plutôt  d'imprécations 
et  d'épigrammes  contre  tout  ce  que  le  \i\c  siècle  a  rêvé  ou  tenté 
que  de  principes  et  de  conséquences  touchant  la  constitution  des 
états.  Beaucoup  de  goût  et  de  respect  pour  ce  que  les  faits  ont  pro- 
duit, pourvu  toutefois  «pie  le  produit  des  faits  ne  contrarie  pas  ses 
vues,  une  idée  mystérieuse  de  l'élection  des  races  royales  et  de 
l'autorité  des  rois,  pourvu  que  les  rois  et  leurs  races  respectent  le 
pouvoir  pontifical,  une  certaine  disposition  à  regarder  les  familles 
nobles  comme  privilégiées  d'en  haut  avec  la  persuasion  qu'elles  ont 


%2b'l  REVUE    DES    DEUX    KONDES. 

fort  compromis  leurs  privilèges,  enfin  une  véritable  admiration  pour 
l'ancien  régime  unie  à  la  conviction  qu'il  ;i  à  peu  près  mérité  ses 
malheurs,  tout  cela  ne  forme  pas  une  politique  dont  on  puisse  tirer 
un  parti  spéculatif  ou  pratique.  \u  fond,  s'il  fallail  trouver  un  prin- 
cipe .1  ces  déclamations  constantes  contre  l'œm  re  des  hommes,  con- 
tre leur  prétention  a  organiser  la  justice  el  la  liberté,  contre  leur 
idée  absurde  ou  criminelle  de  réformer  ce  qui  s'est  fait  sans  eux, 
contre  la  témérité  séditieuse  qui  veul  affranchir  leurs  pas-ions  du 
frein  de  certains  moyens  rigoureux  de  contrainte  et  de  châtiment, 
<m  irait  forcément  tomber  sur  les  principes  mêmes  de  Hobbes. 
C'était,  c'oiiiu ii  sait,  la  seule  philosophie  politique  que  compris- 
sent les  Stuarts.  M.  de  Maistre,  il  est  vrai,  est  religieux,  »-t  Hobbes 
m'  l'était  pas;  mais  les  Stuarts  l'étaient,  et  leurs  confesseurs  sor- 
taient d'une  ''iule  que  M.  de  Maistre  a  rouverte.  Le  hobbisme  chré- 
tien est  bien  le  fond  de  la  doctrine  des  apôtres  il''  contre-révolution; 
m. u-  c'est  une  alliance  de  deux  principes  fort  différens  qu'il  faut 
rompre,  car  le  hobbisme  n'j  gagne  rien  qu'une  bonne  appan  ni  e,  el 
le  christianisme  b'j  compromet. 

En  politique  comme  dans  le  reste,  la  philosophie  'lu  comte  de 
Maistre  est  tout  agressive.  Hormis  sur  quelques  point-  du  symbo- 
lisme théologique,  ne  lui  demande/  pas  de  rien  affirmer,  ni  Burtoul 
de  rien  déduire,  il  n'.i  point  de  méthode  et  d  n'\  prétend  pas.  Ce 
n'est  pas  qu'il  n'j  ait  de  l'unité  dans  son  esprit.  Toute.-  ses  idées 

-nui  dans  la  même  direction.  Elles  vont  dan-  le  même  -en-,  mais 
ep.u-es  et  eoiiuue  ,i  l'aventure.   Il  court    en  tirailleur  sur  le  même 

ennemi,  l'esprit  du  ivm'  siècle.  Il  fail  une  guerre  <  1« -  partisan  plu- 
tôt qu'une  guerre  régulière,  ou,  pour  le  traiter  d'une  manière  plus 
conforme  a  -on  rang  et  a  .-es  goûts,  il  combat  eu  chevalier  errant. 
Il  attaque,  il  défie,  il  soutient  a  coups  d'épée  que  -a  dame  est  la 

plu-  noble  et  la  plu-  belle.  ||  le  soutienl  en  frappant  plutôt  qu'il  ne 

le  prouve,  et  pourvu  qu'il  ait  blessé  l'adversaire,  il  le  tient  pour 
convaincu.  Dans  la  controverse,  il  ignore  ou  dédaigne  les  objection-, 
passe  a  côté  des  difficultés,  prend  l'offensive  avec  autant  de  dexté- 
rité que  de  vigueur,  -'arme  de  son  mépris  comme  d'une  lame  acé- 
pousse  la  raillerie  jusqu'à  l'insulte,  et  se  moque  de  ceux  qu'il 
tt'écoute  pas.  Cette  manière  de  discuter  n'est  pas  de  très  bon  aloi, 
mais  elle  est  utile,  et  elle  venait  bien  à  propos  pour  venger  des  gens 
qui  craignaient  d'avoir  l'esprit  contre  eux.  Ce  n'e-t  pas  ainsi  que 
l'on  résoul  les  questions  difficiles,  que  l'on  établit  de  saines  théo- 
rie--, mais  qu'importe,  si  l'on  satisfait  ses  amis,  si  on  leur  restitue 
l'entrain  qu'ils  ont  perdu,  si  l'on  amuse  les  siens  en  rendant  en- 
nuyeux  se-  ennemis?  Non-  avons  ici  a  faire  a  un  écrivain  qui  ne  se 
pique  nullement  d'être  difficile  dans  le  choix  des  armes.  Capable 
de  vues  élevées,  quelquefois  heureux  en  beaux  traits,  il  semble  ai- 


Dt    TRADITION  U.ISME.  253 

mer  autant  les  jeux  d'esprit  que  les  raisons:  il  ne  s'interdit  pas  une 
pointe  qui  l'amuse;  il  va  jusqu'au  non-sens,  si  le  non-sens  a  l'air 
d'une  pensée.  Encore  une  fois,  il  .1  une  éblouissante  conversation. 

Inutile  donc  de  le  suivre  sur  le  terrain  de  la  philosophie  propre- 
ment dite,  non  qu'il  y  lut  étranger,  mais  il  y  était  peu  propre.  Ses 
idées  avaienl  un  tour  élevé  qui  dans  la  métaphysique  le  portait  du 
bon  coté.  Ses  lectures  l'avaient  initié  beaucoup  plus  directement  que 
M.  de  Bonald  aux  secrets  de  la  sagesse  antique.  Familier  avec  les 
langues  anciennes,  il  semble,  à  une  époque  où  c'était  rare,  avoir 
quelque  teinture  d'Aristote,  et  il  choisit  avec  bonheur  des  citations 
dans  Platon;  mais  il  lui  manque  pour  la  philosophie  deux  grandes 

choses,  la  dialectique  et  le  '-alun'.  Son  intelligence  laissée  à  elle- 
même  serait  peut-être  propre  à  tout  comprendre;  mais  son  pli  est 
pris,  et  sa  résolution  Formée  :  il  ne  comprend  rien  île  ce  qui  le  con- 
trarie. On  n'est  point  philosophe  avec  cela. 

Citons  pour  exemple  le  seul  de  ses  ouvrages  qui  puisse  être  re- 
gardé comme  appartenant  à  la  philosophie  pute.  Impatienté  d'en- 
tendre sans  ces>e  depuis  l'Encyclopédie  les  philosophes  invoquer 
Bacon,  il  imagina  un  jour  qu'il  devait  \  avoir  là  quelque  funeste 
gloire  à  détruire  et  un  prince  des  ténèbres  a  détn  ner.  Il  se  mil  aus- 
sitôt a  l'ceuvre  el  composa  un  Examen  de  la  Philosophie  de  Bâton, 
qui  a  paru  après  sa  mort.  C'est  assurément  le  plus  médiocre  de  ses 
écrits;  mais  peu  importerait,  un  méchanl  livre  est  -ans  conséquence, 
si  celui-ci  n'offrait  à  chaque  page  les  tristes  preuves  de  l'incroyable 
légèreté  avec  laquelle  le  fougueux  critique  accuse  ceux  qu'il  soup- 
çonne el  juge  ceux  qu'il  accuse.  Les  intentions  de  Bacon,  le  sens  de 
ses  idées,  le  but  de  son  ouvre,  la  sincérité  de  ses  convictions  ou  de 
son  langage,  rien  de  tout  cela  ne  semble  accepté  ni  compris.  La  cri- 
tique prend  le  ton  de  l'injure,  la  réfutation  est  un  réquisitoire.  La 
haine  aveugle  entraine  l'aveugle  censeur  aux  méprises  les  plus  plai- 
santes. Unsi  tout  le  monde  sait  qu'un  des  principaux  ouvrages  de 
Bacon  a  pour  titre  :  Nooum  Organum,  et  peu  de  gens  ignorent  ce 
que  ce  titre  veut  dire.  Ce  que  nous  appelons  la  Logique  d'Aristote 
est  connu  depuis  des  siècles  sous  ce  nom  A' Organum,  c'est-à-dire 
d'instrument  ou  de  clé,  et  ce  titre  s'explique  de  lui-même.  Lorsque 
Bacon  crut  apercevoir  que,  guidées  par  la  scolastique,  les  sciences 
avaient  lait  fausse  route,  et  qu'il  fallait,  pour  les  rendre  plus  sûres 
et  plus  fécondes,  les  affranchir  du  joug  de  ce  que  lui  et  Descartes 
après  lui  nommaient  logica  vulgaris,  il  entreprit  de  leur  donner 
une  logique  nouvelle:  c'était,  comme  on  l'a  dit,  celle  de  l'induc- 
tion substituée  à  celle  du  syllogisme,  et  il  intitula  naturellement 
son  ouvrage  :  .Xovum  Organum,  c'est-à-dire  nouvel  instrument,  nou- 
velle méthode,  et  voilà  plus  de  deux  siècles  qu'on  estime  la  pensée 
juste  et  le  titre  bien  choisi.  Que  trouve  à  dire  à  cela  M.  de  Maistre? 


25fl  i;i  m  i    DBS   ni  i  l    U0ND1  5. 

(i  J'honore  la  sagesse  qui  propose  an  nouvel  organe  autanl  que  celle 

qui  proposerait  une  nouvelle  jambe.      Voilà  cou mt  un  écrivain 

qui  appelle  Voltaire  bouffon  comprend  e1  juge  un  des  plus  mémo- 
rables monumens  <lu  génie  de  l'homme. 

I\. 

Les  croyances  religieuses  de  M.  de  Maistre  sonl  assurémenl  son 
meilleur  côté,  même  au  )  >  ■  > i  ■  1 1  de  me  purement  intellectuel.  Ce  sont 
elles  qui  donnem  du  sérieux  a  son  esprit,  uw  certaine  règle  à  son 
humeur,  et  qui  le  retiennent  dans  le  cercle  d'un  spiritualisme  élevé. 
Sans  elles,  ce  i  onte  npteur  satirique  de  la  raison  humaine  tomberait 
dans  un  scepticisme  moqueur,  et  peut-être  les  choses  de  ce  monde 
ne  ■■  montreraient-elles  a  lui  que  sous  l'aspect  qui  frappait  Voltaire, 
erail  Voltaire  avec  moins  d'amour  de  l'humanité,  avec  moin!  de 
fiance  dans  les  lumières  de  la  raison.  Il  n'a  déjà  que  trop  de  pente 
le  fait  plus  que  le  ili"it.  à  s'exagérer  la  part  de  la 
•  ■  dans  la  direction  <l>'>  affaires  de  la  société.  Vrra<  hez-lui  ce  que 
le  christianisme  ajoute  nécessairement  de  hautes  contemplations 
el  de  convictions  désintéi  la  considération  lapins  malveil- 

lante  et  la  plus  prosaïque  des  choses  d'ici-bas,  rompez  ce  lien  qui 
rattache  la  terre  au  ciel,  el  l'on  ne  sait  vraimenl  à  quelles  extrémités 
inions  arides  el  décourageantes  cel  esprit  dédaigneux  el  sardo- 
nique  pourrail  être  conduit.   Déjà  même  la  Bincérité  de  sa  foi  ne 
suffit  pas  pour  le  préserver  du  penchant  à  l'incrédulité  et  au  dénigre- 
ment, quand  il  s'agit  de  justice,  de  grandeur,  de  liberté.  Elle  ne  lui 
inspire  qu'à  de  longs  intervalles  le  langage  communicatif  de  l'amour 
spérance,  et  il  s'amuse  trop  souvent  à  rendre  impitoyable 
une  doctrine  de  charité,  à  diminuer  La  dignité  humains,  comme  si 
prandeur  divine  avait  besoin  de  notre  petitesse,  ;i  prêter  aux  in- 
itions mêmes  et  aux  puissances  qu'il  veut  sanctifier  un< 
d'utilité  pratique  et  d'efficacité  oppressive  plus  fait  pour  contenter 
Ha  hiavel  que  Pénelon.  Q  dt -ce  donc  s'il  n'avait  appri 

l'Éva  |  le  L'homme  ne  vil  pas  seulement  de  pain,  que  la  vraie 

lumière  éclaire  tout  homme  venant  ;ui  monde,  el  qu'il  n'a  pas  reçu 
■  lit  (!<■  servitude  pour  se  conduire  toujours  par  la  crainte? 
\      .  n'hésité-je  pas  à  regarder  comme  son  meilleur  ouvrage  de 
tcoup  les  Soirées  de  Saint-Pétersbourg.  Il  semble,  en  effe 
considérer  les  vérités  religieuses  un  peu  plus  en  elles-mêmes,  un 
peu  moins  dans  leur  influence  sur  la  société.  Là  elles  sont  plus  des 
nés  <|ui  élèvent  l'esprit  que  des  moyens  de  police  qui  l'inti- 
mident, s'il  ne  parvii  lis  à  leur  prêter  l'accenl  de  l'enthou- 

ni'  et  de  l'amour,  s'il  cherche  plus  à  1rs  rendre  extraordinai 
que  pénétrantes  et  terribles  qu'adorables,  s'il  donne  à  l'orthodoxie 


DU    TRADITIONALISME.  255 

même  un  air  fâcheux  île  paradoxe,  cependant  il  se  montre  ingénieux 
à  rajeunir  d'antiques  croyances,  à  découvrir  un  sens  caché  aux  tra- 
ditions judaïques,  qu'il  s'efforce  de  rendre  chrétiennes.  Sa  sévérité 
un  peu  rade  c'est  pas  sans  élévation  morale,  el  il  dévoile  avec  au- 
tant d'adresse  que  de  vivacité  les  côtés  faibles  ou  abjects  des  sys- 
tèmes auxquels  il  s'attaque.  L'ouvrage,  un  peu  moins  systématique, 
un  peu  moins  visiblement  politique  que  ses  antres  écrits,  semble  plus 
appartenir  à  la  réflexion  désintéressée  :  c'est  une  suite  de  disserta- 
lions,  quelquefois  même  de  divagations,  où  l'esprit  parait  se  jouer 
.i\  une  certaine  Liberté,  el  suivre  1rs  lueurs  qui  naissent  et  bril- 
lenl  toul  à  coup  dans  le  cours  d'une  lecture  ou  d'une  conversation. 
La  forme  du  dialogue  d'ailleurs  permet  davantage  de  s'abandonner 
aux  aventures  de  la  pensée,  el  de  hasarder  des  singularités  ou  des 
exagérations  qui  offrent  une  apparence  fugitive  <le  vérité.  On  peut 
se  tromper  en  causant,  pourvu  que  l'on  pense  el  que  l'on  fasse  pen- 
ser, et  quoique  le  publie  se  rappelle  surtoul  «les  Soirées  de  Saint- 
Pétersbourg  certaines  déclamations  clinquantes  sur  le  bourreau  el 
les  expiations  sanglantes,  nous  persistons  à  croire  que  c'est  encore 
l'ouvrage  de  M.  de  Maistre  le  plus  propre  à  faire  admirer  el  même 
goûter  son  auteur.  Il  s'j  otre  plus  libre  et  moins  passionné,  plus 

intelligent  et  moins  absolu;  il  se  meut  dans  un  cercle  dont  le  rav  on 
esl  plus  I  tendu,  et,  moins  préoccupé  <U's  intérêts  el  des  inimitiés  du 

moment,  il  se  rapproche  davantage  de  la  sphère  des  pures  idées. 
Mais  il  ne  pouvait  s'j   maintenir  longtemps;  sa  vocation  ne  l'y 

portait    pas:   même  dans  les  choses  de  religion,  la  religion  pour  lui 

est  encore  le  siècle.  11  serait  indigne  d'élever  l'ombre  d'un  doute  sur 
la  sincérité  de  sa  foi;  mais  il  faut  avouer  que  si  elle  n'avait  pas  été 
sincère,  il  aurait  pu  encore  écrire  une  grande  partie  de  ce  qu'il  a 
écrit,  tant  il  s'obstine  à  considérer  le  christianisme  au  point  de  v  ne 
terrestre,  humain,  politique,  tant  il  aime  à  le  présenter  surtout 
comme  la  sauvegarde  des  souverains  el  la  première  propriété  des 
nobles,  puisque  la  religion  conserve  leur  privilège  oui  tombe  toujours 
avec  elle!  Il  ne  se  lasse  pas  de  la  recommander  aux  princes,  aux 
grands,  aux  puissans  pour  leur  sûreté.  Il  semble  s'acharner  à  la 
transformer  en  inslrumentutn  regni.  11  supplie  les  hommes  d'état, 
pour  épargner  les  deux  choses  les  plus  précieuses  de  l'univers .  le 
temps  et  l'argent, de  reconnaître  en  toute  dispute  religieuse  l'autorité 
de  Home,  ce  qui  est  pour  lui  le  fond  de  la  religion.  «  Si  j'étais  athée 
et  souverain,  je  déclarerais  le  pape,  infaillible  par  édit  public  pour 
l'établissement  et  la  sûreté  de  la  paix  dans  mes  états;  »  ce  qui  trans- 
forme la  religion  en  une  bonne  politique  d'athée.  Charmé  de  cette 
idée,  il  aime  à  répéter  qu'il  se  chargerait  d'amener  des  athées  à  son 
avis  sur  l'église,  et  il  ne  voit  pas  que  de  telles  paroles  sont  l'arme 
la  plus  redoutable  livrée  à  l'incrédulité.  11  ne  voit  pas  que  c'est 


'256  BEVUE    I »  1  s   nu  \    U0NDJ  S. 

rendre  des  points  à  l'opinion  qui  ne  prétend  voir  dans  les  religions 
qu'un  moyen  de  tromper  les  hommes,  assurément  il  est  permis  de 
rappeler  qu'elles  sont  utiles  à  la  société,  aucune  Dation  civilisée  De 
s'est  passée  de  culte  public,  et  sous  une  forme  sacrée  rumine  elles, 
les  croyances  régulatrices  du  cour  humain  ont  obtenu  plus  d'em- 
pire et  «le  popularité,  l  d  homme  sincère  doit  donc  respecter  la  reli- 
gion de  son  pays,  lors  même  qu'il  ne  verrail  pas  en  elle  la  vérité 
parfaite.  Il  peut  s'abstenir  de  chercher  à  séparer  les  grandes  vérités 
qu'elle  renferme  îles  illusions  qui  s'j  mêlent,  quand  cette  sépara- 
tion est  impraticable  dans  l'esprit  de-  peuples,  et  préférer  encore  la 
vérit  ■  même  altérée  à  l'erreur  intégrale,  à  la  négation  de  la  vérité; 
mai>  c'est  la  crainte  et  la  haine  de  l'athéisme  qui  l'inspirent  alors  et 
le  justifient,  et  l'athée  n'a  pas  le  droit  de  l'imiter,  s'il  ne  confesse  le 
projet  odieux  de  réaliser  l'oppression  par  l'imposture. 

Les  argumens  de  ce  genre  ont  ce  grand  inconvénient,  qu'ils  peu- 
vent presque  également  servir  pour  une  religion  vraie  et  pour  une 

religion  fausse.  C'est  | -cela  que  tout  fidèle  n'eu  doit  user  qu'a- 

\f,  réserve,  et  que  M.  de  Maistre,  qui  n'en  connaît  presque  pas  d'au- 
tres, compromet  une  cause  digne  pourtant  d'être  plus  noblemenl  dé- 
fendue. Presque  jamais  la  religion  n'est  présentée  dans  ses  \,s  res  que 

Comme  une  institution  consacrée   par  l'histoire,   salutaire  dans  ses 

efTets,  conservatrice  des  gouvernemens,  en  un  mot  contre-révolu- 
tionnaire. La  vérité  divine  en  est  supposée  plutôt  qu'exposée,  et  bien 
rarement  fait-il  quelque  allusion  à  la  sublimité  philosophique  du 
dogme  pour  établir  l'autorité  de  l'institution.  C'est  au  contraire  I  in- 
stitution qui  semble  toujours  recommander  le  dogme;  c'est  l'église 

qui  sert  de  fondement   a  la  loi,   ou  plutôt  c'est   I'-  pape,   cal  l'égllSC 

ou  le  pape  c'est  tout  un.  Ce  ne  sont  point  ici  des  manières  de  parler. 
«  Le  dogme  capital  du  catholicisme  est  le  souverain  pontife,  dit 
en  toutes  lettres  M.  d--  Maistre.     Les  droits  du  souverain  pontife 

et  sa  suprématie  spirituelle,  ajoute-t-il,    forment  l'essence  même  de 

la  religi  'ii  l  .     Le  premier,  je  crois,  il  a  exprimé  en  français  d'une 

manière  aussi  absolue,  aussi  violente,  ces  mavimes,  qui  SOUl  deve- 
nues courantes  aujourd'hui.  Il  y  a  cinquante  ans  qu'elles  auraient 
bien  surpris  les  vénérables  restaurateurs  de  notre  église.  Je  ne  sais 
si  de  ce  côté  des  Upes  un  seul  prêtre  se  fût  permis  au  XVH'  siècle  un 
pareil  langage;  mais  on  a  changé  bien  des  choses  pour  la  plus  grande 
gloire  de  l'unité  et  de  la  perpétuité  de  la  foi. 

Nous  arrivons  ainsi  au  livre  Du  Pape.  C'est  assurément  celui  OÙ 
l'auteur  a  le  plus  clairement  montré  combien  les  questions  spiri- 
tuelles étaient  au  fond  pour  lui  des  questions  politiques,  et  il  siillit 


(!)  Lettres  et  Opuscules,  t.  1",  p.  M4j  t.  II,  p.  389.  —  Du  /><;/.",  t.  II,  p.  Î01  et 

passtm . 


DU   TRADITIONALISME.  257 

de  comparer  cet  ouvrage  à  l'Essai  sur  l'Indifférence,  qui  traite  en 
réalité  le  même  sujet,  pour  apercevoir  la  distance  qui  sépare  M.  de 
Maistre  de  .sou  ancien  émule.  M.  de  Lamennais  a  fait  un  effort,  mal- 
heureux il  est  vrai,  |>our  établir  philosophiquement  le  principe  de 
l'autorité.  M.  de  Maistre  fonde  sur  des  considérations  empiriques  ce 
qu'il  \  a  de  moins  empirique  au  monde,  l'infaillibilité.  L'infaillibi- 
lité est  en  effet  pour  lui  le  synonyme  de  la  souveraineté,  et  comme 
le  pape  est  souverain,  il  est  infaillible  :  tel  est  le  fond  de  la  doc- 
trine. Or  il  faut  se  bien  peu  soucier  de  la  rigueur  et  de  l'exactitude 
pour  établir,  comme  un  point  convenu  et  incontestable,  que  toutes 

Il     souverainetés  étant  tenues  pour  infaillibles,  on  ne  demande  pour 

le  chef  de  l'église  aucun  privilège  particulier;  on  demande  seulement 
qu'il  jouisse  du  droit  commun  à  imites  les  souverainetés.  Il  est  trop 
évidenl  que  hormis  peut-être  en  ^sie,  on  n'a  jamais  pensé  ni  pré- 
tendu qu'aucun  pouvoir  souverain  fut  infaillible.  L'orgueil  des  rois, 
la  bassesse  des  courtisans  ne  sent  jamais  ailes  jusque-là.  'fous  les 
gouvernemens  se  sont  trompés,  l'histoire  l'atteste,  et  la  raison  l'af- 
lirmerait  a  défaut  de  l'histoire;  tous  les  pouvoirs  humains  peuvent 

se  tromper,  et  tous  se  réforment,  se  rétractent,  se  de utent,  quand 

la  nécessite  l'exige  OU  quand  la  raison  les  éclaire.  Sans  doute  dans 
la  législation,  dans  l'administration,  dans  les  tribunaux,  il  faut  bien 
des  décisions  définitives  et  dont  on  n'appelle  pas.  Les  questions  ne 

peuvent  rester  sans  solution.  les  contestations  ne  peinent  être  éter- 
nelles: il  faut  en  finir.  Res  judicata pro  veritate  kabetur,  et  puisque 
la  chose  jugée  est  prise  pour  la  vérité,  c'est  qu'elle  peut  n'être  pas 
la  vérité,  c'est  que  celui  qui  prononce  n'est  pas  infaillible.  S'il  l'était, 

elle  serait  la  \erite  même:  mais  il  suffit  toujours  OU  presque  toujours 
qu'elle  soit  tenue  pour  elle  :  c'est  une  Gction,  c'est  une  convention 
utile  au  repos  de  la  société.  L'intérêt  général  la  justifie  dans  la  plu- 
part des  cas.  Tout  le  monde  consent  que  la  cour  de  cassation  juge 
définitivement;  personne,  pas  même  elle,  ne  la  tient  pour  infaillible, 
et  elle  ne  se  fait  aucun  scrupule  de  réformer  sa  jurisprudence.  La 
loi  même,  la  loi,  ce  qu'il  y  a  de  plus  auguste  et  de  plus  définitif 
dans  les  décisions  des  hommes,  peut  bien  avoir  droit  à  l'obéis- 
sance tant  qu'elle  reste  loi  :  je  ne  veux  pas  même  parler  des  cas  ex- 
trêmes et  rares  où  elle  commanderait  une  telle  iniquité  qu'elle  auto- 
riserait la  résistance;  mais  tandis  qu'elle  est  en  pleine  vigueur,  il 
n'est  point  d'état  si  absolu  où  quelqu'un  n'ait  le  droit  d'en  conseiller 
ou  d'en  solliciter  soit  l'abrogation,  soit  l'amendement,  et  toute  re- 
présentation contre  la  loi,  fût-elle  la  plus  humble  et  la  plus  modeste 
des  prières,  implique  que  le  législateur  n'est  pas  infaillible.  M.  de 
Maistre  cite  hardiment  le  parlement  d'Angleterre,  dont  les  publicistes 
vantent  l'omnipotence,  comme  un  pouvoir  dont  les  actes  portent  le 

17 


REM  I      1)1  -     M  I  \     MONDES. 

lu  de  l'infaillibilité.  11  oublie  que  d'une  année  à  l'autre  un  chan- 
gement de  ministère,  une  nouvelle  élection,  un  mouvement  d'opi- 
nion peut  faire  varier  la  volonté  de  cet  immuable  arbitre,  et  que  le 
lendemain  même  du  jour  où  ses  décrets  ont  été  promulgués,  la 
presse,  les  pétitions,  la  clameur  des  réunions  populaires  peut  en  dé- 
noncer  l'erreur  et  en  solliciter  bruyammenl  la  réforme,  (le -ont  là 
des  faits  simples  et  notoires  qu'on  esl  embarrassé  de  rappeler,  parce 
qu'on  ne  sait  comment  qualifier  la  légèreté  qui  les  omet. 

Il  n'\  a  personne  en  effet  qui  ne  comprenne  que,  lorsqu'on  ré- 
clame pour  l'église  et  pour  son  chef  l'infaillibilité,  un  réclame  pour 
l'une  ou  l'autre  ce  qui  n'appartient  à  personne.  <>u  leur  attribue  une 
prérogative  unique,  incommunicable,  et  qui  n'est  possible  qu'à  la 
condition  d'un  miracle  toujours  subsistant,  d'une  intervention  di- 
rect 5tante  du  Saint-Esprit.  Lssimiler  cette  autorité  unique  à 
l'infaillibilité  artificielle  et  provisoire  qui  n'est  que  le  dernier  re-sort 
légal  des  pouvoirs  temporels,  c'est  confondre  le  ciel  el  la  terre,  ou 
diminuer  l'église  et  la  religion  pour  les  faire  passer  plus  aisément. 
Est-ce  donc  par  Qction  ou  convention,  est-ce  pour  terminer  les  que- 
relles,  pour  éviter  le  bruit,  est-ce  parce  qu'un  mauvais  jugement 
vaut  mieux  qu'un  lonf  -,  qu'on  veut  que  l'autorité  pontificale 
soit  l'interprète  divin  «le  la  vérité?  M.  de  Maistre,  en  matière  de  re- 
ligion, pen.M'-i-il  donc,  comme  Voltaire,  que 

x  rjin>  l'on  trouble  et  qu'on  aime 
Soit  d'an  prii  aussi  grand  ave  ta  rérité  même? 

Plus  grand,  faudrait-il  dire,  car  ses  raisonnemens  vont  à  conclure, 
non  qu'une  infaillibilité  existe,  mais  qu'il  \  faut  croire.  Il  semble 
que  le  titre  du  saint-siége  soit  uniquement  dans  la  nécessité  d'une 
décision.  C'est  pour  la  même  raison  que  la  sentence  d'un  tribunal 
de  simple  police  esl  sans  appel  dans  certaines  affaires  minimes.  Noilà 
certes  le  successeur  de  saint  Pierre  placé  bien  haut!  Hais  l'autorité 
spirituelle  ne  statue  pas  sur  des  intérêts  transitoires.  Se-  décisions 
portent  sur  des  chose-  5,  sur  des  vérités  éternelles.  11  faut  que 

jugemens  soient  à  la  lettre  irréformables.  Lorsqu'elle  déclare  par 
exemple  que  la  vierge  Marie  a  été  conçue  sans  péché,  elle  ne  le  fait 
pas  pour  l'amour  de  la  paix;  elle  entend  proclamer  un  dogme  vrai 
dans  tous  les  siècle-,  et  sa  compétence,  si  elle  existe,  ne  se  fonde  pas 
sur  des  motifs  qui  pourraient  aussi  bien  servir  à  légitimer  les  ukases 
de  l'empereur  de  Russie  que  les  sentences  d'un  juge  de  paix. 

Tel  est  pourtant  le  fondement  de  tout  l'ouvrage.  Qu'ensuite  l'au- 
teur montre  historiquement  que  l'autorité  du  pape  est  loin  d'avoir 

constamment  méconnue,  qu'elle  a  pour  elle  de  nombreux  témoi- 
gnages, qu'elle  a  été  souvent  exercée  utilement,  et  que  son  interven- 


ni    TRADITIONALISME.  259 

tiou  a  parfois  mis  obstacle  aux  violences  du  moyen  âge,  qu'enfin  elle 
n'a  pas  toujours  été  dirigée  par  l'ambition,  el  que  les  papes  ont  été 
dans  l'occasion  moins  passionnes  que  les  rois  :  c'est  ce  qu'on  lui 
accordera  aisément,  et  ce  qu'un  Le  dispensera  même  de  prouver, 
pourvu  qu'il  accorde  que  la  suprématie  pontificale  a  été  souvenl 
conte-Le  dans  Les  prérogatives  qu'elle  s'attribuait,  qu'on  peut  invo- 
quer contre  elle  d'imposantes  autorités,  qu'elle  a  souvent  été  con- 
tenue et  réprimée  a\ec  avantage,  que  Les  princes  ont  eu  souvent 
raison  «le  la  restreindre,  el  que  si  L'orgueil  ou  la  passion  Les  a  quel- 
quefois  dirigés,  ils  uni  Bouvenl  aussi,  dans  La  Lutte,  défendu  le  heu 
droit  et  l'intérêt  légitime  de  L'état  et  de  La  société.  De  la  manière 
donl  étaient  constituées  les  deux  puissances,  leur  conflit  était  inévi- 
table, et  il  a  iln  servir  à  Limiter  les  excès  de  l'une  ou  de  L'autre.  Le 
bien  dans  ce  inonde  ne  se  fait  le  plus  souvenl  que  par  la  lutte,  el  il 
est  peu  de  résistances  qui  n'aienl  leur  jour  d'utilité.  Mais  toutes  ces 
considérations  historiques,  toutes  ces  vues  de  politique  pratique, 
n'ont  rien  à  faire  avec  La  question  de  l'infaillibilité. 

Si  L'on  ne  pouvait  soutenir  L'autorité  absolue  des  papes  sans  ren- 
contrer le  pouvoir  et  l'indépendance  des  gouvernemens,  on  ne  pou- 
vait soutenir  l'infaillibilité  des  premiers  sans  se  heurter  aux  droits 
de  L'église  el  des  conciles.  Toutes  Les  recherches  de  M.  deMaistre 
uni  abouti  seulement  à  prouver  qu'en  toutes  ces  matières  le  pour  et 
le  contre  avaient  été  soutenu-,  et  que  des  deux  côtés  des  Upes  per- 
sonne n'avait  formellement  cédé.  Rien  d'absolu  ne  peut  être  établi 

par  Les  laits:  il  faudrait  donc  îles  raison-  spéculatives  ou  une  révé- 
lation spéciale.  Les  premières  ne  vont  pas  à  notre  habile  écrivain, 
et  la  seconde  ^'^  pas  été  donnée  sur  ce  point  a  l'église.  Quoi  qu'on 

soutienne  aujourd'hui  dan-  les  bulle- et  dans  les  livres,  quoi  qu'on 
prononce  dans  l'avenir,  on  ne  pourra  faire  que  rétroactivement  L'in- 
certain ait  été  certain,  le  Litigieux  résolu,  el  ce  qu'on  établira  man- 
quera toujours  de  perpétuité  et  d'unité.  En  particulier,  on  rencon- 
trera toujours  la  vieille  et  célèbre  dissidence  de  ce  no  église  de  France 
tant  prônée  par  la  chrétienté,  tant  louée  par  les  papes  eux-mêmes,  et 
qui,  sans  ..voir  jamais  été  ni  séparée  ni  condamnée,  a  maintes  fois, 
el  pendant  de  longue-  périodes,  protesté  cintre  la  doctrine  ultra- 
montaine  tant  de  La  suprématie  absolue  que  de  l'infaillibilité  ponti- 
ficale, il  sera  toujours  impossible  de  regarder  avec  M.  de  Maistre 
cette  doctrine  comme  un  dogme  capital,  de  dire  :  i  C'est  un  point 
fixe;...  qui  balance  sur  ce  point  n'entend  rien  au  christianisme,  »  et 

uir  en  même  temps  l'église  gallicane  pour  constamment  ortho- 
doxe et  catholique.  Or,  comme  elle  n'a  jamais  été  sérieusement  ac- 
cusée de  n'être  ni  l'un  ni  l'autre,  c'est  abuser  des  paroles  pour  ef- 

•r  Les  gens  que  d'incriminer  si  violemment  les  maximes  qu'elle 


"260  REVl  i     Dl  -    DEDI    UOND1  S. 

a  soutenues  pendant  plusieurs  siècles.  Je  sais  qu'on  peul  ainsi  lui 
faire  peur,  et  que  ineine  on  v  est  parvenu:  mais  elle  aurait  beau  chan- 
ger de  langage  et  se  désavouer  elle-même,  en  renonçant  à  sa  gloire 

elle  ne  referait  pas  ses  antécédens.  Toutes  ses  \aiiations.  toutes  ses 

rétractations,  toutes  ms  déclamations,  ne  feront  jamais  que  le  passé 
ne  soit  point  le  passé,  et  que  Gerson  ou  Bossuel  aient  été  des  héré- 
tiqu< 

l.i   pourtant,  OU  peu  s'en  faut,  devait  être  conduit  M.  de  Maistre. 

On  sait  que,  prenant  enfin  son  parti,  il  a  joint  un  troisième  volume 
a  son  ouvrage  sur  le  pape,  et  dressé  l'accusation  de  l'église  lt ■■  t II î - 
cane  dans  son  rapport  avec  le  souverain  pontife.  ■  L'opposition  Fran- 
çaise a  tait  de  grands  maux  au  christianisme,  ••  dit-il  au  début,  et 
cette  opposition,  remarquez-le  bien,  ce  o'est  pas  celle  de  Voltaire 
on  de  Mirabeau,  c'est  celle  de  Philippe  le  bel  comme  de  boni-  \|\, 
de  Gerson  comme  de  Bossuet.  Il  est  divertissant  de  voir  l'embarras 

de  l'auteur  obligé  de  mettre  des  rOÎS  dan-  leur  tort,  de  s'en  prendre 

.1  des  prélat-  qui  ont  illustré  l'église,  d'inculper,  sur  la  question  la 
plus  grave,  les  pouvoirs  et  les  institutions  de  l'ancien  régime.  Il  s'j 
résout  bravement  néanmoins,  et  ce  n'est  pas  de  faiblesse  ni  de  com- 
plaisance qu'on  peut  l'accuser.  Toute  analyse  sérail  ici  oiseuse;  rap- 
pelons seulement  qui'  l'expression  la  plus  réfléchie  et  la  plus  mo- 
dérée de  l'ancienne  doctrine  île  France,  atténuée  même  dans  les 
termes,  si  on  la  compare  a  ce  que  disait  sainl  boni-,  est  la  décla- 
ration de  l'assemblée  du  clergé  en  1682,  ■  cette  célèbre  déclaration 

qui  e-t.    dit  le   cardinal  de    |',au--et.   un  de-  beaux  titres  de   la   gloire 

de  l'église  'le  France,» — «  et  qui  est  au  fond,  ajoute  M.  de  Maistre, 
ce  qu'on  peut  imaginer  de  plus  méprisable  et  de  plus  dangereux.  > 

—  «  C'esl  surtout  dans  la  vie  de  l',o— net.  dit  encore  le  cardinal, 
qu'elle  doit  être  inscrite  comme  le  plus  1  »  *  - .- 1 1  ■  monument  de  son  his- 
toire. »  —  «Tant  qu'un  homme  tel  que  vous  M.  de  Bonald),  disait 
le  laïque,  regardera  la  déclaration  de  ins-2...  comme  une  chose  mé- 
diocrement mauvaise,  il  n'v  a  plu-  d'e-pérance  de  salut.  »  Voilà  les 
variation-  de  l'unité. 

Le  caractère  le  plus  saillant  de  ces  derniers  ouvrages  de  \|.  de 
Maistre  comme  de  tout  -on  système,  c'est  que  tout  v  e-t  poussé  a  l'ex- 
trême, qu'aucune  place  ne  reste  aux  transactions,  aux  tempéramens, 
aux  nuances,  \in-i  chacun  sait  que  le  gallicanisme  et  certaines  opi- 
nions sur  la  grâce,  sur  la  morale,  -ont  condamnées  à  la  fois  parles 
jésuites  et  toute  l'ancienne  école  ultramontaine,  et  il  faut  bien  recon- 
naitre  que  ces  diverses  doctrines,  bien  que  catholiques  encore,  sont 
à  une  distance  un  peu  moindre  des  croyances  protestantes  que  les 
doctrines  romaines.  Ces  degrés  sont  inév  itables,  eu  personne  ne  peut 
empêcher  que  saint  Augustin  ne  soit,  touchant  le  libre  arbitre,  moins 


DU    TRADITIONALISME.  261 

éloigné  de  Calvin  que  de  Pelage.  Avant  Dotre  temps  et  surtout  avant 
M.  de  Maistre,  rien  de  ce  qui  pouvait  être  distingué  n'était  con- 
fondu, et  les  mots  tout  ou  rien  n'étaient  la  devise  d'aucun  esprit 
sage;  mais  maintenant  parcoure/  la  M''rie  des  assertions  sui\antes  : 
«  1°  11  n'y  a  plus  que  deux  systèmes  possibles,  le  catholicisme  et  le 
déisme...  Fn  protestant,  s'il  existait,  serait  un  être  risible.  2° Toutes 
les  sectes  sont  filles  du  calvinisme;  la  plus  dangereuse  est  le  jansé- 
nisme, parce  qu'elle  se  couvre  d'un  masque  catholique.  . .  Calvin 
n'aurait  pas  mieux  dit  que  Pascal  et  sa  hideuse  secte  3*  l  n  augus- 
tinien  ou  thomiste  rigide  pourra  bien  condamner  le  jansénisme,  mais 
non  le  haïr;...  jamais  il  ne  le  poursuivra  comme  ennemi.  ■  'r  Enfin 
on  connaît  la  phrase  célèbre  :  Si  Bossuet  n'a  pas  avant  de  mourir 
abandonné  sa  Défense  des  quatre  article»  [et  l'on  sait  bien  qu'il  n'en 
a  rien  fait),  il  n'y  a  point  de  milieu:  il  faut  croire  que  Bossuet  est 
mort  protestant.  >  5'  I  d  ridicule  gallican,  c'esl  d'opposer  constam- 
ment le  protestantisme  el  l'ultramontanisme  comme  deux  systèmes 
également  éloignés  de  la  vérité;  c'est  oublier  en  effet  qu'il  n'y  a 
point  de  milieu. 

Il  n'y  a  point  de  milieu!  Tel  es1  le  texte  Favori  des  esprits  de  la 
trempe  de  M.  «le  Maistre,  el  c'est,  en  toutes  choses  intéressant  la  so- 
ciété, la  plus  funeste  conclusion  à  laquelle  puisse  mener  l'union  de 
la  logique  et  de  la  passion.  C'esl  parce  qu'il  tend  constamment  à 
l'excessif  el  à  l'absolu  que  dous  croyons  l  propos  de  rele- 

ver ses  erreurs.  C'est  par  là  que  son  influence,  en  lui  survivant,  mé- 
rite encore  d'être  combattue,  et  qu'il  faut  prémunir  contre  elle  qui- 
conque veut  le  ralliement  des  opinions  vraiment  nationales  et  des 
convictions  honorable-,  11  ne  faut  pas  qu'il  se  forme  sons  son  nom 
une  école  politique  à  La  suite  d'une  école  religieuse,  car,  on  doit  le 
dire  avec  douleur,  dans  l'église  il  a  trop  réussi. 


On  a  vu  que  notre  foi  était  médiocre  aux  prophéties  de  M.  de 
Maistre;  en  voici  une  pourtant  qu'il  écrivait  en  1819,  et  dont  nous 
ne  pouvons  contester  l'accomplissement  :  «  Le  souverain  pontife  et 
le  sacerdoce  français  s'embrasseront,  et  dans  cet  embrassement  sa- 
cré ils  étoufferont  les  maximes  gallicanes.  »  11  est  vrai  qu'il  ajoute  : 
h  alors  le  clergé  français  commencera  une  nouvelle  ère  et  recon- 
struira la  France,  et  la  Fiance  prêchera  la  religion  à  l'Europe,  et 
jamais  on  n'aura  rien  vu  d'égal  à  cette  propagande.  »  Ceci  reste  à 
prouver;  mais  quant  au  premier  point,  c'rn  est  fait  :  tout  ce  qui  parle 
haut  dans  l'église  -exprime  sur  les  doctrines  gallicanes,  sur  les  liber- 
tés chères  à  nos  pères,  sur  la  déclaration  de  1682,  sur  Pascal  et  les 


REV1  1     Dl  -    DE1  \    U0ND1  S. 

Provinciales,  sur  Bossuet  et  les  quatre  articles,  sur  Le  jansénisme  et 
Port-Royal,  comme  M.  de  Maistre  l'a  voulu. 

C'est  là  un  fait  grave  et  dont  il  est  impossible  qu'il  ne  sorte  pas 
d'importantes  conséquent  es.  Le  cardinal  de  Lorraine  n'est  pas  susr 
pect;  c'était  l'apôtre  de  la  sainte  Ligue,  et  cependant,  assistant  au 
concile  de  Trente,  voici  quel  était  son  Langage  ;  Je  ne  puis  nier  que 
je  suis  Français  nourri  en  l'I  niversité  de  Paris,  en  laquelle  on  t î< ■  1 1 1 
l'autorité  du  concile  par-dessus  le  pape,  el  sont  censurés  comme  né? 
rétiques  ceux  qui  tiennent  le  contraire;...  et  pour  ça  on  fera  plutôt 
mourir  les  Français  que  d'aller  au  contraire.  L'église  gallicane, 
iln  m.  de  Bausset,  a  donné  à  la  France  Bes  plus  grands  ministres  et 
a  l'Europe  ses  plus  grands  orateurs;  mais  sa  plus  grande  gloire  est 
d'être  La  seule  qui  ait  eu  constamment  un  esprit  national.  C  i  si  cet 
esprit  national  qu'on  l'exhorte  à  déposer.  Il  s'est  manifesté,  il  s'est 
épanoui  au  xviT  siècle,  et  comme  pour  la  -rie ■nie,  La  critique  et  l'élo- 
quence, le  >  l'i  gé  n'a  point  eu  dans  notre  pays  de  plus  belle  époque, 

I  celle-là  qu'il  est  juste  et  naturel  de  choisir  pour  le  juger. 
\u--i.  pendant  près  de  cinquante  ans,  la  plus  grande  partie  de  la 
jeunesse  a-t-elle  été  élevée  à  chercher  lises  maîtres  et  ses  mod< 
à  considérer  Le  siècle  de  Louis  \IN  comme  L'âge  d'or  de  la  religion 
aussi  bien  que  des  lettres.  Qu'on  exagérât  cette  opinion,  la  chosi 
possible;  mais  on  la  ion, lait  mu-  «1rs  laiis  éclatans,  et  que  notre  pays 

irde  avec  raison  comme  une  partie  de  sa  gloire.  Or,  s'il  fallait 
riser  d'une  manière  générale  l'esprit  du  clergéau  xvii*  siècle, 
on  pourrait  dire  qu'il  tendait  a  ce  que  dans  les  deux  derniers  siècles 
on  a  appelé  une  religion  éclairée  ou  un  christianisme  raisonnable. 
Ce  qui  le  signalait,  c'était,  dans  (apolitique  religieuse,  un  cerl 
goût  d'indépendance  et  de  nationalité,  dans  les  lettres  l'amour  in- 
telligent de  l'antiquité,  dans  la  morale  une  sévérité  conséquente, 
«la  us  la  liturgie  une  pieuse  Gdélité  à  des  usages  révérés,  dans  le  dogme 
un  certain  éloignement  pour  les  accessoires  superstitieux,  pour  les 
puérilités  du  moyen  un  soin  jaloux  de  purifier  la  foi  de 

tout  élément  légendaire.  Que  cet  esprit  s'unit  par  un  rapport  très 
explicable  avec  une  interprétation  particulière  des  doctrines  de  la 

chute,  de  La  grâce  el  de  la  liberté  qu'on  appelle  le  tbomis l'au- 

gustinianisme,  et  dont  le  jansénisme  est  l'expression  la  plus  accu- 

.  que  malgré  un  contraste  apparent,  le  gallicanisme,  favorableà 

idées  rigoureuses,  eût  un  secret  penchani  mus  ce  que  les  mo- 
dernes ont  appelé  le  Libéralisme,  comme  l'a  montré  par  exemple 
l'Oratoire  et  comme  le  soupçonnail  l'âme  tyrannique  de  Richelieu, 

er  sont  la  des   laits  donnes  par  l'histoire,  et  qui  peut-être  sont  1'' 

Mai  motif  de  la  réaction  immodérée  dont  nous  sommes  témoins. 

Vn  peut  dire,  afin  de  se  servir  d'un  seul  mot,  que  vl  esprit  du 


I)U    TBADITIOXAMS.UE.  "2<>3 

clergé  était  janséniste  on  puissance,  ou  du  moins  par  tendance.  As- 
surément ni  Bossuet,  ni  une  foule  de  gallicans,  n'étaient  actuellement 
jansénistes;  mais  M.  de  Maistre  ne  me  démentirait  pas,  si  je  disais 
f|u'ils  étaient  en  voie  de  l'être.  Bossuet  se  déclarait  thomiste  sur 
les  matières  de  la  grâce.  Dans  les  affaires  de  la  bulle,  il  demandait 
toujours  qu'on  ménageai  M.  tarnauld,  un  si  grand  homme;  il  com- 
battait la  morale  relâchée  des  ca-uistos,  il  se  déliait  des  jésuites. 
Fleury  était  son  secrétaire  et  son  ami.  «  Quoi!  < f i -. = i î t  l'évoque  de 
tteaux  en  parlant  de  Rome,  Bellarmin  \  tient  lieu  de  toul  et  \  l'ait 
.  q]  toute  la  tradition!  Où  en  sommes-nous  si  cela  est,  et  si  le 
va  condamner  tout  ce  que  condamne  cel  auteur?  »  Tout  cela 
bien  gallican;  tout  cela  est  dans  le  .-eus  du  jansénisme.  On  ne 
peut  nier  que  les  livres  de  Port-Royal  n'aient  été  l'école  de  la  jeu- 
nesse française.  Les  sentimens  presque  unanimes  de  l'ancienne  ma- 
gistrature ne  peuvent  être  méconnus,  et  h  l'exception  de  Fénelon,  on 
citerait  difficilement  un  grand  écrivain  qui  se  soil  explicitement  dé- 
claré pour  les  maximes  ultramontaines.  Encore  Fénelon  était-il  libé- 
ral à  sa  manière,  et  a-t-il  plus  poussé  qu'aucun  amie,  par  l'indé- 
pendance de  se-,  idées,  a  la  sécularisation  de  la  philosophie  morale. 

Ce  caractère,  que  j'appelle  janséniste  faute  d'ui iilleur  mot,  et 

que  j'attribue  au  génie  du  xvn*  siècle,  esl  précisément  ce  qu'on  tient 
aujourd'hui  à  effacer  sans  retour.  L'église,  qui  vit  du  passé,  l'église, 
àqui  importent  tant  les  exemples  et  les  traditions,  en  est  venue  â 

reconnaître,  a  proclamer  qu'en  Ses  JOUTS  de  splendeur  elle  a  l'ait 
fausse  route,  et  elle  cherche  â  innover  entre  une  tradition  plus  que 
séculaire.  Pascal  a  eu  tort  d'écrire  1rs  Provinciales  et  de  prendre 
si  fort  au  tragique  la  misère  de  l'homme  depuis  le  péché.  Vrnauld, 
Meule  et  tant  d'autres  ont  égaré  les  esprits  par  ces  livres  de  piété, 
,l(.  morale  et  d'éducation,  si  longtemps  étudiés  avec  autant  de  uroùt 
cpic  de  respect.  Bossuet  e.-t  un  eaiide  périlleux,  dès  qu'il  s'agit  du 
libre  arbitre,  des  cas  de  conscience  et  de  l'église.  Les  sermons  du 
père  Latour  ne  peuvent  être  lus  qu'avec  défiance,  et  Massillon  a 
pousse  le  rigorisme  jusqu'à  l'hérésie.  Dans  l'histoire,  non-seulement 
les  Diipinet  lesLaunoy,  mais  les  Tillemont,  les  Mabillon,  les  Fleury, 
sont  suspects.  On  venin  funeste  avait  été  sucé  avec  le  lait  du  chris- 
tianisme par  ces  poètes  admirables  et  ces  prosateurs  habiles,  bonneur 
de  notre  langue  et  de  notre  littérature.  En  un  mot,  le  xvir3  siècle, 
ce  temps  de  génie  qui  est  certainement  le  zénith  éclatant  de  l'an- 
cienne France,  s'est  dangereusement  trompé  sur  le  péché  originel, 
sur  les  rapports  de  la  grâce  et  de  la  liberté,  sur  l'essence  de  la  na- 
ture humaine,  sur  le  gouvernement  de  la  conscience,  sur  les  condi- 
tions du  salut,  sur  les  rapports  des  deux  puissances,  sur  la  constitu- 
tion de  l'église,  et  par  suite  sur  le  principe  même  de  l'autorité  et 


•iti'l  BEYt  B    DBS    1)1  I  \    RONDES. 

['unique  garantie  de  la  vérité  dans  ce  monde.  S'il  en  est  ainsi,  une 
telle  dissidence  entre  cette  époque  et  la  nôtre,  toutes  deux  catholi- 
ques, oe  constituerait-elle  pas  des  variations  aussi  considérables  que 
celles  qu'on  reproche  si  bruyamment  aux  églises  protestantes?  S'il 
in  est  ainsi,  que  faut-il  penser  de  la  sagesse  «lu  passé,  de  ces  retours 
qu'on  nous  prêche  vers  les  maximes  et  les  institutions  de  dos  pères, 
et  quel  est  donc  le  régime  religieux  et  civil  auquel  on  voudrait  re- 
venir? Nous  soumettons  ces  deux  questions  aux  partisans  avoués  des 
idées  d'unité  et  de--  idées  conservatrices. 

On  ne  contestera  point  apparemment  la  rigueur  des  condamna- 
lions  lancées  contre  ce  que  j'ai  appelé  la  tendance  janséniste  du 
inr  siècle.  Elles  se  lisent  partout.  Je  ne  citerai  plus  M.  deMaistre 
parlant  du  jansénisme  comme  de  «  l'hérésie  la  plus  subtile  que  le 
diable  ;iit  tissue.  »  adressons-nous  a  des  autorités  plus  Fortes,  parce 
qu'elles  sont  plus  raisonnables.  M.  Gratxj  a  l'esprit  élevé,  étendu, 
bienveillant,  et  voici  comme  il  parle  :  >>  il  faut  extirper  entièrement 
le-  dernières  fibres  du  jansénisme;  il  en  faut  signaler  jusqu'aux 
moindres  ouani  es  d  ras  notre  ivu*  siècle,  dans  dos  plus  grands  au- 
teurs, et  les  oratoriens  doivent  savoir  les  trouver  et  les  effacer  au 
b.  soin,  même  dans  leur  (dus  classique  écrivain,  i  Hou  exemple,  qui 
nous  vaudrait  une  édition  des  classiques  du  wii'  siècle  expurgée  a 
l'usage  du  ux"  '.  Nous  avons,  dans  une  précédente  étude,  rendu  nom- 
mage a  un  écrivain  judicieux  et  sincère,  au  père  Chastel;  son  ou- 

vrage  semble  dicté  par  la  modérati -me.  el  dan-  cet  ouvrage  si 

modéré  on  lit  :  «  Iriuset  Pelage,  Béranger  et  Wicleff,  Luther  et  les 
jansénistes,  furent-ils  coupables  dès  le  début  comme  ils  le  lurent 
plus  tard.'  Nous  l'ignorons.  Unsi  l'auteur  du  livre  de  lu  Perpé- 
tuité </»•  lu  Foi  toinliaut  l'eucharistie  est,  pour  l'hérésie,  mis  sur  la 
même  ligne  que  Luther.  Il  existe  une  vie  du  cardinal  d'Âstros  par 
le  père  Caussette,  supérieur  des  pères  du  Sacré-Cœur.  C'est  un  ou- 
vrage intéressant,  écrit  avec  mesure,  el  cependant,  après  une  com- 
paraison de  Port-Royal  avec  les  disciples  de  la  première  école  de 
M.  de  Lamennais,  l'auteur  n'hésite  pas  a  donner  en  ces  tonne-  la 
préférence  à  ceux-ci.  >  Les  solitaire.-  de  Port-Royal,  dit-il,  ont  tous 
laissé  une  mémoire  équivoque  qui  fait  trembler  pour  leur  éternité;  il 
n'en  Bera  pas  de  même  des  solitaires  de  LaChenaye.  <  Enfin  mon 
habile  confrère,  II.  de  Falloux,  dans  le  manifeste  conciliant  et  cou- 
rageux qu'il  a  publie  contre  les  opinions  extrêmes,  s'est  cru  lui- 
même  obligé  de  dire  à  ses  adversaires:  «  Vous  détestez  le  jansé- 
nisme, et  vous  avez  bien  raison,  fl  Or,  si  l'on  a  raison  de  détester  le 

jansénisme,  c'est  apparemment  qu'il  est  détestable. 

Nous  n'avons  pas  mission  pour  le  défendre,  et  M.  Royer-CoUard 
n'est  plus:  mais  a-t-on  bien  pensé  à  la  portée  de  ce  lang;i 


IX     TBADITIONALISMB.  265 

on  qu'il  serait  indifférent,  même  dans  L'intérêt  delà  religion,  de  dire 
à  ses  ministres  :  Fuyez  l'exemple  du  wir  siècle;  l'œuvre  de  Bos- 
suetet  de  la  majorité  des  évèques  en  1682  est  le  grand  anallième  qui 
pesait  sur  le  sacerdoce  français;  —  aux  théologiens  et  aux  philo- 
sophes :  Pascal  et  \rnauld  ont  prêché  les  doctrines  d'une  secte  hi- 
deuse;—  à  tous  les  chrétiens  :  11  faut  trembler  pour  le  salut  de 
Nicole  et  de  Sacj  :  —  aux  hommes  d'étal  :  Le  gallicanisme  esl 
V exemple  le  plus  funeste  qui  ail  été  donné  dans  le  monde  catholique 
aux  peuples  et  aux  rois;  —  aux  écrivains  el  aux  gens  de  Lettres  : 
l  ■  s  opinions  religieuses  de  Despréaux  el  de  Racine  riaient  détesta- 
bles; —  à  tous  Les  gens  d'espril  enfin  :  M""  de  Sévigné  dans  sa  dé- 
votion suivait  des  maîtres  coupables,  comme  Lriusel  Luther,  el  pre- 
nait parti  pour  un  fanatisme  dangereux  que  hop  de  yens  confondent 
encore  avec  le  christianisme'.'  Le  ciel  me  préserve  de  supposer  qu'on 
ne  croie  pas  ce  qu'on  dit,  quand  on  parle  ainsi;  mais  à  côté  d'une 
conviction  nouvelle  n'j  a-t-il  pas  dans  quelques  réformateurs  ultra- 
montains  un  peu  de  tactique  politique  el  beaucoup  de  déclamation? 
L'église  connaît  ses  devoir.-,  et  elle  doit  connaître  ses  intérêt-.  C'est 

à  elle  île  savoir  s'il  lui  importe  de  sortir  -ans  retour  de  ce  large  mi- 
lieu, de  cette  liberté  modérée  dont  un  grand  siècle  lui  avait  donne 

l'exemple,  pour  se  jeter  dan-,  une  extrémité,  au  risque  de  provoquer 

l'extrémité  contraire.  Elle  seule  peut  décider  quel  avantage  elle  trou- 
verait à  se  taire  nouvelle  après  un  tel  passé,  étrangère  après  avoir 
été  nationale.  L'état  ancien  du  clergé  français  eoinportait.de-  diver- 
sités d'opinions,  de  tendances  et  de  conduites  dont  il  semble  qu'il 

n'avait   pas  a  rougir,  et   l'on  croyait  ju-qu'ii  i  qu'il  n'avait  pas  lieu 

de  portei-  envie  au  clergé  d'Espagne  ou  d'Italie,  aurait-il  raison  de 
rechercher  avec  les  églises  exotiques  jusqu'à  L'uniformité  de  costume 

et  de  bréviaire'.'  serait-il  jaloux  à  bon  droit  d'égaler  les  clergés  de 
Rome  ou  de  Madrid  dan-  Leur  empùe  sur  L'esprit  du  siècle  et  dans 
leur  influence  pour  prévenir  ou  comprimer  les  e\plo.-ion>  des  idées 
<le  bouleversement,  et  pour  mettre  la  barque  de  saint  Pierre  a  l'abri 

des  tempêtes? 

La  réponse,  je  le  sais,  serait  celle-ci  :  L'ancienne  église  de  France 
n'a  pa-  empêché  La  révolution  française.  —  Sans  doute,  ni  l'église 
de  Rome  la  révolution  romaine. 

VI. 

Nous  avons  trouvé  d'excellens  écrivains  qui,  du  sein  de  l'église, 
ont  combattu  le  traditionalisme  en  philosophie.  Nous  désirerions  sin- 
cèrement que  l'orthodoxie  opposât  des  adversaires  non  moins  ha- 
biles aux  tendances  analogues  d'une  certaine  politique  ecclésiastique. 


•Jtili  r.i  roi     DES  DEUX    MONDES. 

Il  Berail  l>on  que  ces  innovations  ou  cea  rénovations  ne  passassent 
point  sans  débat,  et  que  tout  fui  discuté  avant  d'être  adopté.  Il  est 
vrai  qu'un  grand  courage  esl  né<  essaire  pour  lutter  contre  le  cou- 
rant, quand  on  appartient  au  saint  ministère.  On  doit  autant  de  res- 
pect que  de  sympathie  à  ce  j •« -i i  de  lévites  persévérans,  isolés,  qui 
bravent  le  discrédit,  le  dédain,  l'injure,  et  quelquefois  une  sorte  de 
persécution,  pour  témoigner  qu'ils  pensent  encore  comme  saint  Louis 
sur  l'autorité  royale,  comme  Baint  Thomas  sur  le  libre  arbitre,  ou 
comme  les  cardinaux  de  Bausset  <■[  de  La  Luzerne  sur  l'autorité  du 
pape.  Les  historiens  de  l'école  de  Fleurj .  les  théologiens  de  celle  d'  \r- 
n.it 1 1. 1  s'exposent  aux  Bévérités  de  l'index,  à  la  défiance  de  l'épi  i  o- 
pat,  à  la  disgrâce  et  à  L'abandon.  Honorons  la  sincérité  et  la  fer- 
meté de  leurs  convictions,  et  regrettons  que  leur  cause  n'ait  pas  été 
jusqu'ici  plaidé*  avec  plus  d'éloquence. 

Ce  serait  pourtant  une  injustice  que  de  laisser  dans  l'oubli  un 
écrivain  à  qui  le  talent  ne  manque  pas,  mais  qui  n'appartient  pasà 
l'église.  M.  Bordas  Demoulin  est  un  cartésien  catholique.  Il  s'est 
(ait  connaître  par  un  essai  but  Descartes  qui  atteste  de  la  force  d'es- 
prit, el  où,  dans  un  Btj  le  remarquable,  Boni  exposées  d'une  manière 
;inale  les  doctrines  et  les  destinées  de  la  plus  grande  école  phi- 
losophique  du  \nuc  siècle.  Des  mélanges  pubUés  depuis  onl  con- 
firmé l'opinion  qu'on  avait  pu  se  former  des  mérites  el  des  défauts  <lu 
système  de  l'auteur,  il  a  étudié  avec  soin  tous  les  cartésiens  « i > i i  ont 

suivi  ou  cm enté  le  maître;  mais  il  n'en  sait  pas  beaucoup  plus 

de  l'histoire  de  la  philosophie.  Ne  lé  consultez  donc  pas  sui  les 
doctrines  de  la  G  ir  la  scolastique,  sur  la  philosophie  alle- 

mande, anglaise,  se;  il  les  connaît  trop  peu  pour  n'être  pas 

injuste.  C'est  un  esprit  distingué,  mais  Bolitaire,  et  qui  s'est  un  peu 
rétréci  dans  l'isolement.  Chrétien  ardent,  avec  quelques  nuances 
d'hétérodoxie,  plein  d'une  foi  \\\<\  attestée,  dit-on,  par  les  austéri- 
tés de  sa  \i>\  il  croit  avoir  découvert  le  point  de  jonction  <lu  catho- 
licisme au  cartésianisme,  et  il  s'esl  persuadé  que  La  science  lui  de- 
vait  une  vérité  nouvelle;  mais  en  même  temps  qu'il  tient  fei  mement 
a  la  tradition  dogmatique  de  l'église,  il  se  sépare  hautement  d'elle 
suc  toutes  les  questions  d'organisation,  de  politique  et  d'histoin 
convaincu  que  le  progrès  démocratique  des  sociétés  esl  à  la  fois  dans 
les  vues  de  la  Providence  et  dans  l'esprit  du  christianisme,  il  se  pose 
en  ennemi  déclaré  du  moyen  âge,  de  l'ultramontanisme,  de  l'abso- 
lutisme, et  en  général  de  toute  doctrine  qui  tend  à  l'alliance  du 
dogme  et  de  la  force.  C'est  plus  qu'un  libéral,  c  esl  un  démocrate 
chrétien.  Sans  lui  attribuer  cette  prudence  d'esprit  qui  juge  avec 
calme  et  s'arrête  à  temps,  sans  ignorer  qu'il  B'est  trop  étroitemenl 
renfermé  dans  ses  méditations  propres,  et  qu'il  aurait  eu  besoin, 


ni     TRADITIONALISME.  267 

pour  étendre  ses  idées,  du  commerce  des  livres  et  des  hommes,  on 
doit  aimer  à  lui  reconnaître  une  intelligence  élevée,  hardie,  sincère, 
et  ce  courage  de  la  conviction  qui  sait  braver  tout  pour  la  vérité. 
M.  Bordas  Demoulin,  peu  connu  du  public,  a  un  petit  cercle  d'ad- 
mirateurs, ou  plutôt  de  disciples,  parmi  lesquels  nos  lecteurs  auront 
distingué  \l.  Huet,  dont  la  Revue  a  publié  un  travail  remarquable. 
Cette  école  est,  on  le  pense  bien,  l'antipode  do  M.  de  Maistre. 
01e  est  profondément  mécontente  <\r  l'esprit  qui  semble  dominer 

dans  le  monde  religieux,  et  elle  se  croit  f lée  à  défendre  le  cbris- 

i  me  contre  l'église.  Quelques  écrits  dignes  d'attention  ont  ma- 
nif    ié  son  opposition,  et,  quoique  rédigés  avec  négligence  et  singu- 
sont  d'intéressans  mémoires  pour  servir  a  l'histoire  des 
controverses  du  six*  siècle. 

'l'ouïe  la  philosophie,   suivant   \1.   l'.ordas  Demoulin.   est   dans  la 

question  des  idées,  puisque  l'bomme  ne  pense  que  par  elles.  Lors- 
qu'on les  ramène  tomes  aux  sensations,  ou  les  annule;  lorsqu'on  les 
c  mit  toute-  humaines,  on  n'est,  comme  \ristote,  haut  ou  Reid,  qu'à 
demi  philosophe;  lorsqu'on  les  croit  toutes  divines,  avec  Zenon  ou 
Malebranche,  on  tombe  dans  le  panthéisme.  Le  vrai,  c'esl  qu'elles 

SOnl  les  unes  divines,  les  autres  humaines,  ce  qui  est  la  doctrine  de 

Descartes  et  ce  qui  devrait  être  la  doctrine  de  l'église,  en  dépit  de 
la  scolastique.  Par  une  erreur  analogue  à  celle  du  panthéisme, 
l'église  et  la  théologie  ont  professé  depuis  Constantin  la  théocratie. 
Celait  l'effet  d'une  interprétation  erronée  du  dogme  de  la  chute  de 
l'homme.  Lorsque  par  suite  d'une  fausse  théorie  des  idées  on  pense 
que  l'homme  est  tombé  d'un  étal  de  perfection  surnaturelle,  toute 
valeur  de  la  nature  humaine  esl  anéantie,  el  les  doctrines  de  tj  ran- 
nie  et  de  servitude  absolues  prévalent.  Si  l'on  pense  au  contraire 
avec  la  vérité  chrétienne  que  l'état  de  chute  n'est  que  l'étal  de  la 
nature  corrompue,  un  amendement,  un  progrès,  une  délivrance  est 
possible,  grâce  à  l'intervention  du  Rédempteur,  et  l'histoire  du 
christianisme  peut  être  celle  d'une  lente  émancipation  de  l'humanité. 
La  doctrine  contraire,  dominante  au  moyen  âge,  a  favorisé  l'absolu- 
tisme par  la  théocratie  et  engendré  une  trompeuse  assimilation  du 
gouvernement  de  l'église  aux  gouvernemens  temporels.  Tout  au  con- 
traire, ses  pouvoirs  sont  d'une  nature  toute  spéciale;  ils  n'ont  rien 
de  commun  avec  les  pouvoirs  civils.  Ce  sont  des  pouvoirs  purement 
spirituels.  C'est  pour  avoir  méconnu  ces  vérités  que  Maistre  (1)  a 
été  conduit  à  de  monstrueuses  erreurs. 

(1)  C'est  ainsi  que  M.  Bordas  Demoulin  désigne  son  illustre  adversaire,  et  il  a  raison- 
malgré  un  usage  contraire.  Le  comte  de  Maistre  le  remarque  lui-même  avec  beaucoup 
de  justesse  :  «  La  particule  de  en  français,  dit-il,  ne  peut  se  joindre  à  un  nom  propre 
commençant  par  une  consonne ,  à  moins  qu'elle  ne  suive  un  titre.  Ainsi  vous  pouvez 


268  RI  1  I  i     DU    DI  i  I    K0ND1  B. 

I  église  est  divine,  el  la  Bociété  bumaine.  La  nature  déchue  aj  anl 
besoin,  pour  Ôtre  réconciliée,  de  la  foi,  de  la  grâce  et  «le  Dieu,  la 
communion  des  saint--  ou  l'église  n'est  que  la  réunion  de  ceux  qui 
sont  ainsi  régénérés,  ''t  le  pouvoir  <!<■  régénération,  c'esi  à-dire  le 
pouvoir  de  donner  la  pénitence  ••(  Jésus-Christ,  est  le  pouvoir  émi- 
nent  du  sacerdoce.  Tous  les  pouvoirs  de  l'église  sonl  d'une  nature 
l>lu>  ou  moins  r 1 1 \ ^ i i < 1 1 n ■  comme  celui-là.  Il  s'ensuil  que  toute  assi- 
milation, t  ■  >  1 1 1  •  -  union  de  sa  puissance  à  la  puissance  temporelle  i  si 
une  hérésie;  toute  intrusion  de  la  force  dans  le  cercle  de  son  autorité 
tout  intérieure  et  toute  morale  est  un  sacrilège.  Cette  puissance  ou 
cette  autoril  I  innée  à  Pierre,  «'t  dans  la  personne  de  Pierre 
à  l'église,  d'où  il  résulte  que  Pierre  n'a  rien  reçu  que  l'église  n'ait 
i.  Lors  donc  que  l'on  attribue  a  la  papauté  autre  chose  qu'une 
primauté  nominale,  nu  un  pouvoir  exécutif,  pure  délégation  de  la 
•  brétienne,  on  introduit  au  sein  <1<-  cette  dernière  la  tyran- 
nie, el  avec  la  t\  rannie  mille  erreurs  originaires  de  Rome.  M.  Bordas 
Demoulin  ne  crainl  pas  il<'  qualifier  ainsi  les  indulgences,  l'invo- 
cation des  saints,  le  culte  de  Marie,  el  surtoul  la  doctrine  de  l' in- 
faillibilité, <•(  il  conclut  que  toute  résistance  a  ce  pouvoir  usurpé  el 
;i  >•■>  effets  a  été  util''  ou  légitime.  C'est  dire  qu'il  prend  sous  sa  dé- 
fense le  gallicanisme,  le  jansénisme,  el  que,  bien  que  1res  op] 
au\  dogmes  particuliers  du  protestantisme,  il  esl  porté  à  excuser  el 
même  a  justifier  les  protestans.  S''-  idées  d'indépendance  a  cet 
égard  vont  jusqu'à  soutenir  que  la  puissance  spirituelle  ayant  été 
donnée  a  l'église,  c'est-à-dire  a  tout.'  la  société  chrétienne,  les 
ux  d>'-  papes  au  spirituel,  doivent  être,  dans  les  ma- 
tières important)  issistés  d'un  conseil  de  prêtres,  et 
que  ceux-ci  à  leur  tour  ne  peuvent  se  passer  du  concours  des  sim- 
ples fidèles.  Unsi  les  conciles  doivenl  être  composés  de  trois  et 
les  évèques,  les  prêtres,  les  laïques.  Telle  est  la  réforme  a  laquelle 
il  aspire  |><utr  l'église,  et  en me  temps  il  lui  conseille  de  se  ran- 

tort]  i  -    utfd  a  dit,  mais  non  ]  'rf  a  dit.  11  faut  dire  : 

/■■  i  lit Vous  êtes  donc  obligé  de  dire  :  <•  Enfin  M.  (liaistre)  a  paru,  etc., 

(citii  iviin  saque]  il  adressa  cette  observation).  •>  L'exception  même  m  faveur 

des  noms  qui  commencent  pai  nne  voyelle  n'est  pas  on*  n  ne  <>n  peut  très 

bien  dire  avec  Buileau  : 

l'n  tirait  s'êpind  qa'Eogbien  el  Condé  sonl  passes, 
on 

F.l  se-;  irnHs  pir  Arbnuville 
Soui  I  ili'ii  >L'rre  exécutes; 

mais  les  romanciers  modernes,  croyant  très  faussement  prendre  le  ton  aristocratique, 
ont  changé  tont  cela,  et  pour  les  imiter  il  faudrait  dire  :  De  Richelieu  fut  un  grand 
ministre,  de  Cou  1 1  bataille  de  R  croy,  de  Voltaire  est  l'auteur  de  Zaïre,  et 

de  Sluutesnuieu  a  écrit  rSrprit  d      I 


DL    TRADITIONALISME.  269 

ger  du  coté  des  libertés  et  des  lumières  modernes,  et  de  cesser  de 
provoquer  l'incrédulité  et  la  révolte  en  se  posant  en  ennemie  devant 
les  progrès  de  la  démocratie. 

11  y  a,  .selon  lui,  deux  cbristianismes,  le  christianisme  religieux 
et  le  christianisme  social.  Le  premier  est  depuis  longtemps  vain- 
queur du  paganisme.  11  n'en  est  pas  de  même  du  second.  Constan- 
tin, ses  successeurs,  les  papes,  "lit  maintenu  sous  la  lui  nouvelle  la 
société  païenne,  et  c'est  pour  briser  le  joug  qui  pèse  encore  sur 
l'humanité  que  le  gallicanisme,  le  jansénisme,  le  libéralisme  s' épui- 
en  pénibles  efforts.  Ils  triompheront,  c'est  l'espérance  de 
)|.  Bordas  Demoulin;  mai-  la  lutte  est  difficile,  el  L'école  qu'il  di- 
rige  la  soutient  avec  passion.  Son  plan  d'émancipation  chrétienne, 
qui  rappelle  la  constitution  civile  du  clergé,  passera  facilement  pour 
chimérique,  et.  quoiqu'il  se  fonde  sur  de-  idées  comparables  a  celles 
que  nous  avons  vu  le  docteur  Arnold  1  proposera  l'église  angli- 
cane, il  paraîtra  sans  doute  appuyé  sur  des  considérations  tus  dou- 
teuses ou  des  appréciations  fort  exagérées.  L'auteur,  habitué  a  vi\  re 

avec  lui-mê a  se  défier  de  tout  ce  qui  choque  ses  croyances 

comme  du  mensonge  ou  de  l'iniquité,  est  âpre  et  violent  dans  son 
langage,  et  il  rend  a  M.  de  tfaistre  rudesse  démocratique  pour  aris- 
tocratique insolence.  Cependant  on  ne  peut  méconnaître  dans  ses 
excès  d'expression  et  de  pensée  une  franchise  honorable,  et  qui 
tram  lie  avec  la  timidité  cauteleuse  du  langage  a  la  mode;  il  écrit 
avec  on  talent  un  peu  inculte,  et  tombe  souvent  dans  la  bizarrerie 
et  la  confusion.  11  manque  d'élégance  et  d'art,  mais  il  a  de  la  force, 
et  il  faut  convenir  que  sur  quelques  points,  comme  l'infaillibilité 
romaine,  comme  l'indépendance  du  pouvoir  politique,  il  presse  ses 

adversaires  «le  raisonne os  et  de  citations  qui  ont  leur  valeur,  et 

contre  M.  de  Maistre  en  particulier,  il  a  presque  toujours  \  igoureu- 
semeut  raison.  Les  trois  premiers  chapitres  de  son  livre  v  laissent 
subsister  peu  de  chose  de  l'ouvrage  intitulé  Du  Pape. 

Vprés  un  traité  important  sur  les  pouvoirs  constitutifs  de  l'église 
(1855),  M.  Bordas  Demoulin  a  publié  eu  commun  avec  M.  Huet  un 
volume  sous  ce  titre  :  Essai  sur  lu  Réforme  catholique.  C'est  une 
suite  de  morceaux  détachés  composes  dans  le  même  esprit,  et  parmi 
lesquels  les  articles  de  \1.  Huet  méritent,  pour  le  fond  comme  pour 
la  forme,  d'être  particulièrement  distingués.  11  nous  semble  cepen- 
dant que  ces  deux  écrivains  s'attachent  trop  étroitement  aux  prin- 
cipes et  aux  exemples  de  quelques  ecclésiastiques  dont  nous  ne 
nierons  pas  les  intentions  droites  et  la  loi  courageuse,  mais  enfin 
qui,  ayant  essayé,  à  travers  la  révolution,  de  concilier  l'Évangile  et 

(1)  Voyez,  sur  le  docteur  Arnold,  la  Revue  du  1"  octobre  1856. 


•270  RI  \ll     DES  DEUX    MOND1  -. 

la  démocratie,  ont  laissé  une  réputation  contestée.  Loin  de  nous  la 
pensée  de  nous  faire  les  échos  des  haines  calomnieuses  des  partis; 
mais  ces  théologiens  d'une  école  impuissante  et  oubliée  n'onl  point 
eu  les  caractères  de  supériorité  qui  permettraient  de  les  prendre  pour 
maîtres  et  d'invoquer  leur  autorité.  Leurs  écrits  ne  sont  pas  des  monur 
inriis  du  génie,  et  la  métaphysique  aride  et  subtile  «le  M.  de  Bonald, 
la  hauteur  dictatoriale  des  paradoxes  de  M.  de  Maistre,  la  véhé- 
mente dialectique  du  premier  M.  il'-  Lamennais,  enfin  l'éloquj 
capricieuse  mais  animée,  affectée  nuis  brillante,  de  quelques  pré- 
dicateurs il''  notre  temps,  pèseront  toujours  dans  la  balance  de  l'opi- 
nion plu-  que  les  argumentations  modestes  et  les  apologies  obscures 
drs  adversaires  démocrates  du  concordat.  Il  faut  une  doctrine  plus 
nouvelle  et  moins  compromise  par  dé  recens  naufrages.  Il  faut  des 
propagateurs  d'idées  dont  l'esprit  large  parcoure  tout  le  front  de  la 
société  moderne  pour  pénétrer  dans  ses  rangs,  dont  la  voix  douce 
et  forte  l'émeuve  sans  la  troubler,  dont  la  pensée  sereine  l'éclairé 
sans  l'éblouir.  Il  faudrait  un  Gioberti  dont  le  jugement  dominât  l'en- 
thousiasme, et  qui  sût  donner  en  môme  temps  l'éclat  h  la  solidité 

SOI  conseils  de  la  raison  et  de  la  foi.  Sans  aucun  doute  on  ne  -au- 
rait tenir  le  passé  en  mépris  :  la  faute  même  de  ceux  dont  on  vou- 
drait arrêter  les  progrès  est  de  méconnaître  un  passé  glorieux  en 
poussant  la  France  .1  reculons  dans  la  voie  où  les  trois  derniers  siè- 
cles la  faisaient  marcher;  mai-  en  se  réclamant  des  grands  exem- 
ples,  on  no  doit  pas  s'attacher  aux  petits,  et  c'est  d'une  œuvre  nou- 
velle qu'il  faut  entretenir  la  raison  publique. 

Disons-le  avec  un  sincère  regret,  cette  oeuvre  est  presque  tout 
entière  à  commencer,  ou  plutôt  à  recommencer.  Ceux  qu'elle  devrait 

intéresser  le  plus,  inquiet-,  sur lépôt  sacré,  entraînés  pai  l'effroi 

universel,  dominés  par  cet  esprit  étroit  de  conservation  qui  <■  rifie 
a  la  sûreté  'lu  présent  celle  de  l'avenir,  n'ont  su  consacrer  leur  zèle, 
leur  énergie,  leur  talent,  qu'aux  restaurations  éphémères  d'un  senv 
blant  de  moyen  àu'e  affecté  el  puéril,  et  par  un  mélange  de  vieil- 
lerie et  de  paradoxe,  ils  ont  travaille  a  détruire  et  à  décrier  les  tra- 
vaux des  siècles  le-  plus  brillans  de  l'Europe  moderne.  A  quoi  sert 

pourtant  d'être  dans  ////  ruisseau  baltu  de  Forage,  avec  l' assurance 
(pi'i/  ne  périra  pas,  si  l'on  ne  sait  braver  la  haute  mer,  et  si  l'on 
ne  sinise  qu'à,  se  réfugier  dans  le  port  ruineux  et  ensablé  d'où  l'on 
était  sorti  stir  la  foi  des  astres  et  de  l'espérance?  Veut-on  que  l'église 
paraisse  avoir  cessé  de  croire  en  elle-même,  qu'elle  se  sauve  à  la 
façon  des  pouvoirs  de  la  terre,  et  comme  si  elle  avait  meilleure  idée 
de  son  passé  que  de  son  avenir?  Plus  elle  compte  sur  l'éternité, 
moins  elle  doit  se  défier  du  temps. 

f'.IIARLES    DE    RÉMl.'SAT. 


LA 


PRESSE  AMÉRICAINE 


DEPUIS  L'INDEPENDANCE 


i. 


La  lutte  de  l'indépendance  a  été  le  plus  beau  temps  de  la  presse 
américaine,  peut-être  même  pourrait-on  dire  qu'en  aucune  occasion 
il  n'a  été  donné  à  la  presse  périodique  de  jouer  un  rôle  plus  consi- 
dérable et  d'exercer  sur  les  eveneincns  une  influence  plus  décisive. 
Dans  une  première  étude  sur  l'histoire  «les  journaux  américains  (1), 
nous  avons  essayé  de  montrer  avec  quelle  vivacité  la  querelle  entre 
les  colonies  anglaises  et  la  métropole  se  débattu*  sur  ce  terrain  avant 
de  se  vider  sur  les  champs  de  bataille;  on  demeure  frappé  néanmoins 
de  la  disproportion  entre  les  moyens  employés  et  le  résultai  obtenu. 
De  ces  feuilles  éphémères,  publiées  à  de  longs  intervalles  et  vouées 
à  une  rapide  destruction,  quelques-unes  à  peine  sont  conservées  au- 
jourd'hui a  la  bibliothèque  de  la  Société  historique  du  Massachu- 
setts et  dans  des  collections  particulières  :  à  voir  ces  petits  carrés 
de  papier  gris,  imprimés  avec  des  caractères  de  rebut,  personne  ne 
soupçonnerait  en  eux  les  instrumens  tout  puissans  d'une  révolution. 
Pourtant  ce  lurent  ces  journaux  qui  instruisirent  le  peuple  améri- 
cain de  ses  droits,  qui  éveillèrent  en  lui  le  besoin  de  l'indépendance, 
et  qui  le.  jetèrent  clans  la  lutte  inégale  d'où  il  devait  sortir  victorieux 
à  force  d'énergie  et  de  persévérance. 

(1)  Voyez  la  livraison  du  1"  août  1853;  pour  la  Presse  en  Angleterre,  voyez  les 
livraisons  du  15  décembre  1852  et  du  1er  janvier  1853. 


272  RKVi  r.    m  -    ni  i  \    UONDI  5. 

M  -  ce  n'est  pas  seulement  la  grandeur  des  événemens  et  l'im- 
portance des  services  rendus  « | ■  i i  il" nt  un  vif  intérêt  aux  jour- 
naux de  cette  époque.  Si  la  presse  américaine  eut  alors  nne  action 
m  puissante  sur  1rs  esprits,  c'est  qu'elle  avait  à  s;i  tête  tous  les 
hommes  êminens  des  colonies.   Il  ne  fut  possible  à  personne  de 

der  la  neutralité,  et  tous  ceux  que  le  rang,  la  fortune,  le  savoir 
investissaient  de  quelque  autorité,  tous  ceux  qui  pouvaient  tenir  une 

plum  ■  durent  prendre  parti  •MHh  Pun< sous  l'autre  bannière.  Pour 

leur  part,  les  journaux  populaires  offrirent  une  réunion  de  talens 
qu'on  verra  raremenl  égaler  :  Franklin,  les  deux  tdams,  lefferson, 
J;i\.  flamilton,  tous  ces  noms  appartinrent  à  la  presse  avant  d'appar- 
tenir à  l'histoire.  Iprès  avoir  préparé  la  révolution  par  leurs  écrits, 
hommes  d'élite  soutinrent  pendanl  toute  la  durée  de  la  guerre  le 
courage  de  leurs  concitoyens,  et  ce  fut  encore  a  eux  qu'on  s'adn 
quand,  au  lendemain  de  la  victoire,  il  fallut  fonder  un  gouverne- 
ment. Ils  déposèrent  alors  la  plume  pour  devenir  membres  du  con- 
comroe  Carroll,  Ja\.  Hadison,  ou  ambassadeurs  comme  Fran- 
klin  et  tdams,  ou  ministres  comme  lefferson  et  Hamilton,  et  la  place 
qu'ils  laissèrent  \'nl<'  dans  les  rangs  de  la  presse  ne  fut  pas  remplie. 
I  3  gens  instruits,  bien  élevés  et  capables  de  conduire  les  affaires, 
étaient  peu  nombreux  dans  les'  colonies  :  une  grande  partie  des 
classes  lettn  ■  prononcée  contre  la  révolution,  et  la  plupart 

des  membres  du  barreau  et  du  clergé  avaient  émigré  ou  étaient 
proscrits  comme  loyalistes.  La  jeune  république  n'eut  donc  pas  trop, 
pour  son  gouvernement,  pour  ses  chambres  législatives,  poui 
assemblées  provinciales,  de  tous  les  hommes  éminens  qui  avaient 
embrassé  la  cause  populaire,  et  le  recrutement  de  la  presse  devint 
de  plus  en  plus  malaisé. 

\  in-seulemenl  les  journaux  tombèrent  ril<>i  >  des  mains  des  chefi 
de  la  révolution  il  ms  celles  d'obscurs  satellites  ou  il''  purs  spécula- 
teurs, mais  les  questions  que  les  écrivains  eurent  a  débattre  perdi- 
rent en  m  ni"  temps  de  leur  grandeur  «-t  de  leur  intérêt.  Il  ne  s'agit 
plus  désormais  'lu  salut  de  la  nation,  ni  des  libertés  publiques,  con- 
par  la  victoire;  les  luttes  des  partis  tinrent  le  premier  rang 
avec  leur  cortège  de  passions  envieuses  et  de  sourdes  intrigues,  et 
rivalités  de  personnes  se  firent  jour  par  'I»--  polémiques  achar- 

i s.   Kn  outre,  les  affaires  intérieures  des  treize  petits  états  qui 

composaient  la  confédération  occupèrent  dans  les  journaux  une  place 
de  plus  eu  plus  considérable,  et  les  querelles  provinciales,  toujours 
si  fécondes  en  animosités  el  en  scandales,  achevèrent  d'oter  à  la 
presse  américaine  son  autorité  moral''  et  sa  dignité  première.  \u\ 
argumentations  .-.Avant'--  d' Hamilton,  aux  éloquentes  philippiques 
d'Adams  succédèrent  des  diatribes  grossières,  où  le  raisonnement 


LA    PRESSE    EN    AMÉRIQUE.  "273 

disparaissait  sous  des  flots  d'injures  :  le  moindre  dissentiment  sur 
une  question  locale  semblait  légitimer  toutes  les  violences,  et  les 
personnalités,  la  diffamation  même  devinrent  l'ordinaire  ressource 
des  écrivains  contre  leurs  adversaires.   Plusieurs  \oi\  s'élevèrent 

pourtant  et  protestèrent  au  n des  lettres  contre  cet  abus  de  la 

presse.  Francis  Hopkinson,  qui,  avant  d'être  un  des  signataires  de 
la  déclaration  d'indépendance,  avail  défendu  les  droits  des  colonies 
dans  des  pamphlets  amusans  et  de  spirituelles  brochures,  essa^  a  de 
ramener  la  presse  à  la  décence  par  le  ridicule.  De  malicieuses  satires 
qu'il  laissa  tomber  de  son  siège  de  magistrat,  —  «n  Scandale  dans 
une  grande  famille,  le  Projet  d'une  cour  d'honneur,  l'Art  de  laver  son 
linge  sale,  — vinrent  à  plusieurs  reprises  mettre  fin  à  de  déplorables 
polémiques  et  imposer  silence  à  des  journalistes  diffamateurs.  C'é- 
taient la  par  malheur  de  courts  temps  d'arrêt,  après  lesquels  l'esprit 

de  parti  prenait  sa  revanche  en  suscitant  de  nouveaux  scandales. 

I  n  écrivain  plus  habile  el  plus  accrédité  qu'Hopkinson,  Franklin 
lui-même,  fui  impuissant  à  lutter  contre  le  mal.  C'était  une  douleur 
de  tons  les  jours,  pour  ce  patriarche  de  la  presse  américaine,  de  voir 
quels  successeurs  étaient  entrés  après  lui  dans  la  carrière,  el  com- 
ment s'en  allait  en  lambeaux  cette  bonne  réputation  qu'il  avait  voulu 

l'aire  a  l'art  d'imprimer.  Son  chagrin  se  traduit  en  plaintes  amères 

à  toutes  les  pages  de  sa  correspondance  ;  connue  écrivain,  il  s'indi- 
gnait de  voir  d'éhontés  pamphlétaires  déshonorer  les  lettres  et  com- 
promettre par  leur-  excès  une  liberté  salutaire;  comme  patriote,  il 
appréhendait  que  le  retentissement  de  ces  querelles  ignobles  et  le 
spectacle  de  cette  licence  effrénée  n'eussent  pour  effet  d'affaiblir  ou 
même  de  changer  en  mépris  la  sj  mpathie  que  l'Europe  avait  d'abord 
témoignée  pour  la  cause  américaine.  Dans  les  derniers  jours  de  1 782, 

il  écrivait  de  PaSSJ  a  son  ami  Francis  Hopkinson  :  ci  VOUS  avez  bien 

raison  de  demeurer  étranger  a  tons  ces  articles  de  personnalités  qui 
se  multiplient  d'une  façon  si  scandaleuse  dans  nos  journaux.  Le 
mal  en  esl  a  ce  point,  (pie  je  n'ose  prêter  ici  à  personne  les  journaux 
américains  avant  de  les  avoir  lus  et  d'avoir  mis  décote  ceux  qui  fe- 
raient honte  à  notre  pavs  en  provoquant  sur  notre  compte,  de  la 
part  des  étrangers,  la  réflexion  qu'inspira  une  lois  à  un  homme 
comme  il  faut  une  querelle  de  cale.  Les  deux  parties,  après  s'être 
libéralement  prodigué  les  noms  de  drôle,  de  misérable,  de  pendard 
et  de  coquin,  se  tournèrent  vers  leur  voisin  comme  pour  le  faire 
juge  entre  eux.  —  Je  ne  sais  rien  ni  de  vous  ni  de  vos  affaires,  leur 
dit-il,  je  vois  seulement  que  VOUS  vous  connaissez  parfaitement  l'un 
l'autre.  »  Fidèle  aux  principes  que,  pour  sa  part,  il  avait  toujours 
pratiqués,  Franklin  ajoute  dans  la  même  lettre  :  «  Le  directeur  d'un 
journal  devrait,  à  mon  avis,  se  considérer  comme  responsable  jus- 
tome  ix.  18 


274  REVl'E    DES    [>EIX.    MONDES. 

qu'à  un  certain  point  de  la  réputation  de  son  pays,  el  refuser  d'insé- 
rer des  articles  de  nature  à  faire  tort  à  cette  réputation.  Que  les  gens 
qui  veulent  imprimer  le  mal  qu'ils  ont  à  dire  d' autrui  fassent  des 
brochures  et  les  distribuent  comme  1>< m  leur  semble,  il  est  absurde 
d'en  fatiguer  tout  le  monde,  el  c'est  raire  tort  aux  abonnés  que  de 
bourrer  leur  journal  d'une  littérature  si  malsaine  et  si  désagréable.  » 
Franklin  était  encore  en  Europe  quand  il  s'exprimait  ainsi  sur  le 
compte  des  journaux  américains.  \  son  retour  dans  sa  patrie,  il 
trouva  le  ma]  bien  pins  grand  encore  qu'il  ne  l'avait  imaginé.  Ni  la 

position  sociale,  ni  la  rei imée,  m  l'éclat  des  services  oe  mettaient 

personne  à  l'abri  >\<->  imputations  les  plus  odieuses  el  les  plus  insen- 
\  >n-eeule ni  les  journaux  de  Pensylvanie  faisaient  active- 
ment leur  partie  dans  ce  concert  d'injures  h  de  calomnies  qui  s'éle- 
vait de  la  presse  américaine;  mais  cette  chère  cité  de  Philadelphie, 

où  Franklin  ><■  Oattait  d'avoir  il lé  de  si  bons  exemples  et  d'avoir 

répandu  tant  il<'  bonnes  maximes,  était  un  des  foyers  principaux  de 
la  contagion.  Les  journaux  n'j  étaient  ni  plus  retenus  ni  moins  in- 
grats qu'ailleurs.  Franklin  eal  beau  Be  plaindre,  et  prier,  et  prè  ner; 
il  ne  gagna  rien  sur  personne,  et,  tout  gouverneur  qu'il  était,  mal- 
gré  son  âge  vénérable,  malgré  sa  grande  réputation,  malgré  l'es- 
time universelle,  il  fut  attaqué,  bafoué,  insulté  comme  le  moindre 
des  aldermen  on  des  députés.  Gela  n<'  laissa  point  de  lui  être  sensible 
en  dépit  de  toute  Ba  philosophie,  et  à  l'âge  de  quatre-vingtrdeux 

il  reprît  la  plume,  su pour  récriminer,  au  moins  pour  prémunir 

ses  concitoyens  contre  ce  qui  lui  paraissait  être  un  danger  sérieux. 
i  dernier  écrit  qu'ait  tracé  cette  main  m  ferme  en<  ore,  mais  que  la 
mort  allait  bientôt  glacer,  est  une  critique  ingénieuse  des  écarts  de 
la  presse;  il  a  pour  titre  :  Notiet  sur  le  Tribunal  suprême  de  Pensyl- 
vanie, autrement  dit  le  Tribunal  de  la  Presse.  C'est  une  satire  allé- 
gorique, genre  que  Franklin  a  toujours  affectionné.  Quelques  mois 
avant  cette  brochure,  Franklin  avait  publié  ce  qu'on  peut  appeler 
dernier  article.  Il  s'était  adress  m  nom  supposé,  au  jour- 

nal que  lui-même  avait  fondé,  à  la  Gazette  de  Pensylvanie,  dirij 
alors  par  les  Bis  il»;  son  ancien  associé  David  Bail,  et  avait  demandé 
qu'on  voulût  bien  \  insérer  une  lettre  qu'il  prétendait  avoir  r< 
d'un  di'  ses  amis  de  New-York.  II  avait  entendu  dire,  assurait-il,  à 
L'éloge  de  la  Gazette  de  Pensylvanie,  que,  depuis  cinquante  ans 
qu'elle  existait,  elle  n'avait  pas  publié  un  seul  article  diffamatoire; 
elle  ne  devait  donc  pas  hésiter  à  publier  une  lettre  qui  montrait 
quelle  mauvaise  réputation  les  excès  de  la  presse  pensylvanienne 
faisaient  à.  la  province,  et  qui  servirait  peut-être  d'avertissement*  à 
tous  les  écrivains  des  lt.it —  l  ni-.  En  effet,  un  journal  d'Europe, 
accusé  de  calomnier  souvent  les  américains,  avait  pu  alléguer,  pour 


i.a  i'ressi    i  \   SlMérique.  275 

SiSaBST scontradicti tdesyi0  '•■'-•-"■'■i — 

Est-il  besoin  de  dire  que  les  épigrammés  dé  Franklin  ne  cnrri^ 

te  violences  de  la  pr n'étaient  que  l'écho  fidèle  des  na      , 

Pulairff.  et  celles-ci  parlaient  trop  haut, ^I^ffTïS" 

°n  *»'  se  * ^ndre.  Du  reste,  malgré  des  excilicontS 

fenl  toi»  te  esprits  élevés  et  tous  les  bons  citoyens  on    S 

". irrêt  de  condamnation  :  quelques-uns  de  ses  organes  ne  lafc 

^llton'<P,.1'dans  le  tumulte  des  camps  et  accablé  des  occultions 
-P -/-rses,  trouvait  le  temps  décrire  r  SiSïïS 

'  ■""  ^a  guerre  avait  révélé  tous  les  incînvéniens  du  .ver- 
sement improvisé  qui  régissait  les  États-Unis.  L'absence  de  C 

«tu»,  le  dtffi l'unité  dans,le  commandement,  f^onflS  e„S 

e  Ingres  et  es  assembk ['états,  de  continuels  tirïuemens  ££ 

des  autorités  issues  d'origines  différentes,  avaient  en  «3SSÏÏ! 

ions  compromis  la  cause  américaine.  Hamilton  lut  un  damiers 

*"£*«JPf  du  mal  et  à  chercher  le  remède.  Autour  IbïïS 

te  espnts  flottaient  entre  mule  combinaisons  chimère S;TeS 

fZi    \ "  songeaie*  à  affaiblir  encore  la  débde  autorité  du 

ST*  lesautresau  contraire  étaieni  prêts  à  faire  bon  marché 

"  l-,;,n,Illllt  ,té  provinciale;  .,".-l.|".'s-..,n.l„1,IM.  ,„,,;,,;,. 

^»arCnhie^L  œd  pénétrant  d'Hamilton  vil  le  salut  de  l'Im^Z 

ton  au.  assembées  locales  et  remettrait  entièrement  au  congrî 
le  règlement  des ^intérêts  généraux,  -qui,  en  respectant  l'indeS- 

(am';Vmi""'11 5  tiennes  colonies,  substituerait  une  fêdérEn 

Ï'S8  à  ™£*»*  Précaire-  U  fo°da  un  journal  pourexpo^r 

^èsefavonte  de  l'uni* ide  la  nation  américaine.  Plusieurs  nSrS 
de  ce  journal,  ou  plutôt  de  cette  puMcation  périodique    -ont  an 

paître  les  vues  de  l'auteur:  Hamilton  y  mettait  à  nu  tous  les  d2 
auts  du  gouvernemenl  alors  subsistant,  h  i]  5  posait  ,es  bases  de 
la  constitution  qui  régit  aujourd'hui  les  États-Unis 


276  EU  \  i  i     DES    ni  I  S    MONDES. 

\u  Conliumlaliste  succédèrent  les  Lettres  de  Phocion,  publiées 
dans  un  journal  de  New-York  à  propos  d'une  loi  présentée  au  con- 
grès, et  qui  prononçait  la  peine  de  l'exil  el  de  la  confiscation  contre 
tous  les  américains  demeurés  fidèles  à  la  métropole.  Hamilton  s'indi- 
gna qu'on  voulût  déshonorer  la  victoire  populaire  par  d'inutiles  pro- 
scriptions, et  il  combattit  avec  toute  l'éloquence  du  cœur  cette  me- 
sure de  vengeance.  Qui  croirait  aujourd'hui  que  cette  intervention 
généreuse  en  faveur  d'adversaires  vaincus  faillit  lui  coûter  la  vie? 
Telle  était  encore  l'irritation  laissée  dans  les  esprits  par  la  guerre, 
qu'une  association  de  jeunes  gens  se  forma  à  New-York  pour  provo- 
quer successivement  Hamilton  jusqu'à  ce  qu'il  eût  succombé.  Par 
bonheur  cette  abominable  conspiration  vint  à  la  connaissance  d'un 
autre  écrivain,  de  John  Ledyard,  adversaire  d' Hamilton  dans  la  po- 
lémique  provoquée  par  la  loi,  mais  adversaire  loyal,  et  qui  lit  bonté  à 
oa  de  leur  indigne  projet.  Bientôt  après  se  réunil  La  con- 
vention chargée  de  donner  une  constitution  aux  États-1  ois  :  les  tra- 
vaux de  i  ette  assemblée  furent  naître  un  journal  qui  est  demeuré  un 
livre  immortel;  nous  voulons  parler  du  Fédéraliste,  auquel  concou- 
rurent Ja\  et  Madison,  mais  dont  la  j <1  u-  grande  partie  fui  l'œuvre 
d' Hamilton.  dette  publication  eut  a  la  fois  pour  objet  de  commenter 
et  «le  défendre  la  constitution,  d'en  faire  connaître  l'esprit,  d'en  ex- 
pliquer le  mécanisme  à  la  foule,  et  de  réfuter  les  attaques  contradic- 
toires auxquelles  le  nouveau  pacte  fut  en  hutte  des  le  premier  jour. 
(lettre  à  la  portée  du  vulgaire  les  plus  hautes  considérations  de  la 
politique  o'est  pas  une  tache  facile  :  Hamilton  s'en  acquitta  avec  un 
rare  bonheur,  et  le  Fédéraliste ,  chef-d'œuvre  d'analyse,  de  clan,  el 
de  sagacité,  vivra  autant  que  la  constitution  dont  il  estle  commen- 
taire lumineux  et  dont  il  détermina  l* adoption. 

Ce  fut  la  le  dernier  effort  d'Hamilton,  que  la  confiance  de  Washing- 
ton, devenu  président,  appela  aux  plus  importantes  fonctions,  et  qui 

dut  déposer  la  plume.    \|>i<->  l'auteur  du  Fédéraliste,  on  ne  trouve 

plus  que  deux  écrivains  qui  méritent  un''  mention,  Fisher  \saes  et 
J.  Quincj  \dam-.  Celui-ci  collabora  a  un  journal  de  Boston  -ou-  les 
pseudonj  mes  de  Publicola  et  de  Marcellus  :  sous  cette  dernière  signa- 
ture, il  détendit  la  politique  de  neutralité  que  Washington  eu1  la  sa- 
se  d'adopter  et  le  courage  de  suh  re,  même  aux  dépens  de  sa  po- 
pularité. Quant  a  Fisher  Imes,  ne  dans  le  Massachusetts  en  1758, 
il  débuta  au  barreau  et  dans  la  presse  à  l'âge  île  vingt-trois  an-,  et 
se  lit  tout  aussitôt  remarquer  par  ses  talens.  En  17.SS,  il  lu  partie  de 
la  convention  chargée  de  ratifier  la  constitution  fédérale,  et  Boston 
le  choisit  pour  son  représentant  au  premier  congrès.  Par  ses  cou- 
naissances  étendues,  par  son  éloquence,  par  l'intégrité  de  son  carac- 
tère. Fisher  Ames  s'acquit  une  haute  considération  et  devint  en  peu 


LA   PRESSE    EN    AMI.Rinl  E.  277 

de  temps  l'âme  du  parti  fédéraliste  et  son  chef  dans  la  chambre  des 
représentait;  il  semblait  appelé  à  jouer  un  rôle  important,  mais  il 
fut  trahi  par  une  santé  toujours  défaillante.  Il  donna  sa  démission  de 
député  lorsque  Washington  quitta  le  pouvoir,  et  décima  la  prési- 
dence de  l'université  d'Harvard  comme  une  tâche  trop  lourde  pour 
ses  forces  épuisées.  Il  continua  pourtant  tic  consacrer  à  la  presse  les 
inten  ailes  de  repos  que  lui  laissa  la  maladie  jusqu'à  sa  mort,  arrivée 
en  1808.  J.  (Juin.  \  \danis  et  suit., ut  Fisher  \ines  furent  les  écri- 
vains du  parti  fédéraliste,  les  défenseurs  de  la  tradition  puritaine, 
les  adversaires  de  ce  qu'on  appelle  aux  États-1  ois,  non  sans  quel- 
que raison,  les  idées  françaises  {french  opinions). 

Quand  les  hommes  éminens,  qui  taisaient  encore  de  rares  appa- 
ritions dans  la  presse,  eurent  tout  à  fait  renoncé  a  écrire,  le  ton  des 
journaux  américains  descendil  au-dessous  de  tout  ce  qu'il  esl  pos- 
sible d'imaginer.  Les  plus  forcenées  et  les  plus  ignobles  de  nos  feuilles 
révolutionnaires  en  donneraient  à  peine  une  idée;  mais  les  excès  qui 
lurent  en  France  l'ou\  re  de  quelques  bandits  et  le  produit  passager 

de  quelque-,  mois  de  lièvre  lurent  ,n  \u,en,pie  le  langage  habi- 
tuel de  la  presse  et  formèrent  le  fonds  de  sa  polémique.  On  a  peine 
;i  comprendre  commenl  un  peuple  civilisé  a  pu,  au  milieu  d'une 
tranquillité  profonde  et  d'une  prospérité  croissante,  supporter  pen- 
dant de  longues  années,  sans  un  invincible  dégoût,  un  système  ré- 
gulier de  diffamation  el   d'insultes  contre  tous  ses  fonctionnaires, 

tous  ses  magistrats  et  tous  ses  hommes  publics,  \ucun  journal  ne 
résista  à  la  contagion,  pas  même  la  Gazelle  nationale,  fondée  en  \  ir- 
ginie  par  Jefferson  et  Madison,  el  qui  passa  toutes  les  bornes  dans  ses 

attaque.-,  entre  Washington  et  contre  les  chefs  du  parti  fédéraliste. 

Néanmoins  la  palme  de  l'injure  el  de  la  calomnie  appartint  a  un  jour- 
nal de  Philadelphie,  i'Awora,  rédigé,  on  a  regret  à  le  dire,  par  le  pe- 
tit-fils et  le  filleul  de  Franklin,  Benjamin  Franklin  Bâche,  dernier  et 
indigne  héritier  d'un  nom  glorieux.  L'Aurora,  publiée  sous  le  patro- 
nage de  Jefferson,  et  organe  de  toutes  ses  rancunes  et  de  toutes  ses 
passions,  prit  pour  objet  de  ses  attaques  incessantes  Washington, 
Ja\,  \danis,  llamilton,  tous  les  hommes  qui  faisaient  la  force  et 
l'honneur  de  la  démocratie  américaine.  Disons  tout  de  suite  que 
Y  Auront  eut  le  sort  qu'elle  méritait  :  elle  n'enrichit  aucun  de  ceux 
qui  la  rédigèrent.  File  passa  des  mains  de  Franklin  Bâche  en  celles 
de  Duane  sans  devenir  plus  modérée  ni  plus  prospère,  et  en  1811, 
en  attaquant  avec  acharnement  Madison  et  Gallatin,  .pie  l'unanimité 
de  la  nation  allait  élever  aux  fonctions  de  président  et  de  vice-pré- 
sident, elle  se  mit  en  opposition  si  directe  avec  l'opinion  publique, 
qu'elle  fut  l'objet  d'un  abandon  universel.  Jeflerson  essaya  de  lui 
venir  en  aide  ;  mais  ce  fut  en  vain  qu'il  lit  appel  à  ses  amis  person- 


278  i'.r\  i  i     DES    l » t  i  \    M0ND1  I. 

nels,  il  m-  pul  obtenir  d'eux  aucun  sacrifice  en  faveur  de  l'Âurora. 

Les  journaux  de  la  Nouvelle-Angleterre  o'apportaienl  pas  dans 
leur  polémique  plus  de  retenue  el  de  décence  que  ceux  de  la  Virgi- 
nie ou  de  li  Pensylvanie.  I  a  documeni  officiel  en  fait  foi.  Elbridge 
Gerry,  un  des  signataires  de  la  déclaration  d'indépendance  el  l'un 
des  chefs  du  parti  démocratique,  avait  été  élu  gouverneur  de  l'état 
de  Massachusetts.  Quoique  son  parti  eût  adopté  comme  un  des  points 
de  son  programme  la  liberté  illimitée  de  la  presse,  Gerrj  voulul  sa- 
voir à  quoi  s'en  tenir  sur  les  plaintes  que  beaucoup  de  \<nw-  esprits 
faisaient  entendre  au  Bujel  de  la  licence  des  journaux,  et  il  demanda 
un  rapport  au  procureur-général  et  fa  l' avocat-général  du  Massachu- 
setts. Ce  rapport  lui  fut  présenté  dans  les  premiers  jours  de  février 
1812;  il  embrassait  les  journaux  publiés  a  Boston  depuis  le  lpr  juin 
1MI.  Il  faut  m'  rappeler  qu'à  cette  époque  les  feuilles  quotidiennes 
étaient  l'exception  :  quelques-unes  paraissaient  trois  fois,  et  le  plus 
il  nombre  une  fois  seuleraenl  par  semaine.  Les  deux  magistrats 
commençaient  par  faire  observer  qu'ils  n'avaient  pu  se  procurai  de 
collections  complètes  des  journaux  soumis  à  leur  examen;  il-  ajou- 
taient qu'ils  n'avaient  pas  tenu  compte  des  articles  calomnieux  diri 
contre  des  gouvernemens  autres  que  celui  des  États-1  nis  ou  ci  ntre 
des  étrangers  de  distinction,  ni  des  imputations  diffamatoires  échan- 
gées de  journaliste  fa  journaliste.  Malgré  toutes  ces  défalcations,  il 

ultaft  «lu  rapport  que  dans  tu  te  péi  unir  il  avail  paru  dans 

tes  journaux  de  Boston  "221  articles  susceptibles  de  donner  lieu  • 
procès  >ii  diffamation  :  à  savoir,  dans  la  Verge  tin-  Scourge  53; 
dans  /</  Sentinelle  51,  dans  la  Gaxette  de  Boston  38,  dans  le  Réper-> 
toire  34,  dans  le  Palladium  18,  dans  le  Patriote  9,  dans  /'/  Clno- 
uiijiii'  s.  dans /e  Hessager  1,  dans/0  Yankee 0.  Le  rapport  donnait  la 
date  de  tous  les  articles  qu'il  divisait  en  deux  classes  :  les  art 
dont  les  auteurs  auraient  pu,  en  cas  de  poursuites,  demander  à  faire 
la  preuve,  el  ceux  à  propos  desquels  la  preuve  des  faits  n'était  pas 
admissible.  Cette  statistique  paraîtra  -an-  doute  une  marque  décisive 
de  l'état  d'abaissement  dans  lequel  était  tombée  la  presse  améri- 
caine. 

Toute  législation  eût  été  impuissante  à  arrêter  un  mal  qui  avait 
fait  de  tels  progrès;  l'opinion  publique  d'ailleurs  ne  permettait  pas 
qu'on  essayai  d'un  semblable  remède.  Le  président  Adams,  en  hutte 
aux  attaques  les  plus  odieuses  pour  être  demeuré  fidèle  à  la  politique 
de  Washington,  avait  bien  obtenu  du  congrès  une  loi  qui  mettail  au 
rang  des  délits  les  imputations  calomnieuses  contre  les  fonction- 
naires publics,  el  qui  autorisait  le  gouvernement  à  instituer  des  pour- 
suites; mais  le  seul  effet  de  cette  loi  avait  été  d'attirer  sur  ceux  qui 
Pavaient  présentée  Panimadversion  de  toute  la  près-»  el  de  déterau- 


LA    PRESSE    EN     Wll  I.lui  1 ..  "270 

ner  la  défaite  du  parti  fédéraliste.  Jefferson  avait  été  élu  président, 
et,  en  prenant  le  pouvoir,  son  premier  acte  avail  été  de  faire  aban- 
donner les  poursuites  ordonnées  par  son  prédécesseur.  Ainsi  la  loi, 
sans  être  rapportée,  avait  été  déchirée  des  mains  mêmes  de  ceui  qui 
auraient  pu  seuls  l'invoquer.  On  ne  pouvait  songera  recommencer 
une  pareille  expérience,  el  depuis  cinquante  ans  en  effet  il  n'v  a  pas 
eu  d'exemple  de  procès  de  presse  intenté  soit  par  les  autorités  fédé- 
rales, soil  par  les  autorités  d'aucun  état.  Les  circonstances  spéciales 
dans  lesquelles  l'I  uion  américaine  ><•  trouve  placée on1  rendu  la  liberté 
illimitée  et  même  les  abus  de  la  presse 'sans  danger  pour  elle;  mais 
si  rien  jusqu'ici  n'esl  venu  justifier  les  craintes  exprimées  au  com- 
mencement de  ce  siècle  par  quelques-uns  des  hommes  d'état  améri- 
cains les  plus  éclairés  et  les  plus  libéraux,  on  reconnaîtra  du  moins 
que  les  inquiétudes  de  ceux-ci  étaient  légitimes  en  présence  des  faits 
que  dous  venons  de  rapporter. 

■  à  peine  si  dans  cet  abaissement  général  de  la  presse  améri- 
caine on  trouve  une  couple  <lr  dodos  en  faveur  desquels  il  soil  pos- 
sible de  faire  une  exception.  Nous  citerons  pourtant  Théodore 
Dwight,  qu'on  pourrait  considérer  comme  une  sorte  de  trait-d'union 
entre  les  écrivains  d'autrefois  el  la  presse  contemporaine,  car,  né 
en  1765,  il  débuta  dans  la  carrière  sous  1rs  auspices  d'Hamilton,  de 

Fisher  \ -.  d'Oliver  Walcott  et  des  autres  chefs  du  fédéralisme, 

et  il  a'est  mortqu'en  1846,  à  l'âge  de  quatre-vingt-un  ans.  après 
avoir  appartenu  à  la  presse  pendant  près  d'un  demi-siècle.  Dwight, 
homme  instruit,  de  convictions  sincères  et  d'un  caractère  irrépro- 
chable, dirigea  pendant  plusieurs  années  à  Hartford  le  Miroir  Mir- 
ror),  le  journal  whig  le  plus  influent  du  Connecticut.  Sur  les  instances 
de  ses  amis  politiques,  il  transporta  sa  résidence  à  New-Vu k,  où 
fonda  en  L817  Le  Daily  Advertiser,  qui  existe  encore  sous  le  nom  di 
New-York  Express.  Sous  La  même  bannière  que  Dwight  combattait 
William  \\  in,  avocat  distingue  du  barreau  de  Richmond  en  N  irginie. 
Wirt  commença  en  août  L803,  dans  ['Argus  de  Richmond,  une  série 
de  lettres  ou  d'articles  évidemment  imites  du  Spectateur,  et  qu'il 
signait  l'Espion  anglais  [british  Spy).  C'était  un  tableau  assez  pi- 
quant des  mœurs  et  des  usages  de  la  \  irginie.  avec  des  portraits  des 
hommes  les  plus  influens  de  cet  état,  alors  le  premier  de  la  confé- 
dération. Ces  lettre-  eurent  un  immense  succès,  elles  turent  repro- 
duites par  un  grand  nombre  de  journaux  des  états  du  nord,  et  elles 
furent  réunie-  en  un  volume.  Pareille  VOgue  accueillit  les  trente-trois 
lettres  d'un  Vieux  Célibataire  [OUI  Bachelor),  que  le  même  écrivain 
adressa,  de  novembre  lsin  à  la  lin  de  1811,  a  l' Enquirer  de  Rich- 
mond, et  qui,  reunies  en  deux  volumes,  n'eurent  pas  moins  de  trois 
édition-.  Win  s' essaya  aussi  dans  la  politique.  En  1808,  il  défendit 


''M>  EU  \  l  l     DBS   DEUX    HORDES. 

dans  ['Bnqvirer  el  réussil  à  faire  adopter  par  la  Virginie  la  candida- 
ture de  Madison  à  la  présidence.  Il  eul  en  cette  occasion  une  polé- 
mique acharnée  à  soutenir  contre  Le  parti  démocratique,  qui  se  croyait 
maître  du  terrain  en  Virginie,  et  dont  la  fraction  lapins  ardente, 
avec  lohn  Randolph  à  Ba  tête,  ne  craignait  pas  de  demander  haute- 
ment la  dissolution  de  la  confédération,  Iprès  avoir  puissamment 
contribué  a  la  nomination  de  Ifadison,  Wirl  continua  à  défendre  sa 
politique  dans  la  presse,  el  ne  déposa  la  plume  que  lorsqu'il  fut  ap- 
pelé a  un  poste  ilans  la  magistrature. 

Wirt  et  Dwigbt  lui-même  étaient  des  hommes  médiocres  qui  n'ar- 
rivèrenl  à  la  réputation  que  grâce  à  l'infériorité  intellectuelle  el  mo- 
rale  de  tous  ceux  qui  écrivaient  autour  d'eux.  La  presse  américaine 
était  vouée  à  une  incurable  stérilité  faute  de  pouvoir  se  recruter 

dans  un  pas- on  l'instruction  primaire  est  universelle,  mais  ne 

éducation  supérieure  est  encore  une  exception.  Le  développement 
<li->  publications  religieuses,  qui  forment  la  principale  lecture  dn 
peuple  américain,  la  controverse  el  la  littérature  1  » \  1  »  I  î  »  1 1 1  *  •  absor- 
baient l'activité  du  clergé,  obligé  de  vivre  de  l'autel  et  tenu  sans 
i  esse  sur  la  brèche  par  la  multiplicité  des  sectes  rivales.  Quant  aux 
gens  de  l"i.  tous  ceux  qui  avaient  quelque  valeur  faisaient  une  for- 
tune rapide  an  barreau  et  dans  la  politique  à  raison  de  leurs  connais- 
sances et  de  leurs  aptitudes  spéciales,  et  ceux  qui  ne  réussissaient 
point  a  percer  dans  les  états  anciens  étaient  surs  d'arriver  au  pre- 
mier rang  par  le  seul  lait  <lr  leur  émigration  a  l'ouest;  il  leur  suffi- 
sait de  se  transporter  dans  les  états  nouveaux,  au  milieu  des  pion- 
niers, pour  posséder  aussitôt  l'influence  politique,  qu'ils  n'avaient 
pu  acquérir  dans  leur  état  natal.  Ce  n'était  donc  pas  au  sein  du  bar- 
reau qui'  la  presse  pouvait  se  recruter  :  au  milieu  de  cette  popu- 
lation laborieuse  et  affairée,  il  n'existait  point  encore,  et  «m  aurait 
peine  à  trouver  aujourd'hui  même,  une  classe  lettrée  el  oisive  vouée 
aux  plaisirs  et  aux  travaux  de  l'intelligence,  et  capable  de  produire 
d>-  écrivains,  ajoutons  que,  par  une  autre  conséquence  du  même 
fait,  il  n'\  avait  pas  non  plu-  aux  Etats-1  ni-  de  lecteurs  exigeans 

dont  la  sévérité  lit  du  mente  littéraire  une  condition  de  succès  poul- 
ie- journaux.  Pourvu  que  le  public-  ne  se  plaignit  pas,  et  Dieu  -ait 
-'il  était  aisé  a  contenter!  qu'importait  tout  le  reste?  Lorsque  des 
besoins  d'un  ordre  plus  élevé  commencèrent  a  se  manifester  dans 
les  grandes  villes  du  littoral  de  l'Atlantique,  il-  reçurent  satisfaction 
par  la  création  des  reçues  et  magazines,  dont  la  naissance  lut  une 
nouvelle  cause  de  faiblesse  pour  les  journaux.  Les  recueils  pério- 
diques enlevèrent  en  eflet  à  la  presse  quotidienne  le  petit  nombre 
d'écrivains  de  mérite  qu'elle  comptait  dan-  -on  sein,  et  appelèrent 
à  eux  tous  les  jeunes  talens.  Si  donc  quelques  hommes  de  valeur 


LA    PRESS1      1\     Wlir.IQIE.  281 

ont  débuté  dans  la  presse  américaine,  ils  n'ont  jamais  fait  que  la  tra- 
verser sans  s'y  fixer.  C'est  ainsi  qu'Henry  Wheaton,  après  avoir  lait 
de  L812à  L815  lafortunedu  National  Advocate  de  New- York  et  avoir 
conquis  à  ce  journal  une  grande  influence  pendant  la  guerre  contre 
l'Angleterre,  l'abandonna  au  bout  de  trois  ans  pour  entrer  dans  la 
diplomatie,  et  a'écrivit  plus  que  dans  les  revues.  Vers  la  mêmi 
époque,  James  Hall,  qui,  après  avoir  été  soldat,  esi  devenu  un  juris- 
consulte éminent,  fondait  un  journal  a  Shawneetown,  dans  l'LUinois; 
mais  au  bout  de  quelques  années  il  déposait  la  plume  pour  entrei 

dans  la  politique,  et  il  renonçait  pour  toujours  a  la  pressé. 

La  presse  n'était  donc'point  une  carrière;  elle  n'aurait  pu  en  de- 
i  ùr  une  que  -il  était  ne  au\  États-Unis  comme  en  Angleterre  de 
grands  journaux  s'adressanl  a  de  nombreux  lecteurs,  disposant  de 
capitaux  considérables  et  capables  par  conséquent  de  rallier  autour 
d'eux  et  de  letmii  les  hommes  (le  lettres.  C'est  ainsi  que  le  Times, 
le  Chronicle,  le  Pott,  ont  été  autant  de  foyers  littéraires  autour  des- 
quels se  sont  toujours  groupes  des  hommes  d'une  incontestable  va- 
leur. Il  n'en  pouvait  être  de  même  en  Amérique  à  cause  de  la  divi- 
sion du  pays  en  un  grand  nombre  de  petits  états.  Quelle  que  soit 
l'importance  des  questions  de  politique  générale,  celles-ci  pâlissent 
toujours  devant  les  questions  d'intérêt  local,  qui  s'adressent  aux  be- 
soins ou  aux  liassions  de  tous  les  jours.  Les  dissensions  intérieures 
de  l'état,  les  rivalités  personnelles,  les  débats  de  l'assemblée,  les 
élections  locales,  voilà  quelles  étaient  partout  les  premières  et  con- 
stantes préoccupations  du  citoyen  américain.  Les  lecteurs  recher- 
chaient donc  de  préférence  les  journaux  de  leur  état,  et  quelquefois 
même  seulement  les  journaux  de  leur  comté.  11  en  résultait  qm  les 
journaux,  même  les  mieux  conduits,  parqués  dans  un  cercle  exces- 
sivement restreint,  ne  pouvaient  étendre  leur  clientèle  ni  acquérir, 
par  l'accroissement  de  leur  publicité,  les  moyens  de  se  développe! 
et  de  se  créer  une  influence  sérieuse.  Rien  n'était  plus  aisé  que 
de  fonder  un  journal:  point  de  nécessité  de  se  faire  autoriser,  point 
de  timbre,  point  de  droit  sur  le  papier,  point  d'impôt  d'aucune 
so,-te  :  il  suffisait  d'avoir  à  sa  disposition,  par  argent  ou  par  cré- 
dit, du  papier  et  une  imprimerie.  Rien  aussi  n'était  plus  difficile 
que  de  donner  au  journal  ainsi  fondé  un  peu  de  notoriété  et  d'in- 
lluence  et  une  existence  durable,  parce  qu'à  chaque  pas,  dans  la 
ville  la  plus  proche  et  quelquefois  dans  le  village  voisin,  il  rencon- 
trait des  concurrens  nés  dans  les  mêmes  conditions.  Créé  par  la  fan- 
taisie et  l'intérêt  d'un  individu,  le  journal  demeurait  nécessairement 
une  œuvre  toute  personnelle;  sa  carrière  reproduisait  toutes  les 
vicissitudes  de  la  fortune  du  fondateur.  Que  celui-ci  vînt  à  s'en- 
richir ou  à  se  fatiguer  d'écrire,  qu'il  acceptât  une  place  ou  qu'il 


REVU    Dl  -   Dl  i  \    «oiroi  -• 

tombal  malade,  ou  seulement  qu'il  fût  pris  de  l'envie  de  voyager, 
c'en  était  fait  du  journal  le  plus  prospère.  Nous  en  avons  déjà  donné 

des  exemples;  on  en  pourrait  citer  des  centaines.  Il  nesl  pointue 
ville  aux  Btats-1  nis  qui  n'ait  vu  ainsi  naître  et  mourir  un  nombre 
considérable  de  journaux,  aussitôi  remplacés  par  des  successeurs 
,,r;i,,.,11,,,1,  éphémères.  Disséminés  Bur  toute  la  surface  du  pays  et 
ignant  même  les  points  les  plus  reculée,  croissanl  conUnuelle- 
ren  nombre  et  en  popularité,  mêlés  àtous  les  mtérêts  et  à  toutes 

les  passions,  affranchis  de  toute  entrave,  les  journaux  exercent  en 
Amérique  une  influence  sans  rivale,  mais  cette  influence  appartient 
a  la  presse  prise  en  masse;  aucune  feuille  ne  sort  de  la  foule  et  ne 
oeut  revendiquer  une  place  à  part. 

N'oublions  pas  d'ailleurs,  pour  être  équitables,  que  la  pressi 

,„  i         i  ois  dans  des  conditions  toutes  spéciales,  qui  lavo- 

riaeot  son  développement  rapide,  mais  qui  lui  rendent  p.  iwe 

la  supériorité  littéraire.  Bn  Europe,  le  journal,  qui  répond  surtout  à 

un  besoin  intellectoel,  a  devancé  les  annonces;  en  Amérique,  ce  son 

les  ai nces  qui  enfantent  les  journaux,  et  ceux-ci  se  ressentent 

nécessairement  de  leur  origine  toute  mercantile.  S.  dans  le  vieux 
monde,  M  «in  de  nos  villes  populeuses,  l'affiche  «  re  le 

moyen  de  pnbticité  le  plus  général  el  le  plus  sur  il  n  en  saurait 
être,  ainsi  dans  un  'pays  toul  neuf  :  aux  États-lnis,  1  affiche,  quand 
die  n'esi  pas  materieUemenl  impossible,  esl  unproductive,  parce 
la  population  est  clair-semée  h  disséminée  sur  de  yasti  =  éten- 
dues de  terrain:  il  faut  que  l'annonce  aille  trouver  le  client  ju 
dans  la  solitude  de  la  forêt;  elle  est  donc  conduite  nécessairement  a 
emprunter  la  voie  .lu  journal,  el  ou  le  journal  ..  existe  pas,  elle  u 
fait  naître.  Le  journal  d'ailleurs  esl  toujours  le  bienvenu  au  milieu 
des  défricbemens;  il  esl  nne  mine  de  renseignemens  indispensal 

il  ,i ie  les  jours  de  marché  dans  tout  le  district,  il  fait  connaît 

prix  des  denrées,  il  enseigne  où  Toi.  pourra  trouver  au  p  us  pu 
dont  on  a  besoin;  en  politique,  il  enregistre  les  décision 
,.,  ,.  jppejie  ['époque  des  élei  lions,  il  indique  les  candidats  en  s] 
Bam  leurs  opinions  et  leurs  titres  :  il  sert  à  la  fois  d'almanach,  .1  an- 
nuaire  et  d'agenda,  el  souvent  il  est  toute  la  bibliothèque  du  squatter. 

En  France,  le  gouvernement  ne  se  borne  pas  à  i s  gouveri 

lui  qui  nous  instruit  de  ce  que  nous  avons  à  faire,  qui  nous  ren- 
sur  ce  que  nous  devons  savoir,  qui  nous  convoque  quand  nous 
,1,.,  ï  réunir:  peu  s'en  faut  qu'on  ne  le  charge  du  soin  de 

erei  de  nous  Bourrir.  In  journal  esl  donc  pour  nous  un  objet 
de  luxe  :  en  Amérique,  où  il  est  souvent  le  seul  lien  qui  rattache  au 
monde  le  colon  isolé,  le  journal  est  un  objet  de  premu  -'"■• 

Quand  les  chênes  séculaires  sont  ton  is  la  cognée,  quand  le 


!  \     PRESSE    EN    AMl.IUoi  I  .  2S3 

feu  a  déblayé  la  plaine  et  que  des  cabanes  s'élèvent  où  le  buffle  et  le 
daim  avaient  jusque-là  régné  sans  partage,  les  pionniers  réunissenl 
leurs  efforts  pour  bâtir  La  maison  de  Dieu.  Quand,  à  côté  du  temple 
achevé,  s'élève  la  maison  d'école,  le  village  est  né,  mais  son  exis- 
tence esl  encore  incomplète.  Bientôt  un  homme  arrive  avec  quelques 
livres  de  caractères  dans  nue  couple  de  caisses;  cel  homme  .-'intitule 
imprimeur,  el  le  lendemain  de  sa  venue  il  sera  journaliste.  Ce  qu'il 
aura  écrit  le  matin,  il  le  composera  le  soir,  souvent  seul,  quelquefois 
aidé  d'un  apprenti,  de  deux  tout  au  plus;  il  fera  lui-même  le  tirage, 
I  lui  serait  presque  impossible  de  trouver  un  manœuvre  pour 
sister,  el  le  lendemain  matin  deux  ou  trois  enfans  iront  vendre 
pour  un  -nu  une  petite  feuille  de  papier,  imprimée  d'un  seul  côté, 
dont  la  moitié,  peut-être  les  trois  quarts,  seront  occupés  par  les 
annonces  les  plus  diverses.  L'Aigle,  le  Courrier  ou  l'Indépendant 
de  ***  esl  m':  le  village  esl  devenu  ville.  \pre-  le  temple,  l'école; 
après  l'école,  le  journal,  t>  1  esl  l'ordre  invariable  dans  lequel  les 
trois  grands  besoins  de  toute  commune  américaine  reçoivent  satis- 
faction. Quand  le  village  s'est  accru  el  qu'un  peu  de  loisir  fail  éclore 
parmi  irs  pionniers  les  discussions  politiques,  le  journal  prend  cou- 
leur, el  le  pai  li  contre  l<  qu<  1  il  se  prononce  Fail  des  offres  à  quelque 
ouvrier  imprimeur  de  la  ville  la  plus  proche.  [lu  second  journal 
esl  créé,  qui  engage  aussitôt  avec  son  aîné  une  polémique  achar- 
née. I  n  troisième  naîtra  bientôt,  qui  se  dira  indépendant  el  qui 
recueillera  les  souscriptions  et  les  annonces  des  neutres  el  des  indé- 
cis. Puis,  a  mesure  que  la  population  croîtra  et  que  les  annonces  se 
multiplieront,  chacun  des  trois  journaux,  au  lieu  île  se  publier  tous 
les  buil  jours,  paraîtra  deux  luis,  puis  trois  lui-  par  semaine;  quel- 
ques années  encore,  et  tous  les  trois  seront  quotidiens.  Voila  ce  qui 

s'e-1    passé   depuis   le  commencement   (le  ce   Merle  dan-  les  états  qui 

s'intitulent  anciens  parce  qu'ils  ont  au  moins  cinquante  ans  d'exis- 
tence; voilà  ce  qui  se  passe  encore  journellement  dan.-  les  états  nou- 
veaux. Veut-On  avoir  une  idée  de  cette  rapide  multiplication  de- 
journaux  :  les  chiffres  suivans  paraitronl  suffisamment  éloquens.  En 
1775,  il  j  avait  aux  États-Unis  37  journaux,  dont  36  étaient  hebdo- 
madaires: un  seul,  YAdcertiser  de  Philadelphie,  paraissait  trois  l'ois 
par  semaine,  parce  qu'il  se  publiait  dans  la  ville  où  siégeait  le  con- 
gres: vingt-cinq  ans  plus  tard,  en  1800,  on  comptait  déjà  200  jour- 
naux, dont  dix-sept  quotidiens;  en  1810,  35S;  en  182S,  812;  en 
is.io.  i;,:..");  en  1850,  2,800,  et  aujourd'hui  le  nombre  des  feuilles 
américaines  approcherait  de  /i,000,  si  la  période  de  calme  que  les 
États-Unis  viennent  de  traverser  n'avait  coûté  la  vie  à  quelques 
centaine-  de  journaux,  créés  à  l'occasion  des  grands  débats  sur  la 
question  de  l'esclavage.  11  importe  de  faire  remarquer  que  cette  mul- 


"2S4  REVUE    DES    Kl  1  \     MONDES. 

tiplication  inouïe  des  journaux  n'est  pas  due  uniquement  au  déve- 
loppement de  la  population  et  à  sa  dissémination  sur  un  plus  vaste 
territoire;  le  nombre  des  journaux  continue  de  -' accroître  dans  les 
états  anciens,  et  d'autant  plus  rapidemenl  même  que  ces  états  étaient 
déjà  mieux  pourvus,  linsi  l'état  de  New-York,  qui  avait  245  jour- 
naux en  ls'ri,  en  avait  160  en  1850.  Pareil  fail  s'esl  produit  dans 
la  l'ensvlvanie,  l'Ohio  et  le  Massachusetts. 

l.e  tableau  suivant,  résumé  des  statistiques  publiées  par  ordre  du 
congrès  à  la  suite  du  recensemenl  de  1850,  permettra  d'embrasser 

d'un  coup  d'œil  le  développement  qu'avait  atteint  dès-lors  la  pr<  SSe 

unéricaine  : 

Bxmplalna  Feuilles 

par  ii  ■  I'.t  an. 

J  urnaux  quotidiens 350  à      750,000  ou  235,000,000 

—  paraissant  tr.'U  rois  l'.ir  semaine.       150  75,000         11,700,000 

—  paraissant  deux  fois  par  semaine.       125  80,000  8,320,000 

—  hebdomadaires 2,000     î,875,ooo       1*9,500,000 

—  s.  ini-Iii.ii.-u.  1.- 50  300,000  7,200,000 

—  mensuels 100  900,000  10,800,000 

—  trimestriels 25  »oo  80,000 

Tulaui 2,800  à  5,000,000  ou  422,600,000 

sont  la  de  merveilleux  progrès;  ajoutons  que  la  presse  améri- 
caine n'a  point  grandi  -au-  s'améliorer.  Non-  avons  été  sévère  pour 
elle,  et  il  non-  eût  été  facile  d'accumuler  les  témoignages  améri- 
cains pour  motiver  une  cond  unnation  plu-  rigoureuse  encore:  mais 
on  ne  saurait,  sans  manquer  a  l'équité,  m-  pas  reconnaître  qu'elle 

c pte  aujourd'hui  dans  son  sein  quelques  heureuses  exceptions, 

et  même  qu'à  la  prendre  en  masse,  elle  n'e-t  plus  ce  qu'elle  était 

il  \  a  trente  an-.  L'homme  à  qui  revient  l'ho sur  d'être  entré  le 

premier  dans  la  voie  du  progrès  existe  encore,  il  tient  encore  la 
plume,  et  c'est  justice  «le  pavera  sa  verte  et  laliorieu-e  vieillesse 
le  tribut  d'hommage  auquel  elle  a  droit.  M.  Robert  Walsh  est  né 
1  Baltimore  vers  17S-2.  Fils  d'un  négociant  aisé,  il  reçut  une  édu- 
cation libéral^,  et,  -e-  etud'-  terminées,  il  vint  en  Europe  pour 
compléter  son  instruction.  Pendanl  plusieurs  années,  il  parcourut  la 
Grande-Bretagne,  la  France  et  une  partie  du  continent;  il  sefamflia- 
risa  avec  la  civilisation  et  les  inouïs  du  vieux  inonde,  et  il  xit  par- 
tout le  spectacle  d'une  presse  lettrée  et  polie,  pour  qui  l'observation 
des  convenances  et  la  courtoisie  étaient  des  conditions  d'existence. 
l'.e  spectacle  ne  fut  pas  perdu  pour  une  intelligence  d'élite  et  pour  un 
esprit  observateur.  Revenu  en  Amérique  en  ISOS.  à  l'âge  de  vingt- 
-ix  ans.  M.  Walsh  établit  sa  résidence  à  Philadelphie  et  se  fit  recevoir 
au  barreau.  Toutefois  la  presse  était  sa  carrière  naturelle,  et  il  ne 
tarda  point  à  y  entrer.  Immédiatement  après  son  retour,  il  axait  pu- 


LA    PRESSE    EN    AMÉRIQUE.  *285 

blié,  sur  le  caractère  et  les  tendances  du  gouvernement  de  Napo- 
léon I",  une  brochure  qui  fit  sensation  aux  Etats-Unis,  et  qui  eut  un 
grand  retentissement  en  Angleterre.  Ce  succès  lui  ouvrit  l'entrée  du 
Portfolio,  recueil  mensuel  alors  l'oit  eu  vogue.  Deux  ans  plus  tard, 
en  181 1,  il  publia  le  premier  numéro  de  la  /irrite  américaine,  recueil 
trimestriel  sur  le  modèle  de  la  Reçue  d'Edimbourg;  mais  il  n'y  avait 
point  encore  aux  États-Unis  assez  d'esprits  lettrés,  assez  de  lecteurs 

d'élite  pour  taire  subsister  une  publication  de  ce  peine,  et  la  pre- 
mière revue  américaine  put  à  peine  achever  sa  seconde  année.  Sans 
se  laisser  décourager,  M.  Walsh  fonda  en  I  s 1 7  un  recueil  mensuel 
consacré  à  la  politique,  à  l'histoire  el  a  la  statistique,  qu'il  intitula 
Y  American  Regisler,  el  qu'il  rédigea  presque  seul.  Enfin  en  I8S4  il 
s'associa  avec  M.  William  Frj  pour  fonder  a  Philadelphie,  sons  le 
nom  de  Gazette  nationale,  un  petit  journal  du  soir  qui  paraissait 
d'abord  trois  luis  par  semaine,  mais  qui  devint  bîentôl  quotidien. 
M.  Walsh  en  fui  le  rédacteur  m  chef.  H  y  donna  aussitôt  l'exemple 
d'un  langage  élégant  el  poli,  d'une  polémique  courtoise,  qui  savait 
allier  la  liberté  de  discussion  avec  le  respect  de  toutes  les  conve- 
nances, lui  outre,  s'inspiranl  de  ce  qu'il  avait  vu  en  Europe,  M.  W  alsh 
ne  laissa  point  envahir  exclusivement  son  journal  par  la  politique, 
les  Douvelles  locales  et  les  annonces;  il  lit  une  place,  el  une  plaie 
considérable,  à  la  littérature,  aux  sciences  et  aux  beaux-arts.  Il  ren- 
dit compte  des  représentations  théâtrales,  il  apprécia  les  livres  pu- 
bliés en  Angleterre  el  aux  États-1  ois  dans  îles  articles  qui  attes- 
taient beaucoup  de  savoir  et  «le  conscience,  el  un  sens  très  droil  el 

très  ferme.   C'étaient  là  autant  d'innovations,  el  elles  obtinrent  le 

succès  qu'elle-;  méritaient.  Le  public  fut  charmé  de  trouver  dans  un 

journal  une  lecture  instructive  et  variée;  il  fallut  agrandir  le  tonnât 
de  la  Gazelle  nationale,  qui  compta  bientôt  plu--  d'abonnés  qu'au- 
cun journal  de  Pensylvanie,  et  qui  commença  même  à  se  répandre 
dans  les  états  voisins.  C'est  le  premier  et  presque  le  seul  exemple 
d'un  journal  américain  qui  ait  trouve  des  lecteurs  en  dehors  de  l'état 
dans  lequel  il  se  publiait.  Pendant  quinze  ans.  M.  Walsh  dirigea  la 
Gazette  nationale,  et  le  succès  de  ce  journal  ne  se  démentit  point. 
En  1837,  obligé  de  se  rendre  en  Europe  pour  rétablir  sa  santé  alté- 
rée, M.  Walsh  vendit  sa  part  de  propriété;  il  est  venu  se  fixer  en 
France,  et  après  avoir  été  longtemps  le  correspondant  parisien  du 
National  fntelligencer  de  Washington,  il  est  aujourd'hui  le  corres- 
pondant très  lu  et  très  goûté  du  Journal  du  Commerce  de  New-York. 
Le  succès  de  la  Gazette  nationale  fut  contagieux:  il  apprit  au  pu- 
blic qu'un  journal  pouvait  être  une  œuvre  honnête,  sérieuse  et  utile; 
il  apprit  aux  écrivains  que,  pour  arriver  à  la  popularité,  s'adresser 
à  l'intelligence  valait  mieux  que  flatter  les  passions;  il  rendit  le  pu- 


286  r.i.u  i     m  5    Dl  i  \    UONOl  -. 

blic  plus  exigeant  et  les  écrivains  |>lu>  sévères  pour  eux-mêmes.  H 
fut  donc  véritablement  le  point  de  dépari  d'une  réforme  de  la  presse, 
el  l'opinion  publique  ne  s'j  est  pas  trompée  :  elle  associe  invariable- 
ment le  nom  de  M.  Walsb  avec  l'amélioration  qui  s'esl  produite  <l:ni> 
le  '  >ii  el  les  habitudes  de  la  presse  depuis  trente  ans.  Ces!  a  New- 
ïork  que  M.  Walsb  trouva  ses  premiers  Imitateurs.  Trois  jeunes 
gens  tir  talent,  MM.  Charles  King,  James  Hamilton  et  Gulian  <i.  Ver- 
plank,  B'associèrenl  pour  fonder  lf  New-York  American,  qui  se 
maintint  pendant  vingt  ans  an  premier  rang  par  l'habileté  et  l'ho- 
norabilité il'1  sa  rédaction,  et  qui  exerça  par  contre-coup  la  plus  sa- 
lutaire influence  -m-  le-  autres  journaux  de  New-York.  M.  Charles 
King,  <[ni  fii  .- 1 \  .lit  toujours  été  le  rédacteur  en  chef,  et  qui  en  fiait 
resté  If  seul  propriétaire,  l'a  réuni  en  mars  1845  au  Courier  and 
Jaquirer,  qui  est  aujourd'hui  une  des  feuilles  les  plus  accréditées  el 
les  plus  répandues  des  États-1  nis.  \  Philadelphie,  l'héritage  de 
M.  Walsb  a  ri"  recueilli  par  M.  Joseph  Val,  ne  en  1m>7,  dans  If 
\    ■   Hampshire,  mais  qui  vint  de  bonne  heure  s'établir  en  Pensyl- 

vanie.  M.  Neal  prit  en  1  *s :*. I  la  direi  Li lu  Pensyloanien,  « I < > 1 1 1  il  fit 

en  très  peu  de  temps  le  journal  le  plus  influent  de  l'état  par  un  ta- 
lent polémique  qui  unissait  l'éclat  et  la  vivacité  à  une  extrême  cour- 
toisie. \u  bout  de  treize  ou  quatorze  ans,  M.  Neal,  donl  la  santé 
avait  succombé  à  l'excès  «lu  travail,  s'est  retiré  du  Pensylvanien 
pour  se  borner  a  la  direction  d'un  recueil  littéraire  auquel  sa  grande 
réputation  a  assuré  aussitôt  la  popularité.  Citons  encore,  comme 
ayant  appartenu  à  la  même  école,  un  journaliste  du  sud,  I'.  11.  Cruse, 
aé  a  Baltimore  en  1793  et  mort  du  choléra  en  |s:;->.  \i.  Gruse 
tait  destiné  au  barreau,  mai-  nu  penchant  irrésistible  l'entralnail 
\  -  la  carrière  des  lettres.  Il  délaissa  le  <lr"it  pour  l'étude  approfon- 
die de  l'antiquité,  et  quoiqu'il  n'ait  éoril  que  dans  les  revues  et  les 
journaux,  il  a  laissé  aux  États-Unis  la  réputation  d'un  des  écrivains 
les  plus  purs  que  l'Amérique  ait  produits.  Il  fut  pendant  près  de 
di\  ans  le  rédacteur  en  chef  de  Y  Américain  de  Baltimore,  auquel  pol- 
irait son  ami  Kennedy,  comme  lui  déserteur  du  barreau,  quis'esl 
l'ait  connaître  par  des  romans  historiques  avant  «le  devenir  un  homme 
politique  influent. 

I  es  écrivains  que  oous  venons  île  nommer  appartenaient  au  parti 
whig.  Dans  les  rangs  opposés  se  trouve  le  poète  W.  •'..  Bryant.  Ne 
eu  1794  àCummington,  dans  le  Massachusetts,  Bryant  vint  s'éta- 
blira New-York  eu  lS-J.i,  et  débuta  dans  la  Revue  de  New-York, 
pour  laquelle  il  écrivit  plusieurs  de  ses  poème-,  et  des  articles  de 
critique.  En  IS27,  il  devint  un  des  propriétaires  el  le  rédacteur  en 
chef  de  V  Evening-Posl,  fonde  au  commencement  du  siècle  par  Ha- 
milton et  Walcott  pour  être  l'organe  dirigeant  des  fédéralistes  et 


LA    PRESSE    EN    AMERIQUE.  287 

des  whigs  leurs  héritiers,  et  dont  Bryant  lit  bientôt  le  journal  le  plus 
important  <lu  parti  démocratique.  Bryant  suivit  dans  Y  Evening-Posl 
l'exemple  donné  par  M.  Walsh  dans  la  Gazette  nationale;  il  lit  une 
place  considérable  à  la  littérature,  il  s'associa  même  en  1832  le  lit.— 
térateur  Leggett,  afin  de  pouvoir  se  consacrer  exclusivement  à  la  po- 
litique. Depuis  trente  ans  en  effet,  Bryant  a  pris  une  part  très  ac- 
tive a  toutes  les  luttes  politiques,  el  il  a  exercé  une  incontestable 
influence  sur  l'opinion.  Épousanl  avec  ardeur  les  opinions  démoefat- 
tiques  dans  ce  qu'elles  avaient  de  plus  absolu,  il  a  été  l'ennemi 
acharné  de  la  banque  des  États-1  ois,  l'adversaire  du  pouvoir  cen- 
tral el  de  -es  prétentions  a  diriger  lui-même  des  entreprises  d'utilité 
publique,  ei  le  défenseur  de  la  liberté  illimitée  des  échanges.  Seule- 
ment la  vigueur  et  la  droiture  de  sou  espril  l'ont  toujours  élevé  au- 
dessus  des  passions  et  des  préjugés  de  son  parti,  et  il  n'a  cessé  de 
réclamer,  même  pour  ses  adversaires,  la  plu-  entière  liberté  de  dis- 
cussion.  11  a  donc  été  conduit  a  combattre  bien  souvent  ce  qui  est 
et  ce  qui  demeurera  aux  États-1  nis  le  Héau  de  la  liberté,  a  savoir  la 
tyrannie  île  la  majorité,  qui  ne  se  contente  pas  de  faire  prévaloir  sa 
volonté,  mais  qui  veut  trop  souvent  étouffer  la  voix  du  parti  opposé. 
Il  est  demeuré  pur  de  toutes  les  intrigues  où  sont  trop  souvent  en- 
trés des  publicistes  de  son  opinion,  el  avec  un  talent  hors  ligne  qui 
aurait  justifié  toutes  le-  prétentions,  avec  une  influence  «pie  per- 
sonne ne  conteste,  il  n'a  jamais  voulu  être  qu'un  simple  écrivain.  Le 
stvle  de  Bryant  est  clair,  vil',  anime:  mai-  c'esl  a  une  évidente  sin- 

Cérité  et  a  un  accent  de  profonde  conviction  (pic  ses  articles  doivent 
surtout  leur  succès  et  leur  autorité. 

Pour  clore  la   liste  des  écrivains  qui   se  sont    fait  nu  nom   dans  la 

presse  américaine,  il  nous  faut  mentionner  encore  Nathaniel  I'.  Wil- 

lis  et  M""  David  Lee  Child.  Tous  deux  sont  avant  tout  des  littéra- 
teurs, mais  c'est  à  la  presse  quotidienne  qu'ils  ont  dû  lem 

N.-P.  Willis,  né  en  1S07,  a  l'ortland,  dans  le  Massachusetts,  n'avait 

écrit  encore  que  dans  les  magasines  lorsqu'il  entreprit  un  voyage 
en  Europe.  Il  parcourut  successivement  la  France,  l'Italie,  la  Grèce, 
I"  \sie-Mineuiv.  et  revint  en  Angleterre,  OÙ  il  séjourna  deux  ans.  Pen- 
dant cette  longue  absence,  il  adressa  au  Miroir  de  New-York,  s 

le  titre  de  Coups  de  Crayon  sur  la  route  (Pencillings  bij  the  way), 

une  série  de  lettres  ou  d'impressions  de  voyage  qui  eurent  le  plus 
grand  succès.  Réunies  en  volumes,  ces  lettres  ont  été  goûtées  en  An- 
gleterre presque  autant  qu'aux  Ktats-I  nis,  et  ont  eu  plusieurs  édi- 
tions. \1.  Willis  est  aujourd'hui  le  directeur  de  la  Feuille  du  Foyer 
[Home  Journal  .  journal  hebdomadaire  qui  se  publie  à  New-York  et 
qui  est  consacre  presque  exclusivement  à  la  littérature.  Mme  Child  a 
débuté  dans  les  lettres  en  1824,  sous  le  nom  de  miss  Lydia  Francis  : 


288  REM  E    ni  -    M  l  \    U0N01  S. 

elle  c'avait  pas  encore  vingt  ans.  Elle  a  i  m  l  >  1  i * •  d'abord  des  romans, 
ffobomok,  les  Iteùels,  el  un  assea  grand  nombre  d'ouvrages  de  mo- 
et  d'éducation.  Devenue  M""  Cbild,  elle  Buivit  son  mari  à  New- 
ïork,  et  dans  l'été  de  18A1  elle  commença  une  Bérie  de  lettres 
hebdomadaires  dans  le  Courrier  de  Boston.  Ces  lettres,  imitation 
américaine  du  courrier  de  la  semaine  de  quelques  feuilles  pari- 
siennes, étaient  une  chronique  de  New-York,  mais  avec  une  ten- 
dance morale  très  manifeste.  Elles  roulaient  sur  tous  les  thème 
que  | »* - ■  1 1  suggérer  a  un  esprit  élevé,  Bincère  et  légèrement  u  to- 
piste  1'-  tableau  d'une  grande  ville  à  une  époque  de  fermentation 
politique  <-t  religieuse.  Par  leur  grâce  familière  et  leur  vivacité  pi- 
quante, les  Lettres  de  Mew-ïork  charmèrent  le  public:  elles  furent 
reproduites  par  des  journaux  de  tous  les  états  et  de  toutes  les  nuances, 
elles  furent  longtemps  l'événement  de  chaque  semaine.  Réunies  en 
volumes,  elles  u'ont  pas  «mi  moins  «If  Buccès  >"u>  cette  forme  :  il 
s'en  vendit  n  i  i  i  ^  t  mille  exemplaires  en  deux  ou  trois  ans,  el  aujour- 
d'hui encore  elles  sont  fréquemment  réimprimées. 

on  vient  de  Buivre  l'histoire  politique  do  la  presse  américaine 
jusqu'à  .-.i  dernière  période.  C'est  sui  les  conditions  présentes  <\<' 
cette  forme  de  publicité  aux  Etats-!  ois  que  doit  maintenant  se  por- 
tei  outre  attention. 

II. 

Il  existe  aujourd'hui  dans  les  états  riverains  de  l'Atlantique  el 
dans  toute  la  Nouvelle-Angleterre  des  journaux  sérieux,  faits  avec 
honnêteté,  sinon  avec  un  grand  talent,  el  qui  ont,  i  hacun  dans  on 
cercle  d'action,  une  incontestable  importance.  \  New-York,  nous 
citerons  le  Courier  and  Lin/ tarer.  \e  Journal of  Commerce,  le  Com- 
mereial  Advertiser,  VEvening  Post;à  Boston,  le  Courier  et  ['ÂlU 
Philadelphie,  V United  norlh  américain  (Jnzette  et  le  Ledijer.  aucune 
des  feuilles  que  nous  venons  de  nommer  a'-a  cependant,  soil  comme 
organe  poUtique,  soil  comme  entreprise  commerciale,  l'importai 
des  grands  journaux  de  Londres  nu  de  Paris,  et  n'exerce,  a  beau- 
coup près,  une  action  aussi  directe  et  aussi  puissante  sur  l'opinion 
publique, 

La  cause  de  cette  infériorité  inévitable,  on  le  sait  déjà,  t  î  *  - 1 1 1  a  la 
constitution  poUtique  du  pays.  Bien  que  les  Etats-I  uis  forment  une 
nation  homogène,  ils  sont  avant  tout  une  agrégation  de  petits  états, 
dont  chacun  a  sa  métropole  particulière  i  t  son  foyer  d'activité.  11 
en  résulte  qu'aucune  ville  n'a  uni'  influence  un  peu  sérieuse  au- 
delà  d'un  certain  rayon,  et  surtout  qu'il  n'j  a  point  de  capitale  en 
qui  viennent  se  résumer  les  forces  vives  du  pays,  et  d'où  puisse 


LA    PRESSE    EN    AMI  Rlt.U  E.  289 

partir  en  retour  une  impulsion  prépondérante.  Les  journaux  de 
Washington,  où  réside  le  président  et  où  siège  le  congrès,  doivent 
à  eur  position  particulière  certains  avantages  et  certaines  charges; 
nuis,  a  tout  prendre,  l'importance  de  ces  journaux  s'efface  devant 
celle  des  principales  feuilles  des  grandes  villes  du  littoral.  11  est 
même  à  remarquer  que  le  gouvernemenl  américain  n'a  point  jus- 
qu'ici éprouvé  !«•  besoin  d'un  organe  officiel  et  n'a  attribue  à  aucun 
journal  le  rôle  qui  en  France  est  l'apanage  du  Moniteur.  Tout  au 
plus  peut-on  dire  qu'il  existe  une  feuille  semi-officielle.  Cette  si- 
tuation a  longtemps  appartenu  au  National  Intelligencer,  dont  l'éta- 
blissement remonte  à  1800,  à  l'installation  même  du  gouvernemenl 
rai  dans  la  capitale  nouvellement  fondée,  et  qui  fut  crée  pour 
exposer  et  défendre  la  politique  léguée  par  Washington  à  ses  pre- 
miers successeurs.  Malgré  son  origine  fédéraliste  et  sa  prédilection 
incontestable  pour  les  whigs,  Le  National  Intelligencer  a  conservé 
pendant  près  de  quarante  ans  des  rapports  plus  ou  moins  étroits 
avec  la  présidence;  mais  en  is-ji».  après  la  complète  disparition  des 
hommes  qui  avaient  débuté  dans  la  politique  sous  les  auspices  des 
fondateurs  de  la  confédération,  lorsque  les  partis  se  dessinèrent 

d'une  façon  plus  tram  liée  et  que  la  faveur  populaire  sembla  bannir 
pour  longtemps  les  whigs  du  pouvoir,  les  démocrates,  victorieux 
avec  le  général  Jackson,  voulurent  avoir  a  Washington  un  organe 
qui  leur  appartint  exclusivement,  et  te  Télégraphe  fut  fondé  a  ci  té 
du  National  Intelligencer,  qui,  depuis  lors,  n'a  plus  été  qu'un  jour- 
nal whig,  rédigé  avec  talem  et  habileté,  exclusivement  consacré  à 
la  politique,  —  OÙ  l'on  suit  avec  autant  d'intelligence  que  d'exacti- 
tude le  mouvement  politique  et  littéraire  de  L'ancien  monde,  et  qui 
se  rapproche  des  journaux  anglais  plus  qu'aucune  feuille  améri- 
caine. Le  Télégraphe,  qui  avait  remplace  le  National  Intelligencer 
dans  le  privilège  des  communications  gouvernementales,  a  été  a  son 

tour  dépossède  en  lSiS'i  par  le  Globe,  auquel  ont  succédé  depuis 
l'Union  et  la  République.  .Maintenant  presque  chaque  présidence  voit 
naître  un  nouveau  journal  destine  à  servir  d'organe  au  ministère. 
Ce  n'est  pas  que  le  gouvernement  américain  dispose  de  fonds  a 
l'aide  desquels  il  puisse  contribuer  à  l'établissement  d'un  journal: 
mais  au  nombre  des  attributions  du  pouvoir  exécutif  est  le  droit  de 
désigner  l'imprimerie  à  laquelle  sont  confiées  les  publications  ofli- 
cielles  et  les  innombrables  impressions  que  le  congrès  ordonne  cha- 
que année.  Cette  désignation  équivaut  à  une  fortune  pour  rétablis- 
sement qui  en  est  l'objet,  et  aucun  imprimeur  ne  croit  acheter  trop 
cher  une  pareille  faveur  en  courant  les  chances  de  la  fondation  d'un 
journal  a  la  rédaction  duquel  il  est  assuré  de  voir  concourir  les 
hommes  influens  du  parti  dominant. 

TOME  IX.  19 


290  REVU]     ni  S    DEDX    H0ND1  S. 

Placés  au  centre  de  la  vie  politique,  les  journaux  de  Washington 
peuvent  suh  re  exactemenl  les  débats  du  congrès,  en  pressentir  l"s- 
sue,  en  reproduire  la  physionomie  :  en  outre  ils  sonl  à  même,  pen- 
dant toute  la  session,  de  recevoir  les  inspirations  des  chefs  de  parti, 
el  ils  se  trouvent  plus  facilemenl  el  plus  vite  au  courant  des  rivalités 
et  des  intrigues  que  ne  manque  jamais  de  faire  naître  l'approche 
d'une  élection  présidentielle.  < I«-t i<-  double  circonstance  ni  rend  la 
lecture  indispensable  aux  nommes  qui  s'occupenl  de  politique,  elle 
leur  assure  une  petite  clientèle  dans  tous  les  états  et  leur  donne 
ainsi  un  caractère  d'universalité  que  n'ont  point  les  journaux  des 
autres  villes.  En  effet,  en  dehors  des  chefs  de  partis  qui  ont  inté- 
suivre  le  mouvemenl  <l«*  l'opinion  sur  les  divers  points  du  ter- 
ritoire, el  qui  sonl  obligés  de  consulter  assidûment  les  journaux  des 
grandes  villes,  personne  en  Amérique  n'a  souci  de  ce  qui  se  p 
< I . t n -  un  autre  él  il  que  le  Bien,  de  même  qu'i  n  Prani  e  personne  ne 
recherche  les  journaux  du  départemenl  voisin.  C'esl  à  point-  si  les 
feuilles  «If-,  villes  les  plus  considérables  fonl  exception  à  cette  règle 
i  ,  urnaux  de  l!<»t<in  sont  lus  dans  la  Nouvelle-Angle- 
terre, parce  que  le  Massachusetts  entraîne  habituelle ni  du  côté 

ou  il  penche  le  Maine,  le  Vermonl  et  le  Conneeticut;  les  journaux  de 

New- York  sont  assez  répandus  dans  les  états  du  centre  et  au  Canada; 

i  de  Philadelphie  pénètrenl  dans  le  sud  et  dans  l'ouest  :  encore 

i  est-il  vrai  surtout  dos  feuilles  publiées  en  allemand,  qui  trou- 
vent chez  les  nouveaux  colons  un  débouché  assuré.  I  n  journal  de 
New- York,  le  Herald,  qui  s'était  posé  franchemenl  en  défenseur  de 
l'esclavage,  a  dû  a  cette  circonstance  une  clientèle  assez  étendue 
dan-  quelques  villes  du  sud,  el  spécialement  a  Baltimore  et  à  Char- 
leston.  On  voit,  en  somme,  que  les  journaux  les  plus  favorisés  ne 
dépassent  point  un  cercle  a-- ez  restreint.  <>n  peul  résumer  ainsi  ta 
répartition  de  leur  tirage  :  six  dixièmes  dan-  la  ville  nu  me  ou  ils 
se  publient,  trois  dixièmes  dans  l'état,  un  dixième  an  dehors. 

\  part  les  causes  déjà  indiquées,  les  règlements  de  la  poste  ont 
contribué  à  maintenir  à  la  presse  américaine  son  caractère  pure- 
ment local.  Jusqu'à  ces  dernières  années,  la  taxe  était  proportion- 
nelle à  la  distance,  et  le  journal  le  moins  coûteux  <\f  New-York  serait 
revenu  très  obéra  un  abonné  de  la  Nouvelle-Orléans.  Depuis  is">3, 
la  taxe  est  uniforme;  elle  est  de  1  cenl  ou  un  peu  plus  de  •">  rem, 
pour  tout  le  territoire  des  I  I  ■'--!  ah,  -an-  excepter  la  Californie; 
mai-  elle  n'e-t  que  d'un  demi-cent  dans  l'intérieur  de  l'étal  où  le 
journal  se  publie,  ajoutez  que  la  poste  ne  distribue  pas  les  journaux 
à  domicile  :  il  faut  ou  envoyer  prendre  chaque  jour  son  journal,  ou 
payer  aux  employés  des  postes  une  rétribution  supplémentaire.  11  y 
a  donc  tout  avantage  sous  le  rapport  du  prix,  de  la  commodité  1 1 


LA    PRESSE    EN    AMERIQUE.  '291 

de  la  célérité  d'information,  à  prendre  un  journal  de  la  \ille  que  l'on 
habite,  quelle  qu'elle  soit,  de  préférence  aux  journaux  de  Boston, 
New-York  ou  Philadelphie.  Ceux-ci  en  effet,  tout  en  routant  •_!(>  ou 
25  pour  100  plus  cher,  sonl  nécessairement  en  retard  sur  les  feuilles 
locales,  qui  se  font  expédier  par  le  télégraphe  les  nouvelles  impor- 
tantes, les  cour-  des  fonds  publics  et  1rs  mouvemens  des  marchés. 
P(  ur  la  majorité  des  habitans,  les  affaires  locales  ont  d'ailleurs  plus 
d'intérêl  el  d'importance  que  le-  nouvelles  du  dehors,  e1  même  que 
la  politique  fédérale.  La  meilleure  preuve  qu'on  en  puisse  donner, 
c'esl  qu'il  n'j  a  pas  un  seul  journal  qui  n'accorde  plus  d'atten- 
tii  i/  el  plus  oV  place  aux  débats  de  la  législature  de  l'étal  qu'aux 
discussions  du  congres.  Les  journaux  de  Washington  -ont  [es  seuls 
qui  publient  régulièrement  et  in  extenso  les  débats  du  congres  :  les 
journaux  des  autres  villes  se  contentent  d'une  analyse  qui  leur  esl 
envoyée  par  le  télégraphe,  el  qui,  dans  les  occasions  les  plu-  graves, 
ae  il  p  guère  une  colonne.  Seulement,  quand  il  s'agit  d'une  de 
ces  questions  brûlantes  qui  ont  le  privilège  do  remuer  l'opinion, 
Us  manquent  rarement  de  reproduire,  d'après  les  Feuilles  do  Wa- 
shington, les  discours  do  hommes  considérables. 

On  doit  Comprendre  maintenant  que  si,  aux  États-1  ais,  aucun 
journal  n'a  pu  prendre  le  rôle  ni  acquérir  l'importance  dos  grands 
journaux  européens,  cola  tient  surtout  aux  condition-  toutes  spéci 
dan-  lesquelles  la  presse  américaine  se  trouve  placée.  Joignez-j  une 
Qoncurrence  rendue  très  active  par  L'absence  de  toute  entrave  "légis- 
lative et  de  tout  impôt,  et  la  facilité  de  fonder  un  journal  sans  une 
avance  de  Fonds  considérable.  New-York,  qui.  avec  ses  Faubourgs  et 
Brooklyn,  présente  une  agglomération  de  700,000  âmes,  compte 
quinze  journaux  quotidien-,  c'est-à-dire  autant  que  Paris  et  Londres. 
Ces  quinze  journaux  distribuent  130,000  Feuilles  par  jour:  six  jour- 
naux a  un  et  deux  cents  entrent  pour  les  deux  tiers  dan-  ci'  chiffre; 
ce  qui  no  permet  pas  d'élever  au-dessus  de  quatre  ou  cinq  mille  le 
tirage  moyen  des  meilleurs  journaux  de  New-York.  Boston,  avec 

140,000  âmes,  compte  douze  journaux  quotidiens:  Philadelphie, 
avec  340,000,  en  compte  dix.  et  Baltimore  six.  avec  170,000.  On 
peut  évaluer  a  15,000  numéros  le  tirage  maximum  des  deux  princi- 
paux journaux  de  Philadelphie;  aucun  journal  de  Boston  n'a  une 
vente  supérieure  a  lu, itou  exemplaires.  Dans  les  état-  du  sud,  où  la 
population  est  beaucoup  moins  dense,  et  où  elle  est  pour  moitié  dans 
les  lions  de  l'esclavage,  les  journaux  sont  à  la  fois  beaucoup  moins 
nombreux  et  beaucoup  moins  répandus  qu'au  nord.  En  somme,  au 
témoignage  de  M.  Horace  Greeley,  directeur  de  l'un  des  principaux 
journaux  de  New-York,  on  ne  saurait  évaluer  au-delà  d'un  million 
de  feuilles  par  jour  le  tirage  total  des  deux  cent  cinquante  journaux 


292  REVUE    DES    DEl  \    K0ND1  B. 

quotidiens  des  Êtats-1  ois,  ce  qui  d an  tirage  moyen  de  4,000  nu- 
méros par  journal. 

Uec  un. •  clientèle  aussi  peu  considérable,  les  journaux  améri- 
cains, obligés  parla  concurrence  à  se  vendre  bon  marché,  ne  peu- 
venl  faire  que  de  faibles  recettes  el  disposenl  de  très  peu  de  res- 
sources, hissi  les  conditions  faites  aux  écrivains  ne  sont-elles  pas 
, ,,,,,,.  :1  retenir  dans  la  presse  les  hommes  à  qui  leur  talenl  peut 
,lU\  i ir  i autre  carrière.  Le  directeur  d'un  journal  influenl  <\<'  New- 
York,  interrogé  i  Londres  en  Is.M  par  la  commission  d'enquête 
sur  le  timbre,  déclarait  qu'il  connaissait  un  écrivain  en  possession 
d'un  traitèmenl  de  »'><>"  livres  sterling,  mais  que  c'était  une  excep- 
tion :  il  évaluail  >\<'  L00  livres  à  500  le  taux  ordinaire  des  traitemens 
dans  les  principaux  journaux.  Pour  apprécier  combien  esl  faible  ci  tte 
rémunération  d'un  travail  toul  intellectuel,  qui  exige  des  connais- 
sances étendues  el  certaines  aptitudes  spéciales,  il  suffiï  de  se  rappe- 
ler que  le  taux  des  salaires  aux  États-1  nis  esl  de  beaucoup  supé- 
rieur a  ce  qu'il  esl  en  Europe.  I  n  écrivain  attaché  a  la  presse  gagne 
moins  à  New-York  qu'un  ouvrier  mécanicien  ou  <p''1111  ébéniste  un 

peu  habile.  Lesj naux  a  bon  marché,  introduits,  il  j  a  vingt  ans, 

aux  Êtats-1  nis  par  une  révolution  toute  semblable  à  celle  qui  s'ac- 
complissait, a  la  même  époque,  dan-  la  presse  française,  d'j  onl  ; 

comn h  France,  amélioré  la  condition  des  écrivains.  Il  esl  pro- 

bableq ;'esl  de  leur  initiative  que  viendra  cette  réforme,  mais  elle 

oe  se  réalisera  pas  >\>'  quelque  temps,  parce  que  ces  journaux  sont 
encore  à  l'état  d'exception,  el  surtout  parce  qu'ils  s'adressent  à  un 
public  spécial,  qui  n'a  aucune  exigence  littéraire. 

Le  prix  ordinaire  des  grands  journaux  quoditiens  était,  jusqu'en 
[833,  de  6  cents    31  centimes  1  2)  par  uuméro.  \  ce  prix,  un 

journal  qui  avait  un  millier  d'abonnés  el  quelques  ani ces  suffi- 

sail  a  ses  dépenses.  D'une  industrie  qui  ue  donnail  que  des  profita 
très  médiocres,  mais  où  les  chances  de  perte  étaient  à  peu  près  uujles, 
les  journaux  a  bon  marché  onl  fail  une  industrie  précaire,  mai- on 
,1  esl  possible  de  réaliser  de  grands  bénéfices.  Leur  concurrence  a 
obligé  les  grands  journaux  à  réduire  leur  prix  à  3  ou  à  'i  cents,  et 
meme  un  peu  au-dessous,  pour  les  personnes  qui  s'abonnent  aux 
313  numéros  de  l'année  à  raison  de  s  ou  de  L0  dollar-.  \  vrai  dire, 
l'abonnement,  qui  était  autrefois  la  règle  générale,  est  aujourd'hui 
l'exception.  C'est  là  le  changement  le  plus  radical  apporté  par  les 
journaux  a  bon  marché  dans  la  situation  de  la  presse  américaine, 
autrefois  toute  personne  domiciliée  dan-  une  xille  et  un  peu  connue 
recevait  un  journal  sur  sa  simple  demande;  hors  de  la  ville,  il  suffi- 
sait de  consigner  d'avance  au  bureau  de  poste  de  sa  résidence  le  port 
«In  journal  pendant  un  trimestre.  La  grande  majorité  des  abonnés 


LA    PRESSE    EX    AMERIQUE.  203 

n'acquittaient  le  prix  de  leur  abonnement  qu'à  la  fin  du  trimestre, 
souvent  même  pas  avant  la  fin  de  l'année.  Cet  état  de  choses  entraî- 
nait pour  les  journaux  de,  très  graves  inconvéniens  :  la  nécessité  de 
l'aire  des  avances  considérables,  une  grande  irrégularité  dans  les  re- 
cettes, et  des  pertes  fréquentes.  Nombre  d'abonnés,  par  oubli  ou  par 
mauvaise  foi,  faisaient  banqueroute  au  journal.  On  spéculateur  in- 
telligent s'avisa  qu'en  substituant  à  l'abonnement  la  vente  au  nu- 
méro, un  dispenserait  un  journal  de  tons  Irais  d'administration  inté- 
rieure, de  toute  écriture  et  de  toute  comptabilité,  et  on  le  mettrait  à 
l'abri  des  non-valeurs.  Réduire  le  pri\  à  la  dernière  limite  du  bon 
marché  pour  attirer  l'acheteur,  ne  demander  à  une  vente,  même  con- 
sidérable, que  de  couvrir  les  frais  généraux,  et  attendre  son  bénéfice 
uniquement  ries  annonces,  tels  lurent  les  principes  qui  présidèrent  à 
cette  transformation  de  la  presse:  mais  pourrait-on,  en  réduisant  le 
prix  des  journaux,  compter  sur  un  accroissement  considérable  dans 
le  débit  '.'  Cet  espoir  était  permis  aux  États-1  nia  plus  que  partout  ail- 
leurs à  raison  de  deux  circonstances  spéciales,  —  la  diffusion  de 
l'instruction  primaire  et  le  suffrage  universel.  Dans  un  pays  où 

tout  le  inonde  sans  exception  .sait  Lire  et  écrire,  et  OÙ  tout  le  monde 
est  électeur,  la  lecture  d'un  journal  est  un  besoin  de  première 
nécessité;   on  peut   même  «lire  que  c'est   un  besoin  plus  impérieux 

pour  les  classes  inférieures  que  pour  les  classes  élevées,  attendu 

que  le  journal  seid  peut  guider  les  premières  dans  l'exercice  de  leurs 

droits  politiques.  Les  faits  d'ailleurs  ont  répondu.  Les  700,000  lia- 
bit  ;  1 1 1  -  de  New-York  et  des  environs  absorbent  130,000  exemplaires 

des  journaux  quotidiens,  c'est-a-dire  qu'un  citoyen  sur  trois  achète 
OU  reçoit  un  journal.  Les  feuilles  du  matin  sont  obligées  d'avoir  ter- 
miné leur  tirage  pour  l'heure  à  laquelle  les  ouvriers  vont  déjeuner, 
parce  que  la  lecture  du  journal  est  pour  ceux-ci  l'assaisonnement 

indispensable  du  premier  repas. 

Le  succès  récompense  rarement  les  inventeurs:  les  premiers  jour- 
naux qu'on  essaya  de  fonder  à  I  cent  le  numéro  ne  parvinrent  point 
à  vivre:  une  nouvelle  tentative,  en  portant  le  prix  à  2  cents,  fut  plus 
heureuse  et  provoqua  des  imitations.  Le  Herald  et  quelques  autres 
feuilles  réussirent  à  faire  une  concurrence  victorieuse  aux  journaux 
d'un  prix  élevé,  et.  quand  ces  feuilles  mêmes  eurent  pris  racine,  elles 
virent  naître  un  concurrent  h  1  cent,  le  Sun,  qui  se  fit  à  son  tour  la 
part  du  lion.  C'était  là  une  spéculation  hasardeuse,  s'il  en  fut.  Quoi- 
que le  Sun  ne  donnât  que  quatre  pages  d'impression  au  lieu  de  huit, 
le  bénéfice  sur  chaque  feuille  vendue  était  tellement  faible,  qu'il  fal- 
lait une  vente  régulière  de  40,000  numéros  pour  couvrir  les  frais  gé- 
néraux de  l'entreprise.  Comme  le  Sun  est  arrivé  à  une  vente  moyenne 
de  43  à  45,000  numéros,  les  annonces  ont  afflué  dans  ses  bureaux, 


294  RBl  I  I-    Dl  S    Ml  t     BONDI  s. 

el  il  a  fait  la  fortune  de  ses  heureux  fondateurs.  On  a  vu  pour  ta  pre- 
mière fois  aux  État— I  ni-  un  journal  assez  riche  pour  se  loger  chez 
lui.  La  construction  de  l'immense  édifice  où  Le  Sun  a  installé  ses  ate- 
liersel  ses  bureaux  a  coûté  500,000  francs.  Vprès  B'ètre  enrichi,  le 
propriétaire  du  Sun,  M.  Benjamin  l>a\,  l'a  vendu  250,000  dollars 
(1,250,000  francs),  et  ce  prix  n'a  point  paru  excessif,  puisque  la 
vente  quotidienne  du  journal  couvre  les  dépenses  et  que  les  an- 
nonces, qui  presque  toute-  sont  affermées  à  l'année,  donnenl  un  bé- 
néfice net  de  1,500  francs  par  jour  de  publication,  c'est-à-dire  d'en- 
viron 500,000  lianes  par  an. 

os  approcher  de  pareils  résultats,  les  journaux  à  2  cents  sont 
également  des  entreprises  lucratives.  Comme  le  Sun,  ils  attendent 
des  annonces  tout  leur  bénéfice,  mais  il-  s'imposent  pour  la  ré- 
daction des  sacrifices  beaucoup  plus  considérables.  Les  deux  plus 
prospères  sont  le  Herald  et  In  Tribune,  qui,  outre  l'édition  «lu  ma- 
tin, publient  une  édition  «lu  soir  et  une  édition  hebdomadaire,  et 
dont  le  tirage  total,  sous  ces  diverses  formes,  s'élève  jusqu'à  20  el 

n>  numéros.  Lu  Tribune,  rédigée  par  M.  Horace  Greeley,  date 
de  1841.  !-'■  Il  avril  1853,  jour  où  elle  accomplissait  sa  douzième 
année,  elle  a  pris  le  Format  des  plus  grands  journaux  de  New- York, 
c'est-à-dire  qu'elle  a  paru  sur  huit  pages,  et  ses  propriétaires,  en  an- 
nonçant ce  changement,  déclaraient  «j n< •  le  coût  seul  du  papier  but 
lequel  ils  imprimaient  leur  journal  dépassait  La  valeur  de  l'abonne- 
ment. C'est  donc  uniquement  le  produit  des  annonces  qui  coui  re  les 
frais  de  rédaction  et  d'impression,  ainsi  que  toutes  les  dépenses  de 
L'entreprise.  On  rattache  généralement  lu  Tribune  au  parti  whig;  mais 
elle  est  avant  tout  L'organe  des  doctrines  socialistes.  Elle  a  été  long- 
tem]  il  assidu  du  fouriérisme,  et  il  n'est  guère  d'utopie  venue 

d'Europe  qui  ne  trouve  dans  ses  colonnes  un  accueil  empressé.  Le  He- 
rald esl  aujourd'hui  avec  le  Sun  le  doyen  «!<■  la  presse  h  bon  marché; 
mais  ce  n'est  point  à  cette  circonstance  qu'il  doit  d'être  incontestable- 
ment le  journal  américain  le  plus  connu  et  le  seul  répandu  en  Eu- 
rope. Le  procédé  employé  par  Bon  fondateur  a  été  des  plus  sim- 
ples :  -ans  attendre  les  abonnemens,  sans  réclamer  un  échange  que 
Les  exigences  de  la  poste  auraient  rendu  difficile  et  onéreux,  il  a 
adressé  gratuitement  son  édition  hebdomadaire  aux  principaux  jour- 
naux d'Europe,  aux  clubs  et  aux  cercles  en  renom.  Il  a  poussé  l'obli- 
geance plus  loin  :  il  a  l'ait  pour  l'Europe  un  tirage  spécial  <!<•  cette 
édition,  afin  d'j  introduire  un  résumé  des  nouvelles  américaines  de 
la  semaine,  condensées  avec  soin.  Les  journaux  sont  œuvre  d'im- 
provisation, on  j  aime  la  besogne  facile  et  surtout  La  besogne  toute 
laite  :  le-  écrivains  européens,  généralement  peu  au  courant  des  af- 
faires américaines,  ont  transcrit  purement  et  simplement  les  résu- 


LA   TRESSE    EN    AMERIQUE.  295 

mes  du  Herald  en  citant  le  journal  auquel  ils  faisaient  cet  emprunt. 
Quand  ils  onl  eu  «1rs  jugemens  à  porter  sur  ce  qui  se  passait  aux 
États-1  nis,  c'est  dans  le  Herald  qu'ils  mit  puisé  leurs  renseignemens, 
ce  -oui  ses  opinions  qu'ils  onl  adoptées  ou  combattues.  Comme  il  n'y 
a  guère  que  les  journaux  «le  Liverpool  qui  s'imposent  la  dépense  de 
Caire  venir  des  journaux  américains,  le  Herald  s'esl  trouvé  la  seule 
feuille  des  États-1  nisdont  le  oomse  rencontrât  jamais  dans  les  feuilles 
européennes.  Or  (mis  les  articles  où  il  étail  question  du  Herald,  qu'ils 
fussent  laudatifs  ou  désapprobateurs,  onl  toujours  été  soigneusement 
reproduits  dans  les  éditions  américaines  du  journal,  afin  de  constater 
qu'il  est  lu  et  discuté  au-delà  de  l' atlantique,  et  de  diminuer,  pai"  le 
prestige  de  cette  aotoriété  européenne,  le  discrédit  dont  il  est  frappé 
aux  États-1  nis.  Le  Herald  en  effet,  malgré  son  incontestable  suc- 
cès, n'a  point  d' autorité,  et,  tout  en  taisant  la  pari  «le  l'inimitié  et  de 
l'envie  dans  un  pays  de  concurrence  acharnée,  il  tant  bien  dire  que 
l'opinion  générale  ae  lui  esl  point  favorable.  Il  doit  cette  sévérité 
ou  cette  injustice  aux  nombreuses  excentricités  qui  <>nt  signalé  les 
premiers  temps  de  son  existence,  excentricités  qui  onl  contribué  à 
son  succès  ''H  éveillant  la  curiosité  el  en  attiranl  de  vive  force  l'at- 

tenti mais  qui  dépassaient  souvenl  les  bornes  dos  convenances  et 

du  respect  qu'on  doil  au  public.  En  outre,  le  caractère  agressif  du 
fondateur  du  Herald,  II.  lames  Gordon  Bennett,  lui  a  valu  de  nom- 
breuses el  désagréables  querelles,  donl  l'éclat  fâcheux  a  rejailli  dé- 
favorablement sur  le  journal  (1).  Néanmoins  on  'luit  reconnaître 
que  le  Ife/nld  a  rendu  de  grands  services  à  la  presse  américaine; 
il  l'a  tirée  violemment  de  sa  torpeur  el  de  sa  somnolence,  el  c'esl 
à  lui  qu'elle  doit  une  bonne  partie  des  progrès  qu'elle  a  faits  de- 
puis vingt  ans.  M.  Bennett,  quelle  que  soit  sa  valeur  morale,  sur 
laquelle  nous  n'avons  pas  à  nous  prononcer,  est  incontestablement 
un  homme  d'espril  et  d'initiative  aussi  bien  qu'un  journaliste  habile. 
Ce  n'est  point  seulement  à  loue  d'audace  el  d'excentricité  qu'il  a 
conquis  des  milliers  de  lecteurs  et  un  succès  croissant,  c'a  été  sur- 
tout en  déployanl  une  infatigable  activité  et  en  accomplissant  des 
tours  <le  force  analogues  à  ceux  de  certains  publicistes  anglais.  Il  a 
su  hardiment  el  a  propos  jeter  l'argent  par  les  fenêtres  pour  avoir 
la  primeur  des  nouvelles  importantes,  pour  donner  en  entier  des 
dominons  dont  les  autres  journaux  n'avaient  que  de  maigres  ana- 
lyses; c'est  lui  qui  a  imaginé  d'envoyer  des  bateaux  à  vapeur  au-de- 
vant des  paquebots  européens,  obligés  d'aller  loucher  à  Halifax  avant 
de  venir  a  New-York;  c'est  lui  qui  a  fait  du  télégraphe  électrique 

(l)  Voyez,  dans  la  Reuue  des  Deux  Mondes  du  1"  juin  185G,  l'article  intitule  .1/ 

et  Caractère  du  Journalisme  américain, 


296  BEVUE   l>ES    DEC!    MONDES. 

le  collaborateur  principal  des  journaux;  c'est  lui  enfin  qui  a  orga- 
nisé le  premier,  9ur  une  vaste  échelle,  tout  un  réseau  de  corres- 
pondances. Tous  les  propriétaires  de  journaux  américains  sonl  en- 
trés dans  cette  voie,  mais  c'est  à  lui  que  doil  rester  l'honneur  de 
l'avoir  ouverte.  Les  excentricités  sonl  demeurées;  on  peul  extraire 
de  ses  colonnes  bien  des  vanteries  bouffonnes  el  bien  des  diatribes  : 
ce  cynisme  el  ces  hâbleries  sont,  il  faul  le  dire  aussi,  rachetés  par 
un  esprit  vif  et  mordant,  une  verve  railleuse,  un  grand  fonds  de 
bon  sens  écossais;  le  Herald  a  f.iit  souvent  une  guerre  heureuse  aux 
rêveries  socialistes  ou  mystiques  des  deux  continens,  aux  exagéra- 
tions puritaines,  aux  hypocrisies  de  l'abolitionisme  américain.  En 
politique,  il  n'a  d'autre  couleur  que  le  succès,  mais  tel  est  le  cas 
de  la  majeure  partie  des  journaux  américains  :  c'est  ce  qu'on  appelle 
être  indépendant. 

Il  serait  fort  malaisé  d'établir  le  budget  d'un  journal  américain, 
parce  que  la  quotité  <U->  recettes  el  la  nature  des  dépenses  varient  à 
l'infini  suivant  les  localités.  Le  prix  d'abonnement  des  journaux  de 
premier  ordre  est  de  8  et  I"  dollars  13  fr.  :).<i  et  .">'i  Dr.),  non  com- 
|n  is  les  frais  de  poste,  qui  sont  a  la  charge  de  l'abonné.  C'esi  un  prix 
plus  élevé  que  celui  des  journaux  français,  puisque  les  feuilles  amé- 
ricaines ne  publienl  que  SIS  numéros  par  an  et  Bont  exemptes  de 
tout  impôt,  tandis  que  les  feuilles  parisiennes  publient  :5»>o  numé- 
ros et  -"Ht  assujetties  au  timbre,  <|ui  représente  un  tiers  de  la  somme 
payée  parle  public.  L'abonnement auxjournauxà2centsest de 6 dol- 
lars. Le  paiement  en  est  maintenant  exigé  d'avance,  mais  l'abonne- 
ment est,  mi  le  -ait.  devenu  L'exception,  an  moins  à  L'intérieur  des 
villes.  Il  j  a  dans  chaque  quartier  des  agens  qui  prennent  à  forfait  un 
certain  nombre  d'exemplaires  des  journaux  et  qui  bc  chargent  de  les 
placer,  soit  qu'ils  les  fassent  crier  dans  la  rue,  soit  qu'ils  \<  s  colportent 
a  domicile.  Les  Le»  leurs  préfèrent  s'adressera  eux,  surtout  dans  Les 
classes  inférieures,  parce  qu'il  Leur  est  plus  facile  il»'  faire  tous  les 
jours  la  dépense  de  1  ou  2  cents  que  de  payer  en  une  fois  le  prix  de 
l'abonnement,  et  parce  que  Les  agens  se  plienl  aux  habitudes  et  aux 
exigences  particulières  de  leurs  pratiques.  De  leur  côté,  lès  jour- 
naux ont  intérêt  à  favoriser  un  système  qui  simplifie  Leur  comp- 
tabilité, qui  leur  assure  une  recette  quotidienne  et  leur  épargne 
les  frais  de  distribution.  Du  reste,  quelque  rigoureuse  économie 
qu'ils  apportent  dans  Leurs  dépenses,  Le  produit  de  l'abonnement  mi 
de  La  vente  représente  à  peine  ce  <m'il>  donnent  au  publie,  et  le  plus 
sou\eiii  même  ne  corn  re  pas  Les  irais  matériels.  Ce  sont  les  annoi 
qui  se  chargent  de'  combler  Le  déficit  et  de  rendre  un  bénéfice  pos- 
sible. Viis-i  les  annonce^  tiennent-elles  La  première  place  dans  Les 
feuilles  des  Êtats-l  ois  comme  dans  les  habitudes  du  publie  aineii- 


LA    TRESSE    EN    AMEBIQI  K.  297 

cain.  Nous  ne  saluions  nous  faire  une  idée  du  développement  qu'ont 
pris  les  annonces  au-delà  de  l'Atlantique.  On  se  récrie  bien  souvent 
sur  la  prodigieuse  quantité  d'annonces  que  publienl  les  journaux 
anglais,  et  1rs  huit  pages  que  le  Times  distribue  à  ses  abonnés  en 
sus  (le  leur  numéro  régulier  paraissent  la  dernière  limite  du  pos- 
sible Cependanl  on  n'évalue  pas  à  plus  de  2  millions  par  an  le  nom- 
bre des  annonces  publiées  par  tous  les  journaux  anglais  réunis,  et 
eu  portant  à  10  millions  le  nombre  de  celles  que  publient  annuel 
ment  1rs  feuilles  américaines,  on  esl  plutôt  au-dessous  qu'au-dessus 
de  la  vérité.  Non-  ne  saurions  trop  le  répéter,  les  journaux  améri- 
cains n'existent  que  par  les  annonces  el  que  pour  elles.  On  n'en 
trait  juger  par  les  numéros  des  feuilles  de  Boston  ou  «lé  New-York 
qui  parviennent  en  Europe.  Les  journaux  a  2  cents  donnent  à  l< 
lecteurs  quatre  pages  de  matière  et  quatre  pages  d'annonces;  les 
journaux  a  I  cenl  consacrenl  aux  annonces  trois  pages  sur  quatre. 
\  mesure  que  l'on  s'éloigne  des  bord,  de  l'Atlantique,  où  le  public 
a  certaines  exigences  littéraires  <i  où  la  concurrence  commande 
d'offrir  quelque  pâture  au  lecteur,  la  pan  faite  aux  annonces  va 
toujours  en  augmentant.   Urnsi  Saint-Louis  du   Missouri,  ville  de 

44,000   aniés  éi   métropole  d'un  état,  possède  un  journal  quotidien 

plus  grand  de  formai  que  lé  Times,  imprimé  en  caractères  beaucoup 
plus  serrés  el  plus  fins,  mais  qui  esl  tout  entier,  sauf  quatre  co- 
lonnes, envahi  parlés  annonces.  Du  reste,  cette  multiplication  pro- 
digieuse «lé-  annonces  s'explique  par  l'absence  de  tout  autre  moyen 
de  publicité  et  par  un  bon  marché  extrême.  I  ne  annoncé  de  quatre 
lignes  coûte  25  cents  la  première  lois,  et  elle  peul  être  répétée  indé- 
finiment a  raison  de  12  cents  par  l'ois.  Des  arrangemens  intervien- 
nent en  outre  entre  les  habitués  et  le  journal,  et  il  n'est  pas  rare 
dans  l'ouest  de  voir  le  prix  des  annonces  acquitté  en  nature,  dépen- 
dant le  modo  lé  plus  usité  parmi   les  cou rcans  et    les  industriels 

consiste  à  louer  à  l'année  un  emplacement  spécial,  et  toujours  le 
même,  dans  mi  journal.  Le  locataire  dispose  souverainement  de  l'es- 
pace qui  lui  est  attribué  par  son  marché;  il  peut  l'aire  usage  d'une 
petite  vignette  représentant  un  bateau  à  vapeur,  un  cheval,  une 
charrue,  une  botte,  suivant  qu'il  est  armateur,  éleveur,  mécanicien 
ou  bottier.  11  peut  l'aire  imprimer  son  annonce  en  renversant  les 
caractères  de  telle  sorte  qu'il  faille  retourner  le  journal  pour  la  lire, 
ou  diagonalement,  la  disposer  en  losange  ou  en  rond,  la  rédiger  en 
prose  ou  en  vers  :  c'est  pour  lui  une  affaire  de  goût,  et  le  journal,  à 
qui  ces  fantaisies  rapportent  le  plus  clair  de  son  revenu,  n'a  garde 
de  les  décourager. 

Si,  dans  les  dépenses  des  journaux  américains,  les  frais  de  ré- 
daction entrent  pour  une  très  faible  part,  les  frais  matériels  sont 


298  RK\l  1      Dl  -     M  I   X     M" Mil  ». 

assez  considérables  l  .  I  ne  des  plus  fortes  dépenses  des  journaux 
américains  leur  est  imposée  par  les  innombrables  dépêches  télégra- 
phiques qui  en  remplissent  les  colonnes.  En  vain  les  tarifs  du  télé- 
graphe sont-ils  infiniment  moins  élevés  aux  États-1  nis  qu'en  Eu- 
rope,  les  Irais  demeurent  très  considérables.  Les  cinq  journaux  à 
2  rritts  de  New-York  se  sont  associés  pour  recevoir  en  commun  l'ana- 
lyse  des  débats  du  congrès  de  Washington,  le  compte-rendu  des 
séances  de  l'assemblée  législative  à  Ubany,  le  résultat  des  élec- 
tions, etc.,  el  la  dépense  s'élève  annuellement  a  100,000  doll 
soit  plus  de  500,000  francs.  Cela  ne  dispense  pas  chaque  journal  de 

isacrer  il''-  sommes  très  fortes  aux  dépêches  particulières  qui  lui 
sont  expédiées  par  ses  coi  respondans.  Comme  les  paquebots  anglais 
doivent  toucher  a  Halifax  avant  de  venir  a  New-York,  !>■-  feuilles 
il.'  cette  dernière  ville  envoient  a  irai-  communs  on  séparémenl  des 
bateaux  a  vapeur  attendre  les  paquebots  à  la  hauteur  de  Terre- 
Neuve,  pour  rapporter  directement  a  New-York  les  paquets  a  leur 
adresse.  Il  D'est  guère  de  journal  américain  qui  n'entretienne  a  Ha- 
lifax un  correspondant  chargé  il'-  lui  transmettre  par  le  télégraphe, 
aussitôt  après  l'arrivée  de  chaque  paquebot,  l'analyse  des  nouvelles 
d'Eui 

\piv-  les  dépêches  télégraphiques,  la  dépense  la  plu-  considé- 
rable des  journaux  des  États-I  nis  est  leur  i"i  respondance.  Non  seu- 
lement il-  oui  >ui-  les  points  principaux  du  territoire  des  correspon- 
dans,  avec  mission  de  recourir  au  télégraphe  et  d'écrire  chaque  fois 
qu'un  événement  se  produit,  mais  ils  en  ont  également  en  Europe  h 
dans  toutes  les  villes  un  peu  importantes  'l'-  I'  Amérique  du  Sud.  Les 
journaux  anglais  se  contentent  des  nouvelles  du  continent  européen  : 
un  journal  américain  est  comme  un  panorama  du  monde  entier,  il 

(t)  0«  nous  p  I    pan  menl  -.  Le 

- 
tint  qu'il  ne  parait-,  U  est  en  général  d'une  nna  '••  >  l'œil  el  pu 

'tir  l'impres  i  ^  fin,  est  Urajonn  f"rt  lisible;  l'im- 

pression est  nette  et  d'une  belle  i  I  d'autant  pins  grand]  qu'il  s'aug- 

mente  de  la  difficulté  vaincue.  La  ooncurri  ition  d'un  tirage 

aement  lapide  :  il  faut  pouvoir  mettre  eu  Tente  une  a  une  troii 

édition  une  heure  au  plus  tard  après  l'arrivée  d'un  paquebot  d'Europe  on  la  réception 
d'une  u  uv.  U,-  iniportante.  Aussi,  SOUS  ce  rapport,  les  journaux  des  Et  its-l  nis  laissent 
loin  i  -  européens  et  l<    /  n      !..  -mi         /     I  ibune  et  le 

Bera  ut  de  presses  à  cylindres  horizontaux  qui  impriment  régulièrement 

lo,ooo  exemplaires  ■  l'heure;  mais  les  presses  du  Sun,  qui  paraissent  jusqu'ici  le  der- 
nier mot  de  la  mécanique,  peuvent  tir.-r  jusqu'à  îo,ooo  feuilles  a  l'heure,  't  le  tirage 
moyen  de  ces  presses  n'est  jamais  au-dessous  de  1S,000  feuilles.  Elles  impriment  donc 
de  5  à  G  feuilles  par  seconde  :  c'est  une  rapidité  qui  confond  l'imagination.  On  n'ob- 
tient de  pareils  résultais  qu'avec  des  machines  puissantes,  d'un  établissement  et  d'un 
entretien  très  coûteux,  et  qu'au  prix  d'une  usure  tris  rapide  du  caractère. 


I..V    PRESSE    EN    AMÉRIQUE.  "299 

enregistre  ce  qui  se  passe  au  Brésil,  au  Pérou,  au  Chili,  avec  autant 
de  soin  el  autant  de  détails  que  les  nouvelles  de  Paris  el  de  Londres, 
et  une  lettre  de  Chine  j  lait  quelquefois  suite  à  une  lettre  de  Con- 
stantinople.  Le  Delta  el  les  autres  grands  journaux  de  la  \nu\elle- 
Orléans  publient  ions  1rs  jours  de-  nouvelles  de  la  Californie  et  de 
tous  les  points  de  l'Amérique  «lu  Sud.  qu'ils  se  procurent  régulière^ 
ment  au  prix  de  dépenses  énormes,  envoyani  au  besoin  des  exprès, 
avec  ordre  de  noliser  des  navires  quand  les  moyens  de  transport 
ordinaires  manquent,  ou  sont  trop  lents.  Quanl  aux  nouvelles  trans- 
atlantiques,  ces  mêmes  journaux  les  publient  toujours  avanl  l'arrivée 
malles;  elles  leur  sont  transmises  par  le  télégraphe  d'Halifax, 
de  Boston,  de  New-York,  de  Philadelphie,  de  tous  les  pointe  où  peut 
aborder  un  navire  venant  d'Europe. 

■  multitude  de  correspondances  et  de  dépêches  ne  contribue 

pas  médiocre ni  à  l'aspect  étrange  que  les  feuilles  des  États-1  nis 

présentent  à  l'œil  du  lecteur  européen.  Rien  ne  diffère  plus  d'un 
journal  tramais  qu'un  journal  anglais  :  cependant,  avec  un  peu 
d'habitude,  on  se  reconnaît  aisément  au  milieu  des  immenses  co- 
lonnes  du  Times  ou  du  Chronicle;  chaque  matière  a  sa  place  spé1- 
ciale,  où  l'on  esl  assuré  de  retrouver  tous  les  jours  1rs  faits  du 
même  ordre.  Rien  de  pareil  dans  les  journaux  américains:  quand  on 
les  ouvre,  l'œil  se  noie  dans  une  iiht  de  caractères  microscopiques 
où  rien  ne  le  guide,  où  rien  ne  lui  sert  de  point  de  repère.  Point 
de  classemenl  méthodique  des  matières;  aucune  différence  dans  les 
caractères  employés  ne  vienl  détacher  l'un  de  l'antre  des  articles  sans 
rapport  entre  eux,  et  appeler  l'attention  sur  1rs  parties  importantes 

du  journal.  Des  annonces  au  commencement,  des  annonce^  au  milieu, 

des  annonces  a  la  lin.  voilà  ce  qu'on  aperçoit  d'abord.  De  distance  en 

distance,  le  haut  d' !  colonne  est  bariolé  de  sept  ou  huit  litres  a  la 

suite  desquels  se  trouve  une  note  d'autant  de  lignes;  quelquefois  il 
s'agit  simplement  d'une  dépêche  dont  on  a  dépecé  et  retourné  le 
texte  a\  anl  de  le  donner  purement  et  simplement.  Trois  colonnes  pins 
loin,  vous  pouvez  retrouver  de  nouveaux  détails  sur  le  même  fait,  ou 
une  variante  de  la  même  dépêche,  et  rien  autre  chose  que  le  caprice 
du  journaliste  ou  de  l'imprimeur  ne  peut  vous  expliquer  pourquoi 
un  article  est  :,  t  »  *  1 1  *  -  place  plutôt  qu'à  telle  autre.  Quant  à  l'article 
éditarial .  c'est-à-dire  a  l'article  qu'on  pourrait  appeler  le  premier 
New-York  ou  le  premier  Philadelphie,  il  est  toujours  extrêmement 
court  :  il  est  très  rare  qu'il  excède  une  demi-colonne  ou  trois  quarts 
de  colonne.  Il  est  suivi  d'une  multitude  de  petits  paragraphes,  en- 
core plus  courts,  qui  traitent  des  matières  les  plus  diverses.  En  re- 
vanche, mie  même  question  fait  quelquefois  l'objet  de  trois  ou 
quatre  notes  successives  qu'on  n'a  pas  pris  la  peine  de  fondre  en 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  seul  article.  Les  nouvelles  locales  sont  données  à  profusion,  avec 
une  abondance  et  une  minutie  de  détails  qui  impatienteraient  un 
lecteur  français.  A  la  suite  des  nouvelles  locales,  il  est  rare  de  ne 
pas  rencontrer  deux  ou  trois  listes  de  candidats,  car  les  élections 
sont  perpétuelles  :  élections  fédérales,  élections  pour  l'état,  pour  le 
comté,  pour  la  ville;  élections  de  députés,  à'aldermen,  de  juges,  de 
collecteurs  de  taxes,  d'inspecteurs  de  la  voirie,  etc.  Un  citoyen  exact 
et  zélé  a  toujours  quelqu'un  à  élire  à  quelque  chose  entre  son  dé- 
jeuner et  son  dîner,  et  il  faut  que  son  journal  lui  fasse  connaître  les 
candidats  au  poste  vacant.  Viennent  ensuite  des  statistiques  où  l'on 
compare  les  résultats  des  élections  avec  ceux  des  élections  précé- 
dentes, pour  savoir  qui  des  vvhigs  ou  des  démocrates  a  gagné  ou 
perdu  des  voix.  Enfin  une  grande  place  est  réservée  aux  nouvelles 
commerciales,  et  l'esprit  pratique  de  la  nation  américaine  se  re- 
trouve là  tout  entier.  Rien  n'est  plus  lucide,  plus  sensé,  plus  nourri 
de  faits  et  d'argumens  que  les  articles  où  l'on  rend  compte  du  mou- 
vement des  valeurs,  où  l'on  apprécie  la  situation  des  affaires.  Les 
nouvelles  sont  classées  avec  ordre  et  méthode,  résumées  avec  une 
concision  qui  n'ôte  rien  à  la  clarté.  Quant  aux  variations  des  fonds 
et  des  denrées  sur  toutes  les  places  des  deux  mondes,  elles  sont  scru- 
puleusement enregistrées,  parce  que  le  moindre  oubli,  le  moindre 
retard,  mécontenteraient  gravement  les  gens  d'affaires.  Presque  cha- 
que ligne  de  cette  partie  du  journal  représente  une  dépêche  télé- 
graphique, et  lorsqu'on  voit  ces  cotes,  qui  offrent  pour  la  plupart 
l'aspect  de  véritables  hiéroglyphes,  remplir  deux  et  trois  colonnes, 
et  quelquefois  davantage ,  on  est  effrayé  des  dépenses  que  cette 
accumulation  de  renseignemens  impose  aux  journaux  américains. 
Lorsque  les  diverses  matières  que  nous  avons  énumérées  ne  suffisent 
pas,  avec  les  annonces,  à  remplir  le  journal,  l'éditeur  bouche  le  trou, 
car  c'est  là  la  véritable  expression  à  employer,  avec  tout  ce  qui  lui 
tombe  sous  la  main,  avec  des  pièces  de  vers,  avec  des  citations  em- 
pruntées aux  bons  auteurs,  quelquefois  avec  un  roman,  qu'il  dé- 
coupe en  morceaux  suivant  les  besoins  de  l'imprimerie.  En  somme,  si 
l'on  retranchait  d'un  journal  américain  tout  ce  qui  est  oiseux  et  dé- 
pourvu d'intérêt,  tout  ce  qui  sent  le  caquetage  de  petite  ville,  il  res- 
terait souvent  assez  peu  de  chose  à  lire,  et  un  écrivain  anglais  avait 
le  droit  de  dire  que  toutes  les  nouvelles  du  plus  grand  journal  des 
États-Unis  tiendraient  dans  une  seule  page  du  Times  ou  du  Daily- 
News. 

Nous  ne  saurions  terminer  ces  observations  sur  la  .presse  politique 
des  Etats-Unis  sans  dire  quelques  mots  de  sa  situation  morale.  Ici 
encore  la  vérité  ne  permet  point  de  conclusion  trop  absolue.  Comme 
instrument  de  publicité,  la  presse  américaine  joue  un  rôle  immense  : 


LA    PRESSE    EN    AMERIQUE.  301 

on  peut  dire  qu'elle  fait  partie  de  la  vie  même  de  la  nation,  et  qu'elle 
est  le  complément  nécessaire  de  ses  institutions  politiques.  C'est  la 
presse  seule  qui  anime  et  vivifie  cet  immense  système  électif;  c'est 
elle  seule  qui  suscite  et  entretient  les  compétitions,  sans  lesquelles 
les  élections  dégénéreraient  souvent  en  de  pures  formalités;  c'est 
elle  seule  qui,  en  attachant  une  signification  à  des  noms  propres,  en 
associant  une  nomination  au  triomphe  d'une  idée  ou  d'un  parti,  ap- 
pelle au  scrutin  les  masses  populaires.  A  un  autre  point  de  vue,  le 
journal  n'a  pas  moins  d'importance  :  lecture  des  classes  laborieuses, 
il  est  le  grand  éducateur  du  peuple;  c'est  lui  qui  instruit  l'ouvrier 
de  ses  droits,  qui  le  guide  dans  l'exercice  de  ses  prérogatives  civi- 
ques, qui  le  renseigne  sur  les  hommes  et  les  choses,  qui  combat  et 
qui  trop  souvent  fortifie  ses  préjugés.  Dans  un  pays  de  suffrage  uni- 
versel,  quiconque  dispose  des  masses  est  maître  des  destinées  natio- 
nales :  lors  donc  que  la  majorité  de  la  presse  s'accorde  à  pousser  la 
nation  dans  une  voie,  vers  la  paix  ou  la  guerre,  vers  l'annexion  du 
Texas  ou  la  conquête  de  la  Californie,  et  qu'aucun  événement  im- 
prévu ne  vient  absorber  l'attention  publique,  cette  incessante  prédi- 
cation finit  toujours  par  déterminer  un  mouvement  d'opinion  auquel 
rien  ne  résiste.  C'est  là  un  pouvoir  immense,  mais  chaque  journal 
n'en  possède  qu'une  minime  fraction,  et  qui  ne  suffit  point  à  faire 
un  piédestal  à  un  homme.  La  collaboration  à  un  journal,  même  con- 
sidérable, ne  donne  donc  point  aux  États-Unis  ce  prestige  qui  en  Eu- 
rope s'attache  aux  écrivains  politiques  :  elle  mène  rarement  à  l'in- 
fluence, plus  rarement  encore  à  la  renommée. 

On  pourrait  citer,  comme  preuve  de  l'importance  acquise  par  les 
écrivains,  la  présence  de  plusieurs  journalistes  au  sein  du  congrès: 
il  est  certain  qu'en  1851  on  en  comptait  six  dans  la  chambre  des  re- 
présentans  et  quatre  clans  le  sénat,  ce  qui  est  beaucoup  plus  signi- 
ficatif; mais  il  est  douteux  que  ces  représentans  et  ces  sénateurs 
aient  été  élus  uniquement  comme  écrivains.  En  outre,  la  carrière 
politique  est  aux  Etats-Unis  la  moins  fructueuse  de  toutes;  elle  ne 
tente  guère  ceux  qui  ont  une  fortune  faite,  et  encore  moins  ceux  qui 
ont  une  fortune  à  faire.  Dans  les  états  nouveaux,  on  est  quelquefois 
embarrassé  pour  trouver  quelqu'un  qui  veuille  quitter  tous  les  ans 
sa  famille  et  ses  affaires  pour  aller,  à  trois  ou  quatre  cents  lieues, 
siéger  au  congrès,  et  quiconque  veut  bien  consacrer  son  temps  à 
la  politique  est  sûr  d'y  arriver  promptement  à  la  situation  de  chef 
de  parti.  Seulement,  s'il  est  aisé  de  devenir  une  notabilité  sur  les 
bords  de  l' Illinois  ou  de  l'Arkansas,  il  faut  franchir  encore  bien  des 
échelons  avant  de  faire  entendre  sa  voix  de  la  confédération  entière, 
comme  les  Clay,  les  Calhoun  et  les  Webster.  Entreprise  toute  per- 
sonnelle, le  journal  aux  États-Unis  n'a  d'autorité  et  de  valeur  que 


302  REVUE    DES    DEIX    MONDES. 

celles  qu'il  reçoit  de  l'écrivain  qui  est  le  principal  rédacteur,  et  ce- 
lui-ci à  son  tour  est  jugé  sur  son  œuvre.  Dans  les  plus  grandes 
villes,  un  homme  de  mérite  qui  conduit  habilement  et  honnêtement 
un  journal  est  sûr  d'obtenir  l'estime  et  la  considération,  mais  il  arri- 
verait plus  vite  à  la  notoriété  et  à  l'influence  par  la  chaire  ou  par  le 
barreau.  Si,  sur  le  littoral  de  l'Atlantique,  il  faut  pour  écrire  dans 
la  presse  des  connaissances  et  de  l'aptitude,  —  dans  les  solitudes 
de  l'ouest,  le  journaliste  pourra  n'être  qu'un  spéculateur  sans  édu- 
cation, et  il  sera  apprécié  suivant  ses  mérites.  La  statistique  que 
nous  avons  donnée  plus  haut  prouve  que  les  deux  tiers  des  jour- 
naux américains  sont  des  feuilles  hebdomadaires,  c'est-à-dire  de  ces 
journaux  à  l'état  rudimentaire  dont  nous  avons  expliqué  la  nais- 
sance, et  dans  lesquels  un  seul  homme  est  à  la  fois  rédacteur,  com- 
positeur et  imprimeur.  Partageant  les  travaux,  les  habitudes  et  les 
passions  des  populations  rudes  et  turbulentes  au  milieu  desquelles 
ils  vivent,  ces  journalistes  improvisés  se  font  les  échos  fidèles  des 
pionniers  ou  des  planteurs  qui  les  entourent  :  leur  unique  tâche  est 
de  servir  des  inimitiés  de  clocher,  et  comme  la  lutte  politique  se 
complique  souvent  de  rivalités  d'intérêt  personnel,  ils  en  viennent 
très  vite  à  l'injure  et  aux  violences,  bientôt  après  aux  voies  de  fait. 
De  là  ces  provocations  fréquentes,  ces  duels  et  même  ces  assassi- 
nats qu'enregistrent  trop  souvent  les  feuilles  du  Nouveau-Monde.  On 
croit  faire  le  procès  de  la  presse  américaine  en  représentant  le  jour- 
naliste écrivant  avec  des  pistolets  chargés  sur  son  bureau,  et  ne 
sortant  qu'armé  jusqu'aux  dents  :  ce  portrait,  qui  peut  être  vrai  sur 
les  rives  du  Mississipi,  qui  ne  serait  qu'une  fantaisie  sur  les  bords 
de  l'Océan,  est  simplement  la  condamnation  des  mœurs  violentes 
de  l'ouest  et  du  sud.  Si  les  journalistes  se  battent  plus  souvent  et 
sont  plus  fréquemment  assassinés  que  leurs  voisins,  c'est  parce 
qu'ils  sont  plus  en  évidence,  et  que  leur  profession  leur  crée  plus 
d'inimitiés. 

Demander  si  la  presse  est  libre  aux  États-Unis  peut  sembler  une 
question  paradoxale  :  on  est  cependant  fondé  à  la  faire.  A  défaut 
d'entraves  législatives,  les  journaux  américains  sont  dans  la  dépen- 
dance absolue  d'un  maître  capricieux  et  despotique  qui  est  tout  le 
monde.  Ce  qui  fait  la  grandeur  et  la  noblesse  des  lettres,  c'est  la 
mission  que  l'écrivain  semble  avoir  reçue  d'éclairer  et  de  guider 
l'opinion,  et  de  la  ramener  au  vrai  quand  elle  s'égare.  Malheureuse- 
ment le  public  est  prompt  à  former  ses  jugemens;  il  obéit  à  ses  in- 
stincts plutôt  qu'à  la  raison,  et  il  faut  quelque  temps  pour  le  dé- 
tromper. Ce  temps  manque  toujours  à  la  presse  américaine.  N'ayant 
pas  d'abonnés,  elle  n'a  pas,  comme  les  journaux  européens,  une 
clientèle  captive  qui  assure  son  existence  pendant  la  durée  d'une 


LA    PRESSE    EN    AMÉRIQUE.  303 

crise;  elle  vit  au  jour  le  jour  de  la  vente  de  ses  numéros  :  lorsque  la 
foule  mécontente  délaisse  la  feuille  qui  a  été  l'objet  de  sa  prédi- 
lection, lorsque  les  crieurs  et  les  agens  restreignent  leurs  achats,  la 
famine  frappe  à  la  porte,  et  le  journal  est  obligé  de  se  condamner 
au  silence,  ou  de  changer  d'opinion  et  de  hurler  avec  les  loups.  11 
y  a  souvent  pour  procéder  ainsi  un  mobile  plus  impérieux  encore  que 
la  crainte  de  la  ruine.  La  multitud#  est  aussi  absolue  dans  ses  exi- 
gences que  le  despotisme,  et  elle  n'a  pas  besoin  comme  celui-ci  de 
recourir  à  l'hypocrisie.  On  a  vu  plus  d'une  fois  aux  États-Unis  la 
populace  envahir  les  bureaux  d'un  journal  et  les  mettre  à  sac  pour 
étouffer  une  contradiction  qui  déplaisait.  Les  journaux  catholiques 
ont  eu  mille  persécutions  à  endurer,  et  il  est  rare  que  du  sein  du 
parti  vainqueur  il  ne  sorte  pas  des  menaces  à  l'adresse  des  journaux 
qui  ont  défendu  et  qui  soutiennent  encore  l'opinion  qui  a  succombé. 
Vingt  fois  l'écrivain  le  plus  écouté  du  parti  démocratique,  Bryant,  a 
dû  élever  la  voix  et  réclamer  pour  ses  adversaires  la  liberté  de  la  con- 
tradiction. Lorsque  la  question  du  Nicaragua,  assoupie  plutôt  que  ré- 
solue par  le  traité  Clayton-Bulwer,  passionnait  l'opinion  publique  et 
que  les  tètes  tournaient  à  la  guerre,  le  National  Intell 'igencer  garda  un 
silence  absolu.  Ce  mutisme  fut  d'autant  plus  remarqué,  que  ce  jour- 
nal, en  relations  alors  avec  le  ministère  des  affaires  étrangères,  était 
plus  en  état  qu'aucun  autre  d'éclairer  le  public  et  d'exprimer  un  avis 
sur  la  question  en  litige  entre  les  Etats-Unis  et  l'Angleterre.  Inter- 
pellé par  ses  confrères,  le  National  Intelligencer  se  contenta  de  ré- 
pondre :  «  11  est  des  sujets  sur  lesquels  un  journal  quelconque  ne 
peut  entreprendre  de  dire  la  vérité  sans  risquer  moins  que  la  pen- 
daison. »  En  enregistrant  cet  aveu,  le  Journal  du  Commerce  de  New- 
York  le  faisait  suivre  des  réflexions  suivantes  :  «  On  a  souvent  re- 
marqué, et  cela  est  parfaitement  vrai,  que  l'opinion  est  moins  libre, 
que  la  presse  est  plus  enchaînée  dans  ce  pays  que  dans  aucun  autre 
en  possession  d'institutions  libérales.  La  presse  des  États-Unis  a  la 
licence  sans  avoir  la  liberté;  elle  sert  d'organe  à  bien  des  calomnies, 
mais  à  fort  peu  de  vérités.  Elle  a  le  courage  de  falsifier  et  de  défigu- 
rer, et  elle  n'a  pas  l'énergie  d'exprimer  des  opinions  qui  ne  seraient 
point  agréables  à  certaines  cliques,  ou  qui  seraient  contraires  au  cou- 
rant des  préjugés  aveugles.  »  Nous  nous  en  tiendrons  à  cette  appré- 
ciation, dont  la  sincérité  ne  saurait  être  suspecte,  puisqu'elle  émane 
d'une  plume  américaine. 

Il  est  une  justice  à  rendre  aux  journaux  des  États-Unis,  c'est 
qu'ils  sont  généralement  irréprochables  au  point  de  vue  de  la  mo- 
rale. Tout  ce  qui  peut  porter  atteinte  à  la  religion  ou  blesser  une 
oreille  délicate  est  soigneusement  banni  de  leurs  colonnes.  Ils  ont 
sous  ce  rapport  des  scrupules  qui  leur  font  honneur,  et  ils  sont  sou- 


304  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tenus  dans  cette  voie  par  le  public.  On  a  fait  deux  ou  trois  tentatives 
pour  établir  à  New-York  de  petits  journaux  consacrés  aux  gaillar- 
dises et  destinés  à  vivre  de  scandale  :  ils  sont  morts  en  naissant. 
L'expérience  a  rassuré  les  Américains  sur  les  prétendus  dangers  que 
la  liberté  de  la  presse  ferait  courir  aux  mœurs.  Il  y  a  dix  ou  douze 
ans,  quelques  membres  du  clergé  s'alarmèrent  fort  de  la  vogue  im- 
mense qu'obtenait  la  publication  par  livraisons  du  Juif-Errant  et 
d'autres  romans  équivoques  traduits  du  français.  Cette  vogue  fut  pas- 
sagère :  au  bout  de  deux  ou  trois  ans,  toutes  ces  publications  ne 
donnaient  plus  que  de  la  perte  à  leurs  éditeurs,  et  on  signalait  un 
accroissement  notable  dans  la  vente  des  magazines  et  des  publications 
irréprochables.  Il  en  est  de  l'esprit  comme  de  l'estomac,  qui  ne  peut 
supporter  longtemps  qu'une  nourriture'saine  et  fortifiante.  Les  jour- 
naux américains  ont  créé  et  entretenu  dans  les  classes  laborieuses 
le  besoin  de  lire,  et  ce  besoin,  qui  a  d'abord  accepté  toute  pâture, 
sert  puissamment  aujourd'hui  la  cause  de  la  morale  et  de  la  vérité. 
Ceci  nous  amène  naturellement  à  faire  connaître  un  des  élémens 
les  plus  reconunandables  de  la  presse  américaine  :  nous  voulons 
parler  des  journaux  religieux,  qui  se  publient  en  grand  nombre  et 
avec  un  remarquable  succès.  Ces  journaux  (1)  sont  destinés  à  fournir 
le  dimanche  une  lecture  instructive  et  morale  aux  familles,  et  ils  sont 
rédigés  avec  beaucoup  de  soin.  Presque  tous  contiennent  une  grande 
quantité  de  nouvelles  politiques  ou  littéraires,  mais  sous  la  forme 
de  résumés  très  serrés.  La  plus  grande  partie  du  journal  est  con- 
sacrée aux  nouvelles  religieuses,  soit  de  l'intérieur  de  la  confédéra- 
tion, soit  des  pays  étrangers.  Une  place  est  également  réservée  à  la 
polémique.  Ces  feuilles  absorbent  toute  l'activité  intellectuelle  du 
clergé  américain,  et  quoiqu'elles  soient  créées  et  soutenues  par 
l'amour  de  la  controverse  qu'entretient  aux  États-Unis  la  rivalité  des 
sectes  religieuses,  quoiqu'une  part  considérable  y  soit  forcément  faite 
à  la  théologie,  on  ne  peut  disconvenir  qu'elles  n'offrent  un  réel  intérêt 
à  ceux  qui  aiment  les  lectures  sérieuses.  Il  existait  depuis  longtemps 
aux  États-Unis  des  recueils  consacrés  spécialement  aux  matières  de 
piété;  mais  le  premier  journal  religieux  rédigé  sur  le  plan  que  toutes 
les  publications  du  même  genre  ont  adopté  a  été  fondé  à  Boston  en 
1816  par  le  révérend  Sydney  E.  Morse;  il  portait  le  titre  de  Boston 
Recorder.  Il  n'a  point  tardé  à  avoir  beaucoup  d'imitateurs,  parce  que 
chaque  secte  a  voulu  avoir  son  organe.  C'est  ainsi  qu'à  New-York 
seulement  se  publient  :  Y  Observer,  YEvangelist,  le  Christian  Advo- 
cate,  le  Presbyterian,  Y  Indépendant,  qui  tous  ont  un  très  grand 

(1)  D'un  format  in-quarto,  imprimés  très  fin,  pouvant  contenir  la  valeur  de  ISO  pages 
in-12;  ils  paraissent  une  fois  par  semaine,  et  ne  coûtent  que  2  dollars  par  an. 


LA    PRESSE    EN   AMERIQUE.  305 

nombre  d'abonnés.  Il  existe  aujourd'hui  aux  États-Unis  120  journaux 
de  ce  genre,  et  on  ne  peut  évaluer  à  moins  de  500,000  exemplaires 
leur  tirage  de  chaque  semaine. 

Nous  avons  à  peine  besoin  de  dire  qu'on  publie  aux  États-Unis, 
comme  en  Angleterre,  un  très  grand  nombre  de  journaux  spéciaux. 
Toute  doctrine  inconnue,  toute  opinion  naissante  a  recours  à  la 
presse  pour  conquérir  la  faveur  publique,  et  tout  novateur  com- 
mence par  fonder  un  journal.  La  tempérance,  l'abolition  de  l'escla- 
vage, la  franc-maçonnerie,  l'agriculture,  les  sciences,  la  pédagogie, 
ont  enfanté  et  enfantent  tous  les  jours  une  multitude  de  feuilles.  Il 
n'est  point  jusqu'aux  sauvages  qui  n'aient  des  journaux  rédigés 
dans  leur  langue  :  les  Choctaws  en  ont  un,  les  Cherokees  en  ont 
deux.  L'immigration  européenne  a  donné  également  naissance  à  des 
feuilles  françaises,  italiennes  et  allemandes.  Les  journaux  allemands 
sont  aujourd'hui  au  nombre  de  plus  de  cent;  quelques-uns  d'entre 
eux  semblent  n'avoir  d'autre  objet  que  de  continuer  en  Amérique 
une  polémique  devenue  impossible  en  Europe  :  ils  sont  exclusive- 
ment envahis  par  l'exposition  des  doctrines  les  plus  contraires  à  tout 
esprit  religieux  et  à  tout  ordre  social.  Ils  obtiennent  d'ailleurs  le 
succès  qu'ils  méritent.  Quelque  haine  que  l'émigrant  allemand  ait 
apportée  contre  la  société,  une  fois  qu'il  a  un  champ  à  mettre  en 
culture  et  une  famille  à  nourrir,  il  oublie  ses  préjugés;  il  délaisse  la 
politique  pour  la  cognée  ou  la  charrue,  et  s'il  ouvre  un  journal,  ce 
n'est  point  pour  y  lire  quelque  tirade  contre  les  tvrans  ou  contre  la 
superstition,  c'est  pour  y  chercher  le  prix  courant  du  froment  et  des 
salaisons. 

III. 

Les  commencemens  de  la  presse  périodique  ont  été  aux  États- 
Unis  plus  pénibles  et  plus  laborieux  que  ceux  de  la  presse  quoti- 
dienne. De  longues  années  s'écoulèrent  avant  qu'un  seul  recueil 
mensuel,  du  genre  de  ceux  qui  sont  aujourd'hui  si  répandus  en 
Amérique,  réussît  à  vivre.  Cependant  c'est  un  nom  illustre,  celui  de 
Franklin,  qui  s'offre  à  nous  le  premier.  Franklin  fut  séduit  par  le 
succès  qu'obtenait  en  Angleterre  le  Gentleman  s  Magazine,  qui  date 
de  1731  et  qui  existe  encore,  et  dès  1741  il  publia  à  Philadelphie, 
sous  le  titre  de  The  gênerai  Magazine  andllistorical  Chronicle,  le 
premier  numéro  d'un  recueil  analogue.  Franklin  attachait  beaucoup 
d'importance  à  cet  essai.  Une  publication  mensuelle  lui  paraissait 
avoir  beaucoup  d'avantages  sur  le  journal  :  il  y  voyait  un  moyen 
précieux  de  répandre  l'instruction  parmi  les  masses^  de  combattre 
les  préjugés,  et  de  mettre,  par  des  résumés  substantiels,  le  public 

TOME    IX.  2() 


306  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

au  courant  de  toutes  les  questions  propres  à  l'intéresser.  11  apporta 
donc  un  soin  infini  à  la  composition  de  son  recueil,  mais  ce  fut 
peine  perdue  :  il  lui  fallut,  faute  de  souscripteurs,  s'arrêter  après  le 
sixième  numéro.  Un  recueil  rival,  qu'un  certain  John  Webbe  s'était 
empressé  de  créer  sous  le  titre  d' American  Magazine,  était  déjà  mort 
après  le  second  numéro.  Deux  tentatives  furent  essayées  en  1757  et 
en  1769  pour  faire  revivre  Y  American  Magazine  :  toutes  deux  furent 
également  malheureuses.  En  juillet  1771,  Aitkin  fonda  à  Philadel- 
phie le  Pennsylvania  Magazine,  ou  American  Monthhj  Muséum,  dans 
lequel  écrivirent  Thomas  Paine  et  Francis  Hopkinson.  Ce  recueil  ac- 
quit, grâce  à  leur  collaboration,  une  certaine  popularité,  niais  il  dut 
suspendre  sa  publication  en  juillet  1776,  lorsque  éclata  la  guerre  de 
l'indépendance.  Au  lendemain  de  la  paix,  en  1787,  Matthew  Carey 
ressuscita  Y  American  Muséum,  qui  ne  put  prolonger  son  existence 
au-delà  de  1798. 

Les  essais  tentés  dans  la  Nouvelle -Angleterre  pendant  la  même 
période  ne  furent  pas  couronnés  de  plus  de  succès.  La  plupart  des 
recueils  fondés  à  Boston  de  17Zi3  à  1796  ne  fournirent  qu'une  courte 
carrière;  quelques-uns  même  moururent  dans  l'année  qui  les  avait  vus 
naître.  Il  faut  arriver  jusqu'au  commencement  de  ce  siècle  pour  ren- 
contrer aux  États-Unis  des  recueils  mensuels  qui  aient  eu  une  existence 
sérieuse  et  une  véritable  valeur  littéraire.  En  1800,  la  démission  du 
secrétaire  d'état  Pickering  entraîna  celle  de  Joseph  Dennie,  ancien 
avocat  de  Boston,  à  qui  Pickering  avait  fait  donner  une  petite  place 
à  Philadelphie.  Dennie,  esprit  cultivé  et  causeur  séduisant,  fort  re- 
cherché dans  les  salons  et  amoureux  des  lettres,  s'était  plié  malaisé- 
ment aux  exigences  d'une  situation  officielle  :  il  dit  de  grand  cœur 
adieu  à  la  politique,  et  résolut  de  ne  demander  qu'à  sa  plume  ses 
moyens  d'existence.  Il  fut,  avec  le  romancier  Brockden  Brown,  le 
premier  Américain  qui  fit  franchement  profession  de  n'être  qu'un 
homme  de  lettres,  et  son  exemple  resta  longtemps  sans  imita- 
teurs. Il  fonda  en  1801  le  Portfolio,  recueil  hebdomadaire  qu'il 
rendit  mensuel  en  1809,  et  qui  obtint  un  rapide  succès.  Écrivain 
recherché  et  un  peu  prétentieux,  Dennie  rachetait  ces  défauts  par 
infiniment  de  vivacité  et  d'esprit  :  il  eut  d'ailleurs  pour  collabora- 
teurs des  hommes  de  mérite.  John  Quincy  Adams  publia  clans  le 
Portfolio  de  curieuses  lettres  sur  la  condition  sociale  et  industrielle 
de  la  Prusse;  Robert  Walsh  y  fit  ses  débuts;  iNicholas  Biddle,  le 
célèbre  directeur  de  la  banque  des  États-Unis,  et  James  E.  Hall  y 
travaillèrent  assidûment.  Dennie  mourut  en  1812,  mais  le  recueil 
qu'il  avait  fondé  lui  survécut,  et  ne  cessa  de  paraître  qu'en  1820. 

Depuis  1813,  le  Portfolio  avait  un  concurrent  redoutable  dans 
Y  Analectic  Magazine,  fondé  également  à  Philadelphie  par  Moses 


LA    PRESSE    EX    AMERIQUE.  307 

Thomas,  et  auquel  collaboraient  Washington  Irving,  le  romancier 
Paulding,  et  le  célèbre  ornithologiste  Wilson.  Le  succès  de  YAna- 
leclic  Magazine  fut  très  grand  et  s'étendit  à  toutes  les  parties  de 
la  confédération;  mais  les  frais  étaient  excessifs.  Malgré  le  grand 
nombre  des  souscripteurs,  il  fut  impossible  d'y  faire  face,  et  YAna- 
lectic  Magazine  cessa  de  paraître  après  huit  ou  neuf  ans  d'existence. 
11  avait  cependant  ouvert  la  voie  que  des  successeurs  plus  heureux 
ont  parcourue  avec  honneur  et  profit.  Aujourd'hui  encore  les  ma- 
gazines de  Philadelphie  l'emportent  de  beaucoup  sur  ceux  de  ÎNew- 
York  et  de  Boston  par  la  variété  de  la  rédaction,  par  la  beauté  des 
gravures,  et  par  le  nombre  des  abonnés.  Les  plus  prospères  sont 
le  Livre  des  Dames  (the  Lady's  Book)  et  le  Graham's  Magazine. 
Tous  deux  ont  commencé  très  modestement,  et  ne  vivaient  d'abord 
que  des  dépouilles  d' autrui,  choisissant  dans  les  divers  recueils 
publiés  en  Angleterre  et  aux  États-Unis,  et  surtout  dans  les  ma- 
gasines anglais,  les  matériaux  de  leurs  numéros  mensuels.  A  me- 
sure que  leur  clientèle  s'est  étendue  et  que  leurs  ressources  ont 
augmenté,  ils  ont  joint  à  ces  articles  d'emprunt  un  nombre  de  plus 
en  plus  considérable  d'articles  originaux,  et  ils  ont  fini  par  s'atta- 
cher à  grands  frais  les  meilleurs  écrivains  des  Etats-lnis.  Aujour- 
d'hui le  Graham's  Magazine  est  presque  exclusivement  composé 
d'articles  et  de  romans  inédits  :  c'est  pour  ce  recueil  que  Fenimore 
Cooper  a  écrit  les  Ilots  de  la  Baie  (the  Islets  of  the  Gulpli).  Le  Gra- 
ham's Magazine  est  le  plus  répandu  de  tous  les  recueils  américains, 
car  il  tire  au-delà  de  35,000  numéros.  Le  Livre  des  Dames  a  environ 
30,000  lecteurs;  le  Godey's  Magazine  et  le  Sartain's  Magazine, 
qui  se  publient  également  à  Philadelphie,  en  ont  chacun  de  15,000 
a  -20,000. 

New-York  n'a  possédé  aucun  recueil  littéraire  digne  de  mention 
jusqu'en  1824,  époque  où  fut  fondé  Y  Atlantic  Magazine,  qui  ne 
tarda  pas  à  échanger  ce  titre  contre  celui  de  New-York  Monlldy 
Review,  et  qui  dut  quelques  années  de  succès  à  la  collaboration 
d'un  écrivain  spirituel,  Robert  C.  Sands,  et  du  poète  Bryant.  C'est 
aussi  dans  ce  recueil  que  Dana  a  publié  son  premier  poème,  le  Cor- 
beau mourant  (the  Dyirtg  Raven).  En  1832,  le  romancier  C.-F.  Hoff- 
mann fonda  le  Knickerbocker  Magazine,  qui  passa  bientôt  de  ses 
mains  dans  celles  de  Timothée  Flint,  puis  dans  celles  du  rédacteur 
en  chef  actuel,  Lewis  Gaylord  Clark.  Le  Knickerbocker  a  été  un  des 
recueils  les  plus  brillans  des  États-Unis;  il  a  eu  pour  collaborateurs 
assidus  Washington  Irving,  Paulding,  William  \\are,  qui  y  a  publié 
son  roman  épistolaire  de  Zénobie,  Bryant  et  Longfellow.  C'est  dans 
ses  colonnes  qu'ont  débuté,  comme  critiques  ou  comme  auteurs  de 
nouvelles,  presque  tous  les  jeunes  écrivains  qui,  depuis  vingt  ans, 
sont  arrivés  à  la  réputation  aux  États-Unis.  Le  magazine  de  New- 


30S  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

York  qui  vient  immédiatement  après  le  Knickerbocker  est  celui  de 
Putaam.  La  Revue  démocratique,  fondée  à  Washington  en  1837  par 
M.  O'Sullivan  et  transférée  à  New-York  en  1841,  est  le  recueil  po- 
litique qui  a  eu  le  plus  de  succès  aux  États-Unis  :  elle  a  été  diri- 
gée à  la  fois  avec  habileté,  dignité  et  bon  goût.  Le  parti  whig  a 
cru  devoir  lui  opposer  un  recueil  mensuel  qui  se  publie  également  a 
New-York  :  c'est  la  Revue  américaine,  établie  en  1844  par  George 

H.  Colton. 

A  Boston  se  publient  les  recueils  mensuels  les  plus  anciennement 
fondés    Le  premier  en  date  est  {'American  Baplist  Magazine,  crée 
en  1803  par  le  révérend  Thomas  Baldwin.  Après  lui  vient  le  Mis- 
sionaru  Herald,  qui  ne  porte  ce  nom  que  depuis  1820,  et  qui  a  ete 
formé  en  1808  par  la  réunion  du  Missionary  Magazine,  fondé  en 
1805,  avec  une  publication  rivale,  le  Panoplist,  datant  de  1800. 
Ces  deux  recueils,  dont  la  circulation  est  très  grande,  ont  pourtant, 
comme  le  titre  l'indique  suffisamment,  un  caractère  religieux,  et 
sont  presque  exclusivement  rédigés  par  des  membres   du  cierge 
protestant.  Les  recueils  purement  littéraires  ont  eu  beaucoup  plus  de 
peine  à  se  faire  une  place.  En  1803,  Phineas  Adams  forma  a  Boston, 
sous  le  nom  de  Club  de  l'Anthologie,  une  réunion  de  jeunes  gens 
qui  avait  pour  objet  la  culture  des  lettres  et  la  discussion  des  ma- 
tières philosophiques.  Les  principaux  membres   de  cette  société 
littéraire  étaient  le  professeur  Ticknor,  connu  depuis  pour  son  His- 
toire de  la  Littérature  espagnole,  l'aîné  des  deux  Everett    William 
Tudor,  les  docteurs  Bigelow  et  Gardner,  les  ministres  Buckminster, 
Thatcher  et  Emerson,  père  du  philosophe.  Dn  recueil  fut  tonde,  sous 
le  nom  d'Anthologie,  pour  publier  les  productions  des  membres  de 
la  société;  il  parut  jusqu'en  1811.  La  guerre  éclata  alors  avec  la 
Grande-Bretagne,  et  l'élection  de  Madison  à  la  présidence  fut  1  occa- 
sion d'une  lutte  acharnée  entre  les  partis  :  au  milieu  de  cette  crise, 
là  plupart  des  membres  du  club  se  dispersèrent  ou  se  jetèrent  dans 
la  vie  politique,  et  Y  Anthologie  discontinua  sa  publication.  Ce  re- 
cueil parait  avoir  eu  quelque  valeur;  mais  son  principal  titre  es 
d'avoir  été  le  berceau  de  la  revue  la  plus  estimable  que  possèdent 
les  États-Unis,  la  Revue  de  l'Amérique  du  Nord,  qui  a  eu,  on  le  verra. 
les  mêmes  fondateurs.  Aucun  des  recueils  mensuels  publies  a  Bos- 
ton ne  s'est  distingué  jusqu'ici  par  un  mérite  exceptionnel    Le  seul 
qui  ait  fixé  l'attention  et  exercé  une  action  sur  les  esprits  n  a  eu 
qu'une  existence  éphémère  :  c'est  le  Dial,  recueil  philosophique  et 
littéraire,  établi  en  1840  par  Ralph  Waldo  Emerson,  et  qui  lut  rédige 
presque  entièrement  par  lui  et  la  célèbre  Marguerite  Fuller  (1).  Le 
Dial  ne  vécut  que  quatre  années. 


(i) 


Voyez,  sur  Marguerite  Fuller,  la  Revue  du  1"  avril  1852. 


LA    PRESSE    EN    AMERIQUE. 


309 


Dans  les  états  à  esclaves,  on  ne  trouve  à  mentionner  que  le  Sou- 
lliern  Lilerary  Messenger,  fondé  en  183A  à  Richmond,  par  T.  W. 
White,  et  qui,  à  la  mort  du  fondateur,  est  passé  entre  les  mains 
de  M.  B.-B.  Minor.  La  collaboration  de  quelques  écrivains  distin- 
gués de  la  Virginie  et  des  hommes  politiques  les  plus  influais  des 
états  du  sud  ont  donné  de  l'importance  et  de  la  valeur  à  ce  recueil, 
qui  se  soutient  honorablement  à  côté  des  publications  analogues 
de  New- York  et  de  Philadelphie. 

L'agriculture,  la  pédagogie,  la  jurisprudence  et  la  médecine 
comptent  aux  États-Unis  des  organes  spéciaux  qui  acquerront  plus  de 
valeur  h  mesure  que  les  institutions  scientifiques,  en  se  développant, 
leur  fourniront  des  collaborateurs  plus  assidus  et  plus  nombreux. 
L'économie  politique  et  la  statistique  sont  représentées  par  deux 
recueils  mensuels  excellens  :  la  De  Bow' s  Review,  qui  se  publie  à  la 
Nouvelle-Orléans  depuis  1840,  et  le  Magasin  du  Marchand,  fondé  à 
New- York  en  juillet  1835  par  M.  Freeman  Hunt.  M.  De  Bow  a  en- 
trepris la  tâche  difficile  de  défendre  l'esclavage  au  nom  et  parles 
armes  de  la  science  économique  :  il  y  usera  sans  doute  inutilement 
un  savoir  étendu,  un  esprit  pénétrant  et  un  grand  talent  de  dialecti- 
cien. Une  meilleure  fortune  est  réservée  à  ses  travaux  de  statistique. 
M.  De  Bow  a  été  chargé  de  diriger  le  recensement  de  1850,  et  il 
en  a  résumé  les  résultats  en  un  petit  volume  rempli  des  détails  les 
plus  instructifs.  Le  Magasin  du  Marchand,  de  M.  Hunt,  est  incon- 
testablement le  meilleur  recueil  d'économie  politique  qui  existe  dans 
aucune  langue  et  dans  aucun  pays.  La  science  théorique  y  occupe 
une  place  suffisante,  et  il  est  impossible  d'imaginer  rien  de  plus  clair, 
de  plus  net  et  de  plus  substantiel  que  les  travaux  consacrés  à  suivre 
le  mouvement  de  la  richesse  dans  l'ancien  et  le  nouveau  monde.  Il 
ne  parait  nulle  part  un  document  statistique,  un  renseignement  pré- 
cieux, un  livre  instructif,  qui  ne  soit  ou  reproduit  ou  analyse  et 
commenté  dans  ce  recueil,  empreint  à  chaque  ligne  de  l'esprit  pra- 
tique et  du  génie  commercial  des  Américains. 

On  ne  saurait  non  plus  donner  trop  d'éloges  au  Journal  améri- 
cain des  Sciences  et  des  Arts,  publié  à  New-Haven  par  MM.  Silliman 
père  et  fils,  et  qui  tient  aux  États-Unis  la  même  place  que  les  An- 
nales de  Physique  et  de  Chimie  et  les  Annales  des  Ponts  et  Chaus- 
sées en  France.  Le  recueil  de  MM.  Silliman  a  paru  longtemps 
quatre  fois  par  an;  il  paraît  maintenant  tous  les  deux  mois,  et  un 
inévitable  progrès  en  fera  une  publication  mensuelle.  C'est  une 
œuvre  de  dévouement  et  de  patriotisme  qui  fait  honneur  au  pays 
qui  Fa  vu  naître  et  aux  hommes  qui  l'ont  entreprise.  Les  États- 
Lnis  ne  comptaient  en  1817  qu'un  seul  recueil  purement  scienti- 
fique, le  Journal  de  Minéralogie,  que  la  santé  défaillante  de  son 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

directeur  condamnait  à  une  disparition  prochaine.  Un  homme  de 
mérite,  le  colonel  Gibbs,   rencontrant  M.   Silliman,  professeur  de 
chimie,  de  minéralogie  et  de  géologie,  au  collège  de  Yale,  à  New- 
Haven,  lui  témoigna  qu'il  y  allait  de  l'honneur  des  savans  améri- 
cains di1  ne  pas  laisser  la  science  sans  organe  aux  États-Unis.  M.  Sil- 
liman tut  aisément  convaincu,  et,  après  s'être  assuré  le  concours 
d'un  certain  nombre  d'écrivains^  il  lit  paraître  en  juillet  1818  1e 
premier  numéro  de  son  journal.  En  assumant  cette  tâche,  il  avait, 
dit-il,  le  sentiment  que  l'œuvre  qu'il  entreprenait  absorberait  sa  vie 
.•ntière,  et  une  expérience  de  trente-cinq  années  lui  a  l'ait  voir  qu'il 
ne  s'était  pas  trompé.  Toutes  les  difficultés  se  réunirent  en  effet 
pour  entraver  son  entreprise.  Au  bout  d'un  an,  le  Journal  n'avait 
encore  que  350  abonnés,  et  comme  les  recettes  ne  couvraient  pas  les 
dépenses,  les  éditeurs  avec  qui  on  avait  traité  ne  voulurent  pas  con- 
tinuer. 11  fallut  que  M.  Silliman  leur  garantît  le  remboursement  de 
huis  frais,  et  empruntât  en  son  nom   personnel  à  une  banque  la 
somme  nécessaire  pour  sen  ir  de  fonds  de  roulement.  Après  le  dixième 
volume,  en  février  1826,  les  éditeurs  mirent  M.   Silliman  en  de- 
meure de  discontinuer  la  publication  ou  d'en  prendre  toutes  les 
charges  à  son  compte.  Les  frais  avaient  absorbé  tous  les  produits 
du  recueil,  qui  s'était  agrandi,  et  de  nouveaux  fonds  étaient  néces- 
saires. Confiant  dans  son  œuvre  et  convaincu  de  la  nécessité  de  la 
persévérance,  M.   Silliman  racheta  sur  sa  fortune  personnelle  les 
exemplaires  disponibles,  remboursa  les  éditeurs,  et  se  chargea  dé- 
sormais d'administrer  aussi  bien  que  de  rédiger  son  recueil.  Depuis 
lois,  le  Journal  des  Sciences  et  des  Arts  a  continué  sans  interruption 
sa  publication;  mais  malgré  le  soin  merveilleux  avec  lequel  il  est 
fait,  malgré  sa  grande  et  légitime  réputation,  il  a  été  plus  profi- 
table à  la  science  qu'à  son  propriétaire.  Pendant  bien  des  années, 
il  a  été  complètement  improductif,  et  maintenant  encore  c'est  à 
peine  s'il  couvre  ses  frais  matériels.  On  doit  ajouter,  il  est  vrai,  à 
l'honneur  de  M.  Silliman  et  de  son  fils,  qu'il  s'est  associé  en  1838, 
rpie  le  résultat  aurait  pu  être  tout  autre,  si  le  moindre  calcul  d'in- 
térêt personnel  les  avait  dirigés.  Non -seulement  les  gravures  et  les 
planches  qui  accompagnent  chaque  livraison  sont  en  quelque  sorte 
des  œuvres  d'art;  mais  ils  ont  accepté  et  ils  continuent  des  échanges 
onéreux  avec  presque  toutes  les  publications  scientifiques  du  monde, 
i  t  jamais,  aux  États-Unis,  les  fondateurs  d'un  collège,  d'une  biblio- 
thèque ou  d'une  académie,  ne  se  sont  adressés  à  eux  sans  recevoir 
gratuitement  la  collection  complète  de  leur  publication.  Ce  sont  là 
des  faits  auxquels  on  ne  saurait  donner  trop  de  retentissement,  parce 
qu'ils  honorent  l'humanité.  Il  est  beau  devoir,  au  fond  d'une  univer- 
sité, dans  une  petite  ville  des  États-Unis,  deux  hommes  consacrer 


IA    PRESSE    EN    AMERIQUE. 


811 


leur  vie  entière  et  le  modeste  salaire  qu'ils  gagnent  par  leur  savoir  et 
leur  travail  à  élever  un  monument  à  la  science,  s' épuisant  clans  un 
labeur  sans  relâche  pour  maintenir  leur  pays  au  niveau  des  autres 
nations.  Cependant  on  aurait  tort  de  ne  voir  dans  une  pareille  ab- 
négation et  dans  un  désintéressement  si  obstiné  que  le  fruit  du  pa- 
triotisme ou  l'inspiration  d'une  âme  généreuse  :  le  sentiment  reli- 
gieux a  rendu  les  sacrifices  faciles.  Familier  avec  l'esprit  qui  anime 
encore  les  classes  élevées  de  la  Nouvelle-Angleterre,  nous  n'avons 
pas  été  surpris  de  lire  à  la  fin  de  la  préface  du  cinquantième  volume 
du  Journal  des  Sciences  les  lignes  touchantes  que  voici  :  «  Quand 
nous  remontons  le  cours  des  années  écoulées,  et  que  nous  songeons 
aux  relations  d'autrefois,  une  foule  de  pensées  s'éveillent  en  nous. 
et  le  souvenir  des  collaborateurs  qui  ne  sont  plus  jette  une  ombre 
épaisse  sur  le  regard  avec  lequel  nous  embrassons  le  passé.  L'at- 
tente de  l'heure  de  la  délivrance,  quand  viendra  notre  tour  d'être 
appelés,  arrête  l'élan  de  notre  pensée,  et  modère  la  confiance  que  la 
santé  et  l'intégrité  de  nos  forces  nous  inspireraient  sans  doute,  si 
nous  n'étions  avertis  presque  chaque  jour  par  la  mort  d'un  contem- 
porain, d'un  collaborateur,  d'un  ami  ou  d'un  patron.  Le  moment 
même  où  nous  écrivons  est  attristé  par  un  semblable  événement, 
niais  nous  continuerons  à  travailler,  nous  ferons  en  sorte  d'être 
trouvés  au  poste  que  le  devoir  nous  assigne,  jusqu'à  ce  qu'il  n\ 
ait  plus  rien  à  faire  pour  nous,  remettant  nos  espérances  [tour  une 
vie  future  entre  les  mains  de  celui  qui  nous  a  placés  au  milieu  des 
splendeurs  de  ce  bas  monde,  et  qui  n'a  pas  pris  moins  de  soins  pour 
notre  passage  dans  un  monde  meilleur.  »  Depuis  que  ces  ligues  ont 
été  écrites,  plusieurs  années  se  sont  écoulées  sans  que  les  efforts  de 
M.  Silliman  se  soient  ralentis,  et  les  amis  de  la  science  espèrent  qu'il 
pourra  continuer  longtemps  encore  son  utile  et  honorable  entreprise. 

Nous  ne  pouvons  quitter  ce  sujet  sans  donner  quelques  chiffres 
qui  feront  juger  de  l'accroissement  des  recueils  mensuels  aux  Etats- 
l  nis  :  on  en  comptait  26  seulement  en  1810,  liO  en  1835.  et  !7."> 
en  1850  :  le  nombre  actuel  de  ces  recueils  ne  saurait  être  évalué  au- 
dessous  de  200. 

Les  recueils  trimestriels  auxquels,  en  Amérique  comme  en  Angle- 
terre, le  nom  de  revues  est  plus  spécialement  affecté,  sont  de  date 
récente  aux  États-Unis,  et  ont  eu  beaucoup  de  peine  à  se  faire  une 
place  dans  les  rangs  de  la  presse.  Ils  sont  voués  par  nature  aux 
discussions  philosophiques  et  littéraires,  et  le  contenu  en  est  trop 
grave  et  trop  sérieux  pour  un  peuple  qui,  à  aucun  degré,  n'a  le 
goût  de  la  métaphysique,  et  qui  ne  cherche  dans  la  lecture  qu'une 
distraction  ou  un  moyen  d'instruction  rapide  :  en  outre  ils  ont  le 
tort,  impardonnable  en  Amérique,  d'être  devancés  sur  toutes  les 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

questions  par  les  recueils  mensuels,  et  ils  ne  rachètent  pas  toujours 
ce  retard  inévitable  par  la  supériorité  de  la  rédaction;  mais  le  prin- 
cipal obstacle  qui  a  arrêté  le  développement  des  recueils  trimestriels 
aux  Etats-Unis  a  été  la  concurrence  qu'ils  ont  toujours  rencontrée 
dans  les  revues  anglaises.  Il  n'est  en  eflet  aucune  de  celles-ci  qui, 
aussitôt  après  la  publication  à  Londres  ou  à  Edimbourg,  et  dans 
les  quarante-huit  heures  qui  suivent  l'arrivée  en  Amérique,  ne  soit 
réimprimée  à  Boston,  à  Nevv-Haven,  à  New-York  et  à  Philadelphie. 
Or,  comme  les  libraires  américains  qui  se  livrent  à  cette  spéculation 
médiocrement  honnête  n'ont  à  supporter  que  les  frais  du  papier  et 
de  l'impression,  la  Revue  d'Edimbourg,  la  Quarterly  Review,  la 
Revue  de  Westminster  non-seulement  se  vendent  aux  États-Unis  meil- 
leur marché  qu'en  Angleterre,  mais  y  coûtent  moins  cher  que  les 
revues  américaines,  qui,  outre  leurs  frais  matériels,  ont  un  person- 
nel de  rédaction  à  payer.  La  North  British  Review  et  le  Christian 
Observer  de  Londres,  organes  des  deux  partis  entre  lesquels  se  di- 
vise l'église  anglicane,  et  qu'on  appelle  la  haute  et  la  basse  église, 
sont  également  réimprimés  aux  Etats-Unis  aussitôt  après  la  publica- 
tion. Il  en  est  de  même  du  reste  de  la  plupart  des  magasines  an- 
glais, et  spécialement  du  Rlackwood's  Magazine,  recueil  radical  qui 
a  plus  d'abonnés  en  Amérique  qu'en  Angleterre,  sans  que  ses  pro- 
priétaires et  ses  rédacteurs  en  tirent  le  moindre  profit.  Il  existe  en 
outre  aux  États-Unis  diverses  publications  périodiques,  telles  que  le 
Magasin  éclectique,  le  Magasin  international,  le  Magasin  de  ffarper, 
le  Littell's  Living  Age,  qui  ont  pour  unique  destination  de  repro- 
duire les  meilleurs  articles  des  recueils  de  Londres  et  d'Edimbourg. 
Ces  réimpressions  des  publications  étrangères  ont  fait  aux  recueils 
nationaux  une  concurrence  d'autant  plus  irrésistible  que  les  Améri- 
cains ont  été  moins  prompts  à  secouer  le  joug  de  l'Angleterre  en  lit- 
térature qu'en  politique. 

Nous  avons  eu  déjà  occasion  de  dire  que  le  premier  essai  d'une  re- 
vue américaine  fut  l'œuvre  de  M.  Robert  Walsh,  qui,  en  1811,  fonda 
à  Philadelphie  Y  American  Review  of  Bislory  and  Politics.  Cette  ten- 
tative était  prématurée,  et  le  moment  était  d'autant  moins  favorable 
que  la  guerre  absorbait  l'attention  de  tous  les  esprits.  Le  recueil  de 
M.  Walsh  ne  vécut  que  deux  années.  Une  existence  plus  courte  en- 
core fut  le  partage  du  General  Repcrtory  and  Review,  recueil  de  lit- 
térature et  de  théologie  établi  à  la  fin  de  1812,  à  Cambridge  près  de 
Boston,  par  Andrews  Norton  avec  le  concours  des  professeurs  de  la 
plus  florissante  université  du  Massachusetts  :  la  publication  s'arrêta 
après  le  quatrième  numéro.  Enfin  en  1815  naquit  la  Revue  de  l'Amé- 
rique du  Nord,  la  plus  ancienne  et  la  plus  prospère  des  revues  améri- 
caines, et  la  seule  jusqu'ici  qui  ait  marqué  sa  trace.  Faire  l'histoire 


LA    PRESSE    EN    AMERIQUE.  313 

de  cette  revue,  c'est  presque  faire  l'histoire  de  la  littérature  aux  États- 
Unis.  Elle  a  eu  pour  fondateur  un  des  membres  de  l'ancien  club  de 
l'Anthologie,  William  Tudor,  qui  en  commença  la  publication  avec 
ses  ressources  personnelles.  Au  bout  de  deux  ans,  il  céda  son  droit 
de  propriété  à  Willard  Phillips,  ou  plutôt  au  club  de  l'Anthologie, 
reconstitué  sous  le  nom  de  club  de  l'Amérique  du  Nord,  et  dont 
les  membres  les  plus  actifs  étaient  Edouard  E.   Channing,  Richard 
H.  Dana  et  Jared  Sparks,  l'historien  de  Washington,  alors  répéti- 
teur à  l'université  d'Harvard.  A  la  fin  de  1819,  M.  Edward  Everett, 
qui  voyageait  en  Europe,  fut  élu  professeur  de  littérature  grecque  à 
Harvard,  et  revint  en  Amérique  après  quatre  ans  d'absence.  La  ré- 
daction en  chef  de  la  Revue  de  l'Amérique  du  Nord  lui  fut  aussitôt 
confiée.  M.  Edward  Everett,  qui  depuis  la  mort  de  Daniel  Webster 
est  le  premier  orateur  des  États-Unis,  qui  a  été  tour  à  tour  secré- 
taire d'état  et  ambassadeur  à  Londres,  jouit  d'une  réputation  plus 
grande  encore  comme  écrivain  que  comme  homme  politique.  Pro- 
fondément versé  dans  la  connaissance  des  littératures  anciennes,  il 
possède  en  outre  la  plupart  des  langues  de  l'Europe.  C'est  un  éni- 
vain  ingénieux  et  disert,  dont  le  style  abondant  et  flexible  convient 
merveilleusement  à  la  critique  littéraire,  et  un  savoir  étendu  lui 
fournit  une  mine  inépuisable  de  rapprochemens  heureux  et  d'ins- 
tructives comparaisons.  C'est  sous  sa  direction    que  la  Revue  de 
l'Amérique  du  Nord  a  jeté  le  plus  d'éclat.  Dans  le  cours  de  quatre 
années,  il  écrivit  pour  elle  près  de  cinquante  articles,  c'est-à-dire  à 
peu  près  la  moitié  du  recueil.  Plusieurs  de  ces  articles,  notamment 
ceux  sur  la  Grèce  moderne,  que  M.  E\erett  venait  de  visiter,  et  sur 
la  littérature  anglaise  contemporaine,  eurent  l'honneur  d'être  re- 
produits et  commentés  en  Angleterre.  A.ux  États-Unis,  la  vogue  fut 
très  grande  :  il  fallut  réimprimer  jusqu'à  trois  fois  certains  numéros. 
Ce  succès  attira  sur  M.  Everett  l'attention  publique,  et  à  la  fin  de 
1823  il  fut  élu  membre  du  congrès  pour  le  Massachusetts;  il  avait 
alors  vingt-neuf  ans.  11  résigna  la  rédaction  en  chef  du  recueil  entre 
les  mains  de  Jared  Sparks,  mais  il  en  demeura  encore  pendant  près 
de  dix  ans  un  des  collaborateurs  les  plus  assidus.  On  évalue  à  près 
de  soixante  le  nombre  des  articles  qu'il  \  a  publiés  pendant  cette  pé- 
riode, et  qui  sont  le  fruit  des  heures  qu'il  a  pu  dérober  à  une  vie 
politique  des  mieux  remplies.  M.  Jared  Sparks  dirigea  la  Revue  de 
l'Amérique  du  Nord  jusqu'à  la  fin  de  l'année  1829  :  il  abandonna 
alors  la  rédaction  en  chef  pour  se  consacrer  à  ses  travaux  histori- 
ques, et  pour  commencer  la  publication  en  douze  volumes  de  la  Cor- 
respondance diplomatique  de  la  révolution  américaine,  suivie  bientôt 
de  la  Vie  de  Washington.  Depuis  l'achèvement  de  ces  grands  tra- 
vaux, c'est-à-dire  depuis  1S39,  M.  Sparks  est  professeur  d'histoire 


314  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ancienne  et  moderne  à  Harvard.  Il  eut  pour  successeur  dans  la  di- 
rection de  la  revue  M.  Alexandre  Everett. 

Plus  âgé  que  son  frère  de  quatre  ans,  M.  Alexandre  Everett,  né  à 
Boston  en  1700,  débuta  dans  Y  Anthologie  presque  au  sortir  du  col- 
lège. Il  entra  de  bonne  heure  dans  la  carrière  politique,  où  son  sa- 
voir étendu  et  sa  rare  capacité  hâtèrent  ses  progrès.  Dès  1818,  il 
fut  envoyé  en  Hollande  avec  le  titre  de  chargé  d'affaires,  et  il  y  de- 
meura jusqu'en  1824.  Les  loisirs  de  ses  fonctions  officielles  furent 
consacrés  par  lui  à  des  études  sur  l'économie  politique,  qui  abou- 
tirent à  la  publication  d'une  réfutation  de  Malthus.  Il  adressa  en 
outre  d'Amsterdam  au  recueil  que  dirigeait  son  frère  quelques  ar- 
ticles sur  la  littérature  et  la  philosophie  françaises  au  xvine  siècle, 
dont  il  avait  l'ait  une  étude  spéciale.  En  1824,  il  alla  représenter  son 
pays  à  Madrid,  où  il  continua  d'écrire  sur  l'économie  politique.  Le 
service  le  plus  grand  qu'il  ait  rendu  aux  lettres  pendant  son  séjour 
à  Madrid  a  été  d'user  de  sa  situation  et  de  son  crédit  pour  ouvrir  à 
\\  ashington  Irving,  à  Prescott,  à  Ticknor  et  à  Longfellow  les  archives 
el  les  bibliothèques  de  l'Espagne,  et  de  contribuer  ainsi  à  faire  naître 
unis  ouvrages  remarquables  :  la  Vie  de  Christophe  Colomb,  Y  Histoire 
d'Isabelle  et  de  Ferdinand,  et  Y  Histoire  de  la  littérature  espagnole. 
De  retour  aux  États-Unis  à  la  fin  de  1820,  il  acquit  la  propriété  de 
la  Revue  de  l'Amérique  du  Nord,  où  il  traita  personnellement  les 
questions  d'économie  sociale  et  de  politique  intérieure.  Supérieur 
peut-être  à  son  frère  Edward  pour  la  profondeur  du  savoir  et  la' 
portée  d'esprit,  M.  Alexandre  Everett  est  toujours  demeuré  au-des- 
sous de  lui  comme  critique  et  comme  écrivain.  Il  céda  sa  revue  au 
docteur  Palfrey  en  1835  pour  rentrer  dans  la  politique  active,  et 
depuis  lors  il  n'a  guère  écrit  que  dans  la  Bévue  de  Boston  ou  dans 
la  Bévue  démocratique  de  New-York.  Des  mains  du  docteur  Palfrey, 
la  Revue  de  l'Amérique  du  Nord  est  passée,  en  1842,  dans  celles  de 
\1.  Francis  Bowen. 

Outre  Jared  Sparks  et  les  deux  Everett,  presque  tous  les  écrivains 
éminens  des  États-Unis  ont  collaboré  à  la  Bévue  de  l'Amérique  du, 
Nord.  Elle  acompte  parmi  ses  rédacteurs  le  célèbre' jurisconsulte 
Story,  M.  Henry  Wheaton,  connu  par  ses  écrits  sur  le  droit  interna- 
tional et  par  son  Histoire  des  invasions  des  Normands,  Daniel  Web- 
ster, l'historien  Prescott,  qui,  au  retour  de  ses  voyages,  y  publia  des 
articles  sur  la  littérature  italienne  et  sur  l'Espagne,  enfin  l'émule  de 
Prescott,  M.  Bancroft.  Le  premier  poème  de  M.  Cullen  Bryant,  Tha- 
natopsis,  a  paru  en  1818  dans  la  Bévue  de  l'Amérique  du  Nord.  Un 
nom  glorieux  manque  à  cette  liste,  celui  de  Fenimore  Gooper,  dont 
cette  revue  critiqua  amèrement  le  premier  roman  américain,  l'Es- 
pion, et  pour  qui  elle  est  toujours  demeurée  fort  injuste.  La  critique 


LA    PRESSE    EN    AMÉRIQUE.  31  & 

littéraire,  flans  la  Revue  de  l'Amérique  du  Nord,  était  confiée  à  Ri- 
chard H.  Dana,  qui  fut  le  premier  en  Amérique  à  s'affranchir  de 
la  tutelle  des  aristarques  anglais.  Les  écrivains  de  laîjQuarterly  Re- 
view  et  de  la  Revue  d'Edimbourg  étaient  encore  à  cette  époque  Les 
fidèles  gardiens  de  la  tradition  du  xvm'  siècle  :  ils  ne  juraient  que 
par  Pope  et  par  les  contemporains  de  la  reine  Anne,  et  pendant  qu'ils 
conservaient  à  des  productions  aussi  glaciales  que  régulières  une 
admiration  exclusive,  ils  accueillaient  avec  une  impitoyable  sévérité 
les  débuts  de  Byron,  de  Moore  et  de  toute  l'école  nouvelle.  Comme  il 
arrive  toujours,  les  littérateurs  de  Boston,  les  universitaires  d'Harvard 
et  de  Cambridge  renchérissaient  encore  sur  les  rigueurs  de  Jeffrey. 
Dana  rompit  avec  les  défenseurs  de  la  règle,  et  tout  en  blâmant  la 
recherche,  la  prétention  et  les  écarts  des  premiers  essais  de  Moore,  il 
osa  trouver  à  louer  et  chez  Moore  et  chez  Byron:  au  grand  scandai* 
de  tous  les  classiques,  il  se  fit  le  preneur  de  Wordsworth,  de  Cole- 
ridge  et  de  Southey.  A  ceux  qui  reprochaient  aux  poètes  lakistes  de 
s'affranchir  de  toute  règle,  de  déserter  la  réalité  et  de  se  perdre  con- 
tinuellement, dans  les  régions  du  m\  sticismeet  de  l'abstraction,  Dana 
répondait  en  défendant  le  droit  de  la  poésie  à  poursuivre  l'idéal  et 
à  s'aider  de  l'imagination  pour  s'élever  par-delà  le  monde  sensible. 
Trop  libéral  et  trop  éclairé  pour  apporter  dans  le  jugement  des  œu- 
vres de  goût  un  esprit  étroit  et  .des  préventions  exclusives,  Edward 
Everett  s'affranchit,  comme  Dana,  de  tous  les  préjugés  du  passé. 
Longfellovv,  qui  vint  ensuite,  renchérit  sur  tous  les  deux  et  appliqua 
à  la  critique  les  règles  d'une  esthétique  obscure  et  raffinée  qui  res- 
semblait trop  à  une  importation  malheureuse  de  la  métaphysique 
allemande.  Tout  au  contraire  le  docteur  Cheeve,  ministre  congré- 
gationaliste  à  Salem,  qui  débuta  dans  la  Revue  de  l'Amérique  du 
Nord  en  1832,  apporta  dans  la  critique  littéraire  toutes  les  qualités 
d'un  esprit  à  la  fois  ferme  et  pénétrant  et  une  grande  sûreté  de 
jugement  unie  à  une  diction  élégante.  M.  Cheeve  a  considérablement 
écrit  sur  la  littérature  et  la  théologie  dans  les  recueils  périodiques 
de  la  Nouvelle-Angleterre.  Beaucoup  plus  jeune  que  ses  devanciers, 
M.  E.  Whipple,  qui  n'a  commencé  à  écrire  qu'en  1843,  a  fait  preuve 
d'une  facilité  élégante  et  spirituelle,  mais  sa  critique  est  essentielle- 
ment laudative. 

La  Revue  de  l'Amérique  du  Nord  n'a  pas  rendu  moins  de  services 
aux  études  philosophiques  qu'à  la  littérature.  Au  commencement  de 
ce  siècle,  les  doctrines  de  Locke  régnaient  encore  sans  partage  dans- 
toutes  les  écoles  de  la  Nouvelle-Angleterre;  c'est  à  peine  si  dans  quel- 
ques cours  de  timides  emprunts  faits  à  Reid  et  à  Dugald-Stewart  ve- 
naient mitiger  la  philosophie  dominante.  La  première  attaque  contre 
l'école  sensualiste  partit  de  la  Revue  de  l'Amérique  du  Nord;  elle  était 


316  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

l'œuvre  d'un  jeune  étudiant  en  théologie  d'Andover,  James  Marsh, 
aujourd'hui  docteur  en  théologie  et  président  de  l'université  du  Ver- 
mont,  où  il  professe  la  philosophie.  Esprit  vigoureux  et  lucide, 
M.  Marsh  entreprit  de  réhabiliter  le  spiritualisme  dans  des  articles 
qui  remuèrent  les  universités  et  les  séminaires.  11  fut  suivi  bientôt 
dans  cette  voie  par  Orestes  Brownson,  qui  se  déclara  ouvertement  le 
disciple  de  M.  Cousin  et  de  l'école  spiritualiste  française;  par  le  doc- 
teur Walker,  professeur  de  philosophie  à  Harvard;  par  le  révérend 
Théodore  Parker,  et  par  un  métaphysicien  original  et  profond,  le 
révérend  W.  R.  Greene.  La  défaite  de  la  philosophie  sensualiste  fut 
complète,  et  l'honneur  d'avoir  porté  le  premier  coup  appartient  à  la 
Revue  de  l'Amérique  du  Nord.  Cependant  les  spiritualistes  victorieux 
n'ont  pas  tardé  à  être  dépassés  et  compromis  par  les  transcenden- 
talistes,  qui,  sur  les  traces  de  Ralph  Waldo  Emerson,  sont  allés  se 
perdre  dans  les  nébuleuses  régions  du  mysticisme.  Ces  exagérés 
n'ont  pas  eu  d'adversaire  plus  habile  et  plus  résolu  que  M.  Francis 
Bowen,  qui  a  pris,  en  1842,  la  direction  de  la  Revue  de  l'Amérique 
du  Nord.  M.  Bowen,  dont  toutes  les  études  ont  porté  sur  la  méta- 
physique et  sur  la  philosophie  du  droit,  est  un  esprit  net  et  péné- 
trant, un  logicien  vigoureux  et  un  écrivain  plein  de  nerf.  11  a  fait 
une  guerre  acharnée  au  transcendentalisme,  qu'il  définit  un  mélange 
de  prétentions,  de  sentimentalité  et  de  déraison,  et  sa  polémique 
contre  Emerson  et  son  école  est  ce  que  la  philosophie  a  produit  de 
plus  solide  aux  Etats-Unis. 

La  Revue  de  l'Amérique  du  Nord  est  le  seul  recueil  trimestriel  qui 
ait  parcouru  une  longue  carrière;  on  ne  trouve  à  mentionner  à  côté 
d'elle  que  des  publications  éphémères  ou  de  fondation  toute  récente. 
La  Revue  Américaine,  établie  en  1827  à  Philadelphie  par  M.  Robert 
Walsh  et  rédigée  dix  années  par  lui  avec  un  grand  succès,  disparut 
en  1837,  lorsque  son  fondateur  quitta  les  Etats-Unis  pour  l'Europe. 
L'existence  de  la  Revue  trimestrielle  du  Sud  a  été  plus  courte  encore. 
Ce  recueil  avait  dû  pourtant  un  grand  éclat  à  la  collaboration  de 
quelques  hommes  de  talent  tels  que  Hugh  Legaré,  Stephen  Elliott  et 
W.  G.  Sinmis.  Legaré,  né  à  Charleston  en  1792  et  tué  par  accident 
en  1S/|3,  lorsqu'il  était  ministre  de  la  guerre  sous  la  présidence  de 
M.  Tyler,  était  d'origine  française.  Il  vint  en  1818  à  Paris  pour  étu- 
dier la  philosophie  et  le  droit,  et  il  passa  ensuite  quelque  temps  à 
l'université  d'Edimbourg.  A  son  retour  aux  Etats-Unis,  il  débuta  dans 
le  barreau  à  Charleston  et  se  plaça  immédiatement  au  premier  rang 
des  avocats  et  des  hommes  politiques  de  la  Caroline  du  sud.  Lorsque 
la  Revue  trimestrielle  du  Sud  fut  créée  en  1827  à  Charleston  pour 
défendre  les  intérêts  et  les  opinions  des  états  du  sud  en  matière  de 
politique  et  de  finances,  Legaré  en  devint  le  principal  collaborateur, 


LA    PRESSE    EN    AMÉRIQUE.  317 

et  ses  articles  en  firent  le  succès.  Legaré  a  été  souvent  mis  en  ba- 
lance, aux  États-Unis,  avec  Edward  Everett;  le  savoir  de  tous  les 
deux  était  immense,  et  si  le  second  avait  dans  le  style  plus  de  sou- 
plesse et  d'éclat,  le  premier  passait  pour  avoir  un  talent  plus  ferme 
et  plus  vigoureux.  La  Revue  du  Sud  ne  survécut  point  au  départ  de 
Legaré  pour  Bruxelles,  où  il  fut  envoyé  en  1833  comme  chargé  d'af- 
faires. Elle  a  été  ressuscitée  en  1842  par  le  révérend  Whittaker, 
mais  elle  n'a  point  jusqu'ici  jeté  un  vif  éclat.  La  Revue  du  Massa- 
rhusetls,  qui  se  publie  à  Boston,  Y  American  Régis  ter  de  Stryker,  et 
les  autres  recueils  trimestriels  de  la  Nouvelle-Angleterre  n'ont  jamais 
pu  s'élever  au-dessus  de  la  médiocrité.  Une  seule  revue  eut  un  mo- 
ment de  vogue,  dû  à  l'attrait  de  la  curiosité  :  c'est  la  Revue  trimes- 
trielle de  Rrownson,  ainsi  appelée  du  nom  de  son  fondateur.  M.  Ores- 
tes  Brownson,  né  dans  le  Vermont  en  1802,  est  l'un  des  écrivains  les 
plus  remarquables  et  les  plus  discrédités  des  États-Unis.  En  poli- 
tique, il  a  été  tour  à  tour  whig  et  démocrate;  en  philosophie,  il  a 
professé,  puis  combattu  l'éclectisme;  en  religion,  il  a  été  successive- 
ment déiste,  universaliste,  unitaire,  et  depuis  1844  il  est  catholique 
ultramontain.  On  a  dit  malignement  de  lui  que,  si  tous  ses  écrits  et 
ses  discours  étaient  recueillis  et  classés  chronologiquement  depuis 
Charles  Elwood,  le  roman  qui  fut  son  début  dans  les  lettres,  jusqu'à 
son  dernier  article  en  faveur  du  catholicisme,  ils  formeraient  l'étude 
psychologique  la  plus  curieuse  et  la  plus  intéressante.  Ce  qu'on  ne 
lui  conteste  point,  c'est  un  grand  savoir,  beaucoup  de  subtilité  et 
de  ressources  d'esprit,  un  talent  puissant  et  nerveux. 

C'est  M.  Brownson  qui  fit  connaître  aux  États-Unis,  vers  1830, 
les  travaux  de  l'école  philosophique  française.  Il  ne  jurait  que  par 
Boyer-Collard,  Cousin  et  Jouffroy,  qu'il  a  fort  attaqués  depuis.  S'é- 
tant  associé  de  toutes  ses  forces  à  la  réaction  qui  se  produisit  alors 
en  Amérique  contre  la  philosophie  de  Locke,  il  écrivit  dans  le 
Christian  Examiner,  sur  la  métaphysique,  des  articles  éloquens  et 
fort  remarqués.  En  1836,  il  publia  ses  Vues  nouvelles  sur  le  Chris- 
tianisme, la  Société  et  l'Église,  qui  signalèrent  sa  rupture  avec  les 
unitaires,  et  en  1838  il  commença  la  Revue  de  Boston,  qu'il  rédigea 
presque  seul,  pendant  cinq  années,  avec  un  talent  et  une  originalité 
qui  lui  valurent  une  grande  réputation.  La  métaphysique,  la  théo- 
logie et  la  politique  étaient  ses  sujets  de  prédilection ,  et  il  y  dé- 
ployait une  égale  supériorité.  A  la  fin  de  1842,  il  se  décida  à  fondre 
la  Revue  de  Boston  avec  la  Revue  démocratique  de  New-York;  mais 
il  ne  put  s'entendre  avec  les  directeurs  de  ce  recueil,  et  en  1844  il 
ressuscita  son  ancienne  revue,  qu'il  a  depuis  lors  rédigée  presque 
seul,  et  qui  a  naturellement  reflété  toutes  les  variations  du  fondateur. 

Les  seuls  recueils  trimestriels  qui  aient  une  existence  assurée  aux 


3  I  S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

États-l  iris  sont  ceux  qui  s'adressent  à  une  secte  religieuse  en  parti- 
culier, et  dans  lesquels  la  littérature  et  la  philosophie  cèdent  la  pre- 
mière place  à  la  théologie.  Les  revues  religieuses  réunissent  en  effet 
les  deux  conditions  qui  peuvent  donner  de  la  vitalité  et  de  la  va- 
leur à  une  publication  périodique,  d'une  part  une  clientèle  fidèle, 
de  l'autre  des  traditions  et  l'esprit  de  suite.  Le  départ  ou  la  mort 
d'un  homme  ne  suffit  pas  pour  faire  périr  le  recueil  le  plus  floris- 
sant :  il  se  trouve  toujours  quelque  membre  du  clergé  ou  quelque 
professeur  de  séminaire  pour  reprendre  et  poursuivre  l'œuvre  com- 
mencée. On  ne  sera  donc  point  surpris  de  trouver  aux  États-l  ois 
des  revues  religieuses  qui  comptent  déjà  de  longues  années,  et  au 
double  point  de  vue  du  mérite  littéraire  et  de  l'influence,  elles  l'em- 
portent peut-être  sur  les  recueils  politiques  et  littéraires.  La  plus 
ancienne  est  aujourd'hui  le  Christian  Examiner,  établi  en  1818, 
mais  qui  succédait  immédiatement  au  Christian  Disciple,  fondé  à 
Boston  en  L812  par  Noah  Worcester,  un  des  premiers  apôtres  delà 
doctrine  unitaire.  Le  Christian  Examiner  a  eu  dans  la  Nouvelle- 
Angleterre  une  popularité  et  une  influence  qui  s'expliquent  par  la 
collaboration  de  tous  les  membres  éminens  du  clergé  unitaire.  Le 
docteur  Devvey,  qui  était  le  métaphysicien  de  la  secte,  Channing, 
qui  en  était  le  moraliste,  les  deux  Ware,  qui  en  étaient  les  théolo- 
giens, ont  été  pendant  de  longues  années  les  rédacteurs  assidus  de 
l'Examiner,  et  c'est  à  côté  d'eux  que  M.  Brownson  a  débuté  dans  la 
carrière  des  lettres.  Le  Répertoire  biblique,  qui  se  publie  depuis 
182/i,  est  l'organe  d'une  école  théologique  renommée,  le  collège  de 
Princeton.  La  Revue  chrétienne,  qui  remonte  à  1835,  a  eu  pour  rédac- 
teurs principaux  les  docteurs  Wayland,  Sears,  Williams,  et  autres 
notabilités  du  clergé  baptiste.  Le  New-Entjlander  a  été  fondé  en 
1843,  à  New-Haven,  par  les  congrégationalistes.  Néanmoins  tous 
ces  recueils  s'effacent  devant  une  revue  qui  a  droit  à  une  mention 
spéciale  à  cause  de  l'action  puissante  qu'elle  a  exercée. 

Les  études  théologiques  ont  toujours  été  florissantes  aux  Ltats- 
Dnis  :  la  rivalité  des  sectes  n'a  pas  faiblement  contribué  à  ce  résultat 
en  entretenant  une  vive  émulation  entre  les  membres  des  différens 
clergés;  mais  ici  encore  l'impulsion  venait  des  universités  et  des 
écoles  d'Angleterre,  envahies  depuis  longtemps  par  le  relâchement 
et  la  routine.  La  théologie  semblait  avoir  presque  entièrement  pour 
objet  la  controverse,  surtout  la  controverse  avec,  le  catholicisme, 
et  quoique  l'étude  de  l'hébreu  fût  cultivée  plus  généralement  et 
avec  plus  de  succès  aux  États-Unis  qu'en  Angleterre  et  en  France, 
elle  était  invariablement  ramenée  à  l'interprétation  littérale  des 
textes  sacrés.  Les  commentaires  sur  la  Bible  pullulaient,  mais  les 
commentateurs  semblaient  n'envisager  les  deux   Testamens  que 


LA    PRESSE    EN    AMÉRIQUE.  319 

comme  matière  obligée  de  sermons  et  de  lectures  édifiantes,  et  leurs 
écrits  n'étaient  pour  la  plupart  que  de  longues  dissertations  morales, 
émaillées  de  citations  plus  ou  moins  nombreuses.  Quant  aux  im- 
menses travaux  dont  les  livres  saints  ont  été  l'objet  en  Allemagne 
depuis  soixante  ans,  s'ils  n'étaient  pas  tout  à  fait  inconnus  aux 
États-Unis,  ils  y  étaient  peu  compris  et  peu  goûtés.  Une  véritable 
révolution  s'est  enfin  accomplie,  il  y  a  trente  ans,  dans  les  études 
ibéologiques.  Elle  a  été  l'œuvre  de  deux  hommes  et  d'une  revue. 
Edward  Robinson,  né  dans  la  Nouvelle-Angleterre  en  1790,  se  des- 
tina de  bonne  heure  au  ministère  sacré.  Après  avoir  terminé  une 
éducation  brillante,  il  s'appliqua  tout  entier  à  l'étude  de  la  théolo- 
gie et  des  antiquités  judaïques.  Doué  d'une  volonté  peu  commune 
et  d'une  incroyable  puissance  de  travail ,  il  épuisa  bientôt ,  dans 
un  labeur  sans  relâche,  toutes  les  ressources  que  les  États-Unis 
offraient  à  l'instruction  d'un  hébraïsant;  il  recourut  alors  aux  tra- 
•vaux  de  l'érudition  allemande,  qui  lui  devinrent  promptement  fami- 
liers. Appelé  malgré  sa  grande  jeunesse  à  professer  au  séminaire 
d'Andover,  dont  il  devait  faire  la  première  école  théologique  des 
États-Unis,  il  enflamma  de  son  ardeur  les  jeunes  disciples  qui  se 
pressaient  autour  de  lui.  Il  publia  coup  sur  coup  divers  écrits  qui 
furent  lus  avidement  dans  les  universités  de  la  Nouvelle-Angleterre, 
et  provoquèrent  des  travaux  analogues.  Le  mouvement  imprimé  par 
Robinson  fut  secondé  par  son  ami  Moses  Stuart,  auteur  de  savans 
ouvrages  sur  la  langue  et  la  littérature  hébraïques.  Tous  les  deux 
cependant  comprirent  que  des  livres  isolés  ne  suffiraient  pas  pour 
commencer  la  réforme  des  études  théologiques,  et  que  des  publi- 
cations périodiques  seraient  un  moyen  d'action  infiniment  plus  puis- 
sant. Ils  fondèrent  en  1831,  à  Andover,  un  recueil  trimestriel  sous 
le  nom  de  American  Biblical  Reposilory.  L'objet  de  cette  revue  était 
de  faire  connaître  aux  étudians  des  universités  américaines  les  ré- 
sultats les  plus  importans  et  les  moins  contestables  de  la  critique 
germanique,  et  de  suivre  le  mouvement  des  études  théologiques 
dans  le  inonde. 

Longtemps  Y  American  Biblical  Reposilory  fut  rédigé  presque  en- 
tièrement par  Robinson  et  par  Stuart,  et  comme  ce  recueil  embras- 
sait l'exégèse,  la  philologie  et  l'archéologie  hébraïques,  l'interpréta- 
tion des  livres  saints  et  toutes  les  branches  de  l'érudition  biblique, 
il  imposa  cà  ces  deux  savans  hommes  des  efforts  extraordinaires.  Le 
résultat  obtenu  fut  très  grand.  Le  Biblical  Reposilory  pénétra  dans 
toutes  les  écoles  de  théologie,  et  y  détermina  la  rénovation  de  l'en- 
seignement. La  réputation  du  Reposilory  ne  demeura  pas  longtemps 
circonscrite  dans  les  limites  des  États-Unis  :  elle  s'étendit  jusqu'en 
Europe.  Après  la  publication  des  premiers  numéros,  un  professeur  de 


320  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'université  anglaise  de  Cambridge,  le  docteur  Lee,  reconnaissait  que 
l'Angleterre  n'avait  aucun  recueil  ni  même  aucun  livre  qui  fût  com- 
parable à  cette  publication  américaine.  Quelques  années  plus  tard, 
le  célèbre  professeur  de  théologie  de  l'université  de  Halle,  Tholuck, 
proclamait  le  Biblical  Repository  un  livre  vraiment  classique.  La 
direction  de  ce  recueil  n'empêchait  pas  Robinson  de  poursuivre  un 
grand  ouvrage,  les  Recherches  bibliques  {Biblical  Researches),  qui 
devaient  être  le  résumé  de  tous  ses  travaux,  et  qui  ont  obtenu  l'admi- 
ration de  Ritter  et  de  toute  l'Allemagne  savante.  Désireux  d'y  mettre 
la  dernière  main  et  de  vérifier  par  lui-même  la  géographie  des  lieux- 
saints,  Robinson  partit  à  la  fin  de  1837  pour  Jérusalem;  mais  son 
absence  se  prolongea  plus  qu'il  n'avait  pensé,  car,  après  avoir  visité 
la  Palestine  et  la  Syrie,  il  passa  deux  années  entières  à  Berlin  pour 
revoir  et  compléter  son  livre.  A  son  retour  à  Andover  en  1843,  il  an- 
nonça, sous  le  titre  de  Bibliotheca  sacra,  la  publication  d'un  recueil 
trimestriel,  exclusivement  consacré  à  l'exégèse,  qu'il  rédigea  seul 
pendant  six  ans.  Après  le  départ  de  Robinson,  Stuart,  aidé  des 
professeurs  Park  et  Shepard  et  des  autres  membres  du  séminaire 
d' Andover,  avait  continué  avec  un  succès  croissant  la  publication 
du  Biblical  Repository.  Après  avoir  absorbé  en  1833  un  recueil  du 
même  genre,  le  Quarterly  Observer,  le  Repository  absorba  en  1839 
Y  American  Spectator,  et  en  1850  ce  fut  le  tour  de  la  Bibliotheca 
sucra  elle-même.  Le  Riblical  Repository  est  toujours  au  premier 
rang  des  recueils  théologiques  des  États-Unis,  et  on  a  plusieurs  fois 
imprimé  en  Angleterre,  avec  un  grand  succès,  un  choix  de  ses  meil- 
leurs articles. 

Nous  voilà  arrivé  au  terme  de  la  tâche  difficile  que  nous  nous 
étions  imposée.  Nous  nous  sommes  efforcé  de  dire  le  bien  et  le  mal 
sur  la  presse  périodique  des  États-Unis  avec  une  équitable  impar- 
tialité, et  quoique  nous  n'ayons  dissimulé  ni  les  écarts  des  publi- 
cistes  américains,  ni  les  progrès  qu'il  leur  reste  à  accomplir,  nous 
croyons  que  l'opinion  qui  demeurera  dans  les  esprits  sera  plutôt  fa- 
vorable que  contraire.  La  presse  américaine  n'est  encore  aujourd'hui 
qu'un  levier  puissant,  mais  elle  contient  déjà  tous  les  germes  d'un 
grand  mouvement  intellectuel.  A  mesure  qu'une  prospérité  sans  exem- 
ple augmentera  et  fortifiera  aux  États-Unis  les  classes  qui  peuvent 
élever  leurs  idées  au-dessus  du  culte  des  intériels  matériels,  des  be- 
soins nouveaux  se  révéleront,  qui  ne  trouveront  leur  satisfaction  que 
dans  les  jouissances  de  l'esprit.  Alors  les  lettres  tiendront  dans  la 
vie  des  Américains  la  place  qui  leur  revient  de  droit  chez  toutes  les 
nations  civilisées,  et  la  presse,  qui  aura  préparé  et  rendu  possible  ce 
triomphe  de  l'esprit  sur  la  matière,  en  recueillera  sa  bonne  part. 

Cucheval-Clarigny. 


DE 


LA  MORALITÉ  DE  L'HISTOIRE 


DU  REGNE  DE  HENRI  IV 


Histoire  du  Règne  de  Henri  IV,  par  M.  Poirson,  3  vol.  in-8°. 


Le  sens  des  événemens  se  renouvelle  d'année  en  année.  De  nou- 
veaux documens  se  produisent  qui  demeuraient  enfouis  depuis  long- 
temps, et  dont  la  lecture  attentive  nous  force  à  changer  d'avis 
sur  des  faits  qui  semblaient  définitivement  jugés.  Pour  ceux  qui 
se  complaisent  dans  la  paresse,  qui  chérissent  l'indolence  comme 
une  des  joies  les  plus  douces  de  ce  monde,  c'est  un  grand  mal- 
heur sans  doute,  et  qui  nous  inspire  une  compassion  sincère. 
Pour  ceux  qui  tiennent  à  connaître  la  vérité  sur  le  passé,  et  qui 
savent  de  combien  de  voiles  elle  s'enveloppe,  ce  n'est  pas  un  sujet 
de  découragement.  Si  le  sens  des  événemens  se  renouvelle,  si  le 
point  de  vue  se  déplace,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  douter  du 
savoir  acquis  et  proclamer  la  vanité  de  l'étude.  Quand  on  connaît  le 
développement  de  la  science  humaine,  on  s'aperçoit  que  l'histoire 
n'est  pas  placée  dans  une  pire  condition  que  les  autres  parties  du 
domaine  scientifique.  Pour  l'intelligence  des  faits  qui  s'accomplis- 
sent chaque  jour,  il  y  a  eu,  qu'on  ne  l'oublie  pas,  autant  de  tâton- 
nemens,  autant  d'hypothèses  que  pour  l'interprétation  des  faits  ac- 
complis depuis  longtemps,  et  qui,  par  leur  nature  même,  ne  doivent 

TOME   IX.  21 


3-2-2  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

plus  se  reproduire.  L'histoire  n'est  donc  pas  condamnée  à  des 
chances  d'erreur  plus  nombreuses  que  l'étude  des  lois  qui  régissent 
le  monde  extérieur.  On  se  trompe  sur  l'origine  d'une  guerre,  sur  la 
portée  d'une  négociation;  faut-il  nous  en  étonner,  nous  en  affliger? 
Ne  s'est-on  jamais  trompé  sur  l'origine  de  la  foudre,  sur  les  affini- 
tés qui  président  à  la  composition  des  corps?  Les  découvertes  de 
Franklin  et  de  Lavoisier  sont-elles  donc  si  vieilles?  La  physique  et 
la  chimie,  cultivées  aujourd'hui  avec  tant  d'ardeur,  ont-elles  débuté 
par  la  certitude,  et  sommes-nous  assurés  que  les  théories  acceptées 
maintenant  ne  subiront  aucun  changement  d'ici  à  dix  ans?  Ce  qui  se 
passe  dans  l'étude  du  monde  extérieur  se  reproduit  dans  l'étude  du 
monde  moral.  Les  théories  se  multiplient  et  se  détrônent  à  propos 
des  phénomènes  dont  nous  sommes  témoins  chaque  jour,  et  nous 
trouverions  singulier  que  les  faits  accomplis  sous  les  yeux  des  gé- 
nérations qui  nous  ont  précédés  donnent  naissance  à  des  théories 
contradictoires!  Notre  étonnement  serait  de  l'ingénuité.  Les  mêmes 
événemens  racontés  à  cinquante  ans  de  distance  ne  peuvent  pas  se 
présenter  sous  le  même  aspect  à  l'esprit  des  hommes  studieux.  Ils 
ne  demeurent  ce  qu'ils  étaient  que  pour  les  lecteurs  frivoles  qui  né- 
gligent les  nouvelles  sources  d'information.  D'ailleurs,  en  dehors  des 
documens  inattendus  qui  se  produisent,  que  souvent  le  hasard  met 
entre  nos  mains,  il  y  a  d'autres  raisons  pour  que  nous  changions 
d'avis  sur  le  passé.  Ce  qui  se  fait  dans  le  temps  présent  nous  oblige 
à  juger  les  événemens  du  siècle  dernier  autrement  que  ne  les  ju- 
geaient nos  pères.  11  suffit  d'ouvrir  les  yeux  pour  comprendre  qu'il 
n'y  a  pas  en  histoire  d'opinion  définitive. 

Parmi  les  momens  du  passé  qui  ont  donné  lieu  aux  interprétations 
les  plus  diverses,  il  faut  placer  au  premier  rang  la  renaissance  et  la 
réforme;  mais  il  y  a  deux  manières  d'étudier  la  réforme  et  la  re- 
naissance, comme  les  autres  époques  de  l'histoire.  On  peut  se  placer 
au  point  de  vue  scientifique  et  chercher  la  vérité  clans  les  livres; 
on  peut  se  placer  au  point  de  vue  politique  et  demander  au  passé 
la  raison  du  présent.  On  peut  interroger  la  renaissance  et  la  réforme, 
et,  s'inspiiant  des  passions  qui  animaient  le  xve  et  le  xvie  siècles, 
écouter  la  parole  de  Luther  dans  l'église  de  Wittenberg,  le  suivre 
à  la  diète  de  Worms,  se  glisser  parmi  les  soldats  qui  allaient  com- 
battre les  armées  espagnoles.  L'application  de  la  seconde  méthode 
conduit  à  écrire  des  récits  vivans  qui  excitent  dans  les  cœurs  géné- 
reux des  frémissemens  de  colère,  d'indignation.  L'application  de  la 
première  nous  donne  des  livres  sérieux ,  instructifs,  mais  dégagés 
de  toute  passion.  Chacun  est  libre  de  préférer  le  point  de  vue  scien- 
tifique ou  le  point  de  vue  politique.  Pour  ma  part,  je  crois  que  ces 
deux  points  de  vue  ont  une  (égale  importance,  une  égale  utilité.  La 


DE    LA    MORALITÉ    DE    L'HISTOIRE.  S23 

science  désintéressée  nous  révèle  bien  des  choses  qui  ne  sont  pas 
aperçues  par  un  esprit  passionné,  et  la  passion  politique  devine, 
sans  qu'on  sache  comment,  bien  des  secrets  qui  demeurent  impéné- 
trables pour  la  science  désintéressée.  Il  ne  faut  ni  décourager,  ni 
proscrire  aucune  interprétation,  pourvu  qu'elle  soit  sincère.  L'écri- 
vain même  qui  se  trompe,  lorsqu'il  se  trompe  de  bonne  foi.  ren- 
contre sur  sa  route  des  vérités  dont  nous  pouvons  faire  notre  profit. 
Le  but  qu'il  touche  n'est  pas  le  but  qu'il  devait  toucher;  mais  en 
s' égarant  il  a  suivi  des  sentiers  inconnus  que  nul  pied  n'avait  encore 
foulés,  et  c'en  est  assez  pour  que  nous  lui  tenions  compte  de  ses 
efforts. 

Le  mérite  dont  je  parle  se  rencontre  surtout  dans  les  monogra- 
phies. L'esprit  le  plus  laborieux,  lorsqu'il  embrasse  un  large  espace 
de  temps,  se  trouve  obligé  malgré  lui  de  négliger  un  grand  nombre 
de  détails.  11  voudrait  tout  connaître,  et  se  voit  forcé  d'abréger  ses 
études.  S'il  poussait  à  bout  ses  investigations,  sa  vie  serait  trop 
courte  pour  accomplir  son  dessein.  En  circonscrivant  le  champ  de 
ses  recherches,  en  se  résignant  à  n'embrasser  qu'une  courte  période, 
il  peut  scruter  les  causes  des  événemens  et  ne  rien  négliger  pour  se 
mettre  en  possession  de  la  vérité  complète  sur  un  point  déterminé. 
Il  est  donc  sage  d'encourager  les  monographies.  A  toutes  les  épo- 
ques où  la  science  historique  a  senti  le  besoin  de  se  renouveler, 
avant  de  raconter  la  vie  entière  d'une  nation  d'après  les  documens 
que  le  hasard  ou  la  persévérance  venait  de  lui  livrer,  elle  a  réuni 
ses  efforts  sur  un  espace  étroit,  et  cette  résolution  a  toujours  été 
féconde.  Pour  justifier  ce  que  j'avance,  il  me  suffira  de  citer  les 
noms  de  Sharon  Turner  et  d'Augustin  Thierry.  Gomment  ces  deux 
grands  esprits  sont-ils  parvenus  à  enrichir  la  science  historique  de 
faits  nouveaux,  de  faits  inattendus?  N'est-ce  pas  en  concentrant 
tous  leurs  efforts  sur  un  espace  facile  à  embrasser?  G'esl  à  l'appli- 
cation de  cette  méthode  que  nous  devons  l'Histoire  des  Anglo- 
Saxons  et  l'Histoire  de  la  Conquête  de  l'Angleterre  par  les  Nor- 
mands. Si  Augustin  Thierry  eût  tenté  le  récit  de  la  vie  entière  de  la 
France,  aurait-il  pu  fouiller  en  tous  sens  l'époque  mérovingienne? 
Personne  n'oserait  le  croire.  Aujourd'hui  nous  savons  sur  cette 
époque,  je  ne  dis  pas  tout  ce  qu'il  est  permis  de  savoir,  car  l'avenir 
peut  nous  livrer  bien  des  secrets  qui  ne  sont  pas  même  entrevus, 
mais  du  moins  tout  ce  qui  demeurait  enfoui  dans  l'ombre  et  la 
poussière  des  bibliothèques.  A  moins  qu'on  ne  découvre  dans  le 
fond  d'un  château  ou  d'un  couvent  quelques  manuscrits  ignorés  de 
ceux  qui  les  possèdent,  l'époque  mérovingienne  sera  pour  ceux  qui 
viendront  après  nous  ce  qu'elle  est  pour  nous  dès  à  présent.  Malgré 
la  persévérance  et   la  pénétration  qui   recommandaient  Augustin 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Thierry  à  l'admiration  de  tous  les  érudits,  il  y  a  cent  contre  un  à 
parier  qu'il  n'aurait  jamais  pu  épuiser  et  mettre  au  net  la  narration 
de  Grégoire  de  Tours,  si,  au  lieu  de  s'enfermer  dans  la  période  mé- 
rovingienne, il  eût  essayé  d'embrasser  d'un  regard  tous  les  événe- 
mens  accomplis  dans  notre  pays  depuis  le  V*  jusqu'au  xixe  siècle. 
Nous  devons  souhaiter  qu'un  esprit  aussi  courageux,  aussi  péné- 
trant que  le  sien  fasse  pour  la  période  carlovingienne  ce  qu'il  a  fait 
pour  la  première  période,  car  la  période  carlovingienne  n'est  pas 
encore  inondée  de  lumière.  A  partir  de  la  troisième  race,  tout  de- 
vient plus  facile  à  comprendre.  Les  témoignages  se  multiplient  en 
même  temps  que  la  société  s'organise. 

M.  Poirson  vient  de  publier  sur  le  règne  d'Henri  IV  une  mono- 
graphie qui  mérite  d'occuper  l'attention.  Lors  même  qu'on  ne  parta- 
gerait pas  toutes  ses  opinions,  on  serait  forcé  de  reconnaître  qu'il 
a  épuisé  toutes  les  sources  d'information.  On  peut  juger  les  faits 
autrement  que  lui;  dans  les  documens  que  nous  possédons,  il  serait 
difficile  de  trouver  un  fait  qu'il  ait  passé  sous  silence.  Peut-être  ne 
s'est-il  pas  renfermé  rigoureusement  dans  les  limites  de  l'histoire 
proprement  dite.  Passionné  pour  la  tâche  qu'il  s'était  imposée,  il 
a  voulu  l'accomplir  jusqu'au  bout,  et  dans  son  désir  de  ne  rien 
omettre,  peut-être  lui  est-il  arrivé  de  traiter  des  questions  qui  ne 
se  rattachent  pas  directement  au  sujet  de  son  livre.  Ce  surcroît 
de  bonne  volonté  doit  exciter  notre  sympathie.  Parmi  les  écrivains 
de  nos  jours,  il  y  en  a  bien  peu  qui  cèdent  à  une  pareille  tentation. 
Au  lieu  de  franchir  les  limites  qui  leur  sont  assignées,  trop  souvent 
ils  s'arrêtent  en  chemin,  et  achèvent  par  l'imagination  ce  qu'ils 
n'ont  pas  le  courage  d'achever  par  l'étude. 

Si  la  monographie  offre  à  la  science  un  immense  avantage,  elle 
n'offre  pas  un  avantage  moins  évident  à  l'art  historique.  Chez  les 
modernes,  chacun  le  sait,  dans  le  domaine  de  l'histoire,  la  science  et 
l'art  sont  trop  souvent  séparés.  Le  public  s'est  habitué  à  croire 
qu'une  science  profonde  ne  peut  se  concilier  avec  les  artifices  de 
la  narration.  Or  c'est  une  des  opinions  les  plus  fausses  qui  circulent 
aujourd'hui.  La  science  et  l'art  sont  faits  pour  se  donner  la  main 
dans  tous  les  ordres  d'idées,  et  dans  le  domaine  historique  plus  na- 
turellement que  partout  ailleurs.  Il  y  a  des  géomètres  qui  écrivent 
élégamment,  comme  Legendre,  Lacroix  et  Poinsot.  Il  y  a  des  natu- 
ralistes qui  connaissent  tous  les  artifices  du  style,  comme  Buffon  et 
Ceorge  Cuvier.  Sur  le  terrain  de  l'histoire,  la  conciliation  de  l'art  et 
de  la  science  est  encore  plus  facile.  Cependant  la  plupart  des  écri- 
vains qui  entreprennent  le  récit  des  faits  accomplis  depuis  long- 
temps accordent  volontiers  à  l'érudition  plus  d'importance  qu'à  l'art 
d'écrire.  Ils  dédaignent  les  ornemens  du  style,  comme  si  élégance 


DE    LA    MORALITÉ    DE    l' HISTOIRE.  325 

était  Synonyme  de  frivolité,  et  je  dois  reconnaître  que  trop  souvent 
les  lecteurs  se  rangent  à  leur  avis.  Un  récit  qui  émeut  inspire  la 
défiance.  La  Grèce  et  l'Italie,  qui  nous  ont  laissé  d'incomparables 
modèles  de  narration  historique,  procédaient  autrement  que  les 
écrivains  modernes.  Elles  ne  séparaient  pas  l'art  de  la  science,  et 
je  crois  qu'elles  faisaient  bien.  Les  historiens  qui  ont  excellé  parmi 
nous  tiennent  compte  de  leurs  enseignemens.  Ils  s'efforcent  de  con- 
naître les  faits  comme  pourraient  les  connaître  les  témoins  ocu- 
laires, et  quand  ils  sont  en  possession  de  la  vérité,  ils  la  présentent 
tantôt  en  orateurs,  tantôt  en  poètes.  C'est  ainsi  que  procédait 
Augustin  Thierry,  c'est  ainsi  que  procède  aujourd'hui  M.  Thiers. 
Les  beaux  récits  qui  nous  émeuvent  dans  Ynistoire  du  Consulat 
et  de  l'Empire  ne  seraient  pas  ce  qu'ils  sont,  si  l'auteur  n'eût  tenté 
la  conciliation  de  l'art  et  de  la  science;  mais  ce  qu'il  a  fait,  il  est 
à  peu  près  certain  qu'il  n'aurait  pas  pu  le  faire,  si,  au  lieu  d'em- 
brasser la  période  comprise  entre  le  18  brumaire  et  la  bataille  de 
AVaterloo,  il  se  fût  proposé  comme  sujet  de  narration  une  période 
plus  longue.  Quand  il  s'agit  de  parler  aux  penseurs,  on  peut  ré- 
sumer les  événemens  et  les  caractériser  en  quelques  traits  hardis; 
quand  il  s'agit  de  parler  à  la  foule,  résumer  est  dangereux,  ou  du 
moins  il  est  difficile  d'émouvoir  la  foule  en  résumant  les  faits.  Ce 
qui  plaît  au  plus  grand  nombre  des  lecteurs,  ce  qui  grave  dans  leur 
esprit  le  souvenir  des  événemens,  c'est  un  fait  raconté  dans  tous  ses 
détails,  et  pour  l'application  d'une  telle  méthode,  la  monographie 
est  excellente,  car  cent  volumes  ne  suffiraient  pas  pour  raconter  la 
vie  entière  de  la  France  comme  M.  Thiers  vient  de  nous  raconter 
le  consulat  et  l'empire.  La  prise  de  Saragosse,  qui  sera  comptée 
certainement  parmi  les  modèles  de  narration,  aurait  perdu  la  meil- 
leure partie  de  son  intérêt,  si  l'auteur  eût  été  obligé  de  se  renfermer 
dans  un  petit  nombre  de  pages.  Si  la  prise  de  Saragosse  est  pleine 
de  vie  et  d'angoisse,  si  elle  excite  tour  à  tour  l'admiration  et  la 
pitié,  c'est  que  nous  assistons  heure  par  heure  à  toutes  les  péripé- 
ties de  ce  drame  sanglant.  Résumées  en  quelques  pages,  la  défense 
et  la  prise  de  Saragosse  ne  pourraient  intéresser  qu'un  petit  nombre 
d'esprits.  Or  l'histoire  qui  raconte  la  vie  des  nations  doit  s'adresser 
aux  nations  tout  entières.  Il  faut  qu'elle  émeuve  si  elle  veut  instruire, 
pour  émouvoir  elle  ne  peut  se  dispenser  de  présenter  les  faits  sous 
un  aspect  animé,  et  comme  il  est  impossible  d'animer  les  faits  sans 
appeler  les  détails  à  son  aide,  les  monographies  historiques  devien- 
nent nécessaires. 

Le  temps  manquerait  aux  lecteurs  les  plus  laborieux,  si  toute  notre 
histoire  était  divisée  en  monographies.  —  Cette  objection  ne  m'ef- 
fraie pas.  Qu'y  a-t-il  en  effet  de  plus  intéressant  pour  une  nation 


320  REVVE  DES  DEUX  MONDES. 

que  de  se  connaître  elle-même?  Savoir  ce  qu'ont  voulu,  ce  qu'ont 
souffert  les  générations  qui  nous  ont  précédés,  n'est-ce  pas  en  effet  la 
plus  noble  étude  que  puisse  se  proposer  un  homme  intelligent,  dont 
l'éducation  a  développé  les  facultés?  Au  lieu  de  dépenser  des  heures 
sans  nombre  en  lectures  frivoles,  ne  vaut-il  pas  mieux  concentrer 
notre  attention  sur  un  sujet  digne  de  toutes  nos  sympathies?  Ceux 
mêmes  à  qui  le  courage  manquerait  pour  donner  à  l'étude  de  l'his- 
toire nationale  une  dizaine  d'années  n'oseraient  blâmer  ceux  qui  se 
dévouent  à  ce  noble  dessein.  La  vie  humaine  est  comprise  entre  des 
limites  bien  étroites:  l'étude  de  l'histoire  agrandit  notre  vie.  Le 
souvenir  du  passé  élargit  le  présent.  En  assistant  aux  grandes 
actions  accomplies  par  nos  pères,  notre  personne,  notre  volonté 
nous  paraissent  moins  petites;  indolens  ou  actifs,  nous  sentons  le 
besoin  d'achever  ce  qu'ils  ont  commencé.  Or,  si  les  grands  esprits, 
si  les  cœurs  généreux  conçoivent  ce  projet  en  lisant  le  résumé  de 
la  vie  d'une  nation,  les  esprits  ordinaires,  les  cœurs  tièdes  le  con- 
çoivent difficilement  quand  les  faits  ne  leur  sont  pas  présentés  dans 
tous  leurs  détails.  Le  récit  d'une  bataille  écrit  par  un  témoin  ocu- 
laire donne  au  lecteur  le  moins  hardi  des  frissons  belliqueux,  et 
ce  mérite  se  retrouve  dans  les  monographies  historiques.  L'his- 
toire d'une  nation  résumée  en  quelques  centaines  de  pages  ne 
réussit  à  susciter  de  grandes  pensées  que  chez  les  esprits  préparés 
déjà  par  des  études  spéciales  et  capables  de  comprendre  à  demi- 
mot.  Quant  à  la  foule,  il  faut  pour  l'enflammer  recourir  à  d'autres 
procédés.  La  foule  ne  comprend  pas  à  demi-mot;  l'historien  qui 
veut  lui  inspirer  de  généreux  projets  doit  lui  raconter  les  faits  tels 
qu'il  les  a  vus  dans  le  récit  des  contemporains  et  n'omettre  aucune 
des  circonstances  qui  l'ont  frappé. 

Si  nous  possédions  une  histoire  de  la  France  sous  le  règne  de 
Louis  XIV  conçue  dans  les  mêmes  proportions  que  Y  Histoire  du  Con- 
sulat et  de  l'Empire,  combien  d'illusions  s'évanouiraient!  combien 
d'erreurs  accréditées  seraient  réduites  à  néant!  La  valeur  person- 
nelle de  Louis  XIV  et  de  ses  ministres  ne  serait  pas  supprimée,  mais 
elle  deviendrait  pour  tous  ce  qu'elle  est  déjà  pour  quelques-uns, 
une  chose  qui  n'a  rien  à  démêler  avec  le  merveilleux.  On  saurait  au 
prix  de  combien  de  souffrances  s'est  établi  ce  gouvernement  pro- 
clamé parlait  par  les  partisans  de  l'ancien  régime.  L'histoire  de  cette 
période  racontée  dans  un  tableau  général  de  la  vie  française  laisse 
dans  l'ombre  de  nombreux  détails  que  la  foule  apprendrait  avec 
étonnement,  dont  elle  ferait  son  profit.  Et  ce  que  je  dis  de  la  pé- 
riode comprise  entre  16A3  et  1715,  je  pourrais  le  dire  avec  une 
égale  justesse  de  la  période  comprise  entre  1515  et  1547,  car  les 
opinions  accréditées  sur  François  I"  ne  sont  guère  mieux  fondées 


DE    LA    MORALITÉ    DE    L'HISTOIRE.  327 

que  les  opinions  répandues  sur  Louis  XIV.  L'amant  de  Françoise 
de  Foix,  le  prisonnier  de  Pavie  est  accepté  comme  le  Mécène  le  plus 
généreux  de  la  science,  de  l'art,  de  la  pensée.  Si  les  trente-deux  ans 
dont  se  compose  son  règne  étaient  racontés  par  un  historien  ha- 
bile, résolu  à  tout  dire,  décidé  à  ne  ménager  aucun  orgueil,  les  pro- 
portions du  personnage  seraient  un  peu  amoindries.  On  saurait 
qu'il  n'avait  pas  pour  la  science  un  ardent  amour,  qu'il  redoutait  la 
pensée,  et  l' étouffait  au  besoin  par  les  moyens  les  plus  cruels. 
Ce  que  je  dis  n'est  pas  une  nouveauté  pour  ceux  qui  étudient; 
pour  la  foule,  qui  ne  vit  pas  avec  les  livres,  ce  serait  une  révé- 
lation inattendue.  Les  faits  que  je  rappelle  sont  en  effet  mention- 
nés dans  toutes  les  histoires  générales  de  notre  pays,  mais  souvent 
atténués.  Une  monographie  du  règne  de  François  Ier  pourrai!  seule 
les  remettre  dans  leur  vrai  jour  et  leur  rendre  toute  l'importance 
qui  leur  appartient.  C'est  pourquoi  nous  devons  accueillir  avec  em- 
pressement toutes  les  monographies  qui  s ■■■  produisent  sur  l'histoire 
de  notre  pays.  Et  lorsque  l'auteur  a  voué  toute  sa  v  ie  à  l'étude  du 
passé  comme  M.  Poirson,  lorsqu'il  a  suivi  d'un  regard  attentif  le 
développement  moral  et  politique  des  nations  anciennes  et  mo- 
dernes, nous  sommes  sûrs  du  moins  qu'il  ne  se  méprendra  pas 
faute  d'informations.  S'il  lui  arrive  de  contrarier  nos  convictions, 
nous  accepterons  cette  divergence  intellectuelle  comme  une  consé- 
quence de  ses  études,  et  nous  trouverons  dans  les  documens  qu'il 
invoque  le  moyen  de  contrôler  sa  pensée.  S'il  raconte  sans  paraître 
s'émouvoir,  s'il  n'émeut  pas,  nous  hésiterons  avant  de  l'accuser 
d'indifférence,  car  il  n'est  pas  donné  à  tous  les  esprits  d'exprimer 
leur  pensée  de  façon  à  la  rendre  contagieuse.  Il  y  a  des  artifices  de 
style  familiers  aux  écrivains  les  plus  tièdes,  et  qui  abusent  la  crédu- 
lité du  lecteur. 

Au  moment  où  l'invention  languit,  les  ouvrages  historiques  ré- 
clament une  attention  spéciale.  Quand  la  vie  entière  de  l'auteur 
nous  prouve  qu'il  n'a  interrogé  que  des  documens  originaux,  quand 
nous  sommes  assurés  qu'il  ne  dit  rien  sans  pouvoir  le  démontrer, 
nous  devons  l'écouter  avec  confiance.  ;V  l'heure  où  nous  parlons, 
l'invention  sommeille,  nous  sommes  obligés  de  le  reconnaître;  ceux 
qui  expriment  sous  la  forme  lyrique  ou  narrative  leurs  impres- 
sions personnelles  paraissent  désespérer  de  l'attention  des  lec- 
teurs. Sans  partager  leur  découragement,  nous  croyons  que  le 
vent  n'est  pas  aujourd'hui  à  l'invention.  C'est  une  raison  de  plus 
pour  lire,  pour  étudier  d'un  œil  attentif  toutes  les  œuvres  d'histoire 
qui  se  produisent  de  nos  jours.  L'histoire  en  effet,  si  l'on  prend  la 
peine  d'en  mesurer  la  portée,  est  un  des  enseignemens  les  plus  salu- 
taires que  puisse  se  proposer  l'intelligence  humaine.  Si  l'histoire, 


328  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  je  le  souhaite  sans  oser  l'espérer  pour  un  avenir  prochain,  de- 
venait une  science  populaire ,  si  l'on  se  donnait  pour  la  propager  la 
peine  qu'on  se  donne  pour  propager  les  notions  de  chimie  et  de  méca- 
nique, je  crois  pouvoir  affirmer  que  la  civilisation  prendrait  bientôt 
un  autre  cours.  A  l'heure  où  j'écris,  tous  les  efforts  sont  dirigés  vers 
le  bien-être  matériel.  La  mécanique  et  la  chimie  sont  des  moyens  de 
fortune  dont  la  puissance  ne  peut  être  contestée  par  personne.  Ce  qui 
manque  à  la  société  moderne,  j'ai  regret  à  le  dire,  c'est  le  sens  moral. 
Je  ne  crois  pas  calomnier  mon  temps.  Il  existe  encore  parmi  nous  un 
petit  nombre  d'esprits  chez  qui  le  sens  moral  n'est  pas  complètement 
aboli;  mais,  s'il  nous  était  permis  de  les  compter,  nous  serions  ef- 
frayés. Ceux  qui  s'applaudissent  de  leur  condition,  ceux  qui  obtien- 
nent les  suffrages,  l'admiration  du  monde,  n'ont  aucun  souci  de  la 
valeur  morale  des  actions  dont  ils  sont  témoins.  Qu'un  homme  réus- 
sisse par  des  moyens  illégitimes,  pourvu  que  son  succès  soit  parfai- 
tement avéré,  ils  ne  songent  pas  à  le  blâmer.  Le  fait  accompli  s'élève 
à  la  hauteur  du  droit.  Or  l'étude  attentive  de  l'histoire  est  le  plus 
sûr  moyen  de  ruiner  l'opinion  que  je  signale.  Si  le  passé  n'était 
pas  ignoré  du  plus  grand  nombre,  nous  ne  verrions  pas  ce  que  nous 
voyons  chaque  jour,  la  foule  indifférente  aux  événemens  qui  s'ac- 
complissent; la  connaissance  du  passé  l'obligerait  à  comprendre  le 
présent.  La  foule  n'abandonnerait  pas  au  hasard  la  solution  des 
questions  qui  seraient  posées;  elle  n'assisterait  pas,  le  cœur  tiède 
et  indifférent,  aux  transformations  du  gouvernement. 

Malheureusement  l'histoire  n'est  pas  aujourd'hui  populaire.  On 
s'est  habitué  à  croire  que  l'étude  du  passé  est  une  étude  superflue. 
Ceux  qui  s'occupent  des  événemens  accomplis  sont  rangés  parmi 
les  rêveurs;  le  présent  absorbe  l'attention  de  tous  ceux  qui  se  don- 
nent pour  sages;  bien  vivre  et  bien  dormir  sont  l'idéal  suprême.  Tout 
ce  qui  s'éloigne  de  cet  idéal  ne  mérite  pas  un  regard.  L'histoire  ne  peut 
rien  pour  notre  bonheur  présent;  elle  peut  tout  au  plus  nous  ensei- 
gner la  notion  de  nos  droits.  Que  signitie  l'histoire,  comparée  à  la 
mécanique,  à  la  chimie?  Elle  n'enseigne  qu'à  juger  les  actions  hu- 
maines, et  c'est  un  bien  maigre  profit.  La  mécanique  et  la  chimie 
sont  des  sources  de  richesse,  des  sources  fécondes,  qui  frappent  tous 
les  yeux  d'admiration.  Il  ne  faut  pas  parler  d'histoire  aux  heureux 
du  siècle.  Qu'on  ne  s'y  méprenne  pas  pourtant  :  la  mécanique  et 
la  chimie  ne  régissent  pas  le  monde;  elles  peuvent  donner  la  ri- 
chesse, mais  elles  n'ont  rien  à  démêler  avec  le  développement  mo- 
ral des  nations,  et  la  notion  du  droit,  qui  relève  de  la  philosophie 
et  de  l'histoire,  demeure  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  avant  les  pro- 
grès récens  de  la  mécanique  et  de  la  chimie.  Savoir  ce  qu'on  doit 
faire,  ce  qu'on  doit  défendre,  ce  qu'on  doit  espérer,  trois  idées  qui 


DE    LA    MORALITÉ    DE    l' HISTOIRE.  329 

n'ont  rien  de  commun  avec  la  prospérité  matérielle  de  la  nation.  Les 
magasins  peuvent  s'emplir,  les  navires  peuvent  emporter  sur  l'aile 
des  vents  les  richesses  du  coin  de  terre  que  nous  habitons,  sans  rien 
changer  aux  lois  morales,  que  nous  devons  respecter.  L'étude  de 
l'histoire  est  le  plus  sûr  moyen  de  populariser  la  valeur  de  ces  lois. 
C'est  pourquoi  j'attache  une  immense  importance  à  toutes  les  œuvres 
consacrées  au  récit  du  passé,  conçues  lentement,  exécutées  par  un 
esprit  patient.  Or  le  livre  de  M.  Poirson  se  présente  précisément 
dans  ces  conditions. 

On  m'a  conté  qu'il  voulait  d'abord  écrire  un  volume  ;  puis  la  ma- 
tière s'est  agrandie  à  mesure  qu'il  l' étudiait,  et  sans  le  vouloir,  sans 
l'avoir  prévu,  M.  Poirson  a  écrit  trois  volumes.  Loin  de  moi  la  pensée 
de  lui  reprocher  son  imprévoyance;  il  n'avait  pas  mesuré  d'abord 
l'étendue  du  champ  qu'il  avait  à  parcourir.  Quand  il  s'est  aperçu 
de  sa  méprise,  il  n'a  reculé  devant  aucun  effort.  Il  a  senti  la  néces- 
sité de  se  livrer  à  des  investigations  nouvelles  pour  obtenir  la  vé- 
rité qu'il  cherchait,  et  ne  s'est  pas  effrayé  de  la  tâche  qui  s'offrait  à 
lui.  Nous  connaissons  désormais  d'une  manière  complète  tous  les 
événemens  compris  entre  1589  et  1610.  Ce  que  l'avenir  pourra 
nous  apprendre  à  cet  égard  ne  changera  pas  grand'chose  aux  ju- 
gemens  qu'il  nous  est  permis  de  porter  aujourd'hui.  La  maison 
de  Bourbon  a  joué  un  rôle  immense  dans  la  vie  de  la  nation  fran- 
çaise, et  l'écrivain  qui  raconte  fidèlement  le  règne  de  Henri  IV 
rend  à  son  pays  un  service  éminent.  Qu'il  soit  absorbé  par  l'érudi- 
tion et  néglige  d'insister  sur  le  sens  politique  des  événemens,  c'esl 
un  malheur  sans  doute;  mais  comme  il  a  tout  vu  de  ses  yeux, 
comme  il  a  fait  tout  ce  qui  dépendait  de  lui  pour  s'éclairer,  nous 
sommes  assurés,  en  le  prenant  pour  guide,  de  ne  pas  nous  égarer. 
Que  son  sentiment  s'accorde  avec  le  nôtre  ou  le  contrarie,  nous 
sommes  certains  du  moins  de  ne  pas  faire  fausse  roule.  Il  expose 
les  faits;  nous  pouvons  les  juger  librement.  Il  place  sous  nos  yeux 
les  événemens  racontés  par  les  témoins  oculaires;  il  a  lu  et  consulté 
tout  ce  que  nous  serions  forcés  de  lire,  si  nous  voulions  connaître 
complètement  la  période  qu'il  a  choisie  comme  sujet  de  ses  études. 
Sa  bonne  foi  n'est  pas  douteuse.  Nous  savons  qu'il  appartient  à  la 
science,  et  que  jamais  les  passions  politiques  n'ont  altéré  la  recti- 
tude de  son  jugement.  Si  son  opinion  ne  s'accorde  pas  avec  la  nôtre, 
ce  n'est  pas  qu'il  se  laisse  entraîner  par  des  prédilections  que  nous 
pourrions  condamner.  Entouré  de  livres,  étranger  à  tous  les  mou- 
vemens  qui  se  produisent,  il  s'est  fait  le  contemporain  des  événe- 
mens qu'il  raconte,  et  arrive  à  son  insu  à  partager  les  illusions  des 
hommes  dont  il  accueille  le  témoignage.  Une  critique  sévère  peut 
le  blâmer;  mais  tout  en  le  blâmant,  elle  doit  reconnaître  qu'il  n'a 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rien  néglige  pour  s'éclairer.  Enseveli  dans  l'étude  du  passé,  il  as- 
siste sans  passion  et  sans  colère  à  tous  les  âges  de  l'humanité;  il 
ne  s'émeut  pas,  parce  qu'il  sait  le  passé  tout  entier.  11  vaudrait 
mieux  s'émouvoir,  oui,  sans  doute;  mais  quand  on  n'a  pris  aucune 
part  au  gouvernement  de  son  pays,  quand  on  a  vécu  dans  le  com- 
merce dès  livres,  il  n'est  pas  étonnant  que  l'on  juge  les  événemens 
autrement  qu'un  homme  mêlé  à  la  vie  publique.  La  comparaison 
des  faits,  en  élevant  l'intelligence,  attiédit  parfois  le  cœur.  Il  ne  faut 
pas  s'indigner  contre  cette  impassibilité  apparente.  Les  écrivains 
mêmes  qui  ne  semblent  pas  s'émouvoir  ne  sont  pas  indifférons  aux 
choses  qu'ils  racontent,  mais,  prenant  l'histoire  comme  une  matière 
purement  scientifique,  ils  ne  veulent  pas  paraître  déroger,  et  dédai- 
gnent tout  ce  qui  paraît  ressembler  à  l'émotion.  Les  livres  qu'on 
est  habitué  à  déclarer  inanimés  sont  souvent  plus  profitables  que  les 
livres  déclarés  vivans.  Aux  livres  en  effet  qui  éblouissent  par  une 
parole  ardente,  il  manque  souvent  la  connaissance  des  faits.  Les 
monographies  écrites  par  des  hommes  studieux  et  sincères  sont  une 
bonne  fortune  pour  ceux  qui  aiment  à  s'instruire;  il  y  a  dans  ces 
livres,  conçus  en  dehors  de  toute  passion,  un  charme  singulier.  Un 
homme  qui  oublie  le  monde  entier  pour  étudier  une  période  com- 
prise en  d'étroites  limites  arrive  à  découvrir  un  nombre  infini  de 
choses  inattendues,  souvent  même  il  ne  prévoit  pas  la  portée  de  ses 
découvertes;  mais  que  nous  importe?  Il  nous  révèle  des  vérités  que 
nous  n'aurions  pas  entrevues.  C'en  est  assez  pour  que  nous  lui  prê- 
tions une  attention  vigilante,  et  son  œuvre  est  d'autant  plus  digne 
de  notre  sympathie,  qu'elle  peut  réveiller  dans  les  cœurs  les  plus 
tiècles,  dans  les  esprits  les  plus  indolens,  les  passions  les  plus  géné- 
reuses. 

L'histoire  est  l'étude  la  plus  féconde,  la  plus  salutaire  que  les 
peuples  puissent  se  proposer.  Si,  en  présence  de  chaque  événement 
qui  bouleverse  la  face  d'un  pays,  la  foule  pouvait  se  rappeler  les  évé- 
nemens de  même  nature  qui  ont  agité  les  générations  précédentes, 
j'ose  croire  que  les  révolutions  deviendraient  plus  rares.  La  foule  ne 
puiserait  pas  dans  la  connaissance  de  l'histoire  le  goût  de  l'immobi- 
lité, mais  le  sentiment  de  son  droit,  et  le  jour  où  ce  sentiment  de- 
viendrait populaire,  il  n'y  aurait  plus  ni  découragement  ni  surprise. 
Une  nation  s'interrogerait  comme  un  homme  s'interroge,  et  trou- 
verait dans  son  passé  des  leçons  éloquentes  pour  sa  conduite  dans 
le  présent;  elle  ne  marcherait  plus  au  hasard,  mais  s'avancerait  d'un 
pied  ferme  vers  le  but  marqué  par  l'expérience  et  la  raison.  La  con- 
naissance de  l'histoire  fait  d'une  nation  adolescente  une  nation  vi- 
rile. C'est  là  une  vérité  vulgaire  parmi  les  hommes  studieux,  qu'il 
ne  faut  jamais  perdre  de  vue.  En  présence  de  cette  vérité,  toutes 


DE    LA    MORALITÉ    DE    l'iIISTOIRE.  331 

les  chicanes  sur  la  certitude  historique,  comparée  à  la  certitude  des 
sciences  qui  se  donnent  pour  positives,  s'amoindrissent  singulière- 
ment. Il  n'y  a  pas  pour  les  nations  qui  prétendent  à  la  dignité  mo- 
rale une  étude  plus  profitable  que  l'étude  de  l'histoire.  Tous  ceux 
qui  par  leurs  ell'orts  accroissent  le  trésor  de  nos  souvenirs  ont  bien 
mérité  de  la  chose  publique.  M.  Poirson,  connu  déjà  depuis  long- 
temps par  des  recherches  persévérantes  sur  la  vie  des  peuples  an- 
ciens, s'est  détourné  de  sa  route  pour  concentrer  son  attention  ^ai- 
le règne  de  Henri  IV.  S'il  nous  arrive  de  le  contredire,  nous  le  con- 
tredirons toujours  avec  déférence  :  il  a  recueilli  tant  de  témoignages, 
que  nous  ne  pouvons  pas  l'accuser  de  légèreté;  mais  il  nous  permet- 
tra de  ne  pas  partager  son  avis  en  toute  occasion.  Nous  n'avons  pas 
vécu  dans  le  passé  aussi  longtemps  que  lui,  et  nous  ne  pouvons  pas 
evcuser  ce  qu'il  excuse,  admirer  ce  qu'il  admire,  sans  renoncer  à 
nos  espérances. 

Les  hommes  qui  veulent  toujours  garder  leur  dignité  personnelle 
ont  soin  de  n'oublier  aucune  des  actions  de  leur  vie.  S'ils  ne  les  con- 
signent pas  dans  un  journal,  ils  les  gravent  dans  leur  mémoire,  et 
toutes  les  fois  qu'ils  ont  à  prendre  une  résolution  décisive,  toutes  les 
fois  qu'ils  se  trouvent  en  face  d'un  danger,  ils  interrogent  leur  passé 
comme  le  guide  le  plus  sûr  et  le  plus  fidèle.  Ceux  qui  suivent  celte 
méthode  ont  rarement  à  se  reprocher  une  faiblesse  qui  les  oblige  à 
rougir.  Ils  ne  sont  pas  prémunis  contre  tout  égarement,  car  s'ils  par- 
venaient à  se  prémunir  contre  les  périls  imprévus  sans  exception, 
ils  sortiraient  de  la  condition  humaine.  Cependant,  quoi  qu'il  arrive, 
a  quelque  épreuve  qu'ils  soient  soumis,  ils  portent  légèrement  le 
poids  de  leur  conduite,  parce  qu'ils  n'abandonnent  rien  au  hasard. 
Si  les  grands  événemens  du  passé  étaient  gravés  dans  toutes  les  mé- 
moires, les  peuples  ne  seraient  pas  exposés  à  des  changemcns  de 
fortune  si  soudains  et  si  nombreux.  Le  vœu  que  j'exprime  sera-t-il 
jamais  réalisé?  Les  peuples  arriveront-ils  a  comprendre  la  solidarité 
qui  unit  entre  elles  les  générations  mortes  et  les  générations  vi- 
vantes? Sera-t-il  donné  à  ceux  qui  viendront  après  nous  d'interroger 
le  passé  de  notre  pays  comme  un  homme  attaché  à  sa  dignité  per- 
sonnelle interroge  le  souvenir  de  son  adolescence  et  de  sa  virilité 
pour  assurer  la  paix  et  le  bonheur  de  ses  dernières  années?  Les 
esprits  livrés  aux  plaisirs  du  monde  accuseront  mon  vœu  de  folie  et 
me  renverront  au  pays  des  chimères.  J'ai  meilleure  opinion  de  l'ave- 
nir, et  quoique  je  n'ajoute  pas  foi  au  progrès  indéfini  de  l'humanité, 
je  suis  convaincu  pourtant  qu'un  jour  viendra  où  les  principes  au- 
ront autant  d'importance  que  les  intérêts.  Que  ce  jour  soit  près  de 
nous  ou  loin  de  nous,  c'est  une  question  qu'il  ne  m'appartient  pas 
de  décider,  car  je  n'ai  pas  entre  les  mains  les  élémens  d'une  solu- 


332 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tion;  mais  si  mon  espérance  s'accomplit,  l'étude  de  l'histoire  aura 
certainement  joué  un  rôle  immense  dans  cette  transformation  morale, 
qui  mérite  bien  autant  d'attention  et  de  sollicitude  que  les  trans- 
formations de  l'industrie.  Il  n'est  pas  dans  la  nature  de  la  philoso- 
phie de  devenir  jamais  populaire.  L'histoire  au  contraire,  si  l'on 
consent  à  la  présenter  sous  une  forme  vivante,  en  la  dégageant  de 
tout  ce  qui  n'appartient  pas  au  récit  proprement  dit,  l'histoire 
s'adresse  à  tous  les  esprits,  et  quand  tous  les  esprits  seront  amenés 
à  s'en  occuper,  un  monde  nouveau  s'ouvrira  devant  les  générations 
assez  heureuses,  assez  sensées  pour  ne  pas  mettre  les  intérêts  au- 
dessus  des  principes.  Pour  que  l'histoire  soit  vraiment  digne  d'oc- 
cuper une  nation  entière,  il  ne  faut  pas  qu'elle  se  contente  d'exciter 
la  curiosité;  il  faut  que  les  faits  soient  caractérisés  en  même  temps 
que  racontés,  de  manière  à  servir  de  leçons.  L'histoire  ainsi  présen- 
tée ne  peut  manquer  de  porter  ses  fruits;  mais  le  nombre  des  écri- 
vains qui  conçoivent  ainsi  le  récit  du  passé  est  malheureusement 
bien  restreint. 

Je  ne  m'étonne  pas  que  tant  de  lecteurs  soient  dépourvus  de  sens 
moral.  Il  y  a  d'excellentes  raisons  pour  qu'ils  en  soient  dépourvus, 
c'est  que  la  plupart  des  historiens  attachent  plus  d'importance  à 
la  révélation  de  faits  nouveaux  qu'à  l'estimation  des  hommes  et  des 
choses.  Ils  tiennent  à  montrer  l'étendue  de  leur  érudition,  et  né- 
gligent trop  souvent  de  caractériser  les  événemens  en  prenant  pour 
guides  des  principes  sévères.  Or,  comme  les  trois  quarts  des  lecteurs 
ne  sont  pas  en  mesure  de  contrôler  les  pages  qui  passent  sous  leurs 
yeux,  ce  n'est  pas  merveille  si  l'insouciance  morale  des  historiens  se 
retrouve  dans  la  foule.  Le  problème  à  résoudre  dans  la  composition 
d'une  monographie  historique,  c'est  de  concilier  l'exactitude,  le  nom- 
bre et  la  variété  des  détails  avec  le  respect  du  sens  moral.  M.  Poir- 
son,  j'aime  à  le  dire  bien  haut,  s'en  est  vivement  préoccupé.  On 
sent  à  chaque  page  de  son  livre  qu'il  ne  sépare  pas  la  conscience 
de  l'érudition,  ou  plutôt  que,  privée  du  contrôle  de  la  conscience, 
l'érudition  n'est  à  ses  yeux  qu'une  chose  sans  valeur.  Il  veut  que 
la  connaissance  de  la  vérité  mène  à  la  pratique  du  bien,  et  lors  même 
qu'il  n'aurait  pas  puisé  dans  les  documens  originaux  que  nous  pos- 
sédons sur  le  xve  et  le  xvie  siècles  de  quoi  renouveler  la  physionomie 
de  cette  période,  il  se  détacherait  de  la  plupart  des  écrivains  qui  ont 
traité  le  même  sujet  par  la  franchise  et  la  fermeté  de  ses  principes. 
Il  aime  la  justice,  et  ne  néglige  aucune  occasion  de  le  prouver.  Ce 
mérite  n'est  pas  vulgaire,  et  suifirait  pour  lui  concilier  notre  sym- 
pathie. On  suit  avec  confiance  un  maître  qui  n'oublie  jamais  le  droit 
pour  s'incliner  devant  le  fait.  Le  passé  jugé  par  lui,  à  mesure 
qu'il  le  raconte,  nous  intéresse  comme  un  événement  accompli  sous 


DE    LA    MORALITE    DE    L  HISTOIRE. 


333 


nos  yeux,  et  qui  nous  aurait  atteints  dans  notre  bonheur,  clans  nos 
affections.  Si  la  narration  n'est  pas  toujours  conçue  avec  toute  l'ha- 
bileté qu'on  pourrait  souhaiter,  en  revanche  la  conscience  du  lec- 
teur est  constamment  satisfaite.  Chacun,  après  avoir  suivi  le  déve- 
loppement de  sa  pensée,  sait-  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  valeur  des 
hommes  dont  les  actions  viennent  de  se  dérouler  sous  ses  yeux.  Ni 
embarras,  ni  hésitation,  ni  doute,  ni  obscurité.  M.  Poirson  parle  des 
plus  grandes  choses  avec  simplicité,  et  la  rectitude  de  son  esprit 
n'est  jamais  troublée  par  le  nombre  ou  l'éclat  des  événemens  :  heu- 
reux privilège  des  travaux  entrepris  dans  la  retraite,  loin  du  bruit 
des  affaires,  achevés  sans  autre  ambition  que  la  connaissance  de  la 
vérité.  M.  Poirson,  je  n'en  doute  pas,  a  commencé  l'histoire  du  règne 
d'Henri  IV  sans  aucune  idée  préconçue.  Il  s'est  souvenu  de  la  parole 
de  Quintilien  :  «  On  écrit  l'histoire  pour  raconter,  non  pour  démon- 
trer. ))  Seulement  il  s'en  est  souvenu  en  homme  qui  possède  les 
Annales  aussi  bien  que  les  Institutions  Oratoires,  et  qui  ne  com- 
prend pas  le  récit  sans  moralité.  On  sent  que  dans  sa  pensée  l'in- 
différence n'est  pas  moins  coupable  que  l'ignorance.  Réfléchir 
l'image  du  passé  comme  le  fleuve  réfléchit  les  arbres  de  ses  rives 
n'est  pas  le  rôle  d'une  créature  intelligente. 

L'époque  choisie  par  M.  Poirson  est  une  des  plus  importantes  de 
notre  histoire,  car  c'est  l'époque  de  la  renaissance  et  de  la  réforme. 
Quoique  le  Béarnais  ait  régné  de  1589  à  1610,  quoique  la  renais- 
sance, pour  les  chronologistes,  commence  en  1453  et  la  réforme  en 
1517,  cependant  la  renaissance  et  la  réforme  jouent  un  grand  rôle 
dans  le  gouvernement  de  Henri  IV.  Chose  digne  de  remarque,  et  je 
ne  suis  pas  le  premier  à  le  dire,  en  même  temps  que  la  renaissance 
ouvrait  à  l'esprit  humain  des  perspectives  nouvelles  en  lui  révélant 
le  secret  de  la  sagesse  et  de  la  science  antiques,  en  même  temps  que 
les  prédications  de  Luther  revendiquaient  comme  un  droit  sacré  la 
liberté  de  conscience,  la  condition  politique  de  la  société,  au  lieu  de 
faire  un  pas  en  avant,  faisait  un  pas  en  arrière;  le  champ  de  l'intel- 
ligence s'élargissait,  la  liberté  d'examen  devenait  familière  à  tous 
les  esprits  élevés,  et  cependant  le  gouvernement  devenait  de  plus 
en  plus  absolu.  L'avilissement  des  mœurs  de  la  cour  rendait  encore 
plus  odieuses  les  formes  tyranniques  de  l'administration.  M.  Poir- 
son, qui,  avant  d'écrire  l'histoire  du  règne  de  Henri  IV,  a  pris  la 
peine  d'étudier  l'histoire  entière  de  notre  pays,  n'a  pas  négligé  ce 
point  de  vue.  Pour  lui,  Dieu  merci,  la  science  ne  commence  pas  au 
sujet  qu'il  traite  aujourd'hui;  il  connaît  l'origine  des  faits  qu'il  ex- 
pose. Charles  IX  et  Henri  III  lui  sont  aussi  familiers  que  Henri  l\, 
et  lui  permettent  d'expliquer  ce  qui  resterait  obscur  sans  ces  no- 
tions préliminaires.  Il  existe  en  effet  une  contradiction  apparente 


334  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

entre  la  renaissance,  la  réforme  et  l'accroissement  de  la  tyrannie 
politique;  mais  cette  contradiction  s'évanouit  devant  la  réflexion. 
Que  la  renaissance  ait  préparé  La  réforme,  ce  n'est  plus  aujourd'hui 
une  question.  Les  Crées  réfugiés  en  Italie  et  en  France  après  la  prise 
de  Constantinople  par  Mahomet  II  avaient  préparé  les  esprits  à  toutes 
les  hardiesses  de  la  pensée.  Dans  l'espace  compris  entre  la  chute  de 
l'empire  d'Orient  et  les  premières  prédications  de  Luther,  c'est-à- 
dir-e  dans  l'espace  de  soixante-quatre  ans,  l'Europe  avait  eu  le  temps 
de  s'habituer  à  toutes  les  hardiesses  de  l'intelligence,  ne  prenant 
conseil  que  d'elle-même,  et  ne  reculant  devant  les  conséquences 
d'aucun  principe.  Les  quêtes  faites  par  les  moines  pour  l'achève- 
ment de  Saint-Pierre,  les  indulgences  promises  à  la  générosité  des 
fidèles,  n'ont  été  que  l'occasion  et  non  pas  la  cause  de  la  résistance 
opposée  à  l'autorité  pontificale.  Lors  même  que  la  papauté  n'eût 
rien  demandé  aux  âmes  pieuses  pour  enrichir  les  églises  consacrées 
à  la  foi  catholique,  la  liberté  d'examen  en  matière  religieuse  eût 
trouvé  moyen  de  se  produire. 

Le  nouvel  historien  de  Henri  IV  a  très  bien  montré  que  le  x  vic  siècle, 
qui  est  un  siècle  de  progrès,  si  l'on  ne  considère  que  le  développe- 
ment général  de  l'esprit  humain,  est  un  siècle  rétrograde,  si  l'on  s' ap- 
pliqua à  D'envisager  que  le  développement  politique  de  l'Europe.  Il 
marque  avec  une  précision  parfaite  l'intervalle  qui  sépare  le  do- 
maine des  idées  pures  du  domaine  des  faits.  Les  grands  esprits, 
qui  forment  toujours  la  minorité,  les  esprits  généreux,  plus  nom- 
breux sans  doute ,  mais  qui  ne  sont  pas  la  multitude,  sentaient  le 
besoin  de  consacrer  la  liberté  de  conscience;  mais  leur  franchise 
déplaisait  au  pouvoir  établi,  car  du  libre  examen  en  matière  reli- 
gieuse au  libre  examen  en  matière  politique,  U  n'y  a  qu'un  pas, 
et  ce  pas,  il  fallait  à  tout  prix  empêcher  les  esprits  de  le  franchir. 
Les  bûchers  allumés  sous  François  Ier  révèlent  assez  clairement  les 
inquiétudes,  les  terreurs  du  pouvoir.  On  a  dit  que  la  résistance  re- 
ligieuse masquait  la  résistance  de  l'aristocratie  à  la  royauté.  Il  y 
a  dans  cette  affirmation  une  part  de  vérité,  et  je  le  reconnais  d'au- 
tant plus  volontiers  que  cette  affirmation  s'accorde  parfaitement 
avec  la  libation  des  idées  qui  ont  dominé  la  seconde  moitié  du 
xve  siècle  et  le  xvie  siècle  tout  entier.  Élargissement  du  champ  des 
spéculations  philosophiques ,  revendication  de  la  liberté  de  con- 
science, résistance  au  pouvoir  absolu,  trois  termes  qui  s'enchaînent, 
et  qui  expliquent  très  nettement  les  événemens  compris  entre  les 
années  1515  et  1589.  Sans  doute  la  résistance  de  l'aristocratie  à  la 
royauté  a  pu  s'abriter  derrière  la  liberté  de  conscience;  mais  lors 
même  que  l'alliance  de  la  cause  politique  et  de  la  cause  religieuse 
serait  pleinement  démontrée,  il  n'en  resterait  pas  moins  avéré  que 


DE    LA    MORALITÉ    DE    L'HISTOIRE.  335 

la  liberté  de  conscience  a  suscité  la  guerre  civile,  car,  sans  la  liberté 
de  conscience,  qu'elle  revendiquait,  une  partie  de  la  noblesse  fran- 
çaise n'eût  jamais  trouvé  moyen  de  tenir  tête  à  la  royauté.  Préparé 
à  l'intelligence,  à  l'explication  de  ces  faits,  l'historien  de  Henri  I\ 
n'a  rien  négligé  pour  les  mettre  en  évidence.  Il  a  compris  que  le 
règne  des  derniers  Valois  pouvait  seul  rendre  compte  des  premières 
années  du  règne  de  Henri  IV.  Sa  prétention  n'est  pas  de  donner  au 
Béarnais  une  physionomie  nouvelle.  Il  contrôle  librement  les  té- 
moignages; mais  après  les  avoir  contrôlés,  il  les  accepte  sans  ré- 
serve, et  ne  s'attache  pas  à  les  interpréter  d'une  manière  inatten- 
due. Il  consent  à  se  trouver  de  l'avis  de  ses  devanciers,  quoiqu'il 
ait  étudié  autrement  qu'eux  le  sujet  qu'ils  ont  déjà  traité.  11  n'a  pas 
le  goût  du  paradoxe,  et  ne  cherche  pas  à  tirer  parti  des  documens 
qu'il  tient  entre  ses  mains  pour  étonner  le  lecteur.  C'est  une  preuve 
de  bon  sens  et  de  modération  que  je  loue  avec  empressement,  car 
ce  n'est  pas  une  vertu  vulgaire  parmi  les  historiens  de  nos  jours. 
Chaque  fois  qu'ils  disposent  de  documens  inédits,  ils  n'ont  rien  de 
plus  pressé  que  de  concevoir  et  de  dessiner  une  physionomie  inat- 
tendue. Leur  plus  grand  plaisir  est  de  dérouter  les  opinions  accrédi- 
tées. M.  Poirson,  qui  a  dépensé  les  plus  belles  années  de  sa  vie  dans 
l'enseignement  de  l'histoire,  dont  l'autorité  est  depuis  longtemps 
établie,  ne  cède  pas  à  ces  tentations  puériles.  Il  ne  tient  pas  à  éton- 
ner, il  tient  à  instruire.  Quand  ses  études  l'obligent  à  confirmer  les 
croyances  acceptées  depuis  nombre  d'années,  il  ne  s'effraie  pas  de 
cette  nécessité.  Ainsi  ceux  qui  chercheraient  dans  son  dernier  livre 
un  portrait  du  Béarnais  qui  ne  s'accorde  pas  avec  les  portraits  des- 
sinés par  les  historiens  qui  l'ont  précédé  seraient  complètement 
désappointés.  La  figure  que  nous  avons  devant  nous  ressemble  à 
celle  que  nous  connaissons  déjà.  Ce  qui  donne  au  livre  de  M.  Poir- 
son une  valeur  singulière,  ce  qui  le  recommande  à  l'attention  des 
érudits  et  des  hommes  du  monde,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  dans  son  ré- 
cit un  fait  dont  il  ne  puisse  fournir  la  preuve.  Il  dit  ce  qu'il  sait  et 
n'invente  rien,  il  raconte  ce  qu'il  a  trouvé  dans  le  témoignage  des 
contemporains,  et  n'essaie  pas  d'ajouter  des  traits  nouveaux  qui 
pourraient  séduire  l'imagination,  mais  qui  ne  s'accorderaient  pas 
avec  la  sévérité  loyale  de  l'histoire.  Ceux  qui  aiment  l'inattendu  se 
plaindront  sans  doute,  car  M.  Poirson  laisse  debout  le  Béarnais  des 
croyances  populaires;  mais  ceux  qui  aiment  la  vérité  ne  se  plain- 
dront pas,  car  ils  sauront  gré  à  l'auteur  de  n'avoir  rien  négligé  pour 
former  sa  conviction,  et  pour  eux  croire  ce  qu'ils  croyaient  ne  sera 
pas  un  désappointement. 

D'ailleurs,  si  M.  Poirson  ne  donne  pas  au  Béarnais  une  physiono- 
mie nouvelle,  il  traite  avec  un  soin  scrupuleux  toutes  les  questions 


336 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


de  droit  public  qui  se  rattachent  à  son  avènement,  toutes  les  ques- 
tions de  politique  intérieure  ou  extérieure  comprises  dans  son  règne. 
Les  missions  diplomatiques  et  les  mesures  économiques  tiennent 
une  grande  place  dans  son  livre,  et  quand  on  a  tourné  la  dernière 
page,  on  connaît  sur  le  bout  du  doigt  les  relations  de  la  France 
avec  l'Europe  depuis  la  mort  de  Henri  III  jusqu'à  l'avènement  de 
Louis  XIII.  La  conduite  et  les  projets  de  Sully  sont  expliqués  de 
manière  à  contenter  les  esprits  les  plus  curieux.  La  tâcbe  de  l'histo- 
rien ainsi  comprise  a  déjà  de  quoi  contenter  son  ambition,  et  pour- 
tant l'auteur  ne  s'en  est  pas  tenu  là.  Après  avoir  traité  les  ques- 
tions de  finances,  d'agriculture,  de  commerce,  d'industrie,  il  traite 
avec  le  même  soin  toutes  les  questions  qui  intéressent  le  développe- 
ment du  génie  national.  Sciences,  littérature,  beaux-arts,  il  a  tout 
abordé  sans  s'effrayer  du  champ  qui  s'ouvrait  devant  lui.  Peut-être 
n'a-t-il  pas  étreint  d'une  main  assez  puissante  tous  les  épis  qu'il 
avait  moissonnés,  peut-être  n'a-t-il  pas  noué  la  gerbe  qu'il  nous 
donne  d'un  lien  assez  solide;  mais  sa  faucille  n'a  pas  laissé  grand'- 
chose  à  glaner.  Ceux  qui  viendront  après  lui  pourront  ordonner 
d'une  manière  nouvelle  les  faits  qu'il  a  recueillis,  il  est  douteux  qu'ils 
recueillent  des  faits  nouveaux.  C'est  pourquoi  on  est  obligé  d'attri- 
buer au  livre  de  M.  Poirson  une  très  grande  valeur,  car  c'est,  dans 
le  domaine  scientifique,  un  des  ouvrages  les  plus  consciencieux  qui 
honorent  notre  temps.  A  proprement  parler,  il  ne  raconte  pas  ce  qu'il 
sait,  il  se  contente  de  l'exposer.  Aussi  pour  les  hommes  d'étude  son 
livre  est  une  œuvre  satisfaisante;  mais  pour  ceux  qui  désirent  l'union 
d'une  forme  attrayante  et  d'un  enseignement  sérieux,  c'est  une 
œuvre  incomplète,  car  l'histoire  est  tout  à  la  fois  une  science  et  un 
art.  La  science  privée  du  secours  de  l'art  effarouche  les  esprits  qui 
n'aiment  pas  la  vérité  pour  elle-même,  et  le  nombre  en  est  grand. 
L'art  privé  du  secours  de  la  science  n'offre  au  lecteur  qu'un  passe- 
temps  puéril.  Quelle  que  soit  mon  estime  pour  la  science  pure  dans 
le  domaine  historique,  je  regrette  que  M.  Poirson,  qui  a  vécu  dans 
le  commerce  familier  des  grands  écrivains  de  l'antiquité,  n'ait  vu 
dans  le  règne  de  Henri  IV  qu'un  sujet  d'étude  et  d'enseignement. 
S'il  eût  essayé  de  vivre  de  la  vie  de  ses  personnages,  de  les  mettre 
en  scène,  son  livre,  au  lieu  d'obtenir  un  succès  inférieur  à  son  mé- 
rite, serait  aujourd'hui  connu  de  tous  ceux  qui  aiment  l'histoire  de 
leur  pays,  mais  qui  ont  besoin  d'être  attirés  vers  la  science,  et 
n'osent  l'aborder  quand  elle  se  présente  seule  et  sans  ornement. 
Vouloir  appliquer  à  l'histoire  les  procédés  de  style  qu'on  emploie 
dans  un  traité  de  chimie  ou  de  botanique,  c'est  se  tromper,  c'est 
méconnaître  la  nature  du  sujet  qu'on  a  choisi.  La  décomposition  et 
la  composition  des  corps,  le  développement  et  la  reproduction  des 


DE    LA    MORALITÉ    DE    l'hISTOIRE.  337 

plantes  se  passent  très  bien  des  artifices  oratoires;  mais  lorsqu'il 
s'agit  d'événemens  historiques,  c'est-à-dire  d'actions  conçues,  pré- 
parées, accomplies  par  des  hommes,  nous  ne  voulons  pas  séparer 
l'émotion  de  l'enseignement.  A  cet  égard,  M.  Poirson  ne  partage  pas 
notre  avis.  Comment  pourrions-nous  en  douter?  11  expose  les  évé- 
nemens  compris  entre  1589  et  1(510  comme  un  professeur  du  Col- 
lège de  France  ou  du  Muséum  d'histoire  naturelle  décrirait  la 
croissance  du  chêne  ou  du  palmier,  la  formation  d'un  sel  ou  d'un 
oxyde.  Au  point  de  vue  scientifique,  son  exposé  ne  laisse  rien  à  dé- 
sirer :  après  avoir  lu  son  livre,  on  sait  touchant  ce  règne  laborieux 
tout  ce  qu'il  est  permis  de  savoir;  mais  la  science  présentée  sous 
une  forme  plus  animée  ne  perdrait  pas  une  parcelle  de  sa  valeur. 
M.  Poirson  n'a  pas  tenté  une  seule  fois  de  nous  émouvoir  :  il  acompte 
sur  les  habitudes  studieuses  de  ses  lecteurs,  et  s'il  n'a  pas  obtenu 
tout  ce  qu'il  espérait,  on  ne  peut  pas  dire  cependant  qu'il  ait  été  dieu 
dans  son  attente.  Ceux  mêmes  qui  ne  jugent  pas  Henri  IV  comme  il 
l'a  jugé  reconnaissent  et  proclament  le  caractère  sérieux  de  ses  in- 
vestigations. 

En  voyant  avec  quelle  persévérance  l'auteur  évite  tout  ce  qui 
pourrait  sembler  attrayant,  je  me  suis  demandé  si  je  devais  attri- 
buer cette  résolution  singulière  aux  fonctions  qu'il  a  remplies  pen- 
dant un  grand  nombre  d'armées,  ou  si  quelque  motif  tiré  de  l'état 
présent  de  notre  littérature  n'était  pas  venu  s'ajouter  aux  habitudes 
de  l'enseignement.  M.  Poirson  a  longtemps  professé  l'histoire  dans 
nos  collèges,  il  a  formé  des  élèves  qui  font  aujourd'hui  pour  la  géné- 
ration nouvelle  ce  qu'il  a  fait  pour  la  génération  précédente;  mais 
je  ne  crois  pas  m'abuser  en  affirmant  qu'il  y  a  derrière  son  dédain 
constant  pour  les  artifices  de  la  narration  un  sentiment  plus  vif. 
Depuis  quelques  années,  nous  avons  vu  se  produire  des  œuvres 
qui  se  donnaient  pour  historiques,  où  l'éclat  du  langage  ne  réus- 
sissait pas  à  déguiser  l'ignorance  des  faits.  Ces  œuvres  qui  n'en- 
seignent rien,  qui  peuvent  tout  au  plus  obscurcir  et  troubler  les 
idées  acquises  dans  des  livres  sérieux,  ont  obtenu  un  succès  popu- 
laire. Témoin  de  cette  injustice  de  la  foule,  M.  Poirson,  je  suis  porté 
à  le  croire,  a  pensé  que  la  seule  manière  de  restituer  à  l'histoire  le 
caractère  qui  lui  appartient  était  de  proscrire  sans  pitié  tout  ce  qui 
accuse  le  désir  de  plaire.  Il  s'est  dit  en  lui-même  :  «  Je  me  suis  donné 
pour  mission  de  propager  la  connaissance  du  passé;  je  ne  veux  pas 
être  confondu  avec  ceux  qui  parlent  du  passé  sans  le  connaître.  La 
foule  dévore  aujourd'hui  d'un  œil  avide  de  prétendus  récits  qui  ne 
sont  qu'un  vain  assemblage  de  mots;  elle  va  chercher  l'histoire  dans 
un  pompeux  entassement  de  périodes  sonores  et  vides;  je  ne  ferai 
rien  pour  attirer  là  foule.  Ceux  qui  aiment  la  science  viendront  à 

TOME    IX.  22 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moi,  car  ma  parole  est  depuis  longtemps  respectée.  Quant  à  ceux 
qui  ne  goûtent  l'histoire  que  sous  la  forme  du  roman,  leur  sympa- 
thie ne  me  flatterait  pas,  je  n'accepterais  pas  leurs  éloges,  et  je  me 
sens  incapable  de  rien  faire  pour  les  obtenir.  »  En  se  plaçant  à  ce 
point  de  vue,  on  arrive  à  trouver  tout  naturel  le  dédain  de  M.  Poirson 
pour  les  artifices  de  la  narration.  Cependant  il  s'est  laissé  emporter 
trop  loin,  il  a  dépassé  le  but  qu'il  se  proposait.  S'il  a  cru  réagir 
ainsi  contre  la  frivolité  des  œuvres  qui  se  donnent  pour  historiques, 
je  ne  puis  que  m'associer  à  cet  excellent  dessein;  mais  pour  ruiner 
la  popularité  de  ces  œuvres,  il  aurait  fallu  présenter  la  science  sous 
une  forme  qui  n'effarouchât  point  la  foule,  et  dans  l'histoire  du  règne 
de  Henri  IV  il  n'y  a  pas  une  page  qui  ne  soit  l'expression  austère  des 
faits.  Si  M.  Poirson  a  conçu  l'espérance  d'envoyer  à  l'oubli  les  livres 
qui  jouissent  aujourd'hui  d'une  renommée  illégitime,  il  n'a  pas  pris 
le  moyen  le  plus  sûr  de  remplacer  le  roman  par  la  vérité.  Un  peu 
plus  de  mouvement  dans  l'exposé  des  faits  serait  une  excellente  ruse 
de  guerre.  Les  lecteurs  qui  manquent  de  courage  pour  suivre  pen- 
dant un  millier  de  pages  le  développement  d'une  pensée  toujours 
grave  s'instruiraient  à  leur  insu,  si  l'auteur  consentait  à  raconter 
ce  qu'il  sait,  au  lieu  d'exposer  les  causes  et  les  effets  sans  tenir 
compte  de  la  force  moyenne  des  intelligences.  Ce  serait,  à  mon  avis, 
l'expédient  le  plus  adroit,  et  les  amis  de  la  science  ne  pourraient 
trouver  mauvais  qu'on  ornât  la  vérité  pour  la  populariser.  M.  Poir- 
son, en  offrant  au  public  le  fruit  de  ses  études,  n'y  a  pas  songé. 

L'auteur  a  publié  pour  ses  élèves  un  précis  d'histoire  de  France 
qui  s'arrête  à  l'avènement  de  Henri  IV.  Par  ce  livre,  justement  es- 
timé comme  ouvrage  d'enseignement  élémentaire,  il  s'est  cru  dis- 
pensé de  rappeler  les  règnes  des  derniers  Valois.  Je  pense  pourtant 
qu'il  eût  fait  une  chose  utile  en  réunissant  dans  une  large  intro- 
duction les  événemens  compris  entre  1515  et  1589,  car  son  his- 
toire de  Henri  IV  est  destinée  aux  gens  du  inonde  aussi  bien  qu'aux 
érudits,  et  les  gens  du  monde,  qui  ont  quitté  depuis  longtemps  les 
bancs  du  collège,  ont  oublié  son  précis.  Le  règne  du  premier  Bour- 
bon est  difficile  à  comprendre  pour  ceux  qui  n'ont  pas  sous  les  yeux 
la  conduite  de  François  Ier,  de  Charles  IX,  de  Henri  III.  Les  der- 
nières années  du  xvie  siècle  et  les  dix  premières  années  du  xvnc  de- 
meurent à  peu  près  lettre  close  quand  on  ne  connaît  pas  familière- 
ment les  rois  dont  je  viens  d'écrire  les  noms.  L'historien  a  beau 
prodiguer  les  détails,  reproduire  sa  pensée  sous  des  formes  nom- 
breuses et  variées;  il  n'est  jamais  compris  qu'à  demi  de  la  plupart 
des  lecteurs.  La  conduite  de  Henri  IV,  qui  n'est  pas  irréprochable 
aux  yeux  mêmes  de  ses  admirateurs,  soulève  des  objections  faciles 
à  réfuter  dès  qu'on  sait  la  conduite  de  ses  prédécesseurs.  Pour  tout 


DE    LA    MORALITÉ    DE    L'HISTOIRE.  339 

dire  en  un  mot,  M.  Poirson  a  trop  compté  sur  l'érudition  et  sur  la 
mémoire  de  la  génération  à  laquelle  il  s'adresse.  C'est  de  sa  part  une 
courtoisie  qui  sera,  je  le  crois  du  moins,  payée  d'ingratitude.  Les 
persécutions  de  François  I"  contre  la  réforme  naissante,  le  massacre 
de  la  Saint-Barthélémy,  l'organisation  de  la  ligue,  sont  les  prolégo- 
mènes nécessaires  de  l'histoire  de  Henri  IV.  Bien  des  gens  ont  en- 
tendu parler  des  faits  que  je  rappelle:  mais  pour  bien  comprendre 
en  face  de  quels  périls  se  trouvait  le  Béarnais  le  lendemain  de  son 
avènement,  il  faut  quelque  chose  de  plus  qu'un  vague  souvenir.  Le 
bûcher  de  Berquin,  le  meurtre  de  Coligny,  la  conspiration  des  Guises, 
marquent  dans  la  défense  de  l'église  romaine  contre  la  réforme  trois 
momens  décisifs,  et  sans  la  connaissance  complète  de  ces  trois  mo- 
mens  il  est  à  peu  près  impossible  de  juger  sainement  les  actions 
dont  se  compose  le  règne  de  Henri  IV.  M.  Poirson  n'avait  qu'à  dé- 
tacher quelques  pages  de  son  précis,  à  les  remanier,  pour  nous  don- 
ner l'introduction  que  je  regrette  de  ne  pas  trouver  en  tête  de  son 
livre.  J'insiste  d'autant  plus  volontiers  sur  ce  point,  que  malgré  les 
travaux  récens  publiés  en  France  et  en  Allemagne,  la  réforme  et  la 
ligue  ne  sont  pas  encore  entrées  dans  le  domaine  des  connaissances 
populaires.  Bien  des  esprits  qui  se  croient  éclairés  ne  voient  dans  la 
Saint-Barthélémy  qu'un  coup  de  tête,  dans  la  révolte  des  Guises 
qu'une  question  politique.  Et  comment  juger  avec  de  telles  données 
le  règne  de  Henri  IV?  Les  prolégomènes  que  je  demande  explique- 
raient ce  qui  demeure  obscur  pour  le  plus  grand  nombre. 

On  sait  aujourd'hui  que  le  massacre  de  la  Saint-Barthélémy  n'est 
pas  un  coup  de  tète,  que  dans  la  conspiration  des  Guises  contre  la 
royauté  la  religion  tenait  autant  de  place  que  l'ambition  politique. 
On  a  renoncé  à  ne  voir  dans  François  Ier  qu'un  protecteur  dévoué 
de  la  science  et  des  lettres.  Les  palais  qu'il  a  construits,  les  statues 
dont  il  a  orné  ses  jardins,  ne  suffisent  pas  pour  caractériser  son 
règne.  Ce  qu'il  combattait  dans  la  réforme,  ce  n'était  pas  seulement 
l'hérésie,  mais  bien  aussi  et  surtout  la  liberté  de  penser.  Il  n'accep- 
tait de  la  renaissance  que  le  développement  des  arts;  quant  à  la  pen- 
sée, il  n'en  voulait  pas.  Il  se  posait  comme  le  défenseur  de  l'église, 
et  l'église  acceptait  avec  empressement  le  secours  de  son  épée;  mais 
ce  qu'il  défendait,  c'était  son  gouvernement.  M.  Poirson,  qui,  mal- 
gré sa  prédilection  pour  la  monarchie,  pour  la  foi  catholique,  est 
animé  de  sentimens  libéraux,  n'aurait  pas  eu  de  peine  à  caractéri- 
ser très  nettement  la  conduite  de  François  Ier.  A  l'égard  de  Charles  IX, 
sa  tâche  eût  été  encore  plus  facile,  car  il  n'y  a  pas  de  catholique 
sincère  qui  ne  maudisse  et  ne  flétrisse  la  Saint-Barthélémy.  Tout 
homme  qui  se  dit  soumis  à  l'église  romaine  et  ne  voit  dans  la  Saint- 
Barthélémy  qu'une  rigueur  salutaire  perd  le  droit  d'accuser  Dio- 


3A0  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

clétien  et  de  plaindre  les  chrétiens  envoyés  au  supplice.  Il  n'y  a  pas 
deux  justices.  Si  Charles  IX  a  pu,  sans  mériter  l'exécration  de  la 
postérité,  verser  le  sang  des  huguenots,  les  empereurs  romains  ont 
pu,  sans  appeler  notre  haine  sur  leur  mémoire,  verser  le  sang  des 
chrétiens  et  les  jeter  aux  lions  dans  le  cirque  frémissant  de  joie. 
M.  Poirson,  comme  tous  les  cœurs  généreux,  comme  tous  les  es- 
prits droits,  condamne  et  maudit  Charles  IX;  pour  éclairer  pleine- 
ment la  conduite  de  Henri  IV,  il  eût  bien  fait  de  développer  ce  qu'il 
avait  dit  dans  son  précis.  Enfin  il  était  de  son  devoir  d'insister  sur 
l'avilissement  de  la  royauté  dans  la  personne  du  dernier  Valois  pour 
expliquer  la  hardiesse  des  ligueurs  et  les  espérances  de  l'Espagne. 
Henri  III  appelait  sur  sa  tète  le  mépris  de  la  France;  ses  mœurs 
dissolues,  le  scandale  de  ses  débauches  et  la  puérilité  de  sa  dé- 
votion le  rendaient  indigne  du  trône.  M.  Poirson,  en  esquissant  le 
règne  du  dernier  Valois,  eût  donné  plus  de  relief  au  règne  du  pre- 
mier Bourbon.  Comme  la  substance  des  prolégomènes  réclamés  par 
le  sujet  de  son  nouveau  livre  se  trouve  dans  son  précis  d'histoire 
de  France,  les  lecteurs  ne  peuvent  mieux  faire  que  de  consulter  ce 
dernier  ouvrage  pour  se  préparer  à  l'intelligence  du  règne  de  Henri  IV. 
Ils  apprendront  en  quelques  jours  ce  qu'ils  ont  besoin  de  savoir 
pour  saisir  la  cause  et  l'enchaînement  des  faits.  S'ils  négligent  de 
s'éclairer  par  cette  étude  préliminaire,  ils  assisteront  aux  batailles, 
ils  suivront  les  négociations,  mais  ils  ne  réussiront  pas  à  démêler 
l'origine  des  événemens.  Ignorant  le  caractère  des  personnages  entre 
qui  s'engage  la  lutte,  ils  seront  réduits  aux  conjectures. 

Avant  d'entamer  l'histoire  du  Béarnais,  M.  Poirson  esquisse  en 
quelques  pages  l'état  de  l'Europe  dans  les  dernières  années  du 
xvi"  siècle.  Pour  ceux  qui  ont  appris  ailleurs  ce  qu'il  rappelle,  c'est 
un  tableau  plein  de  précision  et  d'intérêt;  mais  ce  tableau  n'est 
pas  à  la  portée  de  tous  les  lecteurs.  L'auteur  a  cru  faire  tout  ce 
qu'il  devait,  et  sa  confiance  est  d'autant  plus  excusable,  que  son 
nom  se  rattache  à  la  renaissance  des  études  historiques  dans  notre 
université.  Par  son  enseignement  oral,  par  ses  livres,  il  a  puissam- 
ment contribué  à  propager  parmi  la  jeunesse  la  connaissance  du 
passé.  C'est  un  mérite  que  personne  ne  lui  contestera.  Comme  il  ne 
sépare  pas  notre  histoire  de  l'histoire  générale  de  l'Europe,  il  se 
contente  de  rappeler  ce  qu'il  croit  connu  de  ses  lecteurs.  Je  voudrais 
pouvoir  lui  donner  raison  et  dire  que  la  génération  instruite  par  ses 
leçons  sait  encore  aujourd'hui  ce  qu'elle  apprenait  il  y  a  trente  ans; 
mais  je  suis  forcé  de  reconnaître  et  d'avouer  que  M.  Poirson  a  trop 
présumé  de  la  mémoire  de  ses  auditeurs.  L'état  de  l'Espagne  et 
de  l'Italie,  de  l'Allemagne  et  de  l'Angleterre  pendant  le  xvie  siècle 
n'est  pas  un  sujet  familier  à  tous  les  esprits.  Si  je  voulais  apporter 


DE    LA    MORALITÉ    DE    L'HISTOIRE.  341 

des  preuves,  je  n'aurais  que  l'embarras  du  choix  :  l'ignorance  ou 
l'oubli  de  l'histoire  est  trop  facile  à  démontrer.  Non-seulement  les 
poètes  qui  mettent  en  scène  les  plus  célèbres  personnages  du  passé 
leur  prêtent  des  actions  et  des  paroles  qui  ne  s'accordent  pas  avec 
leur  caractère;  mais  parmi  les  hommes  qui  parlent  du  haut  de  la  tri- 
bune, nous  retrouvons  trop  souvent  la  même  légèreté.  Les  orateurs 
qui  connaissent  la  vie  politique  de  leur  pays  composent  une  mi- 
norité affligeante.  La  chaire  à  cet  égard  n'est  guère  plus  savante 
que  la  tribune.  Je  me  souviens  d'un  sermon  fort  applaudi  où  ne 
manquaient  pas  les  énormités  historiques.  Le  prédicateur  affirmait 
que  Charles-Martel  avait  terrassé  l'islamisme,  et  que  François  1er 
avait  exterminé  la  réforme.  Eli  bien  !  ces  énormités  excitaient  à 
peine  l'étonnement  de  quelques  auditeurs;  la  foule  croyait  le  prédi- 
cateur sur  parole.  Dans  un  pays  et  dans  un  temps  où  de  telles 
choses  peuvent  se  dire  et  passent  inaperçues,  il  est  imprudent  de 
compter  sur  l'érudition  et  la  mémoire  des  lecteurs.  11  ne  faut  pas 
leur  dire  seulement  ce  qui  se  rattache  directement  au  sujet  du  livre, 
mais  leur  apprendre  ce  qu'ils  doivent  savoir  pour  saisir  le  sens  de 
la  première  page.  Et  pourquoi  nous  en  étonner?  A  quoi  mène  la 
connaissance  de  l'histoire?  A  penser.  Ce  n'est  pas  là  un  sujet  de 
convoitise.  Autant  vaut  dire  que  l'histoire  ne  mène  à  rien.  Penser 
ne  donne  pas  une  position,  réfléchir  sur  le  passé  n'est  guère  plus 
utile  que  de  connaître  la  langue  du  Céleste-Empire. 

L'historien  ne  néglige  rien  pour  susciter  dans  l'esprit  du  lecteur 
des  idées  de  nature  diverse;  il  envisage  avec  une  égale  attention  tous 
les  aspects  du  règne  de  Henri  IV.  J'ai  parlé  de  sa  méthode,  qui  me  pa- 
raît convenir  aux  sciences  naturelles  beaucoup  mieux  qu'à  l'histoire. 
J'ai  lieu  de  croire  que  mon  opinion  sera  celle  de  tous  les  hommes 
qui  ont  lu  et  relu  les  grands  historiens  de  l'antiquité.  Néanmoins  cette 
méthode,  que  je  blâme  parce  qu'elle  remplace  la  narration  par  l'ex- 
posé-des  faits,  offre  à  ceux  qui  veulent  étudier  un  avantage  précieux. 
L'impartialité  ou,  si  l'on  veut,  l'impassibilité  de  l'érudit  laisse  au 
lecteur  une  entière  liberté.  L'analyse  des  documens  originaux,  si 
complète,  si  fidèle  qu'elle  soit,  ne  peut  être  acceptée  comme  une 
œuvre  vivante;  mais  si  elle  ne  présente  pas  la  vérité  sous  une  forme 
animée,  du  moins  elle  la  dégage,  et  celui  qui  veut  l'exprimer  n'a 
plus  devant  lui  qu'une  tâche  facile.  Il  y  a  bien  des  livres  histo- 
riques d'une  forme  plus  séduisante  qui  ne  portent  pas  le  même 
profit.  M.  Poirson  excelle  à  classer  les  faits.  Il  introduit  dans  son 
livre  une  nomenclature  sévère  qui  plaît  à  tous  les  bons  esprits.  Il 
croit  que  l'émotion  se  concilie  malaisément  avec  les  devoirs  de  l'en- 
seignement, et  comme  son  but  n'est  pas  de  nous  offrir  un  plaisir  pas- 
sager, mais  de  graver  dans  notre  mémoire  l'image  de  la  vérité,  il  se 


342  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

défie  de  l'émotion.  Aussi  son  livre,  envisagé  au  point  de  vue  didacti- 
que, réunira  de  nombreux  suffrages.  Quant  aux  gens  du  monde  qui 
cherchent  dans  l'histoire  une  distraction  plutôt  qu'un  enseignement, 
je  crains  fort  qu'ils  ne  lisent  pas  sans  désappointement  cette  nomen- 
clature de  faits  si  laborieusement  réunis.  Qu'importe  à  l'auteur?  11  a 
touché  le  but  qu'il  se  proposait,  et  ne  regrettera  pas  ses  veilles.  Il  y 
a  d'ailleurs  dans  ces  pages,  qui  effarouchent  d'abord  les  esprits  fri- 
voles par  leur  physionomie  austère,  de  quoi  exciter  la  curiosité.  Les 
indolens,  les  désœuvrés  qui  ont  peine  à  porter  le  poids  de  leurs  loi- 
sirs, s'ils  réussissent  à  surmonter  leur  frayeur,  s'applaudiront  bientôt 
de  leur  courage.  Après  avoir  lu  d'un  œil  attentif  les  cent  premières 
pages,  ils  s'étonneront  du  monde  nouveau  qui  s'ouvrira  devant  eux. 
Le  spectacle  des  choses  accomplies  dans  une  période  de  vingt  et  un 
ans,  en  détachant  leur  pensée  des  mille  puérilités  dont  leur  vie  se 
compose,  leur  donnera  d'eux-mêmes  une  opinion  meilleure.  L'aus- 
térité de  la  forme,  qui  décourage  les  esprits  sans  vigueur,  est  une 
épreuve  salutaire  pour  les  esprits  qui  ne  sont  qu'engourdis  et  se 
réchauffent  aux  rayons  de  la  vérité.  On  a  tenté  depuis  quelques 
années  de  rendre  la  science  amusante,  et  je  ne  crois  pas  que  la 
science  y  ait  gagné  grand'chose.   La  science  qu'on   déclare  en- 
nuyeuse a  cela  d'excellent,  qu'elle  commande  le  silence  et  la  mo- 
destie à  ceux  qu'elle  effarouche.  La  science  amusante  fait  croire 
aux  ignorans  qu'ils  en  savent  assez  pour  parler  en  toute  occasion, 
à  tout  propos.  On  aura  beau  s'évertuer,  on  ne  fera  jamais  de  l'his- 
toire une  lecture  divertissante  comme  les  contes  de  Perrault.  L'in- 
telligence du  passé  exige  autant  d'attention  que  l'intelligence  des 
phénomènes  astronomiques  et  physiologiques.  M.  Poirson  n'a  pas 
tenté  de  rendre  amusant  le  règne  de  Henri  IV,  je  ne  m'en  plains 
pas,  car  je  ne  confondrai  jamais  l'émotion  produite  par  un  récit 
bien  fait  avec  le  plaisir  futile  que  donne  le  passé  arrangé  en  roman. 
Nous  pouvons,  après  avoir  lu  le  livre  de  M.  Poirson,  dessiner  le 
caractère  politique  de  Henri  IV.  Il  ne  dit  rien  de  nouveau  quant  aux 
conclusions,  mais  les  idées  reçues  trouvent  dans  les  documens  qu'il 
produit  une  confirmation  imposante.  Ce  qui  paraît  évident  dans  la 
conduite  de  Henri  IV  de  1589  à  1594,  c'est  qu'il  a  parfaitement  com- 
pris son  rôle,  et  s'est  attaché  à  le  remplir  avec»  une  résolution  qui 
devait  amener  le  succès.  Or  quel  était  ce  rôle?  C'était  un  rôle  de  con- 
ciliation. Appartenant  à  la  religion  réformée,  qui  n'était  pas  celle  de 
la  majorité  des  Français,  il  ne  pouvait,  sans  s'avilir,  sans  se  désho- 
norer, abjurer  la  foi  de  sa  famille.  Il  a  très  bien  senti  le  côté  délicat 
de  sa  position,  et  avant  d'abjurer  il  a  voulu  conquérir  son  royaume. 
Il  y  avait  dans  la  tâche  qui  lui  était  échue  des  difficultés  sans  nombre. 
Il  en  a  triomphé  avec  un  courage,  avec  une  sagacité  au-dessus  de 


DE    LA    MORALITÉ    DE    L'HISTOIRE.  343 

tout  éloge.  Ce  qu'il  a  fait,  bien  peu  d'hommes  auraient  pu  le  faire. 
Tous  ceux  qui  ont  étudié  d'un  œil  attentif  les  luttes  soutenues  par  le 
Béarnais  de  1589  à  1594  rendront  pleine  justice  à  son  énergie  en 
même  temps  qu'à  la  souplesse  de  son  caractère.  Intrépide  en  face  du 
danger,  il  savait  charmer,  convertir  ses  adversaires  devenus  prison- 
niers. Or,  pour  un  roi  qui  doit  conquérir  son  royaume,  ce  n'est  pas 
là  un  médiocre  avantage.  Toutes  les  fois  qu'il  trouvait  l'occasion  de 
ramener  ou  d'amener  à  son  parti  un  homme  nourri  d'autres  convic- 
tions, il  n'omettait  rien  pour  atteindre  son  but.  Naïf  dans  son  com- 
merce particulier,  naïf  jusqu'à  l'abandon,  il  défiait  les  plus  habiles 
lorsqu'il  s'agissait  de  rallier  à  son  drapeau  des  convictions  chance- 
lantes. C'est  ce  qui  lui  donne  dans  l'histoire  une  physionomie  à  part. 
11  y  a  cela  de  singulier  dans  le  premier  Bourbon  qui  ait  régné  sur  là 
France,  qu'il  paraissait  libre,  imprudent  dans  ses  manières,  dans  ses 
propos,  jusqu'à  compromettre  la  dignité  de  la  couronne,  et  que  ce- 
pendant il  n'a  jamais  été  bon  et  familier  sans  profit.  C'est  pour  les 
souverains  une  leçon  sur  laquelle  je  n'ai  pas  besoin  d'insister. 
Henri  IV,  avec  le  ton  de  sa  parole,  avec  la  simplicité  de  son  langage, 
a  autant  fait  pour  lui-même  et  pour  la  France  qu'avec  ses  batailles 
gagnées.  La  victoire  d'Arqués  lui  a  conquis  moins  de  terrain  que  son 
aménité,  la  souplesse  de  son  langage  et  la  grâce  de  son  accueil.  Ce 
n'est  pas  sans  raison  que  le  peuple  bénit  sa  mémoire 

L'historien  ne  tient  pas  à  paraître  nouveau,  il  tient  à  demeurer 
vrai.  Pourvu  que  la  vérité  se  propage  et  fasse  son  chemin,  il  est 
satisfait.  Il  n'essaie  pas  de  présenter  sous  un  aspect  inattendu  les 
combats  de  Henri  IV  contre  Mayenne.  Il  se  borne  à  enregistrer  les 
défaites  et  les  victoires,  et  quand  il  voit  le  Béarnais  triompher,  il 
mesure  pied  à  pied  le  terrain  conquis  par  le  vainqueur.  Cette  mé- 
thode pourra  sembler  singulière  aux  lecteurs  qui  ont  vécu  dans  le 
commerce  des  historiens  modernes.  Habitués  aux  coups  de  théâtre, 
et,  comme  on  l'a  dit  récemment,  toujours  prêts  à  contempler  l'inat- 
tendu, ils  pourront  trouver  que  M.  Poirson  marche  terre  à  terre  et 
ne  sort  pas  assez  souvent  des  routes  battues.  Malgré  mon  amour 
pour  la  nouveauté,  je  ne  saurais  donner  tort  à  M.  Poirson.  J'aime 
mieux,  qu'on  me  le  pardonne,  une  vérité  consacrée,  fût-elle  même 
vieille  de  vingt  années,  qu'un  paradoxe  éclatant  paré  de  toutes  les 
grâces  du  langage.  M.  Poirson,  en  dessinant  la  figure  de  Henri  IV, 
a  consulté  Tallemant  des  Réaux  moins  souvent  que  Du  Fay,  petit-fils 
de  L'Hôpital.  Qui  oserait  s'en  plaindre?  Au  lieu  d'anecdotes  plaisantes 
ou  scandaleuses,  nous  avons  des  traits  qui  appartiennent  à  l'histoire. 
Nous  pouvons  trouver  que  Du  Fay  apporte  un  peu  trop  de  pompe 
dans  l'expression  de  son  sentiment,  mais  nous  sommes  du  moins  for- 
cés de  reconnaître  qu'il  y  a  dans  ses  discours  un  accent  de  sincérité. 


34A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Henri  IV,  après  avoir  conquis  son  royaume  pied  à  pied,  s'occupa 
sérieusement  de  l'administration  intérieure  de  la  France.  Il  avait 
fait  la  guerre  avec  courage,  de  façon  à  se  concilier  la  sympathie  et 
l'admiration  des  plus  braves.  Dès  qu'il  fut  maître  incontesté  du 
trône,  il  sentit  le  besoin  de  justifier  sa  conquête,  et  voulut  répandre 
sur  ses  sujets  tous  les  bienfaits  de  la  paix.  Doué  d'une  vive  in- 
telligence, mais  incapable  d'une  longue  attention,  il  se  faisait  lire 
pendant  une  demi-heure  le  Théâtre  de  l'Agriculture  d'Olivier  de 
Serres,  et  se  préparait  ainsi  à  l'œuvre  de  pacification  qu'il  avait  en- 
treprise. Avant  d'abjurer,  il  avait  voulu  vaincre,  et  son  abjuration 
échappait  ainsi  atout  reproche  de  lâcheté.  Maître  absolu  du  royaume 
de  France,  il  choisit  pour  but  unique  de  ses  efforts  la  dignité  de  son 
pays  et  le  bonheur  de  ses  sujets.  C'est  là  le  caractère  que  lui  ont 
assigné  les  devanciers  de  M.  Poirson,  et  le  nouvel  historien  n'y  a 
rien  changé.  Est-ce  donc  à  dire  que  son  livre  soit  inutile?  Loin  de 
moi  cette  pensée.  Toutes  les  fois  qu'une  idée  vraie  se  trouve  confir- 
mée par  des  faits  nouveaux,  on  doit  s'en  applaudir.  M.  Poirson  cé- 
lèbre avec  un  égal  empressement  les  victoires  glorieuses  et  les  bien- 
faits de  la  paix.  Après  avoir  lu  les  documens  réunis  par  lui,  on  se 
sent  pénétré  d'une  respectueuse  admiration  pour  le  Béarnais,  qui  fut 
d'abord  un  grand  roi  de  guerre,  et  plus  tard  le  protecteur  assidu, 
éclairé  des  gentilshommes  campagnards  de  son  royaume.  Il  rêvait 
pour  l'abaissement  de  la  maison  d'Autriche  ce  que  Richelieu  réalisa 
plus  tard,  mais  il  voulait  l'accomplir  dans  d'autres  conditions.  Sa 
diplomatie  généreuse  et  loyale  se  conciliait  avec  le  respect  des  sei- 
gneuries locales.  Avait-il  tort?  J'abandonne  la  réponse  à  ceux  qui 
ont  suivi  le  développement  politique  de  la  France  de  1610  à  16/|3. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  la  politique  intérieure  et  la  diplo- 
matie de  la  France  sou    Henri  IV  ont  pour  la  morale  publique  un 
aspect  plus  satisfaisant  que  la  politique  intérieure  et  la  diplomatie 
de  Richelieu.  Permis  à  ceux  qui  ne  voient  dans  les  révolutions  na- 
tionales que  des  accès  de  fièvre  de  dire  que  la  tyrannie  de  Riche- 
lieu est  pleinement  justifiée  par  l'arrogance  de  l'aristocratie.  Avec 
de  pareilles  théories,  on  trouve  moyen  d'amnistier  les  plus  grandes 
cruautés.  Quant  à  nous,  qui  plaçons  en  toute  occasion  le  droit  au- 
dessus  du  fait,  nous  ne  plions  pas  le  genou  devant  la  puissance  de 
Richelieu,  et  nous  préférons  le  gouvernement  conciliateur  du   roi 
Henri  IV  au  gouvernement  tyrannique  du  cardinal-ministre.  L'écha- 
faud  envisagé  comme  remède  drastique  n'est  pas  de  notre  goût,  et 
nous  croyons  que  tous  les  hommes  d'état  vraiment  dignes  de  ce  nom 
partagent  à  cet  égard  notre  répugnance.  La  hache  n'est  pas  un  argu- 
ment, le  sang  qui  coule  n'est  pas  un  aveu  d  erreur;  ceux  qui  mettent 
Richelieu  au-dessus  de  Henri  IV  me  paraissent  l'avoir  oublié. 


DE    LA    MORALITÉ    DE    L'HISTOIRE.  345 

Tous  les  rois  qui  ont  laissé  dans  l'histoire  une  trace  glorieuse  de 
leur  passage  comprenaient  qu'ils  avaient  une  tâche  à  remplir,  et  que 
le  pouvoir  ne  leur  était  pas  donné  pour  contenter  leurs  passions 
et  leurs  caprices.  Henri  IV  était  du  nombre  de  ces  rois.  Il  savait 
que  sa  tache  était  de  réconcilier  les  partis,  et  s'il  n'a  pas  accom- 
pli son  dessein  comme  il  le  souhaitait,  il  faut  du  moins  lui  rendre 
cette  justice,  qu'il  n'a  rien  négligé  pour  toucher  le  but  de  son  am- 
bition. Sans  être  doué  d'une  intelligence  supérieure,  il  possédait 
une  sagacité  qui  pouvait  abuser  ses  contemporains.  Sa  force  était 
dans  l'intelligence  du  passé.  Toute  sa  vie  politique  doit  s'expliquer 
par  une  préoccupation  unique  et  constante  :  il  voulait  effacer  au- 
tant qu'il  était  en  lui  le  souvenir  de  la  Saint-Barthélémy.  Parvenu 
au  trône  après  l'avilissement  de  la  royauté  par  Henri  III,  il  songeait 
surtout  à  réhabiliter  la  royauté,  rendue  odieuse  par  Charles  IX.  Le 
règne  de  Henri  IV  ainsi  envisagé  est  un  de  ceux  qui  méritent  l'atten- 
tion la  plus  sérieuse  et  la  plus  sympathique.  La  réforme,  combattue 
par  François  Ier  avec  le  secours  du  bûcher,  avait  grandi  dans  la  lutte. 
Charles  IX  avait  cru  pouvoir  l'exterminer  en  versant  le  sang  à  flots; 
mais  le  sang  criait  vengeance,  et  la  réforme  grandissait  toujours. 
L'Espagne  prit  en  main  la  cause  de  l'église  romaine;  Henri  111,  al- 
faibli  par  la  débauche,  répondit  à  la  ligue  par  le  meurtre  de  Blois. 
Henri  IV  prit  pour  règle  de  sa  conduite  le  souvenir  de  François  1", 
de  Charles  IX  et  de  Henri  III.  11  sentit  le  besoin  de  réunir  tous  ses 
sujets  dans  une  foi  commune,  et  comme  il  désespérait  de  les  réunir 
au  pied  des  autels,  il  voulut  du  moins  qu'ils  fussent  animés  d'une 
confiance  unanime  dans  la  royauté.  Nous  savons  par  le  témoignage 
des  contemporains  que  ses  vœux  n'étaient  pas  demeurés  stériles. 
Après  avoir  gagné  sa  couronne  sur  les  champs  de  bataille,  il  s'effor- 
çait d'effacer  le  souvenir  de  ses  victoires,  et  confondait  dans  une 
même  affection  les  vainqueurs  et  les  vaincus.  Pour  conquérir  le  trône 
dans  ces  années  difficiles,  le  courage  ne  suffisait  pas;  il  fallait  jouer 
sa  vie  comme  un  soldat,  et  ruser  comme  si  l'on  ne  payait  pas  de  sa 
personne.  Les  seigneurs  rangés  sous  le  drapeau  du  Béarnais  crai- 
gnaient de  vaincre  trop  vite  et  ménageaient  leurs  succès  pour  ne  pas 
devenir  inutiles.  Pour  garder  près  de  soi  de  pareils  capitaines,  il 
devait  unir  la  patience  à  la  générosité.  Il  n'a  pas  failli  un  seul  jour 
à  ce  double  devoir.  Il  leur  pardonnait  de  ne  pas  pousser  trop  avant 
ses  affaires  sans  avoir  arrangé  leur  fortune.  S'il  était  permis  de  pé- 
nétrer, à  la  distance  où  nous  sommes,  les  pensées  secrètes  du  vain- 
queur d'Arqués,  je  dirais  qu'il  n'aimait  pas  la  royauté  pour  le  seul 
plaisir  de  régner,  mais  pour  le  bonheur  de  faire  le  bien  dans  la  plé- 
nitude de  sa  volonté.  Je  n'irais  pas  jusqu'à  lui  prêter  le  sentiment 
démocratique  :  son  éducation,  demeurée  très  incomplète,  ne  lui  avait 


346  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  révélé  de  tels  sentimens;  mais  s'il  ne  se  croyait  pas  pétri  du 
même  limon  que  ses  sujets,  il  trouvait  dans  la  supériorité  qu'il  s'at- 
tribuait un  puissant  aiguillon.  Il  voulait  le  bien  non-seulement  par 
générosité  de  nature,  mais  par  fierté  de  race.  Il  faut  bénir  de  telles 
erreurs  qui  peuvent  invoquer  de  telles  excuses.  Henri  IV,  malgré 
ses  faiblesses,  n'a  pas  besoin  d'être  défendu.  Il  a  trop  bien  com- 
pris son  rôle,  il  a  dépensé  trop  d'énergie  et  de  sagacité  au  service 
de  la  justice,  pour  que  la  postérité  estime  toutes  ses  actions  avec 
une  sévérité  absolue. 

Parmi  les  adversaires  les  plus  acharnés  du  roi  de  France,  nous 
rencontrons  les  coreligionnaires  du  roi  de  Navarre.  J'excuserais  leurs 
rancunes,  si  le  Béarnais  n'eût  pas  triomphé  avant  d'abjurer;  mais 
quand  il  entra  dans  le  sein  de  l'église  romaine,  il  avait  prouvé  à  ses 
ennemis,  l'épée  à  la  main,  qu'il  était  en  mesure  de  les  contenir  et  de 
les  dominer.  Son  abjuration  n'était  donc  pas  une  lâcheté.  Les  protes- 
tans  qui  veulent  trouver  dans  cette  résolution  toute  politique  un  su- 
jet de  condamnation  ne  paraissent  pas  tenir  compte  de  la  condition 
où  il  était  placé.  Sans  doute,  pour  me  servir  d'une  expression  mon- 
daine, son  abjuration  arrangeait  ses  affaires;  mais  il  avait  vaincu  as- 
sez souvent  pour  les  arranger  sans  abjurer  :  voilà  ce  qu'oublient  ses 
adversaires  protestans.  D'ailleurs,  et  c'est  là  ce  qui  demeure  son  éter- 
nel honneur,  en  abandonnant  le  parti  de  la  réforme,  il  ne  s'est  pas 
tourné  contre  les  réformés.  Il  n'a  pas  persécuté  ceux  qu'il  avait  con- 
duits à  la  victoire.  Ce  n'est  pas  une  abjuration  digne  de  mépris  que 
celle  d'un  roi  qui  garde  son  affection  à  ses  compagnons  d'armes 
après  avoir  renoncé  à  leur  croyance.  L'histoire  est  pleine  de  con- 
versions et  d'apostasies  qui  se  traduisent  en  cruelles  représailles, 
pleine  de  vainqueurs  qui  renient  la  cause  victorieuse,  et  se  font  par- 
donner leur  victoire  en  frappant  ceux  qui  les  ont  servis  au  péril  de 
leur  vie.  La  mémoire  de  Henri  IV  n'est  pas  souillée  d'une  pareille 
tache.  Assis  sur  le  trône,  il  a  respecté  la  liberté  de  conscience,  qu'il 
avait  défendue  de  son  épée.  Il  avait  senti  la  nécessité  d'abaisser  la 
maison  d'Autriche,  et  Richelieu  n'a  fait  que  suivre  ses  desseins.  C'est 
là  sans  doute  une  preuve  de  sagacité,  mais  qui  ne  suffirait  pas  pour 
justifier  le  rang  glorieux  qu'il  occupe  dans  l'histoire  de  notre  pays. 
A  mes  yeux,  son  titre  le  plus  solide,  c'est  d'avoir  fait  le  bien  dans  la 
mesure  de  sa  puissance,  de  n'avoir  pas  renié  ses  amis  huguenots  en 
embrassant  la  foi  catholique.  Il  avait  maudit  la  Saint-Barthélémy,  il 
aurait  cru  s'y  associer  par  la  pensée,  en  répondre  devant  Dieu  comme 
un  complice  dévoué,  s'il  n'eût  pas  traité  ses  sujets  huguenots  avec  la 
même  bienveillance  que  ses  sujets  catholiques.  Vainement  dira-t-on 
que  cette  justice  égale  pour  tous  était  un  trait  d'habileté;  c'était 
aussi  un  trait  de  courage,  car,  en  ne  témoignant  pas  la  même  sympa- 


DE    LA    MORALITÉ    DE    L'HISTOIRE.  347 

thie  aux  deux  croyances,  il  eût  rendu  son  règne  plus  facile.  Son  res- 
pect pour  la  liberté  de  conscience,  en  faisant  de  son  gouvernement 
une  tache  plus  laborieuse,  a  marqué  sa  place  parmi  les  souverains 
les  plus  aimés. 

Le  livre  de  M.  Poirson,  écrit  en  vue  de  la  seule  vérité,  semble 
destiné  à  justifier  la  vénération  traditionnelle  qui  entoure  le  nom 
de  Henri  IV.  Après  avoir  lu  ces  pages  savantes,  où  l'œil  le  plus  clair- 
voyant ne  saurait  surprendre  le  désir  de  conquérir  la  faveur  popu- 
laire en  atténuant  la  portée  d'un  fait,  on  sent  que  la  sympathie  des 
générations  qui  nous  ont  précédés  ne  s'est  point  égarée.  Henri  IV 
n'était  pas  un  homme  de  génie;  mais  quoiqu'il  fît  semblant  de  se 
décider  par  lui-même  en  toute  occasion,  il  écoutait  avec  attention, 
avec  profit  les  avis  qui  combattaient  le  sien.  Ceux  qui  lui  appor- 
taient leur  pensée,  heureux  de  la  voir  appliquée,  lui  en  laissaient 
volontiers  l'honneur  et  ne  songeaient  pas  à  se  plaindre.  Il  se  mon- 
trait si  joyeux  d'accomplir  un  dessein  qu'il  n'avait  pas  formé,  que 
l'indiscrétion  eût  été  de  mauvais  goût.  Comment  ne  pas  accepter 
sans  dépit  ce  petit  manège  de  roi?  Les  souverains  ne  savent  pas 
tout;  ils  s'instruisent,  comme  les  autres  hommes,  à  la  sueur  de  leur 
front;  c'est  chez  eux  un  travers  fréquent  de  ne  vouloir  pas  avouer 
qu'ils  ignorent.  Pourvu  qu'ils  consentent  à  écouter  ceux  qui  savent, 
on  aurait  mauvaise  grâce  à  leur  demander  un  aveu  en  forme. 
Henri  IV,  dont  la  pensée  n'embrassait  pas  un  vaste  horizon,  mais 
qui  possédait  pour  le  gouvernement  une  aptitude  singulière,  aimait 
à  s'instruire,  à  s'éclairer,  pour  se  tenir  à  la  hauteur  de  sa  tâche. 
Non-seulement  il  écoutait  sans  impatience  ceux  qui  venaient  sol- 
liciter son  attention  pour  leurs  projets,  mais  il  interrogeait  avec 
empressement  les  hommes  dont  le  savoir  était  prouvé,  pour  donner 
à  ses  idées  personnelles  une  forme  plus  précise  et  les  rendre  plus  fa- 
cilement applicables.  De  la  part  d'un  souverain,  cela  s'appelle  mo- 
destie. M.  Poirson,  en  dessinant  la  figure  de  Henri  IV,  n'essaie  pas  de 
dissimuler  ses  faiblesses;  il  ne  tente  pas  de  grouper  les  témoignages 
qui  s'accordent  avec  ses  prédilections,  en  laissant  dans  l'ombre  ceux 
qui  pourraient  les  blesser.  Il  dit  ce  qu'il  sait,  il  nous  associe  à  ses 
lectures,  et  arrive  sans  effort  au  but  qu'il  se  proposait.  Si  les  con- 
temporains eussent  donné  tort  à  la  tradition  populaire,  M.  Poirson 
s'en  fût  affligé  sans  doute,  mais  il  n'aurait  pas  lutté  contre  l'évidence. 
Les  contemporains  l'ont  affermi  dans  sa  croyance,  il  s'en  réjouit,  et 
ne  cherche  pas  à  le  cacher.  Ce  qui  excite  surtout  son  admiration 
dans  le  Béarnais  après  l'amour  de  la  justice,  c'est  l'art  de  gagner 
les  cœurs.  C'est  en  effet  un  don  précieux  chez  un  souverain,  et  l'art 
de  se  faire  aimer  entre  pour  beaucoup  dans  la  pratique  du  gouver- 
nement. La  crainte  contient,  l'affection  entraîne;  Henri  IV  ne  l'igno- 
rait pas. 


348  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Or  tous  les  traits  que  je  rassemble  ici  se  trouvent  épars  dans  le 
livre  de  M.  Poirson.  Après  avoir  lu  les  trois  volumes  qu'il  vient  de 
publier,  on  connaît  le  Béarnais  comme  si  l'on  avait  vécu  dans  son 
intimité.  On  l'a  suivi  sur  les  champs  de  bataille,  on  a  surpris  le  se- 
cret de  ses  entretiens  avec  ses  conseillers,  on  connaît  le  mobile  de 
ses  actions,  on  n'a  plus  rien  à  souhaiter  pour  former  son  jugement. 
On  regrette  avec  lui  que  Henri  IV  n'ait  pas  gardé  le  trône  pendant 
quelques  années  de  plus  pour  continuer  son  œuvre,  sinon  pour 
l'achever,  car  dans  le  domaine  politique  il  n'y  a  pas  d'oeuvre  qui 
s'achève.  Les  desseins  commencés  dans  la  paix  sont  interrompus  et 
souvent  ajournés  à  long  terme  par  une  guerre  inattendue.  Une  chose 
digne  de  remarque  dans  les  derniers  temps  de  ce  règne  glorieux  et 
bienfaisant,  c'est  le  soin  avec  lequel  le  souverain  s'appliquait  à  tenir 
les  seigneurs  éloignés  de  la  cour.  Il  tenait  à  les  voir  ou  du  moins  à 
les  savoir  activement  occupés  de  l'administration  de  leurs  domaines, 
et  ne  craignait  pas  le  réveil  de  la  puissance  féodale.  Il  voulait  une 
aristocratie  agricole,  et,  si  le  temps  ne  lui  eût  pas  manqué  pour  ac- 
complir son  vœu,  le  gouvernement  de  Richelieu  n'aurait  pas  ordonné 
tant  de  supplices  avec  la  signature  de  Louis  XIII.  A  Dieu  ne  plaise 
que  j'essaie  de  refaire  le  passé  au  gré  de  mes  conjectures  :  ce  serait 
pour  moi  et  pour  le  lecteur  un  passe-temps  puéril.  Cependant, 
comme  j'ai  une  foi  profonde  dans  la  liberté  humaine,  je  ne  crois  pas 
à  la  nécessité  des  événemens.  Il  ne  m'est  donc  pas  défendu  de  me 
demander  ce  qu'aurait  pu  devenir  la  France,  si  Henri  IV  eût  vécu 
seulement  dix  années  de  plus.  Le  pouvoir  royal,  affranchi  dans  une 
certaine  mesure  par  l'éloignement  de  l'aristocratie,  mais  soumis  au 
contrôle  de  l'opinion,  aurait  pu  réaliser  les  réformes  qu'il  méditait. 
La  hache  de  Richelieu  n'aurait  pas  tranché  tant  de  tètes,  et  Louis  XIV 
n'aurait  pas  trouvé  le  sol  préparé  pour  l'établissement  de  la  monar- 
chie absolue.  Si  l'aristocratie  ne  se  fût  pas  avilie  en  quittant  ses 
châteaux  pour  mendier  des  charges  de  cour,  les  scandales  de  la  ré- 
gence et  du  règne  de  Louis  XV  devenaient  impossibles,  et  Louis  XVI, 
malgré  la  médiocrité  de  son  intelligence,  entouré  de  conseillers  éclai- 
rés, aurait  peut-être  suffi  à  sa  tâche.  Turgot  aurait  repris  les  projets 
de  Sully  en  les  agrandissant.  Il  y  a  dans  l'enchaînement  de  ces  icîées 
quelque  chose  de  plus  qu'un  rêve,  et  le  livre  de  M.  Poirson  les 
suggère  naturellement.  Sans  doute  il  n'est  pas  donné  à  la  sagesse 
humaine  de  prévenir  les  secousses  politiques,  il  y  a  dans  la  vie 
des  nations  comme  dans  la  vie  des  individus  des  crises  que  nulle 
prévoyance  ne  saurait  conjurer;  mais  il  n'est  pas  interdit  aux  sou- 
verains pénétrés  de  leurs  devoirs  d'en  diminuer  le  nombre  et  le 
danger.  Henri  IV  est  de  cette  famille  de  souverains  heureusement 
inspirés.  Doué  de  facultés  qui  ne  relevaient  pas  au-dessus  du  niveau 
commun,  il  avait  conquis  l'affection  et  le  dévouement  de  ses  sujets 


DE    LA    MORALITÉ    DE    L'HISTOIRE.  349 

par  le  respect  du  droit,  par  la  pratique  de  la  justice.  S'il  lui  est  ar- 
rivé plus  d'une  fois,  au  début  de  son  gouvernement,  d'accepter  des 
compromis  que  sa  conscience  ne  ratifiait  pas,  nous  devons  lui  par- 
donner cette  faiblesse,  car  il  a  fait  tout  ce  qui  était  en  lui  pour  en 
effacer  le  souvenir.  S'il  n'est  pas  demeuré  à  l'abri  de  tout  reproche, 
il  a  fait  assez  de  bien  pour  qu'on  excuse  ses  défaillances. 

J'ai  dit  librement  ce  que  je  pense  du  livre  de  M.  Poirson.  Quoique 
je  le  compte  parmi  les  maîtres  de  ma  jeunesse  sans  avoir  jamais  as- 
sisté à  ses  leçons,  je  n'ai  pas  cru  devoir  atténuer  pour  lui  ce  qui  me 
paraît  la  vérité.  J'honore  son  érudition,  qui  lui  a  coûté  tant  de  veilles. 
Les  sentimens  généreux  qui  animent  toutes  ses  pages  excitent  ma 
sympathie.  Cependant  je  suis  obligé  de  reconnaître  qu'il  ne  réunit 
pas  l'art  à  la  science  de  l'historien.  Si  je  parlais  autrement,  je  par- 
lerais contre  ma  pensée,  et  M.  Poirson  ne  m'en  saurait  aucun  gré. 
11  cultive  la  science  pour  la  science  elle-même,  et  la  connaissance 
complète  des  faits  qu'il  étudie  suffit  à  le  contenter.  D'ailleurs,  quand 
je  compare  son  livre  aux  trois  quarts  des  livres  qui  se  publient  au- 
jourd'hui, et  qu'on  nous  donne  pour  des  compositions  historiques, 
je  me  sens  porté  à  excuser  sa  prédilection  pour  la  science  pure.  Son 
livre  nous  explique  les  campagnes,  le  gouvernement,  les  finances, 
la  diplomatie  de  Henri  IV.  Les  œuvres  historiques  applaudies  dans 
les  salons,  que  les  désœuvrés  dévorent  d'un  œil  avide,  ne  sont  guère 
qu'un  assemblage  de  mots  sonores.  Aussi,  quoique  l'art  fasse  défaut 
dans  cette  composition  savante,  je  souhaite  de  grand  cœur  qu'il 
s'en  produise  beaucoup  de  pareilles,  car  on  peut  dire  sans  exagéra- 
tion que  l'auteur  a  épuisé  son  sujet,  et  l'habileté  suprême,  aux  yeux 
du  plus  grand  nombre,  est  de  l'effleurer  si  légèrement,  que  le  lec- 
teur ne  se  défie  jamais  de  vous.  C'est  là  ce  qu'on  appelle  l'élégance, 
le  charme  du  style.  Bien  dire  sans  trop  dire,  parler  à  l'imagination 
sans  commander  l'attention  avec  trop  d'autorité,  voilà  le  moyeu  de 
plaire;  on  laisse  aux  érudits  l'ennui  de  traiter  les  questions  qui  se 
présentent,  hélas  !  sur  tous  les  sentiers  de  l'histoire.  Les  érudits  ont 
du  temps  de  reste  pour  un  pareil  labeur,  et  d'ailleurs  c'est  leur  mé- 
tier. A  quoi  bon  empiéter  sur  leur  besogne?  Quant  aux  lecteurs  du 
monde,  il  faut  offrir  à  leur  appétit  un  régal  plus  friand.  On  esquisse 
pour  eux  quelques  détails  biographiques,  en  ayant  soin  de  nommer 
les  questions  qu'on  se  dispense  de  traiter,  et  l'on  gagne  ainsi  un  bre- 
vet d'historien.  Ceux  qui  veulent  savoir  posent  le  livre  après  avoir 
tourné  la  vingtième  page;  mais  sur  cent  lecteurs  qui  ouvrent  un 
livre,  combien  veulent  s'instruire?  On  cherche  à  tromper  l'ennui,  et 
pourvu  que  la  curiosité  soit  excitée,  on  ne  demande  rien  de  plus. 

L'Histoire  du  Règne  de  Henri  IV  est  écrite  pour  ceux  qui  veulent 
connaître  le  passé.  C'est  la  science  toute  nue,  mais  c'est  la  science. 


350  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Je  ne  fais  pas  fi  d'un  récit  bien  ordonné;  j'aime  et  j'admire  l'emploi 
de  l'imagination,  lors  même  qu'il  s'agit  de  représenter  un  fait  réel. 
Cependant  je  verrais  avec  joie  se  produire  des  œuvres  consacrées 
à  l'enseignement  du  passé,  où  l'imagination  ne  jouerait  aucun  rôle, 
car  le  moyen  le  plus  sûr  d'élever  l'esprit  public,  c'est  d'offrir  à  la 
génération  présente  la  vie  des  générations  qui  nous  ont  précédés. 
Pour  agrandir  le  champ  de  la  pensée,  pour  donner  aux  sentimens 
plus  de  vigueur  et  de  générosité,  il  ne  s'agit  pas  de  chercher  dans 
les  événemens  accomplis  des  épisodes  singuliers,  des  scènes  émou- 
vantes; il  s'agit  de  suivre  pas  à  pas  la  lutte  du  droit  contre  le  fait. 
Si  l'art  vient  s'ajouter  à  la  science,  tant  mieux;  mais  l'historien  qui 
veut  émouvoir  à  tout  prix  est  bien  près  de  ne  vouloir  rien  enseigner. 
Or,  quoique  M.  Poirson  n'ait  pas  dit  sur  la  réforme  tqyt  ce  qu'il 
pouvait,  tout  ce  qu'il  devait  dire  pour  éclairer  le  règne  de  Henri  IV, 
il  ne  présente  jamais  un  fait  sans  en  mesurer  la  portée,  sans  en  ex- 
primer le  sens  moral,  et  ce  mérite  lui  assigne  parmi  les  érudits  une 
place  à  part. 

Que  d'autres  le  suivent  dans  la  voie  où  il  est  entré,  qu'ils  fouillent 
le  passé  sans  préoccupation  étrangère  à  la  science,  et  la  foule  com- 
prendra tout  ce  qu'il  y  a  de  honteux  dans  l'indifférence  politique. 
Ceux  qui  ne  vivent  que  pour  eux-mêmes  n'oseront  plus  avouer  leurs 
secrètes  pensées.  L'homme  dépourvu  du  sentiment  de  la  responsabi- 
lité est  une  chose  dont  tous  les  gouvernemens  disposent  à  leur  gré. 
Or  l'histoire  écrite  par  un  esprit  sérieux  excite  infailliblement  le 
sentiment  de  la  responsabilité,  qui  manque  au  plus  grand  nombre. 
Ceux  qui  lisent  le  récit  des  événemens  politiques  sans  comprendre 
que  toute  action  sollicite  un  jugement  ne  comptent  pas  parmi  les 
hommes  intelligens  :  ce  n'est  pas  à  eux  que  l'historien  s'adresse; 
mais  il  y  a  des  milliers  de  lecteurs  qui  n'attendent  qu'un  guide  pour 
marcher  dans  le  droit  chemin.  M.  Poirson,  pour  qui  le  bien  n'est  que 
le  vrai  mis  en  œuvre,  sait  depuis  longtemps  que  le  récit  des  évé- 
nemens n'est  pas  un  délassement,  mais  une  leçon.  Que  ceux  qui 
peuvent  le  suivre  prennent  courage.  Si  la  popularité  leur  échappe, 
s'ils  ne  sont  pas  vantés  dans  les  salons  oisifs,  ils  auront  une  joie 
meilleure  et  plus  solide  que  la  popularité,  le  sentiment  du  devoir 
accompli.  Ils  verront  la  génération  nouvelle  attentive  au  présent, 
parce  qu'elle  connaîtra  les  luttes  et  les  souffrances  de  ses  aïeux,  et 
ils  pourront  se  dire  avec  orgueil  :  «  L'esprit  qui  anime  cette  généra- 
tion est  notre  esprit;  elle  vit  de  notre  pensée.  «.Cette  joie  n'est-elle 
pas  une  assez  belle  récompense? 

Gustave  Plancue. 


GEORGE  SAND 


SES  MÉMOIRES  ET  SON  THEATRE 


Dans  ce  monde  éclatant  et  varié  de  l'imagination,  il  y  a  des  ta- 
lens  dont  la  nature  est  un  problème  moral  autant  que  littéraire.  Ils 
réunissent  tous  les  dons  de  la  séduction,  et  ils  portent  le  germe  des 
plus  dangereuses  faiblesses.  —  Leur  essence  est  semblable  à  celle 
de  ces  fleurs  dont  le  parfum  capiteux  trouble  et  énerve.  Ils  ont  la 
grâce  sans  la  pureté;  ils  ont  l'éloquence  extérieure,  ils  manquent  de 
cette  sève  généreuse  des  esprits  nourris  dans  une  saine  atmosphère; 
ils  ont  l'instinct  ardent  de  la  passion,  ils  n'ont  pas  le  sentiment  de 
ce  qui  la  relève  et  l'ennoblit.  On  dirait  que  chacune  de  leurs  qualités 
est  ternie  par  une  ombre  tous  les  jours  envahissante,  ou  plutôt  ils 
sont  dans  tout  leur  être  un  mélange  de  lumière  et  d'ombre,  de  bien 
et  de  mal,  se  livrant  un  perpétuel  combat,  dont  chaque  notion  mo- 
rale est  par  malheur  le  prix.  Tant  que  la  jeunesse  dure,  le  charme 
de  l'éloquence  couvre  merveilleusement  cette  lutte  intérieure,  en  lui 
donnant  presque  un  aspect  héroïque,  et  jette  dans  les  imaginations 
une  sorte  d'éblouissement.  Dans  le  premier  essor  d'une  nature  vi- 
goureuse, rien  n'est  plus  difficile  que  de  démêler  le  vrai  et  le  faux, 
l'entraînement  juste  et  le  pli  fatal  d'une  secrète  corruption  d'esprit; 
mais  à  mesure  que  les  années  passent,  le  charme  s'atténue,  les  dé- 
fauts se  prononcent,  et  l'éclat  de  la  parole  ne  parvient  plus  à  dissi- 
muler le  vide  de  la  pensée.  L'heureuse  fécondité  se  change  en  abon- 
dance verbeuse,  l'élan  passionné  se  fige  et  devient  le  froid  sophisme. 
Est-ce  le  même  esprit?  est-ce  la  même  imagination?  Il  semble  qu'il 
se  soit  opéré  une  métamorphose,  et  cependant  il  n'en  est  rien;  seu- 
lement le  temps  vient ,  il  agit  sur  le  talent  comme  il  agit  sur  ces 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

beautés  un  peu  étranges  et  sans  durée,  auxquelles  il  ravit  leur  pre- 
mier prestige,  pour  ne  laisser  subsister  que  les  saillies  inquiétantes 
et  accusatrices,  les  traits  crians,  disparates  et  souvent  vulgaires. 

N'est-ce  point  l'histoire  de  ce  talent  qui  s'est  jeté  dans  la  mêlée 
littéraire  de  notre  siècle  sous  le  nom  de  George  Sand?  Peu  d'esprits 
ont  eu  au  même  degré  que  Mme  Sand  le  privilège  de  captiver  les 
âmes.  Elle  a  été  un  des  poètes  de  ce  temps  les  plus  passionnés  et  les 
plus  écoutés.  Ses  inventions  et  ses  peintures  ont  semblé  une  révéla- 
tion du  monde  intérieur  hardiment  dévoilé  par  une  main  de  femme. 
Tout  au  plus,  en  scrutant  de  près  de  telles  hardiesses,  pouvait-on  se 
permettre  de  répéter  à  l'écrivain  la  question  que  Stenio  adresse  à 
Lélia  :  «  Qui  es-tu?...  A  coup  sûr,  tu  n'es  pas  un  être  pétri  du  même 
limon  que  nous;  tu  n'es  pas  une  créature  humaine.  »  Pour  ce  talent 
aussi,  le  temps  a  fait  son  œuvre,  et  en  observant  cette  vie  de  poète, 
en  rassemblant  par  la  pensée  les  traits  épars  dans  tant  de  créations 
heureuses,  on  se  prend  à  dire  :  Ici  fut  la  vive  et  ardente  éloquence 
d'Indiana  et  de  Valentine,  là  la  grâce  élégiaque  et  touchante  de  Ge- 
neviève et  d'André.  —  Que  reste-t-il?  Il  reste  toujours  sans  doute  la 
même  nature  qui  semble  retrouver  par  instans  ses  dons  merveilleux; 
mais  c'est  la  même  nature,  avec  ses  qualités  diminuées  et  ses  dé- 
fauts exagérés.  D'une  main  qui  paraît  trop  souvent  avoir  perdu  sa 
puissance,  Mme  Sand  ourdit  une  multitude  d'œuvres  de  théâtre,  Fa- 
villa  après  Claudie,  Lucie  après  Favilta,  et  Françoise  après  Lucie, 
sans  compter  la  pâle  imitation  d'un  des  drames  romanesques  de 
Shakspeare.  Un  jour,  —  il  y  a  plus  d'un  siècle,  il  y  a  un  an,  —  elle 
déroule  cette  incompréhensible  et  insipide  vision  d'Evenor  et  Leu- 
cippe,  qui  n'exprime  ni  un  idéal  saisissable  ni  la  vérité  humaine; 
hier  encore,  elle  racontait  les  aventures  de  la  Daniella,  une  de  ces 
histoires  semi-poétiques,  semi-sensuelles,  qui  ne  laissent  pas  de 
devenir  vulgaires  en  abusant  de  l'Italie  et  des  filles  de  la  nature. 
Dans  l'intervalle,  elle  a,  elle  aussi,  ses  conversations  ou  ses  divaga- 
tions autour  de  la  table,  moins  éloquentes  à  coup  sûr  que  celles  du 
critique  anglais.  Dans  ces  dernières  années  enfin,  Mme  Sand  a  écrit 
ce  livre  de  ses  impressions  et  de  ses  souvenirs  intimes,  —  l'Histoire 
de  ma  vie,  —  qui  commente,  résume  et  clôt  une  carrière  d'un  quart 
de  siècle  :  livre  singulier  où  l'auteur  a  résolu  le  problème  de  racon- 
ter sa  vie  sans  se  faire  très  exactement  connaître,  mais  non  sans 
dissiper  beaucoup  d'illusions,  et  en  donnant  surtout  le  droit  de  ser- 
rer de  plus  près  ce  talent  pour  lui  demander  ce  qu'il  est  définitive- 
ment, d'où  il  vient,  où  il  va. 

Le  nom  de  Mm°  Sand  se  lie  à  toute  une  époque  qui  disparaît  déjà 
derrière  nous,  à  une  période  de  grandes  tentatives  et  de  grandes 
déceptions.  Qu'on  se  reporte  un  instant  vers  une  heure  précise  de 
cette  époque  si  étrangement  vivante  dans  sa  confusion,  vers  1830  : 


GEORGE    SAND    ET    SES    MÉMOIRES.  353 

une  double  révolution  transformait  à  la  fois  les  lettres  et  la  politi- 
que. Dans  la  poésie  lyrique  comme  dans  la  philosophie,  dans  l'his- 
toire comme  dans  le  roman  ou  au  théâtre,  partout  éclatait  un  souille 
ardent  d'innovation.  Enivrés  par  la  lutte,  les  esprits  poursuivaient 
la  liberté  dans  l'art,  l'originalité  dans  l'expression  de  la  vie  hu- 
maine, de  même  que  dans  la  politique  ils  cherchaient,  ils  pensaient 
avoir  trouvé  la  liberté  incontestée  et  durable.  C'est  dans  cette  atmo- 
sphère bridante  du  lendemain  d'une  révolution,  dans  ce  pêle-mêle 
d'idées  et  de  systèmes,  crise  morale  d'une  civilisation,  que  se  révé- 
lait tout  à  coup  un  talent  nouveau,  inconnu  la  veille,  et  qui  sem- 
blait n'avoir  rien  de  commun  avec  les  écoles  régnantes.  Ce  nom 
même  de  George  Sand  inscrit  sur  les  premières  pages  à'Indiana  et 
de  Valentine,  qui  paraissaient  à  peu  d'intervalle,  avait  je  ne  sais 
quoi  d'imprévu  et  de  mystérieux,  en  sortant  soudainement  de  l'ob- 
scurité. Était-ce  le  nom  d'un  homme?  était-ce  une  femme  qui  pre- 
nait un  déguisement  pour  mettre  le  pied  sur  la  scène,  après  avoir 
fait,  elle  aussi,  sa  révolution  de  juillet?  On  ne  le  savait  encore,  bien 
qu'en  regardant  de  près  il  fût  difficile  de  se  méprendre.  One  chose 
n'offrait  point  de  doute,  c'était  le  talent  de  l'écrivain  nouveau.  In- 
diana  et  Valentine  n'étaient  point,  il  s'en  faut,  des  œuvres  accom- 
plies, dans  la  plus  entière  acception  de  ce  mot;  mais  à  tout  ce  qui 
portait  la  trace  de  l'inexpérience,  à  ce  qui  pouvait  passer  pour  une 
réminiscence  personnelle,  venait  se  joindre  d'une  façon  visible  l'ac- 
cent vibrant  du  poète,  l'art  d'un  peintre  émouvant  et  hardi.  L'au- 
teur avait  surtout  entre  les  écrivains  de  son  temps  le  don  merveil- 
leux de  faire  mouvoir  le  drame  de  la  passion  humaine  au  sein  d'un 
paysage  enchanteur. 

Vous  souvenez-vous  de  cette  scène  de  la  Vallée-Noire  où,  sous  la 
chaleur  du  jour,  tous  ces  personnages,  Valentine,  Benedict,  Louise, 
Athénaïs,  se  reposent  à  l'ombre,  au  bord  de  l'Indre?  Louise,  d'une 
main  distraite,  jette  des  feuilles  dans  le  courant;  Valentine  contemple 
le  jeune  homme  sans  s'avouer  ce  qu'elle  éprouve;  Benedict  suit  dans 
l'eau  les  traits  fuyans  de  Valentine,  le  cœur  gonflé  d'un  amour  nais- 
sant. Tout  vit,  tout  palpite  dans  cette  scène  muette.  C'est  là  ce  qui 
n'a  point  vieilli,  ce  qui  conserve  sa  jeunesse  et  sa  fraîcheur.  A  cette 
époque  et  dans  les  années  suivantes  encore,  Mme  Sand  se  laissait  aller 
avec  une  sorte  de  bonne  grâce  à  la  vie  littéraire,  jouissant  de  son 
succès  avec  une  insouciance  peut-être  un  peu  affectée,  restant  dans 
son  rôle  de  conteur  et  dominant  tout  autour  d'elle  par  la  séduction. 
Ses  amis  lui  avaient  décerné  dans  l'intimité  le  titre  de  reine  de  France, 
et  ils  n'ont  pas  perdu  le  souvenir  d'un  repas  presque  célèbre  d'où  le 
penseur  Joulfroy  se  retira  subjugué  par  cette  image  vivante  de  la 
poésie  qui  devait  un  jour  se  glisser  dans  la  république  malgré  Platon, 

TOME    IX.  23 


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et  non  sans  justifier  quelque  peu  les  exclusifs  dédains  du  philosophe 
grec.  On  en  était  alors  au  charme  des  premiers  ouvrages,  et  ce 
charme  était  grand.  Seulement,  jusque  dans  ces  premiers  tableaux, 
à  travers  le  mélange  des  qualités  littéraires  les  plus  brillantes,  il  est 
facile  aujourd'hui  de  distinguer  le  cri  de  la  nature  révoltée,  la  dé- 
clamation prête  à  déborder.  On  ne  peut  surtout  s'empêcher  de  re- 
connaître une  secrète  et  menaçante  parenté  entre  cette  inspiration  et 
les  théories  sociales  de  l'époque.  En  un  mot,  à  côté  du  génie  heu- 
reux il  y  avait  une  imagination  mobile  et  inassouvie,  capable  de  su- 
bir toutes  les  influences  et  de  succomber  à  tous  les  pièges,  si  même 
elle  n'allait  au-devant  des  plus  grossiers,  parce  que  ceux-ci  flattaient 
mieux  ses  instincts. 

Cette  lutte  intime  entre  les  bons  et  les  mauvais  élémens  au  sein 
d'une  organisation  rare  à  travers  tout,  c'est  l'histoire  tout  entière 
de  George  Sand.  Dans  cette  nature,  il  y  a  comme  deux^êtres  qui  se 
combattent.  Il  y  a  un  poète  qui  n'a  qu'à  rester  lui-même  pour  ra- 
conter, analyser  ou  peindre  supérieurement,  et  qui  écrit  alors  les 
scènes  charmantes  de  Valenline  ou  André,  certaines  pages  des  Let- 
tres d'un  Voyageur  ou  Mauprat,  et  il  y  a  un  esprit  à  qui  la  vérité 
et  le  naturel  ne  suffisent  pas,  qui  semble  altéré  de  chimères  et  de 
romanesque.  —  Eh  quoi!  dira-t-on,  le  romanesque  n'est-il  point 
à  sa  place  dans  le  roman?  Ceci  a  besoin  d'une  explication  :  il  y  a  en 
effet  un  genre  de  romanesque  qui  est  l'œuvre  délicate  et  juste  de 
l'imagination  et  qui  est  l'essence  du  roman  dans  tous  les  temps. 
C'est  cette  partie  idéale  que  l'art  ajoute  en  quelque  sorte  à  la  réalité 
humaine  en  la  recomposant,  en  la  transfigurant.  C'est  ce  monde 
d'êtres  fictifs  que  la  pensée  crée,  qui  n'ont  jamais  vécu,  mais  qui 
gardent  le  caractère  de  la  vérité  morale  par  les  idées  et  par  les  émo- 
tions qu'ils  expriment.  Les  aventures  sont  fabuleuses,  les  sentimens 
sont  puisés  au  plus  profond  de  l'âme.  C'est  ce  qu'on  pourrait  ap- 
peler le  romanesque  vrai,  par  opposition  à  un  romanesque  d'une 
autre  nature  qui  vit  d'idées  fausses,  de  faux  sentimens  et  de  fausses 
exaltations,  qui  substitue  le  système  et  la  conception  chimérique  à 
l'humanité  réelle  ou  idéalisée.  Ici  tout  prend  une  couleur  factice, 
tout  disparait  dans  un  travestissement  violent  que  l'art  le  plus  sa- 
vant ne  peut  parvenir  tout  au  plus  qu'à  pallier. 

Le  goût  du  romanesque  faux,  c'est  la  maladie  secrète  et  envahis- 
sante chez  l'auteur  à'Indiana.  Mme  Sand  raconte  dans  ses  mémoires 
que,  jeune  encore,  elle  s'était  créé  un  personnage  idéal  qui  la  sui- 
vait partout  et  dont  elle  faisait  le  héros  d'un  roman  perpétuel;  elle 
lui  avait  donné  le  nom  de  Corambé.  L'invention  n'est  point  absolu- 
ment neuve  :  elle  rappelle  presque,  quoique  'n'ayant  ni  la  même 
puissance,  ni  la  même  poésie,  cette  sylphide  dans  laquelle  Chateau- 
briand résumait  tous  les  rêves,  toutes  les  ardeurs  de  sa  jeunesse. 


GEORGE    SAND    ET    SES   MÉMOIRES.  355 

Elle  n'est  pas  moins  curieuse  par  la  lumière  qu'elle  jette  sur  le  dé- 
veloppement moral  de  l'écrivain.  Considérez  d'abord  que  Corambé 
n'a  point  de  sexe  bien  déterminé,  chose  essentielle!  L'enfant  qui 
devait  être  Mmo  Sand,  anticipant  un  peu  trop  peut-être  sur  les  pro- 
cédés futurs  de  l'auteur,  fait  subir  à  son  héros  toute  sorte  de  mé- 
tamorphoses, et  rassemble  en  lui  tous  les  traits  préférés.  Corambé 
a  quelque  chose  de  Jésus  et  beaucoup  des  déesses  païennes.  Tout 
cela  forme  un  assemblage  très  merveilleux  pour  une  imagination 
enfantine.  Ajoutez  quelques  années,  changez  le  nom;  Corambé  de- 
viendra l'orageuse  Lélia.  Lélia  participe  aussi  de  cette  nature  qui 
flotte  entre  tous  les  sexes  et  qui  n'a  rien  d'humain.  Ce  n'est  point 
un  type,  comme  René  ou  Werther,  résumant  les  inquiétudes  et  les 
mélancolies  d'un  temps.  Je  ne  sais  si  Lélia  a  vécu,  si  elle  est  morte 
en  faisant  à  Trenmor  la  dernière  confidence  de  son  scepticisme  dans 
la  solitude  de  sa  montagne.  Je  crois  bien  qu'en  se  guindant  en  hé- 
roïne de  l'idéal,  elle  a  l'ambition  de  réaliser  quelque  type  de  femme 
supérieure  au  sein  d'une  société  menacée  de  dissolution.  Elle  s'est 
trompée  certainement;  pour  peu  qu'on  analyse  cette  héroïne,  elle 
ne  fut  jamais  qu'un  être  à  part  prétendant  ériger  en  loi  son  humeur 
exceptionnelle,  cherchant  à  se  mettre  au-dessus  des  obligations  et 
des  faiblesses  de  la  vie  et  se  faisant  une  grandeur  de  son  impuis- 
sance, un  être  pétri  de  désirs  et  de  dégoûts,  passant  des  curiosités 
dépravées  à  une  sorte  de  mysticisme  incohérent,  et  s'enveloppant, 
si  l'on  peut  ainsi  parler,  dans  l'ombre  de  ses  passions  et  de  ses  pen- 
sées comme  dans  une  triste  auréole.  Sans  sexe  et  sans  vérité,  cette 
créature  étrange  ne  s'élève  point  à  la  hauteur  d'un  personnage  de 
l'idéal.  Elle  ne  semble  faite  que  pour  plier  sous  le  regard  de  quelque 
sophiste  comme  Trenmor,  pour  briser  quelque  poète  comme  Stenio, 
et  laisser  une  marque  indélébile  dans  l'âme  de  ceux  qui  l'auront  con- 
nue sans  jamais  avoir  son  secret.  Lélia,  c'est  le  faux  romanesque 
dans  son  épanouissement,  dans  sa  première  invasion,  lorsque  la  ma- 
ladie originelle  se  cache  encore  sous  l'exubérance  de  l'imagination. 
Bien  des  années  sont  passées  depuis  Lélia,  bien  des  œuvres  se 
sont  succédé,  montrant  ce  talent  sous  une  multitude  d'aspects,  et 
faisant  pénétrer  en  quelque  façon  jusque  dans  l'intimité  de  cette 
nature  d'artiste.  Si  l'on  consulte  un  certain  ordre  apparent,  si  l'on 
se  fie  à  certaines  divisions,  toujours  un  peu  factices  et  superficielles, 
la  carrière  poétique  de  M""  Sand  compte  plusieurs  périodes,  ou  plu- 
tôt dans  l'ensemble  des  productions  de  Mmt  Sand  il  y  a  divers 
groupes  d'ouvrages  qui  se  rattachent  aux  phases  successives  de  la 
vie  morale  de  l'écrivain.  Il  y  a  les  ouvrages  purement  romanesques, 
fruits  de  l'imagination  de  l'inventeur,  du  conteur.  Il  y  a  les  œuvres 
où  règne  sans  partage  l'esprit  social,  démocratique,  humanitaire; 
c'est  la  période  monotone  et  malsaine  du  Compagnon  du  Tour  de 


356  REVIE    DES    DEUX   MONDES. 

France,  à'ïïorace,  du  Meunier  d'Angibaut,  de  Consuelo  même,  où, 
sauf  quelques  éclairs,  le  génie  s'obscurcit,  parce  que  les  préoccupa- 
tions de  secte  et  d'école  se  substituent  à  la  peinture  de  la  vie.  Un 
instant  l'auteur  retrouve  son  art  savant  et  délicat  dans  ces  aima- 
bles légendes  de  la  campagne  dont  lu  Mare  au  Diable,  par  sa  cou- 
leur rustique,  par  sa  grâce  reposée  et  tranquille,  est  le  plus  vrai  et 
le  plus  poétique  spécimen.  Cette  fantaisie  de  grâce  et  de  simplicité 
s'épuise  rapidement,  et  Mme  Sand,  par  la  plus  courte  voie,  arrive 
aussitôt  à  ses  derniers  ouvrages,  les  derniers  par  la  date  comme 
par  le  mérite.  Les  nuances  extérieures  du  talent  ou  de  l'invention 
se  modifient  et  se  multiplient  singulièrement  dans  ce  long  travail. 
Vu  fond,  ne  serait-il  pas  possible  de  ramener  tout  ce  que  Mme  Sand 
a  produit  à  quelques  sources  habituelles  et  déterminées  d'inspira- 
tion, à  un  petit  nombre  d'idées  qui,  rapprochées  elles-mêmes  des 
faits,  mettent  à  nu  tous  les  ressorts,  tous  les  mobiles  de  cette  orga- 
nisation d'artiste? 

Mme  Sand  a  été  sans  nul  doute  dans  notre  temps  le  plus  éloquent 
poète  de  la  passion;  elle  en  a  décrit  les  orages,  les  combats,  les  sub- 
tilités avec  une  merveilleuse  puissance;  elle  lui  a  prêté  un  langage 
enflammé  digne  d'une  telle  cliente.  C'est  là  peut-être,  à  vrai  dire, 
ce  qu'on  pourrait  appeler  la  vocation  la  plus  claire  et  la  plus  mar- 
quée de  son  génie.  Seulement  Mme  Sand  ne  s'est  point  aperçue  que 
la  passion,  pour  être  vraie,  a  besoin  de  rester  dans  les  conditions  de 
la  vie  humaine.  Elle  est  dramatique  et  touchante  parce  qu'elle  ren- 
contre partout  des  limites,  le  devoir,  la  pudeur,  les  lois  morales,  les 
lois  sociales.  Le  trouble  est  son  essence.  C'est  une  lutte  souvent  poi- 
gnante où  toutes  les  âmes  ne  triomphent  pas,  où  celles  qui  triom- 
phent souffrent  de  leur  victoire,  et  où  celles  qui  succombent  aiment 
encore  quelquefois  leur  défaite,  sans  vouloir  s'en  faire  un  titre  d'or- 
gueil aux  yeux  du  monde.  Cette  lutte  intérieure,  ce  duel  dans  le 
silence,  ce  tourment  d'un  cœur  obsédé  de  tout  ce  qui  lui  rappelle 
que  le  bonheur  au  prix  d'une  faute  est  une  déchéance,  ces  scrupules 
de  la  délicatesse  qui  hésite  et  qui  tremble,  tout  cela,  c'est  la  poésie 
mystérieuse  de  la  passion;  c'est  ce  qui  fait  qu'elle  s'élève  au-dessus 
d'un  mouvement  vulgaire  des  sens  ou  d'une  ardeur  de  tempérament. 
Si  elle  se  dépouille  de  cette  poésie,  si  elle  s'affiche  avec  orgueil  et 
ne  sent  plus  le  frein  des  lois  morales,  ce  n'est  plus  la  passion,  c'est  le 
vice.  Et  si  elle  prétend  s'imposer  en  puissance  légitime,  transformer 
sa  révolte  en  vertu  pour  la  plus  grande  gloire  du  progrès  humain, 
créer  une  société  nouvelle  à  son  image,  ce  n'est  plus  même  le  vice, 
c'est  l'esprit  de  sophisme,  d'autant  plus  dangereux  qu'il  est  plus  élo- 
quent. Cet  esprit  est  répandu  dans  les  romans  de  Mme  Sand;  il  s'y 
déploie  avec  une  effrayante  intensité;  il  est  la  clé  des  caractères  et 
le  ressort  de  l'action.  La  véritable  héroïne,  ce  n'est  point  Indiana  ou 


GEORGE    SAND   ET    SES    MEMOIRES.  357 

Valentine,  Lélia  ou  Fernande,  c'est  la  passion  libre,  émancipée  et 
couronnée.  Tous  les  personnages  de  Mme  Sand  restent  persuadés 
qu'en  préparant  le  règne  de  l'amour,  ou  en  commençant  par  prati- 
quer ses  lois,  ils  travaillent  vertueusement  à  une  œuvre  sociale.  L'a- 
mour libre  a  un  nom,  mais  ce  n'est  pas  la  vertu  ni  même  la  passion. 
Il  est  impossible  de  ne  point  remarquer  dans  tous  ces  personnages 
enfans  de  l'imagination  de  Mme  Sand  une  absence  complète  de  no- 
blesse morale.  Ils  ont  l'ardeur  effrénée,  ils  marchent  droit  au  but 
avec  une  impétuosité  singulière;  ils  n'ont  pas  le  sentiment  élevé,  ils 
n'ont  au  fond  rien  d'idéal.  On  n'aurait  pu  saisir  qu'imparfaitement 
la  cause  de  ce  fait  à  l'origine;  on  l'aperçoit  clairement  aujourd'hui 
à  la  lumière  de  l'Histoire  de  ma  Vie.  C'est  que  la  passion  dont  l'au- 
teur de  Lélia  s'est  fait  le  peintre  éloquent  n'est  encore,  à  tout  pren- 
dre, que  la  passion  du  xvme  siècle,  qui  n'avait  rien  de  noble  ni  d'é- 
levé. Mme  Sand  tient  pour  ainsi  dire  par  toutes  les  fibres  à  cette 
époque.  Elle  n'a  voulu  laisser  ignorer  aucun  détail  de  sa  ûliation. 
Qu'on  se  rappelle  d'abord  qu'elle  remonte  à  la  belle  Aurore  de  Kœ- 
nigsmark  et  au  roi  de  Pologne  Auguste  II,  unis,  comme  chacun  sait, 
par  un  commerce  des  moins  légitimes  (1).  Au  premier  degré,  en  sui- 
vant cette  ligne  capricieuse,  on  trouve  le  maréchal  de  Saxe  qui  s'ou- 
blie lui-même  un  moment,  dans  ses  fréquentes  distractions,  avec 
une  comédienne  du  temps,  M"e  Verrières,  tout  exprès  sans  doute 
pour  laisser  un  poète  dans  sa  descendance  assez  nombreuse  et  assez 
mêlée.  Mme  Sand  n'est  séparée  en  effet  de  son  aïeul  Maurice  de  Saxe 
que  par  deux  générations  à  peine,  son  père  et  sa  grand'mère,  Mme  Du- 
pin  de  Francueil,  fille  de  M"e  Verrières.  Cette  grand'mère,  qui  n'est 
morte  que  sous  la  restauration,  est  vraiment  un  type  du  xvine  siècle; 
elle  en  a  les  élégances,  l'esprit  et  la  supériorité,  ou,  si  l'on  veut,  la 
liberté  mondaine.  Elle  avait  de  l'aristocratie  et  de  la  frivolité,  elle 
était  incrédule,  indulgente  pour  tout,  hors  pour  les  mésalliances, 
royaliste  d'ailleurs,  et  elle  cachait  dans  ses  coffrets  de  petits  vers  ob- 
scènes contre  la  reine  Marie-Antoinette.  C'est  un  type  merveilleuse- 
ment reproduit,  peut-être  à  l'insu  de  l'auteur,  dans  un  personnage 
de  Vatentine,  dans  cette  vieille  marquise  de  Raimbault,  sceptique  du 
beau  monde  qui  date  de  la  Du  Barry,  croit  surtout  au  plaisir,  et  re- 
commande en  mourant  à  sa  petite-fille  de  ne  prendre  que  des  amans 
de  qualité.  Mme  Sand  a  une  autre  parenté  avec  un  cousin  qu'elle 
traite  d'évèque,  et  qui  est  le  fils  du  mari  de  sa  grand'mère,  de  Fran- 
cueil et  de  Mme  d'Épinay,  la  célèbre  amie  de  Grimm.  L'auteur  d'/n- 
diana,  on  le  voit,  plonge  par  toutes  les  racines  dans  cette  époque. 
Il  s'ensuit  qu'à  côté  de  la  généalogie  du  sang  il  y  a  une  généalogie 

(1)  A  ce  sujet,  on  fera  bien  de  consulter  les  études  curieuses  de  M.  Henry  Blaze  qui 
ont  paru  sur  Aurore  de  Kœnigsmark  dans  la  Renie  du  15  octobre  1852,  et  sur  le  Dernier 
<ies  Kœnigsmark  dans  la  livraison  du  15  mai  1853. 


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spirituelle  tout  aussi  logique.  M.  Sainte-Beuve  a  déjà  remarqué  dans 
une  des  femmes  les  plus  distinguées  du  siècle  dernier  ce  mélange 
d'ardeur  et  d'ennui,  de  désir  et  d'impuissance,  qui  deviendra  l'es- 
sence de  Lélia. 

La  passion  telle  que  la  peint  Mme  Sand  peut  se  résumer  en  quel- 
ques mots  d'un  de  ses  romans  sur  deux  de  ses  héros  :  «  L'un  était 
nécessaire  à  l'autre;...  mais  la  société  se  trouvait  là  entre  eux,  qui 
rendait  ce  choix  mutuel  absurde,  coupable,  impie.  La  Providence 
a  fait  l'ordre  admirable  de  la  nature,  les  hommes  l'ont  détruit. 
Faut-il  que  pour  respecter  la  solidité  de  nos  murs  de  glace  tout 
rayon  de  soleil  se  retire  de  nous?...  »  Supprimez  ici  la  Providence 
et  les  murs  de  glace,  il  reste  évidemment  la  théorie  ou  plutôt  la 
pratique  du  xvme  siècle.  C'est  la  morale  de  M"e  d'Ette  dans  ses  con- 
versations avec  Mme  d'Épinay.  Le  xvme  siècle  ne  mettait  à  l'amour 
qu'une  condition,  au  risque  de  ne  point  voir  toujours  la  condition 
remplie  :  l'essentiel  était  dans  le  choix.  «  Dans  ces  choses-là,  dit 
Duclos,  je  ne  fais  point  un  crime  à  une  femme  d'avoir  un  amant,  au 
contraire;  mais  je  veux  qu'elle  ait  le  courage  d'avouer  hautement  la 
préférence  de  cœur  qu'elle  lui  donne.  »  Le  fonds  moral  est  le  même 
dans  les  romans  de  Mme  Sand,  le  procédé  seul  est  différent.  Sur  cette 
donnée  libre,  l'auteur  de  Jacques  n'a  fait  que  jeter  comme  un  voile 
la  pourpre  de  son  lyrisme,  une  métaphysique  ardente  et  subtile,  et 
la  théorie  réparatrice  des  droits  sociaux  de  l'amour.  De  là  cette 
étrange  complexité  des  inventions  de  notre  contemporaine,  où  l'on 
sent  un  épicuréisme  enflammé  jusque  dans  les  aspirations  en  appa- 
rence les  plus  idéales,  où  l'on  voit  à  chaque  instant  et  souvent  dans 
le  même  être  poindre  la  bacchante  Pulchérie  sous  la  raisonneuse 
Lélia.  Ce  mélange  même  est-il  donc  si  nouveau?  11  se  retrouve  en- 
core au  siècle  dernier  dans  la  Nouvelle  Ilélotse,  dans  ce  livre  où  un 
spiritualisme  prétentieux  ne  sert  parfois  qu'à  recouvrir  de  vérita- 
bles grossièretés  de  sentiment.  C'est  ce  qui  explique  aussi  comment. 
Mme  Sand,  puisant  à  cette  source  troublée,  n'a  jamais  réussi  à  pein- 
dre l'innocence  d'un  cœur  vierge;  ses  héroïnes  manquent  essentielle- 
ment de  pureté.  Obsédées  d'une  seule  pensée  ou  d'un  seul  instinct, 
elles  secouent  violemment  le  lien  qui  les  attache;  elles  plaident  pour 
l'émancipation  de  leurs  désirs,  pour  la  légitimité  de  la  passion  libre, 
et  au  bout  de  chacun  de  leurs  actes  on  aperçoit  le  dessein  avoué  par 
l'auteur,  de  mettre  à  nu  «  le  rapport  mal  établi  entre  les  sexes  par 
le  fait  de  la  société.  » 

Le  monde  s'est  laissé  prendre  plus  d'une  fois  à  ces  plaidoyers 
ardens  dirigés  contre  lui-même,  à  ces  images  séduisantes  et  trom- 
peuses de  la  passion  opposée  au  devoir,  et  ici  pourrait  naître  une 
de  ces  délicates  questions  qui  touchent  au  plus  vif  des  choses  du 
temps.  Quelle  a  été  l'influence  de  la  littérature  d'imagination  sur  la 


GEORGE    SAKD   ET    SES    MEMOIRES.  359 

société   actuelle?  quelle  a  été  en  particulier  l'influence  du  roman 
contemporain?  Cette  influence  a  été  immense,  au  point  qu'on  a  pu 
voir  quelquefois  des  types  conçus  par  les  romanciers  passer  tout  à 
coup  dans  la  vie  sociale,  et  des  fictions  devenir  des  réalités,  ou  du 
moins  des  apparences  de  réalités.  C'est  un  phénomène  naturel  dans 
une  société  où  un  goût  très  vif  et  très  raffiné  d'imitation  littéraire 
n'a  pour  contre-poids  ni  la  force  d'une  organisation  traditionnelle, 
ni  l'intégrité  des  mœurs,  ni  la  vigueur  des  croyances.  Le  roman,  il 
est  vrai,  a  eu  souvent  en  France  le  privilège  de  créer  de  ces  épidé- 
mies morales  et  de  tourner  les  tètes.  Seulement  autrefois  les  livres, 
en  restant  des  livres,  se  répandaient  moins;  le  monde  qui  lisait  était 
borné,  une  certaine  discipline  générale  survivait  toujours,  de  sorte 
que  les  modes  d'imagination,  limitées  de  toutes  parts  dans  leurs 
effets,  devaient  être  nécessairement  plus  superficielles  et  plus  éphé- 
mères. Aujourd'hui,  dans  une  société  nivelée,  décomposée  et  scep- 
tique, tout  semble  préparé  pour  favoriser  et  étendre  ces  contagions 
de  l'intelligence  qui  réagissent  sur  la  vie  réelle.  Les  traditions  et  les 
mœurs  se  sont  affaiblies,  l'ardeur  des  changemens  est  sans  limites, 
les  livres  vont  partout,  et  non-seulement  les  livres  vont  partout, 
mais  encore  ils  se  dénaturent,  ils  prennent  les  formes  populaires,  ils 
se  plient  à  toutes  les  combinaisons  d'une  action  de  tous  les  jours, 
comme  pour  mieux  entretenir  l'effet  des  idées  et  des  images  qu'ils 
répandent.  En  ce  moment  même,  les  romans  les  plus  discrédités  ne 
cessent  de  poursuivre  leur  fortune  par  une  sorte  de  diffusion  inaper- 
çue. Jugés  comme  œuvres  d'art,  reniés  par  certaines  classes,  ils  vont 
dans  d'autres  régions  chercher  un  nouveau  genre  de  succès. 

Ceux  qui  pensent  qu'une  société  peut  défendre  ses  mœurs  en  livrant 
son  imagination  et  rester  honnête  dans  ses  actes  en  laissant  pervertir 
ses  idées  et  ses  goûts,  ceux-là  ne  savent  pas  ce  qu'il  y  a  de  puis- 
sance dans  cette  propagande  assidue,  subtile,  implacable  des  mau- 
vaises lectures,  et  de  toutes  les  surexcitations  de  l'esprit  s'étendant 
jusqu'au  dernier  confin  de  la  vie  sociale,  pénétrant  jusque  dans  l'in- 
timité du  foyer.  Le  talent  seul  séduit  d'abord  dans  ces  peintures  si 
savamment  combinées  pour  vous  détacher  des  simples  règles  de  la 
vie.  Bientôt  la  tête  s'exalte,  les  sens  fouettés  se  révoltent  à  leur  tour 
et  applaudissent  secrètement.  Sans  que  rien  soit  changé,  on  ne  porte 
plus  dans  le  foyer  qu'une  humeur  chagrine,  un  esprit  inquiet,  un 
mécontentement  inexpliqué,  et  si  la  foudre  éclate,  on  s'écrie  :  Voyez, 
le  poète  avait  raison!  Alors  on  s'éprend  d'un  amour  étrange  pour 
toutes  ces  créations  impossibles  accumulées  par  un  art  insinuant  et 
corrupteur.  On  cherche  à  se  modeler  sur  ces  personnages  de  la  fic- 
tion dont  on  commence  par  imiter  le  langage  avant  d'arriver  à  imiter 
leurs  mœurs.  Peu  à  peu  l'influence  gagne,  et  la  province  elle-même 
a  ses  tribus  de  femmes  émancipées,  qui  ne  manquent  pas  de  se 


360  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

croire  des  héroïnes  parce  qu'elles  secouent  la  poussière  du  foyer  et 
se  mettent  galamment  au-dessus  des  lois  communes.  Les  romans  de 
Mmc  Sand  ont  été  trop  souvent  de  ces  œuvres  qui  caressent  les  fai- 
blesses secrètes,  poétisent  l'effervescence  du  désir  vulgaire,  don- 
nent au  vice  lui-même  les  dehors  d'un  grand  sentiment  et  célèbrent 
la  prédominance  de  la  passion  effrénée  sur  le  devoir  en  persuadant 
aux  âmes  molles  qu'elles  s'élèvent  par  la  chute  :  c'est  là  leur  moralité. 

M"'0  Sand  a  trouvé  une  autre  source  d'inspiration  dans  toutes,  les 
choses  de  l'art  et  de  l'idéal  et  dans  la  vie  des  artistes.  L'art  est 
aussi,  comme  l'amour,  un  des  déshérités  de  ce  monde  que  l'auteur 
a  admis  dans  sa  poétique  clientèle.  Or  il  y  a  le  sophisme  de  l'art, 
comme  il  y  a  le  sophisme  de  la  passion.  11  s'est  formé,  en  effet, 
dans  notre  temps,  une  idée  singulière,  une  sorte  de  légende  sur 
l'homme  qui  vit  par  l'intelligence  ou  par  l'imagination.  On  l'appelle 
indifféremment  le  penseur,  le  poète,  l'artiste.  De  quelque  nom  qu'on 
le  nomme,  c'est  toujours  un  être  exceptionnel,  placé  dans  une  sphère 
à  part  et  ne  relevant  que  de  l'indépendance  de  son  génie.  Ne  le  jugez 
pas  d'après  les  règles  vulgaires  :  il  a  rompu  avec  cette  réalité  pro- 
saïque et  laborieuse,  tissu  trop  habituel  de  l'existence  humaine.  Ses 
désordres  sont  un  effet  de  l'idéal,  ses  caprices  sont  des  vertus,  ses 
mobilités  et  ses  vices  sont  le  luxe  légitime  d'une  nature  généreuse. 
S'il  condescend  à  gouverner  le  monde,  le  monde  doit  s'estimer  heu- 
reux de  recevoir  la  loi  de  sa  fantaisie,  car  sa  fantaisie  même  est 
sacrée;  elle  pèse  dans  la  balance  plus  que  la  sagesse  des  hommes 
d'état.  C'est  lui  qui  a  découvert  la  supériorité  des  rêveurs  et  des 
utopistes  sur  les  esprits  sensés  et  les  hommes  d'action.  11  ne  compte 
pas  avec  la  vie,  ou  plutôt  il  se  fait  une  vie  tout  artificielle,  enflam- 
mée et  dévorante,  et  si  un  jour,  par  hasard,  il  se  heurte  à  la  ruine, 
à  l'abandon  ou  à  l'oubli,  c'est  évidemment  la  société  qui  est  cou- 
pable; pour  lui,  il  a  reçu  en  naissant  le  droit  de  tout  faire  et  le  pri- 
vilège de  n'être  responsable  de  rien,  pas  même  de  ses  fautes. 

L'essence  de  ce  caractère  est  un  sentiment  personnel  outré  et  plein 
de  puérilités,  où  il  entre  une  certaine  exaltation  nerveuse,  un  âpre 
amour  des  jouissances,  beaucoup  d'enivrement  de  soi-même  et  le 
goût  des  émotions  factices.  Plus  qu'aucun  autre  écrivain,  Mmc  Sand 
a  mis  tout  son  zèle  à  illustrer  ce  type  de  l'artiste  conçu  dans  notre 
temps,  à  montrer  la  supériorité  de  cet  idéal  sur  la  réalité,  de  la 
bohème  sur  la  vie  réglée.  La  théorie  et  les  exemples  se  mêlent  dans 
ses  livres  depuis  les  Lettres  d'un  Voyageur  jusqu'à  Favilla.  Mme  Sand 
a  mieux  fait  :  sans  doute  pour  rendre  le  contraste  plus  saillant  et 
l'idée  plus  plausible,  elle  a  dressé  le  piédestal  de  l'artiste  exécu- 
tant, du  musicien,  du  comédien.  Elle  a  pris  un  plaisir  extrême  à 
faire  plier  la  vertu  des  grandes  dames  devant  les  chanteurs;  elle  a 
créé  des  joueurs  de  violon  qui  étaient  de  véritables  génies  et  des 


GEORGE    SAND    ET    SES    MEMOIRES. 


361 


actrices  qui  étaient  presque  des  modèles  de  grandeur.  Dans  cette 
couvre  empreinte  au  début  d'un  si  vif  coloris,  et  qui  va  bientôt  se 
perdre  dans  les  brouillards,  —  dans  Consuelo,  —  quel  est  le  type  de 
la  supériorité  morale?  C'est  la  petite  chanteuse  Consuelo,  devant 
qui  s'abaissent  toutes  les  têtes  d'Allemagne  au  siècle  dernier.  M.  de 
Kaunitz  n'est  qu'un  petit  homme  frisé  et  coquet,  un  personnage 
de  pastorale  burlesque,  une  vieille  commère.  Marie-Thérèse  elle- 
même  est  une  autre  commère.  Frédéric  II  de  Prusse  est  aussi  traité 
d'une  façon  fort  leste.  L'art,  c'est  la  royauté  du  droit  divin;  le  vrai 
roi,  c'est  l'artiste  écrasant  de  sa  supériorité  réelle  ces  pauvres  puis- 
sances de  la  terre  qui  jouent  leur  comédie  en  grimaçant.  Après  cela, 
il  ne  reste  plus  qu'à  prier  Consuelo  de  passer  au  rang  d'impératrice 
d'Allemagne,  reine  de  Hongrie,  et  de  prendre  le  vieux  Porpora,  son 
maître,  pour  premier  ministre.  Le  conte  de  fées  sera  complet;  il  est 
moins  naïf,  hélas  !  et  moins  inoffensif  que  ceux  de  Perrault. 

Invoquer  la  bohème,  la  verte  patrie  de  l'idéal  et  des  arts,  c'est 
un  thème  qui  prête  à  mille  variations  merveilleuses;  on  peut  même 
gravir  les  glaciers  des  Alpes  en  libre  enfant  de  l'imagination  et  de  la 
fantaisie.  Il  ne  faut  rien  grossir  cependant  :  ce  serait  étrangement 
se  méprendre  de  supposer  que  notre  brillante  contemporaine  subisse 
absolument  cette  fascination  de  l'idéal,  qu'elle  reste  en  tout  et  tou- 
jours inaccessible  aux  considérations  positives  de  la  vie,  et  ici  on 
pourrait  peut-être  entreprendre  un  assez  singulier  plaidoyer  au  nom 
de  Mme  Sand  contre  Mme  Sand  elle-même.  Au  fond,  l'auteur  de 
l' Histoire  de  ma  Vie  a  toujours  su  calculer  et  diriger  ses  intérêts  plus 
que  ne  l'indiquerait  la  poétique  insouciance  de  quelques-unes  de  ses 
pages.  Que  M1""  Sand  soit  de  la  bohème  par  bien  des  côtés,  qu'elle 
en  ait  les  humeurs  et  les  goûts,  cela  n'est  point  douteux;  mais  on 
peut  dire  aussi  qu'elle  n'a  vécu  dans  ces  régions  qu'autant  qu'elle 
l'a  voulu,  sans  en  connaître  les  rigueurs,  comme  on  vit  en  ayant 
tout  à  la  fois  les  privilèges  des  libertés  qu'on  se  donne  et  les  avan- 
tages d'une  situation  matérielle  toujours  facile  à  retrouver.  Les  lois 
sociales  sont  pleines  d'iniquités,  c'est  un  point  admis;  heureusement 
il  est  une  de  ces  iniquités  qui  s'appelle  le  régime  dotal  et  qui  sert 
à  préserver  les  femmes  des  suites  de  leurs  faiblesses,  ou,  si  l'on  veut, 
de  leur  vocation  pour  l'indépendance.  On  ne  voit  pas  dans  les  mé- 
moires de  Mn,e  Sand  qu'elle  ait  eu  la  dangereuse  pensée  de  diminuer 
l'héritage  paternel  au  profit  de  la  fantaisie.  Dans  les  momens  diffi- 
ciles, elle  songe  bien  plutôt  a  faire  appel  à  son  art  d'écrivain  pour 
mettre  de  l'ordre  dans  ses  affaires.  Quand  elle  a  pris  une  plume,  elle 
s'est  dit  qu'elle  pouvait  écrire  «  \ite,  facilement,  longtemps  et  sans 
fatigue,  »  et  si  dès  l'origine  elle  était  frappée  de  la  fécondité  d'un 
Walter  Scott,  elle  voyait  dans  cette  fécondité,  qu'elle  espérait  égaler, 
moins  la  puissance  de  l'esprit  que  les  fructueuses  promesses  d'une 


362  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

production  sans  limites.  M""  Sand,  comme  elle  l'a  dit,  s'est  pénétrée 
de  bonne  heure  de  cette  vérité,  que  «  dans  notre  société  toute  factice 
l'absence  totale  de  numéraire  constitue  une  situation  impossible;  » 
elle  s'est  arrangée  pour  déclamer  contre  la  société  factice  et  pour 
s'assurer  une  situation  possible.  Chose  surprenante,  dira-t-on,  que 
ce  mélange  de  préoccupations  très  positives  et  d'aspirations  idéales! 
Chose  bien  simple  au  contraire,  et  qui  se  voit  tous  les  jours!  On  fait 
marcher  ensemble  le  calcul  et  l'utopie,  un  matérialisme  mal  déguisé 
et  un  certain  mysticisme  prétentieux ,  la  vulgarité  et  le  rêve,  et  le 
dernier  mot  de  ces  mélanges  est  la  falsification  de  tous  les  instincts 
simples  et  vrais  de  l'âme  humaine. 

La  raison  secrète  et  fatale  de  ces  déviations,  M"1"  Sand  a  pu  la 
trouver  en  elle-même,  sans  aller  plus  loin;  mais  il  est  surtout  une 
influence  qui  a  été  comme  l'épreuve  suprême  de  son  talent,  et  qui 
a  énervé  ses  plus  brillantes  qualités  en  donnant  à  ses  défauts  une 
intensité  périlleuse  :  c'est  l'influence  de  toutes  les  idées  sociales, 
démocratiques,  révolutionnaires.  Il  fut  pourtant  un  moment  dans 
l'origine  où  M""  Sand  semblait  entrevoir  le  piège.  «  L'art  seul  est 
simple  et  grand,  disait- elle,  restons  artistes,  et  ne  faisons  pas  de 
politique.  »  On  a  su  depuis,  il  est  vrai,  ce  qui  se  cachait  sous  ce  mot; 
alors  l'artiste  séduisait  par  le  charme  émouvant  de  ses  premiers 
récits,  en  écrivant  André,  et  bien  des  hommes,  ne  voyant  que  le 
conteur,  s'attelaient  au  char  de  cette  gloire  naissante.  L'auteur  de 
Valentine  n'a  pas  su  ou  n'a  pas  voulu  rester  ce  séduisant  artiste  des 
premiers  jours.  Pour  une  imagination  plus  mobile  que  forte,  c'était 
d'ailleurs  une  dangereuse  époque.  Le  fanatisme  couvait  dans  cer- 
tains cœurs  exaltés  par  une  révolution  récente;  les  passions  écla- 
taient dans  des  batailles  de  rues,  dans  des  luttes  audacieusement 
engagées  avec  la  justice  ou  dans  les  dissolvantes  prédications  de 
tous  les  systèmes  de  régénération  sociale.  Mme  Sand  ne  résista  point; 
son  malheur  est  d'avoir  eu  toujours  un  goût  prononcé  pour  les  tri- 
buns, les  sophistes  et  les  sycophantes  qui  l'entouraient,  qui  la  flat- 
taient pour  se  servir  comme  d'un  porte-voix  de  cette  merveilleuse 
faculté  de  vibration  lyrique.  Un  poète,  une  femme  éloquente  qui 
croyait  avoir  à  se  plaindre  de  la  société,  c'était  plus  qu'il  n'en  fallait. 

Qu'on  se  représente  un  instant  notre  contemporaine  s'initiant  aux 
doctrines  de  l'avenir,  entre  minuit  et  trois  heures  du  matin,  sur  le 
pont  des  Saints-Pères  ou  dans  les  rues  de  Bourges,  avec  Éverard, 

qui  depuis ;  mais  alors  c'était  Éverard,  celui  des  Lettres  d'un 

Voyageur,  non  l'Éverard  quelque  peu  détérioré  de  l'Histoire  de  ma 
Vie.  Ce  ne  fut  pas  le  seul  initiateur,  on  le  sait  bien.  Mme  Sand  a  cru 
peut-être  faire  preuve  de  virilité  et  s'élever  au-dessus  du  niveau  de 
son  sexe  en  se  jetant  ainsi  dans  la  mêlée  des  systèmes,  en  plantant 
le  drapeau  d'un  parti  ou  d'une  école  sur  ses  œuvres  légères;  jamais 


GEORGE    SAND    ET    SES    MÉMOIRES.  363 

elle  n'a  mieux  montré  ce  qu'il  y  a  de  féminin  clans  son  génie.  Ses 
inspirations  politiques  ou  philosophiques  à  une  certaine  heure  sont 
uniquement  le  reflet  de  ses  amitiés  et  de  son  entourage.  Ce  sont  des 
idées  qu'elle  a  reçues  la  veille,  qu'elle  embrasse  successivement  ou 
simultanément,  et  qu'elle  reproduit  avec  la  docilité  d'un  enfant  ter- 
rible ou  d'un  écho  répétant  la  chanson  d'un  pâtre.  Ainsi  s'explique 
dans  ses  romans  l'invasion  croissante  d'un  élément  tout  factice,  de 
l'esprit  social  et  révolutionnaire,  c'est-à-dire  la  substitution  d'un 
idéal  systématiquement  faux  à  l'observation  directe  et  juste  de  la  vie 
et  des  sentimens  humains.  Mn,e  Sand  met  le  radicalisme  et  l'ilhuni- 
nisme  démocratique  dans  ses  contes.  Elle  fait  des  ouvriers  déclama- 
teurs,  des  paysans  presque  philosophes.  Dans  ses  personnages,  on 
cherche  des  hommes,  on  trouve  des  sophismes  qui  marchent,  qui 
parlent,  qui  prennent  la  place  des  passions  et  des  caractères.  On 
voit  à  tout  moment,  pour  ainsi  dire,  le  point  où  la  vérité  finit,  où 
comnfêncent  les  développemens  artificiels  et  déclamatoires,  et  c'est 
surtout  depuis  Horace  et  le  Compagnon  du  Tour  de  France  qu'a 
éclaté  cette  prétentieuse  manie  de  mettre  toutes  les  utopies  révolu- 
tionnaires en  romans  (1). 

Certainement  la  spontanéité  et  la  réflexion  ont  peu  de  part  dans 
ce  que  notre  contemporaine  appelle  ses  idées  sociales,  et  cependant 
ce  n'est  pas  le  hasard  qui  l'a  jetée  dans  cette  voie.  Elle  est  allée 
droit  à  la  démocratie  la  plus  extrême  par  une  intuition  secrète,  par 
une  sorte  d'intime  affinité,  parce  que  dans  tous  ces  systèmes  qui 
commencent  par  l'abolition  des  vieilles  lois  morales,  elle  a  vu  la 
théorie,  la  légitimation  de  ses  instincts.  Elle  a  cédé  à  l'attrait  mal- 
sain des  sophistes  et  de  leurs  œuvres,  parce  que  de  bonne  heure  elle 
a  aimé  tout  ce  qui  ressemble  à  une  révolte.  Ceux  qui  se  souvien- 
nent de  ce  temps  n'ont  pas  oublié  l'espèce  de  vivacité  qu'elle  mettait 
un  jour  à  poursuivre  une  découverte  dont  elle  attendait  les  plus  mer- 
veilleux effets  :  elle  avait  trouvé  dans  son  Béni,  elle  se  préparait  à 
lancer  dans  le  monde  un  prêtre  qui  préméditait  une  scission  avec 
son  évêque,  et  qui  s'occupait  de  confectionner  dans  le  plus  grand 
secret  des  romans  humanitaires  destinés  à  régénérer  la  société  et  la 
littérature.  Mme  Sand  a  découvert  au  courant  de  sa  vie  plus  d'une 
gloire  semblable.  Dans  ces  entraînemens,  qui  peuvent  quelquefois 
ne  paraître  que  bizarres  et  puérils,  il  y  a  au  fond  plus  de  fanatisme 
qu'on  ne  pense  et  que  ne  voudrait  le  laisser  croire  le  poète  lui- 
même.  C'est  un  fanatisme  étourdi,  inconsistant  et  léger,  soit;  mais 
qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  à  travers  des  insouciances  d'artiste,  en 

(1)  C'est  quand  Mme  Sand  fut  entrée  dans  cette  phase  du  radicalisme  social  que  la 
rupture  de  la  Revue  avec  le  célèbre  écrivain  devint  imminente.  Cette  rupture  se  fit 
d'une  façon  définitive  en  octobre  1841,  à  l'occasion  du  roman  d'Horace,  que  la  direction 
de  la  Revue  refusa  de  publier.  (N.  du  D.) 


364  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

affectant  de  se  représenter  comme  un  rêveur  étranger  aux  choses  de 
ce  monde,  et  tout  en  disant  qu'on  ne  s'occupe  pas  plus  de  politique 
que  son  vacher,  ce  qui  prouve  tout  au  moins  qu'on  a  un  vacher, 
—  Mme  Sand  était  fort  capable  de  laisser  échapper  de  ces  paroles 
qui  montrent  jusqu'où  peut  aller  une  imagination  égarée. 

Tout  bien  considéré,  puisque  M°ie  Sand  a  raconté  sa  vie  (1),  elle  ne 
peut  trouver  mauvais  qu'on  l'aide  à  préciser  ses  souvenirs  en  cer- 
tains points  qui  touchent  à  l'histoire  de  son  esprit  et  qu'on  ajoute  à 
ce  qu'elle  dit  aujourd'hui  ce  qu'elle  a  pensé,  ce  qu'elle  a  exprimé 
sous  d'autres  formes  dans  des  circonstances  décisives.  Elle  s'est  dé- 
fendue d'avoir  eu  jamais  du  goût  pour  les  sociétés  secrètes,  pour 
l'assassinat  politique,  et  même  elle  se  défend  dans  son  Histoire  d'a- 
voir jamais  porté  des  cheveux  d'un  régicide.  Il  n'y  a  rien  à  dire  à 
cela,  seulement  on  aurait  pu  s'y  méprendre.  Que  disait-elle  en  effet 
lorsqu'en  un  lieu  bien  connu  d'elle  à  cette  époque,  on  s'élevait  un 

(1)  Que  l'auteur  de  cette  étude  nous  permette  ici  une  observation.  L'Histoire  de  ma 
Vie  n'est-elle  pas  l'histoire  (l'histoire  assez  peu  fidèle,  hélas!)  des  personnes  que 
Mme  Sand  a  connues  plutôt  que  celle  même  de  l'écrivain?  Puisque  Mme  Sand  nous  a 
mis  en  scène  dans  ses  mémoires,  on  ne  peut  nous  blâmer  de  saisir,  quoiqu'à  regret, 
l'occasion  qui  se  présente  de  noter  les  singulières  assertions  qui  nous  touchent.  Est-ce 
la  peine  en  effet  d'avoir  vécu  près  de  dix  ans  en  relations  familières,  quotidiennes,  avec 
quelqu'un  pour  ne  rien  savoir  de  précis  sur  sa  vie,  du  moins  pour  oublier  ou  confondre 
tout  à  plaisir,  pour  nous  dénationaliser  par  exemple  et  nous  attribuer  une  nationalité 
qui  n'a  jamais  été  la  nôtre?  Mmo  Sand  a  été  le  collaborateur  assidu  de  la  Revue  des 
Deux  Mondes  pendant  neuf  ou  dix  ans,  à  partir  de  ses  débuts  :  qu'elle  veuille  bien  se 
remettre  en  mémoire  ces  belles  années,  se  rappeler  tout  ce  que  nous  n'avons  pas 
oublié,  et  sans  doute  elle  avouera  que  le  milieu  où  elle  était,  que  les  conseils  des 
amis  sûrs  et  éclairés  qui  l'entouraient  ne  lui  ont  pas  fait  défaut,  ne  lui  ont  pas  été  inu- 
tiles, si  de  son  côté  elle  a  jeté  quelque  éclat  sur  ce  recueil.  Nous  avons  de  cela  des 
témoignages  qu'elle  ne  récusera  pas.  Pendant  ces  neuf  ou  dix  ans,  Mme  Sand  a  donné 
à  la  Revue  dix  ou  douze  romans  sans  compter  bien  d'autres  travaux  ;  elle  a  publié  là 
ses  œuvres  les  plus  célébrées  peut-être,  puisqu'on  y  voit  André',  Mauprat,  Leone  Leoni, 
les  Lettres  d'un  Voyayeur,  etc.  Eh  bien  !  elle  oublie  tout  pour  dire  dans  ses  mémoires  : 
«  Je  fis  pour  ce  recueil  la  Marquise,  Lavinia,  je  ne  sais  quoi  encore!  »  Or  jamais  lu 
Marquise  et  Lavinia  n'ont  paru  dans  la  Revue  des  Detu-  Mondes.  Mme  Sand  ajoute  d'un 
ton  léger  que  depuis  notre  rupture  nous  ne  lui  avons  plus  guère  trouvé  de  talent.  Ceci 
prouve  que  sous  ce  rapport  Mme  Sand  est  aussi  fort  mal  informée,  car  si  nous  avons 
déploré  les  écarts  de  son  esprit,  les  dissidences  regrettables  sur  les  principes,  qui 
devaient  nécessairement  amener  une  rupture,  nous  n'avons  jamais  parlé  de  l'auteur 
d'André  et  de  Mauprat  qu'avec  une  vive  sympathie  pour  son  talent.  Mais  c'est  assez 
de  rectifications.  Ces  mémoires  sont-ils  d'ailleurs  les  vrais  mémoires  de  George  Sand? 
L'écrivain  éminent  que  nous  avons  connu,  aimé  et  admiré  n'en  laissera-t-il  pas  de  plus 
sincères  et  déplus  complets?  Nous  ne  pouvons  le  croire;  nous  n'avons  pas  oublié  non 
plus  que  dans  l'hiver  de  1835  Mme  Sand  eut  pour  la  première  fois  l'idée  d'écrire  quatre 
volumes  seulement  de  mémoires,  qui  ne  devaient  paraître  qu'après  sa  moi  t.  Quand  il 
nous  arrive  de  feuilleter  encore  les  trois  ou  quatre  cents  lettres  de  Mme  Sand  qui  nous 
restent  entre  les  mains,  nous  y  trouvons  non-seulement  crayonné  le  plan  de  ces  mé- 
moires, mais  quelques-uns  même  des  élémens  de  ce  livre  posthume,  du  moins  pendant 
les  dix  premières  et  plus  belles  années  de  la  vie  littéraire  de  l'auteur.  (.Y.  du  D.) 


GEORGE    SAND    ET    SES    MÉMOIRES.  365 

jour  contre  l'assassinat  politique  et  contre  l'une  de  ces  odieuses  ten- 
tatives de  meurtre  qui  assaillirent  si  souvent  le  roi  Louis-Philippe 
dans  ses  luttes  soutenues  au  grand  jour  sous  le  feu  des  factions? 
Elle  protestait  dans  des  epanchemens  particuliers  qui  prenaient  vrai- 
ment la  forme  d'une  remontrance;  ses  injures  étaient  pour  le  roi  et 
pour  ceux  qui  le  défendaient;  ses  enthousiasmes  étaient  pour  le 
meurtrier  Alibaud,  qu'elle  appelait  «  un  homme  des  temps  anti- 
ques,... un  héros  dont  le  nom  sera  mis  dans  l'histoire  à  côté  de  Fré- 
déric Stabs,  »  et  elle  appelait  cela  parler  de  conviction!  «  Je  vous  ai 
dit,  reprenait-elle,  que  je  vous  laissais  la  théorie  du  système  en  gé- 
néral. Proscrivez  l'assassinat  politique,  si  cela  vous  plaît  et  si  vous 
aimez  les  rois,  peu  m'importe;  mais  vous  ne  deviez  pas  toucher  à 
la  personne  sacrée  d'Alibaud.  Vous  ne  deviez  pas  répéter  les  calom- 
nies infâmes  que  le  gouvernement  faisait  publier  contre  lui...  Ce 
qu'il  y  a  de  pire  au  monde,  c'est  d'être  lâche,  et  lâches  sont  ceux 
qui  flétrissent  le  seul  homme  de  cœur  qui  soit  en  France...  Rien  ne 
me  fera  changer  d'avis.  »  Mme  Sand  trouvait  insupportable  que  dans 
cette  Bévue  même  on  pût  appeler  Alibaud  un  assassin,  et  qu'on  ne 
put  pas  dire  «  que  Mme  de  Staël  est  ennuyeuse  :  »  tant  il  est  vrai 
que  dans  cette  atmosphère  irritante  et  lourde  des  passions  démocra- 
tiques, où  elle  se  plongeait  chaque  jour  davantage,  elle  avait  rapi- 
dement contracté  le  goût  littéraire  et  le  sentiment  de  la  grande  mo- 
ralité sociale  et  politique! 

Malheureusement  cet  accent  de  déclamation  n'a  fait  que  persister, 
et  il  éclate  en  plus  d'une  page  de  Y  Histoire  de  ma  Vie,  non  â  propos 
des  régicides  il  est  vrai,  mais  â  propos  de  tous  les  chefs  de  sédi- 
tions. L'auteur  n'y  va  pas  de  main  légère  pour  peindre  un  homme 
de  son  choix.  Cet  homme  est  grand,  héroïque,  il  s'élève  jusqu'à  la 
sainteté...  «  C'est  du  silence  de  cette  âme  profondément  humble  et 
pieusement  résignée  qu'est  sorti  le  plus  pur  et  le  plus  éloquent  ensei- 
gnement à  la  vertu  qu'il  ait  été  donné  à  ce  siècle  de  comprendre... 
Ses  lettres  sont  dignes  des  plus  beaux  temps  de  la  foi...  11  s'est  assi- 
milé la  force  du  stoïque  unie  à  l'humble  douceur  du  vrai  chrétien... 
C'est  par  là  que  sans  être  créateur  dans  la  sphère  des  idées  il  s'est 
égalé  sans  le  savoir  aux  plus  grands  penseurs  de  son  époque...  Son 
cœur  est  le  miroir  de  la  vérité,  une  pierre  de  touche  pour  les  con- 
sciences délicates,  etc..  »  De  qui  est-il  donc  ici  question?  Est-ce  de 
quelque  saint,  de  quelque  héros  méconnu?  Il  s'agit  d'un  des  plus 
célèbres  factieux  du  temps,  d'un  personnage  plusieurs  fois  condamné 
sous  la  monarchie  et  sous  la  république.  Mme  Sand  s'est  accoutumée  à 
ce  langage,  et  elle  le  parle  comme  un  langage  naturel.  Ce  n'est  point 
sans  doute  qu'elle  soit  une  révolutionnaire  bien  menaçante;  c'est 
tout  simplement  le  signe  d'une  intelligence  qui  a  eu  le  malheur  de 
venir  au  monde  avec  le  goût  du  faux,  et  qui  ne  s'est  jamais  guérie 


366  REVUE    DES    DEIX    MOHDES. 

de  son  mal,  parce  que  des  flatteurs  lui  ont  dit  que  c'était  là  une 
marque  de  génie. 

Ce  qui  a  toujours  fait  illusion  chez  l'auteur  de  Mauprat,  c'est  l'ar- 
tifice de  la  parole,  c'est  une  vive  et  séduisante  éloquence.  Plus  que 
tout  autre  écrivain  dans  notre  temps,  M""  Sand  réunit  tous  ces  dons 
merveilleux  du  récit,  de  la  description,  d'un  lyrisme  spontané  et 
débordant:  elle  excelle  à  désarmer  par  le  charme  de  son  art  et  à  sur- 
prendre en  jetant  sur  tout  ce  qu'elle  touche  comme  un  voile  éblouis- 
sant de  poésie.  Ecartez  ce  voile,  vous  trouverez  une  nature  intellec- 
tuelle pleine  de  ressources  il  est  vrai,  mais  aussi  pleine  de  faibh 
et  de  mystérieuses  contradictions,  frivole  et  fanatique,  blasée  et 
inassouvie,  prétentieuse  avec  mille  affectations  de  simplicité  et  d'a- 
bandon, une  nature  qui  aime  à  dominer  et  qui  plie  sans  discerne- 
ment sous  les  dominations  les  plus  vulgaires.  Tribuns,  philosophes 
incompris,  sophistes  obscurs  ou  musiciens  de  haute  école,  peu  lui 
importe;  elle  se  fait  un  panthéon  familier  peuplé  de  dieux  assez  bi- 
zarres. Avec  une  finesse  d'observation  bien  réelle,  M""  Sand  manque 
de  véritable  délicatesse,  et  les  plus  poétiques  élans  cachent  mal  ce 
qu'il  y  a  parfois  de  grossier  en  certains  mouvemens  d'imagination. 
Avec  des  dons  supérieurs,  elle  manque  même  souvent  d'esprit,  ou 
plutôt  c'est  un  esprit  versatile  et  déréglé  qui  s'agite  dans  le  vide, 
qui  prend  des  aspirations  vagues  ou  des  engouemens  pour  des  idées 
et  d'insatiables  désirs  pour  des  lois  morales.  Ce  n'est  point  là  peut- 
être  l'image  qu'on  se  crée  d'habitude  quand  on  cherche  à  se  repré- 
senter cette  exceptionnelle  personnalité  littéraire;  la  poésie,  si  l'on 
veut,  perd  un  peu  à  ce  portrait,  la  vérité  y  gagne.  Cela  ne  diminue 
pas  le  talent  qu'a  eu  M™"  Sand,  qu'elle  a  montré  en  ses  plus  belles 
heures  :  on  comprend  mieux  les  égaremens  de  cette  imagination  plus 
hardie  et  plus  capricieuse  que  juste;  cela  explique  surtout  comment, 
après  avoir  semé  sur  sa  route  tant  d'histoires  brillantes,  51°'  Sand 
en  est  venue  par  degrés  à  ses  dernières  œuvres,  —  à  ses  romans  ac- 
tuels, qui  semblent  n'être  plus  que  des  variations  sans  éclat  et  sans 
nouveauté  sur  des  thèmes  connus,  à  son  théâtre,  qui  n'est  que  la  re- 
production terne  et  effacée  de  ses  romans,  et  enfin  à  ce  livre,  l'His- 
toire de  nia  Vie,  qu'on  ne  peut  considérer  que  comme  une  opération 
mal  venue  d'industrie  littéraire,  comme  une  provocation  indiscrète- 
ment ou  trop  habilement  jetée  à  des  curiosités  malsaines  qui  ne 
pouvaient  au  demeurant  être  satisfaites. 

Ce  n'est  point  évidemment  que  les  derniers  ouvrages  de  l'auteur 
de  Valent  ine  soient  dénués  de  tout  intérêt  et  qu'on  n'y  retrouve  en- 
core de  ces  traits  de  génie  naturel  dont  l'écrivain  a  le  merveilleux 
secret.  A  prendre  cette  étrange  carrière  dans  son  expression  la  plus 
récente,  on  peut  dire  que  c'est  la  lutte  extrême  et  inégale  d'un  talent 
supérieur  aux  prises  avec  trois  dangereux  ennemis  :  l'inquiétude 


GEORGE    SAND    ET    SES   MEMOIRES.  367 

d'une  nature  orageuse,  la  prétention  philosophique,  et  l'esprit  d'in- 
dustrie, qui  est  venu  à  son  tour  se  substituer  aux  élans  spontanés  de 
l'imagination,  en  créant  pour  le  poète  une  sorte  de  fécondité  factice 
et  vulgaire.  Mme  Sand  a  eu  pourtant,  il  y  a  quelques  années,  un  der- 
nier bonheur  d'inspiration  :  c'est  lorsqu'elle  a  écrit  ces  séduisantes 
légendes  de  la  campagne,  gracieux  épisode  de  sa  vie  littéraire  qui 
commence  au  roman  de  Jeanne  et  qui  se  continue  par  la  Mare  au  Dia- 
ble, François  le  Champi,  la  Petite  Fadelte,  pour  s'arrêter  tout  à  coup. 

Parmi  les  dons  que  Mme  Sand  a  reçus  et  dont  elle  a  usé  trop  sou- 
ven  avec  une  prodigalité  malheureuse,  l'un  des  plus  rares  peut-être 
est  un  sentiment  incomparable  des  beautés  naturelles.  Même  dans 
ceux  de  ses  romans  où  le  paysage  n'est  pour  ainsi  dire  qu'un  cadre, 
cet  instinct  se  révèle  par  des  peintures  pleines  de  vérité  et  de  fraî- 
cheur. Mme  Sand,  elle  l'a  dit  elle-même,  a  beaucoup  vécu  à  la  cam- 
pagne, dans  ces  contrées  du  Berri  et  de  la  Creuse  qu'elle  a  chan- 
tées, dont  elle  a  si  poétiquement  décrit  les  sites;  elle  n'a  eu  qu'à 
rassembler  ses  souvenirs,  à  leur  donner  une  forme  vivante,  et  c'est 
ainsi  qu'un  jour,  après  avoir  épuisé  toutes  les  ressources  de  la  pas- 
sion, elle  s'est  trouvée  conduite,  ne  fût-ce  que  pour  chercher  la 
nouveauté,  à  un  certain  genre  de  littérature  qu'elle  croit  être  popu- 
laire, qui  ne  l'est  pas  à  la  vérité,  mais  qui  reproduit  quelques-uns 
des  aspects  les  plus  séduisans  de  la  vie  rustique.  S'il  fallait  abso- 
lument choisir  entre  ces  quelques  récits  pleins  d'une  saveur  agreste 
et  qui  ont  pu  faire  croire  un  moment  à  l'apparition  imprévue  d'une 
pastorale  moderne,  le  plus  charmant  sans  nul  doute  serait  la  Mare 
au  Diable,  ce  petit  drame  qui  commence  comme  une  églogue  de  Vir- 
gile et  finit  par  la  description  pittoresque  des  noces  de  campagne. 
La  scène  du  labour  où  l'on  voit  tout  ce  mouvement  du  travail  rural 
et  la  terre  fumante  sous  la  charrue,  les  perplexités  de  Germain,  le  fin 
laboureur,  au  moment  de  mettre  un  terme  à  son  veuvage  pour  donner 
une  seconde  mère  à  ses  enfans  et  une  ménagère  à  sa  maison,  le  dé- 
part à  travers  les  prés  quand  le  jeune  veuf  va  chercher  bien  loin  une 
prétendue  qui  est  tout  près  de  lui,  cette  nuit  agitée  et  chaste  passée 
dans  la  lande,  à  la  clarté  des  étoiles,  par  Germain  et  la  petite  Marie, 
cet  amour  sérieux  et  simple  si  délicatement  noué  par  la  main  d'un  en- 
fant entre  le  laboureur  et  la  jeune  fille,  tous  ces  tableaux,  habilement 
nuancés,  sont  d'un  trait  exquis,  et  abondent  en  fines  observations. 

Que  manque-t-il  donc  à  ces  récits  qui  ont  charmé  un  instant?  Il 
manque  à  cette  simplicité  idyllique  d'être  vraiment  aussi  simple 
qu'elle  le  paraît.  Il  faut  bien  s'entendre  en  effet  :  cette  littérature 
peut  être  populaire  et  rustique  par  le  paysage,  par  la  couleur  pitto- 
resque, par  mille  détails  intimes  et  familiers  de  la  vie  des  campa- 
gnes; elle  ne  l'est  pas  par  l'esprit  qui  circule  dans  ces  pages,  par  les 
idées  qui  viennent  se  mêler  comme  une  ombre  à  la  grâce  descrip- 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tive,  et  jusque  dans  cette  voie  d'heureuse  inspiration  on  sent  l'affec- 
tation et  le  raffinement,  on  voit  le  sophisme  qui  s'attache  à  cette 
vaillante  imagination.  Avant  d'arriver  aux  plus  frais  tableaux,  il  faut 
subir  je  ne  sais  quelle  déclamation  sur  les  oisifs,  ou  passer  à  travers 
les  broussailles  de  je  ne  sais  quelle  dissertation  sur  la  connaissance, 
le  sentiment  et  la  sensation.  Fanchon  Fadet  elle-même,  la  petite 
vagabonde,  avec  son  visage  ingrat  et  son  âme  fière,  avec  ses  mœurs 
de  bohémienne  et  son  esprit  rare,  n'est  encore  en  son  genre  qu'un 
de  ces  types  de  femme  supérieure  caressés  et  adoptés  par  l'auteur. 
La  Fadette  sait  tout,  elle  a  le  secret  des  plantes  et  des  cœurs,  elle 
exerce  autour  d'elle  une  sorte  de  magnétisme,  et  quand  le  soir,  dans 
la  traîne  qui  longe  la  côte  du  Chaumois,  elle  essuie  ses  pleurs  pour 
parler  à  Landry,  pour  se  révéler  à  lui  tout  entière,  est-on  bien  sûr 
de  ne  pas  entendre  une  petite  Lélia,  ou,  si  l'on  veut,  une  Consuelo 
devenue  bergère?  Et  puis  Mme  Sand  a  cru  sans  doute  se  rapprocher 
du  naturel  et  de  la  simplicité  en  dépensant  des  trésors  d'érudition 
locale,  en  se  façonnant  pour  ses  fables  champêtres  un  langage  tout 
rustique  :  elle  n'a  réussi  qu'à  mieux  faire  sentir  ce  qu'il  y  a  d'arti- 
ficiel et  d'archaïque  dans  ses  créations,  elle  n'a  fait  que  rendre  plus 
frappant  le  contraste  entre  ces  paysages,  ces  scènes,  ces  héros,  ce 
langage,  et  les  idées  qu'on  voit  poindre  à  chaque  instant.  Les  pay- 
sans de  Mme  Sand  sont  bien  trop  subtils  pour  être  des  paysans,  ce 
qui  ne  veut  point  dire  qu'ils  aient  un  autre  genre  de  vérité,  qu'ils 
soient  d'un  autre  monde  vivant,  et  ce  qui  apparaît  déjà  dans  la  Pe- 
tite Fadette  devient  bien  plus  palpable  dans  les  Maîtres  Sonneurs, 
cette  pâle  et  triste  suite  des  bucoliques  nouvelles.  On  n'a  plus  que  le 
Grand-Bucheux  et  Brulette,  ces  merveilleux  joueurs  de  cornemuse 
qui  notent  la  musique  des  vallées  et  des  montagnes.  Alors  cette  ten- 
tative apparaît  telle  qu'elle  est  réellement,  comme  une  fantaisie  raf- 
finée et  prompte  à  s'épuiser,  comme  l'effort  capricieux  d'un  talent 
qui  sent  diminuer  sa  sève  primitive,  qui  cherche  artificiellement  la 
simplicité,  et  ne  la  trouve  qu'un  moment  pour  retomber  bientôt  dans 
l'affectation  et  la  monotonie. 

Cela  tient  à  bien  des  causes  peut-être,  aux  habitudes  d'esprit  que 
l'auteur  s'est  faites,  et  aussi  à  la  nature  essentiellement  personnelle 
de  ce  génie,  on  pourrait  même  dire  d'une  façon  plus  générale,  à  la 
nature  du  génie  des  femmes.  On  n'en  est  point  à  l'observer  en  effet, 
dans  les  lettres  et  dans  les  arts  comme  dans  la  vie,  les  femmes  ont 
un  génie  qui  leur  est  propre.  Ce  n'est  point  par  l'intelligence  en  un 
certain  sens,  ce  n'est  point  par  la  puissance  abstraite  de  la  réflexion 
et  de  l'étude,  qu'elles  conçoivent  et  qu'elles  sont  artistes  :  tout  vient 
de  l'instinct  chez  elles,  tout  se  rapporte  à  un  ordre  particulier  de 
facultés  et  d'impressions  vives,  délicates,  personnelles.  Elles  excel- 
lent à  raconter  ou  à  peindre  ce  qu'elles  ont  vu,  ce  qu'elles  ont  senti; 


GEORGE    SAND    ET    SES    MÉMOIRES.  369 

la  puissance  et  l'originalité  de  leur  esprit  disparaissent  dans  l'ob- 
servation des  phénomènes  qui  leur  sont  étrangers,  dans  ce  qu'on 
pourrait  appeler  la  création  désintéressée  et  permanente  de  l'art. 
Elles  ont  du  génie  dans  les  lettres  familières,  dans  l'analyse  des 
mouvemens  de  la  société  mondaine,  parce  que  là  tout  a  un  carac- 
tère intime,  vivant,  personnel,  et  parce  que  leur  regard  embrasse 
un  horizon  connu;  elles  n'en  ont  plus  dans  les  recherches  et  dans  les 
récits  de  l'histoire.  Elles  peuvent  être  touchantes  et  vraies  dans  la 
poésie,  dans  l'expression  directe  des  sentimens  et  des  passions, 
qu'elles  surprennent  et  qu'elles  décomposent  avec  une  délicatesse 
infinie;  elles  sont  dépaysées  dans  l'étude  philosophique  de  la  nature 
humaine,  ou  même  au  théâtre.  Il  en  est  qui  écrivent  supérieurement 
un  ou  deux  romans,  et  qui  ne  peuvent  aller  au-delà  d'un  petit  nombre 
d'oeuvres  émouvantes  et  choisies.  Par  un  privilège  de  leur  organisa- 
tion, les  femmes  sont  dans  l'heureuse  impuissance  d'écrire  absolu- 
ment pour  écrire,  et  de  se  faire  hommes  de  lettres.  Elles  peuvent 
sans  doute  courber  leur  imagination  sous  ce  joug  vulgaire  d'une 
production  quotidienne  et  incessante;  mais  elles  ne  le  peuvent  qu'en 
abdiquant  ce  qui  fait  le  charme  et  l'éclat  de  leur  esprit. 

De  là  des  conséquences  frappantes  qu'il  n'est  point  difficile  de  sui- 
vre jusque  dans  les  œuvres  de  l'auteur  d'fndiana,  l'une  des  plus  puis- 
santes pourtant  parmi  les  imaginations  de  femmes.  D'abord  cela  est 
bien  sensible,  malgré  le  nombre  des  romans  de  M"1"  Sand,  malgré 
cette  fécondité  apparente  qui  a  donné  le  jour  à  tant  de  personnages,  il 
y  a  moins  de  variété  qu'on  ne  le  pense  dans  ces  fictions.  Combien  de 
fois  n'a-t-on  pas  vu  se  reproduire  cette  image  de  Lélia,  de  Gonsuelo, 
image  habilement  nuancée,  il  est  vrai,  allant  de  la  grande  dame  à 
la  bohémienne,  de  l'artiste  à  la  bergère,  mais  au  fond  invariable- 
ment identique?  Stenio,  Octave,  André,  Sylvinet  dans  la  Petite  Fa- 
dette,  n'est-ce  pas  toujours  le  même  type,  c'est-à-dire  un  être  faible 
et  incomplet?  Mrae  Sand  aime  à  se  jouer  avec  ces  natures  d'hommes 
relativement  inférieures,  comme  elle  aime  à  montrer  la  supériorité 
dans  les  femmes.  Les  situations  se  ressemblent  comme  les  person- 
nages, et  même  dans  ses  peintures  descriptives,  qu'on  le  remarque 
bien,  ce  n'est  point  le  sentiment  général  de  la  nature  que  possède 
M""  Sand,  c'est  le  sentiment  de  ses  contrées  natales,  des  campagnes 
de  la  Creuse  et  du  Berri. 

En  outre,  si  Mme  Sand  est  éloquente  quand  elle  est  vraiment  elle- 
même,  quand  la  femme  est  en  quelque  sorte  la  complice  du  poète, 
elle  l'est  déjà  moins  là  où  il  ne  reste  que  l'artiste  cherchant  labo- 
rieusement une  inspiration,  et  elle  ne  l'est  plus  du  tout  au  théâtre, 
parce  que  le  théâtre  suppose  justement  les  qualités  les  plus  étran- 
gères au  génie  des  femmes,  une  sorte  de  désintéressement  de  soi- 

TOME  IX.  24 


370  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

même,  une  puissance  d'observation  tout  impersonnelle,  l'art  de 
ressaisir  les  caractères  les  plus  divers,  une  certaine  conception  gé- 
nérale de  la  nature  humaine  et  de  ses  mobiles.  Lorsque  1  auteur  de 
Mauprat,  allant  d'expérience  en  expérience,  a  voulu  a  son  tour  ten- 
ter la  fortune  du  théâtre,  qu'est-il  arrivé?  On  s'est  montré    acile 
pour  ses  premiers  essais,  par  une  secrète  considération  pour  le  ta- 
lent d'autrefois,  pour  le  conteur  émouvant.  Avec  un  peu  de  sevén te 
ou  un  peu  plus  de  liberté,  on  eût  dit  que  M"  Sand  se  trompait, 
qu'elle  n'inventait  rien,  et  que  ces  œuvres  dramatiques,  qui  ont  me- 
nacé un  moment  de  devenir  nombreuses,  n'étaient,  a  tout  prendre, 
qu'un  reflet  diminué  de  toutes  les  inspirations  et  de  tous  les  person- 
nages que  l'auteur  a  semés  dans  ses  romans.  Claudie  qu  est-ce  autre 
chose  que  ce  thème  épuisé  de  la  réhabilitation  de  la  faute  et  de    a 
vertu  purifiante  de  la  passion,  thème  singulier  dans  un  cadre  de 
scènes  rustiques?  Dans  Françoise,  c'est  encore  une  de  -ces  éternelles 
providences  féminines  dont  l'accablante  supériorité  a  la  monotonie 
du  sophisme.  Flaminio,  c'est  la  fantaisie,  c'est  le  génie  dans  le  va- 
gabondage et  dans  la  vie  de  bohème;  Flaminio  est  une  édition  nou- 
velle d'un  roman  oublié,  de  Teverino.  Favilla,  c'est  1  artiste   c  es 
le  joueur  de  musique  réunissant  toutes  les  perfections  morales,  et 
faisant  honte  au  médiocre  philistin.  _  .    ,     t 

C'est  ainsi  qu'on  voit  se  succéder  toutes  ces  inventions  qui  n  ont 
plus  rien  de  nouveau,  et  qui,  en  passant  du  roman  au  théâtre,  per- 
dent leur  originalité  et  leur  relief.  Ici,  en  effet,  le  poète  n  a  plus 
pour  le  soutenir  la  facilité  du  récit,  l'abondance  du  lyrisme,  la  fé- 
condité des  descriptions  pittoresques.  11  ne  reste  que  deux  choses 
au  théâtre,  l'action  et  les  caractères;  or  c'est  là  justement  qu  éclate 
l'inaptitude  de  M™  Sand,  et  dans  cette  dangereuse  perspective  de 
la  scène  il  est  bien  plus  aisé  d'observer  ce  qui  manque  a  ces  per- 
sonnages dénués  de  vie  et  de  vérité,  à  ces  drames  sans  mouvement 
à  ces  bergeries  mises  en  dialogue.  Les  paysans  de  M"  Sand    il 
faut  le  dire,  ont  eu  tout  particulièrement  à  souffrir  de  cette  transtor- 
mation,  car  ce  qu'ils  ont  de  faux  et  de  prétentieux  est  devenu  plus 
appare.it.  Ils  intéressaient  dans  le  roman,  ils  ne  font  plus  illusion 
au  théâtre.  Otez  à  la  Mare  au  Diable  ou  à  la  Petite  Fadelteune  cer- 
taine couleur  poétique  et  ce  souille  qui  renaît  par  intervalles,  vous 
aurez  quelque  drame  vulgaire  comme  le  Pressoir.  Ce  ne  sont  pas 
des  pavsans  faux  comme  ceux  du  xvm-  siècle,  ils  sont  laux  d  une 
autre  manière  en  faisant  la  leçon  à  la  société,  sans  devenir  surtout 
des  personnages  plus  vivans  et  plus  dramatiques.  M«  Sand  n  a  point 
réussi  et  ne  pouvait  réussir  au  théâtre,  parce  que  c  était  une  tenta- 
tive en  dehors  des  facultés  naturelles  de  son  génie.  Elle  s  est  dit  sans 
doute  que  ce  qui  ne  valait  plus  la  peine  d'être  conté  pouvait  encore 
être  mis  en  vaudeville. 


GEORGE    SAND    ET    SES    MÉMOIRES.  371 

Mais  de  toutes  les  tentatives  qui  ont  rempli  cette  carrière  roma- 
nesque, la  plus  étrange  peut-être,  la  plus  incompréhensible  est  cette 
longue,  verbeuse  et  insignifiante  confidence  que  Mme  Sand  a  appelée 
Y  Histoire  de  ma  Vie.  Non  pas  que  rien  ici  soit  en  contradiction  avec 
les  facultés  de  cet  esprit;  c'est  plutôt  l'excès  d'une  prédisposition 
native,  c'est  l'abus  des  divulgations  intimes,  ou,  si  ce  n'était  un  si 
gros  mot,  on  pourrait  dire  que  c'est  une  sorte  d'orgie  de  la  person- 
nalité exaltée  et  enivrée  d'elle-même.  Mm"  Sand  ne  s'est  point  aper- 
çue que  ses  œuvres,  comme  les  œuvres  de  toutes  les  femmes,  où  il 
y  a  souvent  plus  de  réminiscences  que  d'invention,  étaient  ses  mé- 
moires les  plus  fidèles,  et  que,  si  tant  est  qu'elle  éprouvât  le  besoin 
de  se  démasquer  un  peu  plus,  elle  en  avait  dit  assez  dans  les  Lettres 
d'un  Voyageur,  —  assez  pour  que  nul  regard  curieux  ne  pût  se  mé- 
prendre, sans  que  ces  aveux  à  demi  voilés  encore  fussent  dépouil- 
lés de  toute  poésie.  Les  Lettres  d'un  Voyageur  n'ont  pas  suffi,  et 
Mme  Sand  est  allée  mêler  sa  voix  à  ce  chœur  discordant  de  révéla- 
tions, de  confessions  et  de  commentaires  qui  encombrent  notre 
temps.  Depuis  quelques  années,  en  effet,  n'a-t-on  pas  vu  se  déve- 
lopper singulièrement  cette  littérature  de  mémoires?  Qui  n'écrit 
point  ses  mémoires  aujourd'hui?  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  morts 
qui  ont  le  privilège  de  ce  genre  de  souvenirs  d'autant  plus  pré- 
cieux jusqu'ici  qu'ils  gardaient  le  caractère  d'un  témoignage  pos- 
thume. Tout  s'est  perfectionné,  la  postérité  est  loin,  et  les  vivans 
eux-mêmes  s'arrangent  pour  assister  à  l'effet  de  leurs  divulgations 
en  prétendant  se  faire  une  sorte  de  postérité  contemporaine.  11  n'est 
plus  d'ailleurs  nécessaire  d'avoir  été  mêlé  aux  affaires  de  son  temps, 
d'avoir  vu  les  hommes  de  près,  d'avoir  été  initié  aux  secrets  d'une 
société  dans  laquelle  on  a  vécu,  ou,  en  d'autres  termes,  d'avoir  quel- 
que chose  à  dire.  Le  procédé  est  plus  simple  :  on  rassemble  quel- 
ques anecdotes  qui  ont  couru  le  monde  ou  on  raconte  les  révolutions 
du  siècle,  et  quand  on  est  tout  à  fait  à  la  hauteur  du  genre,  on  écrit 
soi-même  son  odyssée.  On  livre  à  une  curiosité  indiscrète  l'inti- 
mité du  foyer,  la  dignité  de  la  famille,  les  amours  de  son  père  ou 
de  sa  mère.  On  met  ses  contemporains  dans  la  confidence  de  sa 
beauté,  de  ses  goûts,  de  ses  passions,  de  ses  intérêts,  de  ses  mi- 
sères, et  on  dit  à  l'univers  :  Me  voilà!  OEuvre  de  puérile  et  gros- 
sière vanité,  frivole  autant  que  dangereuse  pour  des  hommes,  bien 
autrement  dangereuse  pour  une  femme,  et  même  impossible  au 
moins  sous  cette  forme  directe  et  nue  d'une  révélation  personnelle. 

C'était,  au  reste,  une  pensée  conçue  de  bonne  heure  par  l'auteur 
de  Y  Histoire  de  ma  Vie,  une  pensée  qui  n'a  rien  gagné  en  vieillis- 
sant. 11  y  a  longtemps  déjà  que  sur  cette  idée  de  laisser  des  mé- 
moires Mme  Sand  avait  fondé  je  ne  sais  quelle  combinaison  qui  de- 
vait lui  survivre.  Elle  a  véeu  heureusement  plus  qu'elle  ne  le  croyait 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

alors,  et  malheureusement  pour  elle  elle  a  tenu  sa  parole  en  écri- 
vant Y  Histoire  de  ma  Vie.  Or,  cette  pensée  de  discourir  de  soi-même 
une  fois  admise,  il  ne  restait  plus  qu'à  savoir  comment  le  poète  se 
tirerait  de  ce  piège  tendu  par  sa  vanité  à  son  talent.  Mme  Sand,  par 
une  de  ces  audaces  de  sincérité  et  d'exactitude  qui  prennent  parfois 
un  autre  nom,  raconterait-elle  sa  vie  tout  entière  sans  déguisement 
et  sans  réticence?  En  vraie  fille  et  en  héritière  de  Rousseau,  irait- 
elle  jusqu'au  bout  de  ses  confessions?  Elle  ne  le  pouvait  évidem- 
ment; un  récit  circonstancié  et  complet  de  tout  ce  qui  a  pu  remplir 
sa  vie  lui  était  interdit.  A  défaut  de  ce  récit  simple  et  nu,  écrirait- 
elle  une  de  ces  autobiographies  morales  et  littéraires  qui  sont  la 
révélation  d'une  âme,  d'un  esprit?  Ici  l'idée,  en  se  transformant, 
prenait  un  caractère  nouveau.  L'auteur  écrivait  les  mémoires  de 
son  intelligence,  et  retraçait  l'histoire  de  ses  livres  en  montrant 
comment  l'inspiration  littéraire  jaillit  du  foyer  de  la  vie  intérieure. 
De  telles  œuvres,  d'une  analyse  délicate  et  profonde,  sont  souvent 
éloquentes  et  toujours  instructives.  Par  un  singulier  renversement 
d'idées,  Mm"  Sand  n'a  nullement  fait  ce  qui  eût  été  possible,  et  elle 
s'est  jetée  dans  la  voie  la  plus  scabreuse,  celle  des  révélations  in- 
times et  personnelles,  et  comme  elle  ne  pouvait  tout  dire,  elle  a  fini 
par  substituer  à  ce  qu'elle  devait  passer  sous  silence  mille  puéri- 
lités, mille  détails  indifférens  ou  vulgaires.  Elle  n'a  point  écrit  des 
mémoires,  elle  a  fait  comme  un  virtuose  supérieur  qui  vit  d'un 
vieux  succès  et  qui  se  donne  toute  liberté;  elle  s'est  mise  à  impro- 
viser tous  les  matins,  devant  le  public,  sur  les  différentes  circon- 
stances de  sa  vie  qui  revenaient  successivement  à  son  esprit,  en  re- 
montant jusqu'à  son  aïeul  le  maréchal  de  Saxe. 

L'aventure  ne  fut  guère  amusante  pendant  deux  ans;  au  huitième 
volume,  on  touchait  à  peine  à  la  naissance  de  l'auteur,  et  on  avait 
tourné  la  dernière  page  sans  en  savoir  beaucoup  plus.  Comment 
d'ailleurs  Mme  Sand  eût-elle  écrit  ses  mémoires?  Elle  ne  se  souvient 
pas,  elle  a  au  plus  haut  degré  le  don  merveilleux  de  l'oubli.  M°"  Sand 
ne  sait  pas  même  où  ont  paru  quelques-uns  de  ses  plus  charmans 
ouvrages,  Lavinia,  la  Marquise;  elle  attribue  aux  hommes  ce  qu'ils 
n'ont  jamais  dit,  ce  qu'ils  n'ont  jamais  fait.  Dans  ce  livre  frivole,  il 
y  a  un  fait  plus  grave,  une  dissonance  étrange  et  permanente  qui  ne 
naît  point  sans  doute  d'une  absence  de  sincérité  actuelle,  mais  qui 
laisse  voir  ce  qu'il  y  a  de  mobilité  dans  cet  esprit,  et  qui  finit  par  ôter 
tout  accent  de  vérité  à  de  tels  récits.  L'auteur  parle  de  son  enfance, 
de  son  passé,  des  choses  et  des  hommes  avec  ses  impressions  du  mo- 
ment. On  pourrait  presque  dire  qu'à  quelques  mois  d'intervalle,  dans 
le  travail  successif  de  cette  prolixe  improvisation,  les  mêmes  faits 
apparaissent  sous  un  aspect  tout  différent,  parce  que  le  point  de 
vue  personnel  de  l'écrivain  a  changé.  UMsloire  de  ma  Yie  repose 


GEORGE    SAND    ET    SES    MÉMOIRES.  373 

sur  ce  perpétuel  anachronisme  moral.  A  tout  prendre,  c'est  là  peut- 
être  l'explication  la  plus  claire  des  singulières  libertés  que  Mmo  Sand 
prend  aujourd'hui  à  l'égard  de  bien  des  hommes  de  ce  temps  qu'elle 
a  connus,  et  qu'elle  croit  devoir  introduire  dans  ses  mémoires  sans 
les  avoir  consultés.  Il  ne  faut  pas  s'en  étonner,  la  vie  est  si  longue, 
les  impressions  se  succèdent  si  rapidement!  Mme  Sand  a  oublié  ses 
relations  d'autrefois,  elle  a  oublié  ses  amis,  ou,  s'il  lui  en  souvient, 
il  ne  lui  en  souvient  guère,  et  même  au  besoin,  pour  mieux  attester 
sans  doute  l'impartialité  de  l'historien,  elle  les  exécute  merveil- 
leusement avec  une  grâce  supérieure  et  un  magnifique  détachement 
du  passé,  comme  elle  juge  chaque  chose  du  haut  d'une  philosophie 
puérilement  prétentieuse  qui  travestit  tout,  même  les  scènes  naïves 
de  l'enfance.  D'une  plume  libre  et  légère,  elle  sabre  ses  amis,  ses 
souvenirs  et  la  vérité. 

Encore  si  M""  Sand  n'avait  pris  de  ces  étranges  libertés  qu'avec 
ses  amis,  avec  d'anciennes  connaissances  qui  ont  fait  place  à  des 
connaissances  nouvelles!  mais  elle  est  allée  plus  loin,  et  c'est  là  un 
des  traits  choquans  de  ce  livre.  Pour  tout  dire,  l'auteur  de  l'His- 
toire de  ma  Vie  a  fait  le  contraire  de  ce  que  faisaient  ces  enfans 
d'autrefois  qui  jetaient  un  manteau  sur  la  nudité  de  leurs  parens. 
Chose  bizarre  !  Mme  Sand  n'a  point  dit  sur  elle-même  ce  qu'elle  ne 
devait  pas  dire,  ce  qu'elle  ne  pouvait  pas  dire,  ce  que  nul  ne  lui 
demandait  d'ailleurs,  et  en  même  temps  elle  s'est  crue  autorisée  à 
dire  sur  sa  mère  ce  que  personne  ne  savait,  ce  qu'elle  pouvait  bien 
certes  se  dispenser  de  révéler  sans  diminuer  l'intérêt  de  son  récit, 
car  enfin  qui  pouvait  éprouver  le  désir  de  savoir  que  cette  mère 
avait  eu  une  jeunesse  orageuse,  exposée  «  à  des  hasards  effrayans,  » 
qu'elle  était  de  l' état-major  de  nos  armées  dans  les  campagnes  d'Ita- 
lie, et  qu'elle  avait  eu  à  quitter  «  une  riche  protection  »  pour  suivre 
le  père  de  M""5  Sand?  Il  est  vrai  que  l'auteur  aussitôt  se  tourne  vers 
la  société  pour  l'accabler  de  ses  objurgations  et  pour  rejeter  sur  elle 
la  responsabilité  de   tous  les  entraînemens   d'une  jeune  fille  qui 
tombe  après  être  venue  au  monde  avec  sa  beauté  pour  tout  patri- 
moine. Le  thème  n'est  point  nouveau,  comme  on  voit;  il  traîne  dans 
toutes  les  fictions  de  Mme  Sand,  et  c'est  là  vraiment  sa  place.  Rap- 
proché de  ces  tristes  réalités,  ne  semble-t-il  pas  indiquer  la  pensée 
secrète  d'aller  chercher  jusque  dans  la  révélation  des  misères  ma- 
ternelles de  quoi  étayer  un  sophisme  ?  Ou  bien  notre  contemporaine, 
en  mettant  le  nom  de  sa  mère,  fille  du  peuple,  à  côté  de  celui  de 
son  père,  petit-fils  du  maréchal  de  Saxe,  a-t-elle  cédé  à  la  fantaisie 
de  se  montrer  dans  la  double  splendeur  de  son  origine  aristocra- 
tique et  plébéienne?  On  ne  le  sait.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier, 
c'est  que  Mme  Sand,  interrogée  un  jour  sur  les  Mémoires  de  Cha- 
teaubriand, répondait  d'un  ton  leste  :  «  C'est  un  ouvrage  sans  mora- 


374  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

iité;'}&  ne  veux  pas  dire  par  là  qu'il  soit  immoral,  mais  je  n'y  trouve 
pas  cette  bonne  grosse  moralité  qu'on  aime  à  lire  même  au  bout 
d'une  fable  ou  d'un  conte  de  fées.  Jusqu'à  présent,  cela  ne  prouve 
rien  et  ne  veut  rien  prouver.  L'âme  y  manque,  et  moi  qui  ai  tant 
aimé  l'auteur,  je  me  désole  de  ne  pouvoir  aimer  l'homme.  Je  ne  le 
connais  pas,  je  ne  le  devine  pas  en  le  lisant,  et  pourtant  il  ne  se  fait 
pas  faute  de  s'exhiber,  mais  c'est  toujours  sous  un  costume  qui  n'est 
point  fait  pour  lui.  Quand  il  est  modeste,  c'est  de  manière  à  vous 
faire  croire  qu'il  est  orgueilleux,  et  ainsi  de  tout...  C'est  un  fan- 
tôme, et  un  fantôme  en  dix  volumes,  j'ai  peur  que  ce  ne  soit  un  peu 
long...   »  L'Histoire  de  ma  Vie  a  vingt  volumes!  je  ne  sais  trop  ce 
qu'elle  prouve;  je  suis  bien  sûr  que  dans  les  affectations  de  sincérité 
et  de  modestie  de  l'auteur  il  y  a  au  moins  autant  de  vanité  qu'il  y  a 
d'orgueil  dans  l'indifférence  superbe  de  Chateaubriand,  et  en  fait 
de  bonne  grosse  moralité,  Mme  Sand  a  mis  dans  ses  mémoires  les 
amours  de  sa  mère  et  de  son  père.  Elle  a  fait  plus  que  Jean-Jacques, 
qui  ne  mettait  dans  ses  Confessions  que  l'épisode  de  Mme  de  Warens. 
Voilà  le  malheur  de  M""  Sand  :  elle  a  cru  pouvoir  tout  penser, 
tout  dire,  tout  oser.  Douée  d'instincts  puissans,  mais  dangereux, 
elle  a  cru  qu'elle  pouvait  impunément  promener  son  esprit  dans 
toutes  les  régions  du  sophisme,  et  qu'il  suffisait  de  vouloir  pour  effa- 
cer toute  distinction  entre  ce  qui  est  vrai  et  ce  qui  est  faux,  entre  ce 
qui  est  permis  à  une  imagination  bien  inspirée  et  ce  qui  est  sim- 
plement l'œuvre  d'une  imagination  licencieuse.  Avec  des  facultés 
littéraires  dont  l'éclat  a  été  un  des  charmes  de  ce  temps,  Mme  Sand 
a  manqué  de  ce  sens  moral  supérieur  qui  règle  ou  féconde  la  sève 
de  l'intelligence,  et  qu'arrive-t-il  aujourd'hui?  11  arrive  quelque 
chose  de  bien  simple.  A  mesure  que  les  années  et  les  œuvres  se  suc- 
cèdent, l'esprit  s'épuise  dans  cette  lutte  permanente  contre  la  vérité 
morale,  les  dons  brillans  pâlissent,  et  cette  diminution  des  qualités 
premières  laisse  apparaître  je  ne  sais  quel  élément  grossier  et  vul- 
gaire qui  était  sans  doute  dans  la  nature  de  ce  talent,  mais  qui  se 
perdait  pour  ainsi  dire  dans  l'éloquence. 

Lorsque  Mme  Sand  décrivait  clans  sa  jeunesse  les  orages  de  la  pas- 
sion, la  vivacité  du  coloris  suppléait  à  la  pureté  de  la  pensée,  le 
souille  de  la  poésie  animait  tout;  aujourd'hui  elle  fait  dans  ses  mé- 
moires des  théories  sur  l'accouplement  des  sexes  et  sur  leur  part  ré- 
ciproque dans  la  procréation  de  l'espèce  humaine  ;  elle  en  vient, 
selon  son  expression,  à  dire  sans  délicatesse  les  choses  délicates,  et 
elle  ne  craint  nullement  de  se  servir  de  ces  mots  qui  semblaient  ré- 
servés jusqu'ici  à  la  langue  de  Rabelais  et  de  Molière.  M™  Sand  a 
tant  chanté  l'amour  libre,  que  son  imagination  a  fini  par  se  créer 
un  monde  particulier  de  mœurs  étranges,  où  l'on  se  mêle,  où  l'on 
vit  ensemble,  où  règne  une  saveur  de  sigisbéisme  et  d'illégitimité. 


GEORGE    SAND   ET    SES   MÉMOIRES.  375 

Je  ne  sais  si  on  l'a  remarqué,  tout  le  monde  est  bâtard  ou  près  de 
l'être  dans  les  dernières  inventions  de  Mme  Sand;  les  champis  ont 
pullulé;  c'est  une  société  qui  semble  avoir  pour  unique  origine  et 
pour  unique  loi  le  caprice  des  sens  dans  la  liberté  des  liaisons,  et  il 
ne  tient  à  rien  vraiment  que  par  amour  de  l'art  le  poète,  dans  son 
histoire,  ne  proclame  sa  propre  illégitimité.  Peintre  de  la  passion, 
Mme  Sand  écrivait  dans  les  premiers  temps  Valentine  ou  André;  main- 
tenant elle  écrit  la  Daniella,  une  œuvre  de  sensualisme  débordant, 
recommencée  déjà  bien  souvent  par  l'auteur,  et  visiblement  desti- 
née à  démontrer  une  fois  de  plus  la  supériorité  des  femmes  de  cham- 
bre dans  l'amour.  Il  en  est  ainsi  de  tout.  Autrefois,  dans  les  Lettres 
d'un  Voyageur,  Mme  Sand  parlait  de  l'art  avec  feu,  avec  une  grâce 
entraînante;  elle  se  représentait  parcourant  l'Italie  et  les  Alpes,  re- 
cueillant sur  son  passage  des  images  nouvelles;  elle  traçait  de  l'ar- 
tiste un  portrait  sinon  vrai,  du  moins  brillant  de  poésie.  Aujourd'hui 
elle  écrit  Favilla;  elle  construit  de  petits  drames  avec  de  petites 
idées  qui  ont  déjà  passé  dans  ses  romans,  et  il  lui  arrive  parfois  de 
laisser  échapper  de  ces  phrases  d'industriel  dans  l'embarras  :  «  D'un 
côté,  dit- elle  en  parlant  de  sa  position  en  1848,  d'un  côté  on  me 
menaçait  d'une  saisie  sur  mon  mobilier,  de  l'autre  les  prix  du  tra- 
vail étaient  réduits  des  trois  quarts;  encore  le  placement  fut-il  sus- 
pendu pendant  quelques  mois!  »  Dans  cette  plainte  touchante,  re- 
connaissez-vous l'artiste  des  premiers  jours?  Enfin  veut-on  savoir 
où  en  est  Mme  Sand  dans  les  évolutions  philosophiques  et  sociales 
de  sa  pensée?  Elle  a  bien  erré,  elle  en  est  venue  à  se  faire  un  petit 
symbole  bien  simple,  bien  clair,  qui  est  le  dernier  mot  du  progrès, 
et  qu'elle  inscrit  dans  ses  mémoires;  il  lui  faut  «  la  terre  de  Pierre 
Leroux,  le  ciel  de  Jean  Reynaud,  l'univers  de  Leibnitz,  la  charité  de 
Lamennais.  »  On  ne  peut  certes  demander  mieux. 

Je  ne  veux  dire  qu'une  chose,  c'est  qu'il  y  a  dans  ce  talent  un  in- 
stinct grossier,  une  ivresse  du  sophisme,  un  goût  de  tous  les  excès 
qui  ont  sans  cesse  tendu  à  prédominer,  et  par  une  combinaison  sin- 
gulière plus  ces  élémens  se  sont  fait  jour,  plus  l'auteur  s'est  rejeté 
dans  une  phraséologie  philosophique,  sentimentale  et  mystique.  Pre- 
nez bien  garde  :  que  Mmc  Sand  décrive  les  impétuosités  les  plus  ar- 
dentes des  sens  ou  les  liaisons  les  plus  vulgaires,  elle  se  servira  de 
ces  mots  de  vertu,  de  chasteté  et  à'extase  idéale;  qu'elle  mette  la 
main  sur  quelque  système  violent  ou  sur  quelque  factieux,  elle  par- 
lera de  progrès,  d'héroïsme,  elle  invoquera  les  saints,  les  martyrs- 
et  Jésus- Christ  lui-même;  qu'elle  trouve  sur  son  passage  quelque 
pauvre  diable  de  comédien,  elle  va  parler  tout  simplement  de  sa 
sublimité  et  de  son  génie,  et  Mme  Sand,  qui  vit  désormais  dans  cette 
atmosphère,  qui  s'est  fait  une  habitude  de  ce  langage,  tout  en  assu- 
rant que  <i  le  faux,  le  guindé,   l'affecté  lui  sont  antipathiques,  » 


376  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M""  Sand  ne  voit  pas  même  que  cette  emphase  vulgaire  n'est  plus 
que  le  signe  bizarre  des  défaillances  de  la  véritable  inspiration. 

Esprit  ardent  et  inégal,  organisation  fougueuse  et  incomplète, 
imagination  puissante  et  raison  faible,  M""  Sand  a  été  malgré  tout 
assurément  une  des  plus  curieuses  natures  littéraires  de  ce  temps, 
et  par  ses  facultés,  et  par  l'action  qu'elle  a  exercée,  et  par  ses  éga- 
remens  mêmes.  De  toutes  les  causes  qui  ont  si  étrangement  contri- 
bué à  pervertir  un  si  brillant  talent,  j'en  voudrais  dégager  une  pri- 
mordiale, profonde,  qui  est  venue  en  aide  à  toutes  les  autres  :  c'est 
que  Mme  Sand  a  voulu  être  plus  qu'une  femme  ou  autre  chose  qu'une 
femme,  lorsque  son  génie  était  avant  tout  essentiellement  féminin. 
Si  elle  l'eût  voulu,  elle  aurait  pu  certainement  couronner  d'un  mer- 
veilleux éclat  cette  tradition  littéraire  des  femmes  qui,  à  ne  prendre 
que  le  roman,  commence  à  Mme  de  La  Fayette  en  France.  Lui  cher- 
cher absolument  des  modèles  dans  le  passé  serait  difficile.  Elle  n'au- 
rait jamais  eu,  je  pense,  cette  délicatesse  et  cette  grâce  suprême 
qui  ont  fait  de  la  Princesse  de  Clèves  une  des  plus  charmantes  pein- 
tures de  la  passion  dans  une  société  de  gentilshommes;  elle  eût  été 
le  conteur  plus  large,  plus  libre,  plus  saisissant  d'une  société  si 
complètement  transformée.  Sans  avoir  moins  d'esprit  que  bien  des 
femmes  du  xviir5  siècle,  elle  aurait  eu  plus  d'éloquence,  plus  de 
génie  inventif  et  créateur.  Avec  moins  de  sûreté  de  jugement  et 
moins  de  fermeté  d'intelligence  que  n'en  eut  Mme  de  Staël  dans  les 
choses  philosophiques  ou  politiques,  elle  aurait  eu  toujours  un  plus 
vif  sentiment  de  l'art,  plus  de,  grâce  et  de  facilité  de  récit.  S'il  est 
une  femme  de  qui  elle  se  rapproche,  c'est  une  personne  qu'elle  a  fait 
oublier,  dont  la  vie  fut  douloureuse  et  courte,  et  qui  fit  de  ses  ro- 
mans, au  commencement  du  siècle,  l'écho  de  son  âme  brûlante;  c'est 
M""  Cottin,  l'auteur  de  Malvina  et  d' Amélie  de  Mansfield.  Dans  les 
ouvrages  des  deux  écrivains,  on  trouverait  plus  de  points  de  ressem- 
blance qu'on  ne  le  suppose.  Mm°  Sand  n'a  pas  plus  de  feu  dans  l'ex- 
pression intense  et  vive  de  la  passion,  mais  elle  a  plus  d'étendue, 
plus  de  poésie,  et  elle  possède  surtout  le  sentiment  pittoresque,  qui 
manquait  à  M""  Cottin,  cet  art  merveilleux  de  faire  revivre  un  pay- 
sage dans  sa  vérité  et  dans  sa  fraîcheur.  Enfin  cette  tradition, 
Mme  Sand  aurait  pu  la  continuer  en  l'agrandissant,  en  l'enrichissant 
de  créations  nouvelles;  elle  eût  été  la  dernière  venue  et  la  plus  élo- 
quente de  toutes  les  femmes  qui  ont  laissé  la  trace  de  leur  génie  ou 
de  leur  esprit  dans  les  lettres  en  France. 

Gela  n'a  point  suffi  à  cette  inquiète  activité;  Mrae  Sand  a  eu  l'am- 
bition d'être  plus  qu'une  femme,  je  le  disais,  et  elle  n'a  point  réussi 
à  coup  sûr.  Gomment  eût-elle  réussi?  Elle  a  voulu  abdiquer  son  sexe, 
oubliant  qu'une  femme  se  trahit  toujours  par  un  geste,  par  les  habi- 
tudes de  son  esprit,  par  sa  façon  d'observer  et  de  sentir,  par  toutes 


GEORGE    SAISD    ET    SES    MEMOIRES.  377 

ses  qualités,  et  quand  elle  ne  se  trahit  pas  par  ses  qualités,  elle  se 
trahit  par  ses  défauts.  M—  Sand  a  prétendu  à  une  certaine  virilité, 
et  elle  n'a  pu  prendre  aux  hommes  que  le  reflet  de  leurs  idées,  l'om- 
bre de  leurs  systèmes,  les  petitesses  de  leurs  passions.  Elle  s'est  fait 
une  organisation  tout  artificielle  dont  la  naïveté  est  certes  le  moindre 
défaut,  et,  après  avoir  été  un  des  enchanteurs  des  générations  con- 
temporaines, Lélia,  par  une  secrète  et  ironique  vengeance  de  la 
nature,  Lélia  finit  comme  M-  de  Genlis,—  une  M-  de  Genlis  qui  a 
rédigé  des  bulletins  de  la  république,  qui  a  écrit,  elle  aussi,  ses 
mémoires,  qui  fait  des  romans  avec  des  thèses  de  philosophie,  et 
multiplie  sans  compter  des  récits  devenus  vulgaires. 

Le  prestige  est  évanoui.  Hélas!  il  s'évanouit  tous  les  jours  pour 
bien  d'autres  et  par  des  raisons  qui  ne  sont  pas  essentiellement  dif- 
férentes, par  des  causes  générales  dont  l'influence  s'est  fait  sentir 
sur  M01'  Sand  et  sur  bien  des  talens  qui  se  sont  révélés  comme  elle 
à  un  certain  moment  de  notre  vie  contemporaine,  et  comme  elle 
finissent  mal.  La  littérature  d'imagination,  vue  dans  son  ensemble, 
offrira  certainement  dans  l'histoire  intellectuelle  de  notre  siècle  un 
des  chapitres  les  plus  curieux.  On  y  verra,  à  peu  d'exceptions  près, 
de  la  séye,  du  mouvement,  et  aucune  idée  de  prévoyance  supérieure, 
des  instincts  énergiques  à  qui  il  a  manqué  de  devenir  une  force  d'in- 
telligence réfléchie,  de  grandes  et  poétiques  existences  allant  se 
perdre  obscurément  dans  de  vulgaires  labeurs  sans  dignité  ou  sans 
puissance,  un  premier  essor  merveilleux  suivi  d'étranges  déceptions. 
A  quoi  cela  tient-il?  C'est  que  la  plupart  de  ces  talens  qui  se  sont 
élevés,  qui  ont  charmé  une  génération,  ont  eu  plus  d'éclat  et  d'exu- 
bérance que  de  vraie  grandeur;  ils  n'ont  pas  su  discipliner  leurs 
facultés  sous  l'empire  d'un  sentiment  moral  prédominant.  Ils  ont  eu 
de  la  jeunesse,  ils  ne  sont  jamais  arrivés  à  une  haute  et  sérieuse 
maturité  ;  ils  ont  été  surpris  dans  leur  croissance,  pour  ainsi  dire„ 
par  mille  influences  subtiles  et  violentes,  la  vanité,  la  manie  de  l'im- 
portance et  des  rôles  publics  éclatans,  les  tentations  du  lucre,  l'épi- 
démie du  sophisme.  Dans  l'indépendance  de  leurs  rêves,  ils  ont  cru 
que  le  monde  leur  appartenait,  qu'il  était  en  leur  pouvoir  de  se  faire 
une  vérité  à  eux  et  de  l'assouplir  à  toutes  les  mobilités  de  leur  fan- 
taisie, déjouer  avec  toutes  les  choses  de  la  vie  publique  ou  privée, 
idéale  ou  pratique,  comme  avec  un  instrument  sonore.  La  vérité 
s'est  éclipsée  dans  leurs  œuvres,  la  saine  vigueur  n'a  fait  que  dimi- 
nuer dans  leur  talent,  et  ce  qu'ils  ont  pris  pour  une  fermentation 
généreuse  n'était,  à  tout  prendre,  qu'une  maladie  morale  qui  les  a 
exténués  eux-mêmes,  qu'ils  ont  communiquée,  et  dont  les  imagina- 
tions sentent  le  besoin  de  se  guérir,  pour  se  relever  au  niveau  des 
justes  conceptions  de  l'art  et  de  la  poésie. 

Ch.  de  Mazade. 


LES  ÉLECTIONS 


DE  1857 


EN  ANGLETERRE 


■  Je  remporterai  en  France  l'impression  profonde 
que  laisse  dans  les  âmes  faites  pour  le  comprendre 
le  spectacle  imposant  qu'offre  l'Angleterre,  ou  la 
vertu  sur  le  troue  dirige  les  destinées  du  pays,  sous 
l'empire  d'une  liberté  sans  danger  pour  sa  grandeur.» 
(Discours  de  l'empereur  eu  réponse  à  l'adresse  de  la 
Cite  de  Londres.) 

Les  élections  qui  viennent  de  donner  à  la  Grande-Bretagne  un 
nouveau  parlement  ont  offert  un  grand  et  curieux  spectacle,  qui  pour 
tout  observateur  désintéressé  doit  tourner  à  l'honneur  des  institu- 
tions du  pays;  elles  ont  montré  le  progrès  des  mœurs  publiques 
chez  un  peuple  habitué  à  un  long  et  paisible  exercice  de  la  liberté, 
et  elles  ont  fait  voir  que  les  ressorts  de  son  antique  constitution, 
loin  d'être  rouilles,  n'avaient  au  contraire  jamais  eu  plus  de  force  et 
de  souplesse.  Pendant  tout  un  mois,  le  gouvernement  s'est  tenu 
comme  à  l'écart;  la  royauté  a  semblé  se  retirer  de  l'arène;  la  nation, 
appelée  à  prendre  part  au  choix  des  députés  de  la  chambre  des  com- 
munes, a  pu  se  prononcer  à  son  aise  sur  les  hommes  et  sur  les  choses 
dans  là  pleine  possession  du  droit  de  tout  dire  et  de  tout  écrire,  et 
les  grands  pouvoirs  publics,  loin  d'avoir  couru  le  moindre  péril  a 
cette  épreuve  du  jugement  du  pays,  en  sont  sortis  au  contraire, 
comme  toujours,  mieux  affermis  et  plus  respectés.  L'ordre  dans  le 
mouvement  est  la  consigne  répétée  de  génération  en  génération,  et 


LES   ÉLECTIONS    ANGLAISES.  3791 

à  laquelle  le  pays  ne  s'est  pas  lassé  de  se  montrer  fidèle.  La  déca- 
dence peut  être  vainement  prédite  à  l'Angleterre  par  de  faux  pro- 
phètes; la  Grande-Bretagne  leur  oppose  avec  confiance  le  permanent 
témoignage  de  sa  virile  grandeur,  et  en  dépit  des  médecins  qui  cher- 
chent des  cures  à  faire  et  qui  voudraient  la  faire  passer  pour  malade, 
elle  continue  à  donner  elle-même  le  bulletin  le  plus  satisfaisant  de 
sa  force  et  de  sa  santé. 

Tel  est  l'enseignement  que  peuvent  donner  aujourd'hui  les  der- 
nières élections  en  mettant  sous  nos  yeux  le  mouvement  de  la  vie 
politique  du  pays  affranchi  de  toute  contrainte  :  elles  ne  doivent  pas 
seulement  servir  à  faire  connaître  la  lutte  des  partis  entre  lesquels  le 
pouvoir  est  pacifiquement  disputé;  il  faut  surtout  y  chercher  le  spec- 
tacle d'un  peuple  qui  est  accoutumé  à  user  de  ses  droits  sans  être 
tenté  d'en  abuser,  et  qui  a  toujours  su  concilier  l'amour  du  progrès 
avec  le  respect  des  traditions.  Le  rôle  des  personnages  qui  sont  sur 
la  scène  a  sans  contredit  son  importance;  mais  il  s'efface  devant  le 
rôle  de  ce  personnage  anonyme  qui  est  la  foule,  et  qui,  comme  le 
chœur  de  la  tragédie  antique,  applaudit  les  uns,  gourmande  les  autres 
et  les  juge  tous.  C'est  cet  esprit  public  qui  est  l'âme  de  la  consti- 
tution britannique  et  comme  le  souille  de  cette  grande  création  :  mens 
agitât  molem.  Il  peut  seul  faire  saisir  la  physionomie  et  le  caractèn 
des  élections  de  la  Grande-Bretagne  :  il  en  anime  le  tableau,  ii 
en  éclaire  tout  le  système,  et  il  en  résume  également  toutes  les 
garanties. 

Les  élections  qui  donnent  à  la  Grande-Bretagne  sa  chambre  des 
communes  n'ont  pas  lieu  à  huis  clos,  et  elles  n'intéressent  pas  seu- 
lement les  électeurs  :  elles  se  font  devant  le  peuple,  sinon  par  le 
peuple,  et  sans  donner  à  la  nation  tout  entière  un  droit  d'entrée 
dans  le  corps  électoral,  elles  ne  la  tiennent  pas  cependant  à  l'écart. 
Elles  ont  un  autre  intérêt  que  celui  d'un  vote  silencieusement  donné 
et  silencieusement  reçu.  Elles  engagent  en  effet  devant  le  pays  comme 
un  grand  procès  où  tous  les  principes  s'exposent,  où  toutes  les  ques- 
tions se  débattent,  où  toutes  les  causes  s'instruisent,  se  plaident  et 
se  jugent.  Elles  sont  un  appel  à  l'opinion,  qui,  librement  consultée, 
se  prononce  librement,  tout  en  restant  défendue  contre  elle-même 
par  la  résistance  que  les  institutions  peuvent  opposer  à  ses  caprices 
passagers.  Destinées  à  assujettir  la  responsabilité  des  gouvernans  au 
contrôle  des  gouvernés,  elles  font  des  affaires  publiques  les  affaires- 
privées  de  tous  les  citoyens.  Elles  ne  mesurent  pas  ainsi  au  pays  la 
vie  politique  à  petites  doses;  elles  la  répandent  à  flots,  non  pas  en 
la  précipitant  tout  à  coup  comme  un  torrent  qui  tour  à  tour  se  gros- 
sit et  se  dessèche,  mais  en  la  faisant  couler  comme  un  grand  fleuve 
qui  n'est  exposé  ni  à  tarir  ni  à  déborder.  Elles  font  assister  à  un 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

spectacle  qui  se  passe  au  grand  jour  et  en  plein  air,  et  qui  de- 
mande à  être  compris  par  les  yeux  et  par  les  oreilles  :  ce  sont  les 
meetings  où  elles  se  préparent,  les  huslings  où  elles  se  discutent  et 
se  décident,  qui  leur  servent  de  théâtre.  Telle  est  la  scène  sur  la- 
quelle il  faut  les  étudier  et  suivre  les  différentes  phases  qu'elles  tra- 
versent. 

Le  signal  de  l'élection  générale  des  membres  de  la  chambre  des 
communes  est  donné  par  l'acte  royal  de  convocation  d'un  nouveau 
parlement,  soit  à  raison  d'un  nouveau  règne  qui  commence,  soit  à 
l'expiration  des  pouvoirs  du  parlement  en  exercice,  qui  ne  peuvent  se 
prolonger  au-delà  de  sept  ans ,  soit  enfin ,  comme  dans  le  cas  qui 
vient  de  provoquer  les  dernières  élections,  par  suite  d'une  dissolu- 
tion qui  permet  aux  ministres  de  la  couronne  d'exercer  un  droit 
<T appel  de  la  chambre  au  pays.  Le  lord  chancelier  chargé  de  l'exé- 
cution des  ordonnances  royales  donne  son  ordre  {writ)  au  secré- 
taire de  la  couronne  auprès  de  la  chancellerie,  et  celui-ci  envoie  aus- 
sitôt au  shériff  de  chaque  comté  l'ordre  de  faire  élire  les  députés  qui 
doivent  représenter  soit  le  comté,  soit  tel  ou  tel  bourg  dépendant  du 
■comté.  Dans  un  délai  de  deux  jours,  les  shériffs  doivent  faire  publier 
une  proclamation  qui  appelle  les  électeurs  du  comté,  aujourd'hui 
comme  autrefois,  à  la  vieille  cour  du  comté,  et  les  invite  à  s'y  réu- 
nir six  jours  après  au  plus  tôt,  douze  jours  après  au  plus  tard.  Les 
électeurs  des  bourgs  qui  ont  le  droit  de  représentation  sont  convo- 
qués en  général,  suivant  les  instructions  du  shériff,  par  l' officier  mu- 
nicipal préposé  à  l'élection,  et  l'élection  doit  avoir  lieu  trois  jours 
francs  au  moins  après  la  convocation,  dans  un  délai  de  six  jours 
au  plus.  Toutes  les  précautions  sont  prises  pour  donner  la  publi- 
cité nécessaire  à  cette  convocation;  l'heure  à  laquelle  elle  doit  être 
annoncée  est  fixée  entre  huit  heures  du  matin  et  quatre  ou  six 
heures  du  soir,  suivant  la  saison,  afin  de  prévenir  le  retour  de  la 
ruse  intéressée  dont  un  candidat  s'était  servi  autrefois  dans  le  bourg 
de  Shaftesbury,  en  faisant  publier,  entre  onze  heures  du  soir  et  mi- 
nuit, le  jour  de  l'élection,  qu'il  voulait  laisser  ignorer  à  son  compé- 
titeur. 

La  convocation  du  shériff  appelle  les  combattans  dans  l'arène  : 
ils  ne  s'y  font  pas  attendre  pour  s'y  assurer  ou  s'y  disputer  la  vic- 
toire; mais  avant  de  s'y  présenter,  ils  ne  négligent  pas  les  précau- 
tions nécessaires  pour  se  préparer  le  terrain,  et  pour  ne  pas  se  laisser 
prendre  au  dépourvu,  ils  se  mettent  en  mouvement  avant  que  le 
signal  soit  donné.  Les  affaires  d'avant-poste  s'engagent  dans  les 
meetings  ou  réunions  populaires,  qui  sont  entrées  dans  les  mœurs  et 
dans  les  lois  du  pays,  et  qui  semblent  faire  partie  de  sa  constitution. 
C'est  dans  les  meetings  que  les  candidats  viennent  reconnaître  la 


LES    ÉLECTIONS    ANGLAISES.  381 

position  et  essayer  leurs  forces  :  ils  les  font  annoncer  d'avance  par 
les  journaux  et  les  affiches,  et  y  donnent  un  rendez-vous  à  tous 
ceux  qui  partagent  leurs  opinions.  C'est  en  promenant  ainsi  leur 
candidature  dans  tout  un  comté  ou  dans  les  quartiers  d'une  ville 
qu'ils  se  ménagent  des  relations  publiques  avec  leurs  concitoyens, 
et  vont  au-devant  de  toutes  les  explications  qui  peuvent  leur  être 
demandées.  Leurs  amis  viennent  en  même  temps  à  leur  aide  en  mul- 
tipliant les  réunions  en  leur  faveur,  afin  de  faire  valoir  les  titres  qui 
peuvent  les  recommander  aux  électeurs.  Ceux  qui  ne  sont  pas  élec- 
teurs ne  sont  pas  écartés,  et  comme  ils  peuvent  contribuer  à  former 
l'opinion  publique,  même  sans  donner  leurs  suffrages,  ils  sont  égale- 
ment appelés  à  entendre  discuter  le  mérite  et  la  politique  des  can- 
didats. Les  candidats  ou  leurs  amis  viennent  même  quelquefois  les 
haranguer  dans  des  réunions  où  ils  les  ont  spécialement  convoqués, 
et  sans  faire  appel  à  leurs  passions,  ils  les  engagent  à  user  de  la  part 
de  droits  qui  leur  appartient,  à  se  servir  par  exemple  de  leur  in- 
fluence de  pratiques  sur  les  petits  marchands  qui  sont  électeurs,  afin 
de  les  décider  à  voter  pour  le  candidat  de  leur  choix.  C'est  dans  les 
meetings  qui  couvrent  l'Angleterre  de  réunions  le  jour  et  le  soir,  dans 
les  villes  et  dans  les  campagnes,  que  se  fait  entendre  la  voix  du  pays, 
dont  l'écho  se  prolonge  dans  toutes  les  feuilles  publiques;  ces  mee- 
tings garantissent  à  la  minorité  l'exercice  de  ses  droits  légitimes,  et  ils 
empêchent  la  tyrannie  de  la  majorité;  ils  donnent  l'élan  aux  bonnes 
causes,  et  découragent  les  factions  en  traînant  au  grand  jour  les 
erreurs  et  les  mauvaises  passions  qui  aiment  à  s'abriter  dans  l'ombre; 
ils  ne  font  pas  perdre  au  pays  le  respect  de  l'ordre  public,  protégé 
par  de  justes  lois  de  répression,  et  en  même  temps  ils  l'élèvent  à 
l'école  d'une  discussion  sérieuse  où  les  artifices  du  langage  ren- 
contrent peu  de  faveur,  et  où  c'est  le  bon  sens  qui  finit  aisément  par 
prévaloir. 

Les  meetings  ouvrent  la  campagne  des  élections,  et  tant  qu'elle 
dure,  ils  se  continuent  sans  relàcbe,  mettant  a  l'épreuve  l'infatigable 
activité  de  parole  du  candidat  et  de  ses  amis;  mais  les  meetings 
eux-mêmes  ne  suffisent  pas,  et  il  y  a  d'autres  liens  qui  doivent  en- 
core resserrer  les  rapports  du  candidat  avec  ses  commettans.  La. 
préparation  d'une  élection  ne  s'arrête  pas  aux  discours  prononcés 
en  public;  elle  demande  des  efforts  plus  persévérans  et  des  démar- 
ches plus  pressantes,  et  elle  est  même  désignée  par  un  mot  parti- 
culier à  la  langue  anglaise,  le  canvass.  La  conquête  des  votes  ne 
s'emporte  pas  seulement  par  le  succès  de  la  parole;  il  faut  le  plus- 
souvent  que  la  popularité  vienne  s'y  joindre.  Il  ne  suffit  pas  que  le 
candidat  fasse  dans  les  meetings  sa  profession  de  foi;  il  est  encore 
nécessaire,  surtout  si  l'élection  doit  être  contestée,  qu'il  rende  lui- 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  ou  qu'il  fasse  rendre  visite  à  ses  électeurs,  afin  de  leur  de- 
mander de  lui  envoyer  leurs  voix.  Quand  le  jour  de  l'élection  appro- 
che, il  est  d'usage  qu'il  aille  leur  offrir  ses  devoirs  suivant  l'expression 
consacrée,  et  porte  ses  remerciemens  à  ceux  qui  se  sont  déjà  pro- 
noncés en  sa  faveur;  le  dernier  des  citoyens,  s'il  est  électeur,  peut 
ainsi  recevoir  la  visite  d'un  grand  seigneur  ou  d'un  riche  bourgeois 
qui  vient  solliciter  son  suffrage  et  s'exposer  à  ses  refus.  Dans  les 
comtés  et  dans  les  villes  où  le  corps  électoral  est  trop  nombreux 
pour  que  le  candidat  puisse  suffire  aux  exigences  de  cette  tournée, 
ce  sont  ses  agens  payés  ou  volontaires  qui  le  remplacent;  ils  vont 
porter  la  parole  en  son  nom  et  remettre  au  moins  sa  carte  :  si  l'on  suit 
les  candidats  ou  leurs  amis  de  maison  en  maison,  on  peut  entendre 
se  succéder  les  réponses  de  ceux  qui  leur  disent  oui,  ou  de  ceux  qui 
leur  disent  non,  et  les  voir  échanger  avec  les  premiers  un  cordial 
serrement  de  main,  avec  les  autres  un  froid  salut.  La  négligence 
dans  toutes  ces  démarches  peut  faire  échouer  une  nomination,  qui 
n'est  quelquefois  emportée  qu'à  une  seule  voix  de  majorité,  et  quand 
la  lutte  est  engagée  entre  les  personnes  plutôt  qu'entre  les  opinions, 
il  n'est  pas  rare  qu'un  électeur  se  refuse  à  donner  sa  voix  à  celui  qui 
lui  a  manqué  de  politesse.  Aussi  les  candidats  ont-ils  soin  ordinaire- 
ment, le  jour  de  l'élection,  de  prier  leurs  commettans  d'accepter 
leurs  excuses  pour  tous  leurs  oublis  involontaires  :  l'un  se  rejette 
sur  le  défaut  de  temps,  l'autre  sur  l'inexpérience  d'un  nouveau  venu; 
celui-ci  craint  que  ses  cartes  n'aient  pas  été  régulièrement  distribuées, 
et  explique  comment  quelques-unes  ont  pu  être  égarées  en  chemin. 
Les  élections  sont  par  là  un  moyen  puissant  de  rapprochement  entre 
les  différentes  classes  et  pour  ainsi  dire  un  pont  jeté  entre  elles; 
c'est  comme  une  chaîne  d'égards  qu'elles  établissent  de  haut  en  bas, 
et  elles  imposent  aux  candidats  des  ménagemens  de  toute  sorte  aux- 
quels doit  se  plier  un  patron  librement  choisi  envers  tous  ceux  qu'il 
veut  gagner  ou  garder  comme  cliens. 

Les  discours  et  les  visites,  la  propagande  publique  et  la  propa- 
gande privée,  tel  est  donc  le  double  travail  qui  demande  aux  can- 
didats tout  leur  temps  et  toute  leur  peine;  mais  ils  ne  pourraient 
pas  assurément  le  mener  à  bonne  fin  sans  l'active  intervention  de 
leurs  comités  respectifs.  En  effet,  ils  y  trouvent  l'appui  et  le  concours 
des  principaux  citoyens  intéressés  par  amitié  ou  par  opinion  au 
succès  de  l'un  des  compétiteurs,  et  prêts  à  prendre  sur  eux  seuls 
tout  le  poids  de  la  lutte,  si  par  exception  le  candidat  absent  ou 
malade  ne  peut  s'aider  lui-même.  Le  lieu  de  réunion  de  chaque 
comité  est  rendu  public,  et  il  devient  aussitôt  le  quartier-général 
où  chacun  peut  venir  donner  les  nouvelles  et  chercher  les  ordres. 
Ce  sont  les  comités  qui  dirigent  la  tournée  électorale  des  candidats, 


LES   ÉLECTIONS    ANGLAISES.  3S3 

et  qui  prennent  toutes  les  mesures  propres  à  les  faire  réussir;  des 
rédacteurs  y  sont  chargés  de  composer  les  adresses,  les  requêtes, 
les  appels  aux  électeurs,  de  les  faire  distribuer  et  de  les  envoyer 
aux  journaux,  qui  en  remplissent  leurs  colonnes.  D'autres  y  donnent 
toutes  leurs  instructions  aux  nombreux  agens,  souvent  bien  pa\  es 
et  bien  nourris,  qui  sont  occupés  à  faire  le  triage  des  électeurs,  à 
leur  envoyer  leurs  cartes,  à  compter  ceux  dont  on  est  sûr,  à  recher- 
cher les  douteux,  et  à  supputer  ainsi  les  chances  de  défaite  pour  les 
prévenir,  les  chances  de  victoire  pour  ne  pas  les  laisser  échapper. 
En  même  temps  les  souscriptions  destinées  à  couvrir  les  frais  sont 
ouvertes,  et  plus  d'une  fois  elles  ont  défrayé  le  candidat  de  toutes 
les  dépenses,  quand  il  ne  pouvait  pas  les  supporter.  L'esprit  d'asso- 
ciation, qui  semble  être  l'attribut  du  caractère  anglais,  montre  ainsi 
sa  force  et  sa  puissance;  il  détermine  ce  mouvement  et  cette  mise 
en  commun  de  tous  les  efforts,  qui,  au  lendemain  d'une  révolution 
à  la  fois  puérile  et  menaçante,  avaient  fait  en  France,  sous  le  feu 
de  l'ennemi,  le  salut  du  parti  de  l'ordre  :  s'il  y  a  des  pays  où  cette 
activité,  brusquement  jetée  hors  de  ses  voies  régulières,  parait  une 
crise,  il  y  en  a  d'autres  où  elle  est  la  condition  ordinaire  de  la  santé. 

L'élection  une  fois  préparée,  il  faut  voir  comment  elle  se  passe  : 
c'est  là  un  tableau  vivant  sur  lequel  se  dessinent  tour  à  tour  les  scènes 
les  plus  variées  qui  renouvellent  l'intérêt  permanent  du  spectacle. 

Le  premier  jour  de  l'élection  est  le  jour  de  la  nomination;  il  a  été 
proclamé  par  le  shériff  ou  par  l'officier  préposé,  et  les  journaux, 
ainsi  que  les  affiches,  le  rappellent  à  l'envi  a  ceux  qui  pourraient 
l'ignorer  ou  l'oublier.  Dans  une  grande  ville  comme  Londres,  divisée 
en  plusieurs  bourgs  électoraux,  et  où  le  candidat  est  plus  facilement 
exposé  à  rester  étranger  à  ses  électeurs,  la  nomination  dérange  peu 
le  mouvement  habituel  des  affaires,  et  n'empêche  pas  que  beaucoup 
d'indifférens,  dans  les  classes  les  plus  élevées,  ne  se  tiennent  à 
l'écart.  Dans  la  province  au  contraire,  où  la  vie  politique  garde  toute 
son  énergie,  elle  suspend  les  occupations  et  les  plaisirs  :  tout  contri- 
bue à  lui  donner  l'air  d'une  fête.  Si  l'on  se  transporte,  par  exem- 
ple, dans  un  chef-lieu  de  comté,  dès  le  matin  les  cloches  sonnent  à 
toute  volée,  les  hôtels  se  pavoisent  de  bannières  rivales,  on  entend 
le  bruit  des  nouvelles  qui  circulent,  des  acclamations  qui  se  suc- 
cèdent. Quoique  toutes  les  processions  publiques  des  partis  soient 
maintenant  interdites  et  punies  par  la  loi,  on  peut  encore,  au  moins 
la  veille  d'une  nomination,  assister  à  l'arrivée  solennelle  d'un  can- 
didat suivi  à  cheval  par  des  centaines  de  partisans.  Aux  dernières 
élections,  le  jeune  lord  Althorp,  qui  venait  à  vingt-quatre  ans  briguer 
la  candidature  du  comté  de  Northampton,  entrait  ainsi  dans  la  ville, 
accompagné  d'un  cortège  qui  rappelait  les  temps  de  la  féodalité. 


384  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'aspect  du  lieu  de  l'assemblée  n'est  pas  moins  curieux.  Qu'il  soit 
en  plein  air  ou  à  couvert,  on  y  distingue  d'abord  un  vaste  écha- 
faudage élevé  de  dix  à  douze  pieds  au-dessus  de  terre,  et  qui  paraît 
destiné  à  des  spectateurs  de  courses  :  ce  sont  les  fmstings,  l'appareil 
principal  de  la  cérémonie.  Au  milieu,  une  petite  balustrade  posée  à 
hauteur  d'appui  indique  la  tribune,  et  quelquefois  c'est  seulement 
une  saillie  de  l'estrade  qui  en  tient  lieu;  elle  ressemble  alors  à  une 
planche  de  tremplin  sur  laquelle  on  viendrait  chercher  l'élan  :  tel 
est  le  trépied  sacré  où  chacun  de  ceux  qui  veulent  prendre  la  parole 
vient  chercher  l'inspiration  sans  pouvoir  toujours  la  trouver.  Au- 
dessous,  une  galerie  avec  des  sièges  et  des  pupitres  est  réservée 
aux  sténographes  des  différens  journaux,  et  l'orateur  qui  ne  peut  se 
faire  entendre  borne  ses  efforts  à  leur  dicter  son  discours,  en  se  con- 
solant par  la  pensée  qu'il  aura  au  moins  des  lecteurs.  Ce  sont  les 
principaux  amis  des  différens  candidats  et  les  membres  de  leurs 
comités  qui  occupent  les  fmstings,  où  des  billets  de  faveur  peuvent 
donner  entrée  aux  étrangers  et  môme  aux  étrangères;  ils  s'y  grou- 
pent en  général  suivant  leurs  sympathies,  et  se  réservent  de  part 
et  d'autre  un  des  côtés  de  l'estrade.  Devant  l'estrade,  la  foule  se 
presse;  électeurs  et  non  électeurs  sont  mêlés,  et  c'est  souvent  par 
milliers  qu'il  faut  en  faire  le  dénombrement;  ils  suivent  d'ordinaire 
l'exemple  qui  leur  est  donné  sur  les  fmstings  et  se  partagent,  s'il  y 
a  lieu,  en  deux  camps.  C'est  dans  cet  auditoire  bruyant  et  agité, 
aux  apparences  tantôt  grossières,  tantôt  plus  sociables,  que  toutes 
les  opinions  vont  trouver  un  écho  :  il  représente  la  partie  intéressée 
au  débat  qui  va  s'ouvrir,  et  n'attend  pas  toujours  patiemment  qu'il 
commence. 

Une  tout  autre  assistance  encadre  en  quelque  sorte  le  lieu  de 
l'assemblée.  Si  les  hustings  ont  été  élevés  près  d'un  chef-lieu  de 
comté,  au  milieu  d'une  de  ces  belles  prairies  qui  font  l'ornement  de 
l'Angleterre,  de  nombreuses  voitures  viennent  se  ranger  souvent  en 
une  double  file  autour  de  la  corde  qui  en  marque  l'enceinte;  elles 
sont  dételées  sur  place,  et  ainsi  rapprochées  les  unes  des  autres,  elles 
offrent  un  cercle  élégant  et  gracieux  où  revivent  les  dernières  tradi- 
tions des  vieux  tournois.  Dans  de  riches  équipages,  amenés  au  galop 
par  quatre  chevaux  pomponnés  en  faveur  de  tel  ou  tel  parti,  sont 
assises  des  dames  et  des  jeunes  fdles  avec  de  larges  rubans  qui 
flottent  sur  leurs  chapeaux  ou  leurs  mantelets,  et  dont  la  couleur 
indique  le  candidat  de  leur  choix.  La  dernière  ligne  est  formée  par 
des  omnibus  et  des  chariots,  dont  les  impériales  peuvent  servir  de 
galerie  à  ceux  qui  cherchent  les  meilleures  places.  Entre  tous  ces 
rangs  de  voitures  circulent  des  propriétaires  et  des  fermiers  à  che- 
val, les  véritables  country-gentlemen,  arrêtant  leurs  montures  pour 


LES    ÉLECTIONS    ANGLAISES.  385 

ne  rien  perdre  de  ce  qu'ils  peuvent  entendre.  Enfin,  au  milieu  du 
champ  d'élection,  se  promènent  tranquillement  des  constables  spé- 
ciaux, pris  à  la  journée  pour  prêter  main-forte  aux  policemen  du 
comté,  et  qui  n'ajoutent  à  leur  accoutrement  de  tous  les  jours  qu'une 
pancarte  sur  leurs  chapeaux  et  un  grand  bâton  dans  leurs  mains, 
insigne  respecté  de  l'autorité  de  la  loi.  On  voit  ainsi  passer  sous 
ses  yeux  le  panorama  de  l'Angleterre  campagnarde.  Sur  les  places 
des  villes,  il  n'y  a  que  l'apparence  du  spectacle  qui  change;  mais  on 
y  retrouve  toujours  le  même  auditoire  :  seulement  c'est  aux  fenêtres, 
quelquefois  sur  les  terrasses  des  maisons  voisines,  que  les  dames 
intéressées  à  la  lutte  prennent  leur  place,  quand  elles  ne  vont  pas  la 
chercher  hardiment  jusque  sur  les  Imstitigs,  pour  animer  la  lutte, 
comme  il  a  été  dit  autrefois  de  l'une  d'elles,  «  par  la  céleste  rhéto- 
rique de  leurs  yeux.  »  Les  femmes  des  candidats  manquent  rarement 
de  venir  s'associer  à  la  bonne  ou  à  la  mauvaise  fortune  de  leurs 
maris,  et  elles  sont  souvent  saluées  pour  leur  compte  par  les  accla- 
mations populaires  :  les  hourras  pour  lady  Palmerston  ou  pour  lady 
Russell  témoignaient  des  galanteries  spontanées  de  la  foule.  Il  n'y  a 
pas  jusqu'aux  jeunes  gens  à  peine  sortis  de  l'enfance  qui  ne  viennent 
parfois  accompagner  leurs  pères  sur  les  hustiiigs;  à  l'élection  de  la 
Cité,  dans  cette  vieille  salle  de  Guild-Hall  où  se  pressait  au-dessus 
de  la  foule  frémissante  une  élite  de  spectateurs  et  de  spectatrices, 
lord  John  Russell,  ayant  à  côté  de  lui  un  de  ses  jeunes  fils,  semblait 
montrer  comment  les  grandes  familles  de  l'Angleterre  préparent  de 
bonne  heure  leurs  enfans  à  la  vie  publique,  en  les  élevant  à  l'école 
des  traditions  héréditaires  du  pa\  s. 

C'est  devant  cette  assistance  si  variée  que  s'ouvre  la  séance  de  la 
nomination,  avant  midi  dans  les  comtés,  avant  ou  après  midi  dans 
les  villes.  Elle  commence  par  la  proclamation  qui  ordonne  le  silence. 
Après  avoir  donné  connaissance  de  l'acte  de  convocation,  le  shériff 
ou  l'officier  municipal  préposé  à  l'élection  prête  le  serment  requis 
pour  le  loyal  accomplissement  des  devoirs  de  sa  charge,  et  le  fait 
suivre,  sous  peine  d'une  amende  de  50  livres,  de  la  lecture  de  l'acte 
destiné  à  la  poursuite  de  la  corruption  (1).  Il  ne  lui  reste  plus  alors 
qu'à  demander  quels  sont  les  candidats;  mais  avant  de  se  présen- 
ter eux-mêmes,  les  candidats  se  font  tour  à  tour  présenter  par  leurs 
amis  :  ils  ont  toujours  au  moins  un  second  qui  se  charge  de  poser  et 
de  justifier  leur  candidature,  en  défendant  les  opinions  que  chacun 
d'eux  représente  et  en  les  opposant  à  celles  de  leurs  compétiteurs, 
dans  le  cas  où  l'élection  doit  être  contestée.  Ainsi  se  prépare  l'entrée 
en  scène  des  candidats,  qui  manquent  bien  rarement  de  faire  appel 

(1)  Statuts  4  et  5  Vict.  c.  57  (22  juin  1851). 

TOME   II.  25 


386  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  leurs  concitoyens  et  de  plaider  eux-mêmes  leur  cause.  L'exemple 
d'abstention  volontaire  donné  par  le  grand  historien  de  l'Angleterre, 
M.  Macaulay,  aux  avant -dernières  élections  à  Edimbourg,  est  trop 
opposé  aux  mœurs  politiques  du  pays  pour  pouvoir  être  suivi.  Au 
contraire  la  tradition  ne  permet  pas  aux  candidats  de  payer  de  leur 
personne  dans  les  universités  d'Oxford  et  de  Cambridge,  afin  que 
leur  dignité  ne  coure  aucun  risque  d'être  compromise,  et  la  nomi- 
nation donne  le  spectacle  d'une  grave  cérémonie  devant  l'assemblée 
des  professeurs  et  des  gradués  :  à  Oxford,  le  discours  latin  a  même 
seul  droit  de  cité.  Cependant  ces  exceptions  ou  ces  anomalies  n'em- 
pêchent pas  l'usage  général  de  suivre  son  cours,  et,  d'après  l'usage 
général,  les  candidats  une  fois  présentés,  après  être  restés  confondus 
dans  les  rangs  de  leurs  amis,  en  sortent  tout  à  coup  pour  se  frayer 
passage  jusqu'au-devant  des  hustings,  où  ils  se  découvrent  devant  la 
foule. 

Leur  apparition  est  le  signal  qui  met  en  mouvement  le  zèle  de 
leurs  partisans  ou  l'opposition  de  leurs  adversaires.  S'ils  n'ont  pas 
de  compétiteurs,  ils  ne  sont  accueillis  que  par  des  hourras;  mais  si 
l'élection  est  sérieusement  disputée  entre  différens  adversaires,  les 
acclamations  et  les  grognemens  se  livrent  presque  toujours  un  assez 
long  combat  auquel  tous  les  assistans  prennent  part,  aussi  bien  sur 
les  hustings  que  devant  les  hustings.  En  même  temps  que  toutes  les 
bouches  s'ouvrent,  les  mains  se  lèvent,  les  chapeaux  s'agitent,  et, 
dès  que  le  tumulte  commence  à  s'apaiser,  c'est  au  candidat  qu'il 
appartient  d'achever  de  s'en  rendre  maître.  Plus  d'une  fois  il  s'agit 
pour  lui  de  ramener  en  sa  faveur  les  sympathies  d'une  population 
mal  disposée,  et  dans  de  telles  circonstances  le  modèle  du  genre 
peut  se  trouver  dans  le  discours  prononcé  à  Carliste  par  un  des  pre- 
miers hommes  d'état  du  parlement,  sir  James  Graham,  qui  était 
combattu  par  le  parti  ministériel.  Il  en  faut  citer  l'heureux  début  : 
a  Messieurs,  disait-il,  j'aime  cette  place  du  marché  où  je  me  retrouve 
sur  les  hustings;  nous  respirons  ici  un  air  libre,  la  lumière  du  ciel 
se  répand  sur  nous,  il  n'y  a  ici  à  craindre  ni  l'obscurité  ni  l'intrigue. 
Vmis  et  adversaires,  nous  pouvons  nous  regarder  face  à  face,  et  ce 
jeu  loyal,  si  précieux  pour  toute  assemblée  d'Anglais,  a  ici  quelque 
chose  de  sacré.  Oui,  j'aime  cette  place  du  marché,  parce  qu'elle  me 
rappelle  bien  des  batailles  et  des  victoires  d'autrefois;  elle  me  rap- 
pelle le  temps  où  nous  combattions  pour  la  réforme  de  la  loi  électo- 
rale, pour  la  réforme  de  la  loi  municipale,  à  laquelle  vous  devez  votre 
conseil  de  ville  et  votre  corps  d'aldermen,  choisis  par  les  contribua- 
bles et  responsables  envers  le  peuple.  Ici  fut  livrée  encore  la  bataille 
de  la  liberté  religieuse  et  civile;  ici  prévalut  le  grand  principe  qui 
était  le  signe  de  ralliement  du  parti  libéral,  le  grand  principe  qui 


LES    ÉLECTIONS    ANGLAISES.  387 

condamne  toute  exclusion  des  droits  civils  à  raison  de  la  foi  reli- 
gieuse. Et  comment  donc  ne  pas  parler  encore  de  cette  grande  ba- 
taille de  la  liberté  du  commerce  qui  a  donné  au  peuple  la  vie  à  bon 
marché?  Ce  sont  là  les  batailles  qui  ont  été  livrées  et  gagnées  ici,  et 
voilà  pourquoi  moi,  qui  y  ai  toujours  combattu  avec  vous,  voilà 
pourquoi,  je  le  répète  encore,  j'aime  cette  place...  Pour  moi,  la  jour- 
née est  déjà  bien  avancée;  j'en  ai  supporté  le  poids  et  la  chaleur;  la 
onzième  heure  est  venue;  c'est  à  vous  de  dire  si  je  dois,  oui  ou  non. 
rester  encore  une  heure  de  plus  à  votre  service.  » 

Le  ton  n'a  pas  toujours  besoin  d'être  aussi  solennel,  et  parfois 
c'est  la  grâce  légère  qui  fait  les  frais  de  l'exorde.  A  Douvres,  M.  Os- 
borne,  secrétaire  de  l'amirauté,  après  s'être  adressé  aux  électeurs 
et  non  électeurs,  s' apercevant  qu'un  groupe  de  mutins  se  préparait 
à  continuer  le  tumulte,  fait  une  brusque  diversion  en  demandant 
qu'on  lui  laisse  aussi  la  liberté  de  s'adresser  à  ces  non  électeurs  qu'il 
voit  aux  fenêtres,  et  qui  valent  à  cette  assemblée  la  gracieuse  pré- 
sence d'un  nombreux  cercle  de  dames.  «  J'espère,  dit-il,  que  les 
non  électeurs  qui  sont  de  l'autre  sexe  réussiront  à  faire  prévaloir 
dans  cette  réunion,  sinon  l'urbanité  élégante  qu'on  ne  peut  guère 
leur  emprunter,  au  moins  cette  bonne  humeur  qui  ne  doit  jamais 
faire  défaut  quand  de  telles  personnes  font  à  une  discussion  l'hon- 
neur de  venir  l'entendre.  Je  compte  bien  qu'il  n'y  aura  pas  d'autre 
moyen  d'intimidation  à  craindre  que  leur  défaveur,  et  qu'aucune  autre 
corruption  ne  s'ajoutera  à  l'attrait  de  leurs  sourires.  »  L'auditoire 
ne  se  montre  pas  indifférent  à  ces  coquetteries,  et  le  candidat  saisit 
aussitôt  le  moment  favorable  pour  reprendre  l'offensive  contre  ses 
adversaires.  «  Je  suis  surpris,  ajoute-t-il,  après  avoir  entendu  mon 
honorable  compétiteur  déclarer  qu'il  ne  veut  faire  aucune  opposition 
au  premier  ministre,  de  le  trouver  en  face  de  moi,  combattant  en 
ma  personne  l'élection  d'un  membre  du  gouvernement;  je  veux  bien 
croire  qu'il  a  pour  le  premier  ministre  les  meilleures  intentions, 
mais  je  sais  aussi  que  l'amour  peut  prendre  bien  des  formes  diffé- 
rentes, et  j'ai  même  connu  des  hommes  qui  battaient  leurs  femmes 
tout  en  passant  pour  les  aimer  :  je  pense  qu'un  tel  procédé  manque 
au  moins  de  logique.  »  Il  fallait  mettre  les  rieurs  de  son  côté;  une 
fois  que  ce  pas  difficile  est  franchi,  les  bonnes  dispositions  du  pu- 
blic sont  gagnées. 

C'est  à  l'aide  de  toutes  ces  précautions  plus  ou  moins  habilement 
ménagées  que  le  candidat  réussit  à  se  faire  écouter,  et  met  à  profit 
le  silence  que  la  foule  lui  accorde  au  moins  par  intervalles.  11  lui 
faut  alors  reprendre  et  varier  sa  profession  de  foi,  compléter  l'exposé 
de  ses  opinions,  répondre  à  toutes  les  questions  par  de  nouveaux 
engagemens,  et  donner  en  sa  faveur  toutes  les  raisons  de  préférence 


388  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  peuvent  faire  écarter  son  compétiteur  et  ranimer  la  confiance  de 
ses  partisans  par  l'assurance  du  succès.  Ainsi  engagé  sur  toutes  les 
affaires  publiques,  le  débat  intéresse  le  peuple  tout  entier  aux  des- 
tinées du  pays;  il  le  fait  pénétrer  dans  toutes  les  questions  qui  tou- 
chent à  la  grandeur  et  à  la  prospérité  de  l'Angleterre,  à  sa  bonne 
administration,  à  la  gestion  avantageuse  de  ses  finances;  il  lui  fait 
connaître  tous  les  progrès  qui  améliorent  la  condition  des  classes 
laborieuses,  et  il  lui  apprend  comment  les  candidats  entendent  jus- 
tifier la  confiance  des  électeurs.  Sans  doute  de  tels  discours  ne  sont 
pas  des  harangues  de  parlement  approfondies  à  loisir,  finement  ai- 
guisées, ornées  de  citations  grecques  ou  latines,  et  il  fallait  être  servi 
comme  M.  Disraeli  parles  plus  heureux  dons  d'une  parole  pleine  de 
saillies  pour  s'engager  hardiment  à  garder  avec  ses  auditeurs  le 
langage  qu'il  aurait  tenu  devant  les  membres  de  la  chambre  des 
communes.  Cependant  les  traditions  des  hustings  ont  leur  part  d'in- 
fluence sur  le  caractère  qui  distingue  en  Angleterre  la  parole  poli- 
tique; elles  donnent  même  aux  orateurs  du  parlement  ces  habitudes 
d'aisance  et  de  simplicité  qui  sont  nécessairement  de  mise  dans  ces 
grandes  assemblées  de  la  place  publique,  avec  un  peuple  ennemi  de 
la  déclamation,  même  passionnée,  plein  de  défiance  pour  la  rhétori- 
que, et  aimant  à  se  vanter  de  n'être  pas  le  peuple  athénien  (1). 

Si  l'on  peut  trouver  souvent  dans  les  discours  des  hustings  des 
exemples  de  gravité  parlementaire,  il  ne  faut  pas  néanmoins  ou- 
blier de  faire  la  part  des  incidens  qui  en  sont  parfois  comme  les 
intermèdes  comiques,  et  qui  demandent  encore  aux  candidats  un 
grand  talent  d'à-propos.  Le  jour  de  la  nomination  des  députés  du 
comté  de  Middlesex,  à  Brentford,  lord  Robert  Grosvenor  était  mal  ac- 
cueilli par  la  populace  rassemblée  devant  les  hustings,  et  qui  lui  gar- 
dait rancune  de  la  proposition  qu'il  avait  faite  au  parlement  en  1855 
pour  la  fermeture  des  boutiques  de  consommation  pendant  toute  la 
journée  du  dimanche.  Au  milieu  du  tumulte,  on  lui  présente  au  bout 
d'une  perche  une  petite  boîte  disposée  en  cercueil  et  où  l'on  a  écrit 
son  nom  à  la  craie.  Loin  de  se  troubler,  il  réplique  qu'il  a  devant 
lui  un  gentleman  (c'était  un  homme  en  guenilles)  qui  n'était  pas 
seulement  disposé  à  prendre  soin  de  lui  pendant  sa  vie,  mais  qui  se 
préoccupait  encore  de  lui  rendre  service  après  sa  mort;  il  ajoute 
«  qu'il  doit  le  remercier  de  mettre  ainsi  sous  ses  yeux  un  souvenir 
de  mortalité,  afin  de  ne  pas  lui  laisser  oublier  devant  quel  tribunal 
chacun  ira  rendre  compte  de  ses  actions  et  faire  juger  la  droiture 
vie  ses  intentions.  »  11  y  a  des  candidats  avec  lesquels  le  jeu  des  in- 
terruptions bruyantes  peut  coûter  cher  à  ceux  qui  se  le  permettent, 

(1)  Voyez  le  Times  du  27  mars. 


LES    ÉLECTIONS    ANGLAISES.  389 

et  l'on  peut  encore  aujourd'hui  retrouver  dans  les  journaux  anglais 
le  souvenir  des  mésaventures  d'un  de  ces  imprudens  qui,  aux  avant- 
dernières  élections,  s'était  fait  bafouer  par  lord  Palmerston,  en  s'ex- 
posant  à  ses  plaisantes  reparties. 

En  dépit  de  toutes  ces  apparences  de  jovialité  dont  il  ne  faut  pas 
tenir  trop  grand  compte,  la  journée  des  hustings  n'est  pas  une  vaine 
représentation;  elle  entre  dans  le  système  des  institutions  électorales 
du  pays,  et  quand  elle  ne  décide  pas  l'élection,  elle  est  au  moins 
destinée  à  la  préparer.  Elle  se  termine  par  un  appel  fait  à  toute 
l'assemblée  du  peuple  pour  la  nomination  des  candidats,  et  c'est  la 
levée  des  mains  qui  doit  faire  connaître  en  leur  faveur  l'opinion  pu- 
blique. S'il  n'y  a  pas  à  décider  entre  différens  compétiteurs,  il  n'y 
a  lieu  qu'à  une  acclamation  générale.  Dans  le  cas  contraire,  l'as- 
semblée est  consultée  successivement  en  faveur  de  chaque  concur- 
rent; tout  assistant,  fùt-il  un  étranger,  peut  devenir  pour  un  moment 
électeur;  ceux  mêmes  qui  sont  restés  à  cheval  autour  de  l'enceinte 
réservée  peuvent  prendre  part  au  vote,  et  ajoutent  par  là  à  la  sin- 
gularité du  spectacle.  Sur  les  hustings,  devant  les  huslings,  à  l'ap- 
pel du  nom  de  tel  ou  tel  candidat,  les  mains  se  lèvent  ou  s'abaissent 
tour  à  tour  :  le  shérilf  ou  l'officier  préposé  à  l'élection  doit  aussitôt 
décider  à  première  vue  en  faveur  de  quel  candidat  la  foule  s'est  pro- 
noncée, et  il  annonce  sa  nomination  au  milieu  des  hourras  de  ses 
partisans.  Toutefois  cette  nomination  n'est  pas  définitive,  et  chacun 
des  amis  du  candidat  opposé  ou  le  candidat  opposé  lui-même  peut 
y  mettre  son  veto  en  venant  demander  immédiatement  le  poil,  c'est- 
à-dire  l'enregistrement  du  vote  des  citoyens  qui  sont  électeurs.  C'est 
là  l'épreuve  décisive  qui  peut  faire  du  vainqueur  d'un  jour  le  vaincu 
du  lendemain.  La  nomination  populaire,  frappée  d'appel,  peut  être 
infirmée  par  le  corps  électoral;  elle  n'en  garde  pas  moins  la  valeur 
d'une  épreuve  préparatoire.  Le  peuple  tout  entier  n'a  jugé,  il  est 
vrai,  qu'en  première  instance;  mais  il  a  été  réellement  consulté. 

Le  poil  lui-même,  ou  l'élection  proprement  dite,  qui  est  destiné  à 
faire  réviser,  sur  la  requête  de  la  partie  intéressée,  par  le  corps  élec- 
toral, c'est-à-dire  par  l'élite  des  citoyens,  le  suffrage  de  la  multi- 
tude, donne  encore  certaines  garanties  à  la  partie  de  la  nation  qui 
n'est  pas  appelée  à  y  prendre  part.  11  est  public,  et  par  là  il  assure 
à  ceux  qui  n'en  usent  pas  un  droit  de  contrôle  sur  ceux  qui  votent. 
Les  électeurs,  comme  les  candidats  eux-mêmes,  sont  ainsi  rendus 
responsables  envers  toute  la  nation. 

Le  lendemain  de  la  nomination  dans  les  bourgs  et  dans  les  villes, 
et  dans  les  comtés  le  troisième  jour  qui  la  suit,  si  ce  n'est  pas  un 
dimanche,  est  maintenant  l'époque  fixée  pour  le  poil.  C'est  à  un  seul 
jour,  et  pour  les  comtés  d'Irlande  à  deux  jours,  que  les  derniers  actes 


390  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

législatifs  en  ont  uniformément  réduit  la  durée,  qui  autrefois  pouvait 
se  prolonger  pendant  toute  une  quinzaine  :  dans  les  universités  seu- 
lement, le  poil  peut  encore  se  continuer  pendant  cinq  jours.  11  doit 
commencer  à  huit  heures  du  matin,  et  il  doit  se  terminer  à  quatre 
heures  dans  les  villes ,  à  cinq  heures  dans  les  comtés.  Les  votes,  qui 
ne  pouvaient  être  auparavant  recueillis  qu'en  un  seul  lieu  pour  toute 
une  ville  ou  tout  un  comté,  doivent  maintenant  être  reçus  dans  dif- 
férentes places.  La  désignation  de  tous  ces  districts  doit  être  publiée 
deux  jours  à  l'avance,  et  dans  chacun  de  ces  districts  il  faut  qu'une 
espèce  de  hangar,  appelé  la  baraque  du  poil,  soit  élevé,  à  moins  que 
l'estrade  des  hustings  ou  bien  quelque  grande  salle  ne  soit  appro- 
priée à  cette  destination;  mais  il  ne  peut  pas  être  fait  choix  d'une 
auberge,  d'une  taverne,  ou  d'un  hôtel.  Les  baraques  du  poil  peuvent 
servir  à  la  fois  à  plusieurs  paroisses,  localités  ou  corporations,  qui 
doivent  avoir  chacune  son  compartiment  spécial,  indiqué  par  un 
écriteau.  Néanmoins  elles  doivent  être  toujours  proportionnées  au 
nombre  des  électeurs,  qui  pour  chaque  baraque  ne  doit  jamais  excé- 
der 450  votans  pour  les  comtés,  300  pour  les  villes,  ni  même  100, 
si  l'un  des  candidats  le  requiert.  Telles  sont  les  dispositions  minu- 
tieuses qui  ont  été  prises  pour  mettre  le  vote  à  la  portée  des  votans, 
et  pour  empêcher  que  l'épreuve  du  poil  ne  fût  traînée  en  longueur. 

C'est  aux  baraques  établies  pour  le  poil  que  doit  se  présenter 
chacun  des  citoyens  inscrits  comme  électeurs  à  l'époque  déterminée 
par  la  loi  pour  la  révision  annuelle  des  listes.  Un  des  clercs  ou  secré- 
taires publics  désignés  par  l'officier  préposé  pour  chaque  paroisse  ou 
corporation  écrit  le  nom  de  l'électeur,  qui  est  contrôlé  aussitôt  sur  la 
liste  générale;  il  y  ajoute  l'enregistrement  de  son  vote  sur  un  grand 
livre  dont  tout  intéressé  pourra  prendre  connaissance.  En  même 
temps,  derrière  le  clerc,  un  fondé  de  pouvoir,  désigné  par  chaque 
candidat,  consigne  pour  le  compte  de  son  commettant  les  noms  de 
ceux  qui  lui  dorment  ou  lui  refusent  leurs  suffrages,  et  son  interven- 
tion prévient  toutes  les  erreurs  intéressées  ou  involontaires. 

Aucune  justification  de  son  droit,  même  par  serment,  n'est  de- 
mandée aujourd'hui  à  l'électeur  enregistré  (1),  et  aucune  fin  de  non- 
recevoir  ne  doit  être  opposée  à  son  vote.  Il  n'est  plus  assujetti  à 
aucun  examen,  il  n'a  plus  à  subir  d'interrogatoire,  et  il  n'est  plus 
tenu  à  l'observation  des  formalités  d'autrefois,  par  exemple  au  ser- 
ment d'allégeance  et  de  suprématie,  qui  pouvait,  sur  la  requête  d'un 
candidat,  exclure  les  catholiques  du  droit  de  voter,  en  leur  imposant 
une  déclaration  contraire  à  leurs  croyances  :  toutes  ces  vexations 

(1)  Le  serment  de  l'électeur  pour  la  justification  de  son  droit  a  été  supprimé  pour 
l'Angleterre  par  un  acte  de  1843,  rendu  plus  tard  applicable  à  l'Irlande,  et  en  Ecosse 
c'est  seulement  en  1856  qu'il  a  cessé  d'être  exigé,  au  moins  pour  les  élections  des  bourgs. 


LES    ÉLECTIONS    ANGLAISES.  391 

et  toutes  ces  injustices  ne  sont  plus  que  des  souvenirs.  La  loi  (1)  se 
borne  à  permettre  que  le  serment  soit  déféré  à  l'électeur  par  l'offi- 
cier préposé  ou  par  tout  autre  intervenant,  si  son  identité  est  mise 
en  doute,  ou  bien  s'il  est  soupçonné  d'avoir  déjà  voté  dans  la  même 
élection;  le  serment  prescrit  contre  la  corruption,  et  par  lequel 
il  doit  affirmer  qu'il  n'a  rien  reçu  pour  son  vote,  peut  également 
lui  être  demandé.  Des  agens  attitrés  par  les  candidats  exercent  sur 
les  votans  auprès  des  baraques  du  poil  une  surveillance  active,  et 
ils  désignent  les  suspects  à  l'officier  préposé;  mais  les  suspects  eux- 
mêmes,  une  fois  qu'ils  ont  répondu  au  serment,  peuvent  donner 
valablement  leur  vote,  sans  préjudice  du  droit  qui  appartient  à  tout 
intéressé  d'en  poursuivre  légalement  l'annulation  et  la  punition. 

La  régularité  pacifique  apportée  dans  l'inscription  des  \  otans  n'em- 
pêche pas  que  la  journée  du  poil,  malgré  la  répartition  des  électeurs 
en  diflërens  lieux,  ne  renouvelle  le  mouvement  de  la  journée  de  la  no- 
mination. En  effet,  la  publicité  du  scrutin,  en  permettant  de  suivre 
de  baraque  en  baraque,  presque  vote  par  vote,  les  chances  heureuses 
ou  malheureuses  de  chaque  candidat,  entretient  et  prolonge  toutes 
les  émotions  de  l'espérance  et  de  la  crainte.  Le  nombre  des  voix, 
compté  d'heure  en  heure,  est  aussitôt  affiché  avec  profusion  de  pla- 
cards et  colporté  de  place  en  place  par  des  messagers  à  pied  ou  à 
cheval.  Des  voitures,  louées  par  chacun  des  concurrens,  parcourent 
la  ville  complètement  habillées  de  pancartes,  sur  lesquelles  peuvent 
se  lire,  soit  le  mot  d'ordre  qu'il  faut  suivre,  par  exemple  :  no  phm- 
per  (pas  de  division),  s'il  s'agit  de  l'élection  de  deux  candidats 
qui  ont  associé  leur  cause,  soit  les  appels  les  plus  pressans  et  les 
plus  touchans,  qui  donnent  aux  candidats  le  surnom  le  plus  popu- 
laire. Dans  le  bourg  de  Finsbury,  qui  fait  partie  de  Londres,  on 
pouvait  lire  en  grosses  lettres  sur  bien  des  cabs  et  des  omnibus  : 
Vote  for  Duncombe,  the  Finsbury  pet  (allez  voter  pour  Duncoffibe,  le 
favori  de  Finsbury).  L'électeur  en  retard  n'a  qu'à  entrer  au  comité 
pour  se  faire  transporter  gratuitement  au  lieu  du  vote,  sauf  à  être 
poursuivi  plus  tard  pour  le  paiement,  s'il  est  prouvé,  comme  dans 
de  récens  procès,  qu'il  s'est  servi  de  la  voiture  d'un  des  candidats 
pour  aller  donner  sa  voix  à  son  compétiteur.  Dans  la  Cité  de  Lon- 
dres, la  candidature  de  lord  John  Russell,  à  qui  était  opposée  la 
liste  unie  des  trois  candidats  portés  par  le  parti  ministériel,  donnait 
au  vote  l'intérêt  d'une  lutte  vivement  soutenue  de  part  et  d'autre. 
En  même  temps  la  candidature  du  baron  de  Rothschild,  à  qui  le 
maintien  du  serment  à  prêter  sur  la  foi  du  chrétien  n'a  pas  permis 
jusqu'ici  de  siéger  dans  la  chambre  des  communes,  achevait  d'exci- 

(1)  Statut  6  Vict.  di.  18,  sect.  81-82. 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ter  l'empressement  des  électeurs;  elle  mettait  en  campagne  tous  ses 
coreligionnaires,  et  pour  leur  permettre  de  venir  exercer  leurs  droits 
un  samedi,  les  rabbins  avaient  dû  décider  que  le  vote  n'était  pas 
une  infraction  à  la  loi  du  repos  du  sabbat.  A  mesure  que  les  der- 
nières heures  approchent,  les  candidats  et  leurs  agens  renouvellent 
les  plus  énergiques  efforts;  les  candidats  paraissent  aux  fenêtres  de 
leur  comité  et  se  montrent  à  leurs  partisans,  qui  les  saluent  par  des 
acclamations  prolongées,  ou  bien  ils  vont  se  promener  dans  la  salle 
du  vote  avec  leur  famille;  quelquefois  ils  se  décident  à  remonter  sur 
les  hustings  pour  essayer  une  dernière  harangue.  D'autre  part,  leurs 
amis  ou  leurs  agens  semblent  se  multiplier  :  on  les  trouve  aux  abords 
des  baraques,  auprès  des  pupitres  des  clercs,  exhortant  les  indiffé- 
rais, encourageant  les  incertains,  remerciant  les  fidèles,  et  quelque- 
fois entre-croisant  leurs  voix  pour  répéter  aux  électeurs  le  nom  de 
celui  qu'ils  leur  recommandent.  A  l'heure  de  la  fermeture  du  poil, 
les  clercs  enferment  le  registre  dans  une  enveloppe  cachetée  et  le 
remettent  à  l'officier  préposé  à  l'élection  ou  à  son  délégué.  C'est  seu- 
lement le  jour  suivant  que  le  registre  doit  être  ouvert  publiquement 
et  rapproché  de  tous  ceux  qui  ont  servi  en  diflerens  lieux  à  la  même 
élection  pour  être  renvoyé  ensuite,  sans  aucun  retard,  au  secrétaire 
de  la  couronne  auprès  de  la  chancellerie,  qui  en  garde  le  dépôt  et 
peut  en  délivrer  des  copies  authentiques.  L'ouverture  des  registres 
est  la  préface  delà  déclaration. 

La  déclaration  est  le  complément  d'une  élection.  Elle  est  toujours 
fixée  au  lendemain  du  poil,  ou  bien,  à  défaut  de  la  demande  du  poil, 
elle  succède  immédiatement  à  la  nomination.  Elle  consiste  dans  la 
proclamation  publique  des  députés  qui  sont  appelés  à  servir  le  bourg 
ou  le  comté. 

Quand  la  journée  de  la  déclaration  n'est  pas  confondue  avec  celle 
de  la  nomination,  elle  ramène  une  nouvelle  solennité,  dont  l'ancien 
cérémonial  s'est  en  partie  conservé,  au  moins  dans  les  comtés.  Le 
candidat  vainqueur  arrive  encore  quelquefois  au  lieu  de  l'assemblée 
en  grande  pompe,  dans  un  équipage  de  gala,  suivi  d'un  cortège  as- 
sez nombreux  de  pareils  et  d'amis  en  voiture  ou  à  cheval,  et  salué 
par  les  fanfares  de  musiciens  ambulans.  Le  spectacle  du  jour  de  la 
nomination  se  reproduit  alors  sur  les  hustings  et  devant  les  hus- 
tings; seulement  toutes  les  passions  se  sont  en  général  calmées,  et 
les  candidats,  vainqueurs  ou  vaincus,  en  venant  reparaître  en  face 
de  l'assemblée,  ont  en  général  l'habitude  d'échanger  entre  eux  un 
de  ces  serremens  de  mains  dont  les  usages  anglais  font  comme  une 
loi  entre  adversaires  de  bonne  compagnie.  Ils  entendent  l'annonce 
du  recensement  des  votes,  et  l'officier  public  préposé  à  l'élection 
donne  la  lecture  solennelle  de  l'acte  qui  transmet  à  chaque  eau- 


LES    ÉLECTIONS    ANGLAISES.  393 

didat  élu  le  pouvoir  de  représenter  au  présent  parlement  le  bourg 
ou  le  comté  qui  l'a  choisi.  La  déclaration  est  parfois  encore  suivie 
dans  quelques  comtés  de  l'investiture  de  l'épée,  que  le  shériff  est 
chargé  de  ceindre  lui-même  au  nouveau  député,  qui  est  ainsi  armé 
chevalier  du  comté,  vieux  titre  qui  n'a  jamais  cessé  d'être  donné  et 
d'être  porté  comme  témoignage  du  constant  respect  de  la  tradition. 
La  cérémonie  de  la  déclaration  se  termine  par  les  harangues  des 
candidats,  qui,  soit  qu'ils  aient  réussi,  soit  qu'ils  aient  échoué, 
sont  dans  l'usage  de  venir  remercier  leurs  électeurs.  Dans  le  cas  où 
l'épreuve  de  la  nomination  par  acclamation  doit  suffire  pour  décider 
l'élection,  le  candidat,  n'ayant  pas  eu  besoin  d'engager  la  lutte  contre 
des  compétiteurs,  attend  en  général  que  l'élection  soit  déclarée  pour 
prononcer  son  principal  discours.  Autrement,  quand  il  a  dû  dès  la 
première  journée  commencer  par  défendre  et  justifier  sa  candida- 
ture, il  se  borne,  après  la  déclaration,  à  adresser  quelques  paroles 
à  l'assemblée,  à  moins  qu'il  ne  lui  convienne  de  refaire  au  profit 
de  ses  opinions  de  nouveaux  frais  d'éloquence.  S'il  est  vaincu,  il  a 
soin  de  cacher  tout  embarras  ou  tout  dépit,  il  ne  se  condamne  pas 
au  silence,  et  il  remercie  ses  partisans  de  lui  avoir  assuré  par  leur 
sympathie  la  consolation  d'une  défaite  dont  il  compte  bien  un  jour 
prendre  sa  revanche.  S'il  est  vainqueur,  il  en  fait  honneur  à  la  bonté 
de  sa  cause.  Fier  et  reconnaissant  du  mandat  qu'il  a  reçu,  il  s'engage 
à  ne  négliger  aucun  effort  pour  continuer  à  mériter  la  confiance  de 
ses  commettans.  Ce  sont  là  les  phrases  d'usage  et  comme  les  pa- 
roles consacrées;  elles  ne  comportent  que  des  variantes. 

Le  nouvel  élu  ne  s'enlève  pas  toujours  le  plaisir  d'opposer  son  suc- 
cès àses  adversaires,  et  en  revenant  sur  les  hustings  de  Brentibrd,  lord 
Grosvenor  se  plaisait  à  rappeler  que  l'emblème  de  mortalité  qui  lui 
avait  été  présenté  le  jour  de  sa  nomination  s'était  trompé  d'adresse. 
Cependant  il  a  soin  en  même  temps  d'éviter  à  l'égard  du  parti  vaincu 
toute  arrogance  et  toute  provocation;  lord  Palmerston,  en  s' adressant 
après  sa  nomination  à  ses  électeurs  de  Tiverton,  trouvait  à  propos  de 
citer  la  vieille  et  bonne  maxime  qui,  loin  de  permettre  de  dire  du  mal 
des  morts,  recommande  d'en  dire  du  bien.  «  Rien  ne  convient  mieux 
que  la  modération  dans  le  triomphe,  disait  un  autre  député  qui  venait 
d'obtenir  la  majorité,  et  elle  n'a  pour  moi  aucun  mérite,  car  je  n'ai 
jamais  eu  que  des  sentimens  de  respect  et  même  d'amitié  pour  mes 
adversaires.  Aussi  j'espère  ne  m'être  pas  fait  d'ennemis  :  si  j'ai  tiré 
des  (lèches,  elles  ont  dû  tomber  à  terre,  car  je  n'avais  pas  cherché 
à  leur  donner  des  ailes,  et  elles  n'ont  dû  blesser  personne,  car  elles 
n'avaient  pas  de  pointes.  Les  électeurs  mélodieux  qui  devant  les  hus- 
tings ont  opposé  à  ma  candidature  un  concert  de  voix  hostiles  peu- 
vent être  sûrs  que  leur  opposition  ne  m'empêchera  jamais  d'avoir 
l'oreille  ouverte  à  toutes  leurs  plaintes  et  un  cœur  toujours  disposé 


394  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  les  bien  servir.  »  Ce  sont  là  les  paroles  de  paix  et  de  concorde  avec 
lesquelles  les  candidats  heureux  ou  malheureux  se  séparent  en  géné- 
ral de  leurs  électeurs,  et  le  congé  qu'ils  prennent  de  l'assemblée  de 
leurs  citoyens  ne  manque  jamais  d'être  fort  pacifique. 
.  Ainsi,  sans  compter  les  assemblées  préparatoires  des  meetings  et 
la  tournée  de  visites  des  candidats,  l'élection  d'un  membre  du  par- 
lement dans  la  Grande-Bretagne  occupe  trois  journées  en  cas  de 
contestation,  et  ne  se  termine  en  une  seule  journée  qu'à  défaut  de 
toute  opposition.  A  moins  qu'elle  ne  puisse  s'achever  en  un  seul 
acte,  elle  doit  passer  par  trois  phases  distinctes  :  la  nomination,  le 
poil  ou  l'élection  proprement  dite,  et  la  déclaration.  Toutes  ces 
grandes  épreuves  publiques  contribuent  à  achever  d'unir  les  candi- 
dats à  leurs  électeurs  par  une  étroite  communauté  d'opinion  libre- 
ment manifestée,  et  en  même  temps  elles  les  rapprochent  de  tous  les 
citoyens,  appelés  dans  les  meetings  ou  devant  les  hustings  à  prendre, 
sans  aucun  danger  pour  la  société,  une  part  plus  ou  moins  active  à 
la  vie  politique.  C'est  à  l'aide  de  toutes  ces  garanties  que  les  dépu- 
tés envoyés  à  la  chambre  des  communes  ne  sont  pas  exposés  à  être 
des  inconnus  nommés  par  des  indiflerens. 

Pour  compléter  la  connaissance  générale  du  tableau  qu'offre  une 
élection  anglaise,  il  faut  savoir  quel  est  le  rôle  de  l'officier  public 
qui  y  préside  et  comment  il  s'exerce.  Il  importe  de  s'en  rendre  compte 
pour  pouvoir  reconnaître,  en  face  de  l'intervention  du  pays,  l'ab- 
stention du  gouvernement. 

L'officier  public  qui  est  préposé  à  l'élection,  et  dont  le  nom  de 
returning  o/ficer  indique  l'emploi,  est  seulement  chargé  de  faire 
envoyer  des  membres  au  parlement  par  les  comtés,  les  bourgs  ou 
les  universités  de  la  Grande-Bretagne.  Cette  charge  appartient  clans 
les  comtés  au  shériff  (1),  dans  les  bourgs  qui  jouissent  du  droit  élec- 
toral au  maire  (2),  ou  à  défaut  du  maire  à  tel  ou  tel  officier  muni- 
cipal. Dans  les  universités,  c'est  le  vice-chancelier  qui  en  fait  l'of- 
fice (3).  Elle  peut  être  déléguée,  sous  la  responsabilité  du  déléguant, 
à  tel  ou  tel  adjoint  (depnty)  que  l'officier  préposé  à  l'élection  est 
libre  de  choisir  soit  pour  se  faire  remplacer,  soit  pour  se  faire  repré- 
senter à  chacune  des  places  où  le  vote  doit  avoir  lieu. 

Les  devoirs  de  l'officier  préposé  à  l'élection  sont  rigoureusement 
déterminés,  et  les  instructions  qui  lui  sont  données  par  le  dernier 
acte  de  1843  règlent  les  plus  petits  détails  de  sa  conduite  :  il  n'a  qu'à 
se  conformer  strictement  au  formulaire  de  sa  charge,  et  depuis  le  dé- 
fi) Le  shériff,  qui,  dans  chaque  comté  d'Angleterre,  est  chargé  de  l'administration, 
doit  être  choisi  ou  confirmé  annuellement  par  la  reine  sur  la  liste  de  présentation  dres- 
sée par  les  juges  et  les  membres  du  conseil  privé. 

(2)  Le  maire  est  toujours  nommé  par  le  conseil  de  la  ville  et  choisi  dans  son  sein. 

(3)  A  l'université  de  Dublin,  le  vice-chancelier  est  remplacé  par  le  prévôt. 


LES   ÉLECTIONS    ANGLAISES.  395 

but  jusqu'à  la  clôture  de  l'élection,  chacun  de  ses  actes  est  tour  à 
tour  spécifié  de  façon  à  prévenir  l'usage  de  tout  pouvoir  arbitraire. 
Étranger  à  la  formation  de  la  liste  électorale,  il  a  cessé  également 
de  conserver  son  ancien  droit  de  contrôle  sur  la  capacité  légale  des 
électeurs  qui  y  ont  été  enregistrés,  et  il  est  tenu  de  faire  inscrire 
leurs  votes  sans  aucune  discussion  (1).  11  n'est  plus  autorisé  à  dé- 
battre avec  eux,  ni  à  laisser  débattre  par  les  agens  des  candidats 
aucune  de  ces  questions  qui,  antérieurement  à  l'acte  de  réforme  de 
1832,  pouvaient  soumettre,  pendant  la  durée  du  poil,  la  validité  de 
chaque  suffrage  à  une  véritable  enquête,  souvent  tumultueuse.  Les 
seules  occasions  où  il  puisse  se  trouver  en  rapports  directs  avec  les 
votans  ne  sont  pas  de  nature  à  faire  naître  la  moindre  contestation; 
même  lorsqu'il  est  appelé  à  leur  déférer  l'un  des  sermens  qui  sont 
encore  reconnus  par  la  loi,  dès  qu'il  l'a  reçu,  il  n'est  pas  en  droit  de 
faire  aucune  opposition  à  leur  vote,  quelles  que  puissent  être  les 
présomptions  de  parjure  ou  d'illégalité.  11  peut,  il  est  vrai,  mettre 
à  part  les  votes  qui  ne  lui  paraissent  pas  admissibles,  et  dont  il  ne 
devra  même  pas  tenir  compte  dans  le  relevé  du  poil  jusqu'à  ce 
que  l'autorité  compétente  en  ait  apprécié  la  validité;  mais  cette 
inscription  d'un  vote  conditionnel  n'est  autorisée  que  dans  des  cas 
rigoureusement   déterminés,   elle  n'est  légalement  prescrite  qu'à 
l'égard  d'un  vote  donné  pour  la  seconde  fois  sous  le  nom  de  la 
même  personne,  ou  bien  s'il  s'agit  d'un  électeur  qui  paraît  s'être 
substitué  à  un  autre  (2).  La  prévention  de  substitution,  sans  pouvoir 
donner  lieu  à  l'exclusion  du  vote,  permet  au  moins  à  l'officier  élec- 
toral de  faire  mettre  en  prison  à  ses  risques  et  périls  l'électeur  qui 
paraîtrait  lui  en  avoir  imposé  sur  son  identité,  à  charge  de  le  faire 
traduire  devant  un  juge  de  paix  quatre  heures  au  plus  après  la 
fermeture  du  poil.  L'examen  des  votes  contestables  et   contestés 
appartient  aujourd'hui  exclusivement  aux  différens  comités  de  la 
chambre  des  communes,  qui  sont  chargés  de  la  vérification  de  cha- 
que élection;  ils  sont  appelés  à  recevoir  et  à  juger  les  réclama- 
tions auxquelles  les  votes  peuvent  donner  lieu.  Toute  compétence 
à  cet  égard  a  été  ainsi  soigneusement  retirée  à  l'officier  électoral. 
L'intervention  de  cet  officier  dans  l'élection  lui  donne  seulement 
le  pouvoir  de  constater  le  choix  des  électeurs,  en  annonçant  officiel- 
lement quels  sont  les  candidats  en  faveur  desquels  a  lieu  soit  l'é- 
preuve de  la  nomination,  soit  l'épreuve  du  poil,  et  en  les  déclarant 
dès-lors  envoyés  au  parlement.  11  est  ainsi  chargé  de  reconnaître  la 
majorité  des  voix;  mais  ni  par  son  influence,  ni  par  son  vote,  il  ne 

(1)  6  Vict.,  C.  18,  S.  82. 

(2)  6  Vict.,  c.  18,  s.  86,  91.  —  Dans  une  assez  récente  occasion,  le  recensement  de 
tels  votes  avait  produit  une  majorité  apparente,  et  le  relevé  du  poil,  tel  qu'il  avait  été 
proclamé  par  l'officier  préposé,  fut  déclaré  entaché  de  fraude. 


39(i  REVl'E    DES    DEUX    MONDES. 

dispose  d'aucun  suffrage.  Dans  le  cas  d'égalité  des  votes,  c'est  seu- 
lement en  Irlande  qu'il  jouit  du  privilège  de  la  voix  prépondérante, 
en  fccosse,  il  lui  est  enjoint  de  proclamer  les  deux  membres  élus 
par  le  même  nombre  de  voix,  et  en  Angleterre,  si  le  silence  de 
la  loi  semble  lui  laisser  la  liberté  de  prendre  l'un  ou  l'autre  parti, 
l'usage  lui  commande  l'abstention  :  c'est  à  la  chambre  des  com- 
munes que  doit  être  laissée  la  responsabilité  de  la  décision,  qui 
aboutit  soit  à  une  enquête  sur  les  votes,  soit  à  une  nouvelle  élection. 
Jusque-là,  le  droit  de  siéger  provisoirement  au  parlement  appar- 
tient au  premier  occupant,  s'il  prend  à  l'un  des  nouveaux  élus  la 
fantaisie  d'user  d'un  tel  privilège,  et  il  devient  alors  comme  le  prix 
de  la  course. 

C'est  uniquement  en  vue  de  la  protection  de  l'ordre  public  que 
l'officier  électoral  est  appelé,  s'il  y  a  lieu,  à  exercer  les  pouvoirs  qui 
lui  sont  confiés.  Il  est  particulièrement  chargé  de  ne  négliger  aucune 
précaution  pour  mener  l'élection  à  bonne  fin,  et  si  les  mesures  de 
sûreté  qu'il  a  prises  sont  insuffisantes  pour  la  conservation  ou  le 
rétablissement  de  la  tranquillité,  il  peut  appeler  à  l'aide  de  la  police 
la  force  militaire,  afin  que  la  répression  ne  se  fasse  pas  attendre. 
Dans  le  cas  de  tumulte,  il  est  même  autorisé  à  suspendre  les  opéra- 
tions et  à  ajourner  soit  la  nomination,  soit  le  vote. 

L'impartialité  la  plus  scrupuleuse  peut  seule  assurer,  dans  la  lutte 
électorale,  à  l'officier  qui  est  préposé  à  l'élection  le  respect  de  son 
autorité,  et  en  aucune  circonstance  elle  ne  lui  fait  défaut,  malgré 
toutes  les  difficultés  qui  peuvent  se  rencontrer  sur  les  huslings  dans 
la  conduite  d'une  discussion.  Ainsi,  le  jour  de  la  nomination  dans  le 
comté  de  Middlesex,  après  les  discours  des  candidats,  un  partisan  de 
lord  Grosvenor,  l'un  des  concurrens,  avait  repris  la  parole  en  sa 
faveur,  et  un  second  orateur  se  disposait  à  lui  succéder  en  vue  de 
défendre  la  même  candidature;  mais  les  amis  du  compétiteur  de  lord 
Grosvenor,  le  vicomte  Chelsea,  voulaient  l'en  empêcher  et  lui  oppo- 
saient leurs  réclamations.  Leshérilf  Mechi,  les  trouvant  fondées,  dé- 
clare qu'il  ne  peut  pas  laisser  parler  à  la  suite  deux  partisans  du 
même  candidat,  et  il  veut  faire  retirer  le  nouvel  orateur  de  la  tribune. 
Celui-ci  faisant  quelque  difficulté  pour  obéir,  le  shériff ,  s' avançant 
sur  le  devant  des  hustings ,  s'interpose  courtoisement  entre  lui  et 
l'auditoire,  et  il  l'empêche  de  reprendre  sa  place  en  lui  opposant  sa 
haute  stature  avec  son  ample  vêtement  de  soie  et  de  fourrure.  La 
foule  accueillit  cet  incident  par  des  rires  auxquels  l'orateur  réduit  au 
silence  ne  fut  pas  le  dernier  à  prendre  part,  et  le  shériff  s'empressa 
de  venir  avec  bonhomie  donner  quelques  mots  d'explication  pour 
justifier,  on  pourrait  presque  dire  pour  excuser  son  intervention.  En 
effet,  l'officier  préposé  à  l'élection  met  ses  efforts  à  donner  tous  les  té- 
moignages de  son  impartialité  en  évitant  les  actes,  les  mots,  les  appa- 


LES    ÉLECTIONS    ANGLAISE*.  397 

rences  qui  pourraient  la  faire  soupçonner;  il  sait  que  les  obligations 
de  sa  charge  ne  lui  permettent  de  connaître  ni  amis,  ni  ennemis,  et  la 
libre  poursuite  que  chaque  citoyen  auquel  il  aurait  donné  droit  de 
plainte  peut  intenter  contre  lui  pour  le  faire  condamner  soit  à  l'amende, 
soit  à  l'emprisonnement,  achève  de  garantir  l'accomplissement  de 
tous  ses  devoirs.  Aussi  la  journée  de  la  nomination  ou  celle  de  la  dé- 
claration ne  se  termine-t-elle  jamais  sans  lui  valoir  les  remerciemens- 
publics  de  tous  les  candidats,  auxquels  se  joignent  ceux  de  l'assem- 
blée, et  il  ne  s'expose  pas  à  ce  qu'une  pareille  récompense  puisse 
lui  manquer.  Pour  rappeler  une  expression  heureusement  échappée 
à  l'un  des  shérifl's  de  Londres  et  accueillie  par  l'hilarité  de  la  foule, 
c'est  là  un  toast  d'honneur  qui  a  son  prix  pour  ceux  qui  le  reçoivent. 

11  ne  faut  donc  pas  chercher  dans  l'intervention  de  l'officier  électo- 
ral, qu'il  soit  le  shériff  nommé  par  la  couronne  ou  le  maire  choisi  par 
les  conseils  électifs  des  villes,  l'intervention  d'un  agent  du  gouver- 
nement, qui  représente  ses  vues  et  ses  intérêts,  sinon  ses  passions,  et 
qui  soit  chargé  de  faire  accepter  ou  même  d'imposer  au  pays  l'opi- 
nion d'un  ministère  ou  d'un  parti  :  ce  n'est  pas  à  l'Angleterre  qu'il 
faut  demander  la  pratique,  même  adoucie,  d'un  tel  système.  Le  gou- 
vernement n'a  pas  et  n'a  pas  besoin  d'avoir  à  son  service  un  corps  de 
fonctionnaires  destinés  à  prendre  le  rôle  des  citoyens  et  à  assurer  le 
succès  de  telle  ou  telle  politique.  Les  fonctionnaires  du  gouverne- 
ment, quels  qu'ils  soient,  loin  d'être  appelés  à  lui  venir  en  aide, 
sont  au  contraire  tenus  à  l'écart  sous  peine  de  poursuites  de  chaque 
partie  intéressée,  et,  pour  mieux  marquer  combien  ils  doivent  res- 
ter étrangers  à  toute  élection,  la  loi  électorale  refuse  tout  droit  de 
vote  à  un  grand  nombre  d'entre  eux  :  tels  sont,  par  exemple,  les 
magistrats  et  officiers  de  police,  et  en  général  les  collecteurs  d'im- 
pôts (1).  Toutes  les  précautions  sont  prises  pour  prévenir,  de  la  part 
du  pouvoir,  la  moindre  atteinte  à  l'indépendance  des  électeurs,  et 
pour  ne  donner  prétexte  à  aucune  crainte,  les  soldats,  dans  un  rayon 
de  deux  milles  du  lieu  de  l'assemblée,  doivent  se  tenir  renfermés, 
pendant  toute  la  durée  de  l'élection,  dans  leurs  casernes  et  quar- 
tiers ("2),  à  moins  que  l'officier  préposé  à  l'élection  n'ait  à  faire  appel 
à  la  force  militaire  pour  le  rétablissement  de  l'ordre. 

Le  gouvernement  considère  l'élection  comme  une  affaire  privée 
entre  le  candidat  et  les  électeurs.  Aussi  n'y  a-t-il  pas  jusqu'aux  dé- 
penses de  l'élection  auxquelles  il  ne  reste  étranger,  et  jamais  on  ne 
les  porte  au  compte  du  budget  de  l'état.  Les  honoraires  dus  aux  ad- 
joints de  l'officier  préposé  à  l'élection,  aux  clercs  qui  inscrivent  les 

(1)  L'autorité  prépondérante  que  pourrait  exercer  un  pair  lui  a  également  fait  refuser 
le  droit  de  voter. 

(2)  11  n'y  a  d'exception  que  pour  les  troupes  employées  à  la  garde  de  la  reine,  ou 
pour  les  postes  de  service  à  la  banque  d'Angleterre. 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

votes,  les  frais  de  construction  de  toutes  les  baraques  du  poil,  le 
paiement  des  constables  spéciaux  chargés  de  maintenir  l'ordre  (1), 
sont  laissés  à  la  charge  du  candidat  :  ils  doivent  être  supportés  par 
parties  égales  entre  les  candidats  qui  se  présentent  aux  électeurs,  et 
le  vaincu  les  paie  aussi  bien  que  le  vainqueur. 

Vinsi  tout  contribue,  dans  la  pratique  des  institutions  anglaises,  à 
habituer  les  citoyens  à  se  charger  eux-mêmes  des  affaires  publiques 
et  à  ne  pas  s'en  décharger  sur  le  gouvernement.  Les  citoyens  ont 
tout  à  y  gagner,  et  le  gouvernement  n'a  rien  à  y  perdre.  Ce  ne  sont 
(tas  quelques  désordres  isolés  et  passagers  qui  peuvent  troubler 
['harmonie  du  spectacle  donné  dans  le  choix  de  ses  représentais  par 
une  grande  nation  qui  se  montre  à  la  fois  libre  et  digne  de  sa 
liberté.  Les  élections  de  la  Grande-Bretagne,  quoi  qu'on  puisse  dire 
et  écrire,  ne  reproduisent  plus  aujourd'hui  ces  scènes  de  violence 
qui  méritaient  quelquefois  d'être  appelées  des  saturnales,  ainsi  que 
le  reconnaissait  dernièrement  le  chef  du  parti  conservateur,  lord 
Derby;  elles  sont  restées  une  lutte,  mais  elles  sont  devenues  pres- 
que toujours  une  lutte  pacifique.  Les  lois  ont  pris  les  devans  pour 
mettre  lin  aux  abus  qui  ne  tournaient  qu'au  profit  de  la  licence,  et 
les  mœurs  ont  suivi  peu  à  peu  le  progrès  des  lois.  La  longue  durée 
du  poil,  l'inscription  de  tous  les  votes>  à  une  seule  place,  la  discus- 
sion publique  de  la  légalité  du  vote,  entretenaient  et  irritaient  les 
passions  des  partis  sans  donner  en  compensation  aucun  avantage; 
les  nouvelles  dispositions  qui  ont  été  établies  en  ont  fait  justice,  et 
ont  garanti  le  tranquille  exercice  du  droit  des  électeurs  par  les  pré- 
cautions les  plus  prévoyantes.  Les  promenades  des  partisans  de  cha- 
que candidat  réunis  en  troupe  avec  leurs  insignes,  leurs  drapeaux, 
leurs  couleurs,  provoquaient  des  rencontres  belliqueuses  et  parfois 
sanglantes;  elles  ont  été  interdites.  La  distribution  publique  des  co- 
cardes, des  rubans,  était  une  occasion  fréquente  de  tumulte,  et  sem- 
blait comme  un  signe  de  reconnaissance  entre  les  partis  :  elle  est 
aujourd'hui  passible  d'une  amende  de  10  livres  (250  fr.).  Enfin 
l'ovation  du  candidat  vainqueur,  qui  dans  certaines  villes  était  porté 
triomphalement  en  fauteuil  sur  les  épaules  de  ses  amis,  suivi  de  tout 
le  cortège  de  ses  électeurs,  était  souvent  un  défi  auquel  le  parti 
vaincu  voulait  répondre;  elle  a  également  cessé  d'être  autorisée.  Ce 
sont  là  les  salutaires  réformes  qui,  sans  demander  aucun  sacrifice 
à  la  liberté,  pouvaient  contribuer  à  assurer  le  bon  ordre  des  élec- 
tions. Dans  la  dernière  épreuve  que  le  pays  vient  de  traverser,  elles 
ont  continué  à  tenir  tout  ce  qu'on  pouvait  en  attendre,  et  elles  peu- 

(1)  Les  adjoints  préposés  à  la  surveillance  des  baraques  du  poil  sont  rétribués  à 
raison  de  50  fr.;  les  clercs  à  raison  de  25  fr.  Les  constables  spéciaux  sont  payés  de  6  à 
12  fr.  par  jour.  Le  compte  des  frais  de  construction  des  baraques  ne  peut  excéder 
1,000  fr.  pour  les  comtés,  625  fr.  pour  les  bourgs. 


LES  ELECTIONS  ANGLAISES. 

vent  donner  encore  un  démenti  à  tous  ceux  qui,  en  invoquant  les 
anciens  spectacles  des  journées  d'élection,  aujourd'hui  si  changés, 
seraient  tentés  de  chercher  dans  les  assemblées  électorales  de  la 
Grande-Bretagne  des  lieux  de  pugilat. 

Dans  l'Angleterre  et  l'Ecosse,  la  libre  réunion  de  tout  un  peuple 
convoqué  dans  ses  comices  pour  le  choix  de  551  députés  n'a  été  l'oc- 
casion de  scènes  de  violences  que  dans  une  seule  ville  :  c'est  seule- 
ment à  Kidderminster  qu'une  foule  en  fureur,  irritée  de  l'échec  du 
candidat  conservateur,  s'est  précipitée  à  coups  de  pierres  sur  les  par- 
tisans du  candidat  libéral  à  la  fin  de  la  journée  du  poil,  et  les  a  dif- 
ficilement laissé  échapper  à  sa  rage.  Un  tel  attentat,  auquel  les 
électeurs  n'ont  pris  aucune  part,  et  qui  témoigne  seulement  de  la 
mutinerie  d'une  populace  égarée,  ne  doit  pas  être  passé  sous  silence, 
et  il  donne  des  enseignemens  dont  il  faut  tenir  compte.  Par  l'indi- 
gnation qu'il  a  soulevée  de  toutes  parts,  il  a  pu  montrer  que  le  pays 
n'est  plus  disposé  à  supporter  le  retour  des  anciens  jours  de  dé- 
sordre, et  il  a  contribué  aussi  à  donner  l'exemple  de  l'énergie  civile 
qui  met  à  l'abri  de  toute  défaillance  les  mœurs  politiques  de  la  na- 
tion. Les  récompenses  qui  ont  été  promises  pour  la  dénonciation 
des  coupables ,  les  sommes  qui  ont  été  souscrites  pour  couvrir  les 
frais  de  la  poursuite,  peuvent  apprendre  à  ceux  qui  l'ignorent  ou 
qui  sont  tentés  de  l'oublier  que  des  soulèvemens  de  factieux  ne 
pourraient  pas  trouver  en  Angleterre  des  complices  qui  s'y  associent 
pour  en  profiter,  ou  des  indifférens  qui  s'y  résignent  pour  s'épargner 
la  peine  d'y  résister. 

La  même  justice  ne  peut  pas  être  rendue  aussi  complètement  à 
l'Irlande;  sur  cent  cinq  élections,  douze  ont  donné  lieu  à  de  tristes 
scènes  de  violences.  Plus  d'une  fois  ces  émeutes  populaires  auraient 
pu  être  facilement  conjurées;  partout  au  moins  elles  ont  promptement 
cédé  à  la  répression,  quand  les  mesures  de  prévention  n'ont  pas  été 
suffisantes.  Mais  en  Irlande,  comme  à  Kidderminster,  ce  ne  sont  pas 
les  intérêts  ou  les  passions  de  parti  qui  ameutaient  les  séditieux: 
c'était  le  goût  du  désordre,  habilement  exploité  au  profit  de  tel  ou 
tel  candidat,  qui  mettait  en  mouvement  une  population  toujours  ha- 
bituée à  s'emporter  plutôt  qu'à  raisonner.  D'ailleurs  comment  oublier 
que  l'Irlande  n'est  pas  l'Angleterre,  et  que  trois  siècles  d'oppression 
l'ont  mal  disposée  à  l'exercice  pacifique  des  droits  dont  la  longue  pra- 
tique peut  seule  faire  l'éducation  politique  d'un  peuple?  L'Irlande 
n'est,  à  vrai  dire,  qu'une  affranchie,  et  si,  malgré  le  progrès  constant 
qui  permet  d'opposer  avec  succès  l'Irlande  d'aujourd'hui  à  l'Irlande 
d'autrefois,  elle  trouble  encore  la  légitime  fierté  que  l'Angleterre 
peut  tirer  de  ses  institutions,  c'est  la  moralité  de  l'histoire  qui  suit 
son  cours,  en  apprenant  que  les  vieilles  injustices,  même  réparées, 
laissent  après  elles  un  lourd  héritage  d'embarras. 


f|00  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Toutefois  les  troubles  de  l'Irlande  ou  les  désordres  de  Kiddermins- 
ter,  quand  même  ils  auraient  été  suivis  d'autres  émeutes  au  lieu  de 
rester  circonscrits  k  une  seule  ville  d'Angleterre  et  en  dehors  de 
l'Angleterre  à  quelques  districts  isolés,  ne  pouvaient  faire  courir 
aucun  danger  à  la  société  ou  au  gouvernement.  Ils  n'étaient  provo- 
qués que  par  des  passions  grossières  et  brutales  qui  n'avaient  aucun 
cri  de  ralliement;  ils  n'avaient  d'autre  importance  que  celle  de  rixes 
privées,  et  ils  ne  dérangent  pas  ce  merveilleux  accord  qui,  même 
au  sein  de  la  lutte  légale  des  partis,  ne  met  aux  prises  ni  les  classes 
entre  elles  ni  le  pays  avec  le  gouvernement. 

C'est  parce  que  l'Angleterre  n'est  pas  un  pays  révolutionnaire 
qu'elle  est  et  demeure  un  pays  libre.  En  effet,  dans  tout  ce  peuple 
des  villes  et  des  campagnes  réuni  dans  les  meetings,  assemblé  de- 
vant les  hustings,  y  exerçant  bruyamment  son  droit  d'approbation 
ou  de  critique,  et  appelé  sur  la  place  publique  pour  y  entendre  dis- 
cuter toutes  les  causes,  ce  sont  les  sentimens  conservateurs  qui  n'ont 
pas  cessé  de  prévaloir.  On  peut  voir  des  hommes  presque  en  gue- 
nilles interroger  des  candidats  sur  leurs  opinions,  leur  demander  des 
engagemens,  leur  témoigner  sans  ménagement  leur  opposition,  et 
en  même  temps  on  peut  s'assurer  avec  surprise  que  les  habitudes  de 
déférence  gardent  sur  eux  tout  leur  empire  :  ils  se  découvriront  de- 
vant celui  dont  ils  repoussent  avec  le  plus  d'hostilité  la  candidature, 
et  même  ils  n'oublieront  pas,  si  le  candidat  qui  parle  sur  les  hustings 
porte  le  titre  de  lord,  de  l'interpeller  en  lui  criant  :  Mylord.  11  faut 
ajouter  que  de  tels  égards  sont  réciproques,  et  ce  n'est  pas  seulement 
aux  jours  d'élection  qu'on  verrait  les  héritiers  des  plus  vieilles  fa- 
milles se  mettre  en  rapports  suivis  avec  leurs  ouvriers  ou  leurs  pay- 
sans, se  déclarant  même  honorés,  comme  le  disait  l'un  d'eux,  de  sér- 
ier des  mains  qui  portent  les  respectables  empreintes  du  travail.  «  Les 
classes  supérieures  ont  gardé  l'attachement  et  la  confiance  du  peuple 
parce  qu'elles  ne  s'en  sont  jamais  isolées;  elles  se  sont  montrées  sans 
relâche  sincèrement  dévouées  à  tous  ses  besoins,  profondément  émues 
et  activement  préoccupées  de  ses  souffrances,  et  disposées  à  payer  de 
leur  bourse  et  de  leur  personne  pour  prendre  l'initiative  de  toutes 
les  mesures  destinées  à  perpétuer  leur  légitime  popularité  (1).  » 
Aussi  sont-elles  restées  comme  l'état-major  du  pays,  prêtes  à  se  por- 
ter en  avant  pour  prendre  la  direction  de  toutes  les  causes,  et  n'ayant 
jamais  eu  à  défendre  des  intérêts  de  caste  parce  qu'elles  n'ont  pas 
cessé  de  prendre  la  défense  des  intérêts  publics.  Le  spectacle  des 
élections  peut  contribuer  à  faire  reconnaître  que  l'Angleterre,  comme 
•on  l'a  dit  si  justement,  a  la  démocratie  la  plus  aristocratique  et  l'aris- 
tocratie la  plus  démocratique  que  le  monde  ait  connues.  La  haine  ve- 

(1)  M.  de  Montalembert,  (h  l'Avenir  politique  de  l'Angleterre,  p.  24. 


LES    ÉLECTIONS    ANGLAISES.  401 

riant  d'en  bas,  le  mépris  venant  d'en  haut  n'y  ont  pas  droit  de  cité. 
La  liberté  s'y  conserve  à  l'abri  du  respect  pour  les  institutions 
établies.  On  peut  lire  tour  à  tour  les  journaux  les  plus  opposés:  ils  se 
confondent  tous  dans  les  mêmes  témoignages  de  respect  et  de  fidé- 
lité pour  la  royauté,  et  s'associent  avec  le  même  empressement 
à  toutes  les  joies  domestiques  du  souverain.  A  l'occasion  de  la  nais- 
sance d'une  nouvelle  princesse  d'Angleterre,  le  Daily  News,  journal 
de  l'opinion  radicale,  publiait  ces  lignes,  qui  méritent  d'être  repro- 
duites :  «  Le  monde  doit  à  la  sagesse  politique  et  aux  vertus  privées 
de  la  reine  qui  occupe  le  trône  le  spectacle  d'une  royale  mère  de 
famille  servie,  soignée  et  chérie  par  un  lion  bien  plus  indompté  et 
bien  plus  sauvage  que  celui  qui  dans  la  fable  courbe  la  tète  sous  la 
main  d'une  timide  jeune  fille.  La  démocratie  de  la  Grande-Bretagne 
a  pour  sa  reine  un  attachement  qui  dépasse  l'amour  qu'on  peut  don- 
ner à  une  femme;  elle  la  suit  des  yeux  avec  admiration,  et  elle  tres- 
saille de  bonheur  chaque  fois  qu'elle  la  sait  heureuse.  »  Un  tel  lan- 
gage est  pour  la  liberté  de  la  presse  un  titre  d'honneur  qui  doit 
être  envié  à  l'Angleterre.  De  même  on  peut  entendre  les  discours 
les  plus  divers  et  prendre  place  dans  l'auditoire  le  plus  varié  :  mal- 
gré l'ardente  rivalité  des  opinions,  il  y  aura  toujours  un  lieu  de 
rencontre  où  le  désaccord  cessera  pour  faire  place  à  l'entente  com- 
mune. Quiconque  se  tient  en  dehors  de  cette  grande  alliance  du  bien 
public  se  met  lui-même  au  ban  de  la  nation  :  un  des  chartistes 
encore  survivans,  Robert  Owen,  était  forcé  de  reconnaître,  dans 
l'adresse  aux  électeurs  de  Londres  où  il  leur  annonçait  le  retrait 
île  sa  candidature,  «  qu'il  n'y  avait  pas  eu  dans  le  dernier  parlement 
et  qu'il  n'y  aurait  pas  davantage  dans  le  nouveau  un  seul  membre 
qui  pût  partager  ses  vues  ni  soutenir  ses  projets  pour  la  transforma- 
tion pacifique  de  la  société.  »  Le  sentiment  public  ne  se  laisse  pas 
prendre  en  défaut,  ni  égarer  par  les  vaines  théories  de  quelques 
réformateurs  isolés,  et  sans  leur  imposer  silence  il  leur  oppose  sa 
force  toute  puissante  pour  les  désarmer.  Chacun  aime  à  s'en  faire 
l'organe,  et  c'est  par  l'hommage  à  la  royauté  qu'il  a  coutume  de  se 
manifester.  Il  ne  faut  donc  pas  être  surpris  si  dans  les  assemblées 
électorales  de  la  place  publique,  au  sein  des  villes  comme  au  mi- 
lieu des  campagnes,  le  nom  de  la  reine  n'est  jamais  prononcé 
sans  être  salué  aussitôt  par  des  acclamations  parties  de  tous  les 
rangs;  les  candidats  qui  soutiennent  les  propositions  les  plus 
avancées  se  montrent  parfois  les  plus  empressés  à  provoquer  ces 
témoignages  de  fidélité,  afin  d'éviter  toute  méprise.  Après  s'être 
passé,  suivant  son  habitude,  toutes  les  fantaisies  politiques,  après 
avoir  même  fait  fi  de  la  dernière  décoration  qui  lui  avait  été  offerte 
avec  un  dédain  tout  démocratique,  l'amiral  C.  Napier  en  remerciant 

TOME   IS.  26 


Ô02  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ses  électeurs  de  leurs  suffrages  à  Southwark,  un  des  faubourgs  de 
Londres,  se  parait  en  même  temps  de  son  dévouement  à  la  couronne, 
et  il  demandait  pour  la  bonne  reine,  la  bonne  épouse,  la  bonne  mère 
qui  occupe  le  trône  de  l'Angleterre  trois  salves  d'applaudissemens, 
répétées  avec  enthousiasme  par  toute  la  foule.  11  y  a  eu  un  temps 
où  en  France  de  pareils  exemples  auraient  été  opportuns  à  suivre  : 
ils  reportent  tristement  le  souvenir  sur  ces  réunions  d'autrefois  où 
des  députés  du  pays,  liés  par  leur  serment  à  la  royauté,  refusaient 
ou  laissaient  refuser  le  toast  à  un  roi  qui,  par  son  attachement  aux 
lois  et  aux  libertés  publiques,  aussi  bien  que  par  toutes  ses  vertus 
domestiques,  n'avait  jamais  cessé  de  mériter  la  confiance  et  le  res- 
pect de  la  nation.  Si  l'ingratitude  n'est  pas  seulement  un  vice  du 
cœur,  mais  encore  une  faute  qui  coûte  cher,  la  reconnaissance  est  au 
contraire  une  qualité  qui  l'ait  honneur  et  qui  profite.  Elle  a  épargné 
à  la  Grande-Bretagne  les  folles  épreuves  des  révolutions  de  hasard, 
et  elle  lui  a  donné  l'heureux  avantage  de  pouvoir  mettre  ses  desti- 
nées à  l'abri  de  ses  institutions. 

De  tels  bienfaits,  il  est  vrai,  demandent  à  être  achetés  au  prix  de 
l'effort;  il  faut  les  mériter  pour  les  gagner  :  c'est  en  combattant  qu'on 
en  fait  la  conquête,  et  c'est  en  restant  sous  les  armes  qu'on  les  con- 
serve. Tel  a  été  le  puissant  moyen  de  salut  dont  l'Angleterre  s'est 
servie  pour  sortir  des  dures  épreuves  qui,  dans  les  mauvais  jours  de 
son  histoire,  ne  lui  ont  pas  été  non  plus  épargnées;  telle  a  été  la  forti- 
fiante école  à  laquelle  chaque  génération  de  citoyens  a  été  élevée.  Ce 
sont  les  élections  qui  ont  surtout  contribué  à  garantir  cette  interven- 
tion active  du  pays  dans  ses  propres  affaires  :  elles  ont  assuré  la  re- 
présentation permanente  de  tous  les  intérêts  et  de  tous  les  besoins, 
elles  ont  empêché  que  le  gouvernement  ne  se  mît  peu  à  peu  à  la 
place  de  la  nation.  En  perpétuant  les  traditions  des  meetings  et  des 
hustitigs,  de  la  nomination  et  du  poil,  elles  ont  conservé  à  la  liberté 
jusqu'à  ce  superflu  qui,  toutes  les  fois  qu'il  est  sans  dangers,  n'est 
pas  de  trop,  parce  qu'il  assure  le  nécessaire. 

Le  tableau  général  des  élections  montre  dans  tout  son  dévelop- 
pement la  force  croissante  de  la  vie  publique  dans  la  Grande-Bre- 
tagne. L'étude  du  système  électoral,  en  faisant  connaître  les  réformes 
qui  en  ont  changé  les  abus  sans  en  détruire  les  principes,  et  qui  peu 
à  peu  ont  pris  le  dessus  sur  les  tristes  habitudes  d'une  corruption 
invétérée,  pourra  également  permettre  d'apprécier  le  progrès  per- 
sévérant de  la  constitution  politique  du  pays.  Après  avoir  fait  la 
part  de  la  nation,  il  faudra  faire  la  part  des  lois,  pour  se  rendre 
compte  ensuite  de  la  condition  présente  des  partis  dans  le  nouveau 
parlement. 

Antumn  Lefèvre-Pontalis. 


LES 


VACANCES  DE  CA31ILLE 

SCÈNES  DE  LA   VIE   RÉELLE. 


TROISIÈME     PARTIE.   ' 


IX. 


Tout  en  faisant  la  part  la  plus  large  au  proverbial  esprit  de  con- 
tradiction féminin,  Théodore  Landry  ne  pouvait  admettre,  sans  offen- 
ser le  bon  souvenir  qu'il  avait  conservé  de  Camille,  que  celle-ci 
s'empressât  autant  de  mettre  à  profit  sa  liberté  nouvelle,  et  qu'elle 
eût  justement  songé  à  lui  pour  en  inaugurer  les  premières  heures. 
Lorsqu'au  moment  où  il  la  supposait  en  proie  à  une  vive  douleur, 
elle  l'avait  prié  d'être  son  cavalier  pour  une  nuit  de  bal,  Théodore 
avait  été  surpris;  mais  en  se  mettant  aussi  promptement  à  sa  dis- 
position, sans  tenir  compte  des  embarras  d'une  certaine  nature  qui 
pourraient  le  lendemain  être  le  résultat  de  sa  complaisance,  il  n'o- 
béissait à  aucun  mobile  vulgaire.  Il  agissait  sans  autre  arrière- 
pensée  que  la  curiosité.  Camille  avait  pour  lui  l'intérêt  d'un  roman; 
seulement  il  ne  se  dissimulait  pas  que  ce  roman  lui  semblait  plus 
intéressant  que  celui  qui  l'avait  par  hasard  introduit  dans  l'intimité 
de  sa  voisine. 

A  l'heure  indiquée  par  celle-ci,  il  la  trouva  au  lieu  du  rendez- 
vous,  c'est-à-dire  à  l'angle  même  de  la  rue.  Camille  vint  à  lui  la 
première  et  lui  prit  le  bras  sans  lui  parler  :  elle  était  en  domino  noir 


(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  avril  et  du  1er  mai. 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

très  simple  et  tenait  son  masque  à  la  main.  Comme  au  détour  de  la 
rue  on  passait  devant  une  station  de  voitures,  Théodore  s'empressa 
de  dire  en  montrant  le  ciel,  qui  était  d'une  sérénité  merveilleuse  : 
—  Nous  avons  un  bien  beau  temps,  nous  pourrons  aller  à  pied.  —  Et 
il  pressa  le  pas  en  passant  devant  la  station,  inquiet  cependant,  car 
il  sentait  que  sa  compagne  paraissait  vouloir  ralentir  sa  marche,  et 
craignait  que  la  vue  des  voitures  ne  lui  donnât  l'idée  d'en  vouloir 
prendre  une.  La  halte  de  Camille  avait  un  autre  motif  :  elle  atten- 
dait qu'elle  fut  rejointe  par  sa  çamériste,  qui  venait  derrière  elle,  et 
commençait,  en  se  rapprochant,  à  révéler  sa  présence  par  une  es- 
pèce de  petit  carillon  dont  le  bruit  sortait  des  plis  de  son  manteau. 
Camille  alla  au-devant  des  questions  de  Théodore ,  qui  paraissait 
un  peu  surpris  :  —  Marie  m'a  demandé  à  venir  avec  moi  au  bal 
masqué,  dit-elle;  elle  a  eu  peur  de  rester  toute  seule  à  la  maison. 
Elle  aura  assez  à  faire  de  me  consoler  demain  et  les  autres  jours  : 
elle  peut  bien  s'amuser  un  peu  ce  soir.  11  ne  faut  pas  toujours  ne 
penser  qu'à  soi. 

Comme  Théodore  cherchait  à  s'expliquer  l'origine  du  bruit  singu- 
lier que  la  çamériste  faisait  en  marchant,  un  coup  de  vent  entr'ou- 
vrit  son  manteau;  il  s'aperçut  alors  qu'elle  était  vêtue  d'une  jupe 
de  gaze  étoilée  de  paillon  grossier  et  dentelée  par  le  bas.  A  chaque 
dent  pendait  une  grappe  de  petits  grelots  qui  rebondissaient  inces- 
samment sur  le  maillot  que  Marie  portait  par -dessous  sa  jupe  his- 
toriée d'emblèmes  mythologiques.  En  lui  permettant  de  l'accompa- 
gner au  bal,  Camille  avait  dit  à  sa  çamériste  de  prendre  un  domino 
pareil  au  sien;  mais  ce  déguisement  sévère  n'avait  pas  été  du  goût 
de  celle-ci.  Elle  s'était  laissé  séduire  par  un  costume  de  folie,  qui 
lui  semblait  devoir  produire  plus  d'effet,  et  qu'elle  trouvait  plus 
commode  pour  danser.  Camille  avait  été  d'abord  fort  contrariée  en 
revoyant  paraître  Marie  sous  ce  véritable  costume  de  carnaval;  mais 
il  était  trop  tard  pour  changer  de  déguisement.  Marie  l'avait  d'ail- 
leurs désarmée  par  une  proposition  naïve  :  supposant  que  sa  maî- 
tresse regrettait  de  ne  pas  avoir  eu  l'idée  de  choisir  un  costume  pa- 
reil au  sien,  elle  lui  avait  offert  de  le  lui  échanger  contre  son  domino. 

En  se  rendant  à  l'Opéra,  Camille  avait  dit  à  Théodore  que  c'était 
la  première  fois  qu'elle  allait  au  bal  masqué.  Sans  que  celle-ci  pût 
s'en  apercevoir,  le  jeune  homme  avait  souri  à  cet  aveu.  Tant  de  fois 
déjà  il  l'avait  entendu  faire  par  des  femmes  qui,  à  peine  entrées  dans 
le  bal,  avaient  trahi  la  plus  exacte  connaissance  des  lieux  et  des 
usages!  —  Ai-je  donc  l'air  si  niais,  se  dit-il,  qu'elle  puisse  supposer 
qu'il  soit  facile  de  m'en  faire  accroire?  Et  clans  quelle  intention 
d'abord?  Quand  elle  serait  déjà  venue  au  bal  masqué,  où  serait  le 
mal?  Et  si  elle  pense  qu'il  y  en  a,  pourquoi  y  vient-elle? 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  405 

11  dut  reconnaître  pourtant,  dès  qu'ils  fuient  arrivés,  que  Camille 
ne  l'avait  pas  trompé;  il  y  avait  dans  son  étonnement  ahuri  une  vir- 
ginité d'impression  qu'il  n'était  point  possible  de  feindre.  Penchée 
sur  le  devant  d'une  loge  de  la  galerie  où  Théodore  l'avait  conduite, 
Camille  regardait  l'étrange  spectacle  de  cette  cohue  frémissante, 
dont  les  courans  opposés  soulevaient,  en  s' entrechoquant,  des  tour- 
billons de  poussière  embrasée,  comme  la  cendre  qui  s'élève  d'un 
foyer  incendié.  Camille  n'était  pas  habituée  à  respirer  cet  ardent  si- 
moun de  la  saturnale.  Les  clameurs  de  la  foule,  les  tempêtes  de  l'or- 
chestre, que  le  démon  du  vertige  semblait  diriger,  après  l'avoir 
étourdie  un  moment,  commencèrent  à  la  fatiguer.  Elle  quitta  la  salle 
et  se  fit  conduire  au  foyer.  La  camériste ,  ne  pouvant  la  suivre  à 
cause  de  son  costume,  dut  rester  dans  les  corridors;  elle  ne  devait 
point  y  demeurer  longtemps  solitaire  :  une  troupe  de  ces  masques 
excentriques  qui  ont  le  génie  du  haillon  et  de  la  guenille  s'était  pré- 
cipitée de  ce  côté  en  poussant  le  cri  significatif  avec  lequel  les  pre- 
miers enfans  de  Rome  réveillèrent  le  camp  sabin  dans  une  nuit  mé- 
morable. Marie  eut  beau  protester  et  se  défendre,  elle  fit  partie  d'une 
razzia  de  danseuses,  et  cinq  minutes  après,  entraînée  dans  la  salle 
du  bal  par  un  colosse  dont  la  chevelure  de  flamme  aurait  pu  inquié- 
ter les  pompiers  de  service,  elle  se  trouvait  initiée  aux  premiers  élé- 
mens  d'une  danse  de  caractère  inconnue  au  ménétrier  de  son  village. 

Camille  cependant  se  promenait  dans  le  foyer,  où  l'encombrement 
rendait  la  marche  si  difficile,  qu'elle  demanda  à  s'arrêter.  Théodore 
la  fit  asseoir  et  s'assit  auprès  d'elle  sur  un  des  divans  circulaires  qui 
garnissent  les  petits  salons  choisis  de  préférence  par  tous  les  genres 
de  célébrités  assidues  au  bal  masqué,  où  les  unes  trouvent  une  sa- 
tisfaction d' amour-propre  à  se  montrer,  où  les  autres  sont  amenées 
par  des  raisons  intéressées  dont  l' amour-propre  n'est  pas  l'unique 
mobile.  Théodore  lui  désignait  les  passans  célèbres,  mettant  les  noms 
sur  les  visages,  et  sa  compagne  était  bien  étonnée  quelquefois  d'en- 
tendre des  gens  qui  avaient  une  grande  réputation  d'esprit  la  com- 
promettre publiquement,  en  acceptant  des  assauts  de  parole  avec 
quelques-uns  de  ces  niais  bavards  toujours  heureux  d'attirer  sur 
eux-mêmes  une  partie  de  l'attention  qu'excite  un  homme  connu.  De 
même  qu'en  voulant  apaiser  une  rage  de  dents  on  fait  usage  quel- 
quefois d'un  violent  topique  qui  peut  momentanément  engourdir  le 
mal,  Camille  était  venue  à  l'Opéra  non  point  pour  oublier  sa  dou- 
leur, mais  pour  la  fatiguer,  et  pour  étourdir  pendant  quelques 
momens  sa  pensée  par  les  distractions  d'un  spectacle  nouveau  et 
bruyant.  En  entrant  dans  le  bal,  elle  savait  bien  mettre  les  pieds 
sur  un  terrain  ouvert  à  toute  la  licence  de  mœurs  exceptionnelles, 
elle  était  préparée  à  entendre  plus  d'un  dialogue  dégagé  des  len- 


J06  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

teurs  de  la  périphrase;  mais  elle  comptait  pourtant  retrouver  dans  les 
conversations  du  foyer  un  écho  de  cet  esprit  libre  et  tapageur  (pie  la 
tradition  d'une  autre  époque  associe  aux  souvenirs  du  bal  masqué. 
Camille  devait  bientôt  partager  la  déception  de  ceux  qu'une  curio- 
sité pareille  à  la  sienne  avait  attirés  au  bal.  De  plaisir,  d  entrain  et 
de  gaieté,  elle  n'en  voyait  pas  l'apparence.  Des  hommes  lugubres, 
qui  semblaient  échappés  de  l'abbaye  de  l'ennui,  se  promenaient  gra- 
vement et  s'abordaient  pour  parodier,  dans  quelques  lazzis  emprun- 
tés au  répertoire  des  tréteaux,  le  vœu  monacal  des  frères  trappistes. 
Les  femmes,  qui  pour  le  plus  grand  nombre  appartenaient  à  cette 
population  banale  où  le  caprice  des  désœuvrés  vient  chercher  des 
distractions  faciles,  ne  prenaient  point  même  la  peine  de  dissimuler 
leur  instinct  vénal.  Ce  n'était  ni  la  galanterie  courtoise,  m  la  vive 
allure  d'une  fantaisie  s' allumant  à  un  contact  imprévu,  m  même 
le  libertinage  en  quête  d'un  dénoûment  d'orgie,  qui  accouplaient 
les  cavaliers  aux  dominos,  mais  une  sorte  de  fade  et  silencieux  abru- 
tissement n'ayant  pas  toujours  l'excuse  de  l'ivresse. 

Dans  un  coin  du  salon  où  se  trouvait  Camille,  la  foule  entoura.t 
un  groupe  composé  d'hommes  dont  le  nom  seul  aurait  du  être  une 
obligation  de  dignité  :  c'étaient  des  artistes,  des  poètes,  des  écri- 
vains, des  fils  de  famille  appelés  à  perpétuer  par  d'illustres  alliances 
les  instincts  de  grande  race,  et  formant  une  députation  qui  repré- 
sentait pour  ainsi  dire  l'autorité  de  l'intelligence  et  du  nom.  Au  mi- 
lieu de  ces  élus  brillaient  les  grandes  étoiles  de  la  corruption  élé- 
gante, les  aventurières  du  pavé  que  la  publicité,  cette  courtisane  de 
tout  ce  qui  réussit,  met  si  complaisamment  en  évidence.  Ces  femmes- 
là  ne  ressemblaient  pas  aux  faméliques  créatures  qui  viennent  au 
bruit  des  assiettes,  comme  les  animaux  parasites  de  1  homme.  biles 
avaient  une  existence  opulente,  elles  auraient  pu   dans  lairequenta- 
tion  des  gens  souvent  considérables  et  quelquefois  considérés  dont 
elles  s'entouraient,  acquérir  une  sorte  d'éducation  factice :  et  superfi- 
cielle peut-être,  mais  dont  les  traces  devaient  pénétrer  leurs  habi- 
tudes et  se  retrouver  au  moins  dans  leur  langage.  Dans  ce  groupe, 
où  semblaient  s'isoler  ces  hommes  habitués  à  donner  le  ton  a  1  es- 
prit parisien  et  ces  femmes  désignées  à  l'attention  publique,  ceux 
qui  se  tenaient  aux  aguets  de  leurs  propos  cherchaient  peut-être  une 
certaine  verve  abondante  et  railleuse,  dont  les  révélations  pour- 
raient défrayer  le  lendemain  les  causeries  de  la  ville.  -Leur  curio- 
sité fut  promptement  déçue.  Ces  hommes  parlaient  tout  haut  et 
couramment  une  langue  ignoble  empruntée  au  vocabulaire  des  la- 
quais et  des  pitres;  les  femmes  qui,  en  les  écoutant,  jouaient  de 
l'éventail  et  respiraient  les  parfums  de  leurs  bouquets,  les  compre- 
naient et  leur  répondaient  familièrement  dans  cette  langue  du  ruis- 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  4()7 

seau  qui  leur  revenait  aux  lèvres  avec  la  douceur  de  l'idiome  natal. 
ht  cependant  on  se  pressait,  on  montait  sur  les  divans,  et  chacun 
voulait  voir  et  entendre  ces  hommes  célèbres,  ces  reines  du  scan- 
dale parisien,  et  lorsque  l'une  d'elles,  une  belle  fille  de  seize  ans  qui 
avait  le  ciel  dans  les  yeux,  ouvrit  la  bouche  et  se  mit  à  mâcher  du 
Rabelais  tout  cru,  elle  fut  même  accueillie  par  un  tonnerre  de  bravos 
qui  la  rendit  tellement  confuse,  qu'elle  remit  son  masque  pour  ca- 
clier  1  orgueilleuse  rougeur  causée  par  cette  ovation. 

Camille  n'était  ni  prude  ni  maniérée.  Au  milieu  des  réunions  d'a- 
mis ou  Léon  la  conduisait  quelquefois,  jamais  sa  présence  n'avait 
été  un  obstacle  a  la  familiarité  qui  peut  régner  dans  une  société  com- 
posée de  jeunes  gens.  Seulement  ceux  qu'elle  fréquentait  l'avaient 
accoutumée  à  une  réserve  qui  d'ailleurs  ne  gênait  pas  leurs  habi- 
tudes. Bien  élevés  pour  la  plupart,  ils  pensaient  que  la  gaieté,  pour 
être  spirituelle,  n'a  pas  besoin  d'être  épicée  par  le  cynisme  de  l'ex- 
pression, et  estimaient  un  pauvre  plaisir  l'embarras  qu'on  cause  à 
une  femme  en  s  exprimant  devant  elle  dans  une  langue  qu'il  ne  lui 
est  pas  permis  de  comprendre  sans  qu'elle  s'expose  à  ce  qu'on  ne 
lui  en  parle  plus  d'autre.  Aussi,  en  écoutant  les  propos  qui  s'échan- 
geaient autour  d'elle  entre  des  gens  signalés  pou,'  leur  esprit  et  pos- 
sédant une  apparence  de  distinction,  Camille  éprouvait -elle  une 
déception  voisine  de  la  répugnance.  Elle  ne  comprenait  pas  quel  sin- 
gulier bénéfice  d'amour-propre  ils  pouvaient  recueillir  de  cette  bru- 
tale exhibition  de  mœurs  douteuses.  Théodore,  s'étant  aperçu  de 
1  embarras  témoigné  par  sa  compagne,  l'éloigna  du  groupe  au  mo- 
ment ou  1  un  des  personnages  y  commençait  le  récit  d'une  aventure 
équivoque. 

—  J'ai  déjà  beaucoup  abusé  de  votre  complaisance,  lui  dit  Ca- 
mille; mais  je  ne  veux  pas  être  indiscrète  plus  longtemps,  et  si  vous 
voulez  seulement  m'aider  à  rejoindre  Marie,  je  vous  rendrai  votre 
liberté. 

—  Vous  ne  vous  amusez  guère  ici,  n'est-il  pas  vrai?  lui  demanda 
Iheodore. 

—  Non,  répondit  Camille.  Je  n'y  étais  pas  venue  d'ailleurs  dans 
cette  intention,  mais  seulement  pour  y  chercher  une  fatigue  phvsi- 
que  qui  amènera  sans  doute  un  repos  dont  j'ai  grand  besoin  JeVe- 
grette  d'avoir  vu  et  entendu  des  choses  qui  sont  loin  de  m'inspirer 
le  désir  de  les  revoir  et  de  les  entendre.  Ah  !  si  c'est  là  ce  qu'on  an- 
pelle  le  plaisir,  je  trouve  bien  à  plaindre  ceux  qui  viennent  lui  de- 
mander 1  oubli  de  leurs  chagrins. 

-  Vous  parlez  comme  une  personne  qui  en  aurait,  dit  Théodore 
en  provoquant  la  confidence. 

Camille,  en  quelques  mots,  l'instruisit  de  sa  situation  nouvelle. 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Léon  me  gronderait  bien,  dit-elle  en  achevant,  s'il  savait  que  je 
suis  venue  ici. 

—  Mais,  interrompit  Théodore,  la  personne  dont  vous  parlez  n'a- 
t-elle  pas  perdu  tout  droit  de  contrôle  sur  vos  actions  en  vous  ren- 
dant votre  liberté? 

—  Ma  liberté  !  murmura  Camille.  Oh  !  comme  voilà  un  mot  qui 
m'épouvante  ! 

En  passant  devant  l'horloge,  où  l'aiguille  marquait  trois  heures, 
elle  exprima  de  nouveau  le  désir  de  se  retirer.  —  Nous  partirons  en- 
semble, répondit  Théodore,  et  quand  il  vous  plaira;  comme  nous 
sommes  voisins,  je  vous  remettrai  à  votre  porte. 

—  Je  ne  voudrais  cependant  pas  que  ma  présence  fût  un  embar- 
ras pour  vous,  lui  dit  Camille.  Il  est  certain  que  vous  avez  ici  beau- 
coup de  connaissances,  et  que  les  occasions  ne  vous  manqueraient 
pas  de  vous  distraire  de  ma  maussade  compagnie.  Je  vous  en  prie, 
insista-t-elle,  si  vous  aviez  quelque  raison  pour  rester,  ne  vous  gê- 
nez pas  à  cause  de  moi. 

—  Je  n'en  ai  pas  plus  pour  rester  que  je  n'en  avais  pour  venir, 
interrompit  Théodore,  qui  s'empressa  d'ajouter  :  Si  ce  n'est  toutefois 
le  désir  de  vous  être  agréable. 

Camille  ne  chercha  point  s'il  y  avait  dans  cette  réponse  quelque 
chose  de  plus  qu'une  intention  de  politesse;  elle  était  d'ailleurs  pré- 
occupée par  la  présence  d'un  domino  féminin  qui  depuis  quelques 
instans  paraissait  s'attacher  à  leurs  pas  avec  une  persistance  cu- 
rieuse dont  Théodore  semblait  être  particulièrement  l'objet.  Profi- 
tant d'un  moment  où  la  foule  les  obligeait  à  s'arrêter,  le  domino, 
s' approchant  du  compagnon  de  Camille,  lui  posa  la  main  sur  l'é- 
paule et,  d'une  voix  dont  la  sonorité  mal  déguisée  trahissait  la  jeu- 
nesse, lui  dit  :  —  Je  te  connais. 

—  Ma  chère,  répondit  lestement  Théodore,  nous  n'avons  qu'un 
temps  à  vivre,  ne  le  perdons  pas  inutilement  à  nous  intriguer,  c'est 
un  plaisir  passé  de  mode.  Une  fois,  deux  fois,  si  tu  me  connais,  qui 
«s-tu  ? 

—  Ah  !  une  vieille  date. 

—  J'ai  de  la  mémoire,  une  date  rappelle  un  nom. 

—  Voyons  si  celle-là  te  rappellera  le  mien,  dit  le  domino,  qui 
avait  retiré  l'un  de  ses  gants,  et  mettait  sous  les  yeux  du  jeune 
homme  une  main  délicate  dont  les  doigts  étaient  richement  omés 
de  bagues.  A  l'un  de  ces  doigts,  l'artiste  reconnut  une  petite  cicatrice 
dont  la  vue  éveilla  sans  doute  un  souvenir  dans  sa  pensée,  car  il 
serra  avec  vivacité  la  main  qui  lui  était  tendue,  et  murmura  d'une 
voix  un  peu  émue  :  —  Ah  !  Geneviève  ! 

Pour  ne  pas  troubler  une  rencontre  qui  débutait  par  une  recon- 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  40^ 

naissance,  Camille  quitta  le  bras  de  Léon  et  se  tint  un  peu  à  l'écart; 
mais,  poussée  par  le  flot  tumultueux  de  la  foule,  elle  était  souvent 
ramenée  malgré  elle  derrière  le  couple  dont  elle  avait  voulu  s'isoler 
par  discrétion.  Quelques  lambeaux,  de  conversation  qu'il  lui  fut  im- 
possible de  ne  pas  entendre  révélèrent  à  Camille  l'intimité  ancienne 
qui  avait  existé  entre  Théodore  et  sa  compagne.  —  Comme  c'est 
loin,  comme  c'est  loin  de  nous,  ce  temps-là!  disait  la  jeune  femme. 
Et  quand  je  pense  que  voilà  tout  ce  qui  en  reste,  ajouta-t-elle  en 
montrant  de  nouveau  la  cicatrice  qui  l'avait  fait  reconnaître  :  la 
trace  d'une  braise  rouge  tombée  d'un  tison  de  Noël,  un  soir  que  nous 
faisions  le  réveillon  avec  des  pommes  de  terre  cuites  sous  la  cendre! 
Ab  !  il  faisait  bien  froid  ce  soir-là  dans  ta  tour  du  nord.  J'y  ai  at- 
trapé des  engelures. 

—  Il  faisait  encore  bien  plus  froid  le  lendemain,  va,  répondit 
Théodore,  et  si  tu  étais  revenue,  le  tison  de  Noël  où  tu  t'étais  brûlée 
la  veille  aurait  à  peine  pu  te  dégourdir  les  doigts,  car  il  donnait  si 
peu  de  chaleur  et  jetait  si  peu  de  clarté,  qu'en  passant  la  soirée  au 
coin  de  mon  feu,  je  ne  pouvais  pas  même  voir  que  j'y  étais  tout  seul. 

Camille  crut  entendre  que  la  compagne  de  Théodore  essayait  une 
justification  de  sa  conduite  passée.  L'artiste  lui  répondait  :  —  Mais 
je  ne  t'en  ai  jamais  voulu.  11  y  a  dans  la  vie  d'une  femme  une  saison 
pour  le  muguet  et  une  saison  pour  les  diamans.  Nous  aurions  eu 
beau  aller  nous  promener  tous  les  dimanches  et  même  pendant  la 
semaine  dans  les  bois  de  Meudon,  nous  n'aurions  jamais  pu  y  cueillir 
des  fleurs  pareilles  à  celles  que  tu  as  dans  les  cheveux  :  on  ne  les 
trouve  que  chez  les  bijoutiers.  Je  te  fais  d'ailleurs  mon  compliment, 
tu  parais  toujours  charmante,  et  les  bagues  vont  aussi  bien  à  tes- 
mains  que  les  engelures;  c'est  plus  cher,  mais  c'est  plus  joli.  Es-tu 
heureuse  d'ailleurs? 

—  Très  heureuse,  répondait  le  domino,  mais  si  tu  voulais,  j'irais 
bien  de  temps  en  temps  me  distraire  de  mon  bonheur  auprès  de  toi; 
tu  sais  que  j'ai  conservé  une  clé  de  la  tour  du  nord?... 

—  Eh  bien  !  mon  enfant,  envoie  ta  clé  au  musée,  c'est  un  objet 
d'art;  ma  serrure  est  changée,  répliqua  gaiement  Théodore. 

Le  domino  s'attacha  plus  étroitement  au  bras  du  jeune  homme, 
lui  parlant  à  l'oreille  avec  une  intimité  qui,  sans  qu'on  pût  les  en- 
tendre, semblait  révéler  le  sens  de  ses  paroles.  —  Ma  chère,  lui  ré- 
pondait l'artiste,  ne  touchons  pas  à  ces  choses  fragiles  du  passé  et 
n'essayons  point  de  réveiller  des  sentimens  qui  n'auraient  pas  la 
douceur  et  le  charme  que  nos  souvenirs  ont  pu  leur  conserver.  Les 
oiseaux  empaillés  ne  chantent  plus. 

Comme  Théodore  lui  donnait  ainsi  un  congé  définitif,  sa  com- 
pagne aperçut  Camille,  qui  marchait  derrière  elle.  Se  tournant  de 


ftlO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

son  côté,  elle  lui  fit  une  révérence  courtoise  et  lui  dit  d'une  voix  un 
peu  dépitée  cependant  :  —  Ne  crains  rien,  beau  masque,  et  ne  sois 
point  jalouse  de  moi.  Lui-même  vient  de  me  le  dire,  je  ne  suis  plus 
pour  lui  que  le  moyen  âge,  et  toi  sans  doute,  tu  es  la  renaissance. 

—  Oh!  oh!  fit  Théodore  avec  une  admiration  ironique. 

—  Qu'a  donc  voulu  dire  cette  dame?  demanda  Camille,  lorsque  le 
domino,  en  s' éloignant,  l'eut  remise  au  bras  de  Théodore. 

—  Elle  n'en  sait  rien,  répondit  celui-ci,  ce  sont  des  mots  qu'elle 
a  dû  entendre  autrefois  dans  les  ateliers. 

Ils  sortirent  du  foyer  pour  se  mettre  à  la  recherche  de  la  camé- 
riste,  qu'ils  avaient  laissée  dans  le  corridor  des  premières  loges.  La 
foule  y  était  encore  plus  compacte  qu'ailleurs  et  se  tenait  presque 
immobile.  Théodore,  ayant  trouvé  pour  sa  compagne  un  coin  isolé 
dans  un  angle  de  l'escalier  qui  montait  aux  étages  supérieurs,  lui 
dit  de  l'attendre,  tandis  que  lui-même  irait  à  la  recherche  de  Marie, 
sans  doute  aventurée  dans  la  salle.  Camille  ne  resta  pas  longtemps 
tranquille  dans  sa  solitude.  L'heure  était  venue  où  les  gens  qui  ne 
voient  dans  un  bal  à  l'Opéra  qu'un  prologue  à  un  souper  et  au 
souper  qu'un  prologue  à  l'orgie  commençaient  à  recruter  des  con- 
vives féminins.  Deux  jeunes  gens  s'étaient  approchés  de  Camille 
et  sans  aucune  transition  lui  avaient  proposé  de  les  accompagner 
dans  un  restaurant  voisin,  où  les  attendaient  déjà  quelques-uns  de 
leurs  amis.  L'impertinence  de  cette  proposition  pouvait  surprendre 
une  femme  qui  n'était  point  initiée  aux  traditions  mises  en  usage 
dans  un  certain  milieu.  En  voyant  autour  d'elle  des  femmes  accueil- 
lir, sans  montrer  le  moindre  étonnement,  des  propositions  pareilles 
à  celles  qu'on  venait  de  lui  faire,  en  remarquant  que  quelques-unes 
semblaient  même  les  provoquer,  Camille  fit  la  réflexion  qu'elle  était 
dans  un  lieu  où  la  courtoisie  n'était  pas  familière  aux  hommes 
qui  le  fréquentaient  :  elle  devait  donc  prendre  le  parti  de  suppor- 
ter les  ennuis  d'une  méprise,  et  répondit  seulement  de  manière  à 
faire  cesser  celle  dont  elle  était  l'objet,  mais  elle  ne  put  se  débar- 
rasser d'une  obsession  qui  commençait  à  lui  faire  regretter  très  vi- 
vement d'être  restée  seule.  A  quelques  propos  voisins  de  l'incon- 
venance, elle  ne  put  s'empêcher  de  répondre  en  des  termes  assez 
vifs  qui  piquèrent  l'amour-propre  des  deux  jeunes  gens.  L'un  d'eux, 
dont  le  sang-froid  n'était  pas  bien  évident,  ainsi  que  l'attestaient 
son  attitude  équivoque  et  sa  parole  embarrassée,  n'avait  qu'un  pas 
à  faire  pour  aller  de  l'impertinence  à  la  grossièreté.  Il  le  fit,  et, 
sous  le  prétexte  de  voir  si  Camille  était  jolie,  il  porta  la  main  à  la 
barbe  de  son  masque  et  souleva  rapidement  la  dentelle.  Camille  se 
sentit  envahie  intérieurement  par  une  indignation  qu'elle  ne  put 
contenir,  et  la  manifesta  par  un  geste  énergique  qu'un  homme  ne 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  Z|  1  1 

laisse  ordinairement  pas  achever  à  un  autre.  —  Ah!  tu  m'en  ren- 
dras raison!  fit  le  jeune  homme  en  ayant  l'air  de  tourner  en  plai- 
santerie la  correction  qui  lui  avait  effleuré  le  visage,  et  se  précipi- 
tant vers  Camille,  qui  essayait  vainement  de  s'échapper,  il  la  prit 
par  la  taille  et  l'embrassa  sur  le  col,  aux  grands  applaudissemens 
d'un  groupe  qui  avait  assisté  à  la  scène. 

Pendant  que  ceci  se  passait  dans  les  corridors,  Théodore,  ayant 
pénétré  dans  la  salle,  déjà  un  peu  dégarnie,  y  rencontrait,  non 
sans  l'avoir  longtemps  cherchée,  la  camériste  de  Camille.  Cédant  à  un 
entraînement  communicatif,  celle-ci  faisait  merveille  au  milieu  d'un 
quadrille,  et  se  montrait  d'abord  médiocrement  disposée  à  suivre 
l'artiste.  Elle  y  consentit  cependant,  après  avoir  promis  à  l'un  des 
masques  avec  lequel  elle  était  encore  engagée  qu'elle  reviendrait 
bientôt. 

—  Mais  nous  partons,  lui  dit  Théodore. 

—  Ah!  fit-elle,  je  n'ai  pas  envie  de  m'en  aller,  moi.  Je  vais  prier 
madame  de  rester  encore  un  peu. 

Au  moment  où  elle  rejoignait  sa  maîtresse  en  compagnie  de  Théo- 
dore, Camille  était  sur  le  point  de  recourir  à  l'intervention  de  l'au- 
torité pour  échapper  aux  brutalités  des  deux  jeunes  gens,  qui  l'eus- 
sent peut-être  laissée  libre,  si  la  galerie  ne  les  avait  pas  encouragés 
à  vaincre  sa  résistance.  —  Ah!  comme  vous  avez  été  long!  s'écria 
la  jeune  femme  en  apercevant  Théodore,  qui  s'était  brusquement 
ouvert  un  passage  dans  le  groupe.  —  Et,  se  cramponnant  à  son 
bras,  elle  essaya  de  l'entraîner. 

La  présence  de  l'artiste  avait  dégagé  Camille  de  ses  agresseurs: 
mais  Théodore  avait  remarqué  du  trouble  dans  la  voix  de  sa  com- 
pagne, et,  voyant  qu'elle  s'appuyait  sur  son  bras  avec  la  sécurité 
qu'inspire  la  certitude  d'une  protection,  il  devina  que  son  ayrivée 
était  venue  se  mettre  entre  elle  et  quelque  insulte  dont  les  deux 
jeunes  gens  étaient  les  auteurs,  comme  l'indiquait  trop  clairement 
l'attitude  ironique  qu'ils  conservaient  encore  en  face  de  la  jeune 
femme. 

—  Qu'y  a-t-il?  demanda  Théodore. 

—  Rien,  rien,  se  hâta  de  dire  Camille,  effrayée  par  l'idée  d'une 
explication  qui  pourrait  amener  une  querelle.  Allons-nous-en.  — 
Venez,  Marie,  ajouta- 1- elle  en  faisant  signe  à  la  camériste  de  la 
suivre. 

La  présence  de  celle-ci  et  la  singularité  de  son  costume  excitèrent 
de  nouveau  les  ricanemens  des  deux  jeunes  gens,  qui,  pour  se  ven- 
ger de  Camille,  lui  préparèrent  une  sortie  ridicule  dans  laquelle 
Théodore  éprouva  un  certain  déplaisir  à  se  voir  enveloppé.  Ils 
avaient  déjà  atteint  la  moitié  de  l'escalier  de  dégagement,  lorsque  la 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

carriériste  fit  observer  qu'on  avait  oublié  de  reprendre  les  effets  dé- 
posés au  vestiaire.  Théodore  craignit  qu'elle  ne  fût  involontairement 
attardée,  et  préféra  les  aller  reprendre  lui-même.  Comme  il  rentrait 
dans  le  corridor  après  avoir  laissé  les  deux  femmes  sous  le  vesti- 
bule et  se  dirigeait  vers  l'ouvreuse  à  laquelle  on  avait  en  entrant 
confié  les  manteaux,  il  fut  rencontré  par  les  deux  jeunes  gens  dont 
l'attitude  auprès  de  Camille  venait  de  le  blesser.  Ceux-ci  le  recon- 
nurent, et  il  entendit  le  plus  jeune  des  deux  qui  disait  à  l'autre  : 
—  Si  tu  m'avais  cru,  nous  aurions  suivi  cette  petite  sauvage.  J'au- 
îais  bien  voulu  l'apprivoiser. 

—  11  est  encore  temps,  répondit  l'autre;  puisque  ce  garçon  est 
remonté,  c'est  qu'il  ne  l'accompagne  pas  :  nous  la  rattraperons  dans 
le  vestibule.  La  folie  qui  est  avec  elle  nous  la  fera  reconnaître. 

Ils  se  disposèrent  aussitôt  à  prendre  le  chemin  de  l'escalier;  niais 
Théodore,  s' étant  fait  délivrer  les  objets  mis  au  vestiaire,  traversa 
le  corridor  et  arriva  sur  le  palier  au  moment  où  les  deux  jeunes 
gens  descendaient  les  premières  marches.  Se  voyant  rejoint  et  com- 
prenant que  le  retour  de  Théodore  allait  de  nouveau  mettre  obstacle 
à  son  dessein,  celui  qui  avait  eu  l'idée  de  poursuivre  Camille  dit 
en  désignant  l'artiste  chargé  de  manteaux  :  —  C'est  le  domestique. 

L'accent  railleur  qu'on  avait  donné  à  ce  mot  ne  pouvait  échapper 
à  Théodore,  déjà  mal  disposé;  aussi,  en  passant  auprès  des  deux 
jeunes  gens,  les  heurta-t-il  assez  vivement  sur  l'escalier  pour  que 
l'un  d'eux  fût  obligé  de  s'appuyer  au  mur.  Dans  le  mouvement  que 
celui-ci  fit  pour  se  retenir,  son  chapeau  roula  sur  une  marche.  11 
arrêta  par  le  bras  Théodore,  qui  continuait  sa  route,  et  lui  dit  avec 
hauteur  :  —  Vous  allez  ramasser  ce  chapeau  !  —  Je  ne  suis  pas  votre 
domestique,  répondit  Théodore  avec  une  hauteur  égale  en  se  déga- 
geant, par  un  geste  brusque;  mais  le  jeune  homme,  excité  par  cette 
réponse  et  aussi  par  l'attitude  provoquante  de  celui  qui  venait  de 
la  faire,  renouvela  son  injonction  en  des  termes  où  éclatait  une  hos- 
tilité déjà  mal  contenue.  Les  paroles  s'échangèrent  courtes,  rapides 
et  pressées,  suivant  la  marche  ordinaire  de  toute  querelle  dont  le 
motif  apparent  n'est  pas  la  cause  réelle.  Lorsqu'on  intervint  entre 
Théodore  et  son  adversaire,  il  était  trop  tard  pour  amener  un  dé- 
noûment  pacifique  à  leur  débat.  L'artiste  avait  été  au-devant  d'un 
geste  insultant  qui  l'avait  menacé,  et  quittait  la  partie  avec  la  po- 
sition d'offenseur.  Après  un  échange  de  cartes,  les  deux  hommes  se 
séparèrent.  L'adversaire  de  Théodore,  accompagné  de  son  ami,  re- 
monta dans  la  salle,  et  celui-ci  rejoignit  Camille,  qui  commençait 
à  s'inquiéter  de  son  absence,  bien  qu'elle  ne  pût  en  soupçonner  le 
motif.  L'artiste  se  justifia  d'ailleurs  en  l'attribuant  à  la  lenteur  avec 
laquelle  était  fait  le  service  du  vestiaire. 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  413 

Bien  que  le  temps  fût  resté  beau,  Théodore  proposa  de  prendre 
une  voiture  pour  s'en  retourner.  11  avait  hâte  d'être  chez  lui  et 
d'y  être  seul.  Quand  ils  arrivèrent  à  la  porte  de  Camille,  celle-ci 
lui  dit  :  —  Je  regrette  bien  de  vous  avoir  dérangé,  car  je  ne  crois 
pas  que  vous  vous  soyez  amusé  plus  que  moi  au  bal.  Surtout, 
ajouta-t-elle,  si  vous  voyez  M.  Bernier,  ne  lui  parlez  pas  de  cette 
escapade. 

—  Je  ne  lui  dirai  donc  pas  que  nous  nous  sommes  revus?  dit 
Théodore. 

—  Oh!  reprit  Camille,  ce  n'est  pas  à  cause  de  cela,  mais  seule- 
ment à  cause  de  la  circonstance  dans  laquelle  nous  nous  sommes 
retrouvés.  Il  m'avait  défendu  d'aller  au  bal.  C'est  un  homme  si  rai- 
sonnable! Nous  nous  reverrons,  acheva  Camille  en  serrant  familière- 
ment la  main  du  jeune  homme. 

—  Pas  demain,  interrompit-il  avec  vivacité;  j'aurai  une  journée 
très  occupée. 

—  Non,  pas  demain,  répliqua  Camille  en  songeant  à  la  visite  que 
Léon  lui  avait  promise,  je  ne  serai  moi-même  pas  libre,  mais  plus 
tard,...  ajoata-t-elle  avec  un  accent  de  tristesse. 

—  Eh  bien!  lui  dit  Théodore,  puisque  nous  demeurons  porte  à 
porte,  venez  me  voir,  et  nous  causerons  en  bons  voisins. 

—  C'est  que  cela  ne  sera  pas  bien  gai,  ce  que  je  vous  dirai,  fit 
Camille,  et  puis  je  ne  voudrais  pas  être  indiscrète. 

—  Toutes  les  fois  que  vous  apercevrez  un  petit  drapeau  bleu  à 
ma  fenêtre,  ce  sera  un  signe  que  vous  pourrez  monter. 

—  Un  drapeau  bleu?  répéta  Camille  comme  pour  se  rappeler. 

—  Oui,  reprit  Théodore,  c'est  le  pavillon  delà  flânerie. 

La  jeune  femme  avait  la  main  sur  le  marteau  de  sa  porte;  elle  le 
laissa  retomber  en  disant  :  —  Bonsoir,  mon  voisin. 

—  Bonsoir,  ma  voisine,  répondit  Théodore. 

Comme  il  rentrait  chez  lui,  cinq  heures  du  matin  sonnaient  aux 
horloges  d'alentour.  —  Récapitulons  le  total  de  ma  soirée,  dit-il 
après  avoir  allumé  sa  lampe.  Nous  disons  donc  que  j'ai  un  duel 
avec,  —  il  regarda  la  carte  qu'on  lui  avait  remise  en  échange  de  la 
sienne,  —  avec  M.  Ferdinand  d'Héricy,  jeune  homme  mal  élevé.  — 
L'idée  de  ce  duel  ne  fut  pas  sans  le  préoccuper  un  peu.  Étant  d'un 
caractère  ordinairement  doux  et  conciliant,  Théodore  n'avait  jamais 
eu  d'affaire,  et  commençait  à  s'étonner  de  s'en  trouver  une  sur  les 
bras,  surtout  lorsque  la  cause  en  était  étrangère  à  toute  passion,  et 
qu'il  n'éprouvait  plus  aucune  animosité  contre  son  futur  adversaire. 
—  Après  cela,  pensait  Théodore,  il  peut  arriver  tous  les  jours  qu'un 
malappris  vous  entraîne  involontairement  dans  une  querelle  d'où 
l'on  ne  sort  que  la  main  levée;  mais  si  je  n'étais  pas  allé  au  bal 


à\!l  REVLE    DES    DEUX    MONDES; 

masqué  cette  nuit,  je  n'aurais  pas  rencontré  ce  monsieur,  qui  n'au- 
rait pas  eu  l'occasion  d'être  impertinent  avec  ma  voisine.  —  Théo- 
dore fut  quelque  temps  avant  de  s'avouer  que  c'était  autant  la  cause 
de  Camille  qu'il  avait  défendue  que  la  sienne,  et  se  demanda,  pour 
conclure,  si  Francis  Bernier,  en  sa  qualité  d'homme  raisonnable,  eût 
agi  comme  lui  en  se  trouvant  dans  les  circonstances  qui  s'étaient 
produites  pendant  la  nuit.  Comme  il  s'était  mis  à  sa  fenêtre  pour 
voir  si  le  jour  allait  bientôt  paraître,  Théodore  entendit  une  fenêtre 
qui  s'ouvrait  aussi  dans  le  voisinage,  et  crut  y  apercevoir  une  forme 
vaille  qui  se  tenait  immobile.  Camille  ne  peut  pas  dormir,  pensa- 
t-il:  mais  ce  n'est  pas  à  cause  de  moi.  —  Et  il  fit  cette  réflexion  que, 
s'il  ne  dormait  pas  lui-même,  c'était  à  cause  de  Camille. 

\. 

Dès  que  le  jour  fut  levé,  Théodore  courut  chez  Francis  Bernier, 
qui  demeurait  dans  le  quartier  de  l'Observatoire;  il  le  trouva  dans 
son  atelier,  et  tout  prêt  à  se  mettre  au  travail.  Comme  il  lui  expri- 
mait son  étonnement,  Francis  répondit  :  —  J'ai  une  séance  de  por- 
trait, j'attends  un  officier  de  mes  amis  qui  part  pour  l'armée;  mais 
vous-même,  ajouta  Bernier,  également  surpris  de  la  présence  de 
Théodore,  vous  êtes  matinal  comme  un  garde  du  commerce. 

—  Je  viens  vous  raconter  une  histoire. 

—  Si  cela  vous  est  égal  et  ne  vous  dérange  pas  dans  votre  récit, 
reprit  Bernier  en  jetant  sur  les  épaules  de  Théodore  un  grand  man- 
teau rouge  de  spahi,  posez-moi  donc  cette  draperie,  j'y  travaillerai 
en  vous  écoutant,  et  ce  sera  toujours  cela  de  fait  quand  mon  mo- 
dèle arrivera. 

—  Vous  ne  perdez  pas  les  minutes,  fit  Théodore  en  riant  et  en 
prenant  la  pose  que  lui  indiquait  le  portrait  déjà  ébauché. 

—  Les  minutes  sont  la  monnaie  du  temps,  répondit  Francis,  en 
se  mettant  à  la  besogne.  Voyons  votre  histoire. 

—  Vous  qui  allez  dans  le  monde,  demanda  Théodore,  connais- 
sez-vous un  monsieur  Ferdinand  d'IIéricy? 

—  D'Héricy?...  J'ai  entendu  ce  nom-là,  dit  Bernier;  mais  je  ne 
connais  pas  la  personne  qui  le  porte.  Pourquoi  me  demandez-vous 
ce  renseignement? 

—  C'est  que  j'ai  un  duel  avec  ce  monsieur;  je  suis  venu  pour 
vous  demander  si  vous  vouliez  être  mon  témoin  et  si  vous  pouviez 
m'en  procurer  un  autre.  Voilà  mon  histoire.  Vous  voyez  qu'elle  n'est 
pas  longue,  acheva  Théodore. 

—  Vous  avez  un  duel!  fit  Bernier  en  déposant  sa  palette  et  ses 
brosses.  Et  à  quel  propos? 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  A15 

—  Une  querelle... 

—  Mon  ami,  dit  Francis,  vous  venez  me  demander  un  service  qui 
ne  se  demande  et  ne  s'accorde  pas  à  la  légère.  Puisque  je  suis  chargé 
de  vous  représenter  dans  cette  affaire,  quelle  qu'en  doive  être  l'is- 
sue, pacifique  et  j'y  tâcherai,  sérieuse  si  on  ne  peut  l'arranger,  il 
est  nécessaire  que  je  la  connaisse  dans  tous  ses  détails.  Recommen- 
cez donc  votre  histoire,  que  je  trouve  trop  courte. 

—  Eh  bien!  hier  soir,  reprit  Théodore,  j'ai  été  au  bal. 

—  Au  bal  masqué? 

—  Oui. 

—  A  quel  bal? 

—  A  l'Opéra. 

Francis  regarda  Théodore.  —  Hier  soir,  lui  dit-il,  je  vous  ai  quitté 
à  dix  heures  et  demie,  et  je  vous  ai  laissé  disposé  à  lire  un  roman 
qui  vous  intéressait  beaucoup;  vous  avez  bien  vite  changé  d'idée! 
Voyons,  Landry,  dites-moi  la  vérité.  Vous  êtes  allé  au  bal  masqué 
avec  votre  voisine,  qui  vous  a  demandé  de  l'accompagner,  ce  que 
moi  je  lui  avais  refusé. 

Théodore  comprit  qu'il  était  inutile  de  faire  à  Bernier  un  secret 
d'une  chose  qu'il  devait  trop  facilement  deviner;  il  répondit  affirma- 
tivement. 

—  Je  vous  ai  prévenu  des  étrangetés  de  Camille,  reprit  Francis, 
et  n'ai  point  d'ailleurs  à  m'occuper  des  intentions  que  vous  pouvez 
avoir  ta  son  égard,  surtout  maintenant  qu'elle  est  détachée  de  la 
personne  avec  laquelle  elle  vivait;  ce  qu'il  m'importe  de  connaître, 
c'est  le  rôle  que  votre  voisine  a  joué  dans  cette  querelle,  et  quel  en 
a  été  le  caractère.  Voyons,  rappelez-vous  les  faits. 

—  Le  rôle  de  ma  voisine  est  absolument  neutre,  répondit  Théo- 
dore; elle  ignore  même  ce  qui  s'est  passé  entre  moi  et  ce  monsieur 
d'Héricy,  que  je  ne  connaissais  pas,  et  qui  sans  doute  ne  m'avait  ja- 
mais vu.  Notre  querelle  a  été  le  fait  d'un  hasard  fâcheux,  le  choc 
involontaire  d'une  mauvaise  humeur  réciproque. 

—  Mais,  continua  Bernier,  cette  mauvaise  humeur  devait  avoir 
une  cause  :  voilà  ce  que  vous  ne  précisez  pas  et  ce  qu'il  faut  expli- 
quer. Si  futiles  que  soient  vos  griefs  communs,  ils  doivent  exister. 

Pressé  par  les  instances  de  son  ami,  Théodore  lui  raconta  une 
partie  de  la  scène  de  l'Opéra,  celle  qui  s'était  passée  sur  l'escalier. 
11  supprima  dans  les  détails  tous  ceux  qui  étaient  de  nature  à  faire 
supposer  à  Bernier  la  part  indirecte  que  Camille  pouvait  avoir  dans 
cette  querelle. 

Francis  parut  rassuré.  —  Si  les  choses  se  sont  passées  comme 
vous  me  les  racontez,  dit-il  à  Théodore,  tout  peut  s'arranger  à 
l'amiable.  Si  pressé  que  vous  fussiez  de  rejoindre  Camille,  vous  au- 


416  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

riez  pu  adresser  un  mot  d'excuse  à  M.  d'Héricy  quand  vous  avez 
manqué  de  le  renverser  dans  votre  course;  on  peut  être  brusque  et 
poli  à  la  fois.  Votre  tort,  c'est  de  n'avoir  été  que  brusque;  celui  de 
M.  d'Héricy,  c'est  d'avoir  manqué  de  mesure  dans  l'expression  de 
sa  contrariété.  Il  ne  s'agit  que  de  retirer  l'un  et  l'autre  des  paroles 
échappées  à  un  emportement  sans  cause,  et  si  on  m'envoie  des  té- 
moins concilians,  tout  en  ménageant  votre  dignité  et  celle  de  votre 
adversaire,  j'espère  que  nous  tomberons  d'accord  pour  que  cette 
affaire  n'aille  pas  plus  loin. 

—  Pas  plus  loin!  lit  Théodore;  elle  ira  au  moins  jusqu'à  Vin-, 
cennes. 

—  Quel  Cid  vous  êtes!  interrompit  Francis  en  riant;  mais  si  la 
partie  adverse  accepte  les  torts  et  vous  fait  des  excuses? 

—  Bien  que  je  ne  connaisse  pas  mon  adversaire,  répondit  Théo- 
dore, je  ne  lui  fais  pas  l'injure  de  supposer  qu'il  fasse  collection  de 
soufflets. 

—  Ah  !  lit  Dernier,  redevenu  très  grave. 

—  Je  ne  vous  l'avais  donc  pas  dit? 

—  Mon,  reprit  Francis,  qui  se  promenait  dans  son  atelier;  vous 
aviez  seulement  oublié  ce  petit  détail.  Au  reste,  il  simplifie  beau- 
coup la  situation.  Quel  qu'ait  pu  être  le  prologue  de  votre  querelle, 
que  vous  ayez  eu  tort  ou  raison,  le  dénoùment  qu'elle  a  eu  vous 
met  entièrement  aux  ordres  de  votre  adversaire.  Vous  savez  cela? 

—  C'est  élémentaire,  répondit  Théodore. 

—  Le  rôle  de  vos  témoins  est  donc  dégagé  de  tout  travail  diplo- 
matique. Ils  n'auront  qu'à  accepter  ce  qu'on  viendra  leur  proposer. 

—  Ils  accepteront. 

—  Avez-vous  quelques  élémens  d'escrime?  demanda  Bernier. 

—  J'ai  ferraillé  autrefois  à  l'atelier. 

—  Mauvaise  école,  dit  Francis.  Tirez-vous  le  pistolet  au  moins? 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Voyons. 

Et  Bernier,  prenant  un  petit  pistolet  de  salon,  le  mit  aux  mains  de 
Théodore,  qu'il  plaça  devant  une  plaque  de  tôle  scellée  sur  un  pan 
de  muraille  de  son  atelier.  Théodore  brûla  cinq  ou  six  amorces. 
Avant  qu'il  eût  pu  vérifier  la  précision  de  son  tir,  Francis  avait  ellacé 
sur  la  plaque  la  trace  de  ses  balles. 

—  Comment  est-ce?  demanda  Théodore. 

—  Comme  tout  le  monde,  répondit  Bernier,  dissimulant  son  in- 
quiétude. Maintenant  une  question,  Landry  :  êtes-vous  brave? 

—  Je  n'étais  pas  à  Austerlitz. 

—  J'aimerais  mieux  ne  pas  vous  voir  plaisanter.  Vous  aurez  à 
passer  un  moment  sérieux. 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  417 

—  Eh  bien  !  soyez  tranquille,  répliqua  Théodore;  je  serai  aussi  sé- 
rieux que  le  moment,  et  je  ne  fournirai  pas  aux  autres  l'occasion  de 

plaisanter. 

—  Je  n'en  doute  pas,  lui  dit  Francis  en  lui  serrant  la  main.  Votre 
aventure  est  déplorable;  ce  qui  importe  maintenant,  c'est  qu'elle  se 
dénoue  promptement. 

—  Aujourd'hui  même,  si  c'est  possible. 

—  Nous  tâcherons,  car  votre  adversaire  n'aura,  je  pense,  aucune 
raison  pour  faire  naître  des  lenteurs.  Le  marquis  de  Rions,  que  j  at- 
tends, ne  peut  tarder  à  venir.  Restez  ici,  je  suis  avec  lui  dans  des 
ternies  assez  intimes  pour  lui  présenter  un  ami  et  pour  le  prier  de 
vous  assister.  Si  bien  apparenté  que  puisse  être  votre  adversaire,  j»' 
doute  qu'il  se  présente  sur  le  terrain  mieux  accompagné  que  vous  ne 
le  serez,  ayant  M.  de  Rions  pour  second. 

Comme  Francis  achevait,  le  marquis  entra.  C'était  un  jeune  homme 
de  vingt-trois  ans,  qui  avait  préféré  l'existence  active  et  périlleuse 
des  camps  à  l'oisiveté  corruptrice  de  la  vie  parisienne.  Les  mœurs  de 
la  tente  n'avaient  point  altéré  en  lui  la  distinction  de  la  race,  et  ajou- 
taient à  sa  personne  une  sorte  d'élégance  virile  indiquant  l'homme 
d'épée  et  non  le  traîneur  de  sabre.  En  le  voyant,  on  devinait  le  gen- 
tilhomme qui  s'était  fait  soldat,  et  un  soldat  qui  était  resté  gentil- 
homme. 

Francis  lui  présenta  Théodore,  et  lui  expliqua  en  quelques  mots 
l'affaire  dans  laquelle  celui-ci  se  trouvait  engagé.  M.  de  Rions  se 
mit  avec  la  plus  grande  courtoisie  à  la  disposition  de  Théodore.  — 
Je  suis  à  vous  pour  toute  cette  journée  et  même  pour  celle  de  demain, 
au  cas  où  votre  affaire  ne  pourrait  pas  se  terminer  aujourd'hui,  dit 
le  marquis  au  jeune  artiste,  qui  sut  naturellement,  par  cette  intui- 
tion secrète  commune  aux  gens  intelligens,  dépouiller  ses  manières 
et  son  langage  de  tout  ce  qu'ils  auraient  pu  avoir  d'anormal  dans 
la  situation.  —  Alors,  interrompit  Francis  en  s' adressant  à  Théo- 
dore, vous  allez  retourner  chez  vous  pour  y  attendre  les  témoins  de 
M.  d'Héricy,  qui  viendront  sans  doute  dans  la  matinée,  et  vous  nous 
les  enverrez.  Si  ces  messieurs  ne  perdent  pas  de  temps  et  mettent 
une  bonne  volonté  que  nous  provoquerons  au  besoin,  tous  les  arran- 
gemens  pourront  être  pris  dans  une  courte  séance,  et  vous  pourrez 
vous  battre  dans  le  milieu  de  la  journée.  M.  de  Rions  et  moi  nous 
irons  vous  prendre. 

—  Mais,  interrompit  Théodore,  pour  éviter  tant  de  courses,  ne 
pourrais-je  revenir  ici  en  même  temps  que  les  témoins  de  M.  d'Héricy? 

—  On  voit  bien  que  vous  êtes  un  débutant,  dit  Francis  en  riant,  et 
que  vous  ignorez  les  traditions.  Sachez  donc,  mon  cher,  qu'aucune 
partie  intéressée  ne  doit  se  trouver,  en  pareil  cas,  dans  le  heu  ou 

27 

TOME   II. 


41S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ses  intérêts  se  discutent.  Restez  chez  vous,  encore  une  fois,  nous 
irons  vous  chercher  en  voiture.  Ce  sont  les  duels  qui  ont  fait  inven- 
ter les  fiacres,  et  maintenant  que  nous  sommes  seuls,  avouez  entre 
nous  que  vous  aimeriez  autant  n'avoir  pas  été  à  l'Opéra  hier? 

—  Dame  !  répondit  naïvement  Théodore,  ce  qui  m'arrive  est  si 
bête  aussi. 

—  Et,  si  vous  êtes  franc,  continua  Bernier,  ajoutez  qu'en  accom- 
pagnant Camille  au  bal,  votre  complaisance  était  un  jalon  planté 
pour  l'avenir. 

—  Là-dessus,  reprit  Théodore,  je  ne  puis  véritablement  pas  vous 
répondre,  en  ce  moment  surtout,  où  j'ai  dans  l'esprit  bien  d'autres 
préoccupations.  Adieu!  c'est-à-dire  au  revoir! 

Théodore  rentra  chez  lui.  A  huit  heures  et  demie,  il  reçut  la  visite 
des  deux  témoins  de  M.  d'Héricy.  Bien  qu'ils  parussent  appartenir  à 
une  classe  distinguée  de  la  société,  et  qu'ils  se  fussent  présentés 
avec  la  plus  grande  politesse,  l'intérieur  de  l'artiste  et  le  costume 
d'atelier  dans  lequel  leur  arrivée  l'avait  surpris  semblèrent  leur  in- 
spirer quelque  défiance.  L'un  d'eux  sortit  même  du  caractère  réservé 
que  lui  imposait  son  mandat,  et,  refusant  la  chaise  offerte  par  Théo- 
dore, il  lui  dit  assez  sèchement  :  — >  Nous  ne  sommes  pas  venus  ici, 
monsieur,  pour  entendre  des  explications,  mais  pour  vous  demander 
une  réparation  sérieuse,  c'est-à-dire  par  les  armes. 

—  Il  ne  s'agit  pas  d'explications,  monsieur,  répondit  Théodore; 
niais  je  demeure  au  sixième,  et  vous  auriez  pu  vous  asseoir  sans 
compromettre,  je  crois,  la  démarche  qui  me  vaut  l'honneur  de  vous 
recevoir.  La  seule  excuse  que  je  puisse  vous  adresser,  c'est  de  vous 
avoir  fait  monter  si  haut.  Quant  à  la  réparation  que  vous  venez  me 
demander,  mes  témoins  vous  affirmeront  comme  moi  que  c'est  la 
seule  qu'il  me  soit  permis  de  vous  offrir.  Avant  comme  après  votre 
visite,  j'avais  l'avantage  d'être  d'accord  avec  vous  sur  ce  point, 
acheva  Théodore  en  saluant  les  deux  témoins,  qui  lui  rendirent  son 
salut,  et  s'éloignèrent  après  avoir  reçu  les  deux  cartes  de  Francis 
Bernier  et  du  marquis  de  Rions. 

Resté  seul,  Théodore  se  mit  nettement  de  cœur  et  d'esprit  en  face 
de  la  situation.  —  Après  tout,  se  disait-il,  qu'est-ce  qu'un  duel?  Ln 
quart  d'heure  de  danger  précédé  de  quarts  d'heure  ennuyeux,  parce 
qu'en  menaçant  la  vie  d'un  homme,  ils  la  rendent  inquiète.  Comme 
pour  tàter  le  pouls  à  son  courage,  il  se  rappela  les  circonstances 
antérieures  où  il  avait  couru  volontairement  quelque  péril.  Un  jour, 
étant  en  Normandie,  chez  son  parrain,  il  s'était  élancé  armé  seule- 
ment d'un  bâton  au-devant  d'un  chien  qu'on  disait  enragé,  et  l'avait 
assommé  au  moment  où  il  se  jetait  sur  des  enfans  qui  sortaient  de 
l'école.  —  Eh  bien!  pensait  Théodore  en  retrouvant  ce  fait  dans  sa 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  41$ 

mémoire,  et  en  évoquant  les  impressions  qui  lui  étaient  restées,  je 
savais  que  cette  bête  avait  des  dents  dont  la  morsure  était  dange- 
reuse. Pourtant  je  n'ai  pas  eu  peur.  Aussi  je  n'ai  pas  été  mordu,  et  le 
maître  d'école  a  été  décoré.  . 

En  rassemblant  ainsi  dans  son  souvenir  les  actions  où  il  avait  lait 
preuve  de  quelque  sang-froid,  Théodore  se  rassura  sur  son  attitude 
pendant  ce  combat,  sans  doute  bien  inégal,  puisqu'il  était  presque 
étranger  à  l'une  et  à  l'autre  des  armes  qui  seraient  employées, 
et  qu'il  y  avait  des  chances  pour  qu'elles  fussent  au  contraire  1  une 
et  l'autre  familières  à  sa  partie  adverse.  11  s'habitua  peu  à  peu  à  ne 
considérer  son  duel  que  comme  un  dérangement  majeur  qui  suspen- 
dait pour  un  jour  ses  occupations  ordinaires.  Cependant  sa  pensée 
ne  pouvait  s'isoler  entièrement  de  la  situation,  et  il  subissait  l'in- 
fluence fiévreuse  qu'éprouve  tout  homme  qui  est  sur  le  point  d'aller 
risquer  sa  vie,  surtout  à  un  âge  où  la  vie  commence  à  peine,  sur- 
tout s'il  va  la  risquer  sans  but,  sans  intérêt,  sans  passion.  —  C'est 
trop  bête  tout  de  même,  disait  Théodore  en  regardant  un  vieux  fleu- 
ret accroché  au  mur  de  son  atelier  :  dire  que  je  vais  me  trouver  en 
face  de  cet  objet  pointu,  parce  que  j'ai  rencontré  hier  un  monsieur 
qui  ne  se  contentait  pas  d'avoir  trop  dîné,  et  qui  voulait  encore  aller 
souper...  Mon  Dieu!  que  c'est  bête! 

11  fut  troublé  dans  ces  réflexions  par  la  visite  du  marchand  de 
tableaux.  Bernard  venait  lui  demander  des  nouvelles  de  la  négocia- 
tion dont  il  l'avait  chargé  auprès  de  Francis  Bernier.  Théodore  n'a- 
vait pas  l'esprit  aux  détails  d'intérêt,  et  oublia  un  peu  le  plan  de 
conduite  que  son  ami  lui  avait  tracé  dans  le  cabinet  du  Cale-Anglais. 
Le  marchand  de  tableaux,  voulant,  comme  Bernier  l'avait  bien 
prévu,  se  ménager  la  petite  influence  de  Théodore,  laissa  voir  a 
celui-ci  qu'il  était  disposé  à  faire  quelque  acquisition.  Désignant  a 
l'artiste,  chez  lequel  il  venait  pour  la  première  fois,  une  petite  toile 
à  peu  près  terminée,  il  lui  en  offrit  un  prix  qui  s'éloignait  un  peu 
de  ses  anciens  chiffres,  à  la  condition  que  le  tableau  lui  serait  hvré 
le  lendemain  même.  11  voulait,  disait-il,  le  joindre  a  un  envoi  en 
province  qui  ne  pouvait  être  retardé  davantage. 

—  Je  ne  peux  m' engager  à  rien  pour  demain,  répondit  Théodore. 

—  Non-seulement  je  vous  paie  mieux  que  d'habitude,  mais  en- 
core je  vous  paierai  d'avance,  reprit  Bernard,  qui  avait  envie  du 
tableau.  En  vous  y  mettant  tout  de  suite,  comme  les  journées  com- 
mencent à  être  longues,  vous  pouvez  très  bien  avoir  fini  ce  soir. 
Tenez,  ajouta-t-il  en  déposant  cent  francs  sur  la  table  de  Ihéodore, 
voilà  quelque  chose  qui  vous  encouragera  à  travailler. 

—  Mon  cher  Bernard,  vous  tombez  mal,  lui  dit  Théodore.  Vous 
me  surprenez  en  m'offrant  de  l'argent  d'avance,  moi  je  vais  bien 
vous  surprendre  en  ne  l'acceptant  pas. 


fl'20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  marchand  lit  un  mouvement. 

—  Vous  voyez  comme  vous  êtes  surpris,  ajouta  Théodore  en  riant. 
Cependant,  si  vous  voulez  revenir  demain,  nous  pourrons  peut-être 
nous  arranger. 

—  Ah!  ah!  fit  le  marchand,  vous  abusez  de  ce  que  vous  n'avez 
point  besoin  d'argent  aujourd'hui,  et  vous  voulez  me  faire  revenir 
demain  pour  que  je  vous  paie  plus  cher.  Je  connais  cela.  Je  croyais 
pourtant  vous  offrir  une  bienvenue  convenable  en  vous  donnant  un 
prix  qui  n'est  pas  dans  mes  habitudes.  Entre  nous,  votre  tableau 
n'est  pas  ce  que  vous  avez  fait  de  mieux. 

—  Je  suis  bien  de  votre  avis,  reprit  Théodore;  mais  alors  pour- 
quoi donc  m'en  donnez-vous  un  prix  double  du  prix  des  autres? 

—  Parce  que  j'ai  le  placement  certain  de  celui-là,  et  que  je  n'é- 
tais pas  sûr  du  placement  des  autres,  répondit  Bernard.  Voyons, 
oui  ou  non,  puis-je  compter  sur  vous  pour  demain? 

—  Non,  répliqua  Théodore,  parce  que  moi-même  je  ne  puis  pas 
compter  sur  moi  ! 

—  Alors  adieu,  fit  le  marchand  en  prenant  sa  canne  et  son  cha- 
peau. 

—  Ne  me  dites  pas  adieu,  dites-moi  au  revoir;  j'aime  mieux  ça, 
dit  Théodore. 

—  Non,  c'est  bien  adieu,  répliqua  Bernard;  je  ne  reviendrai  plus. 
Pour  la  première  fois  que  je  monte  chez  vous,  vous  n'êtes  pas  assez 
gentil.  Songez  donc  que  vous  demeurez  au  sixième,  mon  cher. 

—  Mais,  dit  Théodore,  qui  voulait  en  tout  cas  se  réserver  l'avenir, 
si  je  vous  refuse,  c'est  que  je  ne  peux  pas  faire  autrement.  Je  me 
bats  en  duel  tantôt;  comprenez- vous? 

—  Farceur!  dit  le  marchand,  qui  avait  ouvert  la  porte  et  qui  sor- 
tit en  riant. 

Mais,  arrivé  au  bas  de  l'escalier,  il  parut  se  raviser.  —  Si  ce  que 
Landry  m'a  dit  était  vrai  pourtant!  pensa-t-il.  C'est  un  garçon  dont 
la  peinture  vaudra  de  l'argent  plus  tard.  S'il  était  tué,  elle  en  vau- 
drait tout  de  suite.  —  Bernard  parut  se  consulter.  —  J'ai  envie  de 
remonter  et  de  lui  offrir  deux  cents  francs.  Oui,  mais  si  on  ne  le 
tue  pas,  il  prendra  note  du  chiffre,  et  n'en  voudra  plus  accepter 
d'autre  à  l'avenir.  Non,  un  duel  d'artiste  a  le  danger  de  ne  pas  être 
assez  dangereux.  —  A  l'hôtel  des  ventes!  dit-il  à  son  cocher  en  mon- 
tant dans  la  voiture  qui  l'attendait  à  la  porte. 

Un  peu  après  la  sortie  du  marchand,  Théodore  était  descendu  lui- 
même  pour  aller  acheter  du  papier  à  lettre,  car,  avant  d'aller  sur  le 
terrain,  il  voulait,  en  cas  d'accident,  écrire  à  son  parrain.  Comme 
il  traversait  la  rue,  il  reconnut  le  jeune  homme  qu'il  avait  la  veille 
\  u  monter  en  voiture  avec  sa  voisine  :  il  entrait  dans  la  maison  de 
celle-ci.  —  Pauvre  tille  î  dit  Théodore,  elle  aussi  va  avoir  son  mau- 


LES    VACANCES   DE    CAMILLE.  421 

vais  quart  d'heure-,  —  car  il  savait  par  Camille  qu'elle  devait  ce 
matin  même  recevoir  les  derniers  adieux  de  son  amant. 

Rentré  chez  lui,  après  avoir  écrit  à  son  parrain  pour  le  remercier 
de  l'intérêt  qu'il  lui  avait  témoigné,  Théodore  eut  l'idée  d'écrire  à 
Camille,  en  se  donnant  pour  raison  que  cela  lui  ferait  toujours  pas- 
ser un  peu  de  temps.  Il  commença  donc  une  lettre  assez  étrange, 
bouffonne  dans  la  forme,  mélancolique  dans  le  fond,  comme  peut 
l'être  toute  lettre  qui  exprime  la  pensée  de  l'adieu  :  «  J'aurais  voulu, 
disait-il  en  terminant,  que  mon  petit  drapeau  bleu  pût  vous  rappe- 
ler quelquefois  que  vous  aviez  dans  votre  voisinage  un  petit  coin 
hospitalier  où  votre  tristesse  et  votre  sourire  eussent  été  les  bien 
accueillis  toujours.  » 

Comme  il  mettait  l'adresse,  il  entendit  frapper  à  sa  porte.  C'é- 
taient Francis  Bernier  et  le  marquis  de  Rions,  qui  venaient  le  cher- 
cher. 

—  Vous  vous  battez  à  trois  heures,  dit  Francis. 

—  Diable!  fit  Théodore,  il  n'est  que  midi.  Où  est  le  rendez-vous? 

—  Dans  les  bois  d'Aulnay,  répondit  Francis.  M.  de  Rions  y  con- 
naît un  charmant  endroit... 

—  Qui  m'a  été  très  favorable,  dit  le  marquis,  et  qui  vous  le  sera 
aussi,  je  l'espère. 

—  Le  bois  d'Aulnay!  fit  Théodore;  cela  se  trouve  très  bien  : 
j'avais  l'idée  d'aller  à  la  campagne,  seulement  je  ne  pensais  pas  y 
aller  armé. 

—  Ah  !  reprit  Bernier,  comme  votre  adversaire  en  avait  le  droit, 
il  a  choisi  l'épée. 

—  Un  conseil,  demanda  Théodore.  Comment  dois-je  m' habiller 
pour  cette  cérémonie? 

—  11  faut  toujours  s'habiller  convenablement,  et  surtout  pour 
aller  à  un  rendez-vous  d'honneur.  Le  costume  est  presque  une  forme 
de  politesse. 

—  C'est  la  nuit  passée  que  nous  aurions  dû  nous  faire  des  poli- 
tesses, murmura  Théodore,  et  s'étant  aperçu  que  le  regard  de  Ber- 
nier s'était  arrêté  sur  sa  lettre  adressée  à  Camille:  —  Dame!  ajouta- 
t-il,  je  vais  tantôt  mettre  le  pied  sur  une  planche  pourrie,  et  à  tout 
hasard  j'écris  à  ma  voisine  un  mot  d'adieu  que  je  vous  prierai  de  lui 
remettre,  s'il  y  a  lieu. 

—  Espérons  que  vous  ferez  votre  commission  vous-même,  répon- 
dit Bernier,  qui  refusa  de  prendre  connaissance  de  la  lettre,  bien  que 
Théodore  l'y  eût  invité. 

Au  moment  où  l'artiste,  qui  était  allé  s'habiller  dans  sa  chambre, 
rentrait  dans  son  atelier  et  se  mettait  à  la  disposition  de  ses  témoins, 
il  entendit  sur  le  bord  de  son  petit  balcon  le  gazouillement  des  oiseaux 


h'2'1  REM'E    DES    DEUX    MONDES. 

du  voisinage  c[ii'il  avait  coutume  d'inviter  chaque  matin  aux  reliefs 
de  son  repas  frugal;  l'heure  du  déjeuner  étant  arrivée  sans  que  le 
déjeuner  fût  arrivé  avec  l'heure,  toute  la  petite  bande  parasite  était 
en  émoi  sur  le  balcon,  pépiant,  sautant,  volant,  et  frappant  du  bec 
aux  vitres  pour  demander  pâture.  —  Mes  pensionnaires  que  j'ou- 
bliais! Ge  n'est  pas  leur  faute  si  je  n'ai  pas  faim  aujourd'hui,  dit 
Théodore,  qui  venait  d'ouvrir  sa  fenêtre  et  endettait  sur  son  balcon 
le  petit  pain  que  sa  femme  de  ménage  lui  axait  monté.  Je  vais  leur 
en  mettre  pour  demain;  on  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver,  conti- 
nua-t-il  en  partageant  tout  sou  pain  par  petits  morceaux;  puis,  fai- 
sant un  geste  vers  les  toits  où  tous  les  oiseaux  s'étaient  réfugiés  et 
le  regardaient  mettre  leur  couvert,  il  ajouta  :  Messieurs,  vous  êtes 
servis.  —  Dès  que  la  fenêtre  fut  fermée,  tous  les  convives  ailés  s'a- 
battirent sur  le  balcon. 

—  Vous  allez  déjeuner  avec  nous,  dit  Francis  à  Théodore. 

—  Non,  répondit-il,  la  préoccupation  du  dessert  m'ôterait  l'ap- 
pétit: je  ne  suis  pas  un  mousquetaire,  moi.  Seulement,  si  je  dine, 
je  dînerai  bien.  Allons-nous-en. 

Comme  on  était  arrivé  à  la  porte  de  la  maison,  où  attendait  un 
fiacre,  Théodore  dit  à  ses  témoins,  en  leur  désignant  le  numéro  :  — 
Si  j'étais  superstitieux  pourtant! 

—  Numéro  treize,  fit  Bernier;  nous  n'y  avons  pas  pris  garde. 
Voulez-vous  prendre  une  autre  voiture?  demanda-t-il  en  riant. 

—  P.ath  !  répondit  Théodore,  je  reconnais  cet  antique  carrosse;  il 
m'a  porté  bonheur  un  soir;  c'était  un  vendredi,  comme  aujourd'hui, 
dies  Vcncris.  En  route! 

XI. 

Si  fatiguée  qu'elle  fût  par  une  nuit  passée  en  dehors  de  ses  habi- 
tudes, Camille  n'axait  pu  trouver  le  sommeil  en  rentrant  du  bal,  et 
lorsque  Léon  vint  la  voir  à  midi,  elle  était  assoupie  depuis  une 
couple  d'heures  à  peine.  Lorsqu'il  était  entré  chez  sa  maîtresse, 
Léon  avait  éprouvé  une  singulière  impression  en  apercevant  le  do- 
mino et  le  costume  de  folie  qui  n'avaient  pas  encore  été  reportés 
chez  le  costumier.  —  Où  est  madame?  demanda-t-il  à  la  camériste, 
un  peu  embarrassée  en  voyant  qu'il  ne  quittait  pas  des  yeux  le  divan 
sur  lequel  étaient  posés  les  costumes. 

—  Madame  dort,  dit-elle. 

—  Vous  êtes  rentrées  tard  du  bal?  ajouta  Léon,  devinant  à  la  fa- 
tigue empreinte  sur  le  visage  de  la  camériste  qu'elle  avait  dû  accom- 
pagner sa  maîtresse. 

—  A  cinq  heures,  monsieur.  —  lit.  entraînée  par  les  souvenirs 


LES  VACANCES  DE  CAMILLE.  423 

de  sa  nuit  de  plaisir,  elle  ajouta  :  —  Ah  !  nous  nous  sommes  bien 
amusées  ! 

—  Déjà!  murmura  Léon  pendant  que  la  camériste  allait  prévenir 
Camille  de  son  arrivée.  C'est  bien  tôt!  ajouta-t-il  en  se  promenant 
à  grands  pas  dans  la  chambre.  Ah!  c'est  bien  tôt!  répétait-il  avec 
un  étonnement  presque  douloureux. 

Camille  sortit  de  sa  chambre  et  vint  à  lui  :  —  Qu'as-tu,  Léon? 
lui  dit-elle  en  lui  tendant  la  main,  tu  es  pâle. 

11  lui  montra  le  domino  sans  répondre  et  s'assit  sur  le  divan,  où 
elle  vint  prendre  place  auprès  de  lui  :  —  Oui,  dit  Camille,  j'ai  eu 
tort  d'aller  au  bal,  et  j'en  ai  été  bien  punie  par  l'ennui  et  le  dégoût 
que  j'en  ai  rapportés;  mais  que  veux-tu?  lorsque  tu  m'as  quittée 
hier  soir  et  que  je  me  suis  retrouvée  toute  seule  ici,  je  n'ai  pas  eu 
le  courage  d'y  rester.  J'ai  appris  par  hasard  que  c'était  la  mi-ca- 
rème,  et  qu'il  y  avait  un  bal  masqué,  c'est-à-dire  de  la  foule,  du 
bruit,  un  tumulte  où  je  pourrais  m'étourdir.  J'ai  demandé  à  Francis 
de  m'y  accompagner,  mais  il  n'a  pas  voulu. 

—  Et  malgré  cela  vous  y  êtes  allée  toute  seule...  Et  pendant  toute 
la  nuit  vous  êtes  restée  dans  cette  infecte  cohue,  exposée  à  toutes  ses 
brutalités,...  et  vous  vous  êtes  amusée...  Ah!  Camille,  Camille!... 

—  Qui  dit  que  je  me  suis  amusée?  demanda  celle-ci,  fâchée  et 
contente  à  la  fois  de  l'accent  un  peu  sévère  avec  lequel  lui  parlait 
Léon. 

—  Mais,  répliqua  le  jeune  homme  avec  vivacité,  si  vous  aviez 
éprouvé  de  l'ennui  et  du  dégoût,  seriez-vous  revenue  aussi  tard? 
Pardon,  pardon!  lui  dit-il  avec  une  certaine  douceur  froide,  j'ou- 
bliais... 

—  Quoi?  demanda  Camille  en  lui  prenant  les  mains,  et  voyant 
qu'il  faisait  un  mouvement  pour  les  retirer,  elle  ajouta  :  Achève! 
que  veux-tu  dire?  —  Puis,  comme  subitement  éclairée  sur  la  peu-'" 
que  cette  réticence  semblait  ouvrir,  elle  murmura  péniblement  :  Non, 
j'aime  mieux  que  tu  ne  dises  rien... 

—  11  faut  dire  ce  qui  est  à  dire,  reprit  Léon,  renouant  sa  pensée. 
J'oubliais  que  l'aveu  d'hier  au  soir  m'interdit  désormais  toute  inter- 
vention dans  vos  actes,  et  qu'en  obéissant  à  une  nécessité  qui 
m'oblige  à  séparer  ma  vie  de  la  vôtre,  j'ai  perdu  le  droit  du  blâme 
et  de  la  remontrance.  Conservez-moi  du  moins  celui  du  conseil,  et 
puissent  les  souvenirs  d'un  autre  temps  s'attacher  assez  à  mes  avis 
pour  que  vous  trouviez  encore  quelque  douceur  à  les  suivre  dans 
l'avenir! 

—  Oh!  fit  Camille  en  secouant  le  bras  du  jeune  homme  avec  une 
pétulance  fiévreuse,  ne  plaide  pas,  parle.  Sois  doux  et  bon,  comme 
tu  l'as  été  toujours...  Ne  me  dis  pas  vous,  cela  me  fait  autant  de 


h'ih  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mal  de  te  l'entendre  dire  que  cela  m'en  faisait  cette  nuit  d'être 
tutoyée  par  des  gens  que  je  ne  connaissais  pas...  Oui,  reprit-elle  en 
s'animant,  gronde-moi,  tu  as  raison.  J'ai  mal  fait  d'aller  au  bal, 
c'est  une  mauvaise  inspiration  que  j'ai  eue;  mais  l'heure  où  elle 
m'est  venue  était  bien  mauvaise  aussi,  tu  le  sais.  Gronde-moi,  mais 
de  ta  bonne  voix,  et  pas  comme  tout  à  l'heure:  que  les  derniers 
mots  de  toi  qui  me  resteront  dans  l'oreille  soient  de  bonnes  pa- 
roles. Ménage-moi,  je  souffre  bien,  tu  t'en  doutes,  n'est-ce  pas? 
J'ai  dormi  sur  un  oreiller  d'épines.  Tiens,  ma  tête,  comme  elle  est 
brûlante!  touche  un  peu.  —  Et,  prenant  une  des  mains  de  Léon, 
elle  l'appliqua  sur  son  front,  puis,  voyant  qu'il  semblait  s'alarmer, 
elle  s'empressa  d'ajouter  :  IV aie  pas  peur,  je  ne  serai  pas  malade,  et 
tu  ne  me  quitteras  pas,  comme  tu  m'as  connue,  avec  un  médecin  au 
pied  de  mon  lit.  11  est  bien  loin,  ce  temps-là,  bien  loin  derrière  moi! 

Et,  reportée  par  un  brusque  souvenir  vers  un  épisode  de  cette 
maladie  qui  avait  été  l'origine  de  son  amour,  elle  dit  à  Léon  :  —  Que 
feras-tu  des  cheveux  qu'on  m'a  coupés  et  que  je  t'ai  donnés  un  jour? 
Est-ce  que  tu  voudrais  me  les  rendre?...  Conserve-les.  Et  tes  let- 
tres, est-ce  que  tu  as  l'intention  de  me  les  redemander?  Non,  n'est-ce 
pas?  Puisqu'il  faut...  puisqu'il  faut  nous  quitter,  répéta-t-elle  comme 
si  ce  mot  avait  eu  de  la  peine  à  sortir  de  sa  bouche,  laisse-moi  de 
toi  tout  ce  que  tu  pourras  me  laisser;  qu'il  me  reste  au  moins  les 
preuves  que  j'ai  été  heureuse  aussi  en  mon  temps,  et  que  ces  quatre 
années-là  n'ont  pas  été  un  rêve!  Te  rappelles-tu  qu'il  y  a  trois  mois, 
le  soir  où  tu  es  venu  m'annoncer  ton  départ  pour  la  campagne, 
nous  avons  parlé  de  ce  qui  arrive  aujourd'hui? 

Le  souvenir  de  cette  conversation  causa  à  Léon  une  sorte  d'em- 
barras; mais  Camille  vint  elle-même  l'absoudre  du  silence  qu'il  avait 
gardé  à  cette  époque.  —  Je  te  disais,  je  crois,  reprit-elle,  qu'il  n'y 
avait  que  ton  mariage  qui  pût  nous  séparer,  et  je  te  demandais  à 
en  être  prévenue  d'avance.  Peut-être  te  doutais-tu  déjà  un  peu  de 
quelque  chose  :  eh  bien!  je  ne  t'en  veux  pas  d'avoir  oublié  ce  que  je 
t'avais  demandé;  j'y  aurai  toujours  gagné  quelques  mois,  et  mon 
hiver  aura  été  moins  triste  que  si  je  l'avais  passé  au  coin  de  mon 
feu  avec  la  pensée  de  ton  abandon.  Voici  le  printemps  qui  approche, 
les  jours  seront  moins  courts  et  plus  beaux;  je  ne  serai  pas  obligée 
de  rester  chez  moi,  j'irai  courir  à  droite,  à  gauche.  Peut-être  que 
j'essaierai  de  travailler,  —  à  quoi?  je  n'en  sais  rien;  je  suis  bien  pa- 
resseuse d'ailleurs.  Je  n'étais  guère  bonne  qu'à  être  heureuse,  et 
c'est  toi  qui  m'avais  trouvé  mon  état.  11  faudra  pourtant  bien  en 
imaginer  un  autre  pour  l'avenir. 

—  Mon  amie,  dit  Léon  en  la  faisant  asseoir  auprès  de  lui,  c'est 
précisément  de  cet  avenir  que  je  voudrais  causer  avec  toi.  Si  pé- 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  'l25 


bible  que  soit  cet  entretien,  il  est  nécessaire  de  l'aborder  aujour- 
d'hui que  nous  allons  suivre  chacun  une  route  opposée    Comme 
tant  d'autres,  notre  liaison  n'a  pas  été  une  de  ces  ««^ 
sa-ères  dont  la  rupture  facile  n'est  qu'un  déplacement  d  habitudes 
Nols  obérons  à  L  nécessité  prévue;  mais  aucune cloute   mem 
la  nôtre,  ne  pourrait  supprimer  un  passé  qui  aura  été >la meiueure 
époque  de  notre  existence.  C'est  en  souvenir  de  cette  affection  c  est 
au  nom  de  ce  passé  que  j'ai  le  droit  de  ^™**£n7ZZul 
de  connaître  tes  projets.  Que  vas-tu  faire,  mon  enfant?  Beaucoup 
souffrir  d'abord,  et  souffrir  moins  ensuite   -  Camil\^™U   .^e 
terrompre;  mais  Léon  fit  un  geste  et  contmua  :  -  La   se  ta re  e 
temps,  lui  dit-il  avec  un  accent  convaincu  qui  pouvait  révéler  que 
lui-même  avait  pu  expérimenter  déjà  l'efficacité  du  remède    Tu 
oulYriras  donc,  eUu  rechercheras  hors  de  ton  isolement  des  dis    ac- 
tions à  ta  souffrance;  mais  quelles  distractions,  et  ou  les  ^ 
tu'  Égoïste  et  jaloux,  j'ai  pendant  quatre  ans  renfermé  mon  bonta.  m 
danS  intimité  ouverte  seulement  à  quelques  affectons  jou- 
taient un  charme  de  plus  à  la  nôtre  sans  en  troubler  la  tianquillite. 
«ces  quatre  innées,  tu  as  ignoré  la  vie  et  ses >*— *J» 
monde  et  ses  habitudes.  Tant  que  j'aurais  vécu  avec  t    ,  je ^         •  J 
maintenue  dans  cette  ignorance  :  il  est  toujours  périlleux ^dévedler 
dans  une  femme  les  instincts  de  curiosité.  Tu  vas  donc  leste   seule 
avec  une  dangereuse  inexpérience.  Comme  un  voyageu,   en   pays 
nouveau,  tu  demanderas  ton.chemin,  et  .1  ne  manquera  pas     e 
gens  qui  essaieront  de  t'égarer-.  mais  moi  qui  sais  ce  4°»*  «T* 
jge  puis  du  moins  par  le  conseil  te  mettre  en  garde  con    e e -dan 
le  s  de  ta  situation  nouvelle.  Je  te  connais  as.,/  pour  savon  que  tu 
Sauras  jamais  l'initiative  de  ce  qui  est  mal;  mais  tu  es  iaci  te  ,  1  en- 
raînement,  docile  au  caprice  du  moment,  et  tu  t  y  abandon,,,  sans 
feuler  le  'résultat  qu'il  peut  avoir.  Ton  ennemi  le  p  us  a  cramdr 
c'est  l'ennui.  Au  lieu  de  le  combattre,  tu  essaies  de  lu    échappe 
;i   1    première  issue,  sans  prévoir  où  elle  peut  conduire    Ce  qm 
m'inauète  surtout,  c'est  ton  étourdene.  Tu  pourrais  portei   une 
g  3e  dans  ton  écusson,  dit  Léon,  jetant  i***^"^ 
santerie  au  milieu  de  ses  paroles,  comme  s  .1  eut  voulu  rappeler* 
Se  qui  tes  écoutait  les  entretiens  familiers  d'un  autre  temps.  Le, 
occasions  de  nouer  des  relations  nouvelles  seront  fréquentes;  tu  les 
cTeXas  p°aur  échapper  à  la  solitude,  et  à  ton  insu  *  te  trou- 
veras entraînée  dans  un  inonde  dont  je  t'ai  soigneusement  ecaitee 
sachan   q'"il  est  des  fréquentations  contagieuses  et  des  exemple 
pernicieux  qui  finissent  toujours  par  avoir  raison  des  répugnances 

'"l^utquSques  instans  de  silence,  au  bout  desquels  Léon  reprit 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


avec  une  sorte  d'hésitation  pénible  :  -Tu  es  jeune    famillp    V  ■ 
eu  J'en  suis  certain,  la  meilleure  part  éelT^n^tou^ 

î^Ur^r même  e- se  ^^  «  «£  ^ 

1  écarta  doucement  et  continua  :  _  La  question  est  délicate  et 

voÏaS^rf;  ^  Uy  faDt  t0Uch-  ^P«to  et  C  ! 
voir  dans  1  mtéret  de  ton  avenir,  qui  reste  mon  plus  cher  souc     II 

p^ste  dans  ta  nature  un  besoin  d'ailéction  qui  ne  pourra  èreCOn 

tenu  et  cherchera  toujours  à  s'épancher.  Eh  bien    si  luZeZe 

a}  a"    vécu  dans  la  lutte,  succombent  à  l'épuisement    mà^  Dieu 

ss  s;  sv: fu- pas  du  nombre- îu  p=  ='^ 

rZ™,  P    •  '         "  amieraS'  Je  le  souhaite'  car,  une  fois  ton 

Su  da^slrZ  riment  ï ri6UX' ta  We  -—M-ra  de  not 

Té  illetes   listi,      "  n°UVelle'  6t  tU  »'aurasPas  à  redouter  les 

nsôlement.  °U  *"""*  "*■*»  Ia  tHstesse'  ^^  « 

ble" eïetTnnn  *'  "^  de  Lé0n  COmme  line  chose  ^vita. 
me  elle  savait  qu  il  amenait  entre  eux  une  séparation  des  personnes 

"de  :  ■  ffïïrî  prs  à  la  pensée  que  ce"e  "**»  p=£ 

au  delà  Lile  s  attendait  presque  à  entendre  Léon  lui  imposer  en  la 

2u££  ïïfft  fidélUé'  -1— t  ^  «  -venir  ma! 
mte  à  oute's  se  V  '"^  aVeC  j°ie'  av6C  Joie  eIle  se  f«t  sou- 

a'érées   cai  dans^T8'  *  "?*?*  *  ^"^  «*  CU*Sentété  les  Plu* 
exagérées,  cai  dans  cette  exagération  elle  aurait  vu  la  preuve  nue 

parSléTidJTî  Vf  empl0^r'  ne  P™™it-elle  voir  dans  ses 
SZa]ï  qUdIeS  ^"naient.  La  raison,  si  ingénieuse 
qu  e  le  soit,  auia  toujours  tort  en  face  de  la  passion,  qui  éprouve  et 

d  JTzr-  (;a,,iiiieJftait  **-*  p-  des  suppoïïiirXm 

t s  rzâ^T dr  ait,qu'elIe ne  p°uvait  ■*«*»  «» 

aie    ,!-  v  TreÛS  de  Lé0n  lui  semblaient  être  une  bru- 

tale p.  ovation  a  l'oubli;  elle  ne  les  pouvait  croire  dictés  nar  ,    e 
^e  prévoyante  ayant  le  souci  de  son  bonheur  futur eh   %™t 
tôt  1  indifierence  d  un  homme  égoïste.  Aussi  fut-ce  avec  une  amer 
tume  un  peu  ironique  qu'elle  lui  répondit  •       ÏÏTLT 
*««  douves  à  me  dire  au  moment  de  m    qmite7?  Car   si   e" vT* 

pant  avec  vivacité  la  poitrine  à  l'endroit  du  cœur.  Allons!  fit-elle  en 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  ft27 

se  promenant  dans  sa  chambre,  s'asseyant  et  se  levant,  s'arrètant 
et  marchant,  touchant  à  tous  les  objets  qui  se  trouvaient  so u  sa 
main  comme  pour  mettre  au  dehors,  par.ses  ""f^****" 
qui  était  en  elle.  Allons,  la  succession  est  <?««*****£*£ 
se  rapprochant  de  Léon,  ne  vas-tu  pas  aussi  me  désigne!  les  heu 

'"Léon,  connaissant  le  caractère  de  Camille,  <«j^*^£ 
sortie  un  peu  vive  qu'avaient  provoquée  ses  paioks Can «Ue  ne 
pouvait  en  effet  commander  à  ses  impressions,  et  les  exp  mait 
av  un  étrange  mouvement  d'idées  et  une  singulière  variété  d  nna- 
"e  II  ava  "habitude  de  la  laisser  dire,  sachant  bien  que  ces  «* 
po rtemens  seraient  suivis  d'un  retour  à  un  langage  plus  modère.  Les 
KonTordinairement  les  plus  calmes  sont  que JP^«£PJ 
troublées,  mais  accidentées  par  des  discussions  futdes,  donti  unique 
prétexte  est  un  besoin  vague  de  rompre  1  uniformité  d  un  bonnuu 

!^  &■  «P-S-  sanS  CaUSe'  qUi  "  TSÏure 
ne  dues  pour  l'amour,  se  produisaient  assez  souvent  entie  L  on  et 

Can  iïe   Celle-ci  avait  le  défaut  de  ne  pas  supporter  la  contraction 
et  H    Mtu  1   d'y  être  elle-même  fort  encline.  Dans  ces  circonstances, 
lion  necrÏÏgiit  pas  d'exciter  un  peu  Camille,  dont    humeur  vive 
commençait  au  moindre  choc  à  fermenter  comme  une  liqueur  qu  on 
remue   Une  seule  fois  entre  eux  la  discussion  était  sortie  des  limites 
ré  enees  où  un  commun  accord  la  renfermait  de  coutume    L  on- 
L  ne  d    ra  querelle  était  des  plus  futiles.  Camille  avaitvu  dans ^e 
boutique  de  petits  animaux  sculptés  destinés  à  servir  de  porte-allu- 
m *teîe 'avait  prié  Léon  de  lui  eu  acheter  un  pour  mettre  sur  sa 
£££  Elle  aïait  paru  préférer  un  chien.  Léon  e  hm  emam  lui 
en  apporta  un.  L'animal  figurait  un  vendangeur,  et  portait  sui  Le 
dos  Te  l^etite  hotte.  En  appuyant  sur  le  socle,  on  ta^ 
un  soufflet  extérieur  dont  le  bru,,  simulait  un  aboiemen t.  Ita  «« 
riant  Léon    Camille  lui  avait  fait  remarquer  cependant  que  c  .  tait 
un  s  n'e  e't  non  un  caniche  qu'elle  lui  avait  demandé    Léon  avait 
^rTche  Issez  vivement  à  la  jeune  femme  son  défaut  de  mémoire 
eUe  riposte  en  riposte  ils  étaient  arrives  tous  c leux  a  c  e  tte  pé   ode 
inquiétante  d'une  querelle  où  personne  ne  veut  avo      o^ A    e 1      ,  ne 
trouvant  pas  dans  le  grief  qui  en  est  l'origine  ***£**£££ 
la  prolonger,  chacun  à  son  tour  introduit  des  griefs  m  aginaiies 
Léo'n  avait  quitté  la  place  au  moment  où  il  sentait  la  *y* 
Camille,  lorsqu'elle  s'était  trouvée  toute  seule    se.  i  eta  t  pnse  a 
l'objet  inanimé  qui  avait  été  le  point  de  départ  du  débat^t  dans 
sa  fureur  mutine  elle  avait  lancé  le  chien  à  terre,  si  violemment  que 
a     te  é  ait  restée  séparée  du  col.  Lorsque  Léon,  qui  ne  voulait  pas 
la  qu  tter  sur  une  mauvaise  impression,  était  remonté  chez  elle  cmq 


^'2S  REVUE    DES    DEUX    MOPiDES. 

minutes  après,  il  l'avait  trouvée  assise  tristement  au  coin  de  sa  che- 
minée, essayant  de  raccommoder  le  chien,  qu'il  lui  retira  d'entre  les 
mains    tout  mouillé  de  larmes.  On  s'était  réconcilié  bien  vite   et  à 
partir  de  ce  jour  ils  avaient  pris  un  singulier  engagement,  cmi'était 
scrupuleusement  tenu.  Le  chien,  qui  avait  été  raccommodé,  et  qu'on 
avait  baptisé  Fidèle,  devait,  en  souvenir  de  la  première  querelle  sé- 
rieuse dont  il  avait  été  l'objet,  avoir  la  présidence  de  toutes  les  que- 
lles ratures  qui  pourraient  s'élever  entre  les  deux  amans-  ceux-ci 
avaient  juré  d'interrompre  toute  discussion  commencée,  quel  qu'en 
ut  le  motif,  et  de  s  embrasser  aussitôt  que  l'un  d'eux,  appuyant  sur 
e  socle  qui  supportait  Fidèle,  lui  ferait  aboyer  un  ouos  ego  pacifica- 
teu  .  Grâce  à  cet  ingénieux  moyen,  les  querelles  ne  pouvaient  jamais 

irn"gUe,       6!  m  Une  P°rtée  Sérieuse'  car  au  Premier  mot 
un  peu  Ml  la  réplique  était  coupée  par  un  aboiement  de  Fidèle 

*o,™U7IU'llS-  aV?Qt  été  à  la  camP««ne,  et  que  Camille  était 
sous  une  impression  de  contrariété  causée  par  un  accident  de  voyage 
elle  avait  commencé  une  petite  discussion  qui  n'eut  pas  le  temps  dé 
e  prolonger,  car  elle  fut  interrompue  par  le  roquet  d'une  bonne 
femme,  qui  passait  dans  le  bois.  En  voyant  l'animal  s'arrêter  devin, 

elle  en  jappant   Camille  s'était  aussitôt  jetée  en  riant  dans  les  bras  de 
Léon,  a  1(l  scaQdale  de  k  bonne  femm  ^ 

le  bois  était  vert,  que  Camille  était  belle  et  que  Léon  était  jeune  - 

,mee  ,nf    f  aVaU        Ce!Ui~d'  qUand  I10US  Viendr011s  a  Ia  ^n.pagne 
une  autre  fois,  par  prudence,  nous  emmènerons  Fidèle 

nJvZ  Ies,circonstances  bien  différentes  où,  sous  l'impression  de 
paroles  mal  comprises,  éclatait  l'irritation  de  Camille  Léon  eut 
dée  de  la  ramener  vers  un  ordre  d'idées  plus  calmes  en  employant 
le  moyen  ordinaire.  Il  s'approcha  de  la  cheminée  sans  qu'elle  y  m, 
garde  appuya  la  main  sur  le  soufflet  du  chien,  et  Fidèle  lit  entendre 
son ^aboiement.  Camille  se  promenait  alors  avec  agitation.  Le  re- 

aSstôt  ouhf  \\  SeS  Iè-reS;  C,°nfUS'  Vi0lent'  ^  EUe  s'arrêta 
aussitôt,  oubliant  la  gravité  de  la  situation,  et  ne  se  rappelant  plus 
que  les  souvem     et  le§  habitudes  du  ratticLent  à  ce 

bruit  familier,  elle  obéit  à  la  voix  du  chien,  et  voyant  Léon  debout 
devant  elle  qui  lui  tendait  les  bras,  elle  s'y  jeta  en  pleurant.  -Al  ! 
h  -die  cependant,  ce  n'est  pas  une  querelle  cela,  mon  ami,  et  ce  bon' 
Fidèle   qui  a  été  muet  si  longtemps,  n'aboiera  plus.  Je  t'en  prie 

àJrhle"elc'estetreVT  1StPlUS  SU1"  l6-SUJet  C'Ue  tU  avais  ■****£ 
a  1  heure  .  c  est  trop  triste  pour  moi,  trop  triste  pour  tous  deux 

reprit-elle  ensuite;  ne  regardons  pas  dans  l'avenir ^Z  fit  Gammé 

en  se  reprenant,  tu  le  peux  du  moins,  car,  en  me  quit'tant,  tu 

le   Lé'  n       'S  T'  ]  aVemi'  I"'incluiète,  parce  que  c'est  l'inconnu. 
Ici  Léon  croyait  avoir  à  redoubler  de  précautions,  car  il  avait  à 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE. 


42î> 


faire  à  Camille  une  de  ces  propositions  qui  pouvait  encore  faire 
naître  une  méprise.  —  Écoute-moi,  Camille,  écoute-moi  bien,  lui 
dit-il,  nos  pensées  ont  été  communes  toujours.  Toi-même  tu  avoues 
que  l'inconnu  t'inquiète.  J'ai  donc  le  droit  de  partager  cette  inquié- 
tude, et  j'ai  dû,  tu  le  penses  bien,  me  préoccuper  de  les  amoindrir, 
—  dans  une  certaine  mesure  et  pour  un  certain  temps,  ajouta-t-il, 
comme  un  homme  qui,  ayant  à  dire  quelque  chose  de  difficile  à  faire 
écouter,  lance  en  avant-garde  les  paroles  insignifiantes  qui  doivent 
préparer  le  mot  décisif.  Tout  le  temps  que  tu  as  vécu  avec  moi,  tu 
n'as  eu  d'autre  état  que  d'être  heureuse;  toi-même,  tu  me  l'as  dit 
tout  à  l'heure,  tu  es  restée  étrangère  à  toute  préoccupation  qui  n'é- 
tait pas  ton  bonheur  ou  qui  ne  s'y  rattachait  pas.  Ce  n'est  pas  un 
reproche,  mon  enfant,  entends-moi  bien,  et  si  c'en  était  un,  je  de- 
vrais en  prendre  la  moitié,  puisqu'en  nf  efforçant  de  rendre  ta  vie 
facile  et  de  l'isoler  clans  un  seul  sentiment,  je  satisfaisais  l'égoïsme 
de  mon  amour.  Si  modeste  cependant  qu'ait  été  cette  existence,  où 
le  luxe,  les  plaisirs  et  toutes  les  habitudes  coûteuses  étaient  incon- 
nus, tu  ne  pourras  pas  la  continuer.  Aimer,  c'est  vivre,  mais  ce  n'est 
pas  la  vie.  La  vie  a  ses  nécessités  vulgaires,  mais  impérieuses.  Tu 
n'avais  pas  besoin  d'y  songer,  et  j'y  ai  songé  pour  toi  autrefois.  Ne 
veux-tu  pas  me  permettre  d'y  songer  encore?  acheva- t-il  en  lui  ten- 
dant la  main. 
Elle  lui  tendit  la  sienne  :  —  Je  te  comprends,  dit-elle,  l'argent!... 

—  Non  pas  l'argent,  reprit  Léon,  mais  l'air,  le  feu,  le  pain,  le 
toit,  les  premiers  élémens  de  l'existence  pour  tous  les  êtres,  le  bien 
le  plus  précieux  pour  une  femme,  l'indépendance.  Songe  à  cela,  Ca- 
mille, et  si  tu  n'y  voulais  pas  penser  aujourd'hui,  il  faudrait  bien  y 
penser  demain.  Tu  n'as  aucune  profession,  aucun  talent  qui  puisse 
te  fournir  des  ressources  suffisantes. 

—  Quand  je  t'ai  connu,  je  vivais,  interrompit  doucement  Ca- 
mille. 

—  Quand  tu  m'as  connu,  répondit-il,  tu  avais  l'habitude  du  tra- 
vail, et  je  te  l'ai  fait  perdre. 

—  S'il  le  faut  cependant,  interrompit  Camille. 

—  11  ne  le  faut  pas  absolument,  reprit  Léon,  car  moi  vivant  je  ne 
veux  pas  que  tu  saches  ce  que  c'est  que  la  misère,  et  par  quel  che- 
min s'en  éloigne  une  femme  quand  elle  l'a  connue.  Je  veux  que  tu 
restes  en  tout  temps  libre  et  maîtresse  de  toi-même,  sous  la  seule  dé- 
pendance de  tes  goûts  et  de  tes  sympathies.  J'ai  donc  pris  des  dis- 
positions qui  t'assurent  une  certitude  d'existence.  Je  ne  t'impose 
rien,  Camille,  et  ne  te  fais  pas  de  conditions.  J'ajoute  seulement  un 
conseil  :  efforce-toi  de  t' attacher  à  une  occupation.  Si  elle  est  pro- 
ductive, elle  pourra  ajouter  à  tes  ressources.  Si  même  elle  ne  devait 


430  RE  VIE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  l'être  dans  les  commencemens,  elle  suffirait  pour  te  fournir  des 
distractions  utiles  et  t'éloigner  de  celles  qui  ne  le  sont  pas. 

—  Mais  que  pourrais-je  faire?  demanda  Camille. 

—  Consulte  tes  goûts  et  choisis  le  travail  qui  pourra  le  mieux  te 
convenir.  Le  retour  quotidien  d'un  labeur  quelconque  est  une  pré- 
occupation saine  pour  l'esprit.  Si  je  t'engage  à  cesser  d'être  oisive, 
c'est  que  je  sais  quels  sont  pour  une  femme  les  dangers  de  l'oisiveté, 
et  que  je  voudrais  que  la  Camille  de  l'avenir  pût  se  reconnaître  en 
regardant  la  Camille  du  passé.  Pour  dernier  conseil,  acheva  Léon, 
évite  la  société  des  femmes. 

Une  réaction  s'était  opérée  dans  l'esprit  de  Camille,  qui  était  de- 
venue peu  à  peu  accessible  au  raisonnement.  Elle  demanda  à  Léon 
de  lui  tracer  le  plan  de  sa  conduite.  —  En  faisant  ce  que  tu  me  diras 
de  faire,  disait-elle,  je  serai  encore  avec  toi.  Tes  conseils  resteront 
dans  ma  vie  comme  une  empreinte  visible  de  toi-même,  et  il  nie  sem- 
blera que  je  marche  dans  tes  pas. 

Elle  voulait  qu'il  lui  fit  un  programme  qui  réglât  l'emploi  de  ses 
jours  et  de  ses  heures.  Comme  le  feu,  qui  s'empare  de  tout  élément 
nouveau  qu'on  lui  jette,  son  esprit  s'emparait  avec  rapidité  de 
toute  idée  nouvelle.  Cette  rupture  était  une  douleur  sans  doute, 
mais  aussi  c'était  un  changement.  Elle  entrait  déjà  pour  ainsi  dire 
en  imagination  dans  cette  nouvelle  existence  qui  devait  amener 
beaucoup  de  réformes  dans  sa  manière  de  vivre  ordinaire,  car 
la  petite  rente  que  Léon  voulait  lui  constituer  en  la  quittant,  et 
qu'elle  devait  recevoir  par  quartiers  chez  un  notaire,  restait  bien 
au-dessous  du  chiffre  de  ses  dépenses  annuelles.  Camille  demeura 
très  étonnée  en  apprenant  que  son  budget  avait  toujours  atteint 
quatre  mille  francs.  Cependant  elle  ne  possédait  aucun  objet  de  va- 
leur. Son  écrin  se  composait  d'une  paire  de  boucles  d'oreilles  et 
d'un  bracelet  qui  était  un  objet  d'art  bien  plus  qu'un  bijou.  Léon 
lui  ayant  donné  une  montre,  elle  l'avait  perdue,  dans  la  crainte  de 
la  casser,  lui  avait-elle  dit  pour  excuse.  Elle  avait  plutôt  des  in- 
stincts d'élégance  que  des  instincts  de  coquetterie,  et  s'habillait  avec 
une  grande  simplicité;  mais  si  elle  n'avait  ni  le  goût  du  luxe,  ni  celui 
des  plaisirs,  elle  possédait  le  génie  du  désordre  et  un  penchant  très 
vif  à  satisfaire  les  mille  petites  fantaisies  qui  dans  une  promenade 
peuvent  exciter  la  convoitise  d'une  femme.  Aussi  ses  armoires  étaient- 
elles  encombrées  d'une  multitude  d'objets  dont  la  seule  utilité  avait 
été  d'exciter  un  instant  son  désir.  Léon  s'était  toujours  montré  fort 
indulgent  pour  ses  instincts  de  prodigalité,  mais  en  ce  moment  il 
prouva  à  Camille  qu'elle  pourrait,  en  les  restreignant  dans  une  li- 
mite plus  raisonnable,  réaliser  de  grandes  économies.  Elle  lui  fit  à 
ce  propos  toute  sorte  de  promesses.  Elle  voulait  quitter  son  loge- 


LES    VACAIXCES    DE    CAMILLE.  431 

ment,  vendre  une  partie  de  ses  meubles,  et  renvoyer  sa  camériste. 
—  Qu'est-ce  qu'il  me  faut?  disait-elle.  Une  petite  chambre,  dont  le 
mur  sera  assez  grand  pour  que  je  puisse  y  suspendre  ton  portrait, 
avec  une  petite  fenêtre  où  je  mettrai  des  fleurs.  Je  renoncerai  à  la 
toilette.  Je  porterai  de  l'indienne  l'été  et  du  mérinos  l'hiver.  Tu  ver- 
ras quand  tu  viendras  chez  moi  comme  cela  sera  gentil. 

Camille  s'aperçut  que  Léon  avait  détourné  la  tète  comme  un 
homme  qui  ne  veut  pas  répondre.  Elle  reprit  aussitôt  :  •—  Je  veux 
dire  que  si  par  hasard  tu  passais  dans  mon  quartier,  et  qu'il  te 
prît  la  fantaisie  de  voir  comment  j'ai  arrangé  ma  vie,  tu  ne  serais 
pas  trop  mécontent. 

Dans  l'arrangement  de  cette  vie,  Léon  avait  remarqué  qu'il  n'était 
pas  question  de  travail;  il  en  fit  l'observation  à  Camille.  —  Mais  que 
feras-tu  chez  toi  toute  seule?  lui  demanda-t-il.  Tu  t'ennuieras. 

—  Je  me  mettrai  à  la  fenêtre,  et  je  regarderai  les  passans  ou  les 
voisins,  répondit-elle  avec  une  franchise  qui  amena  un  sourire  sur 
les  lèvres  de  son  amant.  Sans  doute  elle  en  comprit  le  sens,  car  elle 
ajouta,  sur  le  ton  de  la  prière  :  —  Je  t'en  prie,  ne  reviens  plus  à 
cette  supposition  de  tout  à  l'heure. 

Ils  furent  interrompus  par  la  camériste,  qui  entrait  pour  chercher 
les  costumes  qu'on  venait  reprendre  du  magasin.  Elle  venait  de  sor- 
tir lorsqu'elle  rentra  presque  aussitôt,  rapportant  le  domino. 

—  Madame,  dit-elle  à  Camille,  le  costumier  se  plaint  que  le  do- 
mino est  déchiré,  et  ne  veut  pas  le  reprendre  à  moins  qu'on  ne  lui 
donne  dix  francs  en  plus  du  prix  de  la  location. 

Camille  examina  le  dégât.  En  voyant  un  accroc  très  large  dans 
l'étoffe,  déjà  un  peu  mûre,  elle  dit  tout  haut,  comme  si  elle  se  par- 
lait à  elle-même  :  —  C'est  probablement  ce  monsieur  brutal  que  j'ai 
rencontré  cette  nuit  au  bal  qui  m'aura  déchirée. 

—  Marie,  dit  Léon,  lui  prenant  le  domino  des  mains  et  le  jetant 
sur  les  bras  de  la  servante,  rendez  ce  costume  et  donnez  ce  qu'on 
demande.  —  Que  veux-tu  dire?  demanda-t-il  ensuite  avec  vivacité  à 
Camille,  qui  commençait  à  se  repentir  de  l'aveu,  quel  monsieur? 
que  t'est-il  arrivé? 

—  Mais  rien,  rien,  fit  Camille.  Un  monsieur,  qui  était  très  gai,  a 
voulu  m' emmener  souper;  je  me  suis  un  peu  débattue,  et  il  m'a  dé- 
chirée, voilà  tout.  Heureusement  mon  voisin  est  venu  et  m'en  a 
délivrée,  ajouta  Camille  naturellement. 

—  Tu  n'étais  donc  pas  seule  avec  Marie  à  l'Opéra?  demanda  Léon 
avec  vivacité. 

— Je  suis  bien  étourdie,  répliqua-t-elle,  mais  pas  encore  assez  pour 
m'aventurer  toute  seule  dans  un  lieu  pareil.  Francis  Bernier  n'ayant 
pas  voulu  m' accompagner,  j'ai  pensé  que  son  ami,  M.  Théodore, 


h3'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

serait  plus  complaisant;  c'est  lui  qui  a  été  mon  cavalier  cette  nuit. 
Celle  révélation  parut  singulièrement  émouvoir  Léon.  11  reprocha 
à  Camille  son  étourderie  et  ce  penchant  à  la  légèreté  qui  pouvait  la 
compromettre  si  facilement  aux  yeux  des  gens  qui  ne  la  connais- 
saient pas.  Il  se  calma  cependant  un  peu  en  apprenant  que  les  rela- 
tions de  Camille  avec  son  voisin  n'avaient  que  deux  jours  de  date, 
et  qu'elles  étaient  le  résultat  d'une  circonstance  à  laquelle  elle  était 
restée  étrangère,  puisque  Bernier  avait  été  le  seul  auteur  de  cette 
rencontre.  Camille,  voyant  l'impression  fâcheuse  que  ses  aveux  ve- 
naient de  causer  à  Léon,  ne  crut  pas  nécessaire  de  lui  avouer  qu'elle 
avait  promis  à  son  voisin  d'aller  le  voir.  Les  reproches  de  Léon  lui 
avaient  d'ailleurs  donné  à  penser.  Elle  commençait  à  reconnaître 
qu'elle  avait  agi  avec  Théodore  un  peu  trop  familièrement,  et  que 
cette  familiarité  pouvait  amener  une  méprise.  Elle  renonça  intérieu- 
rement à  continuer  toute  relation  avec  lui,  et  comme  Léon  faisait 
quelques  allusions  aux  conséquences  qui  pourraient  par  la  suite 
résulter  de  ce  voisinage,  elle  se  hâta  de  lui  dire  qu'elle  allait  dé- 
ménager sans  même  attendre  l'époque  du  terme,  afin  d'éviter  tout 
rapprochement  nouveau  entre  elle  et  son  voisin.  —  C'est  dommage, 
dit-elle,  car  il  est  bien  amusant. 

—  Avoue  qu'il  t'a  déjà  fait  sa  cour?  demanda  Léon. 

—  Aucunement,  répondit  celle-ci;  il  a  eu  des  manières  très  dis- 
crètes avec  moi,  et  la  profession  de  foi  qu'il  a  faite  en  ma  présence  à 
propos  des  femmes  n'indique  pas  qu'il  ait  eu  l'intention  que  tu  lui 
supposes. 

Il  n'en  fut  pas  dit  plus  long  à  propos  de  ce  petit  incident,  qui 
laissa  néanmoins  quelque  préoccupation  dans  l'esprit  de  Léon. 

En  lui  annonçant  la  veille  qu'il  viendrait  la  voir,  Léon  avait  laissé 
sa  maîtresse  ignorer  si  cette  visite  était  la  dernière  qu'elle  recevrait 
de  lui,  ou  si  elle  avait  seulement  pour  but  de  régler  les  intérêts  de 
son  avenir,  qui  avait  jusque-là  employé  tout  leur  temps.  Le  jeune 
homme  avait  appris  la  veille  de  son  père  que  leur  séjour  à  Paris 
se  prolongerait  peut-être  de  trois  ou  quatre  jours  au-delà  du  terme 
qui  avait  été  fixé  d'abord.  Il  promit  à  Camille  de  mettre  à  sa  dis- 
position le  plus  d'instans  qu'il  pourrait  pendant  ces  quelques  jours 
de  délai  que  le  hasard  accordait  à  leur  séparation.  —  Peut-être,  lui 
avait-il  dit,  vaudrait-il  mieux  ne  pas  prolonger  cette  situation  pé- 
nible; mais  je  ne  me  sens  pas  le  courage  de  rester  à  Paris  sans  te 
donner  jusqu'à  ma  dernière  heure  de  liberté. 

—  Tu  sais  que  tu  m'as  promis  ta  journée  tout  entière?  lui  dit 
Camille. 

—  Je  puis  te  donner  jusqu'à  ce  soir  huit  heures,  dit  Léon.  A 
cette  heure,  je  devrai  aller  rejoindre  mon  père. 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  433 

—  Ne  me  dis  pas  où,  interrompit  Camille. 

—  Ce  n'est  pas  où  tu  crois,  répondit-il. 

—  Eh  bien!  reprit  Camille,  il  n'est  que  midi  et  demi,  nous  aurons 
le  temps  d'aller  et  de  revenir. 

—  Aller  où?  demanda  Léon. 

—  C'est  aujourd'hui  l'anniversaire'de  la  première  promenade  que 
nous  avons  faite  ensemble  lorsque  je  me  suis  relevée  de  ma  grande 
maladie  il  y  a  quatre  ans,  dit  Camille.  11  fait  aujourd'hui  un  temps 
très  doux  et  très  beau  comme  ce  jour-là.  Je  suis  sûre  que  la  cam- 
pagne doit  être  verte.  Tu  dois  te  rappeler  qu'il  y  a  quatre  ans  à  cette 
époque  nous  avons  trouvé  des  violettes  "dans  les  bois.  Celles  que  j'ai 
cueillies  ce  jour-là  n'étaient  pas  de  deuil  comme  le  seront  celles 
d'aujourd'hui,  acheva  Camille,  un  peu  inquiétée  en  voyant  que  Léon 
ne  s'empressait  pas  de  lui  répondre. 

Celui-ci  en  effet  n'avait  pas  accueilli  sans  quelque  crainte  l'idée  de 
ce  pèlerinage  vers  un  lieu  où  tant  de  souvenirs  allaient  se  lever  sous 
ses  pas  comme  pour  souhaiter  la  bienvenue  à  son  retour.  11  redoutait 
surtout  cette  voix  éloquente  que  prend  la  nature  lorsqu'elle  se  mêle 
aux  impressions  de  l'homme  et  la  mystérieuse  influence  qu'elle  exerce 
sur  ses  sentimens.  Déjà  la  veille  au  soir,  en  présence  de  la  maîtresse, 
il  avait  senti  dans  son  cœur  pâlir  un  moment  l'image  de  la  fiancée, 
exposée,  elle  aussi  à  son  tour,  aux  dangers  de  l'absence.  Pendant  les 
deux  heures  que  Léon  venait  de  passer  auprès  de  Camille,  quelques 
incidens  de  leur  entretien  avaient  réveillé  en  lui  des  émotions  dont 
la  gravité  du  moment  avait  peut-être  seule  arrêté  l'expression.  Sans 
doute  il  était  prudent,  autant  pour  lui  que  pour  Camille,  de  ne  pas 
retourner,  même  pour  quelques  lieures,  dans  cette  atmosphère  du 
passé,  toute  remplie  d'enivrantes  douceurs  qui  pourraient  les  affai- 
blir au  moment  même  où  ils  auraient  le  plus  besoin  de  force.  L'adieu 
avait  été  à  demi  prononcé,  et  il  restait  peu  de  chose  à  faire  pour  le 
rendre  définitif.  Et  pourtant  Léon  consentit  à  faire  cette  promenade 
périlleuse,  qui,  en  le  ramenant  au  bras  de  sa  maîtresse  dans  les 
chemins  parcourus  avec  elle  au  beau  temps  de  leur  amour,  allait 
ajouter  de  nouveaux  souvenirs  aux  souvenirs  anciens,  et  rendre  ainsi 
plus  difficile  la  tâche  de  l'oubli.  Si  on  lui  avait  demandé  en  ce  mo- 
ment pourquoi  il  consentait  à  revenir  sur  une  situation  qui  avait 
presque  eu  son  dénoùment,  Léon  n'aurait  pas  été  sincère  en  répon- 
dant qu'il  voulait  seulement,  avant  de  la  quitter,  satisfaire  un  der- 
nier désir  de  sa  maîtresse,  car  il  obéissait  à  une  contradiction  dont 
l'égoïsme,  deviné  un  jour  par  son  père,  avait  été  l'origine.  Chose 
étrange!  Léon,  qui  en  arrivant  à  Paris  avait  tant  souhaité  de  trou- 
ver Camille  disposée  à  accueillir  leur  rupture  avec  résignation,  qui 
avait  usé  de  tant  de  précautions  de  langage  pour  l'amener  à  écou- 

TOME   IX.  28 


£34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ter  avec  calme  tout  ce  qu'il  avait  à  lui  dire,  éprouvait  une  sorte  de 
déception  pénible  en  voyant  qu'il  avait  réussi  à  la  rendre  en  appa- 
rence résignée  et  calme.  Il  trouvait  qu'elle  s'était  laissé  convaincre 
bien  vite  de  la  nécessité  de  leur  rupture,  et  qu'elle  l'avait  suivi  bien 
complaisamment  dans  les  calculs  et  les  suppositions  où  il  s'était  en- 
gagé à  propos  de  son  avenir.  Il  avait  tout  mis  en  usage  pour  arrê- 
ter les  larmes,  pour  apaiser  les  regrets,  pour  tempérer  les  empor- 
temens,  et  lorsque,  pour  lui  plaire  et  le  retenir  auprès  d'elle,  elle 
faisait  violence  à  sa  nature,  il  supposait  une  autre  cause  à  cette  re- 
tenue, et  n'avait  consenti  à  conduire  Camille  à  la  campagne  que 
pour  la  replacer  sous  des  influences  qui  ne  pouvaient  manquer  de 
porter  un  nouveau  choc  à  son  cœur  et  d'ajouter  une  nouvelle  amer- 
tume à  ses  défaillances. 

—  Habille-toi,  dit-il  à  Camille;  nous  irons  à  Aulnay,  et  nous  nous 
arrêterons  pour  déjeuner  dans  cette  petite  auberge  de  Fontenay- 
aux-Roses  qui  est  si  gaie.  —  Camille  alla  s'habiller,  et  revint  bientôt 
dans  une  toilette  printanière  qui  était  toute  neuve,  et  qu'elle  tenait 
en  réserve  depuis  un  mois  pour  solenniser  le  premier  jour  de  soleil. 

XII. 

A  l'époque  où  se  passe  ce  récit,  le  bois  d'Aulnay,  perdu  dans 
l'agglomération  boisée  qui  s'étend  entre  Versailles  et  Sceaux,  n'a\  ait 
pas  encore  été  atteint  par  cette  lèpre  de  spéculation  qui  menace  d'en- 
vahir tous  les  environs  de  Paris.  On  n'y  voyait  pas  alors,  comme  au- 
jourd'hui, des  billards  dans  les  châtaigniers,  mais  des  châtaignes 
et  des  oiseaux,  car,  si  voisin  qu'il*fùt  de  la  capitale,  le  pays  d'Aul- 
nay était  presque  ignoré  de  cette  race  de  citadins  qui  a  horreur  de 
la  nature,  et  ne  s'acclimate  dans  un  lieu  rustique  que  lorsqu'il  a 
cessé  de  l'être.  Les  gens  qui  fréquentaient  les  bois  d'Aulnay  avaient, 
pour  la  plupart,  leurs  raisons  pour  rechercher  la  solitude,  n'eussent- 
ils  eu  que  celle  de  l'aimer. 

Théodore,  accompagné  de  ses  témoins  et  d'un  médecin,  que  Fran- 
cis Dernier  était  allé  chercher  par  prudence,  arrivait  au  village  de 
Fontenay -aux- Roses  au  moment  où  Léon  et  Camille  quittaient  Paris 
pour  s'y  rendre.  Afin  de  ne  pas  exciter  la  curiosité  des  habitans 
qu'on  pourrait  rencontrer,  les  témoins  des  deux  adversaires  s'étaient 
donné  rendez-vous  à  l'étang  du  Plessis,  situé  au  fond  de  la  Vallée- 
aux-Loups.  De  là  on  devait  se  diriger  vers  l'endroit  dont  le  marquis 
de  Rions  avait  gardé  un  bon  souvenir.  Pendant  le  trajet,  Théodore 
était  resté,  dans  son  langage  et  son  attitude,  le  même  qu'au  départ. 
En  assistant,  sans  vouloir  y  prendre  part,  au  déjeuner  de  ses  com- 
pagnons, il  s'était  mêlé  à  leur  conversation  avec  une  grande  liberté 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  435 

d'esprit,  qui  ne  trahissait  cependant  aucune  forfanterie,  mais  une 
resolution  dont  la  sincérité  ne  pouvait  pas  être  suspectée.  La  seule 
chose  qui  pouvait  indiquer  que,  sans  faire  dans  ses  propos  aucune 
allusion  au  motif  de  sa  promenade,  il  n'en  avait  pas  oublié  le  but, 
c  est  qu'il  s'interrompait  quelquefois  pour  demander  l'heure  à  Ber- 
nier. Comme  Théodore  renouvelait  cette  question  pour  la  troisième 
lois,  Bernier,  imaginant  que  l'immobilité  pouvait  lui  être  pénible 
dans  un  pareil  moment,  supposa  que  la  marche  deviendrait  une  dis- 
traction aux  ennuis  de  L'attente:  11  proposa  de  se  mettre  en  route  et 
d'aller  tout  doucement  jusqu'au  lieu  où  l'on  devait  se  retrouver 
avec  les  personnes  attendues,  ce  qui  fut  accepté.  Le  fiacre  eut  ordre 
d'aller  stationner  à  un  poteau  de  la  route  de  Sceaux  que  le  marquis 
de  Rions,  familier  avec  les  localités,  se  rappelait  devoir  être  voisin 
du  lieu  qui  serait  le  thé.àtre  du  combat.  Suivi  de  ses  témoins  et  du 
médecin  amené  par  ceux-ci,  Théodore  s'engagea  donc  dans  une 
sorte  de  chemin  creux  appelé  la  Boule  aux  Bœufs,  qui  s'enfonçait  à 
travers  bois  par  une  pente  ravineuse  jusqu'à  l'étang  du  Plessis. 
Tout  en  marchant,  Bernier,  qui  accompagnait  Théodore,  s'appliquait 
a  fournir  à  celui-ci  des  occasions  d'éloigner  de  son  esprit  une  pré- 
occupation que  son  silence  commençait  à  trahir.  Il  s'arrêtait  devant 
les  curiosités  du  paysage,  lui  indiquant  les  motifs  qui  se  rencon- 
traient dans  le  chemin,  discutant  le  style  des  châtaigniers  sécu- 
laires, dont  les  racines  venaient  ramper  à  fleur  de  sol  jusque  sous 
leurs  pieds,  pareilles  à  des  entrelacemens  de  serpens,  établissant 
des  comparaisons  entre  les  maîtres  dont  quelques  œuvres  axaient  dû 
être  inspirées  par  la  nature  qu'on  avait  sous  les  yeux,  et  désignant 
par  les  noms  des  peintres  mêmes  les  sites  qui  pouvaient  rappeler 
leurs  tableaux.  Cependant  cette  inquiétude  que  Bernier  s'efforçait 
d'éloigner  de  l'esprit  de  son  compagnon  commençait  à  troubler  le 
sien  au  fur  et  à  mesure  qu'on  avançait  vers  le  lieu'  du  rendez-vous 
Théodore  put  s'apercevoir  plus  d'une  fois  que  Francis  faisait  confu- 
sion dans  ses  citations  et  lui  désignait,  sous  le  nom  d'un  maître,  tel 
accident  de  terrain  ou  tel  arrangement  de  lignes  qui  rappelait  le 
dessin  ou  la  couleur  d'une  école  opposée  à  la  sienne.  —  Tenez,  mon 
cher,  dit  Théodore  en  arrêtant  Bernier,  qui,  troublé  par  le  roulement 
lointain  d'une  voiture,  venait  de  faire  une  erreur  de  ce  genre,  si  vous 
m  en  croyez,  nous  regarderons  le  paysage  en  revenant,  et  comme 
nous  le  verrons  sans  doute  beaucoup  mieux  que  nous  ne  le  voyons 
dans  ce  moment,  nos  observations  ne  seront  que  plus  justes,  car  il 
ne  faut  pas  nous  dissimuler  que  nous  ne  savons  guère  ce  que  nous 
disons  l'un  et  l'autre. 

Théodore  se  tut,  et  son  ami  l'imita.  On  approchait  cependant. 
A  un  détour  de  la  route,  on  aperçut  une  voiture  arrêtée,  de  laquelle 


435  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

descendirent  trois  hommes.  -  Voici,  je  crois,  notre  monde  qui  ar- 
rive, dit  Théodore  en  allongeant  le  pas  comme  pour  prendre  les  de- 

Temier  le  retint.  -  H  suffit  d'être  exact,  dit-il;  c'est  poli;  mais 
ne  montrons  pas  que  nous  sommes  pressés,  ce  serait  brutal. 

_  Que  de  manières!  murmura  Théodore  en  passant  derrière  ses 
témoins.  Heureusement  que  tout  cela  va  finir. 

On  arriva  à  l'étang  du  Plessis,  comme  M.  d  Hency  et  ses  deux 
amis  v  arrivaient  eux-mêmes  par  une  route  opposée.  Les  témoins 
échangèrent  un  salut,  et  on  s'engagea  aussitôt  à  travers  bois  sous 
la  conduite  du  marquis  de  Rions,  qui  dirigeait  la  marche  et  cher- 
chait à  s'orienter  en  suivant  des  points  de  repère.  A  cette  mvasion 
d'une  troupe  d'hommes  au  milieu  de  leur  solitude,  tous  les  oiseaux 
étaient  en  émoi.  La  pie  bavarde  s'envolait  d'un  arbre  à  1  autre, 
échangeant  dans  son  langage  quelque  injure  avec  le  geai  criard  et 
vorace  comme  elle;  troublé  dans  sa  picorée  par  le  bruit  des  pas,  le 
merle  prudent  rasait  de  son  vol  agile  le  faîte  des  buissons,  oui  au- 
bépine commençait  à  ileurir.  Et  tandis  que  le  pivert  grimpeur,  oc- 
cupé à  perforer  le  tronc  des  chênes,  interrompait  par  une  note 
claire  le  martellement  régulier  de  son  bec  acéré,  les  petites  mé- 
sanges sautillaient  en  fredonnant  leur  babillage  sur  les  branches 
menues  que  leur  poids  léger  inclinait  à  peine. 

-  Nous  y  voici,  messieurs,  dit  le  marquis  de  Rions  en  indiquant 
une  sorte  d'éclaircie  naturelle  formée  au  milieu  des  bois. 

Au  centre,  on  trouvait  un  sol  dégarni  de  gazon,  égal  et  dur  sous  le 
pied  C'était,  comme  l'indiquait  la  teinte  noirâtre  mélangée  a  la  terre, 
•emplacement  d'une  charbonnerie  qui  avait  exploité  les  coupes  voi- 
sines. Le  terrain  examiné,  les  témoins  de  M.  d'Héricy  tombèrent  cl  ac- 
cord qu'on  n'en  pouvait  pas  trouver  de  meilleur,  et  se  rassemblèrent 
une  dernière  fois  pour  régler  les  conditions  du  combat  et  égaliser  les 
avantages  de  place  entre  les  adversaires  qui  s'étaient  éloignés  chacun 
de  son  côté.  M.  d'Héricy,  en  homme  accoutumé  à  ces  parties   atten- 
dait en  fumant  son  cigare,  et  en  repoussait  méthodiquement  la  iu- 
mée.  Il  était  pâle  cependant,  et  ses  traits  indiquaient  une  grande 
fatigue.  Voyant  qu'il  quittait  sa  redingote  et  son  chapeau,  Théodore 
en  fit  autant  de  son  côté.  Comme  il  regardait  autour  de  lui  pour  exa- 
miner le  lieu  où  allait  se  dénouer  son  aventure,  ù  entendit  a  quel- 
ques pas  dans  le  voisinage  le  murmure  d'une  source  voisine  indiquée 
par  quelques  plantes  aquatiques,  au-dessus  desquelles  bourdonnait 
comme  un  brouillard  sonore  un  essaim  d'insectes  éphémères  nés  du 
premier  rayon  de  soleil.  En  écoutant  ce  bruit  et  en  regardant  le  ter- 
rain du  combat,  dominé  d'un  côté  par  une  élévation  boisée  et  limite 
de  l'autre  par  une  prairie  qu'on  devinait  au  loin  derrière  les  hauts 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  437 

peupliers,  Théodore  fut  frappé  d'un  rapprochement,  et  chercha  où 
il  avait  déjà  vu  ce  paysage.  Le  mouvement  qu'il  fit  en  jetant  ses 
habits  sur  le  gazon  compléta  ce  souvenir,  et  à  mi-voix  il  chanta  : 

Là-bas,  dans  les  prés  verts, 
Coule  claire  fontaine. 

Il  continua  en  prenant  l'épée  que  Francis  Bernier  venait  de  lui  ap- 
porter : 

J'ai  mis  mon  habit  bas, 

Mon  sabre  au  bout  d'  mon  bras. 

—  Merci,  reprit- il  en  serrant  la  main  que  Bernier  lui  avait 
tendue  après  l'avoir  armé,  et  il  marcha  résolument  au-devant  de 
M.  d'Héricy,  qui  s'avançait  de  son  côté  en  faisant  ployer  son  fer 
sur  le  sol  aussi  tranquillement  que  s'il  eût  été,  masque  au  front  et 
la  main  gantée,  sur  le  parquet  d'un  prévôt.  Le  marquis  de  Bions,  à 
qui  les  autres  témoins  semblaient  d'un  commun  accord  abandon- 
ner le  soin  de  régler  le  combat  et  d'en  arrêter  les  dernières  dispo- 
sitions, engagea  les  épées;  puis,  s'étant  reculé  pour  prendre  place 
auprès  de  Francis,  il  fit  un  geste  aux  deux  adversaires  et  leur  dit 
doucement  :  Allez,  messieurs.  —  En  achevant  ces  mots,  il  retira  son 
cigare  et  le  jeta  à  ses  pieds.  Les  deux  amis  de  M.  d'Héricy,  qui 
avaient  gardé  les  leurs,  imitèrent  le  marquis,  et  montrèrent  quel- 
que embarras  en  remarquant  qu'ils  n'avaient  pas  eu  cette  initiative 
de  convenance. 

Trois  heures  sonnaient  à  la  paroisse  d'un  village  voisin.  A  la  ma- 
nière dont  Théodore  était  tombé  en  garde,  son  adversaire  comprit 
qu'il  n'avait  jamais  dû  mettre  le  pied  dans  une  salle.  M.  d'Héricy  ne 
s'était  pas  présenté  sur  le  terrain  avec  la  physionomie  d'un  homme 
animé  d'un  ressentiment  allant  jusqu'à  la  haine;  il  n'avait  témoigné 
ni  impatience,  ni  fiévreuse  ardeur  de  vengeance,  mais  seulement  le 
désir  de  se  trouver  une  arme  à  la  main  en  face  d'un  homme  qui  lui 
avait  fait  un  de  ces  affronts  qui  brûlent  le  visage. 

Avant  le  combat,  il  s'écoula  quelques  secondes  indécises,  pen- 
dant lesquelles  les  deux  adversaires  se  regardèrent  avec  attention, 
comme  s'ils  eussent  voulu,  en  pénétrant  leur  pensée  dans  les  lignes 
du  visage,  deviner  la  nature  de  leurs  sentimens  réciproques.  En  se 
retrouvant  en  face  l'un  de  l'autre  à  une  longueur  d'épée,  avec  une 
injure  entre  eux,  ils  échangèrent  comme  une  sorte  d'aveu  muet  qui 
pouvait  signifier  que  malgré  la  gravité  du  moment,  ils  n'étaient  que 
des  adversaires  et  non  pas  des  ennemis.  Supposant  qu'ils  n'avaient 
peut-être  pas  entendu  le  signal,  le  marquis  de  Bions  répéta  de  nou- 
veau et  plus  haut  que  la  première  fois  :  —  Allez,  messieurs. 

Le  premier  froissement  du  fer  mit  fin  à  toute  hésitation.  Le  sou- 
venir net  et  précis  de  ce  qui  s'était  passé  la  veille  revint  à  l'esprit 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  M.  d'Héricy.  Théodore  serra  la  poignée  de  son  arme  dans  sa 
main,  et  le  duel  s'engagea,  non  sans  inspirer  une  grande  inquié- 
tude dès  le  début  aux  témoins  de  l'artiste,  qui  purent  aussitôt 
se  convaincre  de  la  supériorité  que  son  adversaire  avait  sur  lui. 
Ils  se  rassurèrent  cependant  un  peu,  car,  en  observant  le  jeu  de 
M.  d'Héricy,  il  devint  évident  pour  eux  qu'il  n'avait  pas  l'intention 
d'abuser  de  cette  supériorité,  et  que,  sans  ménager  trop  visiblement 
Théodore,  il  provoquait  une  occasion  prudente  de  le  blesser  sans 
qu'il  y  eût  danger  de  mort.  Il  aurait  sans  doute  pu  diriger  le  com- 
bat, si  l'artiste  s'était  seulement  borné  a  parer;  mais  impatient  d'un 
dénoùment  et  s' animant  au  choc  des  épées,  celui-ci  obligea  M.  d'Hé- 
ricy à  se  montrer  moins  modéré,  et  par  quelques  audacieuses  im- 
prudences, lui  rappela  certain  proverbe  qui  prête  aux  maladroits 
une  main  malheureuse.  Le  duel  entra  dans  une  seconde  période 
d'un  caractère  tout  différent  de  la  première,  et  après  un  court  et 
vil'  engagement,  l'épée  de  M.  d'Héricy  atteignit  Théodore  assez  pro- 
fondément au-dessus  du  sein.  M.  de  Rions  et  Bernier  se  précipitè- 
rent vers  l'artiste,  qui  avait  fléchi  sur  le  coup  et  lâchait  son  épée. 
En  le  voyant  tomber,  son  ^adversaire  s'était  approché  très  visible- 
ment ému. 

—  Est-ce  dangereux?  demanda-t-il  au  médecin  qui  écartait  la 
chemise  de  Théodore. 

—  La  blessure  est  profonde,  répondit  le  docteur,  mais  on  pourra 
le  transporter. 

Après  avoir  échangé  quelques  mots  avec  les  témoins  du  blessé, 
qui  reconnurent  la  loyauté  du  combat,  M.  d'Héricy  s'éloigna,  ac- 
compagné de  ses  amis. 

Pendant  que  M.  de  Rions  courait  vers  la  route  où  devait  attendre 
la  voiture,  pour  la  faire  approcher  le  plus  près  possible,  le  méde- 
cin donnait  les  premiers  soins  à  Théodore.  Celui-ci  semblait  être 
étranger  à  la  situation,  et  répétait  machinalement,  en  portant  la 
main  vers  sa  blessure  : 

J'ai  mis  mon  habit  bas. 

Mon  sabre  au  bout  d' mon  bras. 

Tout  à  coup  une  espèce  d'animation  parut  sur  son  visage.  Il  allon- 
gea un  doigt  en  indiquant  le  sommet  de  la  colline,  et  son  regard 
parut  s'arrêter  avec  une  sorte  de  fixité  vers  ce  point  qui  attira  l'at- 
tention du  docteur  et  de  Francis.  Ils  aperçurent  deux  personnes,  un 
homme  et  une  femme,  qui  passaient  dans  une  allée  du  bois,  mais  à 
une  distance  trop  éloignée  d'eux  pour  qu'il  leur  fût  possible  de  les 
reconnaître.  Francis,  ayant  remarqué  que  la  femme  se  baissait  sou- 
vent, comme  pour  ramasser  quelque  chose  dans  l'herbe,  dit  au 
docteur  :  —  Ce  sont  des  amoureux;  ils  n'ont  pas  plus  envie  d'être 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  Z(39 

importuns,  qu'ils  n'ont  le  désir  d'être  importunés...   Est-ce  vrai- 
ment grave,  docteur?  ajouta-t-il  en  désignant  le  blessé. 

—  C'est  bien  près  du  poumon,  répondit  celui-ci  en  soulevant 
Théodore,  qui  venait  de  s'évanouir  en  murmurant  encore  : 

Et  je  me  suis  battu 
Comme  un  vaillant  soldat. 

M.  de  Rions,  étant  revenu,  aida  Bernier  à  transporter  Théodore 
vers  la  voiture,  dont  un  roulement  prochain  annonçait  l'arrivée. 

La  clairière  où  cette  scène  venait  de  se  passer  était  abandonnée 
depuis  peu  d'instans,  lorsque  Léon  et  Camille  s'y  dirigèrent  en  des- 
cendant par  un  sentier  la  colline  boisée  au  sommet  de  laquelle  on 
les  avait  aperçus  quelques  momens  auparavant  sans  les  reconnaître. 
En  arrivant  à  l'auberge  de  Fontenay,  les  deux  jeunes  gens  s'\ 
étaient  trouvés  sans  le  savoir  en  même  temps  que  Théodore  et  ses  té- 
moins, qui  déjeunaient  dans  la  salle  commune;  mais  en  voyant  Ca- 
mille et  Léon,  leur  hôtesse,  flairant  un  couple  amoureux,  avait  dressé 
leur  couvert  au  fond  d'un  jardin  dans  un  petit  pavillon  rustique. 
Les  deux  amans,  ne  s'y  attardant  guère,  s'étaient  échappés  dans  le 
bois  aussitôt  leur  repas  achevé.  On  se  rappelle  dans  quelles  inten- 
tions Léon  s'était  décidé  à  conduire  sa  maîtresse  à  la  campagne,  au 
risque  de  se  mettre  lui-même  en  contact  avec  les  impressions  qu'il 
voulait  réveiller  en  elle.  Lorsque  Camille,  un  peu  fatiguée,  avait  de- 
mandé à  se  reposer  dans  cette  clairière,  qui  venait  d'être  le  théâtre 
d'un  duel,  la  promenade  avait  déjà  duré  assez  longtemps  pour 
qu'elle  put,  ainsi  que  Léon,  commencer  à  en  éprouver  les  influences. 
Si  pendant  cette  promenade  Camille  était  allée  la  première  au-de- 
vant des  souvenirs  qu'elle  croyait  voir  errer  à  travers  les  arbres, 
Léon,  quoi  qu'il  fit  pour  s'en  défendre,  ne  tarda  pas  à  se  laisser 
entraîner  avec  elle,  et  céda  bientôt  aux  invincibles  attractions  exer- 
cées par  les  fantômes  du  passé. 

Au  moment  où  il  venait  de  prendre  place  à  côté  de  Camille,  as- 
sise à  l'endroit  même  où  Théodore  était  tombé,  le  cœur  de  Léon 
battait  à  l'unisson  de  celui  de  sa  maîtresse,  qui  absorbait  à  pleins 
poumons  l'odeur  amère  exhalée  par  la  pousse  des  chênes.  Camille, 
n'ayant  pu  réparer  par  le  sommeil  la  fatigue  qu'elle  avait  éprouvée 
au  bal  pendant  la  nuit,  et  lassée  encore  par  une  course  qui  depuis 
longtemps  n'était  plus  dans  ses  habitudes,  se  sentit  prise  d'une 
sorte  de  langueur  douce  qui  lui  fermait  les  yeux  malgré  elle.  Endo- 
lorie par  une  succession  d'émotions  vives,  elle  trouvait  comme  un 
charme  bienfaisant  dans  ce  demi-engourdissement  de  l'être,  et  le 
voulut  prolonger.  Appuyant  sa  tête  fatiguée  sur  l'épaule  de  Léon, 
elle  le  pria  de  la  laisser  ainsi  quelque  temps,  lui  disant  de  la  réveil- 
ler, si  elle  s'endormait.  Comme  elle  avait  retiré  son  chapeau  pour 


AÛO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

être  plus  à  l'aise,  la  petite  brise  qui  soufflait  dans  ses  cheveux  en 
soulevait  de  temps  en  temps  une  boucle  jusqu'au  visage  de  Léon, 
penché  vers  elle  avec  une  tendresse  rêveuse.  Ce  parfum  connu  qui 
tant  de  fois  l'avait  enivré,  lorsqu'il  venait  le  matin  surprendre  Ca- 
mille encore  endormie,  lui  montait  au  cerveau  en  arômes  irritans.  Au 
milieu  de  cette  nature  qui  préparait  son  rajeunissement  et  se  parait 
de  ses  premières  fleurs,  Léon  avait  déjà  été  pénétré  par  cette  atmo- 
sphère juvénile  qui  l'enveloppait  tout  entier.  En  regardant  reposer 
dans  ses  bras  cette  femme  tant  aimée,  dont  le  cœur  battait  si  près  du 
sien,  il  sentit  dans  ses  artères  le  sang  de  la  jeunesse  se  mouvoir  plus 
actif,  et  pendant  quelques  minutes  il  regarda  Camille  à  moitié  as- 
soupie, comme  il  n'avait  jamais  regardé  cette  fiancée,  encore  plus 
éloignée  en  ce  moment  de  sa  pensée  qu'elle  ne  l'était  de  lui-même. 

Léon  fut  distrait  par  un  incident  de  nature  à  tempérer  la  viva- 
cité de  ses  sensations.  En  voulant  secouer  deux  ou  trois  fourmis  qui 
s'étaient  glissées  dans  sa  manche,  il  trouva  sous  sa  main,  à  côté 
de  lui,  un  petit  portefeuille  mémento  qu'une  machinale  curiosité  lui 
lit  ouvrir.  Le  contenu  devait  lui  causer  une  double  surprise.  Le  por- 
tefeuille, tombé  sans  doute  de  la  poche  de  Théodore  au  moment  où 
celui-ci  avait  jeté  ses  habits  à  terre,  contenait  la  carte  de  son  adver- 
saire et  la  lettre  que  Camille  avait  la  veille  écrite  à  l'artiste  pour  lui 
demander  de  l'accompagner  à  l'Opéra.  Ce  billet  n'apprenait  rien  de 
nouveau  à  Léon,  et  était  conçu  d'ailleurs  dans  des  termes  qui  n'ac- 
cusaient aucune  intimité  entre  celle  qui  l'écrivait  et  celui  auquel  il 
était  adressé.  La  carte  de  M.  d'Héricy,  dans  le  portefeuille  du  voi- 
sin de  sa  maîtresse,  était  un  fait  moins  étrange  que  la  rencontre 
du  portefeuille,  et  témoignait  seulement  que  Théodore  connaissait 
M.  d'Héricy,  qui  était  le  cousin  de  la  fiancée  de  Léon.  Celui-ci  l'avait 
vu  tout  récemment  à  la  campagne,  lorsque  ce  jeune  homme  y  était 
venu  pendant  deux  jours  chasser  avec  son  oncle.  Le  mouvement 
fait  par  Léon  réveilla  Camille;  il  lui  montra  sa  trouvaille,  et,  lui  dé- 
signant la  lettre  adressée  à  Théodore,  il  ajouta  en  riant  :  —  Tu  vois 
comme  tout  se  sait. 

—  Mais,  répondit-elle,  tu  ne  sais  rien  de  plus  que  ce  que  je  t'ai  dit. 

—  Tu  remettras  ce  portefeuille  à  ton  voisin,  qui  aura  sans  doute 
eu  comme  nous  l'idée  de  venir  à  la  campagne,  et  qui  l'a  eue  en 
même  temps  que  nous,  acheva  Léon. 

Camille  refusa  de  prendre  le  portefeuille.  —  Tu  le  remettras  à 
Bernier,  lui  dit-elle;  il  le  rendra  à  son  ami. 

Mais  intérieurement  elle  n'était  pas  moins  surprise  du  hasard  qui 
avait  amené  Théodore  à  Aulnay  en  même  temps  qu'elle.  Léon,  se  ré- 
servant d'obtenir  par  son  futur  cousin  quelque  renseignement  sur 
Théodore,  ne  parla  point  à  Camille  de  la  carte  de  M.  d'Héricy,  et 
comme  le  soleil  commençait  à  s'incliner,  il  lui  proposa  de  se  re- 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  Mf 

mettre  en  route.  Avant  de  partir,  Camille  voulut  joindre  au  bouquet 
cueilli  dans  le  bois  un  beau  pied  de  jacinthe  qu'elle  aperçut  à  quel- 
ques pas  d'elle.  Comme  elle  le  retirait  du  milieu  d'une  touffe  d'herbe 
dans  laquelle,  à  la  fin  du  combat,  M.  d'Héricy  avait  essuyé  son  épée, 
elle  s'aperçut  que  ses  doigts  étaient  rougis  légèrement. 

—  Tu  t'es  piquée?  dit  Léon,  attribuant  la  présence  du  sang  à 
quelque  épine. 

—  Mais  non,  répliqua  Camille  en  essuyant  ses  doigts;  c'était  dans 
le  gazon. 

—  Ce  sang  est  peut-être  celui  de  quelque  bête  dévorée  par  les 
oiseaux  de  proie,  répliqua  Léon,  n'établissant  aucun  rapport  d'idées 
entre  cet  incident  nouveau  et  celui  qui  l'avait  précédé. 

Comme  ils  revenaient  par  l'omnibus  qui  fait  le  service  de  Fonte- 
nay  à  Paris,  Léon  s'aperçut  que  Camille,  penchée  à  la  portière  pour 
jeter  un  sou  à  un  pauvre,  retirait  vivement  la  tète.  Il  regarda  sur  la 
route,  et  sur  le  siège  d'une  voiture  qui  passait  près  de  l'omnibus  il 
reconnut  son  futur  cousin,  Ferdinand  d'Héricy.  Celui-ci,  après  son 
duel,  avait  été  déjeuner  avec  ses  témoins  à  l'auberge  de  Fontenay, 
et,  comme  le  coupé  était  trop  petit  pour  contenir  trois  personnes, 
il  avait  pris  place  sur  le  siège.  En  le  voyant,  Camille  s'était  rap- 
pelé l'homme  qui  l'avait  abordée  avec  tant  d'impertinence  la  nuit 
précédente,  et,  oubliant  qu'il  n'avait  pu  voir  son  visage,  puisqu'elle 
était  masquée,  elle  s'était  retirée  instinctivement  pour  qu'il  ne  pût 
pas  la  reconnaître.  Comme  Léon  lui  demandait  la  cause  de  ce  mou- 
vement, elle  lui  répondit  :  C'est  bien  singulier!  mais  ce  monsieur  qui 
était  sur  le  siège  de  la  voiture,  c'est  celui  qui  m'a  déchiré  mon  do- 
mino cette  nuit. 

—  (7 est  bien  singulier  en  effet,  répondit  Léon  préoccupé,  et  il  j 
a  bien  des  gens  qui  ont  été  à  la  campagne  aujourd'hui  ! 

Arrivés  à  labarrière,  ils  quittèrent  l'omnibus  pour  prendre  une 
voiture  de  place,  et  arrivèrent  chez  Camille  à  la  tombée  de  la  nuit. 
Pendant  le  trajet,  ils  avaient  peu  parlé;  une  sorte  d'inquiétude  ina- 
vouée existait  entre  eux.  Léon  quitta  Camille,  qui,  se  trouvant  très 
fatiguée,  manifesta  l'intention  de  se  coucher  aussitôt.  En  l'embras- 
sant, Léon  lui  promit  de  revenir  le  lendemain.  Sorti  de  chez  elle,  il 
courut  chez  M.  Ferdinand  d'Héricy,  dont  il  sut  provoquer  les  confi- 
dences, sans  que  le  jeune  homme  pût  deviner  quel  était  le  motif  de 
sa  curiosité.  Ferdinand  lui  raconta  l'emploi  de  sa  journée  et  quel  en 
avait  été  le  dénoùment  pour  Théodore,  qu'il  déclara  ne  pas  connaître. 

—  Mais  à  quel  propos  cette  querelle?  demanda  Léon. 

—  11  paraît,  répondit  M.  d'Héricy,  que  j'ai  été  un  peu  léger  cette 
nuit  avec  une  dame  à  laquelle  s'intéressait  M.  Théodore. 

—  Sa  maîtresse  sans  doute,  fit  Léon,  que  sa  situation  en  face  de 
Ferdinand  obligeait  à  se  contenir. 


£42  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  11  y  a  apparence,  car,  si  protecteur  qu'on  soit  des  dames,  on 
ne  se  fait  pas  aussi  énergiquenient  le  chevalier  d'une  étrangère.  Au 
reste,  je  regrette  bien  tout  cela,  reprit  M.  d'Héricy  avec  conviction.  Ce 
jeune  homme  n'a  pas  rompu  d'une  semelle,  quoique  ne  sachant  pas 
tenir  une  épée,  et  j'apprendrais  avec  plaisir  que  sa  blessure  n'aura 
pas  de  suites  dangereuses. 

Tendant  que  Léon  était  chez  le  cousin  de  sa  fiancée,  Francis  Bernier 
arrivait  chez  sa  maîtresse.  —  Mon  enfant,  lui  avait-il  dit,  -\ous  n'avez 
pas  suivi  mon  conseil,  hier  soir;  votre  étourderie  de  l'Opéra  a  été 
cause  d'un  grand  malheur.— Et  il  lui  raconta  le  duel  de  Théodore.  En 
apprenant  que  le  blessé  était  seul,  Camille,  dont  la  sensibilité  avait 
été  très  vivement  excitée,  alla  sans  arrière-pensée  au-devant  de  la 
demande  de  Bernier,  qui  n'avait  pas  encore  pu  trouver  de  garde  pour 
son  ami,  et  lui  demanda  s'il  était  convenable  qu'elle  allât  voir  son 
voisin.  —  H  est  toujours  convenable  d'obéir  à  un  bon  mouvement, 
répondit  celui-ci. 

Camille  jeta  à  la  hâte  un  châle  sur  ses  épaules,  et  se  disposa  a  ac- 
compagner Francis. 

—  Comme  ce  pauvre  garçon  doit  m'en  vouloir!  dit-elle  dans  1  es- 
calier. 

—  11  ne  vous  en  veut  pas  assez,  je  le  crains,  répliqua  Francis. 
Camille  ne  chercha  pas  à  comprendre,  et  ne  comprit  pas.  Comme 

elle  entrait  dans  l'atelier  où  l'on  avait  transporté  le  lit  du  blessé, 
pour  qu'il  eût  plus  d'air,  elle  aperçut  Théodore,  qui  avait  le  délire 
et  murmurait  : 

Que  l'on  mette  mon  cœur 

Dans  un'  serviette  blanche; 

Qu'on  l'envoie  au  pajs 

Et,  suivant  d'un  regard  vague  les  mouvemens  de  Camille  approchée 
de'son  lit,  il  ajouta,  en  la  regardant  avec  une  fixité  qui  trahissait  une 
pensée  restée  lucide  dans  la  confusion  de  son  esprit  : 

Dans  la  maison  d'  ma  mie, 
Disant  :  Voici  le  cœur 
De  votre  serviteur! 

À  dix  heures,  Léon  revenait  chez  sa  maîtresse,  ramené  par  un 
étrange  besoin  de  la  voir.  La  camériste,  qui  s'était  endormie,  le  lit 
attendre  quelque  temps  avant  de  lui  ouvrir. 

—  Madame  est  sortie,  dit-elle,  assez  embarrassée  pour  justifier 
l'absence  de  sa  maîtresse. 

Le  jeune  homme  parut  hésiter  un  moment  à  prendre  un  parti.  11 
entra  dans  la  chambre  de  Camille  et  déposa  sur  une  table  le  porte- 
feuille de  Théodore;  puis,  comme  s'il  étouffait  dans  l'atmosphère  de 
cette  chambre  vide,  il  en  ressortit  avec  précipitation.  11  interrogea 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  443 

la  carriériste;  mais  celle-ci  était  absente  quand  sa  maîtresse  était  sor- 
tie, et  ne  put  lui  donner  de  renseignemens.  Le  pressentiment  qui 
avait  ramené  Léon  chez  Camille  lui  disait,  au  moment  où  il  ne  la 
trouvait  pas  chez  elle,  qu'elle  ne  devait  pas  être  bien  loin  de  lui. 
D'un  doute  naissant  qui  était  déjà  entré  dans  son  esprit,  il  voulut  faire 
une  certitude.  Le  numéro  de  la  maison  de  Théodore  lui  était  in- 
connu; mais  il  savait  que  le  peintre  habitait  le  voisinage,  et  sortit 
de  chez  sa  maîtresse,  résolu  à  l'attendre  à  la  porte  jusqu'à  onze 
heures,  et  à  monter  chez  l'artiste,  s'il  n'avait  pas  vu  rentrer  Camille. 
11  aurait  pu  l'attendre  aussi  bien  chez  elle,  et  Marie  lui  avait  pro- 
posé d'allumer  du  feu;  mais  Léon  avait  besoin  d'air  et  d'agitation,  il 
préféra  l'attente  anxieuse  de  la  rue.  Comme  il  fermait  la  porte  de  la 
maison,  il  se  trouva  en  face  d'un  homme  qui  se  disposait  à  y  frapper, 
et  reconnut  un  domestique  de  son  père.  —  Vous,  Joseph!  fit  Léon, 
très  surpris. 

—  C'est  monsieur  votre  père  qui  m'envoie  vous  chercher,  dit  le 
domestique.  Il  a  trouvé  en  rentrant  du  cercle  une  lettre  de  la  cam- 
pagne qui  annonce  une  mauvaise  nouvelle. 

—  Qu'y  a-t-il?  demanda  Léon  avec  inquiétude. 

—  J'ai  cru  comprendre,  ajouta  Joseph  avec  hésitation,  que  ma- 
dame votre  mère  était  malade...  Monsieur  paraît  bien  inquiet;  il  m'a 
envoyé  ici  à  tout  hasard. 

Léon  entraîna  le  domestique  vers  la  station  voisine,  monta  dans 
une  voiture,  et  jeta  au  cocher  son  adresse  en  lui  ordonnant  de  brû- 
ler le  pavé.  —  Non,  monsieur,  interrompit  Joseph;  monsieur  votre 
père  m'a  dit,  si  je  vous  rencontrais,  de  vous  emmener  directement 
au  chemin  de  fer.  11  y  est  déjà  sans  doute,  car  le  train  part  à  onze 
heures. 

En  arrivant  à  la  gare,  Léon  trouva  son  père,  qui  se  promenait  sous 
le  vestibule,  en  proie  à  une  douloureuse  inquiétude.  —  11  mit  sous 
les  yeux  de  Léon  une  lettre  dans  laquelle  le  jeune  homme  reconnut 
l'écriture  de  sa  tante.  Elle  commençait  ainsi  :  «  Viens  vite,  et  amène 
mon  neveu,  ma  sœur  veut  te  voir  et  voir  son  fils.  Le  médecin  a  parlé 
du  choléra.  » 

Comme  la  cloche  du  départ  se  faisait  entendre,  les  deux  voyageurs 
furent  rejoints  par  le  médecin  de  la  famille,  que  M.  d' Alpins  avait 
été  chercher  au  milieu  d'une  soirée.  A  l'heure  où  son  amant  montait 
en  wagon  pour  courir^au  chevet  de  sa  mère,  Camille  quittait  le  che- 
vet de  Théodore,  où  elle  était  remplacée  par  une  garde  que  Bernier 
était  parvenu  à  découvrir  dans  le  voisinage. 

Henry  Murger. 

(La  dernière  partie  au  prochain  n".) 


LES  COTES 


DE 


L'AMERIQUE  CENTRALE 

ET  LA  SOCIÉTÉ   HISPANO-AMÉRICAINE. 


Aucune  partie  de  l'Amérique  espagnole  n'est  restée  aussi  long- 
temps inconnue  à  la  France  que  la  contrée  comprise  entre  l'isthme  de 
Telmantepec  et  celui  de  Panama.  La  chute  de  la  république  centro- 
américaine  n'a  pas  eu  chez  nous  un  grand  retentissement,  et  les  noms 
des  cinq  états  qui  se  sont  formés  à  sa  place  ne  sont  familiers  aux 
oreilles  françaises  que  depuis  quelques  années,  grâce  aux  expéditions 
des  aventuriers  américains,  aux  différends  de  l'Angleterre  et  des 
États-Unis,  et  surtout  au  projet  toujours  pendant  d'un  canal  inter- 
océanique. Ces  tentatives,  violentes  ou  pacifiques,  diplomatiques  ou 
industrielles,  sont  toutes  tournées  vers  la  question  du  transit.  On 
ne  voit  plus  dans  l'Amérique  centrale  qu'un  isthme  à  couper,  soit 
par  canal,  soit  par  chemin  de  fer.  Cette  préoccupation  est  celle  des 
gouvernemens  américain  et  anglais,  qui  s'y  disputent  la  prépondé- 
rance, des  voyageurs  qui  étudient  les  lieux,  des  économistes  et  des 
ingénieurs  qui  apprécient  l'importance  et  la  valeur  pratique  des  sys- 
tèmes de  communication  proposés  (1).  On  peut  dire  même  que  la 
question  du  transit,  dominant  les  esprits  et  les  ambitions,  fait  trop 
oublier  qu'outre  une  voie  de  communication,  ce  pays  offre  des  ri- 
chesses naturelles  à  l'agriculture  et  à  l'industrie.  Le  commerce  du 
inonde  peut  s'y  créer  non-seulement  un  passage,  mais  de  nouvelles 
ressources  qui  l'alimentent.  L'Amérique  centrale  ne  doit  pas  se  con- 
tenter du  rôle  de  témoin  inactif,  regardant  passer,  sans  y  prendre 

(1)  Voyez,  sur  les  Communications  interocéaniques,  la  Revue  du  15  janvier  1857. 


LES    CÔTES    DE   L'AMERIQUE    CENTRALE.  hhïi 

part,  le  mouvement  de  plus  en  plus  considérable  des  marchandises 
qui  la  traverseront;  elle  doit  aussi  recevoir  et  fournir  des  produits 
par  sa  fertilité  particulière  et  par  sa  propre  activité. 

A  ce  point  de  vue,  quelles  données  possède-t-on,  quelles  espé- 
rances peut-on  concevoir  sur  l'avenir  de  l'Amérique  centrale?  Poul- 
ie côté  oriental  de  cette  contrée,  celui  qui  confine  à  l'Océan-Atlan- 
tique  et  qui  regarde  l'Europe,  on  a  les  relations  de  M.  Stephens  (1)  et 
de  M.  Squier  (2).  Quant  à  la  partie  occidentale,  elle  est  délaissée  et 
peu  connue.  Cependant  ce  côté  de  l'Amérique  prendra  dans  l'avenir 
une  importance  incontestable,  car  il  communique  par  le  plus  vaste 
et  le  plus  clément  des  océans  avec  l'Asie,  où  se  trouvent  les  millions 
de  consommateurs  de  l'Inde  et  de  la  Chine,  avec  la  Polynésie,  avec 
l'Australie,  qui  grandit  si  rapidement,  avec  la  Californie  et  l'Orégon, 
enfin  avec  l'Amérique  méridionale.  Un  voyage  exécuté  de  1853  à  1856, 
un  séjour  de  trois  années  m'ont  permis  de  voir  de  près  ces  parages 
occidentaux,  et  je  puis  à  bon  droit  parler  du  caractère  du  sol,  de  la 
configuration  des  côtes,  du  commerce  local  et  de  la  population. 

Si  nous  jetons  un  coup  d'œil  sur  la  configuration  générale  du 
pays,  nous  y  verrons  se  dégager  trois  masses  principales  nettement 
accusées  dans  la  chaîne  des  Cordillères  :  d'abord  le  grand  plateau 
sur  lequel  est  située  la  plaine  de  Guatemala,  à  près  de  2,000  mètres 
au-dessus  du  niveau  de  la  mer;  plus  loin,  vers  le  sud,  un  autre  pla- 
teau moins  élevé,  au  centre  de  l'état  d'Honduras;  enfin  un  troisième 
système  de  montagnes  dominé  par  le  volcan  de  Cartago,  au  pied 
duquel  s'étendent  les  fertiles  plaines  de  San-José.  Entre  ce  dernier 
plateau  et  le  précédent,  les  terres  s'abaissent  pour  former  le  bassin 
des  lacs  du  Nicaragua,  où  ne  se  rencontrent  que  des  hauteurs  d'une 
faible  élévation.  De  cette  division  géographique  est  sortie  la  division 
politique  du  pays,  d'abord  en  cinq  provinces,  et  plus  tard  en  cinq 
républiques.  La  première  et  la  plus  importante,  celle  de  Guatemala, 
occupe  le  plateau  du  nord,  et  l'état  d'Honduras  le  second  plateau; 
entre  les  deux,  sur  des  terres  moins  élevées,  se  trouve  la  république 
de  San-Salvador;  le  bassin  des  lacs,  qui  vient  ensuite,  forme  la  prin- 
cipale partie  du  territoire  de  Nicaragua,  et  la  république  de  Costa- 
Rica  comprend  le  dernier  noyau  de  ces  montagnes.  La  chaîne  des 
Cordillères  traverse  la  province  néo- grenadine  de  Veraguas  dans 
toute  sa  longueur,  ne  s' abaissant  que  vers  Panama. 

Les  Cordillères  séparent  l'Amérique  centrale  en  deux  parties  d'in- 
égale largeur.  Ici,  comme  au  Chili  et  au  Pérou,  la  chaîne  est  pres- 
que continuellement  très  voisine  du  Pacifique.  Entre  la  mer  et  le 
versant  occidental  des  Cordillères,  les  trois  zones  désignées  sous  les 
noms  de  tierra  caliente,  tierra  templada  et  tierra  frta  (chaude, 

(1)  Central  America,  Chiapas  and  Yucatan,  Londres  1851. 

(2)  Nicaragua,  its  People,  scenery,  etc.,  Londres  1S52. 


44<>  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

tempérée  et  froide)  sont  étagées  pour  ainsi  dire,  et  l'on  pourrait, 
en  remontant  du  rivage  aux  majestueux  sommets  qui  bornent  l'hori- 
zon, voir  successivement  dans  le  moindre  espace  possible  les  diverses 
productions  des  diverses  températures.  Ce  qui  distingue  surtout  le 
pays,  c'est  le  caractère  essentiellement  volcanique  du  sol  :  depuis  le 
golfe  de  Fonseca  jusqu'à  San-José  de  Guatemala,  on  voit,  —  spec- 
tacle unique  au  monde,  —  une  suite  non  interrompue  de  hauts  vol- 
cans, dont  plusieurs  sont  toujours  en  ébullition;  un  peu  plus  au 
sud,  la  chaîne  des  Marabios  en  a  quatorze  sur  une  longueur  de 
trente  lieues.  Malheureusement  aucun  savant  n'a  fait  de  ces  contrées 
une  étude  spécialement  géologique.  M.  de  Ilumboldt,  dont  les  re- 
cherches n'ont  pas  dépassé  le  Mexique,  a  exprimé  plusieurs  fois  le 
regret  de  ne  pas  les  avoir  poussées  jusque  clans  l'Amérique  cen- 
trale. Il  aurait  retrouvé  là  tous  les  phénomènes  volcaniques,  solfa- 
tares, sources  d'eau  chaude,  lacs  placés  sur  le  haut  des  monta- 
gnes, enfin  les  tremblemens  de  terre  et  les  éruptions,  dont  les 
ra\ages  combinés  ont  à  plusieurs  reprises  détruit  des  villes  entières  : 
ainsi  eu  IS.Vi  la  capitale  du  San -Salvador,  en  1841  Gartago,  dans 
l'état  de  Gosta-Rica,  et  plusieurs  fois,  dans  le  siècle  dernier,  l'an- 
cienne  ville  de  Guatemala,  dite  la  Antigua. 

Les  principaux  volcans  de  l'Amérique  centrale  sont  la  Goseguina, 
dont  le  cratère,  après  la  désastreuse  éruption  du  "20  au  24  janvier 
1835,  reparut  effondré,  comme  affaissé  sur  lui-même,  diminué  de 
mille  mètres,  c'est-à-dire  de  la  moitié  environ  de  sa  hauteur,  et  le 
Pacaya,  dans  lequel  l'imagination  des  conquérans  voyait  un  gigan- 
tesque creuset  d'or  et  d'argent  en  éternelle  fusion.  Le  plus  curieux 
e  t  sans  contredit  l'Izalco,  le  seul  avec  le  Jorullo  qui  se  soit  produit 
au  Nouveau-Monde  depuis  la  conquête,  et  le  seul  absolument  de  notre 
globe  qui  soit  en  éruption  permanente  depuis  sa  formation. 

L'Izalco  se  dresse  comme  un  phare  au-dessus  de  Sonsonate.  A  côté 
de  lui  se  trouve  le  village  d'Izalco,  situé  sur  un  de  ces  plateaux  larges 
et  élevés  où  les  Indiens  établissaient  de  préférence  leurs  positions. 
Ce  village  est  un  des  plus  anciens  centres  de  population  indienne  du 
pays,  comme  le  montre  l'étendue  de  terre  cultivée  qui  l'environne; 
pendant  longtemps,  son  importance  rivalisa  avec  celle  de  Sonsonate, 
qu'il  sur] tassait  même  en  habitans.  D'après  Juarros,  l'historien  es- 
pagnol de  la  principauté  de  Guatemala,  on  y  trouvait  encore  au  com- 
mencement du  siècle  6,000  âmes,  aujourd'hui  réduites  à  moins  de 
2,000.  Peut-être  la  présence  de  ce  fâcheux  voisin  a-t-elle  contribué 
à  la  dépopulation  du  village.  Cependant  jusqu'ici  le  courant  de  lave 
s'est  écoulé  dans  une  direction  opposée,  et  la  continuité  des  érup- 
tions en  a  modéré  la  violence.  Dans  le  grand  nombre  de  tremble- 
mens de  terre  et  d'éruptions  qui  désolèrent  l'Amérique  centrale  en 
1854,  l'Izalco  continua  à  se  comporter  le  plus  régulièrement  du 


LES    CÔTES   DE    l' AMÉRIQUE    CENTRALE.  A47 

monde,  et  nulle  secousse  n'y  fut  ressentie  pendant  cette  désastreuse 
nuit  de  Pâques,  où  la  ville  de  San-Salvador,  distante  seulement  de 
vingt  lieues,  était  détruite  de  fond  en  comble.  L'activité  constante 
de  ce  volcan  si  bien  réglé  semble  garantir,  par  l'issue  qu'il  donne 
sans  cesse  aux  humeurs  souterraines,  la  tranquillité  du  pays. 

Sur  l'emplacement  occupé  aujourd'hui  par  l'Izalco,  se  trouvait 
encore  en  1768  une  belle  et  riche  hacienda  (ferme),  où  l'on  élevait  de 
nombreux  troupeaux.  De  temps  en  temps  les  pâtres  avaient  entendu 
sous  leurs  pieds  des  bruits  menaçans;  ils  avaient  parfois  senti  le 
sol  s'agiter  d'une  manière  étrange.  Vers  la  fin  de  l'année,  ces  aver- 
tissemens  sinistres  devinrent  plus  nombreux,  et  le  23  février  1769 
la  terre  s' entr' ouvrit  à  moins  d'un  quart  de  lieue  de  la  maison  de 
Y  hacienda.  D'abord  des  cailloux  et  de  la  poussière,  irrégulièrement 
et  faiblement  lancés  ou  plutôt  exhalés,  sortirent  seuls  de  cet  orifice; 
peu  à  peu  vint  la  fumée,  puis  les  flammes;  le  cratère  s'élargit,  et  le 
volcan  se  forma  lui-même  de  sa  lave,  grandissant  sur  le  flanc  de  la 
montagne,  jusqu'à  ce  qu'il  atteignît  sa  hauteur  actuelle,  1,500  mè- 
tres au-dessus  de  la  plaine.  Les  explosions  de  l'Izalco  ne  sont  pas  à 
intervalles  aussi  égaux  qu'a  bien  voulu  le  dire  un  voyageur  améri- 
ricain,  qui  les  fait  de  seize  minutes  quinze  secondes,  ni  plus  ni  moins. 
Quelquefois  il  reste  une  heure  et  plus  sans  donner  signe  de  vie.  Tou- 
tefois les  détonations  sont  espacées  le  plus  souvent  de  dix  à  quinze 
minutes.  Alors  on  entend  comme  une  puissante  décharge  d'artillerie; 
quelques  secondes  après  s'élève  une  colonne  de  fumée,  puis  un  nuage 
de  cendres  et  une  pluie  de  pierres  lancées  dans  toutes  les  directions. 
La  lave  n'est  jamais  liquide,  elle  se  produit  sous  forme  de  poussière 
grise  et  ténue  ou  de  blocs  de  même  couleur,  poreux,  quoique  peu 
friables  et  d'une  densité  assez  faible.  Le  sol,  sauf  de  rares  excep- 
tions, ne  s'ébranle  qu'insensiblement  dans  les  environs  et  même  sur 
le  flanc  du  volcan. 

Quelque  point  que  l'on  gravisse  sur  le  versant  occidental  des  Cor- 
dillères, on  aperçoit  toujours  l'Océan-Pacifique.  La  mer,  c'est  le 
théâtre  où  doit  se  développer  l'activité,  la  destinée  commerciale  du 
pays.  Là  est  la  route  qui  mène  en  Asie,  en  Australie,  vastes  débou- 
chés offerts  à  l'exportation.  Les  ports  sur  le  Pacifique  ont  donc  une 
très  grande  importance.  Je  les  visitai  successivement  en  remontant 
du  sud  au  nord,  étudiant  les  conditions  physiques  qui  permettent 
d'en  présager  la  future  prospérité. 

Comparés  aux  ports  de  l'Amérique  centrale  situés  sur  l'Atlantique. 
les  ports  des  côtes  occidentales  sont  d'une  incontestable  supériorité. 
Yzabal,  Belise,  San-Juan-de-Nicaragua,  sur  l'Atlantique,  sont  incom- 
modes et  d'accès  difficile.  Moins  rapprochées  des  Cordillères,  les 
côtes  orientales  ont  une  fâcheuse  insalubrité,  due  en  grande  partie 
à  cet  éloignement,  et  par  suite  à  la  formation  de  terrains  d'alluvion 


4/|8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bas  et  marécageux.  Les  vents  du  nord-est  qui  y  soufflent  pendant 
la  plus  grande  partie  de  l'année  condensent  sur  le  versant  des  mon- 
tagnes des  nuages  qui  retombent  en  pluie  sur  la  côte.  Les  mêmes 
causes  assurent  au  contraire  une  grande  salubrité  aux  rivages  du 
Pacifique;  la  saison  des  pluies  y  est  rarement  de  plus  de  quatre  mois. 
L'élévation  relative  du  territoire  en  écarte  les  fièvres,  si  fréquentes 
dans  ces  latitudes,  et  le  rideau  des  Cordillères  maintient  une  pré- 
cieuse égalité  de  température. 

Le  voyageur  qui  arrive  à  Panama  après  avoir  suivi  la  cote  aride 
et  brûlée  du  Pérou  est  vivement  frappé  de  l'admirable  tableau  que 
déroule  à  ses  yeux  un  golfe  profond  et  capricieusement  découpé. 
C'est  d'abord  l'archipel  des  Perles,  collier  d'émeraudes  égrené  à  la 
surface  des  flots;  plus  loin,  les  charmantes  îles  de  Perico,  d'Urava,  de 
Flamingo,  de  Taboga  et  autres,  qui  entourent  la  baie  d'un  cercle  de 
verdure;  au  fond  brillent  sous  les  feux  du  soleil  les  vieilles  murailles 
et  les  blanches  maisons  de  Panama.  Les  montagnes,  qui  cachent  un 
autre  Océan,  viennent  baigner  leur  pied  dans  la  mer,  et  les  forêts 
qui  les  couvrent  étalent  les  magnificences  de  la  végétation  tropicale. 
lui  approchant  du  port,  le  paysage  change  de  caractère  :  une  crique 
s'enfonce  dans  un  épais  rideau  de  cocotiers,  sous  lequel  s'abrite  la 
frêle  cabane  de  l'Indien:  à  gauche,  perchés  sur  les  rochers,  se  dres- 
sent les  remparts  avec  leurs  tours  et  leurs  guérites  ou  poivrières,  et 
plus  loin  le  môle  construit  en  bois,  toujours  rempli  d'une  foule  re- 
muante et  bariolée,  qui  charge  et  décharge  les  goélettes  éparses 
dans  la  baie. 

Ce  port  est  un  exemple  de  l'énergique  expansion  des  Américains 
et  du  progrès  continu  de  leurs  envahissemens.  Ici,  comme  aux  îles 
Sandwich,  la  ville  leur  appartient  malgré  le  pavillon  néo-grenadin 
qui  flotte  sur  les  murs;  langage,  journaux,  habitans,  commerce  haut 
et  bas,  jusqu'à  l'argent,  trait  significatif,  tout  est  yankcc.  De  là  le 
contraste  singulier  d'une  foule  affairée  qui  s'agite  dans  une  ville  où 
tout  conserve  l'empreinte  espagnole.  Panama  est  restée  à  peu  près 
telle  qu'elle  fut  reconstruite  après  que  le  flibustier  Morgan  eut,  en 
1671,  détruit  et  brûlé  l'ancienne  ville.  Peu  de  constructions  sont 
nouvelles;  les  rues  sont  étroites,  bordées  de  hautes  maisons  qu'en- 
toure l'inévitable  balcon  vert  fermé  au  regard  du  passant;  le  rez-de- 
chaussée  seul,  avec  ses  bars  (tavernes)  si  chers  à  l'Américain,  vous 
rappelle  le  présent.  De  nombreuses  églises,  dans  les  ruines  des- 
quelles paissent  tranquillement  des  mules,  témoignent  de  la  piété 
des  premiers  conquérans;  aujourd'hui  la  population  se  contente  des 
deux  seules  qui  subsistent.  La  cathédrale,  située  sur  la  place,  est 
un  échantillon  bien  conservé  du  type  adopté  par  les  Espagnols  pour 
tous  les  temples  de  grande  dimension  qu'ils  ont  construits  dans  le 
Nouveau-Monde.  A  l'extrémité  de  la  rue  principale,  une  porte  d'une 


LES    CÔTES    DE    l' AMERIQUE    CENTRALE.  449 

architecture  curieuse  conduit  à  un  faubourg  peuplé  d'Indiens,  où 
les  maisons,  moins  rapprochées,  sont  comme  ensevelies  sous  la  ver- 
dure. Puis  commence  le  sentier  qui,  selon  la  tradition,  date  de  Pizarre; 
ce  fut  la  seule  route  entre  les  deux  Océans  jusqu'à  l'établissement  du 
chemin  de  fer  américain  inauguré  au  mois  de  février  1855. 

Le  chemin  de  fer  amène  à  Panama  presque  tout  le  commerce  de 
transit.  Malheureusement  ce  port,  si  pittoresque  qu'il  soit,  est  loin 
d'être  excellent.  Entouré  comme  d'une  ceinture  pestilentielle  de 
plages  vaseuses  que  chaque  marée  laisse  à  découvert  et  de  fossés 
convertis  en  marais,  il  est  très  insalubre.  En  outre,  des  bancs  dan- 
gereux reportent  au  large  le  mouillage  des  grands  navires  et  ne  per- 
mettent l'accès  de  la  ville  qu'aux  caboteurs,  qui  eux-mêmes  échouent 
à  marée  basse.  C'est  sur  une  des  îles  de  la  rade,  Taboga,  que  s'est 
transporté  le  véritable  port  de  Panama.  Là  sont  mouillés  les  na- 
vires, là  se  font  les  vivres  et  l'eau,  là  sont  les  ship-chandlers  (1).  et 
tous  les  établissemens  des  compagnies  de  bateaux  à  vapeur,  dont 
les  départs  fréquens  et  réguliers  animent  la  rade.  Un  village  com- 
plet s'y  est  formé,  dont  la  population  est  mêlée  d'Indiens  et  d'Euro- 
péens; il  a  son  église,  ses  magasins,  ses  hôtels,  ses  cafés,  et  jusqu'à 
ses  maisons  de  campagne,  où  vient  se  reposer  l'habitant  de  Panama. 
L'établissement  des  Anglais  est  comme  un  Gibraltar  en  miniature  : 
c'est  un  rocher  séparé  de  l'île  par  une  langue  de  sable;  ils  ont  trom  é 
moyen  d'y  caser  leurs  dépôts,  leurs  ateliers,  leurs  citernes,  un  gril 
pour  le  halage  de  leurs  navires,  les  logemens  de  leurs  employés, 
quelques  jardins  de  terre  rapportée,  et  même  une  batterie  de  canons 
lilliputiens,  qui  semble  là  tout  exprès  pour  compléter  la  ressem- 
blance. En  face  sont  leurs  vapeurs,  élégans  de  forme,  ras  sur  l'eau, 
construits  pour  la  marche,  tandis  que  de  l'autre  côté  de  la  baie  sont 
rangés  les  monstrueux  paquebots  américains  de  la  Californie,  véri- 
tables léviathans  delà  mer,  pouvant  porter  jusqu'à  mille  passagers. 
Les  Américains  ont  la  ligne  du  nord;  les  Anglais,  celle  du  sud. 

Entre  Panama  et  l'état  de  Costa-Rica  s'étend  le  pays  de  Vera- 
guas,  qui  termine  au  nord  le  territoire  de  la  JNouvelle-Grenade.  C'est 
là  qu'aborda  Colomb  lors  de  son  quatrième  voyage;  là  aussi,  un 
peu  plus  tard,  Pedro  Arias  de  Avila  soutint  de  rudes  combats  contre 
les  tribus  de  l'intérieur.  Sauf  ces  deux  souvenirs,  les  historiens  se 
taisent  sur  cette  tranquille  province,  qui  semble  mettre,  comme  les 
femmes  de  bien,  sa  gloire  à  ne  point  faire  parler  d'elle.  Dn  modeste 
courant  d'immigration  s'y  établit  silencieusement.  Aujourd'hui  en- 
core les  habitans,  dont  le  nombre  ne  s'élève  guère  qu'à  50,000, 
sont  Indiens  pour  la  plupart;  le  commerce  est  à  peu  près  nul.  Au 

(1)  Marchands  qui  vendent  tout  ce  qui  concerne  la  marine. 

TOME  ix.  29 


/|50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lieu  des  navires  qui  pourraient  apporter  sur  ces  rivages  le  mouve- 
ment et  la  vie,  l'étroite  et  longue  pirogue  de  l'indigène  est  le  seul 
indice  de  la  présence  de  l'homme.  Pourtant  le  pays  est  beau  et  ad- 
mirablement fertile;  toutes  les  richesses  des  tropiques  y  sont  accu- 
mulées à  profusion;  bien  plus,  à  chaque  instant,  sur  les  côtes,  on 
rencontre  de  magnifiques  racles,  d'excellens  mouillages,  de  beaux 
et  bons  ports.  Pourquoi  cet  abandon?  L'or  et  l'argent  occupaient 
exclusivement  la  pensée  des  conquérans,  le  travail  des  mines  devint 
la  seule  colonisation,  et  les  provinces  relativement  pauvres  en  mé- 
taux précieux,  comme  celle  de  Veraguas,  sont  restées  jusqu'à  ce 
jour  semblables  à  ce  château  des  contes  de  fées,  où  la  vie  était  sus- 
pendue, où  tout  attendait  l'heure  du  réveil. 

Une  compagnie  américaine  étudie  un  projet  de  chemin  traversant 
la  province  de  Veraguas  et  reliant  les  deux  mers.  Ce  serait  une  simple 
route  carrossable,  partant,  sur  l'Atlantique,  du  beau  port  dWdmi- 
ral's-Bay,  aujourd'hui  désert,  passant  par  la  ville  principale  du  pays, 
Chiriqui,  et  débouchant  sur  le  Pacifique  au  port  sûr  et  commode  de 
David.  La  réunion  de  ces  deux  tètes  de  ligue  serait  un  avantage 
précieux.  Ce  point  est,  après  Panama,  celui  où  l'isthme  est  le  plus 
étroit,  et  de  vastes  plaines  rendraient,  sur  la  plus  grande  portion  du 
parcours,  les  frais  d'exécution  à  peu  près  insignifians.  Cette  position 
ne  pourrait  cependant  prétendre  qu'à  une  importance  secondaire, 
sans  la  découverte  d'un  vaste  bassin  houiller  (1)  qui  semble  y  tra- 
verser l'isthme  de  part  en  part,  et  dont  Tes  traces,  visibles  aux  deux 
côtes,  ont  été  constatées  par  M.  Wheelvvright  auprès  de  la  ville  de 
Chiriqui.  Des  dépôts  de  charbon,  placés  d'une  façon  aussi  providen- 
tielle, devront  amener  un  mouvement  considérable  dans  cette  por- 
tion de  la  province  de  Veraguas. 

Cette  province  a,  du  côté  de  la  mer,  un  aspect  particulier.  De 
nombreuses  îles  indiquent  par  leurs  groupes  les  sommets  principaux 
d'une  chaîne  de  montagnes  sous-marine  parallèle  à  celle  de  la  côte. 
C'est  d'abord  la  magnifique  île  Coïba,  de  quatre-vingt-dix  milles 
carrés  environ;  à  l'autre  extrémité,  les  Pandas;  au  milieu,  les  trois 
groupes  des  Ladrones,  des  Contreras  et  des  Secas.  Une  tradition  ré- 
pandue dans  le  pays  veut  que,  dans  l'une  de  ces  dernières  îles,  des 
trésors  aient  été  enfouis  par  les  Indiens  à  l'époque  de  la  conquête; 
des  fouilles  y  ont  fait  découvrir,  je  crois,  sinon  des  trésors,  du  moins 
des  débris  d'une  curieuse  antiquité.  La  côte  même  est  très  pittores- 
quement  découpée;  tantôt,  comme  à  Pueblo-Nuevo  ou  à  Chiriqui, 

(1)  J'emprunte  la  note  suivante  à  un  rapport  de  M.  Lagarde,  chirurgien  de  la  ma- 
rine :  «  Sur  l'ile  Muerto,  à  l'entrée  de  la  rivière  de  Chiriqui,  on  trouve  un  charbon  de 
terre  de  bonne  qualité,  dont  l'analyse,  faite  avec  soin  par  le  professeur  Rogers  de  Pen- 
sylvanie,  a  donné  pour  résultat  :  parties  volatiles  et  bitumineuses,  36.27;  charbon  so- 
lide, 58.48;  cendres,  5.25.  » 


LES    CÔTES    DE    l' AMERIQUE    CENTRALE.  451 

elle  montre  l'embouchure  de  grandes  rivières  calmes,  silencieuses, 
bordées  de  manguiers  et  d'énormes  palétuviers,  sur  lesquelles  glisse 
sans  bruit  le  bongo  (pirogue)  de  l'Indien,  allant  se  perdre  sous  quel- 
que voûte  de  verdure  dans  l'inextricable  réseau  des  bras  du  fleuve. 
Ailleurs  elle  se  contourne  en  magnifiques  baies  comme  celles  de 
Bahia-Honda,  Pivay,  el  Pajaro,  que  dominent  des  montagnes  toutes 
vêtues  d'une  splendide  et  impénétrable  végétation.  Au  bord  de  l'eau 
se  dressent,  comme  une  gigantesque  muraille,  des  arbres  hauts  de 
cinquante  pieds,  aux  troncs  enguirlandés  par  d'innombrables  plantes 
grimpantes,  qui  s'enlacent  de  mille  manières  et  retombent  sous  mille 
formes;  çà  et  là  un  coin  de  gazon,  et  de  distance  en  distance  une 
cascade  tombant  du  haut  d'une  falaise  dans  la  mer.  C'est  la  nature 
vierge  dans  sa  gloire,  sur  un  point  où  l'esprit  entreprenant  du  xixe  siè- 
cle aurait  dû,  ce  semble,  porter  déjà  sou  audacieuse  activité.  Faut-il 
désirer  pour  cette  belle  province  la  venue  de  l'Américain,  ou  sou- 
haiter qu'elle  soit  annexée  à  la  paisible  et  industrieuse  république  de 
Costa-Rica,  sa  voisine?  Aujourd'hui  elle  est  comprise  dans  la  me- 
sure qui  a  séparé  en  partie  le  territoire  de  Panama  du  reste  de  la 
Nouvelle-Grenade,  mais  on  ne  voit  pas  quel  avantage  elle  en  peut 
retirer.  Seule  de  toutes  les  puissances  européennes,  l'Angleterre  vou- 
lut y  prendre  pied  par  l'acquisition  de  l'île  Coïba,  à  laquelle  se  re- 
fusa le  gouvernement  de  Bogota.  Le  jour  viendra  pourtant  où  quel- 
que intervention  étrangère  saura  tirer  parti  de  cette  riche  nature  en 
\  répandant  l'industrie,  l'agriculture  et  le  commerce,  si  un  courant 
d'immigration  paisible  n'y  établit  une  nation. 

\près  un  séjour  de  près  de  trois  mois  sur  les  côtes  de  Veraguas,  je 
visitai  celles  de  Costa-Rica.  En  sortant  du  golfe  Dulce,  connu  par  la 
profondeur  de  ses  eaux  et  par  une  tentative  avortée  de  colonisation 
française,  j'abordai  à  Punta-Arenas,  dans  le  golfe  de  Nicoya.  C'était 
par  une  soirée  du  mois  de  février,  époque  où  le  grand  produit  du 
pays,  le  café,  arrive  de  l'intérieur  pour  être  embarqué  sur  les  na- 
vires. La  ville  goûtait  le  repos  qui  suit  une  journée  bien  remplie;  les 
habitans  respiraient  la  fraîcheur  devant  leurs  maisons,  dans  leurs 
petits  jardins;  plus  loin,  des  boutiques  éclairées  attiraient  les  pro- 
meneurs; les  pulperias  (cabarets)  retentissaient  de  la  joie  bruyante 
des  matelots.  Çà  et  là  campaient  en  plein  air  les  gens  de  l'intérieur 
qui  avaient  apporté  le  cale,  assis  par  groupes  auprès  de  leurs  cha- 
riots qui  encombraient  les  rues,  causant,  jouant  ou  dansant,  tandis 
que  leurs  grands  bœufs,  dételés  et  couchés,  ruminaient  devant  quel- 
ques poignées  de  zacate  (fourrage  de  maïs  vert).  Déjà  quelques  cha- 
riots se  mettaient  en  marche  pour  le  retour;  d'autres  arrivaient  en- 
core, s' annonçant  de  loin  par  le  grincement  aigu  de  leurs  roues 
pleines  et  massives,  mal  ajustées  sur  un  essieu  grossier.  Je  fus  sé- 
duit par  l'originalité  de  ce  tableau,  qu'éclairait  irrégulièrement  la 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lumière  incertaine  d'un  mince  croissant  de  lune,  et  je  revins  à  bord, 
fort  prévenu  en  faveur  de  la  nouvelle  ville.  Le  lendemain,  par  mal- 
heur, l'éclat  accusateur  du  soleil  me  montra  la  stérilité  du  sol  et 
les  droits  qu'avait  la  ville  à  porter  le  nom  de  Pointe-de-Sable. 

Punta-Arenas  est  le  principal  port  de  l'état  de  Costa-Rica.  C'est 
de  toutes  ces  côtes  le  point  le  plus  animé.  Peut-être  même  l'ac- 
tivité serait-elle  encore  plus  grande,  si  le  gouvernement  n'avait, 
il  y  a  quelques  années,  sans  motifs  bien  valables,  transféré  le 
port  au  lieu  voisin,  dit  la  Caldera,  pour  le  transporter  de  nouveau 
à  Punta-Arenas.  La  prospérité  de  Punta-Arenas  ne  date  guère  que 
d'une  quinzaine  d'années,  mais  depuis  lors  elle  s'est  incessamment  ac- 
crue. La  rade  est  bonne,  la  ville,  construite  sur  une  langue  de  sable 
de  deux  lieues  de  long,  qui  ferme  le  port  intérieur  du  côté  du  large, 
s'y  prolonge  en  une  rue  unique  sur  toute  l'étendue  de  la  pointe, 
laissant  apercevoir  d'un  côté  la  rade  et  les  navires  de  long  cours,  de 
l'autre  le  port  et  de  nombreux  caboteurs.  Les  maisons  sont  en  bois, 
spacieuses  et  bien  construites;  il  s'en  élève  beaucoup  de  nouvelles, 
et  une  suite  de  magasins  approvisionnés,  quelques-uns  presque  élé- 
gans,  indiquent  des  ressources  que  l'on  serait  loin  de  supposer  d'a- 
bord. J'ai  vu  qu'on  y  établissait  une  scierie  à  vapeur,  qui  devait 
fonctionner  sur  une  grande  échelle.  Sur  la  plage,  à  quelques  pas 
l'un  de  l'autre,  sont  les  deux  seuls  édifices  publics  que  possède  la 
ville  :  une  église,  en  bois  comme  le  reste,  et  un  phare,  luxe  auquel 
sont  peu  habitués  les  navigateurs  des  mers  du  sud.  A  côté,  quelques 
petits  canons  dépareillés,  hors  d'état  de  faire  feu,  sont  mis  en  bat- 
terie, on  ne  sait  pourquoi.  En  somme,  le  port  n'a  guère  qu'un  mou- 
vement de  20,000  tonneaux,  tant  en  exportations  qu'en  importations, 
et  la  faiblesse  numérique  de  la  population  l'empêchera  longtemps 
d'atteindre  un  grand  développement,  malgré  un  climat  heureux  et 
un  sage  gouvernement.  C'est  du  reste  le  seul  endroit  de  cette  côte 
où  un  navire  puisse  trouver  des  ressources  en  vivres  et  en  matériel. 

De  Punta-Arenas  à  la  baie  d'Amapala,  située  plus  au  nord,  on 
rencontre  dans  le  golfe  de  Papagayo  le  port  de  San-Juan  del  Sur, 
dont  l'importance  n'est  que  momentanée;  ce  port  sert  de  débouché  à 
la  ligne  actuelle  qui  traverse  l'isthme  par  le  Nicaragua.  Malgré  la 
précaution  singulière  qu'a  prise  le  gouvernement  de  Costa-Rica  d'y 
décréter  une  ville,  rien  de  ce  genre  ne  s'y  est  encore  élevé,  et  tôt  ou 
tard  on  abandonnera  ce  port  sans  ressources,  maladroitement  placé 
sur  la  plage  la  plus  inhospitalière  de  l'Amérique  centrale.  Le  golfe 
de  Papagayo  est  renommé  pour  la  violence  des  vents  du  nord,  qui  y 
rendent  la  navigation  difficile  et  même  parfois  dangereuse. 

Les  deux  points  indiqués  par  la  nature  des  lieux  comme  tètes  du 
canal  qu'on  songe  à  creuser  dans  le  Nicaragua  seraient  Realejo  et 
Amapala.  Le  premier  possède  une  rade  d'une  parfaite  sécurité.  Au- 


LES   CÔTES   DE   l' AMERIQUE    CENTRALE.  453 

jourd'hui  la  population  n'y  est  que  de  1,200  âmes,  et  le  commerce 
ne  s'alimente  guère  que  du  voisinage  de  la  jolie  petite  ville  de  Cfii- 
nandega,  distante  de  deux  ou  trois  lieues  dans  l'intérieur.  Le  second, 
désigné  indifféremment  sous  le  nom  de  golfe  de  Fonseca  ou  d'Ama- 
pala,  est  une  vaste  baie  semée  d'îles  nombreuses  et  fertiles,  dont 
plusieurs,  disposées  comme  une  chaîne  en  travers  de  l'entrée,  ga- 
rantissent la  tranquillité  de  cette  petite  mer  intérieure.  C'est  une  des 
plus  belles  rades  du  monde;  aussi  la  rivalité  des  convoitises  a-t-elle 
nécessité  le  partage  de  son  littoral  entre  trois  des  états  de  l'Amé- 
rique centrale,  qui  viennent  s'y  réunir  comme  trois  coins  juxtaposés  : 
ce  sont  le  Nicaragua,  l'Honduras  et  le  San-Salvador. 

Le  port  principal,  La  Union,  appartenant  au  San-Salvador,  n'a 
pas  800  âmes.  11  n'y  paraît  de  navires  que  de  loin  en  loin,  pour  les 
foires  de  San-Miguel,  qui  se  tiennent  en  février  et  novembre  à  une 
quinzaine  de  lieues  dans  l'intérieur.  La  république  de  San-Salva- 
dor (1),  le  plus  petit  des  cinq  états  (1,000  lieues  carrées  et  100,000  ha- 
bitons), est  tout  entière  située  sur  le  Pacifique.  Acajutla  est  le  point 
où  s'opère  le  mouvement  maritime  de  Sonsonate,  ville  assez  impor- 
tante placée  à  quatre  lieues  dans  l'intérieur.  Des  travaux  bien  en- 
tendus, exécutés  par  le  docteur  Drivon,  assurent  le  facile  déchar- 
gement des  navires.  —  D' Acajutla,  une  route  pittoresque  et  bien 
entretenue  (chose  rare)  conduit,  le  long  d'une  petite  rivière,  à  tra- 
vers les  bois,  jusqu'à  Sonsonate.  La  distance  est  de  cinq  lieues.  Le 
matin,  avant  l'heure  de  la  chaleur,  il  y  règne  une  active  circula- 
tion :  les  voitures  s'y  croisent  avec  les  cavaliers  et  les  piétons,  les 
chariots  vont  et  viennent,  chargés  de  marchandises,  les  bestiaux 
errent  le  long  du  chemin;  l'Indien  à  demi  nu  se  dirige  vers  ses  tra- 
vaux, muni  du  machete,  sorte  de  sabre  qui  paraît  lui  tenir  lieu  de 
toute  espèce  d'instrument  agricole.  A  mesure  qu'on  approche  de  la 
ville,  les  habitations,  d'abord  éparpillées,  deviennent  plus  nom- 
breuses, et  les  fermes  se  transforment  en  fraîches  villas;  les  jardins, 
puis  les  maisons  se  multiplient:  vous  entrez  dans  le  Barrio  del  An- 
<jel,  charmant  faubourg  qui  présente  Sonsonate  sous  l'aspect  le  plus 
pittoresque.  A  gauche,  au  fond  d'un  ravin,  coule  sur  un  lit  de  cail- 
loux la  petite  rivière  que  vous  suiviez  depuis  Acajutla;  sur  l'autre 
rive,  la  ville,  entourée  d'un  cercle  de  verdure,  tranche  vivement 
par  l'éclatante  blancheur  de  ses  maisons  sur  l'azur  radieux  du  ciel; 
devant  vous,  un  pont  de  pierre,  hardiment  jeté  sur  le  ravin,  indique 
l'entrée,  tandis  que  dans  le  rideau  de  montagnes  qui  forme  le  fond 
de  la  scène,  le  volcan  Izalco  se  couronne  par  intervalles  d'une  ar- 
dente girandole  de  flammes  et  de  vapeurs.  La  ville  a  5,000  habi- 

(1)  Ainsi  nommée  par  le  frère  du  célèbre  Alvarado  parce  que  la  conquête  du  pays  fut 
achevée  le  6  août,  jour  de  la  transfiguration  du  Sauveur;  le  nom  ancien  était  Cuscatlan 
ou  terre  de  richesses. 


liâ'i  REVUE    DES    DEl\    MONDES. 

tans;  régulièrement  percée  de  rues  à  angles  droits,  elle  se  fait  re- 
marquer par  une  extrême  propreté,  cette  demi -vertu,  selon  saint 
François  de  Sales,  qui  est  si  peu  pratiquée  dans  le  Nouveau-Monde. 
Ses  maisons,  blanchies  à  la  chaux,  n'ont  qu'un  étage  à  cause  des 
tremblemens  de  terre:  mais  elles  regagnent  en  étendue  ce  qu'elles 
sacrifient  en  hauteur,  et  beaucoup  seraient  en  état  de  loger  un  régi- 
ment. Quant  aux  édifices  publics,  ce  sont,  comme  toujours,  des 
églises  et  des  couvens,  ruinés  pour  la  plupart.  Les  couvens  princi- 
paux étaient  ceux  de  San-Domingo,  San-Francisco,  San-Juan  et  la 
Merced;  les  églises  étaient  au  nombre  de  treize,  et,  des  cinq  qui 
restent  aujourd'hui,  deux  seulement  ont  gardé  leur  destination. 

Le  commerce  de  Sonsonate  est  presque  uniquement  entre  les 
mains  de  Français;  c'est  un  fait  assez  rare  pour  être  remarqué.  Parmi 
ces  compatriotes,  l'un  des  plus  honorables,  le  général  Saget,  a  mar- 
qué sa  place  dans  l'histoire  du  pays.  Ancien  soldat  de  l'empire,  il 
s'exila  comme  tant  d'autres  au  commencement  de  la  restauration,  et 
vint  chercher  fortune  dans  l'Amérique  centrale,  où,  peu  après  son 
arrivée,  la  proclamation  de  l'indépendance  ouvrit  cette  longue  pé- 
riode de  guerres  intérieures  qui  durent  encore  aujourd'hui.  Il  se 
rangea  naturellement  sous  les  drapeaux  du  parti  libéral,  où  ses  con- 
naissances  militaires  lui  valurent  un  avancement  rapide.  Devenu  le 
second  après  Morazan,  il  accompagna  dans  tous  ses  dangers  ce  héros 
de  la  fédération  jusqu'à  sa  dernière  campagne  dans  l'état  de  Costa- 
Rica;  là  il  reçut  de  lui  une  mission  pour  Punta-Arenas,  et  ce  fut  pen- 
dant cette  courte  absence  que  Morazan  périt  tragiquement,  par  une 
catastrophe  que  notre  compatriote  eût  peut -être  prévenue  sans  cet 
éloignement  imprudemment  ordonné.  Morazan  avait  relevé  une  der- 
nière fois  le  drapeau  de  la  confédération,  et  s'était  cru  assez  sûr  des 
populations  de  Costa-Rica  pour  envoyer  la  presque  totalité  de  ses 
troupes,  sous  les  ordres  du  général  Saget,  à  Punta-Arenas,  où  venait 
d'éclater  une  insurrection  militaire.  A  peine  fut-il  seul,  que  les  trois 
cents  hommes  qui  lui  restaient  se  virent  assaillis  dans  la  ville  de 
San-José  par  quatre  ou  cinq  mille  hommes  qu'avaient  ameutés  les 
chefs  servîtes.  Ce  siège  inégal  dura  deux  jours  et  deux  nuits.  Mora- 
zan essaya  de  se  réfugier  dans  la  ville  voisine  de  Cartago;  repoussé 
par  les  habitans,  il  revint  à  San-José,  y  fut  pris  et  fusillé  le  18  sep- 
tembre 1842.  Depuis  lors,  le  général  Saget  s'est  retiré  à  Sonsonate, 
et  le  voyageur  français  trouve  dans  sa  maison  l'hospitalité  la  plus 
cordiale  et  la  plus  bienveillante. 

Le  dernier  port  de  cette  côte  est  celui  de  San-José,  le  seul  que  la 
république  de  Guatemala  possède  sur  le  Pacifique.  Cette  république 
est  le  premier  des  cinq  états  qui  se  partagent  le  pays,  tant  par  le 
chiffre  de  sa  population  que  par  l'étendue  de  son  territoire  et  l'im- 
portance de  ses  villes;  mais  les  côtes,  longues  de  soixante-dix  lieues, 


LES    CÔTES    DE    L' AMERIQUE    CENTRALE.  455 

que  l'état  de  Guatemala  occupe  sur  le  Pacifique,  n'offrent  pas  le  moin- 
dre abri  où  puissent  se  réfugier  les  navires.  Partout  le  rivage  y  pro- 
longe à  perte  de  vue  son  inflexible  ligne  droite,  et  partout  le  dange- 
reux ressac,  connu  sous  le  nom  de  tasca  ou  barre,  rend  impossibles 
les  communications  régulières  du  bord  avec  la  terre.  En  cet  état  de 
choses,  le  choix  du  lieu  où  la  république  établirait  un  port  était  as- 
sez indifférent.  Les  premiers  conquérans  l'avaient  placé  à  Istapa,  et 
on  l'y  conservait,  parce  que  c'est  le  point  le  plus  rapproché  de  la  ca- 
pitale. Au  1"  janvier  1854,  le  gouvernement,  je  ne  sais  pourquoi, 
l'a  transporté  à  quelques  lieues  plus  à  l'ouest,  à  San-José.  Cette  opé- 
ration, qui  en  France  paraîtrait  compliquée,  est  sur  les  côtes  de  Gua- 
temala la  chose  du  monde  la  plus  sommaire  :  un  décret  à  signer, 
quelques  bâtimens  de  douane  à  construire,  et  tout  est  dit. 

Nous  passâmes  devant  l'établissement  déshérité  d'Istapa,  que  nous 
aperçûmes  tristement  perché  sur  le  haut  d'une  falaise,  et  bientôt  un 
pavillon  flottant  sur  une  case  isolée,  seul  indice  qui  pût  nous  gui- 
der, nous  annonça  San-José.  A  l'horizon,  la  chaîne  de  volcans  allon- 
geait ses  lignes  imposantes,  mais  la  plaine  est  basse  et  maréca- 
geuse. Le  seul  navire  qu'on  vit  là  était  un  triste  pronostic  de  l'avenir 
du  nouveau  port  :  YEuscalduna,  beau  trois -mâts  neuf  de  Bor- 
deaux, s'était,  peu  de  jours  auparavant,  jeté  à  la  côte,  et  le  choc  in- 
cessant et  destructeur  de  la  lame  le  déchirait  peu  à  peu.  Après  le 
coucher  du  soleil,  un  immense  voile  de  vapeurs  condensées  s'éleva 
au-dessus  des  terres,  semblable  à  ces  brouillards  nocturnes  que  nos 
colons  des  Antilles  appellent  le  drap  mortuaire  des  savanes;  puis  la 
nuit  vint,  nous  laissant  tristement  frappés  du  contraste  de  cette  na- 
ture désolée  avec  la  riante  campagne  de  Sonsonate;  le  grondement 
monotone  de  la  mer  déferlant  sur  la  grève  se  fit  seul  entendre  dans 
ce  port  silencieux  et  désert.  Le  commerce  de  la  république  achemine 
les  trois  quarts  de  ses  produits  vers  l'Atlantique,  et  c'est  de  l'Atlan- 
tique qu'il  reçoit  ses  importations.  Le  capitaine  de  port  de  San-José 
me  dit,  il  est  vrai,  qu'à  peu  de  distance  se  trouvait  un  vaste  étang, 
facile  à  creuser  et  à  transformer  en  un  havre  intérieur;  mais  ce  havre 
ne  ferait  pas  disparaître  l'insécurité  d'un  mouillage  où  les  navires 
ne  se  hasardent  que  pendant  quelques  mois  de  l'année;  la  difficulté 
serait  d'y  entrer,  c'est-à-dire  de  passer  la  barre;  il  faudrait  des  tra- 
vaux coûteux,  auxquels  on  ne  peut  songer  de  longtemps. 

En  résumé,  la  distribution  des  ports  sur  cette  côte  n'est  pas  en 
rapport  avec  l'importance  relative  des  divers  états.  Le  Guatemala 
manque  de  ports  à  vrai  dire,  et  c'est  aux  trois  républiques  les  plus 
faibles  du  pays  qu'appartient  le  point  unique  où  peut  se  concentrer 
par  la  suite  le  mouvement  commercial,  à  savoir  l'admirable  baie 
d'Amapala.  On  peut  donc  prévoir  que  les  développemens  futurs  du 
commerce  modifieront  les  rangs  respectifs  des  cinq  états. 


/|5G  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  commerce  de  l'Amérique  centrale  sur  les  côtes  de  l' Océan-Pa- 
cifique est  peu  considérable.  Le  port  le  plus  animé  est  Punta-Arenas, 
dans  l'état  de  Costa-Rica.  Cette  prospérité  relative  n'a  d'autre  ori- 
gine que  la  production  du  café,  production  toute  récente.  Il  y  a  une 
\  ingtaine  d'années,  quelques  pieds  de  caféiers  furent  importés  de 
la  Nouvelle-Grenade;  ils  réussirent  si  bien,  que  la  culture  s'en  géné- 
ralisa promptement,  d'abord  dans  la  plaine  de  San-José,  chef-lieu 
de  Costa-Rica,  et  peu  à  peu  dans  tout  ce  petit  pays.  En  1845,  la 
production  était  déjà  de  50,000  quintaux,  elle  est  aujourd'hui  plus- 
que  triplée;  le  capitaine  de  port  de  Punta-Arenas  pense  qu'avant  peu 
d'années  elle  atteindra  le  chiffre  de  300,000  quintaux.  La  qualité  en 
est  de  plus  en  plus  appréciée  sur  les  marchés  étrangers,  et  le  prix, 
qui  n'était  en  1845  que  de  7  piastres  le  quintal  (45  kilogrammes), 
s'élevait  jusqu'à  12  piastres  en  1854.  L'époque  de  la  récolte  du  café 
est  le  signal  d'une  activité  singulière  :  les  villes  deviennent  désertes, 
chacun  s'établit  sur  sa  plantation;  les  femmes  même,  tout  insou- 
ciantes qu'elles  soient  d'ordinaire,  s'intéressent  à  cette  récolte  pres- 
que autant  qu'à  leur  toilette,  et  j'étais  tout  étonné  de  recevoir  les 
détails  les  plus  circonstanciés  sur  cette  culture  de  la  bouche  d'une 
des  plus  gracieuses  et  des  plus  charmantes  personnes  de  Punta- 
Arenas;  elle  arrivait  de  la  plantation  de  son  mari,  voyage  de  cin- 
quante lieues  qu'elle  avait  tout  simplement  fait  à  cheval. 

Cette  culture  est  la  seule  importante;  quelques  autres  cependant 
pourraient  acquérir  un  développement  sérieux  :  le  sucre,  le  tabac, 
les  bois  de  construction  et  d'ébénisterie.  Quelques  mines,  peu  riches 
aujourd'hui,  pourraient  le  devenir;  c'est  à  ces  mines  que  Juarros 
attribue  le  nom  de  la  province  de  Costa-Rica,  mais  il  ajoute  naïve- 
ment que  nul  ne  sait  à  quelle  époque  elles  étaient  riches. 

En  général,  on  retrouve  sur  ces  côtes  les  productions  tropicales, 
riz,  safran,  vanille,  cascarille,  caoutchouc,  etc.  Ne  parlons  que  de 
celles  qui  offrent  déjà  les  élémens  d'un  commerce  réel.  A  ce  titre, 
après  le  café  de  Costa-Rica,  il  faut  citer  l'indigo  du  San-Salvador, 
improprement  connu  en  Europe  tous  le  nom  d'indigo  de  Guatemala. 
Malheureusement  l'état  de  guerre  du  pays,  le  manque  de  bras,  l'in- 
certitude du  lendemain  ont  fait  abandonner  peu  à  peu  la  plupart 
des  indigoteries;  cette  industrie  n'a  fait  que  décroître  depuis  le  dé- 
part des  Espagnols.  Elle  produisait  alors  jusqu'à  10,000  balles  de 
08  kilogrammes;  aujourd'hui  ce  chiffre  est  graduellement  descendu 
à  3,000,  puis  à  1,200,  et  cette  diminution  continue.  L'n  autre  pro- 
duit du  San-Salvador  est  le  baume  appelé  baume  du  Pérou,  parce 
que  les  premiers  échantillons  qui  en  arrivèrent  en  Europe  avaient 
passé  par  Lima.  L'arbre  qui  donne  sous  différentes  formes  ce  médi- 
cament si  recherché  est  exclusivement  originaire  de  l'état  de  San-Sal- 
vador, où  pendant  longtemps  la  côte  comprise  entre  Acajutla  et  Jiqui- 


LES    CÔTES    DE   l' AMERIQUE    CENTRALE.  A 57 

lisco  fut  désignée  sous  le  nom  de  côte  (ht  Baume.  La  réputation  de 
cette  substance  est  d'une  antiquité  respectable,  car  dès  15(52  le  pape 
Pie  IV  en  autorisa  l'emploi  dans  la  consécration  du  saint-chrême. 

Dans  la  république  de  Guatemala,  la  production  principale  est  la 
cochenille,  dont  750,000  kilogrammes  environ,  valant  près  de  5  mil- 
lions de  francs,  s'exportent  annuellement;  mais  c'est  à  peine  si  le 
quart  de  ce  mouvement  s'opère  par  l' Océan-Pacifique. 

Les  Indiens  ont  aussi  leurs  produits  spéciaux  :  ce  sont  des  cale- 
basses gravées,  des  hamacs  en  pitre  (espèce  de  paille),  des  nattes 
de  paille  aux  dessins  éclatans,  des  paniers  d'osier  bizarres  de  forme 
et  de  couleur.  Leur  industrie  la  plus  lucrative  est  la  pêche  de  la  tor- 
tue et  des  huîtres  perlières.  La  tortue  dite  carey  leur  fournit  seule 
l'écaillé  qui  s'achète;  ils  en  vendent  la  livre  sept  ou  huit  piastres,  ce 
qui  prouve  qu'elle  est  rare.  Les  tortues  de  la  grande  espèce,  dont 
l'écaillé  est  malheureusement  sans  valeur,  sont  au  contraire  extrê- 
mement abondantes;  mais  on  se  lasse  bien  vite  de  cette  chair  insi- 
pide. Deux  hommes  suffisent  pour  la  pèche  :  l'un  guide  la  pirogue, 
l'autre,  placé  à  l'avant,  attentif,  l'œil  au  guet,  tient  en  main,  au  bout 
d'une  corde  longue  et  menue,  la  lance  dont  il  harponne  l'animal:  puis 
tous  deux,  avec  une  adresse  singulière,  parviennent  à  faire  entrer 
dans  leur  étroite  pirogue,  vivans  et  se  débattant,  ces  monstrueux  ché- 
loniens  qui  pèsent  parfois  près  de  trois  cents  livres.  —  La  pèche  des 
huîtres  perlières  se  fait  sur  une  plus  grande  échelle.  Le  chef  d'une 
pêcherie  engage  vingt-cinq  ou  trente  Indiens  qu'il  loge  et  nourrit 
pendant  la  saison,  et  qui  chaque  matin  se  rendent  au  lieu  de  pèche, 
répartis  sur  deux  ou  trois  grandes  pirogues.  Là,  tous  debout,  rangés 
par  ordre,  ils  plongent  successivement;  à  peine  l'un  s'est-il  jeté,  que 
le  suivant  se  jette  à  son  tour;  chacun  arrache  du  fond  de  l'eau  une  ou 
deux  huîtres,  puis  recommence;  un  habile  plongeur  peut  ainsi  en  rap- 
porter jusqu'à  cent  dans  sa  journée.  Ces  huîtres  sont  très  grosses  et 
bonnes,  quoique  peu  délicates.  La  crainte  des  requins  qui  pullulent 
dans  ces  parages  semble  inconnue  à  ces  hardis  pêcheurs;  une  seule 
fois  ils  nous  prièrent  d'enterrer  les  dépouilles  d'un  bœuf  tué  à  bord, 
de  peur  que  l'odeur  du  sang  n'éveillât  la  voracité  de  ces  ennemis 
toujours  proches.  La  pêche  des  huîtres  est  d'un  produit  fort  incer- 
tain; parfois  les  frais  ne  sont  pas  couverts,  parfois  aussi  une  ren- 
contre heureuse,  une  seule  perle,  fait  la  fortune  de  la  saison.  Du 
reste,  rien  n'est  perdu;  les  écailles  même  se  vendent,  et  chaque  an- 
née un  navire  anglais  vient  les  recueillir  aux  diverses  pêcheries. 

Tel  est  parmi  ces  populations  l'état  actuel  du  commerce.  Mettez 
à  la  place  ou  à  côté  des  Indiens  insoucians,  des  paresseux  Espagnols, 
une  société  laborieuse,  désireuse  de  gain,  habile  à  tirer  profit  des  res- 
sources naturelles  qui  abondent  :  la  transformation  sera  rapide. 

La  population  de  l'Amérique  centrale  se  compose,  comme  dans 


A58  .  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

toutes  les  républiques  espagnoles  du  Nouveau-Monde,  de  blancs, 
d'aborigènes  ou  Indiens,  et  de  métis  ou  ladinos.  Elle  s'élève,  dit-on, 
à  1,500,000  âmes,  évaluation  probablement  trop  faible,  car  le  recen- 
sement ne  peut  atteindre  tout  le  monde  en  des  pays  où  les  huit 
dixièmes  des  habilans  sont  Indiens  ou  métis.  Cette  proportion  est 
remarquable  :  elle  indique  à  la  fois  le  peu  d'importance  que  les  con- 
quérans  attachèrent  à  la  possession  de  ces  contrées  et  le  caractère 
relativement  pacifique  qu'y  conserva  leur  conquête.  Ici  l'établisse- 
ment de  la  domination  étrangère  fut  exempt  des  épouvantables  hor- 
reurs qui  ensanglantèrent  le  Mexique  et  le  Pérou.  La  république  de 
Costa-Rica  toutefois  fait  exception;  là,  sur  un  chiffre  de  100,000  ha- 
bitons, les  Indiens  ne  figurent  que  pour  un  dixième.  En  même 
temps  c'est  de  beaucoup  le  plus  sage  et  le  plus  prospère  des  cinq 
états.  La  population  de  l'Amérique  centrale  fournit  au  territoire  une 
moyenne  de  100  habitans  par  lieue  carrée.  Comme  terme  de  compa- 
raison, on  peut  se  rappeler  que  la  Belgique  a  environ  2,500  cames 
pour  la  même  unité  de  surface. 

Des  deux  races  qui  occupent  le  |>;i\s.  la  race  aborigène  est  la  plus 
curieuse,  et  c'est  dans  la  province  de  Yeraguas  qu'il  faut  l'étudier. 
L'absence  presque  totale  de  mouvement  sur  cette  côte  a  laissé  à 
l'Indien  sa  physionomie  originale;  son  langage  même,  dit-on,  ren- 
ferme encore  des  traces,  non-seulement  de  l'idiome  nuhuatl  apporté 
par  les  Mexicains,  mais  même  des  divers  dialectes  toltèques  auté- 
rieurs  à  la  domination  mexicaine.  Son  visage  cuivré,  aux  pommettes 
saillantes,  ses  yeux  profonds,  limpides  et  expressifs,  ses  cheveux 
noirs  et  droits,  ses  membres  bien  proportionnés,  aux  extrémités 
fines,  indiquent  une  race  pure.  Ses  habitudes  sont  simples  et  gardent 
surtout  deux  traits  bien  caractéristiques  de  la  vie  sauvage,  la  haine 
du  travail  et  l'amour  de  l'isolement.  No  queremos  mucha  vccindad , 
me  disait  l'un  d'eux  :  «  nous  n'aimons  guère  le  voisinage.  »  En  eifet, 
leurs  cabanes,  éparses  le  long  de  la  côte,  sur  le  bord  des  rivières, 
au  fond  des  baies  ou  sur  les  îles,  sont  rarement  réunies  en  villages. 
L'existence  contemplative  de  l'Indien  n'est  interrompue  que  par  les 
quelques  heures  de  travail  nécessaire  à  l'entretien  de  son  petit  jar- 
din, qui  lui  fournit  sa  nourriture,  —  du  maïs,  des  bananes,  quelques 
fruits.  Le  plus  souvent  ce  jardin  est  assez  loin  de  sa  cabane  et  comme 
perdu  au  milieu  des  bois.  Parfois  pourtant  ce  goût  pour  la  solitude 
cède  à  l'attrait  d'une  réunion  officiellement  annoncée;  alors  toutes 
les  pirogues,  chacune  portant  une  famille,  s'engagent  dans  Yarroyo 
(bras  de  rivière)  qui  conduit  chez  l'amphitryon.  Au  lieu  du  semblant 
de  pantalon,  costume  ordinaire  des  Indiens,  on  voit  reparaître  ces 
jours-là  les  vêtemens  bariolés,  les  ponchos  (manteaux  ronds)  aux  cou- 
leurs vives  et  éclatantes  si  chères  aux  races  sauvages;  les  femmes,  ha- 
bituellement vêtues  d'une  simple  chemise  et  d'un  jupon,  mêlent  alors 


LES    CÔTES    DE    L'AMERIQUE    CENTRALE.  459 

des  fleurs  rouges  aux  longues  tresses  de  leurs  cheveux,  s'entourent 
le  cou  de  colliers  de  graines,  et  garnissent  de  volans  l'ouverture  de  la 
chemise,  qui  laisse  la  naissance  de  la  poitrine  à  découvert.  Dans  ces 
fêtes,  qu'anime  le  son  de  la  guitare,  les  Indiens  prolongent  souvent 
leurs  danses  jusqu'au  milieu  de  la  nuit,  heureux  si  quelques  réaux 
égarés  permettent  d'y  joindre  le  régal  chéri  de  Vagua  ardiente. 

La  poésie  de  ces  Indiens  est  toute  dans  leurs  chansons.  Par  mal- 
heur elle  est  devenue  peu  à  peu  espagnole,  perdant  ainsi  son  origi- 
nalité primitive.  Cette  métamorphose  est  du  moins  une  preuve  de  la 
parenté  de  génie  des  deux  races.  Ce  n'est  pas  sans  étonnement  que 
j'ai  retrouvé  là  une  vieille  et  curieuse  ballade  espagnole,  aujourd'hui 
sans  doute  oubliée  en  Espagne  : 

o  L'épouse  se  lève  un  matin,  disant  qu'elle  va  au  jardin  jouir  de  la  fraî- 
cheur. Mieux  lui  valait  dormir  ! 

«  Sur  les  beaux  cheveux  qu'en  sa  pensée  elle  destine  à  l'amour,  elle  jette, 
en  sortant,  une  toque.  Mieux  lui  valait  dormir!  » 

Après  plusieurs  rencontres  de  mauvais  augure,  elle  arrive  au 
jardin  : 

«  Elle  n'y  voit  d'abord  rien,  et  finit  par  rencontrer  ce  qu'elle  n'y  cher- 
chait pas.  Mieux  lui  valait  dormir! 

«  Son  amant  tué,  et  près  d'elle  son  mari,  qui  met  fin  à  leurs  deux  existences. 
Mieux  lui  valait  dormir  !  » 

En  général,  leurs  chants  sont  tristes  et  mélancoliques  :  ils  ont  sou- 
vent un  tour  recherché  que  ne  désavoueraient  pas  nos  faiseurs  de 
romances;  mais  on  y  trouve  quelquefois  un  peu  d'originalité  et  de 
grâce,  comme  dans  ces  quelques  vers  que  j'entendis  chanter  par  une 
jeune  Indienne  employée  à  une  pêcherie  de  perles  des  îles  Paridas  : 

«  Jeune  fille,  dont  les  yeux  si  beaux  brillent  sous  de  longs  cils  dorés,  puisse 
ta  mère  m'appeler  son  fils,  et  tes  sœurs  leur  frère! 

«  Si  je  meurs,  mon  âme,  enterre-moi  près  de  ta  couche,  afin  que  tes  yeux 
me  servent  de  cierges! » 

Ici,  comme  dans  beaucoup  de  parties  de  l'Amérique  espagnole,  le 
clergé,  rassuré  par  la  facile  soumission  de  ses  prosélytes,  leur  a 
permis  de  conserver  dans  le  rite  catholique  certains  souvenirs  de 
leur  culte  primitif.  On  regrette  que  l'insouciance  des  Indiens  ait  laissé 
échapper  le  sens  traditionnel  de  quelques  coutumes  bizarres,  qu'ils 
perpétuent  sans  savoir  pourquoi.  Cette  insouciance  va  jusqu'à  dé- 
truire chez  eux  toute  trace  d'affections  de  famille.  Pendant  une  course 
en  canot  sur  une  des  rivières  du  Veraguas,  j'aperçus  au  fond  de 
l'eau,  très  transparente  en  cet  endroit,  sous  les  racines  des  man- 
guiers, le  cadavre  d'un  enfant  de  cinq  ou  six  ans.  Je  me  dirigeai 
vers  une  cabane  voisine;  j'y  trouvai  une  femme  jeune  encore,  et  l'in- 
formai de  cette  triste  découverte.  «  Eh  !  Miguel  !  »  cria-t-elle  à  son 


AlM)  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mari  occupé  au  dehors,  «  le  senor  a  trouvé  le  corps  du  nhïo  (petit)  à 
la  pointe  de  Yarroyo;  tu  avais  raison.  »  C'était  la  mère  de  l'enfant. 
Ce  fut  là  toute  l'oraison  funèbre  du  nino,  qui  avait  disparu  depuis 
trois  jours  sans  qu'on  s'en  fût  autrement  inquiété.  Du  reste,  on  re- 
trouve en  d'autres  pays  des  exemples  d'une  insensibilité  non  moins 
étrange.  Un  officier  de  marine  m'a  raconté  que,  se  promenant  un 
jour  dans  la  campagne  de  Nanking,  il  rencontra,  portant  son  enfant 
dans  ses  bras,  une  femme  qui,  effrayée  à  la  vue  du  barbare,  jeta  son 
fardeau  dans  une  haie  pour  s'enfuir  plus  vite,  en  trébuchant  sur  ses 
pieds  mutilés,  bien  plus,  il  est  tel  point,  —  les  îles  Marquises,  — 
où  le  sentiment  maternel  a  presque  disparu;  il  est  remplacé  par 
l'adoption  érigée  en  système. 

Hors  du  Yeraguas,  dans  les  autres  parties  de  l'Amérique  centrale, 
L'Indien,  mêlé  sans  cesse  au  mouvement  qui  l'entoure,  a  perdu,  dans 
le  contact  avec  les  Européens,  son  caractère  primitif  :  il  est  devenu 
plus  industrieux,  plus  attaché  au  sol,  moins  étranger  aux  senti- 
mens  de  famille.  Vivant  heureux  près  de  sa  femme,  entre  le  champ 
qu'il  cultive  et  la  cabane  qui  l'abrite,  son  humeur  paisible  l'a  sauvé 
de  cette  destruction  totale  qui,  toujours  plus  prochaine,  menace  ses 
frères  des  États-Unis.  11  se  soumet  avec  une  grande  indifférence 
au  joug,  fort  léger  du  reste,  des  petits-neveux  de  ses  conqué- 
rans.  Dans  les  luttes  intestines  qui  ont  ensanglanté  pendant  plus 
de  trente  ans  l'Amérique  centrale,  c'est  parmi  les  Indiens  que  se  sont 
recrutées  les  prétendues  armées  de  tous  les  partis.  L'Indien  se  disci- 
plinait promptement,  sa  bonne  volonté  était  constante,  sa  patience 
remarquable.  Une  seule  chose  manquait,  c'était  l'ardeur  guerrière. 
Rien  de  curieux  comme  sa  contenance  la  première  fois  qu'on  lui 
met  un  fusil  dans  les  mains  :  il  le  regarde,  ose  à  peine  y  toucher, 
et  attend  que  quelque  âme  charitable  lui  enseigne  à  faire  connais- 
sance avec  son  animal  (il  appelle  ainsi  tout  objet  inconnu  et  qui 
lui  semble  étrange).  Ce  n'est  qu'à  la  longue  qu'il  se  familiarise  et 
surtout  qu'il  s'aguerrit,  si  tant  est  qu'il  en  vienne  jamais  là.  Sou- 
vent le  malheureux  est  enrégimenté  sans  qu'il  se  rende  bien  compte 
de  la  cause  qui  réclame  son  appui.  Dans  l'une  des  nombreuses 
guerres  de  Carrera  et  de  Morazan,  un  lieutenant  de  Carrera, 
s' étant  emparé  de  Sonsonate,  y  avait  laissé  une  faible  garnison 
et  un  corps  assez  nombreux  d'Indiens  fraîchement  recrutés.  Le  soir 
venu,  pour  empêcher  les  désertions  qu'eussent  pu  provoquer  les 
souvenirs  encore  récens  de  la  famille,  on  réunit  la  nouvelle  troupe 
dans  une  église  située  à  l'extrémité  de  la  ville;  un  poste  de  confiance 
fut  chargé  de  la  surveiller,  et  un  factionnaire  placé  à  la  porte.  In- 
struit par  ses  espions,  vers  le  milieu  de  la  nuit,  un  lieutenant  de 
Morazan,  qui  tenait  la  campagne,  entre  hardiment  dans  Sonsonate; 
deux  aides  de  camp  seulement  sont  avec  lui.  Le  poste  dort  dans  une 


LES    CÔTES    DE    L'AMERIQUE    CENTRALE.  /|()1 

maison  voisine.  Enveloppé  d'un  manteau,  cet  officier  se  présente,  en 
murmurant  un  mot  d'ordre  quelconque,  au  factionnaire,  qui  le  prend 
pour  un  officier  de  ronde.  Il  pénètre  au  milieu  des  Indiens  couchés 
à  terre  :  «  Allons,  debout,  garçons!  dit-il;  voici  l'ennemi!  aux 
armes  !  et  surtout  du  silence  !  »  Les  dormeurs  se  gardaient  bien  de 
bouger,  se  demandant  à  voix  basse  dans  le  singulier  patois  qui  est 
résulté  du  mélange  de  leur  langue  avec  l'espagnol  :  «  Qu'est-ce  que 
celui-ci?  que  nous  veut-il?  Ce  n'est  pas  celui  d'hier  soir.  »  Leur 
recruteur  improvisé  insiste,  harangue;  un  premier  se  met  sur  son 
coude,  puis  un  second,  puis  tous,  et  bientôt  ils  sont  debout;  le  tour 
est  joué.  Notre  homme  les  fait  s'armer,  se  mettre  en  rangs,  et  sort 
tranquillement  à  la  tète  de  ses  nouveaux  soldats,  ordonnant  au  fac- 
tionnaire de  se  joindre  à  la  troupe.  En  quelques  instans  il  fut  hors 
de  la  ville.  Les  Indiens  ne  se  doutèrent  jamais  qu'ils  avaient  passé 
d'un  parti  dans  l'autre,  et  qu'ils  étaient  des  traîtres  innocens. 

A  côté  de  la  vie  obscure,  silencieuse  et  facile  de  l'Indien,  s'étale 
l'existence  large  et  opulente  des  riches  familles  de  race  blanche.  Le 
courant  de  l'émigration  européenne  est  si  faible  en  ce  pays,  qu'on 
y  retrouve  intactes  les  anciennes  mœurs  des  colonies  espagnoles, 
curieux  mélange  de  luxe  et  de  simplicité.  L'hospitalité  surtout  s'y 
pratique  avec  une  cordialité,  une  franchise  dont  l'Europe  a  depuis 
longtemps  perdu  le  souvenir.  Il  n'est  pas  rare  d'y  voir  des  visites 
de  famille  à  famille  durer  plusieurs  mois,  et  une  famille  se  compose 
quelquefois  d'une  quinzaine  de  personnes.  Quel  est  l'étranger  qui, 
introduit  dans  l'intimité  d'une  de  ces  riches  familles,  n'a  été  effrayé 
de  l'interminable  procession  de  visages  divers  qui  passe  devant  lui, 
et  surtout  du  formidable  bataillon  des  tantes,  sœurs,  nièces,  cou- 
sines?... Puis  vient  l' arrière-garde  des  domestiques,  composée  aussi 
de  pères,  de  mères  et  d'enfans,  plus  nombreuse  souvent  que  le  corps 
d'armée.  C'est  une  vraie  vie  de  patriarches,  et  l'on  se  demande  com- 
ment les  fortunes  peuvent  suffire  à  l'entretien  d'une  telle  population 
dans  un  pays  où  le  désordre  est  la  règle.  Pourtant  l'amo  de  la  casar 
le  maître  de  la  maison  ou  plutôt  de  la  tribu  soutiendra  sans  hési- 
tation ni  surprise  ses  parens  de  tous  les  degrés.  Il  faut  dire  du  reste 
que  là  le  comfortable  est  inconnu,  et  que  le  luxe  (il  y  en  a  souvent 
beaucoup)  est  concentré  dans  les  salons.  Les  chambres  à  coucher 
n'ont  parfois  d'autres  meubles  qu'un  lit  de  sangle,  deux  chaises, 
et,  dans  un  coin,  l'inévitable  malle,  qui  sert  tout  à  la  fois  d'armoire, 
de  commode  et  de  secrétaire.  A  votre  grand  étonnement,  vous  en 
verriez  sortir,  comme  d'un  gobelet  d'escamoteur,  robes,  bijoux, 
linge,  chapeaux,  tout  l'arsenal  féminin.  On  vit  en  commun;  on  se 
réunit  aux  heures  de  repas  autour  de  la  table  dressée  sous  la  galerie, 
on  se  réunit  encore  le  soir  pour  une  promenade  à  cheval,  et  la  danse 
couronne  la  journée,  qu'elle  prolonge  jusqu'au  milieu  de  la  nuit. 


6*î"2  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Jamais  dans  l'Amérique  espagnole  on  ne  rencontre  de  ces  misères 
en  habit  noir  si  fréquentes  dans  la  société  moderne  :  la  raison  en 
est  dans  ces  habitudes  hospitalières.  L'homme  qui  a  perdu  toute 
ressource  va  chez  quelque  ami  plus  heureux;  il  y  vit  parfois  des  an- 
nées comme  ami  de  la  maison,  amigo  de  la  casa,  puis  un  beau  jour 
il  recommnceera  une  vie  indépendante,  sans  avoir  connu  ces  obses- 
sions de  la  misère  qui  suivent  un  revers.  L'insouciance  du  débiteur 
ne  peut  être  comparée  qu'à  celle  du  créancier. 

L'avenir  des  enfans  inquiète  peu  les  familles,  leur  éducation  en- 
core moins;  il  en  résulte  une  ignorance  qui  choquerait,  si  elle  n'était 
générale.  L'instruction  des  hommes  se  réduit  en  moyenne  à  un  peu 
d'orthographe  et  d'arithmétique;  ce  peu,  presque  superflu  pour  en- 
trer dans  l'armée,  est  suffisant  pour  aborder  le  commerce.  Les 
femmes  ne  savent  rien,  et  les  plus  instruites  n'ont  d'autre  notion  sur 
l'Angleterre  que  la  couleur  du  pavillon  porté  par  ses  navires. 

11  n'y  a  pas  de  distinction  entre  les  castes;  tout  est  réellement  ac- 
cessible à  tous ,  chose  singulière  dans  un  pays  où  la  race  conqué- 
rante et  la  race  conquise  sont  restées  en  présence,  où  le  régime  colo- 
nial a  été  si  longtemps  exercé.  Les  fonctionnaires  les  plus  élevés  sont 
souvent  d'origine  indienne;  on  voit  parfois  de  hauts  personnages  faire 
de  leurs  fils  de  simples  dependientes  (commis  de  maisons  de  com- 
merce). L'égalité  s'est  établie  avec  la  même  facilité  ou  la  même  indif- 
férence de  la  part  des  libéraux  et  de  la  part  des  conservateurs.  Peut- 
être  est-ce  là  une  des  causes  de  l'excessive  mobilité  politique  de  ces 
peuples.  Dans  une  société  peu  avancée,  la  séparation  des  castes  est 
un  point  d'appui  pour  le  gouvernement. 

Telle  qu'elle  est,  cette  société  a  pour  l'étranger  un  charme  sin- 
gulier, tant  l'accueil  qu'on  y  reçoit  ressemble  peu  à  la  réserve  et  à 
la  froideur  qui  régnent  dans  nos  salons  d'Europe.  Une  recomman- 
dation n'y  est  pas  considérée  comme  une  lettre  de  change  tirée  par 
un  ami  indiscret  :  toujours  acceptée  avec  empressement,  elle  vous 
ouvre  dix  portes;  plus  vous  allez  dans  une  maison ,  plus  on  aime  à 
vous  voir;  vous  devenez  partie  intégrante  de  la  famille.  Les  femmes 
sont  coquettes  comme  ailleurs,  mais  la  coquetterie  a  chez  elles  un 
attrait  de  naïveté  qui  en  ferait  regretter  l'absence;  l'amour  de  la 
toilette,  peut-être  exagéré,  est  compensé  par  un  goût  parfait.  Un 
esprit  naturel  du  tour  le  plus  franc  supplée  au  manque  d'instruction; 
cet  esprit  est  toujours  bienveillant,  et  le  souvenir  que  l'étranger  en 
conserve  compte  toujours  au  nombre  des  meilleurs. 

Le  défaut  capital  de  la  société  espagnole  de  l'Amérique  centrale 
est  le  manque  d'énergie.  Le  jour  où  ce  pays  prendra,  dans  les  rela- 
tions des  peuples,  la  place  que  la  nature  lui  a  assignée,  on  verra  de 
nouvelles  races  s'y  implanter.  Que  deviendra  alors  la  société  hispano- 
américaine?  Ce  qu'est  devenue  la  population  espagnole  de  la  Galifor- 


LES    CÔTES   DE    l' AMERIQUE    CENTRALE.  403 

nie.  Entend-on  prononcer  son  nom  au  milieu  de  tous  les  intérêts 
nouveaux  qu'a  su  y  créer  la  jeune  Amérique?  Pourtant  dix  années  ne 
se  sont  pas  écoulées  depuis  que  cette  contrée  fait  partie  de  l'Union! 
—  La  vice-royauté  de  Guatemala,  dont  les  débris  forment  aujourd'hui 
les  cinq  états  de  l'Amérique  centrale,  fut,  on  le  sait,  de  toutes  les 
colonies  espagnoles  la  dernière  qui  se  sépara  de  la  métropole.  Cette 
révolution,  toute  pacifique  du  reste,  ne  date  que  de  1821,  et  dès  le 
lendemain  de  la  déclaration  d'indépendance  se  dessinèrent  nette- 
ment les  deux  partis  qui  devaient  si  longtemps  ensanglanter  le  pays, 
les  servîtes  et  les  fédérales.  Les  premiers,  soutenus  par  le  clergé  et 
les  grands  propriétaires,  inclinent  au  régime  monarchique  et  com- 
battent pour  la  séparation  des  cinq  états;  les  seconds  invoquent  la 
liberté,  et  veulent  que  l'Amérique  centrale  devienne  une  confédé- 
ration. Au  reste,  ces  termes  de  serviles  et  de  fédérales  ne  doivent 
être  pris  que  comme  de  simples  dénominations.  Le  jeu  des  ambi- 
tions personnelles,  les  rivalités  de  provinces,  les  passions  locales, 
ont  eu  plus  d'empire  que  les  idées  et  les  principes  pompeusement 
énoncés  dans  les  programmes  de  chaque  parti.  C'est  là  un  trait  com- 
mun à  toutes  les  républiques  hispano-américaines. 

La  république  de  Guatemala  a  toujours  été  le  centre  d'opérations 
des  serviles,  et  le  petit  état  de  San-Salvador,  le  foyer  des  doctrines 
libérales.  Dans  la  première  en  effet,  soumise  plus  immédiatement  à 
l'influence  espagnole,  les  vastes  propriétés  des  grandes  familles  sont 
restées  plus  nombreuses,  et  les  prêtres  ont  conservé  toute  leur  au- 
torité, tandis  que  l'habitant  du  San-Salvador,  le  Salvadoreno,  plus 
éloigné  de  ces  influences,  s'est  parfois  laissé  aller  jusqu'à  des  vel- 
léités d'indépendance  religieuse.  De  là  trois  groupes  distincts,  aux 
intérêts  nettement  tranchés  :  au  nord  Guatemala,  au  centre  le  fédé- 
ralisme, représenté  par  le  San-Salvador,  auquel  s'adjoignent  l'Hon- 
duras et  le  Nicaragua;  enfin  au  sud  la  petite  république  de  Costa- 
Rica,  dont  la  politique  constante  a  été  de  s'isoler  de  ses  voisines  et 
de  se  soustraire  aux  désastreuses  conséquences  de  leurs  éternelles 
guerres  civiles.  Cet  état  mérite  une  mention  spéciale.  Grâce  à  son 
humeur  paisible,  que  seconde  sa  position  géographique,  il  a  pu 
réduire  son  armée,  ce  qui  n'est  pas  seulement  une  économie,  mais 
un  gage  nouveau  de  paix  intérieure.  Sagement  administré,  il  est 
parvenu  à  s'affranchir  de  toute  dette  publique;  chaque  année,  ses 
comptes  se  soldent  en  excédant,  son  commerce  augmente,  sa  po- 
pulation s'accroît.  L'on  ne  saurait  mieux  le  comparer  qu'au  Chili. 

Les  deux  partis  que  nous  avons  signalés  ont  eu  chacun  un  chef 
remarquable  et  une  période  de  suprématie.  Francisco  Morazan  fut 
le  héros  de  la  fédération.  Fils  d'un  créole  des  Antilles  françaises,  il 
appartenait  par  sa  famille  à  cette  classe  moyenne  dont  il  allait  dé- 
fendre les  idées.  Dès  1824,  âgé  à  peine  de  vingt-cinq  ans,  il  se  mêle 


464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  affaires  <lu  pays,  et  par  sa  remarquable  intelligence  il  les  do- 
mine de  fait,  jusqu'au  jour  où  son  élévation  régulière  à  la  présidence 
ouvre  pleine  carrière  à  son  activité  patriotique.  11  comprenait  que 
la  fédération,  en  donnant  à  l'ensemble  des  cinq  états  la  force  qui 
leur  manquait  isolément,  pouvait  seule  s'opposer  aux  envahissemens 
futurs  qu'appellerait  sur  l'Amérique  centrale  sa  position  entre  les 
deux  Océans.  Malheureusement  les  compatriotes  de  Morazan  n'en- 
tendaient rien  aux  plans  de  civilisation  qui  remplissaient  sa  tète  ; 
ses  talens  prolongèrent  l'existence  de  la  confédération,  mais  celle-ci 
n'avait  cessé  d'être  en  butte  aux  sourdes  menées  du  parti  contraire, 
et  en  1837  parut  sur  la  scène  l'homme  qui  devait,  après  cinq  ans 
de  luttes,  assurer  le  triomphe  définitif  des  servîtes  et  rompre  la 
confédération,  —  Rafaël  Carrera,  devenu  dictateur  du  Guatemala. 
Métis,  presque  Indien,  simple  gardeur  de  pourceaux,  ne  sachant  ni 
lire  ni  écrire,  Carrera  n'avait  que  vingt  et  un  ans  lorsqu'il  se  mit  à 
la  tète  d'une  troupe  d'Indiens  révoltés,  sur  lesquels  son  origine, 
jointe  à  sa  remarquable  hardiesse  et  à  son  indomptable  volonté,  lui 
avait  acquis  une  autorité  absolue.  Par  quelle  singulière  alliance  d'in- 
térêts ce  représentant  de  la  population  conquise  devint-il  le  repré- 
sentant du  parti  servile?  Il  y  eut  sans  doute  dans  sa  résolution,  sans 
qu'il  s'en  rendit  bien  compte,  un  vague  instinct  de  race.  Le  parti 
libéral,  se  rattachant  naturellement  et  nécessairement  à  l'Europe,  ne 
pouvait  que  s'attirer  l'antipathie  de  la  multitude,  pour  qui  le  cri 
de  guerre  aux  étrangers  traduisait  dans  toute  sa  crudité  le  sens 
qu'elle  attachait  à  son  émancipation.  De  là  cette  haine  commune, 
aveugle  chez  les  masses,  raisonnée  chez  la  noblesse  et  le  clergé,  et 
cette  lutte  opiniâtre  qui  se  termina  par  la  mort  du  général  Mora- 
zan. Aujourd'hui  Carrera  règne  sans  conteste;  chef  despotique  et 
sanguinaire,  sans  foi  ni  scrupule,  il  n'en  est  pas  moins  l'homme  du 
pays,  qui  le  comprend  et  en  est  compris,  le  dictateur  populaire 
identifié  à  la  cause  nationale,  tandis  que  son  rival,  personnification 
des  classes  moyennes,  n'eut  jamais  une  véritable  popularité. 

La  fédération  dissoute,  les  cinq  états  menèrent  une  existence  sé- 
parée, sans  événement  remarquable,  jusqu'au  13  juin  1855,  jour  où 
Walker  débarqua  à  Realejo.  Nous  ne  reviendrons  pas  sur  cette  expé- 
dition de  flibustiers  qui  n'est  pas  terminée,  mais  qui  fait  présager 
l'avenir  de  l'Amérique  centrale.  Cette  entreprise  n'est  pas  un  fait 
isolé;  on  la  voit  se  reproduire  à  chaque  instant  sous  une  forme  ou 
sous  une  autre  :  hier  c'était  le  colonel  Kinney  voulant  s'emparer  d'une 
prétendue  concession  de  30  millions  d'acres  de  terre  dans  le  Nicara- 
gua; auparavant  c'était  le  bombardement  de  Greytown.  A  Panama, 
l'Américain  est  pour  ainsi  dire  maître  de  l'isthme;  il  se  retrouve  par- 
tout en  ce  pays,  et  partout  il  fait  étalage  de  cette  avidité  brutale 
qu'il  lui  plaît  de  décorer  du  nom  d'instinct  d'annexion. 


LES    CÔTES    DE    L'AMERIQUE    CENTRALE.  405 

Comment  s'étonner  de  cette  prépondérance  des  Américains  en 
présence  de  l'inertie  des  populations  espagnoles?  Le  passé  de  la  race 
indienne  devrait  pourtant  servir  à  celles-ci  de  leçon.  Parfois  il  arrive 
qu'au  milieu  de  ces  solitudes  immenses,  au  fond  de  forêts  séculaires, 
on  voit  se  dresser  le  gigantesque  tombeau  d'une  des  antiques  cités 
américaines  :  ses  ruines  couvrent  des  espaces  de  plusieurs  lieues 
carrées;  des  remparts,  où  l'imagination  croit  retrouver  les  murailles 
d'Ilion,  les  entourent  encore  de  leur  indestructible  ceinture;  ça  e.t  là 
des  pyramides  aux  faces  recouvertes  d'escaliers  de  pierre  élèvent 
vers  le  ciel  leur  masse  colossale,  attestant  la  grandeur  d'un  culte 
disparu.  Et  ces  restes,  que  la  puissante  végétation  a  recouverts  pres- 
que partout  d'un  suaire  de  verdure,  ne  sont  pas  le  tombeau  d'une 
ville  barbare,  il  suffit  de  regarder  les  sculptures  qui  s'y  rencontrent 
à  chaque  pas.  Qu'ont  substitué  les  Espagnols  à  cette  société  dont  ils 
ont  à  peine  daigné  nous  transmettre  le  souvenir?  qu'est  devenue 
cette  race  intelligente  qu'ils  avaient  soumise?  De  leur  propre  aveu,  la 
dépopulation  a  été  des  deux  tiers,  et  l'immigration  est  presque  nulle. 

De  cette  absence  de  producteurs  et  de  consommateurs  est  résultée 
l'insignifiance  des  exportations  et  des  importations.  Dans  cet  Océan- 
Pacifique,  incessamment  sillonné  par  la  vapeur,  où  tout  ce  qui  a  vie  et 
mouvement  se  rattache  à  Panama  par  une  ligne  de  steamers,  il  n'y 
a  entre  Panama  et  les  côtes  qui  l'avoisinent  aucune  communication 
réglée  (1).  Il  ne  faut  rien  attendre  des  maîtres  du  pays,  qui  n'ont  ni 
ressort  ni  énergie.  En  revanche  ils  ont  un  voisin  qui  n'en  manque  pas, 
qui  est  décidé  et  envahisseur,  qui  transforme  en  quelques  années 
les  pays  où  il  pénètre,  et  qui  veut  pénétrer  partout.  C'est  le  rude  et 
brutal  Yankee.  Mais  l'intérêt  commun  de  toutes  les  nations  ne  per- 
met pas  de  laisser  tomber  sous  une  domination  étrangère  un  pa\  s 
qui  tire  de  sa  situation  une  si  grande  importance.  Il  faut  que  ce 
pays  reste  neutre.  Or  cette  neutralité  ne  lui  peut  venir  que  de  deux 
façons,  soit  que  les  grandes  puissances  maritimes  y  occupent  des 
points  différens  pour  contenir  leur  ambition  mutuelle,  soit  qu'une 
population  assez  forte  pour  maintenir  son  indépendance  s'y  forme 
par  l'immigration,  et,  mettant  enfin  à  profit  les  ressources  naturelles 
de  ces  contrées,  les  fasse  servir  aux  intérêts  généraux.  Nous  n'avons 
pas  besoin  de  dire  que  de  ces  deux  solutions  nous  préférons  la 
seconde. 

Edouard  Vanéeciiolt. 

(1)  Une  tentative  faite  en  1854,  par  une  compagnie  américaine,  pour  en  établir  une, 
échoua  complètement  dés  le  premier  voyage. 


30 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  mai  1857. 

Au  premier  coup  d'œil  qu'où  jette  sur  l'Europe,  il  est  facile  de  voir  que 
l'aspect  des  choses  ne  change  pas  d'un  instant  à  l'autre.  Chaque  jour,  heu- 
reusement pour  la  tranquillité  des  peuples,  n'a  pas  sa  moisson  d'événemens 
et  ses  coups  de  foudre.  Tout  au  plus  peut-il  y  avoir,  si  l'on  nous  permet  ce 
terme,  des  incidens  dans  les  ineidens.  Les  questions  déjà  engagées  suivent 
leur  cours,  les  négociations  ou  les  conflits  diplomatiques  parcourent  des 
phases  diverses,  le  inonde  fait  ses  affaire»..  C'est  ainsi  qu'on  n'en  a  point  lini 
encore  aujourd'hui  avec  cette  question  de  la  Chine,  qui  a  grandi  subitement 
à  la  suite  des  hostilités  survenues  dans  la  rivière  de  Canton,  avec  la  question 
de  Vuchùtel,  qui  a  eu  la  mauvaise  fortune  au  dernier  moment  de  se  heur- 
ter à  un  contre-temps  imprévu,  avec  l'agitation  électorale  qui  se  prplonge 
dans  les  principautés  danubiennes  :  incidens  d'hier  et  de  demain  auxquels 
viennent  se  joindre  l'ouverture  des  parlemens  en  Angleterre  et  en  Espagne, 
de  sérieuses  et  délicates  discussions  dans  les  chambres  belges  et  piémon- 
taises,  et  même  des  excursions  de  souverains  qui  ont  aussi  leur  importance 
politique,  comme  le  voyage  du  souverain  pontife  dans  la  Romagne  et  le 
voyage  de  l'empereur  d'Autriche  en  Hongrie,  dans  cette  contrée  ravagée  il 
y  a  huit  ans  par  la  guerre. 

Il  faut  bien  commencer  par  le  commencement.  Le  nouveau  parlement  d'An- 
gleterre s'est  donc  réuni  de  fait  à  la  dernière  lieure  du  mois  d'avril,  et  il  a 
repris  véritablement  ses  travaux  peu  après,  le  jour  où  le  discours  de  la  reine 
a  été  lu  aux  deux  chambres.  Le  discours  de  la  reine  ne  dit  que  ce  qu'on 
savait  déjà  sur  les  conditions  générales  de  la  politique  extérieure  et  inté- 
rieure de  la  Grande-Bretagne.  Il  restait  un  point  à  éclaircir  :  quelle  allait 
être  la  situation  respective  du  ministère  et  des  partis?  Que  le  cabinet  eût  la 
majorité  dans  la  nouvelle  chambre  des  communes,  cela  n'était  point  douteux; 
mais  quelle  était  la  force  et  quelles  étaient  les  tendances  réelles  de  cette, 
majorité?  Quel  serait  de  plus  le  degré  de  son  dévouement  à  la  politique  mi- 
nistérielle? Le  danger  pouvait  venir,  on  le  sait,  de  quelque  proposition  de 
réforme  électorale  dont  certains  membres  des  communes  semblaient  dispo- 


BEVUE.    —  CHRONIQUE.  467 

ses  à  prendre  l'initiative,  et  qui  aurait  été  vraisemblablement  appuyée  par 
lord  John  Russell.  Le  chef  du  cabinet  a  eu  l'habileté  de  souffler  lui-même 
sur  ce  nuage  et  d'ajourner  la  difficulté  à  la  session  prochaine,  en  annonçant 
que  le  gouvernement  préparerait  un  projet  destiné  à  étendre  les  franchises 
électorales.  Par  là,  lord  Palmerston  empêchait  les  dissidences  d'éclater,  il 
maintenait  la  cohésion  dans  son  parti,  et  il  réduisait  les  plus  décidés  de  ses 
adversaires  à  ne  compter  que  sur  leurs  propres  forces  dans  la  guerre  qu'ils 
soutiennent  contre  le  ministère.  Du  reste,  indépendamment  de  tout  autre- 
motif,  lord  Palmerston  avait  ici  en  sa  faveur  une  considération  d'un  certain 
poids  :  c'est  que  les  élections  viennent  à  peine  de  s'achever  en  Angleterre,  et 
un  ajournement  ne  pouvait  qu'être  du  goût  des  partisans  eux-mêmes  d'une 
réforme  qui  eût  entraîné  une  dissolution  nouvelle  du  parlement.  C'était  la 
plus  dangereuse  question  pour  le  ministère  de  lord  Palmerston  et  pour  l'in- 
tégrité de  son  parti.  Or,  ce  péril  intérieur  écarté,  que  reste-t-il?  Parmi  tant 
d'affaires  différentes  de  politique  extérieure,  il  reste  une  question  prédomi- 
nante que  la  reine  mentionne  dans  son  discours,  celle  de  la  Chine,  où  l'An- 
gleterre se  rencontre  dans  une  certaine  mesure  avec  la  France,  comme  les 
deux  puissances  se  rencontrent  aujourd'hui  en  bien  d'autres  questions  et 
sur  bien  d'autres  points 'du  monde. 

Cette  question  de  la  Chine,  qui  est  née  d'uni'  façon  si  inattendue  et  qui 
peut  prendre  de  si  étranges  proportions,  cette  question,  disons-nous,  il  ne 
faudrait  ni  la  grossir  ni  la  diminuer.  11  ne  faudrait  ni  exagérer  la  portée  de 
l'action  commune  de  l'Angleterre  et  de  la  France,  ni  fermer  les  yeux  sur  les 
conséquences  qui  peuvent  découler  de  la  situation  actuelle.  Pour  le  moment, 
on  ne  peut  que  constater  le  point  de  départ  de  cette  obscure  complication 
et  la  position  respective  des  deux  puissances,  position  qui  n'est  point  évidem- 
ment la  même,  et  qui  implique  de  la  part  de  chacun  des  deux  gouvsrnemen 
une  certaine  indépendance  de  politique.  L'Angleterre,  on  ne  l'a  pas  oubli.-. 
est  déjà  engagée  à  quelques  égards  par  les  actes  d'hostilité  de  ses  agen 
Elle  a  des  intérêts  immenses  à  sauvegarder,  la  puissance  et  la  dignité  do 
nom  britannique  à  maintenir  en  face  de  populations  barbares  et  fanatisées. 
Cependant  l'Angleterre  elle-même  n'est  point  encore  en  guerre  avec  la  Chine. 
La  reine  dans  son  discours  restreint  les  faits  qui  ont  eu  lieu  aux  proportions 
d'un  conflit  local  entre  les  autorités  anglaises  et  le  haut  commissaire  chinois. 
La  lutte  n'est  point  ouverte  entre  les  deux  empires,  et  le  discours  royal 
annonce  en  môme  temps  l'envoi  d'un  plénipotentiaire  qui  doit  prendre  la  di- 
rection des  événemens.  Ainsi  des  hostilités  partielles  et  l'envoi  d'un  plénipo- 
tentiaire chargé  d'effacer  la  trace  de  ce  qui  s'est  passé,  ou  de  laisser  la  force 
agir  seule,  si  la  diplomatie  ne  suffit  pas  pour  assurer  des  garanties  nou- 
velles et  plus  efficaces  à  tous  les  intérêts  anglais  et  européens,  telle  est 
la  situation  de  l'Angleterre.  Quant  à  la  France,  sous  quels  auspices  entre- 
t-elle  dans  cette  affaire  et  quelle  est  sa  politique?  Le  gouvernement,  on  le 
sait,  vient  de  nommer  comme  plénipotentiaire  en  Chine  un  membre  de  notre 
diplomatie,  M.  le  baron  Gros,  qui  a  rempli  diverses  missions  dans  la  Plata, 
à  Athènes,  et  qui  plus  récemment  a  préparé  un  traité  de  délimitation  entre 
la  France  et  l'Espagne.  M.  le  baron  Gros,  à  ce  qu'il  semble,  est  chargé  d'ob- 
tenir une  satisfaction  pour  le  supplice  infligé  à  l'un  de  nos  missionnaires,  et 
en  outre  sa  mission  s'étend  à  des  objets  plus  généraux.  Il  a  naturellement 


/|(38  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pour  instruction  essentielle  de  négocier  le  renouvellement  des  traités  qui 
expirent  maintenant;  il  doit  demander  pour  la  France  le  droit  d'avoir  un 
représentant  à  Pékin  et  de  nommer  des  consuls  sur  divers  points  du  Céleste- 
Empire;  il  est  chargé,  dit-on ,  de  réclamer  l'ouverture  de  neuf  ports  chinois 
au  lieu  de  cinq,  ouverts  au  commerce  en  vertu  des  anciens  traités.  On  voit 
dès-lors  en  quoi  l'action  de  la  France  et  celle  de  l'Angleterre  peuvent  se 
confondre,  en  quoi  elles  se  séparent.  La  France  n'est  point  en  guerre  avec 
la  Chine,  elle  n'est  pas  placée  sous  cette  espèce  de  fatalité  d'un  conflit  en- 
gagé par  ses  agens;  elle  n'est  point  à  cette  extrême  limite  où  l'orgueil  du 
patriotisme  blessé  par  des  barbares  peut  conduire  à  quelque  acte  d'éclatante 
revendication,  et  en  cela  sa  situation  diffère  de  celle  de  l'Angleterre.  Aussi 
n'a-t-elle  pas  besoin  de  faire  le  même  déploiement  de  forces  militaires.  Dans 
l'action  diplomatique,  en  ce  qui  touche  les  garanties  à  réclamer  pour  les 
intérêts  généraux  de  la  civilisation  et  du  commerce,  elle  se  retrouve  avec 
la  Grande-Bretagne.  Son  plénipotentiaire,  M.  le  baron  Gros,  a  le  titre  de 
commissaire  extraordinaire  en  Chine,  comme  le  plénipotentiaire  britannique, 
lord  Elgin.  Les  représentans  des  deux  puissances,  dit  le  Moniteur,  ont  des 
pouvoirs  analogues;  ils  se  prêteront  un  mutuel  concours  dans  les  négocia- 
tions qu'ils  ont  à  poursuivre;  ils  ont  une  mission  commune,  qui  semble  se 
résumer  en  un  mot  :  ouvrir  diplomatiquement  la  Chine.  Seulement,  si  la 
diplomatie  est  impuissante,  qu'arrivera-t-il?  Ici  évidemment  le  rôle  de  la 
France  et  celui  de  l'Angleterre  redeviennent  distincts,  chacun  des  deux  états 
mesure  son  action  à  ses  intérêts.  Le  concours  de  la  France  a  sans  contredit 
ses  limites,  qu'il  ne  peut  dépasser  à  cette  extrémité  de  l'Orient. 

Le  point  important,  c'est  l'accord  des  deux  puissances  dans  ces  questions 
lointaines  aussi  bien  que  dans  des  questions  plus  rapprochées  qui  s'agitent 
sous  nos  yeux  en  Europe.  La  reine  d'Angleterre,  dans  le  discours  qui  a  inau- 
guré les  travaux  du  parlement  britannique,  laissait  pressentir  la  solution 
prochaine  des  différends  relatifs  à  Neuchàtel.  Cette  attente,  qui  est  celle 
de  l'Europe,  serait-elle  trompée?  Voici  en  effet  qu'il  est  survenu  tout  à  coup 
ce  que  nous  appelions  un  incident  dans  un  incident,  un  contre-temps  im- 
prévu. Toutes  les  difficultés  cependant  semblaient  sur  le  point  d'être  apla- 
nies. La  France,  l'Angleterre,  la  Russie  et  l'Autriche,  agissant  comme  média- 
trices, avaient  combiné  un  arrangement  qu'elles  proposaient  à  l'acceptation 
de  la  Prusse  et  de  la  Suisse.  Toutes  les  susceptibilités,  tous  les  intérêts  étaient 
assez  ménagés  pour  que  le  succès  définitif  ne  parût  pas  douteux,  lorsqu'on 
s'est  trouvé  un  instant  rejeté  dans  l'incertitude.  Par  quelle  circonstance?  Le 
conseil  fédéral  ne  s'est  pas  contenté  d'adhérer  à  l'arrangement  qui  lui  était 
proposé;  avant  que  le  cabinet  de  Berlin  se  fût  prononcé  de  son  côté,  il  a  mis 
au  jour  les  principaux  actes  de  cette  négociation,  les  instructions  qu'il  avait 
données  à  son  plénipotentiaire,  les  instructions  de  la  Prusse,  et  l'arrangement 
même,  et  les  protocoles  de  la  conférence.  Le  fait  était  peu  diplomatique,  il 
en  faut  convenir;  le  journal  officiel  français  l'a  remarqué  en  mettant  sur  le 
compte  d'une  indiscrétion  peu  justifiable  ce  qui  était,  après  tout,  l'acte  déli- 
béré des  autorités  helvétiques.  La  Suisse  peut  répondre,  il  est  vrai,  que  la  pu- 
blicité est  dans  les  conditions  de  son  régime  politique,  que  le  conseil  fédéral 
n'a  aucun  pouvoir  de  valider  une  transaction  diplomatique  avant  de  l'avoir 
livrée  au  public  et  soumise  à  l'assemblée  fédérale,  qu'elle  tenait  d'ailleurs 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  ft69 

l'arrangement  qui  lui  était  proposé  comme  complet  et  irrévocable.  Ces  rai- 
sons seraient  plus  sérieuses  et  plus  fondées  s'il  s'agissait  d'un  acte  définitif, 
accepté  par  toutes  les  parties,  ei  auquel  il  ne  manquerait  plus  que  la  der- 
nière sanction  :  nul  n'aurait  pu  mettre  en  doute  alors  la  compétence  de  l'as- 
semblée fédérale;  mais  les  autorités  helvétiques  n'ont  point  remarqué  qu'il 
n'y  avait  ici  qu'un  projet,  et  que  ce  projet  n'appartenait  ni  à  la  Suisse  ni  à 
la  Prusse,  qu'il  appartenait  aux  puissances  médiatrices  tant  qu'il  n'avait  pas 
été  transformé  en- une  transaction  définitive.  Elles  ont  oublié  que  divulguer 
avant  le  temps  les  secrets  de  la  diplomatie,  c'était  quelquefois,  sinon  com- 
promettre absolument,  du  moins  embarrasser  ou  suspendre  le  succès  d'une 
négociation.  Si  la  Suisse  a  ses  radicaux  disposés  à  repousser  toute  conces- 
sion, la  Prusse  a  aussi  ses  royalistes  qui  ne  demanderaient  pas  mieux  que 
de  voir  échouer  l'oeuvre  de  la  conférence,  et  qui  sont  toujours  prêts  à  saisir 
les  occasions  d'éveiller  les  susceptibilités  d'un  souverain  dont  l'esprit  est 
accessible  aux  impressions  les  plus  vives.  Il  n'est  point  impossible  que  le  roi 
Frédéric-Guillaume  ne  se  soit  un  peu  ému  de  cette  divulgation  soudaine  et 
imprévue.  Quoi  qu'il  en  soit,  en  admettant  que  la  publication  autorisée  par 
le  conseil  fédéral  ait  été  un  acte  peu  correct  en  diplomatie,  un  appel  trop 
direct  à  l'opinion,  la  situation  n'a  point  changé  au  fond:  les  intérêts  de  la 
Prusse  et  de  la  Suisse  restent  les  mêmes;  l'acte  de  médiation  conserve  sa 
valeur,  il  a  toute  l'autorité  que  lui  donnent  les  conseils  des  quatre  princi- 
pales puissances  de  l'Europe.  Voilà  pourquoi,  après  tout,  cette  question  de 
Neuchàtel,  un  moment  mise  à  nu  et  contrariée  par  un  procédé  irrégulier, 
ne  marchera  pas  moins  à  une  solution  pacifique.  La  Suisse  a  mis  trop  de 
hâte  à  publier  les  résultats  de  cette  négociation,  cela  se  peut;  la  Prusse  l'ab- 
soudrait aujourd'hui  en  disputant  une  adhésion  dont  la  lenteur  même  serait 
une  complication  de  plus. 

La  diplomatie  a  de  bien  autres  difficultés  à  vaincre  et  des  intérêts  bien 
autrement  complexes  ou  divergens  à  concilier  sur  un  autre  terrain,  dans  les 
principautés  du  Danube,  où  s'agitent  aujourd'hui  toutes  les  influences  au 
milieu  des  émotions  ardentes  d'une  crise  électorale.  On  est  ici  en  présence 
de  faits  assez  distincts  et  assez  curieux  :  les  populations  s'agitent  pour  arriver 
■X  faire  entendre  leurs  véritables  vœux;  la  plupart  des  puissances  de  l'Eu- 
rope réclament  et  attendent  une  libre  et  fidèle  expression  de  ces  vœux.  L'Au- 
triche et  la  Turquie  seules  ne  s'inquiètent  nullement  de  la  sincérité  de  ces 
manifestations;  elles  semblent  au  contraire  travailler  de  tous  leurs  efforts 
à  comprimer  ou  à  dénaturer  l'essor  de  l'opinion  dans  les  provinces  du  Da- 
nube. C'est  chez  les  agens  autrichiens  que  les  autorités  moldaves  vont  pren- 
dre leurs  mots  d'ordre  pour  soutenir  la  lutte  contre  les  partisans  de  l'union 
qui  ont  la  prétention  étrange  de  se  mêler  aux  élections;  c'est  pour  obéir  aux 
injonctions  venues  de  Constantinople  et  pour  se  ménager  les  faveurs  du  ca- 
binet ottoman  que  ces  autorités  se  mettent  au-dessus  de  toutes  les  lois, 
même  des  lois  qui  sont  leur  œuvre.  La  Turquie,  après  s'être  vue  obligée  de 
rappeler  ses  troupes  des  provinces  danubiennes,  a  fait  récemment  une  der- 
nière tentative  auprès  des  cours  de  l'Europe  pour  occuper  de  nouveau  les 
principautés,  et  présider  ainsi  à  la  libre  manifestation  du  vœu  national;  elle 
invoquait  justement  l'agitation  causée  par  le  mouvement  électoral  qui  s'ac- 
complit. La  démarche  diplomatique  de  la  Turquie  a  pu  être  favorablement 


570  REVUE   DES   DEBCX   MONDES. 

accueillie  à  Vienne,  parce  que  les  Autrichiens,  ne  pouvant  s'établir  dans  les 
principautés,  ne  demanderaient  pas  mieux  que  d'y  voir  les  Turcs  dans  ht  cir- 
constance actuelle;  mais  elle  a  été  reçue  avec  une  singulière  froideur  à  Lon- 
dres comme  à  Paris,  à  Pétersbourg  comme  à  Berlin.  Partout  on  aurait  pu 
répondre  au  cabinet  ottoman  que  ce  travail  d'opinion  qui  l'inquiète,  c'est 
justement  ce  que  l'Europe  veut  connaître,  que  cette  agitation  n'a  de  dan- 
gers qu'en  raison  de  la  compression  et  des  violences  qu'on  exerce  pour  pa- 
ralyser l'expression  sincère  du  désir  public.  En  Valachie,  soit  qu'on  ait  re- 
connu l'impossibilité  d'arrêter  un  mouvement  qui  semble  se  prononcer  de 
plus  en  plus,  qui  parait  devenir  chaque  jour  plus  invincible,  soit  que  l'ar- 
rivée des  commissaires  européens  ait  eu  une  salutaire  influence,  une  cer- 
taine liberté  a  fini  par  régner;  mais  c'est  en  Moldavie  que  se  sont  concen- 
trés particulièrement  tous  les  efforts  pour  combattre  le  progrès  des  idées  de 
fusion.  Les  adversaires  de  eès  idées  ont  pensé  que  si  un  vœu  favorable  à 
l'union  était  émis  dans  le  divan  de  la  Valachie,  ce  vœu  pourrait  du  moins 
être  balancé  par  une  manifestation  contraire  du  divan  moldave.  Aussi  le.  mi- 
nistre de  l'intérieur  du  eaïmacan  de  Moldavie  s'est-il  mis  résolument  à  l'œu- 
vre, suspendant  les  journaux,  supprimant  les  comités,  dissolvant  les  réu- 
nions les  plus  paisibles,  poursuivant  tous  ceux  qui  étaient  favorables  à  la 
fusion,  révisant  lui-même  les  listes  électorales;  il  a  eu  un  instant  la  pensée 
de  faire  présider  les  opérations  du  scrutin  par  les  préfets.  Or  sait-on  ce  qui 
est  arrivé  [dus  d'une  fois  en  pareil  cas?  Le  préfet  présidait  effectivement  les 
opérations  électorales:  il  dépouillait  les  votes,  lisait  invariablement  le  nom 
de  son  candidat,  brûlait  aussitôt  le  bulletin,  et  tout  était  dit.  Ces  manœu- 
vres s.'  sont  produites  avec  d'autant  plus  de  hardiesse  en  Moldavie,  que  la 
commission  européenne  était  restée  jusqu'ici  à  Bucharest,  et  n'avait  point 
paru  à  Jassy.  Aujourd'hui  cependant  les  représentais  de  l'Europe  viennent 
de  se  rendre  en  Moldavie.  Le  ministre  français  a  été  reçu  à  Jassy  comme  il 
avait  été  reçu  à  Bucharest,  et  la  fermeté  de  ses  paroles  contribuera  sans 
cloute  à  ranimer  la  confiance  dans  les  populations  en  même  temps  qu'elle 
pourra  intimider  cette  espèce  de  conjuration  ourdie  par  quelques  instru- 
irions de  l'Autriche  et  de  la  Turquie.  L'Europe  n'a  point  à  dicter  des  vœux 
aux  populations  roumaines,  mais  elle  a  tout  au  moins  le  droit  de  protéger 
leur  liberté  dans  l'expression  de  ce  qui  convient  le  mieux  à  leurs  instincts, 
à  leurs  besoins  et  à  leurs  intérêts. 

Au  milieu  de  ces  questions  diverses  qui  s'agitent  à  la  surface  de  l'Europe, 
quel  sens  faut-il  attacher  aux  voyages  du  saint-père  dans  les  Légations,  de 
l'empereur  d'Autriche  en  Hongrie?  Si  ces  excursions  n'étaient  simplement 
que  des  distractions  de  souverains  parcourant  leurs  états,  elles  n'auraient 
point  de  place  dans  la  politique;  mais  il  n'en  peut  être  ainsi  évidemment.  Le 
voyage  de  Pie  IX  dans  la  Romagne  est  inspiré  par  une  pensée  politique,  et 
doit  avoir  des  conséquences.  On  sait  à  quel  point  les  Légations  ont  été  sou- 
vent agitées;  on  n'ignore  pas  les  conditions  difficiles  de  ces  provinces,  sou- 
mises depuis  longtemps  à  l'occupation  autrichienne,  l'inquiétude,  le  malaise 
des  populations,  et  les  idées  de  séparation  qui  se  sont  répandues.  Le  souve- 
rain pontife  a  voulu  sans  doute  combattre  ce  travail  par  sa  prés  mce,  voir 
de  plus  près  l'état  du  pays,  s'assurer  des  véritables  besoins  publics.  Accom- 
pli dans  ces  conditions,  ce  voyage  peut  être  une  enquête  utile  pour  les  po- 


BEVUE.   —    CHRONIQUE.  4"1 

pulations  et  pour  l'autorité  temporelle  du  saint-siégc  lui-même,  qui  doit 
trouver  sa  meilleure  défense  dans  un  bon  gouvernement.  C'est  à  ce  point  de 
vue  que  l'excursion  de  Pie  IX  devient  un  acte  sérieux,  propre  à  exercer  quel- 
que influence,  non  pas  assurément  qu'on  doive  en  attendre  des  changemens 
de  nature  à  combler  tous  les  désirs;  mais  si  des  abus  disparaissaient,  s'il  y 
avait  quelque  adoucissement  de  régime,  et  si  surtout  une  certaine  pacifica- 
tion devait  amener  la  fin  de  l'occupation  étrangère,  ce  serait  déjà  un  notable 
résultat.  Quant  à  l'empereur  François-Joseph,  il  visite  aujourd'hui  la  Hongrie, 
comme  il  a  visité,  il  y  a  quelques  mois,  Venise  et  la  Lombardie.  Il  aura  par- 
couru ainsi  en  peu  de  temps  les  deux  pays  qui  ébranlèrent  un  instant,  il  y  a 
neuf  ans,  la  puissance  autrichienne,  et  où  vit  encore  plus  d'une  trace  de  la 
guerre.  L'Italie  et  la  Hongrie  ont  été  soumises,  elles  ont  même  porté  dure- 
ment le  poids  de  leur  défaite.  L'empereur  d'Autriche  semble  vouloir  mainte- 
nant, ouvrir  en  quelque  sorte  une  ère  nouvelle  par  une  politique  pacifica- 
trice, et  comme  il  proclamait  une  amnistie  à  Milan  pendant  son  voyage  en 
Lombardie,  il  signale  aujourd'hui  sa  présence  en  Hongrie  par  des  actes  du 
même  genre.  L'amnistie  décrétée  récemment  à  feude  s'étend  à  tous  les  con- 
damnés pour  haute  trahison,  rébellion  ou  insurrection,  aussi  bien  que  pour 
crimes  de  lèse-majesté  ou  injures  envers  la  famille  impériale.  Toutes  les 
instructions  judiciaires  commencées  jusqu'à  ce  jour  pour  cause  politique 
doivent  cesser  en  même  temps,  sauf  à  l'égard  de  ceux  qui  se  sont  évadés. 
C'est  la  seule  exception  faite  par  cette  large  amnistie,  et  cette  exception 
même  ne  sera  point  maintenue  sans  doute,  de  sorte  que  la  monarchie  au- 
trichienne semble  en  avoir  fini  avec  le  legs  douloureux  des  dernières  révo- 
lutions. Du  reste,  l'empereur  François-Joseph  a  su  habilement  éveiller  les 
sympathies  de  la  Hongrie  en  parlant  à  ce  pays  de  sa  prospérité  particulière 
dans  l'empire.  Voilà  donc  sur  plusieurs  points  de  l'Europe  des  voyages  de 
souverains  qui  ont  un  caractère  politique. 

Mais  ne  voit-on  pas  depuis  quelque  temps  se  multiplier  singulièrement  ces 
voyages  princiers?  Ils  n'ont  pas  tous,  il  est  vrai,  la  même  importance  et  la 
même  signification;  ils  se  mêlent  à  la  politique  et  sont  une  diversion  dans 
les  affaires.  Depuis  quelques  jours,  on  le  sait,  le  grand-duc  Constantin  est  à 
Paris.  11  a  été  reçu  avec  cette  hospitalité  courtoise  que  la  France  met  volon- 
tiers au  service  de  tous  ses  hôtes,  et  dans  laquelle  on  aurait  tort  vraisem- 
blablement de  voir  un  penchant  trop  prononcé  pour  la  Russie.  Les  fêtes,  les 
bals,  les  revues  se  sont  succédé.  On  a  été  peut-être  un  peu  curieux  de  voir 
un  prince  à  qui  l'on  a  voulu  attribuer  une  certaine  influence  dans  les  évé- 
nemens  de  la  dernière  guerre,  et  cette  curiosité  a  été  un  stimulant.  Main- 
tenant le  grand-duc  Constantin  chasse  à  Fontainebleau;  d'ici  à  peu  il  doit 
parcourir  nos  côtes  de  l'Océan,  et  il  doit  même  aller  visiter  la  reine.  d'An- 
gleterre à  Osborne,  tandis  (pie  d'un  autre  côté  le  roi  de  Bavière  arrive  à 
Fontainebleau.  Ainsi  se  succèdent  ces  voyages  princiers.  Ce  n'est  point 
cependant  qu'à  travers  ce  mouvement  nous  n'ayons  nos  affaires  intérieures. 
La  session  du  corps  législatif  était  sur  le  point  de  finir  légalement  :  elle  vient 
d'être  prorogée  jusqu'à  la  fin  du  mois.  C'est  qu'en  effet  bien  des  questions 
restaient  en  suspens.  Le  budget  est  encore  à  voter.  Le  rapport  de  la  com- 
mission du  corps  législatif  vient  à  peine  de  paraître,  et,  d'après  les  éva- 
luations sur  lesquelles  il  se  fonde,  les  dépenses  s'élèveraient  à  1  milliard 


672  HEVIE    DES    DEUX    MONDES. 

697  millions,  les  recettes  seraient  de  1  milliard  735  millions.  Parmi  les  re- 
cettes est  compris  l'impôt  nouveau  sur  les  valeurs  mobilières.  Dans  les 
derniers  travaux  du  corps  législatif,  les  affaires  financières  occupent  une 
assez  grande  place,  et  au  nombre  de  ces  affaires,  l'une  des  plus  importantes 
est  assurément  le  projet  de  loi  pour  le  renouvellement  du  privilège  de  la 
Banque  de  France.  Les  conditions  de  ce  renouvellement  se  résument  en 
quelques  points  principaux.  La  durée  du  privilège  est  prorogée  de  trente 
ans.  Le  capital  de  la  Banque,  qui  était  représenté  par  91,250  actions,  sera 
porté  désormais  au  chiffre  de  182,500  actions  d'une  v,aleur  nominale  de 
1,000  francs.  Cette  augmentation  de  capital  n'est  point  précisément  un 
avantage  pour  la  Banque,  qui  reste  chargée  de  verser  au  trésor  public  en 
1859  une  somme  de  100  millions,  en  échange  d'une  quantité  proportion- 
nelle de  titres  de  rente  au  taux,  fixé  dès  aujourd'hui,  de  75  francs.  Cette 
somme  doit  être  appliquée  aux  découverts  actuels  du  trésor,  en  d'autres 
termes  à  l'extinction  de  la  dette  flottante.  Ce  qui  est  plus  avantageux  pour 
la  Banque,  c'est  la  faculté  qui  lui  est  accordée  d'ajouter  en  certaines  circon- 
stances un  droit  de  commission  au  taux  de  ses  escomptes  et  de  ses  avances. 
La  Banque  ne  peut  prêter  à  des  conditions  qui  dépassent  le  taux  de  l'intérêt 
légal.  Il  arrive  souvent  cependant  que  la  valeur  réelle  de  l'argent  est  supé- 
rieure à  ce  taux;  dans  ce  cas,  la  Banque  pourra  rétablir  l'équilibre  par  le 
moyen  qui  lui  est  offert.  Au  demeurant,  les  conditions  de  ce  grand  établis- 
sement de  crédit  vont  être  modifiées;  il  reste  à  savoir  si  ces  conditions  nou- 
velles  qui  lui  sont  faites  seront  complètement  en  harmonie  avec  les  lois  du 
vrai  crédit,  si  elles  profiteront  entièrement,  exclusivement  aux  affaires  sé- 
rieuses, au  commerce,  à  l'industrie,  c'est-à-dire  à  la  richesse  réelle  du  pays. 
Quand  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques  tenait  récemment 
une  de  ces  séances  qui  ont  toujours  un  attrait  aussi  sérieux  qu'élevé  dans 
une  société  intelligente,  on  se  disait  malgré  tout  que  la  politique  ne  consiste 
pas  seulement  à  résoudre  les  problèmes  de  tous  les  jours,  mais  à  les  étudier 
aussi  dans  leurs  principes,  leurs  conséquences,  dans  tout  ce  qui  les  rattache 
aux  phénomènes  généraux  de  l'ordre  social.  La  dernière  séance  académique 
avait  le  double  intérêt  d'une  lecture  du  secrétaire  perpétuel,  M.  Mignet, 
et  du  compte-rendu  d'un  concours  qui  embrassait  les  questions  les  plus  di- 
verses :  sur  la  philosophie  de  saint  Thomas  d'Aquin ,  sur  le  rôle  de,  la  fa- 
mille dans  l'éducation,  sur  les  conditions  morales  et  économiques  des  divers 
régimes  auxquels  les  contrats  nuptiaux  ont  été  soumis  en  France.  Elle  avait 
aussi  proposé  un  prix  pour  un  manuel  d'économie  politique  à  l'usage  des 
classes  ouvrières,  et  enfin  elle  avait  offert  à  tous  les  esprits  hardis  cet  autre 
sujet,  le  plus  sérieux,  le  plus  délicat,  et  non  certes  le  moins  intéressant  : 
«  Exposer  et  apprécier  l'influence  qu'a  pu  avoir  en  France  sur  les  mœurs 
la  littérature  contemporaine  considérée  surtout  au  théâtre  et  dans  le  ro- 
man. »  Si  l'on  veut  prendre  une  idée  du  nombre  de  travaux  que  provoquent 
ces  concours,  il  suffit  de  connaître  un  fait  constaté  par  l'orateur  de  l'Aca- 
démie. Ces  diverses  questions  ont  produit  soixante-dix-sept  mémoires,  des 
mémoires  dont  quelques-uns  sont  des  livres,  qui  n'ont  pas  tous,  il  est  vrai, 
le  même  intérêt,  mais  qui  supposent  en  général  de  l'intelligence,  du  savoir 
et  un  certain  goût  du  travail  de  l'esprit.  C'est  un  professeur  de  l'Université, 
M.  Jourdain,  qui  a  obtenu  le  prix  pour  un  résumé  sur  la  philosophie  de  saint 


REVUE.  —  CHRONIQDE,  ^73 

Thomas.  Un  inspecteur  de  l'enseignement  primaire,  M.  Rapet,  est  l'heureux 
auteur  du  manuel  d'économie  politique  préféré  par  l'Académie.  M.  Bafrau 
a  été  couronné  à  son  tour  pour  un  traité  sur  le  rôle  de  la  famille  dans  l'édu- 
cation, et  à  côté  de  lui  un  prix  a  été  réservé  à  un  écrit  substantiel  de  M.  Pré- 
vost-Paradol,  qui  a  su,  dans  un  petit  nombre  de  pages,  rajeunir,  animer  et 
colorer  ce  sujet  si  vieux  et  toujours  nouveau  de  l'éducation. 

Mais  l'influence  de  la  littérature  sur  les  mœurs!  là  est,  il  nous  semble, 
le  grand  sujet  proposé  par  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques. 
Un  esprit  grave  et  ferme  qu'on  a  pu  apprécier  ici,  M.  Eugène  Poitou,  a  es- 
sayé de  tracer  ce  tableau,  et  il  a  écrit  un  ouvrage  qui  a  été  couronné  par 
l'Académie.  M.  Poitou  s'est  livré  à  cette,  désolante  enquête;  il  a  instruit  le 
procès  des  productions  contemporaines;  il  a  montré  en  quelque  sorte  à 
l'œuvre  les  dépravations  licencieuses  de  l'imagination.  Seulement  la  littéra- 
ture est-elle  la  seule  coupable?  L'écrivain,  l'inventeur  a  tort  sans  doute  de 
ne  point  rester  fidèle  aux  conditions  supérieures  de  son  art,  et  de  ne  point 
faire  de  son  talent,  quand  il  en  a,  l'auxiliaire  des  idées  justes;  mais  en  même 
temps  la  société  ne  le  provoque-t-elle  pas?  N'applaudit-elle  jamais  à  ce  qui 
la  corrompt  et  la  diffame?  Ne  va-t-elle  pas  battre  des  mains  aux  peintures 
équivoques?  Le  succès  ne  s'attache-t-il  pas  quelquefois  aux  œuvres  sans  goût 
et  sans  idéal?  Enfin,  au  lieu  de  trouver  dans  le  sentiment  public  un  juge  sé- 
vère et  incorruptible,  l'écrivain  ne  trouve-t-il  pas  le  plus  souvent  un  com- 
plice? Et  si  quelqu'un  osait  élever  la  voix  au  nom  du  goût  oublié,  au  nom  de 
l'art  méconnu,  au  nom  des  lois  morales  travesties,  la  société  le  traiterait 
peut-être  comme  un  homme  à  idées  fixes,  ou  plutôt  elle  ne  s'occuperait  pas 
du  censeur  morose,  et  elle  se  remettrait  à  savourer  les  exquises  corruptions 
du  roman  du  jour  entre  la  spéculation  de  la  veille  et  la  spéculation  du  len- 
demain. Que  cet  état  soit  éphémère,  on  n'en  peut  douter,  et  c'est  justement 
dans  le  tableau  tracé  par  M.  Poitou  que  les  écrivains  nouveaux  peuvent  ap- 
prendre comment  l'art  littéraire  et  la  société  se  relèvent  à  la  fois  par  un 
sentiment  plus  sévère  et  par  un  goût  plus  pur. 

Ce  n'était  là  cependant  qu'une  partie  de  cette  séance  académique  dont 
l'un  des  plus  vifs  attraits  était  la  lecture  de  M.  Mignet.  Le  secrétaire  perpé- 
tuel a  lu  un  éloge  de  Lakanal,  autrefois  membre  de  l'Académie  des  Sciences 
morales  et  politiques,  et  l'un  des  acteurs  du  drame  révolutionnaire  de  la  fin 
du  dernier  siècle.  Est-ce  bien  un  éloge  qu'a  lu  l'autre  jour  M.  Mignet?  C'est 
du  moins  un  essai  substantiel  et  fin  où  l'auteur  a  trouvé  quelques  traits 
nouveaux  pour  peindre  encore  une  fois  la  révolution  française,  pour  dé- 
crire ce  torrent  qui  emportait  les  hommes  et  les  choses.  Lakanal  avait  eu  le 
malheur  de  s'associer  à  bien  des  actes  terribles  de  cette  époque  où  les  hommes 
furent  quelquefois  cruels  par  faiblesse.  S'il  a  mérité  d'être  après  sa  mort 
l'objet  d'un  éloge  au  sein  de  l'Académie,  c'est  qu'en  dehors  de  certains  actes 
exceptionnels,  il  fit  le  moins  de  mal  qu'il  put,  et  cette  influence  qu'il  con- 
servait en  se  maintenant  au  niveau  des  violences  du  temps,  il  l'employa 
souvent  en  faveur  des  institutions  scientifiques  et  littéraires  de  la  France.  Il 
se  fit  un  jour  le  sauveur  des  monumens  publics  livrés  à  la  dégradation;  il 
fut  un  de  ceux  qui  contribuèrent  le  plus  à  la  fondation  de  l'Institut.  L'empire 
le  rejetait  dans  l'obscurité;  sous  la  restauration,  il  allait  wivre  aux  États- 
Unis,  où  il  se  dégoûta  un  peu  de  la  démocratie  américaine.  Ce  n'est  que  sous 


l\~!\  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  dernier  gouvernement  qu'il  rentrait  en  France,  pour  y  mourir  presque  à 
U  veille  de  la  république,  qu'il  regrettait  encore,  a  dit  spirituellement 
M.  Mignet,  et  qu'il  n'aurait  plus  regrettée,  s'il  avait  vu  deux  l'ois  les  mûmes 
ôvénemens  aboutir  à  la  même  fin. 

Les  lettres  n'ont  plus  de  fréquens  bonheurs,  elles  ont  au  contraire  des 
deuils  imprévus,  qui  laissent  une  indicible  tristesse.  C'est  ainsi  qu'on  vient 
de  voir  s'éteindre  tout  à  coup  un  des  plus  brillans  esprits,  une  des  plus  étin- 
eelantes  imaginations  de  ce  temps,  l'auteur  de  Rol/a  et  du  Caprice,  Alfred 
de  Musset.  Ce  n'est  pas  l'âge  qui  l'a  courbé,  celui-là,  et  qui  a  glacé  la  vie 
dans  ses  veines;  il  fini  sa  journée  avant  que  le  soir  lût  venu,  et  il  semble 
emporter  avec  lui  la  grâce  d'une  génération  littéraire.  Alfred  de  Musset  ne 
chantait  plus  depuis  quelques  années;  il  était  là  pourtant,  image  survivante 
d'une  jeunesse  qu'on  ne  pouvait  se  résoudre  à  croire  évanouie.  11  vient  à 
peine  de  disparaître  de  cette  sphère  terrestre,  et  on  voit  mieux  aujourd'hui 
le  vide  laissé  par  ce  génie  aimable  et  vigoureux.  Ce  n'est  pas  cependant 
qu'il  ait  multiplié  les  œuvres:  tout  ce  qu'il  a  fait  tient  en  quelques  petits 
volumes.  Ses  nouvelles  occupent  moins  de  place  qu'un  roman  vulgaire;  ses 
vers,  on  peut  les  lire  en  quelques  heures;  ses  comédies,  pleines  d'une  fan- 
taisie éblouissante  et  d'une  capricieuse  observation,  forment  un  théâtre  qu'on 
peut  porter  dans  la  main:  mais  ces  pages  contiennent  la  plus  liuo,  la  plus 
subtile  et  la  plus  énergique  essence  de  la  poésie.  Dans  ces  œuvres,  il  faut 
citer  d'abord  la  Coupe  et  les  Lèvres,  les  vers  de  Namowna  sur  don  Juan,  les 
poétiques  élans  de  Rolla,  les  quatre  Suits,  qui  forment  tout  un  poème  de  la 
passion  désolée,  l'Espoir  en  Dieu,  la  satire  sur  la  Paresse,  Fanlasio,  le  Ca- 
priae,  la  Quenouille  de  lia  rberi ne,  etc.  Plus  jeune  que  les  premiers  des  poètes 
contemporains,  Alfred  de  Musset  a  une  physionomie  vivante  et  distincte  au- 
près d'eux.  Il  a  été  leur  frère  puinô  par  l'âge,  il  a  été  leur  émule  par  tous 
les  dons  de  l'inspiration.  Il  a  eu  surtout  cette  originalité  de  rester  un  poète 
essentiellement  français,  de  continuer  en  quelque  sorte,  sous  une  forme 
nouvelle,  les  traditions  du  génie  familier  de  notre  pays.  L'auteur  de  Frédé- 
ric et  Bernerette  a  du  génie  français  la  netteté,  la  souplesse,  l'humeur  libre 
et  facile,  le  tour  délié  et  vif;  il  y  joint  une  mélancolie  fine,  une  grâce  cava- 
lière et  tendre,  l'accent  vibrant  de  la  passion,  enfin  je  ne  sais  quelle  flamme 
allumée,  dans  l'origine  peut-être,  à  une  lecture  de  Byron,  et  bientôt  devenue 
une  flamme  toute  personnelle,  jaillissant  du  foyer  intérieur.  La  spontanéité 
fut  un  des  dons  de  ce  poète.  Ce  qu'il  sentait,  ce  qui  lui  venait  à  l'esprit  ou 
au  cœur,  il  l'exprimait,  et  il  n'allait  point  au-delà;  il  ne  cherchait  pas  à  pro- 
longer par  des  développemens  artificiels  et  déclamatoires  l'inspiration  qui 
expirait  sur  ses  lèvres.  Lors  même  qu'il  l'aurait  voulu,  il  ne  l'aurait  pas  pu 
doute,  tant  c'était  une  nature  de  premier  mouvement,  nerveuse,  im- 
pressionnable, prompte  aux  défaillances  comme  aux  retours  soudains,  et 
c'est  ce  qui  explique  sa  sobriété  en  même  temps  que  cette  couleur  originale 
et  vive  de  ses  œuvres.  C'était  un  esprit  français,  disons-nous;  il  ne  le  mon- 
tra jamais  mieux  que  dans  ces  quelques  vers  du  Rhin  allemand,  jetés  ca- 
pricieusement en  réponse  à  la  haineuse  déclamation  d'un  obscur  rimeur 
d'Allemagne.  Cette  fière  et  charmante  réponse  d'un  poète  qui  ne  se  piquait 
guère  de  politique  ne  sauva  pas  Alfred  de  Musset  en  1848,  et  n'empêcha  pas 
qu'il  ne  perdit  une  pauvre  petite  place  de  bibliothécaire.  Il  est  vrai  que 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  Û~5 

cotte  révolution  fut  si  peu  poétique!  Elle  vengea  d'un  coup  le  rimeur  alle- 
mand, M.  Becker,  sur  le  premier  poète  peut-être  de  notre  temps. 

On  peut  broder  aujourd'hui  toute  sorte  de  légendes  sur  l'auteur  de  la  Con- 
fession d'un  Enfant  du  siècle.  La  vérité  est  que,  malgré  ses  dons  rares, 
Alfred  de  .Musset  eut  de  la  peine  à  se  faire  jour.  Pendant  longtemps,  il  eut  à 
souffrir  de  ses  irrévérences  du  début  et  de  ses  apostrophes  à  la  lune.  On 
ne  voulait  voir  en  lui  que  l'auteur  de  Mardoche  et  des  chansons  andalouses. 
Il  ne  trouva  pas  toujours  dans  la  littérature  l'accueil  sympathique  dû  à  un 
tel  talent.  En  1833,  lorsqu'il  publiait  dans  la  Revue  ses  charmans  proverbes, 
les  Caprices  de  Marianne,  Fantasia,  etc.,  on  s'en  souvient  ici,  il  y  eut 
même  plus  d'un  témoignage  d'indifférence  et  de.  dédain.  Les  beautés  poé- 
tiques et  émouvantes  de  ses  Nuits,  quand  elles  parurent  ici  également, 
n'étaient  pas  non  plus,  tant  s'en  faut,  sentir-  par  tous,  Ses  livres  alors  se 
répandaient  peu,  ses  comédies  paraissaient  un  jeu  futile  d'imagination  légère, 
et  même  lorsque  le  Théâtre-Français  mit  la  main  sur  le  Caprice,  —  qui  ne 
fut  point  rapporté  de  Russie  par  une  comédienne  ingénieuse,  comme  on  l'a 
dit  si  souvent,  —  même  à  cette  époque  plus  d'un  habile  se  demandait  encore 
si  le  Théâtre-Français  ne  courait  pas  une  singulière  aventure.  Di  s  1838,  quel- 
qu'un,  qui  connaissait  bien  les  projets  et  la  valeur  du  jeune  poète,  l'avait  pro- 
posé au  Théâtre-Français  pour  renouveler  et  fortifier  son  répertoire  :  la  pro- 
position fut  froidement  accueillie;  ne  fallut-il  pas  même  une  modification  con- 
sidérable dans  la  constitution  du  Théâtre-Français  en  1847,  pour  mettre  à  la 
scène  la  première  comédie  jouée  d  Alfred  de  Musset,  c'est-à-dire  le  Caprice/ 
Ce  n'est  qu'à  dater  d'un  certain  moment  que  le  souille  a  changé,  que  l'auteur 
de  Rolla  a  trouvé  enfin  la  seule  popularité  qui  convienne  à  une  (elle  nature  de 
talent,  la  popularité  dans  la  jeunesse,  parmi  tous  les  esprits  faits  pour  goû- 
ter les  plus  exquises  délicatesses  de  la  poésie.  Alors  la  mode  s'en  est  même 
peut-être  un  peu  mêlée,  et,  comme  il  arrive  souvent,  le  succès  est  venu. 
ce  rayon  a  brillé  lorsque  ce  n'était  plus  le  même  homme  ni  le  même  poète. 
Dans  ces  dernières  années,  Alfred  de  Musset  avail  peu  produit.  Il  avait  écrit 
pourtant,  dit-on,  un  fragment  dramatique  sur  Auguste,  et  il  avait  composé 
une  comédie  qui  devait  être  représentée  à  l'époque  pu  la  reine  d'Angleterre 
et  le  roi  do  Sardaigne  vinrent  successivement  à  Paris.  Quelque  prématurée 
que  soit  cette  mort,  ne  pourrait-on  dire  qu'elle  s'adapte  assez  bien  â  oetl 
destinée  poétique?  Qui  pourrait  imaginer  en  effet  Alfred  île  Uu6set  vieillis- 
sant? Lui-même,  il  se  fût  accoutumé  difficilement  à  cette  idée,  et,  s'il  se 
taisait  depuis  longtemps,  il  ne  voulait  pas  du  moins  offrir  le  spectacle  d'un 
déclin.  Il  semble  que  ce  soit  le  privilège  de  quelques  êtres  d'élite  de  dispa- 
raître dans  cette  attitude  de  la  jeunesse.  Mais  laissons  là  ces  conjectures, 
qu'il  ne  faudrait  pas  pousser  trop  loin;  il  est  mort,  ce  charmant  génie,  et  il 
aurait  pu  vivre  encore,  cela  n'est  point  douteux.  Il  aurait  pu  vivre  s'il  n'eût 
été,  comme  l'a  si  bien  dit  M.  Vitet  sur  son  tombeau,  une  de  ces  natures  ve- 
nues au  monde  moins  pour  se  gouverner  que  pour  charmer  les  hommes. 
Il  a  eu  des  faiblesses,  il  s'est  peut-être  trop  complu  dans  cette  figure  de  don 
Juan  si  puissamment  évoquée  par  lui  :  pourquoi  mettre  du  mystère  là  où  il 
y  en  eut  si  peu?  Seulement  il  faut  être  sobre  envers  ceux  qui  ne  font  de  mal 
qu'à  eux-mêmes  par  leurs  faiblesses;  il  en  est  tant  qui  ont  des  vices  profita- 
bles, —  profitables  pour  eux  s'entend,  —et  qui  ne  font  de  mal  qu'aux  autres! 


476  HEVUE  DES  DEUX  mondes. 

Ainsi  s'en  vont  les  hommes  :  Alfred  de  Musset  mourait  hier  à  Paris,  un 
autre  écrivain  disparaissait  presque  au  même  instant  à  Bruxelles,  et  si  ce 
n'éiuit  pas  un  poète,  c'était  du  moins  un  esprit  courageux,  honnête  et  sin- 
cère'. C'était  un  écrivain  qu'on  a  vu  ici  même  soutenir  la  lutte  au  nom  du 
bon  sens  et  des  idées  modérées  dans  les  momens  les  plus  périlleux  des  der- 
nières révolutions.  M.  Alexandre  Thomas,  qui  vient  de  mourir  tristement  et 
obscurément  en  Belgique,  avait  quitté  volontairement  la  France  depuis  plus 
de  six  ans;  il  avait  d'abord  vécu  en  Angleterre  dans  un  isolement  laborieux. 
Il  avait  soutenu,  si  l'on  nous  passe  le  terme,  les  rudes  combats  de  la  soli- 
tude; son  esprit  y  avait  succombé,  et  il  est  allé  s'éteindre  en  Belgique. 
M.  Alexandre  Thomas  a  écrit  quelques  travaux  remarquables,  dont  l'un  est  le 
tableau  à'Une  Province  sous  Louis  XIV.  11  a  mieux  fait,  il  a  laissé  dans  sa 
vie  d'écrivain  un  acte  honorable  et  peu  connu.  A  la  veille  de  la  révolution 
de  février,  il  croyait  avoir  à  se  plaindre  du  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique, et  il  avait  écrit  une  brochure  assez  vive  contre  lui.  Le  jour  de  la 
révolution,  au  lieu  de  se  faire  un  titre  aux  yeux  des  vainqueurs  de  ses  agres- 
sions de  la  veille,  il  supprimait  sa  brochure,  et  il  se  mettait  à  son  rang  parmi 
les  défenseurs  de  la  cause  qui  venait  de  succomber. 

La  Belgique  est  un  petit  théâtre  où  s'agitent  depuis  quelque  temps  de 
grandes  questions,  celles  qui  ont  le  privilège  de  remuer  le  plus  vivement  les 
esprits,  parce  qu'elles  touchent  en  définitive  aux  intérêts  les  plus  élevés  des 
sociétés  contemporaines.  Entre  les  partis,  il  ne  s'agit  plus  même,  à  propre- 
ment parler,  de  politique;  il  s'agit  des  rapports  de  l'église  et  de  l'état,  de  l'in- 
dépendance et  de  l'action  des  deux  pouvoirs,  des  prérogatives  et  du  rôle 
pratique  de  chacun  d'eux  dans  l'enseignement,  dans  l'administration  de  la 
bienfaisance.  En  un  mot,  il  y  a  un  antagonisme  qu'on  voit  éclater  à  chaque 
pas,  qui  a  son  retentissement  dans  la  presse  et  soulève  tous  les  jours  de  vives 
polémiques,  où  les  droits  de  la  société  civile  sont  soutenus  ardemment  aussi 
bien  que  ceux  de  l'église.  C'est  entre  ces  influences  diverses  ou  hostiles  que 
le  ministère  actuel,  catholique  par  son  origine  et  par  sa  nature,  modéré 
d'inclinations,  est  obligé  de  maintenir  un  certain  équilibre,  ayant  souvent  à 
se  défendre  tout  à  la  fois  et  contre  les  intempérances  des  cléricaux  les  plus 
extrêmes  et  contre  les  entraînemens  d'un  libéralisme  exalté.  Cette  situation 
morale  et  politique  de  la  Belgique  se  reflète  tout  entière  dans  la  sérieuse  et 
forte  discussion  qui  s'est  ouverte  il  y  a  quelques  jours  déjà  au  sein  du  par- 
lement de  Bruxelles  à  l'occasion  d'une  loi  présentée  par  le  gouvernement 
pour  régler  l'existence  des  établissemens  de  bienfaisance  et  déterminer  les 
droits  de  la  charité  privée.  Cette  discussion  n'est  point  finie  encore,  bien 
que  nombre  d'orateurs  aient  été  entendus  :  —  MM.  de  Theux,  Malou,  de  Lie- 
dekerke  pour  le  parti  catholique;  MM.  Rogier,  Tesch,  Verhaegen  pour  l'opi- 
nion libérale;  M.  Alphonse  Nothomb,  ministre  de  la  justice,  pour  le  gou- 
vernement. Il  y  a  plusieurs  années  qu'on  voit  cette  question  de  la  charité 
grandir  en  Belgique,  passionner  les  partis  et  solliciter  une  solution.  Le  cabi- 
net de  M.  Henri  de  Brouckère  avait  élaboré  un  projet  qui  était  évidemment 
dicté  par  un  esprit  de  transaction,  et  dont  le  parlement  belge  fut  un  instant 
saisi.  Ce  projet  disparut  avec  le  cabinet  qui  l'avait  préparé,  et  le  ministère 
actuel  à  son  tour  présentait  aux  chambres  il  y  a  un  an  un  nouveau  projet, 
qu'il  appelait  également  une  œuvre  de  conciliation,  une  œuvre  conçue,  selon 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  A77 

les  paroles  de  M.  de  Decker,  dans  Tunique  pensée  d'associer  les  efforts  de  la 
charité  privée  a  l'action  de  la  charité  publique.  M.  de  Decker  demandait  que 
cette  grande  question  fût  abordée  et  résolue  en  dehors  de  toute  considéra- 
tion de  parti.  C'était  l'illusion  d'un  esprit  sincère  et  honnête.  Les  partis,  un 
peu  désorganisés  depuis  quelque  temps,  ont  retrouvé  là  en  effet  un  champ 
de  bataille.  Ce  qu'on  peut  dire  du  moins,  c'est  que  le  pays  dans  les  élections 
dernières  a  pu  se  prononcer  en  pleine  connaissance  de  cause  sur  le  projet 
du  gouvernement. 

La  difficulté  ne  consiste  pas  précisément  dans  l'organisation  des  établis- 
semens  publics  de  bienfaisance,  qui  est  un  des  objets  de  la  loi  aujourd'hui 
en  discussion.  Sur  ce  point,  il  ne  peut  y  avoir  que  des  dissidences  secondaires. 
La  difficulté  commence  là  où  il  s'agit  de  préciser  les  droits  de  la  charité  pri- 
vée, et  c'est  de  la  divergence  qui  s'est  produite  dans  l'interprétation  de  ces 
droits  qu'est  venue  la  nécessité  d'une  loi  nouvelle,  définitive.  Les  catholiques 
extrêmes  sont  pour  la  liberté  absolue  de  la  charité,  qu'ils  ne  séparent  pas  de  la 
pensée  religieuse,  d'où  elle  émane,  et  partant  de  là,  ils  nient  la  compétence  de 
l'état;  ils  demandent  une  sorte  de  décentralisation  universelle  de  la  charité, 
ils  réclament  pour  les  particuliers  le  droit  illimité  d'instituer  des  fondations 
et  d'eu  confier  après  eux  l'administration  à  qui  bon  leur  semble.  Les  dernières 
conséquences  de  ce  système  ne  sont  point  difficiles  à  apercevoir  :  l'état  n'est 
plus  rien,  la  main-morte  renaît  indirectement,  les  personnes  civiles  se  multi- 
plient, il  se  forme  une  puissance  indépendante  ayant  son  budget,  ses  moyens 
d'action,  toute  une  armée  de  fonctionnaires  spéciaux.  Les  libéraux,  au  con- 
traire, ne  tiennent  nul  compte  de  la  pensée  religieuse,  source  première  de 
la  charité;  ils  annullent  le  droit  individuel,  ils  veulent  tout  centraliser  entre 
les  mains  de  l'état,  et  ils  arrivent  à  faire  de  la  charité  une  chose  purement 
officielle,  administrative.  Ils  ne  réussiraient  pas  même  autant  qu'ils  le  pensent 
en  Belgique,  s'ils  triomphaient,  car  s'il  ne  restait  plus  que  l'état,  la  charité, 
comme  cela  s'est  vu  bien  des  fois,  serait  encore  ingénieuse  à  tromper  la  loi 
par  des  fidéi-commis.  Le  ministère  belge  a  essayé  de  concilier  ces  divers 
systèmes,  ou  du  moins  de  dégager  de  cette  confusion  d'idées  contraires  une 
solution  supérieure  et  équitable.  Ainsi  le  projet  du  gouvernement  fait  la 
part  du  droit  individuel  en  assurant  aux  particuliers  la  liberté  de  créer  des 
fondations  et  de  désigner  soit  des  administrateurs  de  ces  fondations,  soit  des 
distributeurs  spéciaux  des  secours  institués  en  faveur  des  indigens;  mais  en 
même  temps  les  droits  de  l'état  sont  placés  sous  la  garantie  d'un  ensemble 
de  dispositions  tutélaires  propres  à  prévenir  les  abus. 

Est-ce  à  dire  que  le  cabinet  de  Bruxelles  ait  prévenu  tous  les  abus  possibles 
et  surmonté  toutes  les  difficultés?  Il  a  été  fait  certainement  de  fortes  objec- 
tions dans  la  discussion  parlementaire,  et  le  gouvernement  a  tenu  compte 
des  plus  sérieuses,  puisque  M.  Nothomb  vient  de  proposer  divers  amende- 
mens,  dont  l'un  consiste  à  ordonner  qu'il  sera  rendu  compte  tous  les  ans  aux 
chambres  de  la  situation  des  établissemens  de  bienfaisance.  Tel  qu'il  est,  le 
projet  ministériel  ne  rencontre  pas  moins  l'opposition  ardente  des  libéraux, 
tandis  que  d'un  autre  côté  il  est  soutenu  et  défendu  par  les  catholiques, 
c'est-à-dire  que  les  deux  anciens  partis  de  la  Belgique  se  trouvent  recom- 
posés et  de  nouveau  en  présence.  Le  parti  libéral  surtout  s'est  fait  une  arme 
du  projet  de  loi  sur  la  charité,  qu'il  représente  aux  yeux  du  pays  comme  un 
essai  de  rétablissement  des  couvens  et  de  la  main-morte,  ce  qui  est  une  vé- 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pitable  exagération.  Aujourd'hui  l'adoption  du  projet  du  gouvernement  est 
une  question  de  majorité  parlementaire,  et  cette  majorité  a  soutenu  jus- 
qu'ici le  cabinet;  mais  il  n'est  point  douteux  que,  même  après  un  vote  favo- 
rable, cette  loi  restera  l'arme  de  combat  des  libéraux  pour  regagner  des  suf- 
frages dans  le  pays,  et  reconquérir  le  pouvoir  qu'ils  ont  perdu  une  fois  par 
leurs  divisions  et  par  leurs  fautes.  cm.  de  mazade. 

Histoire  de  madame  de  main  tenon  et  des  principaux  événemens  du  siècle 
de  lolis  xiv,  par  M.  le  duc  de  Noailles,  de  l'Académie  française. —  M.  le 
duc  de  Noailles  a  un  tort  ou  un  malheur  :  le  troisième  volume  de  son  His- 
luirede  Madame  de  Maintenon  parait  neuf  ans  après  la  publication  des  deux 
premiers.  Quel  Intérêt  peut  rester  ainsi  suspendu  et  se  retrouver  au  bout 
de  neuf  ans?  Kt  quelles  années!  Lue  grande  monarchie  tombée,  une  répu- 
blique apparue  uniquement  pour  servir  de  tombeau  à  la  monarchie  et  de 
berceau  à  l'empire;  tous  les  fantômes  de  l'espérance  et  de  la  peur  évoqués 
à  la  fois  parmi  nous;  la  société  saisie  de  démence  et  menacée  de  ruine.  Le 
siècle  de  Louis  \1\  est.  un  bien  grand  siècle,  Mme  de  Maintenon  est  dans  ce 
siècle  un  grand  personnage,  Le  livre  de  \i.  le  duc  de  JNoailles  est  un  très  bon 
livre  ;  mais  qui  peut  s'étonner  qu'au  milieu  de  tels  événemens  et  de  tels  spec- 
tacles contemporains  Louis  M\  e1  M""1  de  Maintenon  aient  disparu?  Proba- 
blement SI.  le  duc  de  Noailles  lui-même  n'y  a  guère  pensé;  ce  n'est  ni  de 
son  choix  ni  presque  par  son  fait  qu'il  a  laissé  oeuf  ans  à  l'écart  son  héroïne 
et  son  ouvrage.  11  y  révisât  et  les  ramène  devant  le  public,  maintenant  que 
la  tempête  est  dissipée  et  la  scène  vide.  Le  public  leur  reviendra  aussi,  oar 
bien  que,  tres  souvent  mis  et  remis  sous  ses  yeux,  le  temps  et  les  personnes 
qui  sont  le  sujet  du  livre  ont  toujours  droit  et  pouvoir  de  l'intéresser,  dès 
qu'il  s'intéresse  à  quelque  chose,  et  le  livre  est  dans  une  rare  et  belle  har- 
monie avec  son  sujet. 

Teu  de  personnages  historiques  ont  été  plus  débattus  et  plus  diversement 
jugés  que  Mme  de  Maintenon.  L'éloge  et  le  blâme,  l'encens  et  l'injure,  l'admi- 
ration et  la  haine  ont  été  tour  à  tour  prodigués  à  sa  mémoire,  si  bien  qu'elle 
est  restée  comme  une  sorte  de  problème,  une  figure  douteuse  et  obscure, 
malgré  l'éclat  qu'elle  a  jeté  et  le  bruit  qu'elle  a  l'ait.  Nous  n'affirmerons  pas  que 
M.  le  duc  de  INoailles  ait  complètement  résolu  le  problème  et  mis  fin,  sur  le 
caractère  de  son  héroïne,  à  toute  contestation.  Il  se  place  hautement  à  la  tète 
des  admirateurs  et  des  amis  de  Mme  de  Maintenon,  mais  il  le  fait  en  homme  de 
sens,  d'esprit  et  de  goût  :  en  même  temps  qu'il  raconte  sa  vie  avec  grand  dé- 
tail, il  ne  vise  point  à  grandir  sa  place  et  son  importance;  il  s'applique  plutôt, 
comme  elle  le  fit  elle-même,  à  contenir  qu'à  étendre  son  rôle,  et  il  la  peint 
avec  complaisance  sans  l'étaler  avec  pompe.  C'était  une  personne  essentiel- 
lement judicieuse  et  habilement  modeste,  qui  savait  que  les  prétentions  nui- 
sent au  succès  de  l'ambition,  et  qui  excellait  à  être  sans  paraître  et  à  s'éle- 
ver  en  s'effaçant.  M.  le  duc  de  Noailles  a  très  bien  saisi  et  reproduit  ce  trait 
dominant  de  son  caractère  et  de  sa  destinée,  l'étendue  même  de  son  récit  et 
les  développemens  dans  lesquels  il  entre  à  chaque  pas  le  servent  dans  ce 
dessein;  la  prodigieuse  fortune  de  Mme  de  Maintenon  s'accomplit  lentement 
et  naturellement  dans  son  livre  comme  dans  l'histoire;  on  la  voit  grandir  et 
monter  sans  effort,  sans  fracas,  presque  aussi  imperceptiblement  qu'étrange* 
meut.  11  semble  qu'en  héritant  du  château  de  MW  de  Maintenon,  M.  de  Noailles 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  499 

y  ait  recueilli  quelque  chose  de  son  prudent  et  élégant  savoir-faire,  et,  racon- 
tée par  lui,  la  veuve  de  Scarron  se  trouve  un  jour  la  femme  de  Louis  \l\ 
sans  qu'on  ait  été  un  moment  choqué  ni  même  surpris  de  la  transformation. 
La  vérité  n'est  pas  tout  entière  dans  cet  habile  tableau,  mais  il  n'y  a  rien 
que  de  vrai  :  on  ne  pénètre  pas  dans  tous  les  replis  du  cœur  et  de  l'esprit  de 
Mme  de  Maintenon,  on  n'assiste  pas  assez  à  cette  vie  intime  et  secrète  qui  s'agite 
au  fond  de  toute  âme  humaine  et  qui  reste  souvent  obscure,  volontairement 
ou  involontairement,  pour  la  personne  même  dont  elle  révèle  la  vraie  na- 
ture; mais  les  événemens  et  les  actions,  la  conduite  et  la  destinée  de  Mme  de 
Maintenon,  son  caractère  dans  ses  rapports  avec  le  monde  qui  l'entourait, 
grands  ou  petits,  riches  ou  pauvres,  doctes  ou  humbles,  sa  bonté  éclairée  et 
active,  l'élévation  contenue  de  son  esprit,  son  autorité  sensée  et  douce,  la 
liberté  de  son  jugement  dans  sa  royale  servitude,  tous  ces  mérites  supé- 
rieurs, quoique  un  peu  extérieurs,  d'une  nature  riche  et  froide,  très  occu- 
pée des  autres,  par  devoir  ou  par  charité,  quoique  un  peu  égoïste,  sont 
retracés  par  M.  le  duc  de  Noailles  avec  un  art  sincère,  et  de  façon  à  laisser 
dans  l'esprit  des  lecteurs  une  profonde  impression  d'estime  et  de  bienveil- 
lance pour  Mm'  de  Maintenon,  en  les  détournant  du  désir  de  regarder  au-delà 
de  ce  qu'on  leur  montre.  C'est  un  portrait  incomplet,  mais  fidèle,  peint  en 
beau,  mais  ressemblant. 

Il  y  a  deux  portraits,  celui  de  Louis  XIV  ;V  côté  de  celui  de  Mme  de  Mainte- 
non :  Louis  XIV  tel  qu'on  le  rencontre  à  chaque  pas  dans  les  galeries  de  Ver- 
sailles, roi  du  monde  et  dieu  de  l'Olympe,  roi  très  chrétien,  Jupiter,  Apollon 
ou  Mars,  grand  souverain  et  grande  idole,  grand  conquérant  sans  être  un 
grand  guerrier,  sérieux  dans  les  affaires,  amoun>u\  de  pompes  et  de  fêtes, 
bien  servi  par  de  grands  hommes  et  se  servant  très  bien  lui-même,  le  plus 
modéré  et  le  plus  honnête  comme  le  plus  brillant  des  rois  absolus,  et  en  même 
temps  le  plus  éclatant  exemple  de  l'impuissance  du  pouvoir  absolu  à  fonder 
le  bon  et  durable  gouvernement  des  états.  M.  le  duc  de  Noailles  n'a  pas  expres- 
sément tiré  cette  dernière  conséquence,  et  en  lisant  son  livre  on  ne  peut 
guère  s'en  étonner  :  c'est  l'ouvrage,  non  pas  d'un  historien  éloigné,  mais 
presque  d'un  contemporain  de  Louis  XIV  et  d'un  grand  seigneur  de  sa  cour. 
Trop  sensé  et  trop  éclairé  pour- conserver  aujourd'hui  toutes  les  idées  de  ce 
temps,  M.  de  Noailles  en  a  les  sentimens.  les  instincts,  les  goûts,  les  mœurs; 
il  y  vit  en  le  racontant;  il  le  décrit,  il  le  défend,  il  l'explique,  il  l'excuse  comme 
un  témoin  qui  l'a  connu  et  aimé,  et  qui  l'aime  encore  et  n'en  parle  qu'avec 
un  regret  presque  personnel,  comme  on  parle  de  sa  jeunesse  et  de  son  propre 
passé.  C'est  même  là  un  des  mérites  et  des  agrémens  sérieux  de  son  livre;  les 
jngemens  n'y  sont  pas  toujours  exempts  de  prévention  et  de  préoccupation 
partiale,  mais  l'impression  générale  en  est  naturelle  et  vraie;  ce  n'est  pas 
l'appréciation  d'un  juge  indifférent,  ce  sont  les  mémoires  d'un  sage  ami. 

Cette  disposition  a  entraîné  M.  le  duc  de  Noailles  à  agrandir  et  à  rem- 
plir de  plus  mi  plus  son  cadre.  Autour  de  Louis  XIV  et  de  M""  de  Maintenon 
viennent  successivement  prendre  place  toute  la  cour  et  tout  le  siècle.  Le 
titre  du  livre  est  exact  :  c'est  bien  VHistoire  de  madame  de  Maintenon  et 
des  principaux  événemens  du  règne  de  Louis  XIV.  Peut-être  aurait- il 
mieux  valu  dire  :  Y  Histoire  de  madame  de  Maintenon  et  de  la  société  fran- 
çaise sous  le  règne  de  Louis  XIV.  C'est  en  effet  le  tableau  de  la  société  plutôt 
que  le  récit  des  événemens;  les  personnages,  leurs  caractères,  leurs  mœurs, 


480  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

leur  façon  de  vivre,  leur  position  et  ses  vicissitudes,  leurs  relations,  leurs 
conversations,  leurs  correspondances,  remplissent  la  scène;  les  grands  faits 
publics  sont  le  fond  du  drame,  mais  non  le  véritable  objet  et  le  principal 
intérêt  du  spectacle;  le  lecteur  vit  au  milieu  de  ce  qu'on  est  convenu  d'ap- 
peler le  mande  plutôt  qu'au  sein  de  la  nation.  L'ouvrage  a  même  souvent, 
comme  monument  de  ce  monde  qu'il  peint  surtout,  le  mérite  et  l'attrait  de 
la  nouveauté.  M.  de  Noailles  a  mis  en  lumière  et  habilement  rapproché  un 
grand  nombre  d'incidens,  d'anecdotes,  de  billets  oubliés  ou  jusqu'ici  incon- 
nus, et  cette  vie  familière  de  la  société  et  de  la  cour,  répandue  ci  et  là  dans 
l'histoire,  la  rend  non-seulement  plus  amusante,  mais  aussi  plus  vraie. 

Le  premier  et  le  plus  intéressant  chapitre  du  volume  qui  vient  de  paraître 
est  l'histoire  de  la  célèbre  maison  d'éducation  de  Saint-Cyr,  fondée  en  1G8G  |  ar 
Louis  XIV  et  abolie  en  1792  par  l'assemblée  législative.  Cette  histoire  s'ouvre 
par  un  édit  de  Louis  XIV,  qui  veut,  dit-il,  «  en  faisant  ('lever  dans  les  principes 
d'une  véritable  et  solide  piété  un  nombre  considérable  déjeunes  filles  issues 
de  familles  nobles,  et  particulièrement  de  pères  morts  dans  le  service  ou 
qui  servent  actuellement,  étendre  ses  soins  jusque  dans  l'avenir,  et  jeter 
les  fondemens  de  la  grandeur  et  de  la  félicité  durable  de  cette  monarchie,  » 
et  elle  se  termine  par  une  lettre  du  sous-lieutenant  d'artillerie  Bonaparte  : 
celui  qui  sera  l'empereur  Napoléon  demande  à  la  république  qui  se  lève 
vingt  sous  par  lieue,  pour  ramener  auprès  de  sa  mère  sa  sœur  chassée  de 
la  maison  chrétienne  où  la  faisait  élever  la  royauté  qui  tombe!  Quand  les 
faits  parlent  si  haut,  il  n'y  a  qu'à  se  taire. 

A  l'occasion  de  ce  chapitre  sur  la  maison  de  Saint-Cyr,  on  a  fait  à  M.  le 
duc  de  Noailles  une  bien  pauvre  querelle.  On  lui  a  reproché  d'avoir  emprunté 
à  Y  Histoire  de  Saint-Cyr,  publiée  en  1853  par  M.  Th.  Lavallée,  de  nombreux 
passages  sans  les  indiquer  soit  en  note,  soit  par  des  guillemets.  M.  de  Noailles 
avait  pris  ses  précautions  contre  ce  reproche,  car  en  tète  du  chapitre  il 
avait  placé  une  note  générale  où  il  rappelle  l'ouvrage  de  M.  Lavallée,  et  de- 
mande la  permission  de  profiter  des  additions  qui  s'y  trouvent  à  YHistoire 
de  Saint-Cyr.  A  quelle  histoire  de  Saint-Cyr?  A  celle  qu'avait  écrite  et  pu- 
bliée dix  ans  auparavant,  en  l&ho,  M.  le  duc  de  Noailles  lui-même,  et  qui  est 
devenue  le  chapitre  Ier  du  tome  III  de  son  livre.  Il  est  vrai  que  cette  pre- 
mière édition,  tirée  à  cinq  cents  exemplaires,  n'avait  pas  et  rendue;  mais 
elle  était  très  connue  quand  l'ouvrage  de  Th.  Lavallée  parut,  et  l'on  y  en 
rencontre  plus  d'une  fois  la  trace.  Si  donc  il  y  avait  lieu  à  se  plaindre  d'em- 
prunts, M.  le  duc  de  Noailles  aurait  le  droit  de  priorité;  mais  quand  deux 
ouvrages,  en  se  touchant  par  une  seule  partie  du  sujet,  diffèrent  d'ailleurs 
à  ci'  point,  et  pour  l'étendue  et  pour  la  manière,  de  telles  plaintes  sont  pué- 
riles. On  les  a  poussées  bien  plus  loin  :  on  a  reproché  à  M.  le  duc  de  Noailles 
d'avoir  fait  des  emprunts  à  La  Beaumelle,  à  Saint-Simon,  à  Dangeau,  comme 
s'il  avait  pu  prendre  ailleurs  les  faits  et  les  détails  qui  sont  le  fond  de  son 
livre  !  Tous  les  historiens  seront  désormais  tenus  d'indiquer  au  bas  de  leurs 
pages  toutes  les  sources  auxquelles  ils  puisent.  M.  le  duc  de  Noailles  au- 
rait pu  le  faire  sans  que  le  mérite  propre  et  original  de  son  livre  eût  rien  à 
en  redouter,      v.  de  mars. 


V.  de  Mars. 


LA 


QUESTION  CHINOISE 


I.  The  Chinecsc,  by  sir  John  Davis.  —  The  Chineese  and  their  Rehilions, 
hy  T.  Meadows.  —  111.  Parlitanentary  Papers. 


La  question  chinoise  commence  à  occuper  les  esprits  en  Europe. 
Il  y  a  trois  mois,  cette  question  n'excitait  par  elle-même  qu'une  mé- 
diocre attention  :  les  événemens  survenus  dans  la  rivière  de  Canton 
semblaient  devoir  toute  leur  importance  au  débat  qu'ils  avaient  sou- 
levé dans  le  parlement  britannique,  et  la  saisie  de  l' Arrow  n'était, 
aux  yeux  du  public,  qu'un  chétif  incident  de  la  lutte  engagée  entre 
d'illustres  hommes  d'état,  qu'une  petite  scène  du  grand  spectacle 
donné  par  le  jeu  viril  de  ces  institutions  auxquelles  l'Angleterre  doit, 
sa  puissance  et  son  éternelle  jeunesse.  Il  n'en  est  plus  de  même  à 
cette  heure  :  on  commence  a  comprendre  que  des  intérêts  communs 
à  tout  le  monde  civilisé  pourraient  bien  être  engagés  dans  cette  ques- 
tion, et  la  France  en  particulier,  malgré  la  crainte  où  elle  est  de  tout 
ce  qui  risque  de  troubler  le  repos  et  le  bien-être  dont  elle  jouit,  ne 
laisse  pas  de  pressentir  qu'il  pourra  y  avoir  un  rôle  sérieux  et  né- 
cessaire à  jouer  pour  elle  dans  cette  grave  affaire.  C'est  qu'eu  effet, 
dès  qu'une  difficulté  s'élève  entre  une  nation  européenne  (1)  et  le  Cé- 
leste-Empire, il  est  rare  qu'on  ne  voie  aussitôt  entraînés,  bon  gré, 

(1)  11  est  entendu  que  dans  le  cours  de  ce  travail  la  dénomination  d'Européens  s'ap- 
plique à  tous  les  peuples  d'origine  européenne,  et  comprend  par  conséquent  les  Amé- 
ricains du  Nord. 

tome  ix.  —  1er  juin  1857.  31 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mal  gré,  dans  la  querelle  tous  ceux  que  les  Chinois  enveloppent  dans 
la  commune  et  méprisante  dénomination  de  barbares  Je  mer.  Non 
qu'ils  ne  sachent  très  bien  quelle  différence  existe  entre  Anglais, 
Français,  Américains,  Portugais,  Espagnols,  etc.;  mais  dans  leur  sys- 
tème d'ombrageuse  exclusion  contre  les  peuples,  quels  qu'ils  soient, 
que  la  navigation  met  en  rapport  avec  eux,  les  gouvernails  entre- 
tiennent avec  le  même  soin  contre  tous  la  défiance  et  la  haine  popu- 
laires, qu'ils  veulent  toujours  être  maîtres  de  déchaîner.  Ainsi  dans 
les  événemens  de  cette  année  a-t-on  vu,  quoique  la  querelle  ne  fût 
engagée  qu'avec  l'Angleterre,  les  Américains  obligés  de  faire  respec- 
ter à  coups  de  canon  leur  pa\  illon  outragé,  le  consul  d'Espagne  mas- 
sacré, et  le  pain  empoisonné  du  boulanger  Muni  également  distribué 
à  tous  les  consommateurs  d'origine  européenne.  Les  Russes  mêmes, 
quoiqu'ils  ne  fassent  point  partie  des  barbares  de  mer,  et  que  des 
traités  spéciaux,  dont  nous  aurons  occasion  de  parler,  leur  assurent 
le  privilège  d'un  trafic  par  voie  de  terre  avec  la  Chine,  ont  commencé 
à  essuyer  quelques  avanies,  et  si  le  pavillon  français  est  demeuré  jus- 
qu'ici sans  insulte,  il  faut  l'attribuer  au  peu  d'étendue  de  nos  rela- 
tions commerciales  avec  les  ports  du  Céleste-Empire  autant  qu'à  la 
ferme  attitude  de  nos  forces  navales.  Hâtons-nous  d'ajouter  que, 
fût-il  vrai,  comme  on  l'annonce,  que  le  gouvernement  chinois,  sous 
la  menace  du  danger  qui  le  presse,  offre  aujourd'hui  à  la  France, 
pour  les  griefs  qu'elle  a  contre  lui,  des  satisfactions  séparées,  il  res- 
terait encore  à  examiner  si  ces  satisfactions,  probablement  illu- 
soires, doivent  être  acceptées,  si  nous  devons  croire  à  ces  inspira- 
tions momentanées  de  la  peur  plutôt  qu'aux  traditions  hostiles  d'une 
politique  séculaire. 

Il  ne  faut  pas  oublier  en  effet  que  la  situation  de  l'Europe  à  l'égard 
de  la  Chine  n'est  plus  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  il  \  a  vingt  ans.  Les 
barbares  de  mer  ne  sont  plus,  comme  ils  l'étaient  alors,  admis  par 
l'orgueilleuse  tolérance  du  fils  du  ciel  à  un  trafic  dépendant  unique- 
ment de  son  caprice  et  de  celui  de  ses  mandarins.  La  guerre  de  1842 
a  fait  sentir  aux  Chinois  tout  le  poids  du  bras  de  l'Angleterre,  et 
elle  a  forcé  leur  gouvernement  de  se  lier  à  l'Occident  par  la  foi  des 
traités.  La  Grande-Bretagne  n'ayant  rien  stipulé  pour  elle  à  l'exclu- 
sion des  autres  peuples,  les  États-Unis  n'ont  pas  tardé  à  obtenir  pour 
leur  commerce  des  conditions  analogues  à  celles  que  le  commerce 
anglais  avait  réclamées.  La  France  enfin,  sous  un  gouvernement  aussi 
soigneux  de  sa  prospérité  que  de  sa  liberté,  s'est  présentée  à  son 
tour  pour  mettre  sous  la  protection  des  traités  tous  les  intérêts  qu'elle 
avait  en  Chine.  Les  négociations,  habilement  conduites  en  1844  par 
M.  de  Lagrené,  ont  eu  le  double  effet  d'ouvrir  à  notre  commerce  des 
voies  où  il  s'est  trop  timidement  engagé,  et  d'assurer  aux  catho- 


LA    QUESTION    CHINOISE.  483 

liques  indigènes  le  libre  exercice  de  leur  culte,  en  même  temps  qu'à 
nos  missionnaires  celui  de  leur  saint  ministère. 

En  cet  état  de  choses,  je  me  demande  si  l'Angleterre,  soit  qu'elle 
aille  faire  la  guerre,  soit  qu'il  lui  suffise  d'une  imposante  démon- 
stration pour  obtenir  du  Céleste-Empire  de  nouvelles  concessions 
commerciales,  politiques  et  religieuses,  doit  être  seule  à  poursuivre 
ce  but  :  je  me  demande  si  elle  seule  a  ses  intérêts  à  protéger,  sa  di- 
gnité à  maintenir,  si  à  elle  seule  seront  laissés,  avec  toutes  les  chances 
de  la  lutte,  tous  les  fruits  du  succès,  si  enfin  il  n'y  a  rien  à  faire 
pour  la  Fiance  dans  cette  grande  entreprise.  Je  sais  que  nous  avons 
dans  les  mers  de  Chine  une  force  navale  assez  considérable  pour  agir 
efficacement,  et  j'entends  dire  qu'on  l'augmente  encore;  mais  la  po- 
litique qui  dictera  ses  instructions  la  tiendra-t-elle  spectatrio'  inuno- 
biie  des  événemens,  ou  lui  commandera-t-elle  d'j  prendre  part  ?  Dans 
ce  dernier  cas,  le  seul  que  je  puisse  admettre,  quelle  sera  cette  pan? 
Quel  rôle  y  aura-t-il  à  jouer  pour  nous,  quels  avantages  à  recueillir 
dans  cette  campagne  guerrière  et  diplomatique,  où  la  place  de  nos 
marins  à  côté  des  marins  anglais  sera  aussi  bien  marquée  qu'elle 
l'était  devant  Sébastopol? 

Je  me  propose  d'étudier  ces  diverses  questions;  mais,  avant  de  le 
faire,  il  me  semble  indispensable  de  jeter  un  rapide  coup  d'œil  sur 
la  situation  actuelle  de  l'empire  chinois,  sur  l'état  de  ses  relations 
avec  les  étrangers,  et  enfin  sur  les  causes  qui  ont  amené  la  guerre 
qu'on  peut  dire  maintenant  commencée. 

1. 

C'est  un  fait  aujourd'hui  hors  de  doute  que  l'empire  chinois 
entré  dans  une  période  de  décadence  :  les  voyageurs  qui  ont  visité 
cet  empire,  les  savans  qui  ont  étudié  son  histoire,  rendent  tous  là- 
dessus  le  môme  témoignage.  Les  Chinois  éclairés  eux-mêmes  le  re- 
connaissent, et  c'était  une  maxime  favorite  du  dernier  empereur 
que  «  le  déclin  suit  infailliblement  la  prospérité.  »  Si  en  effet  cette 
prospérité  a  été  si  grande,  si  un  bonheur  exceptionnel  a  permis  à 
cette  vaste  monarchie  de  rester  seule  assise  sur  son  organisation 
séculaire,  tandis  que  tout  était  bouleversé  et  renouvelé  autour  d'elle, 
il  n'est  que  trop  conforme  au  cours  naturel  des  choses  humaines 
qu'elle  soit  atteinte  à  son  tour  d'un  principe  de  destruction,  minée 
dans  ses  fondemens  et  menacée  de  ruine. 

On  fait  remonter  à  la  conquête  tartare,  c'est-à-dire  au  milieu  du 
xvue  siècle,  les  premiers  symptômes  de  cette  décadence,  qui  depuis 
a  suivi  une  marche  si  rapide,  rapide  dans  sa  proportion  avec  la 
longue  durée  de  l'empire  chinois.  C'est  à  cette  époque  qu'une  at- 


ÙSU  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

teinte  profonde  a  été  portée  aux  principes  qui,  pendant  tant  de  siè- 
cles, avaient  fait  la  force  de  la  société  chinoise,  et  cette  atteinte, 
jointe  à  l'inévitable  détérioration  qui,  pour  avoir  été  plus  longtemps 
différée,  ne  frappe  que  plus  sûrement  les  œuvres  des  hommes» 
a  déterminé  la  crise  intérieure  à  laquelle  l'empire  est  en  proie  au- 
jourd'hui. 

I  n  des  plus  récens  et  des  plus  profonds  observateurs  qui  ont  étu- 
dié la  Chine,  M.  Meadows,  réduit  à  trois  axiomes  politiques  les  prin- 
cipes constitutifs  de  cette  vieille  société  : 

«  1°  La  nation  doit  être  gouvernée  par  les  moyens  moraux,  de  pré- 
férence à  la  force  physique; 

«  2°  Les  services  des  hommes  les  plus  sages  et  les  plus  capables 
de  la  nation  sont  indispensables  à  son  bon  gouvernement; 

«  3°  Le  peuple  a  le  droit  de  déposer  le  souverain  qui,  soit  par  son 
activ  itc  perverse,  soit  par  sa  vicieuse  indolence,  donne  lieu  à  une 
oppression  tyranniquc.  » 

On  comprend  que,  dans  son  isolement  entre  ses  hautes  montagnes 
et  la  mer,  l'empire  chinois  ait  pu,  pendant  une  longue  suite  de  siè- 
cles, prospérer  par  la  pratique  fidèle  et  régulière  de  ces  maximes, 
déposées  dans  son  berceau;  mais  le  premier  de  ces  principes,  si  mo- 
ral, si  sage,  qui  subordonne  la  force  à  la  raison,  corrompu  par  la 
perversité  de  notre  nature,  a  pu  aisément  donner  aux  Chinois  ce  ca- 
ractère rusé  et  perfide  que  tout  le  monde  s'accorde  à  leur  reprocher. 
11  excluait  en  outre  le  culte  des  vertus  guerrières,  et  devait  rendre 
les  Chinois  inférieurs  dans  cet  art  des  combats  qui  décide  si  souvent 
de  la  destinée  des  nations.  C'est  un  fait  écrit  à  toutes  les  pages  de 
leur  histoire. 

Pour  réaliser  la  seconde  des  maximes  fondamentales  de  leur  ordre 
social,  le  dépôt  de  toute  l'autorité  publique  entre  les  mains  des  plus 
dignes,  les  Chinois  n'avaient  rien  imaginé  de  plus  efficace  et  de  plus 
sûr  que  de  pratiquer  sur  une  échelle  immense  le  système  du  con- 
cours public,  le  système  des  examens,  qui  à  cette  heure  nous  donne 
en  France  non-seulement  des  bacheliers  et  des  docteurs,  mais  nos 
meilleurs  ingénieurs,  nos  officiers  les  plus  braves  et  les  plus  capa- 
bles. Mais  en  Chine  les  examens  portaient  à  la  fois  sur  toutes  les 
branches  de  savoir  nécessaires  au  gomernement  des  hommes,  re- 
ligion, histoire,  littérature,  art  de  l'ingénieur,  l'art  militaire  seul 
excepté,  et  les  élus  de  ces  examens,  en  recevant  les  insignes  de  ba- 
cheliers, de  licenciés  et  de  docteurs,  recevaient  le  droit  de  monter 
de  degré  en  degré  jusqu'aux  plus  hautes  fonctions  de  l'état,  prix  ré- 
servé exclusivement  à  la  supériorité  de  la  capacité  et  du  savoir.  Chez 
un  peuple  ami  de  la  paix,  ce  système,  loyalement  mis  en  pratique, 
a  dû  assurer  à  la  Chine  le  bienfait  d'un  gouvernement  sage  et  régu- 


LA    QUESTION    CHINOISE.  48» 

lier,  et  il  explique  jusqu'à  un  certain  point  la  longue  prospérité  du 
Céleste-Empire.  Il  y  avait  en  effet,  à  côté  du  pouvoir  absolu,  quel- 
que chose  de  profondément  démocratique,  il  y  avait  un  éclatant  hom- 
mage rendu  à  l'égalité  humaine,  dans  une  institution  qui  permet- 
tait au  fils  du  plus  pauvre  paysan  de  prétendre,  par  le  seul  secours 
de  son  intelligence,  aux  plus  hautes  dignités  de  l'empire.  Aussi 
voyait-on  les  familles,  les  voisins  même  se  cotiser  en  faveur  d'un  en- 
fant qui  manifestait  d'heureuses  dispositions,  alin  de  lui  procurer 
une  éducation  dont  le  résultat  pouvait  couvrir  d'honneur  ses  parens 
et  le  lieu  de  sa  naissance.  L'enfant  allait  grossir  cette  classe  de  let- 
trés dans  laquelle  le  gouvernement  puisait,  par  un  concours  public 
et  ouvert  à  tous,  les  agens  de  son  autorité.  Une  fois  admis  dans  la 
hiérarchie  administrative,  on  montait  de  grade  en  grade  jusqu'au 
faite  de  l'édifice  social,  et  on  parvenait  à  siéger  dans  ces  comités  de 
Péking,  véritables  maîtres  de  l'empire,  dont  l'influence  sur  l'empe- 
reur est  toute  puissante.  Ainsi  point  de  droit  héréditaire.  Au-dessus 
de  la  masse  nationale,  où  tous  sont  égaux,  l'aristocratie  de  l'intelli- 
gence accessible  à  tous,  dépositaire  de  tous  les  pouvoirs,  essentiel- 
lement viagère,  et  n'excitant  aucune  de  ces  jalousies  qui,  dans  nos 
sociétés  européennes,  ont  enfanté  de  si  fréquentes  et  si  grandes  com- 
motions. 

Mais  après  l'invasion  tartare  tout  a  changé;  la  force  a  commencé 
à  se  substituer  au  droit;  les  nouveau-venus  ont  réclamé  pour  eux  la 
moitié  des  emplois  publics,  au  seul  titre  de  nation  conquérante,  et 
cette  première  atteinte  une  fois  portée  au  principe  salutaire  du  con- 
cours public,  le  jour  a  dû  arriver,  et  il  est  arrivé,  où  la  sincérité 
des  examens  a  disparu,  où  il  n'est  resté  debout  que  leur  appareil 
pédantesque,  où  la  nation  a  été  gouvernée  par  d'autres  hommes  que 
les  plus  sages  et  les  plus  capables. 

Quant  au  troisième  principe  de  la  constitution  chinoise,  à  ce  droit 
concédé  au  peuple  de  déposer  un  souverain  inappliqué  ou  vicieux, 
ce  ne  pouvait  être  qu'une  garantie  cherchée  pour  des  cas  nécessai- 
rement assez  rares.  Le  trône  en  ell'et  ne  passe  point  par  droit  héré- 
ditaire du  père  au  fils:  il  suffît  que  le  souverain  sorte  des  rangs  de 
la  famille  impériale,  et  quel  que  soit  du  reste  le  fastueux  appareil 
de  son  despotisme,  il  est  tellement  entouré,  circonvenu,  qu'il  est 
plus  près  d'être  un  instrument  qu'un  maître  absolu.  Toutefois,  pour 
le  cas  toujours  possible  de  l'exercice  abusif  d'un  pouvoir  sans  con- 
trôle, les  Chinois,  gens  prévoyans,  ont  voulu  sans  doute  justifier 
d'avance  par  un  principe  écrit  et  les  résistances  ouvertes  que  ce 
pouvoir  soulève  et  les  secrètes  révolutions  de  palais,  que  dans  leur 
respectueux  et  prudent  langage  ils  abritent  sous  la  volonté  du  ciel. 

Mais  il  est  inutile  de  remonter  à  ces  principes  plus  ou  moins  sages, 


'lS(')  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  ou  moins  fidèlement  pratiqués,  pour  expliquer  la  décadence  de 
l'empire  chinois;  prenons-la  pour  un  fait  patent,  manifeste,  et  qui 
frappe  les  yeux  comme  la  lumière.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'au- 
jourd'hui une  immense  corruption  déborde  sur  tout  l'empire,  c'est 
que  la  détresse  financière  y  est  extrême,  et  que  l'argent  y  devient 
chaque  jour  plus  rare;  c'est  que  les  sociétés  secrètes,  de  tout  temps 
redoutables  au  pouvoir,  y  ont  acquis  une  puissance  d'organisation 
plus  que  jamais  menaçante;  c'est  qu'enfin  depuis  quatre  ans  une  in- 
surrection qui  n'a  pu  être  vaincue  tient  en  échec  les  forces  impé- 
riales et  siège  en  souveraine  à  Nanking,  la  seconde  des  capitales  de 
l.i  Chine. 

11  j  a  sans  doute  bien  peu  de  nos  lecteurs  à  qui  nous  ayons  quel- 
que chose  a  apprendre  en  leur  parlant  de  la  corruption  qui  existe 
Ghin  lis.  Chacun  sait  à  quels  excès  de  sensualisme  grossier 
et  de  dépravation  intellectuelle  il-  se  laissent  aller,  héritage  sécu- 
laire de  l'incrédulité  religieuse  dans  les  classes  supérieures  et  de  la 
plus  abjecte  idolâtrie  dans  les  classes  populaire-,,  (le  sont  là  des 
plaies  honteuse-,  mais  avec  lesquelles  on  a  vu  souvent  des  empires 
prolonger  leur  existence  pendant  des  siècles,  .le  n'entends  parler  ici 
que  de  cette  corruption  administrative,  judiciaire,  gouvernementale, 
m  l'appelle,  portée  aux  derniers  excès,  selon  le  témoignage 
unanime  i\c>  contemporains. 

.l'en  pourrais  citer  avec  eux  de  plus  nombreux  exemples;  un  ou 
deux  me  suffiront.  Je  disais  tout  a  l'heure  comment  c'est  une  des 
traditions  les  plus  anciennes  et  les  plus  vénérées  de  l'empire,  et 
l'un  des  l'ondemens  mêmes  de  sa  constitution,  de  ne  confier  les  fonc- 
tion  i  publiques  qu'aux  plus  dignes,  et  comment  la  solennelle  épreuve 
des  examen-  a  eie  instituée  pour  justifier  de  la  capacité  de  ceux  qui 
concourent  à  cette  carrière.  Eh  bien!  voilà  qu'aujourd'hui,  tout  en 
,nt  la  l'orme,  devenue  illusoire,  des  examens,  ces  fonctions, 
prix  de  l'intelligence  et  du  travail,  sont  \endues  avec  une  scandaleuse 
publicité.  Il  y  a  le  marché  aux  emplois;  les  besoins  du  trésor  épuise 
le  commandent.  Comprend-on  a  quel  point  l'organisation  sociale  se 
trouve  altérée  par  ce  trafic,  et  quels  bouleversemens  il  prépare! 

Autre  témoignage  de  cette  même  corruption.  Par  respect  pour  l'un 
de  ces  principes  de  morale'  fastueusement  inscrits  au  lrontispice.de 
la  législation  chinoise,  la  culture  du  pavot  et  le  commerce  de  l'opium 
-ont  formellement  interdits.  Le  fils  du  ciel,  le  père  des  peuples,  dans 
sa  sollicitude  pour  la  grande  famille  confiée  à  ses  soins,  ne  veut  pas 
lui  permettre  l'usage  de  ce  poison  si  dangereux  et  si  recherché!  La 
loi  donc  proscrit  l'opium;  mais  il  n'y  a  pas  un  point  des  immenses 
côtes  du  Céleste-Empire  où  l'opium  ne  soit  l'objet  d'une  contrebande 
que  rien  ne  gène,  que  les  mandarins  au  contraire  encouragent,  parce 


LA    QUESTION    CHINOISE.  487 

qu'elle  les  enrichit.  Ainsi  La  contrebande  se  joue  avec  effronterie 
d'une  des  menaces  les  plus  solennelles  de  l'autorité  souveraine,  et 
pousse  les  peuples  à  l'abrutissement,  dont  la  loi  a  voulu  les  préser- 
ver. Ajoutons  que,  par  une  juste  rétribution  de  la  Providence,  cette 
prodigieuse  consommation  de  l'opium  devient  aujourd'hui,  par  l'ex- 
portation des  métaux  précieux  qu'elle  occasionne,  une  des  causes 
de  la  ruine  financière  de  l'empire. 

Tout  d'ailleurs  contribue  à  cette  ruine.  Ainsi  les  monopoles  que  le 
gouvernement  s'est  réservés  ne  lui  rendent  plus  qu'un  revenu  insi- 
gnifiant. S'il  en  est  un  dont  les  produits  semblent  ne  devoir  jamais 
se  tarir,  c'est  assurément  celui  du  sel,  denrée  de  première  nécessité 
et  toujours  assurée  d'un  bon  débit  au  milieu  des  innombrables  po- 
pulations de  la  Chine.  Eh  bien  !  ce  monopole  même  est  un  de  ceux 
que  l'on  ne  sait  plus  à  qui  affermer.  Il  a  fallu  que  l'empereur  impo- 
sât d'office  la  ferme  du  sel  à  des  négocians  enrichis  dont  il  convoi- 
tait la  dépouille,  à  peu  près  comme  en  d'autres  pays  on  concède  à 
une  compagnie  de  chemin  de  fer  qui  prospère  la  faveur  d'un  em- 
branchement onéreux.  Or  ce  don  n'est  rien  moins  que  la  ruine  du 
malheureux  négociant  h  qui  on  l'inflige  :  en  même  temps  qu'il  doit 
satisfaire  aux  exigences  impitoyables  du  lise,  il  doit  solder  les  man- 
darins locaux  chargés  de  la  police,  sans  le  secours  desquels  il  n'y  a 
point  de  monopole,  et  ceux-ci,  après  l'avoir  rançonné,  reçoivenl 
d'une  autre  main  pour  le  laisser  dépouiller.  Entre  mille  preuves  de 
la  pénurie  du  trésor  impérial,  en  apporterai-je  une  autre,  et  des  plus 
frappantes?  On  l'a  vu,  en  ces  derniers  temps,  hors  d'étal  de  fournir 
les  fonds  nécessaires  aux  travaux  publics  de  première  nécessité.  Le 
Grand-Canal  était  à  sec.  Le  Fleuve-Jaune,  le  fléau  de  la  Chine,  cette 
Durance  gigantesque,  axait  rompu  ses  digues  et  inonde  d'immenses 

étendues  de  pays  riche  et  cultivé.  Rien  de  tout  celi se  réparait, 

et.  pourtant  les  populations  mécontentes  étaient  bien  autrement  sur- 
chargées d'impôts  qu'à  l'époque,  encore  peu  éloignée,  où  les  tra- 
vaux hydrauliques,  juste  sujet  d'orgueil  pour  la  Chine,  s'exécutaient 
partout  avec  tant  de  soin,  d'intelligence  et  de  splendeur. 

C'est  que  depuis  que  les  mandarins  paient  deniers  comptans  leurs 
emplois,  ils  se  remboursent  en  faisant  entrer  dans  les  coffres  de  l'em- 
pire le  moins  qu'ils  peuvent  de  l'argent  qu'ils  recueillent.  Tout  leur 
est  bon  pour  s'enrichir.  La  justice  surtout  est  entre  leurs  mains  une 
source  d'odieux  profits.  Aussi  l'autorité  est-elle  partout  avilie,  et  les 
fonctions  publiques,  auxquelles  s'attachait  naguère  une  considéra- 
tion si  haute,  ne  sont-elles  plus  que  l'objet  du  inépris  et  de  la  haine. 
Naguère  les  mandarins  étaient  l'élite  de  la  nation  chinoise;  portés 
au  rang  qu'ils  occupaient  par  un  concours  libre  et  public,  entourés 
de  l'estime  générale  et  d'une  sorte  de  prestige  populaire,  ils  n'a- 


488  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

valent  qu'à  faire  entendre  leur  parole  grave  et  sage  pour  obtenir 
une  respectueuse  obéissance,  aujourd'hui  le  moindre  lettré  se  re- 
garde comme  moralement  supérieur  à  ces  hommes  sortis  on  ne  sait 
d'où,  et  acquéreurs  de  fonctions  qu'ils  étaient  indignes  de  rem- 
plir. Malgré  le  caractère  dont  ils  sont  revêtus,  leur  parole  est  sans 
force  et  sans  influence,  et  lorsqu'ils  veulent  pratiquer  leurs  exac- 
tions, on  leur  résiste.  De  là  un  fait  étrange,  un  nouveau  trait  qui 
caractérise  tristement  cette  période  de  décadence  où  la  Chine  est 
entrée.  N'ayant  pas  de  force  publique  à  leurs  ordres  dans  un  pays 
où  jusqu'à  présent  le  gouvernement  par  la  violence  a  été  considéré 
comme  un  déshonneur,  ces  indignes  magistrats  ont  employé  un  de 
ces  expédiens  détestables  auxquels  la  tyrannie  aux  abois  a  seule  re- 
cours. On  les  a  vus  armer  et  prendre  a  leur  solde  les  oisifs,  les  dé- 
bauchés, tout  le  rebut  de  la  population  des  villes,  et  leur  faire  ainsi 
contracter  des  habitudes  de  rapine  et  de  violence  dont  ils  n'ont  pas 
tardé  à  devenir  eux-mêmes  les  premières  victimes. 

Les  sociétés  secrètes  enfui  ont  apporté  à  l'œuvre  de  destruction 
leur  contingent  de  dissolvante  et  infatigable  activité.  L'origine  de 
ces  sociétés  remonte  à  la  conquête  tartare,  conquête  qui  a  froissé 
tous  les  instincts  des  Chinois.  On  sait  comment  elle  s'accomplit. 
C'était  en  L644.  I  ne  insurrection  avait  éclaté  et  menaçait  l'empe- 
reur dans  Péking  même.  Celui-ci,  désespérant  trop  tôt  de  sa  cause, 
immole  sa  fdle  de  sa  propre  main  et  se  tue.  Au  même  moment,  un  gé- 
néral fidèle  amenait  à  son  secours  les  tribus  mantehoues,  qui,  bien 
montées  et  aguerries,  balayèrent  l'insurrection  devant  elles;  mais 
au  milieu  du  désordre,  trouvant  le  trône  vacant,  les  Tartares  d'alliés 
devinrent  conquérans.  A  l'exception  de  l'île  de  Formose  qui  se  dé- 
fendit longtemps,  la  résistance  des  Chinois  fut  à  peu  près  nulle, 
mais  le  patriotisme  humilié  continua  à  protester  sourdement,  et  de 
nombreuses  sociétés  secrètes,  toutes  dirigées  contre  la  domination 
tartare,  se  formèrent  et  se  sont  perpétuées  jusqu'à  nos  jours,  favo- 
risées par  ce  goût  inné  des  Chinois  pour  l'association,  qui,  appliqué 
aux  arts  pacifiques,  en  fait  les  premiers  commerçans  du  monde.  La 
plus  importante  de  ces  sociétés,  celle  de  la  Triade,  comprenait  de 
nombreux  adeptes,  surtout  dans  les  provinces  méridionales  de  l'em- 
pire. Ces  adeptes,  comme  dans  toutes  les  associations  de  ce  genre, 
se  promettaient  avant  tout  un  secret  inviolable,  puis  aide  et  secours 
mutuel,  et  les  engagemens  qu'ils  avaient  ainsi  contractés,  en  rom- 
pant ou  en  affaiblissant  leurs  liens  de  famille,  en  faisaient  les  sol- 
dats naturels  des  insurrections  futures. 

Le  bon  gouvernement  des  premiers  empereurs  tartares  ne  fournit 
à  ces  sociétés  l'occasion  de  trahir  le  secret  de  leur  existence  que  par 
quelques  actes  isolés  d'un  obscur  brigandage;  mais  lorsque  toutes 


LA   QUESTION    CHINOISE.  A89 

les  causes  que  nous  avons  énumérées  commencèrent  à  se  faire  sen- 
tir, il  fut  facile  de  prévoir  le  rôle  qu'elles  allaient  être  appelées  à 
jouer.  La  guerre  avec  les  Anglais  en  1840  vint  ajouter  un  nouveau 
grief  à  tous  ceux  que  les  patriotes  conservaient  contre  la  race  tar- 
tare.  Les  Chinois  se  croient  supérieurs  à  tous  les  autres  habitans  de 
la  terre.  L'immensité  de  leur  empire,  de  l'empire  du  milieu,  quand  on 
l'oppose  aux  dimensions  modestes  que  les  autres  états  occupent  sur  la 
carte,  les  longues  traditions  de  leur  histoire,  leur  civilisation  raffinée, 
et  qui  sur  tant  de  points  a  devancé  la  nôtre,  tout  contribue  à  aug- 
menter leur  orgueilleuse  confiance.  A  leurs  yeux,  le  fils  du  ciel  est 
bien  l'empereur  universel,  à  qui  tous  les  autres  empires  doivent 
hommage.  La  cour  de  Péking  s'efforce  d'entretenir  cette  opinion,  qui 
grandit  l'empereur  et  consolide  son  pouvoir  en  le  mettant  au-dessus 
de  tout  ce  qui  es1  terrestre,  et  pour  cela  elle  n'a  rien  imaginé  de 
mieux  que  de  s'isoler  du  reste  du  monde  et  d'isoler  tout  l'empire 
avec  elle.  De  là  les  édits  qui  interdisent  aux  Chinois  de  quitter  leur 
pays  sous  peine  de  mort,  édits  qui  subsistent  toujours,  quoique  bien 
peu  observés  aujourd'hui.  De  là  aussi  les  entrav  es  apportées  au  trafic 
étranger,  la  jalousie  avec  laquelle  les  navires  européens  ont  toujours 
été  écartes,  malgré  le  goût  naturel  aux  Chinois  pour  le  commerce  el 
leur  connaissance  parfaite  des  avantages  qu'ils  pourraient  en  re- 
tirer. 

Mais  cet  isolement   ne   pouvait  pas  durer  toujours.    On   ne  peut 
plus  de  nos  jours,  avec  la  connaissance  exacte  que  nous  avons  de 
notre  globe,   quand  la  vapeur  a  tellement  diminué  les  distances, 
mettre  en  quarantaine  matérielle  et  morale  une  nation  de  trois  cent 
cinquante  millions  d'âmes.  Aussi  avons-nous  vu  du  côté  de  terri 
l'empire  chinois  enveloppé  et  menacé  peu  a  peu  par  la  puissance 
russe,   tandis  que  les  Anglais,  sur  toute  l'étendue  du   littoral,  ont 
remporté  sur  les  armées  et  les  flottes  impériales  de  faciles  victoires. 
Rien  n'a  plus  contribué  que  cette  guerre  à  irriter  le  vieux  patrio- 
tisme chinois.  On  ne  pardonne  pas  aux  ïartares  leurs  honteuses  dé- 
faites, toutes  ces  villes  prises  avec  tant  de  promptitude  et  de  faci- 
lité, ce  traité  imposé  sous  les  murs  de  Nanking  et  si  vite  accepté,  ce 
traité  par  lequel  le  fils  du  ciel  s'est  abaissé  jusqu'à  payer  tribut  aux 
barbares.  La  nouvelle  s'en  est  rapidement  propagée  dans  tout  l'em- 
pire, portée  jusqu'aux  extrémités  les  plus  reculées  par  les  bateliers 
du  Yang-tze-kiang  et  du  Grand-Canal,  témoins  oculaires  de  ces  évé- 
nemens,  et  le  prestige  impérial  en  a  été  singulièrement  affaibli. 

A  toutes  ces  causes  réunies,  misère,  corruption  de  l'autorité, 
amoindrissement  du  gouvernement ,  vint  s'en  joindre  encore  une 
autre  :  le  vieil  empereur  mourut.  Or  en  Chine  le  changement  de 
règne  est  presque  toujours  une  époque  d'agitation  et  de  trouble. 


490  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Tout  était  prêt  pour  une  insurrection,  il  ne  fallait  plus  qu'un  mot 
d'ordre  et  un  homme;  ils  se  présentèrent  bientôt. 

L'homme  s'appelle  Hung-tze-tzuen;  l'idée,  c'est  une  réforme  re- 
ligieuse, bientôt  transformée  en  révolution  politique. 

Qu'on  nous  permette  de  donner  quelques  détails  sur  cet  événe- 
ment, qui,  au  milieu  de  tous  ceux  dont  l'Europe  a  été  agitée  dans 
ces  dernières  années,  a  passé  preque  complètement  inaperçu. 

I  n  des  laits  les  plus  caractéristiques  de  la  situation  actuelle  de 
la  Chine  est  que  le  chef  de  cette  vaste  insurrection  ne  soit  autre 
qu'un  bachelier  refusé. 

Hung-tze-tzuen  est  né  en  1813  dans  le  voisinage  de  Canton.  Son 
père  était  cultivateur.  Connue  il  témoignait  du  goût  pour  l'étude, 
ses  parens  se  cotisèrent,  selon  l'usage,  pour  l'envoyer  à  l'école,  où 
il  resta  jusqu'à  l'âge  de  seize  ans.  On  l'employa  alors  à  la  garde  du 
bétail;  mais  il  se  dégoûta  bien  vite  de  cet  humble  métier,  et  devint 
maître  d'école  de  son  village.  Désirant  parcourir  la  carrière  des  let- 
és,  il  passa  avec  succès  ses  premiers  examens  dans  la  ville  de  son 
district,  et  se  rendit  plusieurs  fois  à  Canton,  chef-lieu  de  la  pro- 
vince,  afin  de  s'y  préparer  à  prendre  le  grade  de  bachelier.  Il  lui 
arriva  (on  croit  que  ce  fut  en  L833)  d'entendre  en  cette  ville  un  mis- 
sionnaire européen  qui  prêchait  dans  la  rue.  Au  même  temps,  un 
de  ses  compatriotes,  converti  au  protestantisme,  lui  mit  entre  les 
mains  quelques  livres  religieux  écrits  en  langue  chinoise,  et  conte- 
nant des  chapitres  de  l'Ancien  et  du  Nouveau-Testament,  mêlés  de 
réflexions.  Il  se  contenta  alors  de  parcourir  ces  livres,  et  les  plaça 
dans  sa  bibliothèque.  Ce  fut  en  1839  qu'il  essuya  un  échec  définitif 
dans  l'épreuve  du  baccalauréat  :  il  en  tomba  malade,  et  eut  une 
série  de  rêves  et  de  visions  qui  le  firent  regarder  comme  fou  par  ses 
amis. 

II  venait  d'assister  aux  graves  événemens  de  Canton  et  à  la  guerre 
de  l'opium,  lorsqu'en  1843  il  retourna  aux  livres  qu'il  n'avait  l'ait 
que  parcourir,  et  se  mit  avec  un  de  ses  amis  à  les  étudier.  Cette 
étude  exalte  son  imagination  :  les  lambeaux  du  christianisme  offerts 
à  ses  regards  lui  apparaissent  comme  la  doctrine  de  vérité,  et  lui 
apportent  la  clé  de  ses  visions  mystérieuses;  il  demeure  convaincu 
que  son  âme  a  été  appelée  au  ciel  auprès  de  Dieu  le  père,  de  qui  il 
a  reçu  la  mission  de  réformer  la  religion  des  Chinois  et  de  rempla- 
cer le  culte  des  idoles  par  celui  du  vrai  Dieu.  Les  mouvemens 
d' Hung-tze-tzuen  deviennent  assez  confus  jusqu'en  1847,  où  on  le 
voit  suivre  à  Canton  les  instructions  de  M.  Roberts,  missionnaire 
américain.  Le  spectacle  lui  est  alors  donné  d'une  expédition  anglaise 
remontant  la  rivière  pour  obtenir  réparation  d'une  clause  violée  du 
traité,  et  il  assiste  en  môme  temps  à  une  levée  en  masse  de  toute  la 


LA    QUESTION    CHINOISE.  'l^'i 

province  pour  repousser  l'agression  des  barbares.  M.  Meadows,  dont 
le  curieux  ouvrage  nous  fournit  tous  ces  détails,  ne  doute  point  que 
le  mouvement  si  aisément  imprimé  à  cette  immense  population  n'ait 
donné  au  visionnaire  l'idée  de  ce  qu'il  pouvait  entreprendre.  L'apos- 
tolat de  Hung-tze-tzuen  commence.  Il  s'est  retiré  dans  la  province 
de  Kouang-sé,  la  plus  méridionale  de  l'empire,  et  là  il  réunit  autour 
de  lui  un  nombre  assez  faible  d'abord  de  sectaires,  qui  ont  pris  le 
nom  d'adorateurs  de  Dieu.  La  doctrine  qu'il  leur  prêche  est  celle  des 
livres  chrétiens  qui  ont  été  mis  entre  ses  mains,  et  qu'il  interprète  ;'i 
sa  manière.  Il  se  croit  assez  fort  pour  tenter  avec  ses  adeptes  une 
sorte  de  croisade  contre  les  idoles.  Bientôt  se  joignent  à  lui  deux 
nouveaux  illuminés,  qui  eux  aussi  prétendent,  dans  leurs  convul- 
sions nerveuses,  recevoir  du  ciel  des  révélations.  Yang  et  Seaou, 
plus  connus  dans  la  suite  sous  les  noms  de  princes  de  l'est  et  de 
l'ouest,  entendent  partager  avec  Hung-tze-tzuen  la  direction  de  la 
progagande,  jusqu'alors  purement  religieuse;  mais  Hung-tze-tzuen, 
par  la  supériorité  de  son  intelligence  et  de  son  éducation,  par  l'en- 
thousiasme vrai  ou  faux  dont  il  paraît  inspiré,  reste  le  chef  de  la 
révolution  qui  se  prépare  :  il  prend  le  titre  de  second  fds  de  Dieu, 
qui  lui  a  accordé  la  faveur  d'une  entrevue  spirituelle.  Les  princes 
de  l'est  et  de  l'ouest  se  contentent  de  proclamer,  l'un  que  Dieu  le 
père,  lorsqu'il  vient  sur  la  terre,  parle  par  sa  bouche,  l'autre  que 
c'est  lui  qui  est  l'interprète  du  Seigneur  Jésus.  Les  soins  de  la  poli- 
tique semblent  être  le  partage  plus  spécial  de  ces  deux  prophètes 
inférieurs. 

La  province  de  Kouang-sé  était  habitée  par  diverses  couches  de 
population  que  le  temps  avait  superposées  les  unes  aux  autres.  11  \ 
avait  d'abord  la  race  indigène,  demeurée  toujours  à  peu  près  indé- 
pendante dans  ses  montagnes;  puis,  à  diverses  reprises,  s'étaient 
accomplies  des  immigrations  de  Chinois  du  nord,  et  en  dernier  lieu 
étaient  venus  du  littoral  de  la  province  de  Canton  des  milliers  de 
nouveaux  habitans,  faisant  partie  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  remuant 
et  de  plus  entreprenant  dans  la  nation  chinoise.  Ce  fut  parmi  ceu\- 
ci  que  la  secte  des  adorateurs  de  Dieu  trouva  ses  premiers  adeptes. 
Ses  progrès  étaient  encore  assez  obscurs,  lorsqu'une  querelle  de  vil- 
lage, née  à  l'occasion  d'une  fille  à  marier,  vint  soudainement  ac- 
croître sa  force  et  son  importance.  Les  Chinois  cantonnais,  dans 
cette  querelle,  appelèrent  à  leur  secours  les  adorateurs  de  Dieu  dis- 
persés dans  les  villages  voisins;  ceux-ci  répondirent  à  leur  appel, 
et  d'une  victoire  gagnée  en  commun  sortit  bien  vite  la  fraternité 
religieuse. 

Jusque-là  les  mandarins  avaient  assisté  d'un  œil  indifférent  à  la 
propagation  de  la  nouvelle  doctrine;  mais  lorsqu'ils  virent  des  fa- 


492 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


milles  entières  quitter  leurs  demeures  pour  aller  se  ranger  sous  des 
chefs  qui  s'arrogeaient  l'autorité  temporelle  en  même  temps  que  la 
spirituelle,  ils  comprirent  le  péril.  L'ordre  est  donné  d'arrêter  llung- 
tze-tzuen;  mais  les  exécuteurs  de  cet  ordre  sont  repousses  par  la 
force,  et  l'insurrection  (car  à  partir  de  ce  moment  on  ne  peut  lui 
donner  d'autre  nom)  voit  de  tous  côtés  ses  rangs  se  grossir.  Elle  se 
recrute  avant  tout  dans  les  sociétés  secrètes,  qui  se  sont  formées  il 
y  a  deux  cents  ans  pour  repousser  le  joug  des  Tartares,  et  qui  de- 
puis lors,  avec  une  persévérance  infatigable,  ont  perpétué  de  géné- 
ration  en  génération  leur  existence;  ce  sont  ensuite  les  équipages 
d'une  de  ces  Hottes  de  hardis  pirates  auxquels  le  gouvernement 
impérial  laisse  infester  la  mer  pour  en  délivrer  la  terre,  et  qui, 
échappés  à  la  destruction  de  leurs  navires  coulés  ou  pris  par  les  An- 
glais, viennent  apporter  à  l'insurrection  leur  audace,  que  rien  ne  l'ait 
reculer;  ce  sont  enfui  ces  mécontensdc  toute  classe  que  fait  le  des- 
potisme par  ses  caprices  et  ses  violences,  et  qui,  invisibles  aux  jours 
où  les  choses  vont  bien  pour  lui,  semblent  sortir  par  milliers  de  des- 
sous terre  quand  l'occasion  leur  est  fournie  d'exercer  contre  lui  leur 
haine  et  leur  vengeance.  Quoi  qu'il  en  soit,  une  armée  de  quinze 
mille  combattans  se  trouva  rassemblée  alors  autour  des  princes  du 
ciel,  mystique  et  pompeuse  dénomination  que  s'étaient  attribuée  les 
nouveaux  apôtres. 

Du  mois  de  novembre  L850  au  mois  de  mars  1853,  l'armée  insur- 
gée a  eu  à  lutter  contre  toutes  les  forces  de  l'empire;  ce  n'ont  été 
que  marches  et  contre-marches,  villes  prises  et  reprises,  édits  sur 
édits  publiés  par  la  cour  de  Péking  pour  dégrader  de  hauts  digni- 
taires peu  fidèles  ou  peu  capables,  bulletins  magnifiques  de  victoires 
ressemblant  fort  à  des  défaites,  et  pour  dernier  résultat  les  princes 
du  ciel  arrivant  sous  les  murs  de  ÎVanking  à  la  tète  de  quatre-vingt 
mille  hommes.  Cette  grande  cité,  la  seconde  de  l'empire,  fut  forcée 
de  les  recevoir  dans  ses  murs,  et  ils  y  signalèrent  leur  entrée  en 
massacrant  de  sang-froid  vingt  mille  Tartares  qui  n'avaient  pas  su 
la  défendre  :  revanche  atroce  du  patriotisme  chinois  contre  la  race 
étrangère!  Cependant  la  prise  de  Nanking  rendait  les  insurgés  maî- 
tres du  Yang-tze-kiang,  le  iils  de  la  mer,  ce  fleuve  immense  qui,  des- 
cendu des  montagnes  du  Thibet  et  navigable  dans  la  plus  grande 
partie  de  son  cours,  traverse  la  Chine  de  part  en  part,  fournissant  la 
voie  d'un  commerce  prodigieux.  En  même  temps  ils  tenaient  en  leur 
pouvoir  le  Grand-Canal,  par  lequel  toutes  les  denrées  du  midi,  et  en 
particulier  les  grains  et  le  sel,  double  objet  du  monopole  impérial, 
remontent  dans  les  provinces  septentrionales  de  l'empire,  lit  il  faut 
ajouter  qu'ils  avaient  parcouru  la  moitié  de  la  route  qui  sépare  Pé- 
king du  berceau  de  l'insurrection. 


LA    QUESTION    CHINOISE.  M>3 

J'ai  dit  tout  à  l'heure  comment  ils  comptaient  dans  leurs  rangs 
grand  nombre  d'hommes  appartenant  à  là  population  amphibie  de 
la  (mine  du  sud,  la  plupart  familiarisés  avec  le  métier  de  pirates. 
Ces  hommes  ne  tardèrent  pas  à  organiser  de  puissantes  flottes,  qui, 
remontant  le  fleuve  et  ses  affluens,  étendirent  au  loin  la  domination 
des  princes  du  ciel,  et  qui,  en  même  temps  qu'elles  approvisionnaient 
l'armée,  préparaient  les  ressources  nécessaires  à  la  grande  marche 
que  les  insurgés  méditaient  sur  Péking,  dans  le  dessein  avoué  de 
renverser  la  dynastie  impériale.  Maîtres  des  cours  d'eau,  ils  étaient 
maîtres  du  pays,  et  du  haut  de  leur  citadelle  de  Nanking  ils  rayon- 
naient à  l'entour  dans  toutes  les  directions,  interceptant  et  les  corps 
de  troupes  qui  essayaient  de  se  rassembler  contre  eux  et  les  ordres 
que  l'empereur  envoyait  aux  provinces  du  sud,  et  qu'il  fut  bientôt 
réduit  à  expédier  par  mer.  Qu'allait-il  arriver  s'ils  devenaient  aussi 
maîtres  de  la  mer?  C'était  la  grande  crainte  des  mandarins.  Vussi 
les  vit-on  réunir  tous  leurs  efforts  pour  fermer  l'embouchure  du 
Yang-tze-kiang.  Et  comme  leur  marine  nationale  leur  inspirait  as- 
sez peu  de  confiance,  ils  eurent  l'idée  de  recourir  à  des  navires 
et  à  des  bras  européens.  Il  y  avait  là  un  éclatant  aveu  de  leur  po- 
sition désespérée.  Seulement  c'eût  été  trop  s'abaisser  que  d'in- 
voquer ou\ertement  les  secours  des  barbares,  et  le  gouvernement 
impérial  crut  sauver  sa  dignité  en  proposant  aux  agens  anglais 
de  lui  louer  les  navires  de  la  station,  les  bateaux  à  vapeur  sur- 
tout, dont  il  se  promettait  la  plus  efficace  assistance.  \u  défaut 
de  ces  navires,  qui  lui  furent  refusés,  les  mandarins  allèrent  cher- 
cher à  Macao  quelques  lorchas  portugaises,  auxquelles  il>  joignirent 
un  certain  nombre  de  navires  de  commerce  armés  en  guerre  par 
des  aventuriers  anglais,  américains  et  autres.  Il  ne  paraît  pas  qui' 
cette  flottille,  avec  ses  étranges  élémens,  ail  été  d'un  grand  service 
au  Céleste-Empire.  Si  les  insurgés  n'allèrent  pas  se  mesurer  avec 
die,  je  ne  crois  pas  que  c'ait  été  par  suite  de  la  crainte  qu'elle  leur 
inspirait;  c'est  plutôt,  à  ce  qu'il  me  semble,  afin  d'éviter  le  péril 
qu'il  pouvait  y  avoir  pour  eux  à  se  rencontrer  sur  le  littoral  ou  sur 
mer  avec  le  commerce  et  les  marines  européennes. 

Il  y  avait  un  grand  intérêt  pour  les  représentans  des  puissances 
étrangères  à  se  rendre  à  Nanking,  pour  juger  par  eux-mêmes  du 
caractère  et  de  la  force  de  cette  redoutable  insurrection,  pour  \  on- 
de leurs  propres  yeux  cette  Chine  nouvelle,  avec  laquelle  bientôt 
peut-être  on  aurait  à  établir  des  relations  tout  autres  que  celles 
qu'on  avait  entretenues  avec  le  vieil  empire;  mais  l'accueil  fait  à  la 
diplomatie  européenne  n'eut  rien  d'encourageant.  On  trouva  une 
politesse  extrême,  mais  pleine  de  circonspection  et  de  réserve,  le 
soin  le  plus  attentif  à  éviter  toute  cause  de  conflit,  mais  le  refus  con- 


494  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

stant  d'entrer  en  rapport  avec  qui  ne  reconnaîtrait  pas  dès  l'abord 
la  prééminence  des  princes  du  ciel  sur  toutes  les  puissances  de  la 
terre.  L'orgueil  était  le  même  dans  ces  chefs  insurgés,  dont  le  triom- 
phe était  encore  incertain,  que  dans  le  despote  aux  abois  qui  trem- 
blait à  Péking  sur  son  trône.  Ils  ne  voulaient  rien  devoir  aux  bar- 
bares, de  peur  de  heurter  le  sentiment  national  et  d'affaiblir  le 
prestige  de  leur  autorité  naissante,  à  l'heure  même  où  ils  venaient 
bouleverser  la  religion,  et  avec  elle  toutes  les  institutions  de  leur 
pays! 

Quelle  étail  cette  religion  nouvelle  destinée  à  remplacer  les  su- 
perstitions de  la  Chine  idolâtre?  Ce  fut  un  objet  curieux  d'étude  pour 
les  Européens  admis  à  converser  à  jNanking  avec  les  adorateurs  de 
Dieu.  Malheureusement  les  notions  qu'il  leur  a  été  donné  de  re- 
cueillir sur  ce  grand  t'ait  sont  évidemment  incomplètes  et  confuses, 
>i  toutefois  il  n'est  plus  vrai  de  dire  que  c'est  le  nouveau  culte  'lui- 
même  (pii  n'est  qu'un  emprunt  incomplet  et  confus  fait  au  chris- 
tianisme. Le  renversement  des  ulules  paraît  être  l'acte  religieux  par 
excellence  des  nouveaux  sectaires.  Partout  elles  sont  tombées  sous 
leurs  coups:  puis  ils  ont  proclamé  un  seul  Dieu,  Dieu  le  père,  celui 
dont  ils  se  disent  les  adorateurs.  Appropriant  grossièrement  aux  be- 
soins de  leur  cause  le  dogme  mystérieux  et  sublime  de  la  Trinité,  ils 
ont  donné  à  Jésus-Christ  Hung-tze-tzuen  pour  frère,  et  fait  du  prince 
de  l'est  le  Saint-Esprit.  Ces  traits  suffisent  pour  indiquer  de  quelle 
façon  ils  entendent  le  christianisme.  La  inorale  leur  en  est-elle  mieux 
connue  que  le  dogme?  M.  Meadows,  qui  était  l'interprète  de  la  mis- 
sion anglaise  à  \auking,  raconte  à  ce  sujet  une  anecdote  assez  cu- 
rieuse. Au  milieu  d'une  conversation  froide  et  embarrassée  qu'il  avait 
avec  l'un  des  princes  du  ciel,  l'idée  vint  à  celui-ci  de  lui  demander 
s'il  connaissait  les  règles  divines.  «  Ne  sont-elles  pas  au  nombre  de 
dix?  répondit  M.  Meadows.  — Certainement,  répliqua  avec  empres- 
sement son  interlocuteur.  j>  M.  Meadows  ayant  alors  commencé  à 
réciter  les  commandemens  de  Dieu,  «  — les  mêmes  que  nous!  s'écria 
avec  joie  le  prince  du  ciel  en  l'interrompant  :  les  adorateurs  d'un 
seul  Dieu  sont  tous  frères.  » 

La  curiosité  des  visiteurs  européens  ne  se  borna  pas  à  s'enquérir 
des  idées  au  nom  desquelles  s'accomplissait  la  révolution  tentée  par 
les  insurgés:  ils  voulurent  aussi  connaître  leurs  ressources  et  leur 
organisation  militaires.  Ici  encore  ils  trouvèrent  dans  la  pratique 
une  assez  étrange  manière  d'entendre  le  christianisme.  —  Attendu 
que  toute  chose  au  monde  appartient  à  Dieu  et  à  ses  envoyés,  les 
princes  du  ciel  mettaient  la  main  sans  scrupule  sur  tout  ce  qui  pou- 
vait leur  servir  à  conduire  la  guerre.  Des  hommes  valides  qu'ils  ren- 
contraient, ils  faisaient  partout  des  soldats,  et  de  leurs  familles  des 


LA    QUESTION    CHINOISE.  h§h 

otages  (1).  On  comprend  que  ce  moyen  de  recrutement  ait  bien  vite 
grossi  leur  armée,  qui  est  partagée  régulièrement  en  plusieurs  corps, 
chacun  de  treize  mille  hommes,  mais  subdivisés  à  l'infini,  et  ne  por- 
tant pas  dans  leur  manière  de  combattre  l'ordre  qui  préside  à  leur 
organisation  hiérarchique.  En  visitant  leurs  campemens  à  Nanking  et 
autour  de  la  ville,  on  les  trouva  en  général  mal  armés,  n'ayant  pour 
la  plupart  que  des  sabres  et  des  piques,  peu  de  fusils  et  presque  tous 
à  mèches,  avec  de  petits  canons  portés  à  bras.  Cependant  au  siège 
de  Shangaï  on  put  remarquer  que  l'armement  des  troupes  était  meil- 
leur :  les  fusils  à  deux  coups  et  les  revolvers  même  n'étaient  pas 
rares  aux  mains  des  insurgés.  Leur  meilleure  artillerie,  comme  chez 
les  Chinois  en  général,  était  celle  de  leurs  jonques,  dont  plusieurs 
portaient  des  pièces  d'un  assez  fort  calibre. 

Mais  la  possession  de  Nanking  n'était  pas  le  terme  où  tendait 
l'ambition  des  vainqueurs  aux  cheveux  longs  ;  les  insurgés  ont  adopté 
cette  mode  pour  protester  contre  le  caprice  t\  rannique  des  Tartares, 
qui,  lois  de  la  conquête,  firent  aux  Chinois  une  loi  de  se  raser.  Ils 
n'attendaient  que  le  moment  de  se  porter  sur  Péking,  pour  y  ren- 
verser la  dynastie  régnante.  L'armée  qui  s'ébranla  pour  cette  auda- 
cieuse expédition  marcha  d'abord  de  succès  en  succès,  en  dépit  de 
tous  les  obstacles,  et  arriva  jusqu'à  Tsin-hae,  à  trente  lieues  seule- 
ment de  la  grande  capitale  du  nord;  mais  là  elle  trouva  devant  elle 
la  cavalerie  mantchoue  et  les  hordes  nomades  de  la  Mongolie,  que 
l'empereur  aux  abois  avait  appelées  de  leurs  déserts,  comme  sa  deiv 
nière  espérance.  Les  insurgés,  au  milieu  des  plaines  de  Petcheli,  se 
trouvèrent  impuissans  contre  cette  cavalerie  exercée,  et,  après  un 
séjour  de  trois  mois  à  Tsin-hae,  ils  opérèrent  en  février  I8b&  leur 
retraite  sur  Nanking.  L'empereur  était  sauvé  :  la  cavalerie  tartare, 
par  qui  sa  race  fut  portée  sur  le  trône  en  1644,  venait  de  l'y  main- 
tenir. Cependant  ce  moyen  extrême  de  salut  ne  témoigne-t-il  pas  pour 
l'empire  chinois  d'un  extrême  danger?  Et  en  présence  de  ce  qu'ont 
pu  faire,  pour  couvrir  Péking,  quelques  milliers  de  Tartares,  ne 
peut-on  se  demander  ce  qui  arrivera,  si  jamais  la  formidable  puis- 
sance qui  touche  aux  frontières  de  la  Chine,  cpii  tient  sous  ses  luis 
des  hordes  si  nombreuses  de  cette  rapide  cavalerie,  conçoit  la  pensée 
de  les  lancer  jusque  sous  les  murs  de  la  ville  impériale  pour  y  accom- 
plir, sur  ce  point  du  globe,  les  projets  de  sa  vaste  ambition? 

(1)  Ces  familles  furent  d'abord  traitées  avec  de  grands  égards,  et  on  leur  assigna  à 
Nanking  uu  quartier  spécial,  où  nul  ne  pouvait  pénétrer  sous  peine  de  mort;  mais  cette 
protection  ne  tarda  pas  à  leur  être  retirée,  et  l'uu  de  nos  missionnaires  raconte  qui', 
dans  l'hiver  de  1855,  la  ville  de  Nanking  fut  subitement  assourdie  par  un  bruit  infernal 
de  pétards  et  de  tamtams,  annonçant  le  mariage  d'un  grand  nombre  de  soldats  insurgés 
avec  des  femmes  ou  des  filles  dont  les  maris  ou  les  pères  avaient  péri  sans  doute  pen- 
dant la  guerre.  Plusieurs  centaines  de  ces  malheureuses  aimèrent  mieux  se  donner  la 
mort  que  de  consentir  à  ces  noces  sauvages. 


fl96  REVUE    DES    DEI  \    MONDES. 

Ce  péril,  nous  le  croyons,  est  éloigné  encore.  Cependant  il  est 
impossible  de  ne  pas  reconnaître  que  l'insurrection  dont  nous  venons 
d'esquisser  l'histoire,  par  son  étendue,  par  sa  durée  et  surtout  par 
son  caractère,  prépare  quelque  chose  de  nouveau  pour  l'avenir  de 
la  Chine.  Bien  d'autres  insurrections,  et  de  victorieuses  même,  ont 
éclaté  avant  celle-là  dans  le  Céleste-Empire;  niais  c'était  uniquement 
contre  le  pouvoir  et  ses  dépositaires  qu'elles  étaient  dirigées,  elles 
n'avaient  point  pour  mobile  des  idées,  et  des  idées  surtout  venues 
de  l'Europe  :  car  enfin,  malgré  tout  le  grossier  mélange  par  lequel 
les  princes  du  ciel  ont  défiguré  les  dogmes  qu'ils  ont  empruntés  au 
christianisme,  malgré  l'étrange  manière  dont  ils  ont  adapté  sa  mo- 
rale ;i  leur  politique  de  subversion  et  de  conquête,  il  n'en  reste  pas 
moins  vrai  que  l'unité  de  Dieu,  que  la  divinité  du  Christ,  que  les 
préceptes  du  décalogue  ont  été  proclamés  par  eux  et  comme  inscrits 
sur  leurs  bannières,  et  que  ces  principes  d'une  religion  nouvelle  ont 
parcouru  triomphalement  la  Chine  au  milieu  des  idoles  renversées, 
depuis  l'extrémité  méridionale  du  Kouang-sé  jusqu'aux  environs  de 
l'eking.  Dans  ces  doctrines  ainsi  prèchées  par  la  voix  de  l'émeute, 
les  populations  chinoises  ont-elles  reconnu  quelque  chose  de  la  reli- 
gion divine  obscurément  et  fidèlement  pratiquée  sur  divers  points 
de  l'empire  et  confessée  par  nos  missionnaires,  qu'elles  ont  vus  si 
souvent  souffrir   et  mourir  pour  elle?   L'apostolat  mensonger  de 
llung-tze-tzuen  aura-t-il  pour  effet  d'ouvrir  une  route  plus  large  à 
ces  héros  de  la  charité,  pour  répandre  les  véritables  enseignemens 
de  l'Evangile?  11  serait  aussi  téméraire  de  le  nier  que  de  l'affirmer, 
comme  aussi  il  n'est  peut-être  pas  détendu  de  croire  que  l'ébranle- 
ment violent  donné  à  l'empire  par  cette  dernière  insurrection,  que 
l'immense  anarchie  qui  en  a  été  la  suite  pourraient  bien  préparer 
les  Chinois  à  recevoir,  avec  la  civilisation  étrangère,  des  lois  plus 
douces  et  plus  équitables. 

Achevons  en  deux  mots  ce  qu'il  nous  reste  à  dire  de  la  situation 
actuelle  des  insurgés.  Après  avoir  échoué  dans  leur  marche  sur 
l'eking.  ils  se  retirèrent  sur  le  Yang-tze-kiang,  et  depuis  lors  ils  s'y 
sont  toujours  maintenus.  Hung-tze-tzuen  occupe  toujours  Nanking, 
entouré  de  forces  considérables  et  opposant  son  gouvernement  à 
celui  de  l'empereur.  En  arrière  du  Yang-tze-kiang,  le  pays  est  dans 
le  désordre  et  la  confusion  :  les  troupes  impériales  sont  rentrées  en 
possession  du  littoral,  elles  ont  repris  Amoy  et  Shanghaï  (1),  et  Can- 
ton, où  le  voisinage  des  Anglais  et  la  turbulence  de  la  population 
les  forcent  d'entretenir  une  garnison  nombreuse,  n'est  jamais  sorti 

(1)  Ou  n'a  pas  oublié  qu'au  siège  de  cette  ville  les  troupes  impériales  furent  puis- 
samment aidées  par  les  équipages  des  bàtimens  de  guerre  français  la  Jeanne  ctArc  et 
le  Colbert,  engagés  dans  la  lutte  à  la  suite  de  circonstances  qu'il  serait  trop  long  de 
rapporter. 


LA    QUESTION    CHINOISE.  497 

de  leurs  mains;  mais  autour  de  Canton,  dans  ces  provinces  toujours 
les  moins  soumises  de  l'empire,  l'insurrection  soutient  contre  les 
mandarins  une  lutte  continuelle,  et  l'on  n'entend  parler  que  des 
châtimens  effroyables  ordonnés  contre  les  rebelles,  ou  ceux  qui  sont 
censés  l'être,  par  les  dépositaires  de  l'autorité  impériale.  Ces  châti- 
mens ne  sont  rien  moins  que  des  massacres,  dans  lesquels  innocens 
et  coupables  sont  confondus,  quelquefois  à  dessein  par  cupidité  et 
par  vengeance,  quelquefois  par  simple  insouciance. 

Les  pauvres  Chinois  catholiques  ne  pouvaient  manquer  d'être  en- 
veloppés dans  ces  sanglantes  exécutions.  Le  nom  du  Christ,  invoqué 
n'importe  à  quel  titre  par  les  insurgés,  devait  être  un  grief  contre 
ses  serviteurs  les  plus  inoffensifs  et  les  plus  paisibles.  C'était  en 
outre  dans  les  sociétés  secrètes,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  que 
s'était  recrutée  principalement  l'insurrection,  H  aux  yeux  d'un  pou- 
voir aussi  ombrageux  que  peu  clairvoyant,  il  était  assez  naturel  que 
les  petites  chrétientés,  forcées  de  se  cacher  afin  d'échapper  à  la  per- 
sécution, passassent  pour  des  associations  clandestines  fornnv- 
contre  la  sûreté  de  l'empire.  H  faut  se  rappeler  enfin  que  Hung-tze- 
tzuen,  avant  de  jouer  son  rôle  d'inspiré  et  de  chef  révolutionnaire, 
avait  été  le  disciple  des  missionnaires  protestans.  C'en  était  assez  pi  nu- 
que tout  missionnaire  européen,  quel  qu'il  fût,  devint  suspegt  de 
favoriser  l'insurrection.  On  comprend  que  la  justice  des  mandarins 
n'ait  été  ni  assez  consciencieuse,  ni  assez  éclairée  pour  distingue] 
entre  l'envoyé  des  sociétés  bibliques,  toujours  soigneux  d'exercer 
son  ministère  à  portée  des  canons  anglais  comme  à  portée  des  bien-, 
de  ce  monde,  et  le  missionnaire  catholique,  qui,  sans  autre  protec- 
tion que  celle  d'en  haut,  va  chercher  ses  pauvres  ouailles  dispersées 
sur  toute  la  surface  de  l'empire,  pour  leur  porter  les  lumières  el  les 
consolations  de  la  foi.  Ce  qui  semble  hors  de  doute,  c'est  qu'on  doit 
attribuer  à  ces  circonstances  la  mort  de  M.  Chappedelaine,  décapité 
au  mois  de  février  de  l'année  dernière  au  kouang-sé,  dans  cette  pro- 
vince qui  fut,  il  y  a  six  ans,  le  berceau  de  l'insurrection.  Disons  ici 
en  passant  que  cette  exécution  est  une  infraction  éclatante  aux  édits 
obtenus  par  il.  de  Lagrené  en  1845,  et  qu'elle  est  un  des  motifs 
qui  obligent  aujourd'hui  la  France  d'intervenir  dans  les  événemens 
dont  la  Chine  va  être  le  théâtre. 

On  a  voulu,  dans  cette  première  partie,  rassembler  les  traits  prin- 
cipaux qui  peuvent  faire  connaître  l'état  présent  de  l'empire  chinois. 
Depuis  six  ans,  cet  empire  est  agité  par  une  insurrection,  qui,  arrêtée 
dans  ses  progrès,  n'en  reste  pas  moins  menaçante  et  continue  de 
siéger  en  maîtresse  dans  l'ancienne  capitale  des  dynasties  chinoises. 
Malgré  l'étrange  nouveauté  de  ses  doctrines  religieuses,  malgré  la 
témérité  de  ses  doctrines  politiques,  suspectes  de  communisme  et 

TOME    IX.  32 


AOS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

alarmantes  pour  la  propriété,  cette  insurrection  ne  paraît  pas  plus 
entamée  dans  sa  force  morale  que  dans  sa  force  matérielle.  Elle 
brave  toutes  les  menaces  du  pouvoir  impérial,  qui,  sans  argent, 
réduit  aux  expédiens  financiers  les  plus  misérables,  déconsidéré  pat 
l'atteinte  profonde  que  la  vente  des  emplois  a  portée  à  la  constitu- 
tion de  l'empire,  s'est  trouvé  jusqu'ici  impuissant  à  la  frapper  de 
coups  décisifs.  Si  la  Chine  en  était  encore  aux  temps  où,  isolée  et 
inaccessible  au  reste  du  monde,  elle  a  vu  s'accomplir  dans  son  sein 
tant  d'autres  révolutions,  la  crise  actuelle  durerait  peu  sans  doute, 
et  l'unité  de  l'empire  ne  tarderait  guère  à  se  rétablir  sous  le  chef 
tartare  qui  occupe  le  trône,  ou  sous  le  chef  national  qui  le  lui  dis- 
pute; mais  l'isolement  du  vaste  empire  du  milieu  n'a  plus  aujour- 
d'hui de  réalité  :  chaque  jour  resserre  le  cercle  qui  se  forme  autour 
de  lui.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  Russes  par  terre  et  les  Anglais 
par  mer  qui  le  pressent;  ce  n'est  pas  seulement  l'activité  du  génie 
européen  qui,  avec  les  forces  nouvelles  dont  il  est  armé,  bat  en 
brèche  chaque  jour  les  impuissantes  barrières  élevées  autrefois  pour 
l'arrêter;  c'est  la  puissance  de  la  civilisation,  celle  des  idées,  celle 
du  christianisme,  qui  somme  impérieusement  la  Chine  de  lui  ouvrir 
ses  portes  et  d'admettre  ses  peuples  à  ce  partage  commun  de  lumière 
et  de  bien-être  dont  ils  ne  doivent  plus  être  déshérités.  De  là  vient, 
qu'il  nous  est  impossible  de  ne  pas  lier  dans  notre  pensée  ce  qui  se 
passe  au  dedans  de  la  Chine  et  ce  qui  va  se  passer  au  dehors,  de  là 
vient  l'intérêt  et,  nous  ne  craignons  pas  de  le  dire,  l'anxiété  avec 
laquelle  nous  suivons  des  événement  qui  douent  exercer  une  si 
profonde  influence  sur  les  destinées  d'une  société  de  trois  cent  cin- 
quante millions  d'âmes;  mais  pour  bien  apprécier  ces  événemens,  et 
pour  les  prévoir  peut-être,  il  est  nécessaire  d'examiner  quels  ont  été 
jusqu'à  ce  jour  les  rapports  de  la  Chine  avec  les  Européens,  et  par 
quel  enchaînement  de  circonstances  ces  rapports  ont  été  conduits 
au  point  où  nous  les  voyons  aujourd'hui. 

II. 

Si  le  gouvernement  chinois  en  avait  eu  le  pouvoir,  nul  doute  qu'il 
n'eût  élevé  entre  lui  et  les  barbares  de  mer  une  seconde  grande  mu- 
raille, destinée  à  s'opposer  non-seulement  aux  invasions  armées, 
mais  aussi  à  l'entrée  de  toutes  les  idées,  de  toutes  les  connaissances 
venues  de  l'Occident.  En  eiïèt,  l'essence  d'un  gouvernement  comme 
celui  de  la  Chine  est  le  mensonge;  il  doit  donc  craindre  plus  que 
toute  chose  la  lumière  de  la  vérité,  il  doit  craindre  tout  ce  qui  peut 
venir  du  dehors  pour  dissiper  les  ténèbres  au  sein  desquelles  il  tient 
les  peuples  enveloppés,  les  erreurs  dont  il  les  nourrit,  les  préjugés 


.    LA    QUESTION    CHINOISE.  499 

serviles  auxquels  il  les  assujétit.  En  Chine,  selon  la  doctrine  poli- 
tique, confirmée  et  appuyée  par  la  doctrine  religieuse,  le  mensonge 
n'a  rien  de  déshonorant;  le  gouvernement  ne  se  fait  aucune  faute  de 
propager  hardiment  et  presque  consciencieusement  ce  qu'il  y  a  de 
plus  faux  dès  qu'il  y  trouve  son  avantage.  Les  fonctionnaires  ne 
sont  jamais  punis  pour  avoir  mal  agi,  mais  pour  n'avoir  pas  réussi; 
aussi,  comptables  seulement  du  succès  envers  l'autorité  supérieure, 
ne  se  regardent-ils  pas  comme  obligés  envers  elle  à  la  vérité,  et  ne 
se  font-ils  aucun  scrupule  de  la  tromper,  s'ils  peuvent,  à  ce  prix, 
éviter  de  passer  pour  malhabiles.  De  haut  en  bas  et  de  bas  en  haut. 
ce  n'est  dans  toute  la  hiérarchie  administrative  qu'un  commerce  de 
mensonge  (1).  Pendant  des  siècles,  à  ce  qu'il  paraît,  la  politique  a 
cru  trouver  son  compte  ta  cette  étrange  manière  de  gouverner  les 
hommes;  mais  dès  qu'au  lieu  de  se  trouver  en  face  d'une  nation  ac- 
coutumée à  se  payer  de  cette  fausse  et  honteuse  monnaie,  on  a  eu  à 
traiter  avec  des  peuples  chez  qui  la  religion  et  les  lois  de  l'honneur 
condamnent  le  mensonge,  on  s'est  aperçu  du  péril  que  l'on  courait, 
et  les  avertissemens  de  l'intérêt  se  sont  joints  à  ceux  de  la  conscience 

(I)  Qu'on  nous  permette  de  citer  ici  quelques  passages  du  journal  tenu,  suivant  l'usage 
chinois,  par  Pi-kwei,  surintendant  des  finances  à  Canton,  de  ses  conversations  avec 
l'empereur  en  octobre  1849.  Ce  journal  se  trouve  dans  l'ouvrage  de  M.  Meadows,  lequel 
a  connu  Pi-kwei.  On  jugera  par  ces  extraits  des  lumières  de  l'empereur  et  de  la  véracité 
de  son  mandarin. 

«  L'empereur.  —  11  parait  que  les  barbares  ne  peuvent  plus  se  passer  du  commerce 
de  Canton,  c'est  leur  gagne-pain. 

«  Réponse.  —  Le  peuple  de  Canton  voit  clairement  qu'il  en  est  ainsi. 

«  L'empereur.  —  La  puissance  des  Anglais  parait-elle  réduite? 

«  Réponse.  —  Oui...  Us  n'ont  plus  que  deux  ou  trois  mille  bommes  à  Hong-kone.  La 
plupart  des  soldats  verts  (rifles)  s'est  dispersée  faute  d'argent,...  et  de  plus  un  millier 
sont  morts  pendant  les  chaleurs. 

«  L'empereur.  —  Dans  toutes  les  affaires  de  ce  monde,  la  prospérité  est  suivie  par  le 
déclin. 

«  Réponse.  —  L'étoile  divine  de  votre  majesté  est  la  cause  du  déclin  des  barbares 

«  L'empereur.  —  Pensez-vous,  d'après  l'apparence  des  choses,  que  les  barbares  an- 
glais ou  autres  donneront  encore  de  l'embarras? 

«  Réponse.  —  Non.  Les  Anglais  n'ont  rien  gagné  pour  eux  à  la  guerre.  Quand  ils  se 
sont  révoltés  en  1841,  ils  n'étaient  soutenus  que  par  l'argent  des  autres  nations  qui 
voulaient  élargir  le  trafic. 

«  L'empereur.  —  Il  est  évident  que  le  trafic  est  la  principale  occupation  de  ces  bar- 
bares  

«  Réponse.  —  Au  fond,  ils  appartiennent  à  la  classe  des  bêtes  brutes,  et  il  est  impos- 
sible qu'ils  aient  le  moindre  but  élevé 

«  L'empereur.  —  La  Chine  n'a  pas  besoin  des  soieries  ni  des  cotonnades  étrangères. 
Regardez!  moi  qui  suis  le  plus  grand  des  hommes,  mes  chemises  sont  faites  de  coton 
de  Corée.  Je  ne  me  suis  jamais  servi  de  coton  étranger. 

«  Réponse.  —  Les  cotonnades  étrangères  ne  sont  bonnes  à  rien;  elles  n'ont  pas  de 
corps. 

«  L'empereur.  —  Et  ne  se  lavent  pas  bien,  »  etc.,  etc. 


500  KEVCE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  redouter  toutes  les  influences  étrangères.  Presque  à  la _même 
époque,  la  religion  et  le  commerce  de  l'Europe  sont  venus  frappa 
aux  portes  de  la  Chine  :  contre  l'une  et  l'autre,  les  mandarins  son- 
gèrent a  prendre  leurs  sûretés.   Fidèles  en  apparence  a  leur  grand 
principe  de  n'employer  la  force  que  lorsque  les  moyens  moraux  au- 
raient été  tous  épuisés,  ils  voulurent  essayer  de  tourner    ennemi, 
de  le  dompter  par  la  ruse  avant  d'en  être  réduits  a  le  combattre  en 
lace.  Ils  commencèrent  par  établir  une  entière  différence  entre  les 
marchands  et  les  missionnaires.  Us  n'ont  jamais  reproché  a  ceux-ci 
Les  projets  d'envahissement  et  de  profit  matériel  qu  ils  affectent 
le  redouter  de  la  part  des  premiers.   Leur  haine  na  commencé 
■outre  nos  prêtres  que  lorsqu'ils  ont  reconnu  que  la  tolérance  qu  us 
i  accordaient  était  sans  profit  pour  leur  domination.  Le  secret 
de  leur  politique  avait  été  d'abord  de  les  admettre  comme  d  utiles 
instrumens  de  pouvoir,  en  même  temps  qu'ils  repoussaient  le  com- 
merce aussi  loin  que  possible,  e1  s'efforçaient  de  ^<™»«?P~: 
pie,  que  la  crainte  inspirée  par  la  majesté  redoutable  du  fils  du  ci  1 
,,  la  cause  de  cet  éloignement.  Nous  allons  suivre  cette  double 
politique  dans  ses  développemens.  Varions  d  abord  des  mission- 
naires   les  premiers  venus  d'ailleurs  dans  le  Céleste-Empire. 

Il  ne  peut  être  ici  question  de  l'aventureuse  propagande  tentée  en 
Chine  par  des  religieux  franciscains  au  xme  siècle  et  de  1  église  chré- 
tienne fondée  alors  a  Péking  par  Jean  de  Corvin.  11  faut  prendre  les 
missions  catholiques  à  l'époque  où,  portées  sur  les  vaisseaux  por- 
tugais   elles  commencèrent  à  Canton  leur  sainte  carrière,  clans  les 
premières  années  du  xvr=  siècle:  c'est  là  leur  véritable  origine.  La 
nouvelle  religion  reçut  alors  un  favorable  accueil.  Pendant  deux 
cents  ans   les  missionnaires  eurent  des  établissemens  a  Péking,  le 
culte  catholique   fut  autorisé  dans  tout  l'empire,    et  rien  ne  lut 
épargné,  aucune  caresse  ne  fut  négligée  pour  gagner  ses  ministres, 
les  attacher  aux  institutions  chinoises,  comme  on  1  avait  déjà  tente 
vec  succès  à  l'égard  des  mahométans,  et  arriver  ainsi  a  les  sou- 
mettre; mais  la  religion  chrétienne,  si  elle  sait  condescendre  aux 
exigences  légitimes  des  pouvoirs  terrestres,  porte  en  son  sein  un 
principe  supérieur  qui,  tôt  ou  tard,  doit  contrarier  les  prétentions 
absolues  du  despotisme.  Le  moment  vint  où  les  missionnaires  et  les 
chrétiens  de  Chine  se  trouvèrent  en  désaccord  avec  l'autorité  de 
l'empereur.  Nous  n'avons  pas  à  raconter  ici  cette  histoire  :  nous  di- 
rons seulement  que  depuis  lors,  c'est-à-dire  depuis  le  xviii»  siècle, 
une  ère  de  persécutions  sans  relâche  a  commencé  pour  le  christia- 
nisme. Elles  n'ont  pu  abattre  le  courage  de  nos  missionnaires   qui 
.nue  année  pénètrent  en  Chine  et  vont  rejoindre  les  petites  chré- 
ates  disséminées  sur  la  surface  de  l'empire;  mais  elles  ont  arrête 


LA    QUESTION    CHINOISE.  501 

la  propagande  religieuse  en  l'obligeant  à  se  cacher.  Forcés  de  re- 
vêtir les  allures  de  proscrits  et  de  criminels,  nos  missionnaire-  se 
sont  vus  dépouillés  d'une  grande  partie  de  leur  autorité  sur  des  po- 
pulations pauvres  et  peu  éclairées  qui  ne  comprennent  pas  toujours, 
et  du  premier  coup,  la  sublimité  du  dogme  de  l'humilité  chrétienne. 
Encore  moins  la  lumière  évangélique  a-t-elle  pu  se  répandre  parmi 
les  lettrés,  livrés  avant  tout  au  culte  de  leurs  intérêts,  et  peu  sou- 
cieux d'échanger  le  matérialisme  théorique  et  pratique  qui  leur  rend 
la  vie  si  commode  contre  une  doctrine  qui  leur  ferait  perdre  tous 
leurs  emplois  et  appellerait  toutes  les  colères  du  gouvernement  sur 
leurs  têtes.  11  est  donc  vrai  de  dire  que  depuis  cent  cinquante  ans  le 
christianisme  est  en  Chine  tristement  stationnaire;  mais  il  ne  meurt 
pas  pour  cela,  et  la  foi  se  transmet  dans  des  milliers  de  familles 
avec  une  fidélité  héréditaire.  C'est  à  conserver  ce  précieux  germe, 
c'est  à  le  faire  fructifier  que  se  dévoue  chaque  année  une  petite 
troupe  d'apôtres  partie  des  rivages  de  l'Europe,  de  la  France  sur- 
tout, pour  braver  des  fatigues  et  des  dangers  de  tous  les  juin-.  e1 
endurer  souvent  les  horreurs  du  martyre.  Comme  on  aime  à  retrou- 
ver dans  ces  héros  de  la  foi  les  vertus  de  nos  soldats  !  Quel  champ 
de  bataille  aussi  que  celui  sur  lequel  ils  combattent!  quelle  cause 
et  quel  drapeau!  Nous  ne  pouvons  croire  que  leur  dé\ smenl  de- 
meure stérile,  et  qu'il  ne  prépare  pas  en  Chine  de  meilleurs  jours  et 
de  plus  grandes  destinées  au  christianisme. 

Mais  1rs  marchands  avaient  suixi  les  missionnaires  sur  les  i 
du  Céleste-Empire.  Le  commerce  est  insinuant,  il  offre  des  avan- 
tages matériels  auxquels  bien  peu  sont  insensibles,  les  Chinois  moins 
qu'aucun  autre  peuple.  C'est  ce  que  les  mandarins  comprirent  à 
merveille.  Contre  les  prêtres  chrétiens  inaccessibles  à  la  séduction, 
on  avait  employé  la  terreur  :  on  ne  pouvait  écarter  le  commerce  par 
des  supplices.  Lui  opposer  de  simples  prohibitions,  c'était  appeler 
la  contrebande:  lui  ouvrir  la  porte  toute  grande,  c'était  s'exposer  à 
une  sorte  d'envahissement  qu'on  ne  serait  plus  maître  d'arrêter. 
On  fit  donc  la  part  du  feu.  Le  commerce  européen  dut  être  limité 
à  la  rivière  de  Canton.  Le  nombre  des  Chinois  auxquels  ce  com- 
merce serait  permis  fut  déterminé,  on  le  restreignit  autant  que  pos- 
sible :  dans  le  principe  même,  on  avait  voulu  faire  du  trafic  avec  les 
barbares  le  privilège  d'un  seul  négociant:  mais  ces  restrictions,  qui 
ont  duré  jusqu'aux  dernières  années,  n'étaient  que  la  moindre  partie 
de  tout  un  système  d'avanies  et  d'humiliations  imaginé  par  les  man- 
darins pour  mettre  les  Européens  si  lias  dan-  l'opinion  des  Chinois, 
que  le  mépri"  "vînt  contre  eux  à  la  longue  une  barrière  plus  puis- 
sante que  '  'es  canons  et  les  soldats  de  l'empereur.  11  es1 
curieux                    o  quelle  habile  et  infatigable  persévérance  cette 


502  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

politique  a  été  suivie  pendant  trois  siècles,  et  quel  succès  elle  a  ob- 
tenu, servie  comme  elle  l'était  par  les  événemens,  par  l'ignoranci 
où  l'on  était  en  Europe  des  affaires  de  la  Chine,  et  surtout  par  les 
honteuses  faiblesses  des  négocians  européens,  toujours  prêts  à  faire 
bon  marché  de  leur  honneur,  dans  l'intérêt  d'une  aveugle  cupidité. 
On  comprend  difficilement  aujourd'hui  que  durant  ces  trois  siècle-. 
l'Europe  se  soit  ainsi  abaissée  devant  la  Chine,  et  qu'elle  ait  patiem- 
ment courbé  la  tête  sous  les  avanies  calculées  et  les  fantaisies  insul- 
tantes des  mandarins;  mais  en  se  représentant  ce  spectacle  journalier 
de  nos  humiliations  en  face  d'une  nation  qui  avait  quelque  droit  de 
s'estimer  elle-même,  on  en  arrive  aisément  à  s'expliquer  le  dédain 
profond  dont  elle  s'est  prise  pour  nous  et  le  sentiment  exagéré  qu'elle 
a  conçu  de  sa  supériorité.  Ce  sentiment  fait  encore  aujourd'hui  le 
fond  du  caractère  des  Chinois  dans  leurs  rapports  avec  les  Euro- 
péens partout  où  les  circonstances  ne  leur  ont  pas  fait  ressentir  le 
poids  de  nos  armes. 

Il  est  aécessaîre  de  récapituler  rapidement  les  circonstances  suc- 
cesshes  qui  ont  amené  ces  rapports  au  point  où  ils  en  sont  mainte- 
nant. 11  faudra  entrer  dans  des  détails  bien  arides  :  ici,  ni  batailles, 
ni  traités,  ni  provinces  prises  et  reprises,  aucun  de  ces  grands  évé- 
nemens sur  lesquels  se  fonde  l'opinion  qu'entretiennent  les  unes  des 
autres  les  nations  civilisées.  La  Chine  n'a  communiqué  avec  ces  no- 
tions que  par  la  porte  de  Canton,  comme  à  travers  le  guichet  d'un 
lazaret.  Les  opinions  des  Chinois,  leur  politique  à  notre  égard,  leurs 
préjugés  contre  nous,  se  sont  formés  par  l'action  lente  et  journa- 
lière des  faits  minutieux  qui  s'accomplissaient  en  face  de  cette  es- 
pèce de  corps-de-garde.  Il  faut  donc,  pour  bien  s'en  rendre  compte, 
pour  apprécier  sainement  la  situation  actuelle,  passer  en  revue  avec 
soin  tous  ces  incidens,  quelque  futiles  qu'ils  puissent  paraître.  Tout, 
ce  qu'on  peut  promettre  est  d'être  le  plus  court  et  le  moins  ennuyeux 
possible. 

Ce  sont  les  Portugais  qui,  de  tous  les  peuples  d'Europe,  ont  été 
les  premiers  à  nouer  des  relations  politiques  et  commerciales  avec 
les  Chinois.  En  1537,  ils  fondèrent  leur  établissement  de  Macao, 
dans  la  rivière  de  Canton,  le  seul  que  les  Européens  aient  eu  en 
Chine  jusqu'à  l'acquisition  de  Hong-kong  en  1843.  Or  voici  quelles 
étaient  les  conditions  de  cet  établissement  :  les  Portugais  reconnais- 
saient n'être  là  que  par  la  tolérance  de  l'empereur,  et  à  ce  titre  lui 
payaient  un  tribut  qu'ils  paient  encore  aujourd'hui;  le  nombre  des 
navires  qu'ils  pouvaient  faire  entrer  dans  le  port  était  limité;  enfin 
un  mandarin  chinois,  établi  dans  la  ville,  devait  administrer  la  popu- 
lation chinoise,  trois  ou  quatre  fois  la  plus  nombreuse.  Ce  n'étaient 
pas,  on  le  voit,  de  brillantes  conditions  :  nous  n'avons  pas  besoin 


LA    QUESTION    CHINOISE.  503 

d'ajouter  qu'elles  s'aggravèrent  chaque  jour  par  ces  avanies  sans 
nombre  dont  le  génie  chinois  possède  si  merveilleusement  la  science. 

On  siècle  plus  tard,  en  1637,  les  Anglais  se  montrent  pour  la  pre- 
mière fois  devant  Canton;  mais  ils  se  prennent  de  querelle  avec  les 
Chinois  et  bombardent  les  forts  de  Bocca-Tigris ,  exploit  dont  nous 
avons  en  depuis  à  plusieurs  reprises,  et  l'an  dernier  même,  l'inutile 
répétition.  Ce  bombardement  est  suivi  d'un  départ  que  les  autorités 
chinoises  qualifient  de  retraite ,  et  dont  elles  ne  manquent  pas  de 
se  faire  gloire.  Il  y  avait  bien  des  gens  qui  avaient  vu  le  vrai  des 
choses  et  l'échec  éclatant  des  armes  impériales;  mais  quand  le  cri 
de  victoire  est  poussé  par  des  milliers  de  bouches,  et  surtout  quand 
la  suite  des  événemens  semble  donner  raison  à  ceux  qui  le  poussent, 
on  en  croit  plus  voloutiers  leur  témoignage  que  ses  propres  yeux. 
N'avons-nous  pas  vu  de  nos  jours,  dans  des  contrées  plus  rappro- 
chées de  nous  que  la  Chine,  certaines  défaites  changées  ainsi  en  vic- 
toires par  des  gouvernemens  intéressés  à  tromperies  peuples? 

Ce  conflit  n'empêcha  pas  lis  relations  de  se  rétablir  entre  les  An- 
glais et  les  Chinois,  et  elles  étaient  en  pleine  acti\  ité  sept  ans  après, 
lorsque  survint  l'invasion  tartare.  Les  nouveaux  \emis  ne  firent  que 
renchérir  sur  la  politique  jalouse  de  leurs  devanciers,  et  ils  multi- 
plièrent les  entraves  apportées  au  commerce.  Ces  entraves  devinrent 
si  pesantes,  que  les  marchands  anglais  cherchèrent  s'il  ne  leur  se- 
rait pas  possible  d'en  diminuer  la  rigueur  en  se  conciliant  par  des 
présens  la  faveur  impériale.  Ils  s'adressèrent  aux  mandarins  pour 
savoir  ce  qui  pourrait  plaire  au  fils  du  ciel.  On  leur  conseilla  d'en- 
voyer des  volailles  et  des  animaux  extraordinaires.  Cependant,  mal- 
gré la  passion  des  Chinois  pour  les  monstruosités,  ce  tribut  payé  à 
leur  goût  ne  procura  pas  au  commerce  européen  une  condition  meil- 
leure, et  en  1744  survint  une  nouvelle  avanie  dont  on  porte  encore 
aujourd'hui  les  conséquences. —  Les  mandarins  décidèrent  que  le 
soin  de  touclier  aux  affaires  de  commerce  étant  au-dessous  de  leur 
dignité,  les  rapports  entre  les  Chinois  et  les  Européens  n'auraient 
plus  lieu  désormais  que  par  l'intermédiaire  des  négocians  hongs.  — 
On  voulut  résister,  on  menaça  de  se  retirer;  mais  les  mandarins 
tinrent  bon,  et  la  persévérance  manquant  aux  marchands,  ils  aug- 
mentèrent ainsi,  par  un  semblant  de  résistance  non  suivi  d'effet,  le 
triomphe  des  Chinois.  Peu  de  temps  après,  une  querelle,  qui  éclata 
entre  les  équipages  de  deux  navires  français  et  anglais  à  Whampoa, 
avança  encore  les  choses.  Les  deux  pavillons  rivaux,  ne  pouvant 
s'accorder,  eurent  la  malheureuse  idée  de  prendre  les  mandarins 
pour  juges,  et  ce  recours  à  leur  arbitrage  fut  considéré  et  présenté 
par  eux  comme  un  acte  de  soumission  des  barbares  à  la  supériorité 
de  leur  sagesse  et  de  leur  puissance. 


.r>0'|  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

On  en  étail  là  en  1 7ôi>,  lorsque  la  compagnie  anglaise,  voulant 
échapper  aux  difficultés  sans  cesse  renaissantes  qu'elle  trouvaitàCan- 
tmi,  envoya  son  interprète,  M.  Flint,  fonder  un  établissement  à  Ning- 
po,  à  quelque  cent  lieues  plus  au  nord.  Les  mandarins  de  Ning-po, 
surpris,  consentirent  à  recevoir  le  navire,  à  la  condition  toutefois  qu'il 
débarquerait  ses  armes  en  attendant  la  réponse  de  Péking.  La  réponse 
fut  un  relus,  fondé  sur  cette  remarquable  raison  :  que  l'empereur 
perdrai!  les  revenus  recueillis  dans  le  transit  de  province  à  province 
du  thé  e1  îles  autres  marchandises  apportées  par  terre  des  environs 
de  Ning-po  à  Canton.  Cette  raison,  toute  plausible  qu'elle  pût  être, 
n  ri  lit  pas  la  bonne:  le  véritable  motif  du  refus  était  la  résolution 
du  gouvernement  chinois  de  n'avoir  de  contact  avec  les  barbares 
que  sur  un  seul  point  facile  à  surveiller.  M.  Flint,  homme  d'une 
grande  énergie,  se  rendil  à  Péking,  et  réussit  à  faire  parvenir  ses  ré- 
clamations jusqu'à  l'empereur.  Il  fut  honorablement  renvoyé  à  Can- 
ton; mais  là  on  lui  remit  un  décret  qui  l'exilait  à  Macao,  pour  avoir 
tente  d'établir  une  factorerie  à  Ning-po  contrairement  aux  volontés 
impériales.  Saisi  par  les  mandarins,  M.  Flint  fut  détenu  pendant 
deux  ans.  puis  embarqué  pour  l'Angleterre.  La  politique  d'intimida- 
tion axait  été  essayée,  elle  avait  réussi,  et  le  commerce  britannique 
se  borna  à  protester  maigre  le  peu  de  sécurité  que  de  pareils  actes 
devaient  lui  promettre.  Bien  plus,  trois  ans  après,  un  vaisseau  de 
guerre  anglais  arriva  à  Canton;  les  mandarins,  affectant  de  ne  pas 
reconnaître  son  caractère,  voulurent  le  mesurer,  et  le  capitaine  an- 
glais s  \  soumit. 

J'en  ai  déjà  trop  dit  peut-être  sur  toutes  ces  insultes  patiemment 
supportées  au  siècle  dernier,  dans  les  parages  de  la  Chine,  parles 
Européens.  Je  veux  pourtant  encore  citer  deux  exemples  qui  montre- 
ront jusqu'à  quel  point  l'intérêt  mercantile  lit  taire  le  sentiment  de 
la  dignité  (liez  la  plus  orgueilleuse  et  la  plus  puissante  des  nations 
maritimes  de  l'Europe. 

Le  premier  de  ces  faits  eut  lieu  en  1784.  Des  Chinois  passant  près 
d'un  navire  anglais  au  moment  d'un  salut  sont  blessés  par  une  dé- 
charge. Les  autorités  chinoises  exigent  que  le  malheureux  maître 
canonnier  du  navire  leur  soit  livré,  et  elles  le  font  étrangler.  Le  com- 
merce de  la  compagnie  des  Indes  ne  reçoit,  il  est  vrai,  aucune  inter- 
ruption! 

L'autre  fait  se  passa  en  1808.  Lord  Minto,  gouverneur  des  Indes, 
feignant  de  craindre  une  tentative  des  Français  sur  les  possessions 
portugaises,  avait  jugé  à  propos  de  les  faire  occuper  par  des  troupes 
de  la  compagnie  :  Macao  reçut  en  conséquence  une  garnison  que 
l'escadre  de  l'amiral  Drury  vint  y  débarquer;  mais  aussitôt  les  au- 
torités chinoises  prirent  feu,  et  écrivirent  à  l'amiral  pour  lui  rappe- 


LA    QUESTION    CHINOISE.  505 

1er  que  le  territoire  habité  par  les  Portugais  étant  une  portion  du 
Céleste-Empire,  si  les  Français  s'y  présentaient,  l'invincible  armée 
chinoise  était  là  pour  les  repousser.  Ordre  était  donc  donné  aux  An- 
glais de  se  rembarquer,  et  jusqu'à  ce  que  cet  ordre  fût  exécuté,  le 
commerce  de  Canton  devait  être  suspendu.  L'amiral  remonte  alors 
à  Canton  à  la  tête  d'une  flottille,  et  va  demander  au  vice-roi  une 
conférence  qui  lui  est  refusée.  Les  Chinois  portent  plus  loin  l'au- 
dace, et  ils  s'avancent  à  sa  rencontre  pour  le  combattre.  Vaine- 
ment l'amiral  voulut-il  encore  parlementer,  il  fut  reçu  à  coups  de 
fusil,  et  un  homme  atteint  à  ses  côtés.  C'était  le  cas  ou  jamais  d'in- 
fliger à  l'arrogance  chinoise  une  solennelle  leçon;  on  a  peine  aie 
croire,  elle  ne  lui  fut  point  donnée.  Les  documens  anglais  parlent 
vaguement  «  d'un  signal  d'attaquer  qui  ne  fut  pas  aperçu;  »  mais 
que  cet  ordre  ait  été  donné  ou  non,  il  n'en  esl  pas  moins  certain 
qu'on  se  retira  sans  combattre.  On  présume  sans  peine  quels  durent 
être  le  désespoir  et  la  rage  des  marins  anglais  à  ce  cruel  moment. 
Comme  il  n'y  était  que  trop  autorisé,  le  vice-roi  de  Canton  chanta 
victoire,  et  publia  un  édit  déclaranl  que  tout  commerce  avec  les  bar- 
bares serait  suspendu  tant  qu'un  seul  soldat  anglais  resterait  à  Ma- 
cao.  Ceux-ci  s' étant  rembarques,  le  commerce  reprit  son  cours,  et 
une  pagode,  destinée  à  éterniser  le  souvenir  de  l'ignominie  euro- 
péenne, s'éleva  au  lieu  même  où  la  flotte  barbare  avait  pris  la  fuite. 

On  conçoit  l'impression  qu'un  pareil  événement  dut  faire  sur  1rs 
Chinois.  Il  en  lit  une  tout  autre,  et  non  moins  grande,  en  Angle- 
terre. L'honneur  national  avait  été  blessé,  et  la  fausse  situation  faite 
aux  Européens  en  Chine  par  l'habileté  des  mandarins  fut  aggravée. 
Cependant  le  gouvernement  anglais  lui-même,  quelque  soucieux  qu'il 
fût  de  l'honneur  du  pays,  reculait  devant  la  nécessité  de  recourir  à 
des  moyens  rigoureux,  et  d'interrompre  peut-être  pour  longtemps 
un  commerce  profitable.  Ce  gouvernement  portait  d'ailleurs  à  cette 
époque  tout  le  poids  de  sa  grande  guerre  contre  Napoléon,  et  il  lais- 
sait volontiers  la  direction  des  affaires  de  Chine  aux  mains  de  la 
compagnie  des  Indes,  association  puissante  sur  laquelle  il  n'exerçait 
qu'une  action  très  limitée.  Cette  association  était  représentée  à  Can- 
ton par  un  comité  formé  des  principaux  négocians,  et  ceux-ci,  tout 
entiers  à  leurs  intérêts  commerciaux,  n'étaient  guère  propres  à 
suivre  une  politique  vigoureuse  capable  d'imposer  aux  mandarins. 
On  ferma  donc  les  yeux,  et  ce  fut  seulement  après  la  paix  que  le 
gouvernement  anglais,  sans  songer  à  une  intervention  armée  à  Can- 
ton, recourut  pour  la  seconde  fois  au  seul  moyen  qui  lui  restât  de 
relever  sa  dignité,  fort  amoindrie,  et  avec  elle  celle  de  toutes  les  na- 
tions de  l'Europe  :  il  se  résolut  à  envoyer  à  Pékmg  une  ambassade. 

Déjà  en  1793  lord  Macartney  s'était  rendu  à  Péking  avec  le  ca- 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ractère  d'ambassadeur,  et  sa  mission  n'avait  guère  eu  d'autre  ré- 
sultat que  d'intéressantes  notions  fournies  à  l'Europe  sur  l'empire 
chinois.  Ce  fut  lord  Amherst  qui  fut  envoyé  en  1816;  mais  lord  Am- 
herst  ne  fut  pas  reçu  par  L'empereur.  On  voulut  le  soumettre  aux 
formalités  d'une  étiquette  dégradante;  il  répondit  qu'il  ne  s'y  sou- 
mettrait que  si  un  mandarin  d'un  rang  'égal  au  sien  adressait  en 
même  temps  les  mêmes  hommages  au  portrait  du  prince  régent 
d'Angleterre.  Cette  condition  ne  fut  pas  acceptée,  et  lord  Amherst 
revint  par  terre  à  Canton  sans  avoir  accompli  sa  mission.  Là  l'in- 
solence chinoise  lui  ménageait  une  nouvelle  indignité  :  l'entrée  du 
port  fut  refusée  aux  navires  de  guerre  qui  venaient  le  chercher,  on 
voulait  par  là  rabaisser  l'ambassadeur  anglais  au-dessous  de  ceux 
de  Siam  et  de  Cochinchine,  dont  les  navires  étaient  admis  à  remon- 
ter le  fleuve.  Cependant,  malgré  le  danger  qui  pouvait  en  résulter 
pour  la  vie  des  envoyés,  les  officiers  anglais  n'hésitèrent  pas  à  forcer 
le  passage  en  bombardant  les  forts  de  Bocca-Tigris.  Lord  Amherst 
put  se  rembarquer  en  sûreté,  et  il  est  digne  de  remarque  que  cette 
ambassade  avortée  et  terminée  par  un  combat  ait  été  suivie  de  la 
plus  longue  période  de  commerce  pacifique  et  de  relations  toléra- 
bles  qui  se  fût  encore  écoulée  jusqu'à  cette  époque.  Ne  voyait-on 
pas  déjà  quel  était  le  seul  langage  qu'il  fallait  parler  aux  Chinois  pour 
s'en  faire  entendre?  Les  choses  allèrent  ainsi,  sans  nouveau  conflit, 
jusqu'en  1834,  où  expira  la  charte  de  la  compagnie  des  Indes. 

Ici  s'ouvre  une  nouvelle  période  dans  l'histoire  des  rapports  entre 
les  Chinois  et  les  Européens.  Les  débris  du  commerce  que  la  France 
entretenait  avec  la  Chine  ont  été  balayés  pendant  les  guerres  de 
notre  révolution.  Les  Américains  n'ont  pas  encore  d'intérêts  hnpor- 
tans  dans  ces  parages.  Le  gouvernement  anglais  se  trouve  seul  à 
tenir  tête  à  l'insolence  des  mandarins,  et  l'on  peut  espérer  que  cette 
insolence,  après  deux  siècles  d'impunité,  va  enfin  trouver  des  limi- 
tes. C'est  l'époque  où  la  contrebande  de  l'opium  va  exercer  une 
grande  influence  sur  les  relations  établies  entre  l'Occident  et  le 
Céleste-Empire,  et  où  elle  donnera  lieu  à  une  guerre  bien  connue. 
Il  n'est  pas  dans  notre  sujet  de  rappeler  ici  les  longues  discussions 
soulevées  par  ce  trafic  et  d'en  apprécier  la  moralité,  comme  on  l'a 
fait,  en  recherchant  ce  qu'il  y  a  de  plus  ou  moins  funeste  dans  les 
effets  de  l'opium  sur  notre  organisme,  en  faisant  ressortir  la  diffé- 
rence qu'il  y  a  entre  l'usage  et  l'abus,  et  en  examinant  s'il  n'est  pas 
aussi  légitime  d'exporter  cette  drogue  que  les  liqueurs  alcooliques 
que  l'on  débite  sans  scrupule  sur  tous  les  marchés  du  monde.  Grâce 
à  Dieu,  nous  n'avons  aucun  intérêt  dans  cette  question;  mais  ce  qui 
nous  est  bien  permis,  c'est  d'exprimer  notre  regret  que  le  commerce 
européen,  après  s'être  montré  si  longtemps  aux  yeux  des  Chinois 


LA    OLESTIOX    CHINOISE. 


507 


pusillanime  par  excès  d'avidité,  s'offre  à  eux  aujourd'hui,  par  le 
même  motif,  revêtu  de  l'odieuse  livrée  de  la  contrebande.  Le  cou- 
rage et  l'audace  des  nations  occidentales  peuvent  s'être  élevés  dans 
leur  esprit  :  ils  nous  craignent  plus;  mais  il  n'est  pas  bien  sur  qu'ils 
nous  estiment  davantage. 

Toléré  d'abord  à  Canton,  mais  bientôt  défendu,  le  commerce  de 
l'opium  avait  pris  des  proportions  immenses.  En  vain  le  gouverne- 
ment chinois  avait-il  fait  tous  ses  efforts  pour  arrêter  une  contre- 
bande qui  épuisait  toutes  les  richesses  du  pays,  en  même  temps 
qu'elle  démoralisait  la  population:  les  passions  humaines  avaient 
prévalu  contre  ses  efforts.  En  dépit  des  édits,  les  Chinois  sacrifiaient 
tout  pour  se  procurer  la  drogue  empoisonnée.  La  contagion  atteignit 
bien  vite  les  mandarins,  qui,  non  contens  de  rechercher  le  plaisir 
défendu,  recherchaient  bien  davantage  encore  les  prolits  que  leur 

inivence  à  l'introduction  frauduleuse  de  l'opium  leur  rapportait. 
Les  progrès  du  mal  peuvent  se  calculer  par  le  chiffre  chaque  année 
croissant  de  l'importation  : 

En  L818  elle  est  de    /i,000  caisses. 
En  1830  de  L8,000 

En  1846  de  39,000 

Et  aujourd*hui  de  70,000 

El  qu'on  ne  l'oublie  pas,  ce  vaste  commerce  était  tout  entier  un 
commerce  de  contrebande.  Tout  le  long  des  côtes  de  l'empire,  il 
s'était  établi  avec  les  barbares  des  relations  illicites  qui  échappaient 

à  toutes  les  menaces  du  pouvoir  impérial,  \ussi  lut-il  sérieusemenl 
question,  en  1837,  de  lever  une  prohibition  devenue  désastreuse; 
j'ai  sous  les  yeux  une  masse  de  documens  attestant  que  les  conseil- 
lers les  plus  éclairés  de  la  cour  de  Péking  furent  tous  d'avis  d'auto- 
riser ce  qu'on  ne  pouvait  plus  défendre.  11  est  malheureux  pour  tout 
le  monde  que  cet  avis  n'ait  pas  prévalu.  La  prohibition  levée,  le 
gouvernement  impérial  aurait  pu  confiner  le  commerce  de  l'opium  à 
la  ri\  ière  de  Canton  et  éviter  les  expéditions  clandestines  le  long  des 
cote-,  expéditions  secondées,  comme  nous  l'avons  dit.  parla  popu- 
lation, par  les  autorités  locales,  et  faites  pour  abaisser  bien  rapide- 
ment la  barrière  qu'il  voulait  maintenir  contre  les  étrangers.  Quant 
aux  Européens,  ils  \  auraient  gagne  d'être  affranchis  de  toute  par- 
ticipation à  un  commerce  défendu,  à  tous  les  abus,  à  toutes  les 
violences  qu'il  entraine,  là  où  on  ne  peut  aller  le  surveiller.  Ils  y  au- 
raient gagné  de  pouvoir  se  présenter  partout  aux  Chinois  le  front 
haut  et  lavés  de  cette  tache  qui,  encore  aujourd'hui,  donne  à  toutes 
nos  relations  avec  eux  comme  une  couleur  fausse  et  mensongère. 
Tant  que  le  commerce  européen  conservera  en  Chine  ce  fâcheux  ca- 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ractère,  nous  pourrons  exercer  le  droit  du  plus  fort:  mais  l'autorité 
morale,  celle  que  la  religion  et  la  supériorité  intellectuelle  devraient 
partout  donner  à  la  société  chrétienne,  nous  ne  devons  pas  y  pré- 
tendre. 

L'autorisation  légale  fut  donc  repoussée.  L'empereur  pourtant  n  i- 
gnorait  pas  à  quel  point  l'usage  de  l'opium  était  répandu  parmi  ses 
sujets,  il  plaisantait  même  ses  mandarins  sur  leur  goût  pour  cette 
substance  :  Keing,  son  parent  et  son  ami,  le  signataire  des  traités 
avec  les  Européens,  ne  se  cachait  pas  pour  fumer  sa  pipe  d'opium; 
mais  le  gouvernement  impérial  ne  crut  pas  pouvoir  braver  les  scru- 
pules des  classes  puritaines  de  la  population,  scrupules  assez  forts 
pour  que  les  chefs  insurgés  les  aient  aussi  respectés  plus  tard  en 
frappant  l'opium  d'interdiction.  Donner  à  ce  commerce  une  entrée 
légale  eût  été  en  outre  faire  une  exorbitante  concession  aux  barbares, 
et  le  pouvoir  du  (ils  du  ciel  craignit  d'y  perdre  une  partie  de  son 
prestige.  Il  se  détermina  en  conséquence  à  tenter  un  grand  effort 
pour  supprimer  le  mal  avec  lequel  il  ne  voulait  point  pactiser,  et 
après  quelques  avanies,  signes  précurseurs  de  l'orage,  éclata, 
en   L839,  la  crise  qui  a  amené  la  guerre  entre  les  Anglais  et  les 

Chinois. 

On  connaît  les  événemens  qui  survinrent  alors  :  les  Anglais  ne  vou- 
laient pas  abandonner  le  commerce  de  l'opium.  Cette  denrée,  pro- 
duit exclusif  de  l'Inde,  y  est  l'objet  d'un  monopole  qui  donne  à  son 
gouvernement  un  revenu  annuel  de  75  millions  de  francs.  Ce  droit 
énorme  acquitté,  l'opium  s'en  va  en  Chine  solder  l'excédant  de  va- 
leur des  exportations  chinoises  sur  les  importations  anglaises;  il 
solde  aussi  le  compte  du  commerce  américain,  et  en  1847  il  laissait 
encore  à  la  charge  de  la  Chine  une  balance  de  50  millions  environ 
à  fournir  en  numéraire  (1).  Or  la  valeur  du  thé  et  de  la  soie  tirés 
de  la  Chine  est  de  plus  de  trois  fois  la  valeur  des  importations  régu- 
lières laites  par  le  commerce  européen.  On  conçoit  donc  le  rôle  im- 
portant joué  par  l'opium  dans  ce  mouvement  d'échange.  On  conçoit 
également  que  de  si  grands  intérêts  troublés  aient  amené  la  guerre. 

Cette  guerre,  tout  le  monde  en  sait  l'histoire;  on  n'en  a  oublié  ni 
le  principe  si  regrettable,  ni  les  phases,  suivies  par  l'Europe  avec 
tant  d'intérêt.  Commencée  mollement,  a\ec  hésitation,  comme  lors- 
qu'on touche  à  une  chose  toute  nouvelle,  elle  a  été  terminée  bril- 
lamment, par  des  opérations  conduites  avec  une  vigueur  qui  fait  le 
plus  grand  honneur  aux  chefs  et  aux  subordonnés.  Le  résultat  a  été 
un  traité  de  paix  par  lequel  la  Chine  s'avouait  vaincue,  payait  les 

(1)  Rapport  de  M.  Mac-Gregor,  consul  anglais  à  Canton,  15  février  1847,  et  de 
M.  Alcock,  consul  à  Shanghai,  transmis  de  Hong-kong,  14  avril  1848. 


LA    QUESTION    CHINOISE.  509 

frais  de  la  guerre,  cédait  aux  Anglais  File  de  Hong-kong,  consentait 
à  ouvrir  au  commerce  européen  quatre  nouveaux  ports,  à  y  laisser 
établir  des  consuls,  et  se  soumettait  à  d'autres  conditions  qu'il  est 
inutile  d'émunérer.  Quant  à  l'opium,  sujet  de  la  querelle,  les  Chi- 
nois payaient  la  valeur  de  celui  qu'ils  avaient  détruit  à  Canton  en 
1839,  et  il  n'en  était  plus  question.  La  vente  en  restait  donc  impli- 
citement défendue.  Si  le  gouvernement  impérial  sauvait  en  ce  point 
sa  dignité,  le  commerce  anglais  de  son  côté  n'y  trouvait  peut-être 
que  mieux  son  profit.  Peut-être  le  trafic  de  l'opium  laissé  aux  mains 
de  la  contrebande  devait-il  être  plus  fructueux  que  s'il  se  fût  fait  à 
ciel  ouvert,  sans  compter  que  l'entrée  de  l'opium  permise  eût  né- 
cessairement entraîné  l'autorisation  delà  culture  du  pavot  en  Chine. 
Le  statu  quo  prévenait  cette  concurrence. 

Ce  traité  était  pour  la  Chine  un  grand  événement;  son  gouver- 
nement venait  de  faire  un  acte  de  soumission  au  droit  public  des 
nations  civilisées;  pour  la  première  fois  il  traitait  de  puissance  à 
puissance  avec  les  barbares  de  nier;  pour  la  première  fois  ces  bar- 
bares se  trouvaient  placés  vis-à-vis  des  Chinois  sous  la  sauvegarde 
d'actes  officiellement  destinés  à  protéger  leurs  personnes  et  leurs 
propriétés. 

Les  Américains,  dont  les  relations  avec  la  Chine  s'étendaient  tous 
les  jours,  se  hâtèrent  de  profiter  de  la  brèche  faite  aux  prétentions 
et  à  l'isolement  du  Céleste-Empire,  et  conclurent  un  traité  analogui 
à  celui  qu'avait  conclu  l'Angleterre. 

La  France  vint  en  troisième  ligne.  Son  commerce  avec  la  Chine 
était  peu  important,  mais  la  prospérité  croissante  dont  nous  jouis- 
sions à  cette  époque,  les  sages  principes  sur  lesquels  elle  reposait, 
faisaient  espérer  qu'un  peu  de  l'esprit  d'entreprise  qui  commençait 
à  se  réveiller  se  tournerait  vers  l'extrême  Orient,  où,  un  siècle  au- 
paravant, nous  avions  joué  un  si  grand  rôle.  Nous  avions  en  outre 
un  devoir  plus  immédiat  et  plus  délicat  à  remplir.  11  nous  était  im- 
possible de  laisser  échapper  l'occasion  fournie  par  la  défaite  du  gou- 
vernement chinois  sans  élever  la  voix  en  faveur  de  nos  missionnaires 
et  de  nos  coreligionnaires  indigènes.  C'était  un  devoir  d'honneur 
auquel  le  plénipotentiaire  de  France  se  garda  bien  de  manquer,  et 
il  obtint,  sinon  tout  ce  qu'il  désirait,  au  moins  un  édit  de  l'empe- 
reur, rendu  sur  la  proposition  du  négociateur  chinois  Keing,  qui 
mettait  fin  aux  persécutions  dirigées  depuis  tant  d'années  contre  les 
chrétiens  du  pays.  Cet  édit  interdisait,  il  est  vrai,  aux  missionnaires 
catholiques  d'aller  exercer  leur  saint  ministère  dans  l'intérieur  de 
l'empire;  mais,  prévoyant  que  cette  défense  serait  lettre  morte,  il 
ordonnait  que,  lorsqu'ils  seraient  découverts,  on  les  reconduisît  sur 
le  littoral  pour  les  remettre  sains  et  saufs  aux  consuls  de  France. 


510  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Malgré  ces  restrictions,  le  décret  fut  accueilli  avec  joie  et  reconnais- 
par  toute  la  chrétienté  chinoise;  malheureusement  il  ne  lut  pas 
toujours  exécuté,  et  si  nous  avons  vu  MM.  Hue  et  Gabet,  aux  tenues 
de  ce  décret,  ramenés  du  Thibet  à  Canton,  nous  avons  vu  aussi 
M.  Chappedelaine  martyrisé  au  Kouang-sé,  sans  qu'on  tint  aucun 
compte  des  prescriptions  de  L'autorité  souveraine.  Pour  en  assurer 
l'exécution,  nous  n'avions  d'autre  garantie  que  la  bonne  foi  de  l'em- 
pereur et  l'omnipotence  prétendue  de  sa  parole.  11  aurait  fallu 
quelque  chose  de  plus,  car  en  Chine  comme  en  Russie  l'empereur 
est  souvent  bien  loin! 

Les  anglais  ne  s'en  rapportaient  pas  exclusivement  à  cette  parole, 
ils  s'appuyaient  surtout  sur  une  force  navale  et  militaire  considé- 
rable, dont  on  venait  de  sentir  toute  la  valeur;  puis  ils  occupaient 
,re  la  mande  et  belle  île  de  Ghusan,  à  l'embouchure  du  Yang- 
tze-kiang,  et  attendaient  la  la  complète  exécution  du  traité  qu  ils 
aient  de  conclure.  Les  Chinois  du  reste  se  montraient  très  ac- 
commodans.  Était-ce  défaut  de  perspicacité?  n'apercevaient-ds  pas 
toute  la  porte,,  du  coup  qu'ils  venaient  de  recevoir?  ou  bien  était-ce 
l'obséquiosité  de  gens  qui  plient  devant  l'orage,  et  caressent  l'en- 
nemi qu'ils  o'osenl  affronter  en  face,  se  préparant  à  l'attaquer  de 
nouveau  dès  qu'il  aura  le  dos   tourné?  C'étaient  probablement  les 
deux  choses  à  la  fois.  Ce  qui  les  pressait  le  plus,  c'était  d'obtenir 
l'évacuation  de  Ghusan,  et  à  cet  effet  ils  offraient  d'avancer  1  épo- 
que du  paiement  des  frais  de  la  guerre.  Ils  supportaient  de  voir  les 
Anglais  a  Hong-kong,  îlot  stérile  et  incommode,  qui  peut  encore  être 
considéré  comme  appartenant  à  la  rivière  de  Canton,  à  cette  rivière 
depuis  tant  d'années  abandonnée  au  contact  impur  des  barbares,  et 
'  l'on  avait  si  bien  su  jusqu'alors  les  amuser  et  les  contenir:  mais 
Ghusan  était  trop  près  des  grandes  artères  de  l'empire,  du  grand 
fleuve,  du  Grand-Canal;  c'était  une  île  trop  belle  et  trop  riche,  ca- 
pable de  recevoir  et  d'entretenir  une  population  considérable,  et 
qui,  anglaise  ou  anglo-chinoise,  serait  une  source  d'alarmes  perpé- 
tuelles* Peut-être  les  Anglais  évacuèrent-ils  Chusan  un  peu  vite.  Ils 
ne  tardèrent  pas  à  s'apercevoir  de  leur  faute;  le  ton  et  les  allures 
des  autorités  de  Canton  changèrent  en  effet  dès  le  lendemain  de  cette 
évacuation,  et  montrèrent  encore  une  fois  qu'il  ne  faut  rien  attendre 
de  la  loyauté  des  Chinois,  gens  pour  qui  l'intérêt  est  tout,  et  qui 
n'obéissent  qu'au  calcul  et  à  la  nécessité.  Délivrés  de  leurs  inquié- 
tudes sur  Chusan,  ils  ne  songèrent  plus  qu'à  reprendre  la  position 
d'où  les  malheurs  de  la  guerre  les  avaient  fait  descendre,  et  à  re- 
conquérir pied  à  pied  les  avantages  de  cet  isolement  auquel  ils  atta- 
chent tant  de  prix. 

D'après  le  traité,  Canton  et  ses  environs  devaient  être  ouverts  aux 


LA    QUESTION    CHINOISE.  511 

Européens,  et  les  autorités  de  cette  grande  ville  leur  être  aussi  con- 
stamment accessibles.  Les  mandarins  résolurent  de  s'opposer  à  cette 
innovation,  de  renfermer  comme  auparavant  les  étrangers  dans  l'en- 
ceinte des  factoreries,  et  de  se  refuser  à  toute  communication  ver- 
bale avec  les  autorités  européennes,  se  réservant  ainsi  les  avantages 
de  ces  artifices  diplomatiques,  de  ces  ajournemens  et  de  tout  ce  jeu 
de  duplicité  et  de  mensonge  dont  ils  se  tirent  avec  tant  d'habileté. 
La  besogne  leur  fut  facile  :  les  Cantonnais  n'avaient  pas  ressenti  le 
poids  de  la  guerre;  deux  fois,  pendant  ces  années  de  luttes,  des 
négociations  intempestivement  acceptées  avaient  suspendu  l'orage 
près  de  fondre  sur  eux.  En  dernier  lieu,  les  forces  anglaises,  mai- 
tresses  des  hauteurs  qui  environnent  la  ville,  allaient  donner  un 
assaut  dont  le  résultat  n'était  pas  douteux,  lorsque  les  principaux 
négocians  offrirent  une  rançon  qui  fut  acceptée.  Au  même  moment, 
les  milices  provinciales  appelées  au  secours  de  la  ville  commen- 
çaient à  se  montrer;  elles  s'attribuèrent  tout  l'honneur  du  départ 
des  Anglais,  et  l'orgueil  de  ces  populations,  que  tant  d'outrages  im- 
punis avaient  déjà  porté  si  haut,  trouva  une  cause  d'exaltation  jus- 
que dans  la  défaite.  Les  mandarins  se  servirent  a\ec  habileté  de 
cet  état  des  esprits,  lorsque  les  plénipotentiaires  anglais,  le  traité  à 
la  main,  revendiquèrent  le  droit  de  pénétrer  dans  la  ville  et  d'aller 
conférer  avec  le  vice-roi  sur  le  pied  de  l'égalité.  Ils  ne  nièrent  pas 
la  clause  invoquée,  mais  la  possibilité  de  l'exécuter  en  face  des  dis- 
positions populaires.  Les  Anglais  se  livrèrent  alors  à  de  longues  et 
inutiles  négociations,  d'autant  plus  fâcheuses  qu'ils  n'avaient  pas 
l'intention  de  les  pousser  jusqu'à  une  rupture;  ils  s'étaient  laissé 
deviner  par  leurs  rusés  adversaires,  et  n'obtinrent  rien.  Tous  leurs 
efforts  vinrent  échouer  devant  l'habileté  supérieure  de  Seu  et  de 
Yeh,  les  deux  successeurs  de  Keing  disgracié,  et  l'empereur  lit  éle- 
ver dans  les  rues  de  Canton  six  arcs  de  triomphe  en  granit,  cou- 
verts d'inscriptions  en  l'honneur  de  la  victoire  diplomatique  de  ses 
mandarins.  Ces  monumens  érigés  à  la  fourberie  et  au  parjure  ne 
sont  pas  les  traits  les  moins  caractéristiques  de  la  moralité  chinoise. 
Yoilà  donc  les  choses  replacées  à  Canton  sur  le  même  pied  qu'a- 
vant la  guerre,  et  les  Européens  enfermés  ou  à  peu  de  chose  près 
dans  le  même  cercle.  Sur  les  nouveaux  points  ouverts  au  commerce, 
la  situation  était  toute  différente,  et  les  relations  entre  les  indigènes 
et  les  étrangers  avaient  fait  un  pas  immense.  Là,  point  de  traditions 
populaires  à  invoquer,  point  de  relations  antérieurement  établies 
que  les  autorités  chinoises  pussent  prétendie  à  maintenir.  On  avait 
eu  à  recevoir  des  inconnus  avec  lesquels  on  n'avait  jamais  commu- 
niqué, et  qui  se  présentaient  dès  l'abord  avec  tout  l'appareil  de  la 
force  et  de  la  richesse.  Les  consuls  anglais  chargés  d'ouvrir  ces 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voies  nouvelles  furent  donc  bien  accueillis,  et  leur  conduite  fut  ha- 
bile. Ils  prirent  dès  le  début,  vis-à-vis  des  mandarins,  une  position 
très  élevée,  que  depuis  il  n'a  pas  été  possible  de  leur  faire  perdre. 
Dès  le  début  aussi,  ils  pénétrèrent  dans  les  villes,  firent  des  ex- 
cursions aux  environs,  établissant  ainsi  leur  droit  et  s'assurant  de 
l'avenir.  Ce  n'est  pas  que  les  autorités  du  premier  coup  leur  aient 
tout  concédé,  mais  elles  ne  trouvèrent  pas  là,  comme  à  Canton  dans 
le  siècle  dernier,  des  hommes  disposés  à  faire  à  leurs  intérêts  les 
plus  lâches  sacrifices;  elles  trouvèrent  les  agens  d'un  gouvernement 
lier  et  puissant  appuyés  sur  le  prestige  dont  la  guene  venait  d'en- 
vironner la  marine  anglaise,  et  ce  fut  à  elles  de  céder.  Les  consuls 
s'établirent  donc  facilement  dans  les  nouveaux  ports,  et  on  se  mit 
aussitôt  en  mesure  d'y  nouer  des  relations  commerciales.  Ces  nou- 
veaux ports  étaient,  comme  nous  l'avons  dit,  au  nombre  de  quatre  : 
\mo\ .  l'oo-choo,  jNing-po  et  Shanghaï.  A  Amoy,  les  résultats  ne  fu- 
ient pas  très  brillans  dans  le  principe.  Cette  ville  devint  le  quartier- 
général  de  l'exportation  des  coolies  ou  travailleurs  libres,  sorte  de 
traite  des  blancs,  qui,  bien  conduite,  peut  donner  de  grands  résul- 
tats mais  les  abus  et  les  horreurs  dont  elle  fut  accompagnée  ame- 
nèrent de  grands  désordres.  Toutefois,  si  ces  désordres  retardèrent 
le  développement  du  commerce  régulier,  ils  eurent  le  bon  résultat 
d'unir  les  autorités  des  deux  nations  dans  un  effort  commun  contre 
la  populace  soulevée  :  excellent  exemple  et  fort  digne  de  remarque. 
D'autres  abus  vinrent  enfin  compliquer  la  situation;  des  navires  et 
des  négocians  qui  n'étaient  pas  anglais  profitèrent  de  l'ouverture 
du  port  pour  y  commettre  des  actes  répréhensibles  contre  lesquels 
on  ne  pouvait  sévir,  la  Grande-Bretagne  ayant  seule  envoyé  des 
consuls,  et  ces  consuls  n'ayant  autorité  que  sur  leurs  nationaux; 
mais  le  bon  sens  anglais  finit  par  triompher  de  toutes  ces  difficultés. 

A  Foo-choo,  le  consul  resta  pendant  plusieurs  années  tout  seul, 
bien  que  sur  une  belle  rivière,  navigable  jusqu'aux  districts  qui 
fournissent  le  thé.  Des  relations  assez  actives  s'y  sont  nouées  depuis. 

iNing-po,  grande  ville  sur  son  déclin,  choisie  à  cause  de  sa  situa- 
tion au  milieu  des  contrées  où  s'élève  le  ver  à  soie  et  où  se  fabri- 
quent les  soieries,  n'a  donné  aucun  résultat. 

Mais  Shanghaï,  le  dernier  de  ces  ports  vers  le  nord,  est  devenu  le 
centre  d'un  trafic  immense.  Shanghaï,  simple  sous-préfecture  chi- 
noise de  300,000  âmes,  est  située  sur  le  AYoosung.  Cette  rivière, 
navigable  aux  plus  grandes  frégates ,  vient  mêler  ses  eaux  au 
ï  ang-tze-kiang,  à  son  embouchure.  Le  Woosung  communique  en 
outre  avec  le  Grand-Canal  et  tout  le  réseau  de  la  navigation  inté- 
rieure. On  imaginerait  difficilement  une  plus  belle  position  commer- 
ciale :  à  égale  distance,  par  mer,  du  sud  et  du  nord  de  l'empire,  à 


LA    OUESTION    CHINOISE. 


513 


cheval  sur  le  nœud  des  communications  d'eau  douce  qui  rayonnent 
dans  toutes  les  directions,  Shanghaï  est  de  plus  au  centre  des  dis- 
tricts où  se  produit  la  soie,  et  à  la  même  distance  que  Canton  des 
contrées  où  se  cultivent  les  thés  les  plus  renommés.  Pour  cette  der- 
nière denrée,  l'avantage  est  même  du  côté  de  Shanghaï,  qui  possède 
une  navigation  non  interrompue  jusqu'au  lieu  où  elle  se  prépare, 
tandis  que  toute  caisse  de  thé  doit,  avant  d'arriver  à  Canton,  tra- 
verser à  dos  d'homme  des  montagnes  élevées.  Cette  situation  si 
heureusement  privilégiée  devait  porter  ses  fruits,  et  le  commerce 
européen  a  été  en  s' accroissant  avec  d'autant  plus  de  rapidité  qu'il 
était  exempt  des  entraves  et  des  vexations  qu'il  avait  toujours  ren- 
contrées à  Canton,  le  seul  grand  marché  qui  lui  lut  ouvert.  A  la 
facilité  des  transactions  sont  bientôt  venus  se  joindre  tous  les  avan- 
tages de  la  vie  civilisée  :  les  résidens  européens  ont  pu  avoir  un 
quartier  qui  leur  appartînt,  se  bâtir  des  églises,  étendre  librement 
leurs  courses  à  quinze  lieues  à  la  ronde,  chasser,  avoir  des  yachts, 
comme  dans  l'île  de  Wight,  et  vivre  avec  un  luxe  qui  n'est  pas  fait 
pour  les  amoindrir  aux  yeux  des  Chinois.  Toutefois  il  a  fallu  beau- 
coup de  sang-froid  et  d'énergie  pour  vaincre  au  début  la  mauvaise 
volonté  des  mandarins  et  les  dispositions  assez  insolentes  de  la  po- 
pulace. Une  circonstance  heureuse,  exploitée  avec  vigueur  et  ha- 
bileté en  1848  par  le  consul  anglais,  a  permis  d'en  finir  du  même 
coup  avec  ces  deux  causes  de  difficultés,  et  a  placé  la  communauté 
européenne  de  Shanghaï  sur  le  pied  où  elle  aurait  dû  être  partout. 

Voici  le  fait  :  des  missionnaires  anglais,  s' étant  écartés  de  Shan- 
ghaï pour  distribuer  des  brochures  religieuses,  furent  rencontrés 
près  d'une  petite  ville,  nommée  Tzing-po,  par  des  bateliers  du 
Grand-Canal  mis  en  chômage  par  la  baisse  des  eaux  et  le  délabre- 
ment de  ce  grand  ouvrage.  Assaillis  par  ces  gens  brutaux,  grossiers 
et  mécontens,  les  missionnaires  furent  insultés,  volés.  Satisfaction 
fut  immédiatement  demandée  aux  autorités  de  Shanghaï,  qui  com- 
mencèrent à  employer  la  tactique  ordinaire  des  ajournemens,  des 
impossibilités,  des  correspondances  à  double  sens,  obscures  poul- 
ies Européens,  mais  d'une  insolence  parfaitement  intelligible  poul- 
ies Chinois.  Le  hasard  voulait  qu'en  ce  moment  la  rivière  de  Woo- 
sung  fût  remplie  d'un  nombre  immense  de  jonques  chargées  de 
grains  appartenant  à  l'empereur  et  prêtes  à  prendre  la  mer  pour  les 
provinces  du  nord.  L'idée  vint  au  consul  de  bloquer  ces  jonques. 
Il  n'avait  qu'un  simple  brick  de  guerre  à  sa  disposition  pour  exé- 
cuter ce  dessein,  mais  ce  petit  bâtiment  était  monté  par  des  hommes 
capables  de  comprendre  et  de  seconder  son  énergie.  Pendant  un 
mois,  on  eut  le  spectacle  singulier  d'un  étranger  presque  seul  au 
milieu  d'une  grande  ville,  en  suspendant  tout  le  commerce,  déliant 

TOME    IX.  33 


51/j  REVUE    DES    DEUX    JlOiNDES. 

toutes  les  autorités  d'un  vaste  empire,  et  avec  un  brick  de  douze 
canons,  monté  de  cent  hommes  d'équipage,  fermant  l'entrée  du 
port  et  ne  craignant  point  d'affronter  une  flotte  immense.  11  y  a  loin 
de  cette  conduite  aux  faiblesses  qui,  renouvelées  pendant  plus  d'un 
siècle,  avaient  amené  les  Chinois  à  croire  qu'ils  étaient  le  premier 
peuple  du  monde,  et  que  tout  devait  s'humilier  devant  eux.  Cepen- 
dant, un  nouveau  brick  de  guerre  étant  arrivé  à  Shanghaï,  le  consul 
l'expédia  à  Nanking,  chef-lieu  de  la  province  et  séjour  du  vice-roi. 
Les  officiers  anglais  furent  reçus  par  le  vice-roi  lui-même  avec  une 
grande  courtoisie,  et  il  fut  fait  droit  à  toutes  leurs  demandes.  Les 
hommes  qui  avaient  maltraité  les  missionnaires  furent  amenés  à 
Shanghaï  la  cangue  au  cou,  et  le  mandarin  de  cette  ville  fut  desti- 
tué pour  avoir  été  malhabile  et  pour  avoir  donné  aux  étrangers  l'oc- 
casion de  cet  acte  de  vigueur;  mais  sa  destitution  fut  prise  par  tout 
le  monde  pour  une  satisfaction  accordée  aux  exigences  des  barbares. 
Les  vieilles  traditions  de  la  politique  chinoise  tournaient  ici  contre 
les  Chinois  eux-mêmes,  signe  manifeste  que  les  temps  étaient  bien 
changés.  J'ai  cité  cet  incident,  parce  qu'il  montre  combien  il  en 
coûte  peu  pour  trouver  les  Chinois  autres  qu'ils  sont  à  Canton. 
M.  Alcock,  le  consul,  et  M.  Parkes,  l'interprète,  montrèrent  dans 
cette  occasion  une  intelligence  et  une  énergie  remarquables,  et 
lorsqu'on  lit  leurs  dépêches,  on  ne  peut  s'empêcher  d'envier  la 
destinée  d'un  peuple  servi  par  de  tels  agens.  Quand  le  gouverne- 
ment impérial  sut  les  détails  de  cette  affaire,  tout  était  terminé. 
11  se  borna  à  se  plaindre  que  l'on  fût  remonté  à  Nanking,  et  à  de- 
mander de  nouveau  que  toutes  les  négociations  diplomatiques  pas- 
sassent à  l'avenir  exclusivement  par  Canton.  Là  seulement  en  effet 
les  mandarins  se  sentaient  dans  leur  élément:  partout  ailleurs  les 
traditions  de  leur  politique,  leurs  subterfuges,  leur  corruption, 
étaient  frappés  d'impuissance. 

Tel  est  donc  l'état  des  choses.  Les  frais  de  la  guerre  ont  été  payés, 
Chusan  évacuée,  la  colonie  de  Hong-kong  établie,  toutes  les  condi- 
tions enfin  remplies  par  les  Chinois,  sauf  une  seule  :  ils  refusent  aux 
Européens  l'entrée  de  Canton,  et  à  leurs  agens  diplomatiques  le 
droit  de  conférer  librement  et  verbalement  avec  le  vice-roi  de  cette 
ville,  délégué  par  l'empereur  pour  connaître  de  toutes  les  affaires 
avec  les  barbares.  C'est  là  une  infraction  grave  au  traité,  et  ce  doit 
être  une  cause  de  difficultés  pour  l'avenir;  mais  les  choses  n'en  sui- 
vent pas  moins  quelque  temps  un  train  pacifique  et  régulier.  Les 
mandarins,  d'une  part,  ne  sont  guère  en  état  ni  en  disposition  d'en- 
gager avec  l'Europe  une  nouvelle  querelle  :  la  Chine  vient  d"ètre 
agitée  par  un  changement  de  règne,  et  la  grande  insurrection  des 
adorateurs  de  Dieu  ébranle  le  trône  du  nouvel  empereur.  D'autre 


LA    QUESTION    CHINOISE.  515 

part,  les  traités,  même  avec  ce  qui  manque  dans  l'application,  assu- 
rent aux  Européens  des  avantages  qu'ils  apprécient  grandement  et 
qu'ils  ne  sont  point  pressés  de  remettre  aux  hasards  d'une  rupture. 
C'est  une  chose  en  effet  remarquable  que  l'activité  imprimée  au 
commerce  européen  et  ses  rapides  développemens  pendant  les  douze 
ou  quinze  années  qui  ont  suivi  la  conclusion  des  traités.  Chaque  jour 
voyait  s'ouvrir  de  nouvelles  sources  de  profit,  chaque  jour  luisait 
tomber  une  de  ces  barrières  si  soigneusement  élevées  entre  l'Occi- 
dent et  les  peuples  du  Céleste- Empire.  Ce  n'a  pas  été  un  des  faits 
les  moins  curieux  amenés  par  le  nouvel  état  de  choses  que  de  voir 
le  cabotage  chinois,  menacé  par  la  piraterie,  aller  s'abriter  sous  le 
pavillon  des  puissances  européennes.  Ce  cabotage  immense,  qui  se 
l'ait  non-seulement  sur  toute  la  côte  de  l'empire,  mais  entre  cette 
côte  et  le  Japon,  lesPhilippinesetsurtout  l'archipel  indien,  avait  cessé 
d'être  protégé  par  l'autorité  défaillante  du  fils  du  ciel.  Lis  jonques, 
qu'on  voit  sortir  chaque  année  par  dix  mille  des  ports  d'Amoy,  de  Shan- 
ghaï, etc.,  étaient  incessamment  assaillies  par  des  nuées  de  pirates 
qui  les  rançonnaient,  les  pillaient,  et  ne  craignaient  même  pas  de  les  at- 
taquer quand  elles  naviguaient  réunies  en  escadres  marchandes  pour 
se  protéger  les  unes  les  autres.  Ces  hardis  écumeurs  de  mer  se  riaient 
des  effroyables  détonations  et  de  l'infernal  bruit  des  tam-tams  avec  les- 
quels on  croyait  les  écarter,  enlevaient  les  traînards,  et  quelquefois 
arrêtaient  la  flotte  tout  entière.  L'idée  vint  alors  aux  Chinois,  qui 
avaient  appris  ce  que  valent  les  armes  et  la  navigation  de  l'Europe, 
de  mettre  leur  commerce  sous  la  protection  de  navires  anglais, 
américains  ou  autres,  dont  les  capitaines,  s'ils  n'avaient  pas  eu  vue 
d'opérations  plus  lucratives,  acceptèrent  volontiers  le  rôle  de  con- 
dottieri, qu'ils  se  firent  chèrement  payer.  Cette  maréchaussée  d'un 
nouveau  genre  existe  sur  toute  la  côte.  J'en  parle  moins  à  cause  des 
bénéfices,  quoique  très  considérables,  que  le  commerce  en  a  su  re- 
tirer qu'à  cause  du  changement  remarquable  attesté  par  ce  fait  dans 
les  relations  entre  les  Chinois  et  les  barbares  de  mer.  Comment  dé- 
sormais le  superbe  et  imbécile  potentat  qui  siège  à  Péking  ferait-il 
croire  à  ses  sujets  que  le  commerce,  dont  il  daigne  octroyer  la  fa- 
veur aux  Européens,  est  une  aumône  de  sa  pitié  envers  leur  pau- 
vreté et  leur  faiblesse,  lorsque  ses  sujets  eux-mêmes,  pour  leur  pro- 
pre commerce,  se  sentent  réduits  à  demander  à  ces  étrangers  une 
protection  que  leur  gouvernement  est  devenu  impuissant  à  leur  ac- 
corder? On  a  droit  d'oublier  ce  genre  de  services,  lorsqu'en  les  bien 
payant  on  s'est  dégagé  de  la  reconnaissance;  mais  on  oublie  moins 
aisément  la  supériorité  de  ceux  de  qui  on  les  a  reçus.  Aussi  bien 
le  commerce  chinois  n'a  pas  tardé  à  faire  un  pas  qui  l'a  mis  bien  da- 
vantage encore  dans  la  dépendance  des  barbares.  Les  bénéfices  que 


516 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


rapportait  la  spéculation  dont  on  vient  de  parler  devaient  nécessaire- 
ment faire  que,  d'accidentelle  et  de  temporaire,  elle  tendit  à  deve- 
nir permanente.  On  vit  donc  des  lorchas  portugaises  de  Macao,  for- 
tement armées,  montées  par  des  équipages  d'aventuriers,  parcourir 
la  mer  de  Chine,  en  cherchant  partout  l'occasion  de  combattre  la  pi- 
raterie; mais  il  arriva  bientôt  de  cette  espèce  de  chevalerie  errante, 
organisée  sur  les  mers,  ce  qui  était  arrivé  au  moyen  âge  de  celle 
qui  s'était  vouée  sur  les  grandes  routes  à  la  protection  des  voya- 
geurs. Cette  protection  ne  devint  guère  moins  onéreuse  et  moins  re- 
doutée que  le  brigandage  auquel  elle  faisait  la  guerre,  et  de  proche 
en  proche  les  Chinois  en  sont  venus  à  l'idée  de  charger  leurs  mar- 
chandises sur  les  navires  européens  eux-mêmes.  Cela  se  fait  déjà 
pour  les  produits  de  l'archipel  indien,  pour  les  échanges  du  com- 
merce chinois  entre  les  cinq  ports  ouverts  aux  étrangers,  et  cela  se 
fera  bientôt  dans  tous  les  ports  de  la  Chine.  Les  mandarins  auront 
beau  s'y  opposer  :  ce  résultat  est  inévitable  clans  l'impuissance  où 
se  trouve  le  gouvernement  impérial  de  détruire  la  piraterie  sur  des 
côtes  immenses,  coupées  de  baies,  de  rivières  et  d'archipels  sans 
nombre,  en  même  temps  qu'elles  sont  habitées  par  une  population 
aussi  pressée  que  misérable,  et  façonnée  de  longue  main  aux  habi- 
tudes du  brigandage  maritime.  Tant  que  ce  fléau  n'aura  pas  dis- 
paru, les  négocians  du  Céleste-Empire  ne  trouveront  de  sûreté  pour 
leurs  cargaisons  que  sous  les  pavillons  européens,  et  la  nécessité 
sera  plus  forte  que  la  politique  des  mandarins". 

Une  autre  cause  de  bénéfices  pour  les  Occidentaux  a  été  l'empres- 
sement des  Chinois  à  émigrer  en  Californie,  en  Australie,  partout  où 
ils  espéraient  échapper  aux  misères  de  leur  pays  en  trouvant  un  em- 
ploi à  leurs  habitudes  laborieuses  et  à  leur  génie  mercantile.  Cette 
émigration  a  été  très  nombreuse.  On  comptait  3,000  Chinois  en  Aus- 
tralie en  1854,  et  10,000  au  commencement  de  1855,  si  bien  que 
les  colons  s'en  effrayèrent,  et  que  la  législature,  suivant  en  cela 
l'exemple  donné  par  la  Californie,  prit  des  mesures  pour  mettre  un 
terme  à  cette  espèce  d'envahissement.  Ces  mesures  ont  restreint 
peut-être,  mais  elles  n'ont  pas  arrêté  l'émigration,  qui  donne  lieu 
encore  aujourd'hui  cà  une  navigation  très  active. 

Il  était  impossible  que  ces  prodiges  de  l'activité  europénne  et  la 
prospérité  qui  en  est  la  suite  ne  fussent  pas  troublés  par  ce  qui  res- 
tait de  précaire  et  de  mal  établi  dans  les  relations  avec  les  autorités 
cantonnaises.  L'Angleterre  avait  patienté  pendant  plusieurs  années; 
mais  les  dénis  de  justice  et  les  avanies  de  tout  genre  reprenaient 
leur  cours,  et  se  multipliaient  de  manière  à  faire  présager  une  nou- 
velle crise.  Quoiqu'il  en  coulât  de  risquer  l'interruption  d'un  com- 
merce qui  versait  tous  les  ans  plus  de  deux  cents  millions  dans  le 


LA    QUESTION    CHINOISE.  517 

trésor  britannique,  quoiqu'on  éprouvât  une  grande  hésitation  à  cou- 
rir les  chances  toujours  incertaines  du  recours  à  la  force,  on  sentait 
néanmoins  que  la  patience  était  à  bout,  que  la  mansuétude  n'était 
qu'un  encouragement  à  l'insolence,  et  que,  sous  peine  de  perdre  tout 
ce  qu'on  avait  gagné,  il  fallait  faire  un  effort  décisif  pour  sortir  d'une 
situation  qui  n'était  plus  tenable. 

La  guerre  de  Crimée  venait  d'être  glorieusement  terminée;  on 
avait  des  vaisseaux  et  des  soldats  dont  on  ne  savait  plus  que  faire;  le 
moment  parut  favorable  pour  demander  la  révision  des  traités  et  une 
extension  des  limites  dans  lesquelles  le  commerce  avait  été  jusque- 
là  renfermé.  Ce  que  voulait  l'Angleterre,  c'était  établir  ses  relations 
avec  la  Chine  sur  un  pied  digne  et  durable,  avant  qu'une  nouvelle 
collision  ne  sortît  des  rapports  difficiles  que  l'on  commençait  à  avoir 
avec  Canton.  Le  plan  arrêté  était,  dit-on,  de  paraître  avec  des  forces 
navales  considérables  devant  l'embouchure  du  Pei-ho,  d'essayer  par 
la  douceur,  la  conviction,  ou  au  besoin  par  l'intimidation  et  la  force, 
de  nouer  des  rapports  directs  avec  le  gouvernement  impérial.  Seu- 
lement la  Grande-Bretagne  voulait  agir  dans  cette  occasion  de  con- 
cert avec  les  puissances  maritimes  qui  avaient  déjà  des  traités  avec 
la  Chine  :  nous  ne  savons  quelles  furent  les  intentions  du  gouverne- 
ment américain  à  l'égard  de  ce  premier  projet  d'expédition;  mais  la 
France,  qui  venait  d'apprendre  le  meurtre  de  M.  Chappedelaine,  et 
qui  devait  en  demander  satisfaction,  accepta  sa  part  de  l'entreprise, 
et  résolut  d'envoyer  en  Chine  des  forces  considérables  commandées 
par  un  officier  intelligent  et  énergique,  l'amiral  Rigault  de  Cenouilly, 
qui  connaissait  parfaitement  la  situation  des  affaires  en  ces  parages. 
Tout  se  préparait  donc  pour  faire  la  démarche  projetée,  dont  un  des 
moindres  résultats,  sinon  un  des  moins  désirés,  aurait  peut-être  été 
d'amener  à  Paris  un  ambassadeur  chinois,  lorsqu'une  insulte  de  la 
dernière  gravité,  commise  contre  le  pavillon  anglais,  est  venue  don- 
ner un  nouveau  cours  aux  événemens. 

On  sait  comment  les  choses  se  sont  passées  :  une  torcha,  sorte  de 
bâtiment  entre  la  jonque  et  le  navire  européen,  appartenant  à  un 
Chinois  de  Hong-kong,  ayant  un  équipage  chinois,  avec  un  capitaine 
nominal  anglais,  des  papiers  anglais  et  pavillon  anglais,  a  été  abordée 
en  plein  jour  à  Canton  par  des  soldats  chinois,  qui  ont  saisi  sous  un 
prétexte  futile  une  partie  de  l'équipage  et  amené  le  pavillon.  Yeh, 
vice-roi  de  Canton,  a  refusé  de  donner  satisfaction  de  cet  outrage, 
alléguant  pour  raison  que  le  bâtiment  était  chinois,  de  construction 
chinoise,  propriété  chinoise,  ayant  un  équipage  chinois,  qu'il  n'avait 
pas  le  droit  de  porter  pavillon  anglais,  et  que  par  conséquent  lui, 
Yeh,  était  libre  d'aller  saisir  à  son  bord  des  Chinois  dépendant  de  sa 
juridiction. 


518 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


On  voit  tout  de  suite  la  portée  de  cet  acte.  Hong-kong  a  été  cédé 
à  l'Angleterre  à  regret,  mais  sous  l'empire  de  la  nécessité,  comme 
un  port  de  réparation  et  de  radoub.  Ce  port  était  excellent,  mais 
l'île  elle-même  était  de  peu  d'étendue,  désolée,  stérile,  et  les  Chinois 
se  flattaient  sans  doute  d'y  enfermer  les  Anglais,  comme  ils  l'avaient 
fait  des  Portugais  à  Macao.  Ils  avaient  pris  assez  aisément  leur  parti 
de  la  voir  servir  de  refuge  aux  contrebandiers  et  à  toute  cette  popu- 
lation qui  vit  de  relations  suspectes;  mais  dès  le  début  ils-  s'étaient 
montrés  inquiets  de  la  pensée  qu'il  pourrait  s'y  former  une  colonie 
vivant  d'un  commerce  régulier.  Aussi,  dans  le  traité  additionnel  de 
sir  Henrj   Pottinger,  avaient-ils  stipulé  qu'aucune  jonque  chinoise 
n'y  serait  reçue,  si  elle  ne  venait  d'un  des  cinq  ports  ouverts  aux 
Européens,  et  si  elle  a'était  munie  d'un  permis  délivré  par  les  man- 
darins. Ceux-ci  se  promettaient  bien  de  n'en  délivrer  aucun,  et  l'on 
eût  dû  le  prévoir;  mais  il  en  fut  de  cette  clause  comme  de  plusieurs 
autres,  elle  ne  fut  pas  observée.  Malgré  les  précautions  prises,  les 
Chinois  affluèrent  a  llong-kong,  et  la  colonie  en  comptait  déjà 
60,000  en   1855.  Il  y  avait  dans  cette  agglomération  une  première 
source  de  déplaisir  pour  les  mandarins;  ce  déplaisir  lut  augmenté 
par  une  ordonnance  que  rendit  le  gouverneur  sir  John  Bowring,  et 
par  laquelle  il  autorisait,  sous  certaines  conditions,  les  Chinois  de 
Bong-kong  a  posséder  des  navires  pourvus  de  papiers  qui  les  assi- 
milaient aux   navires  anglais.  Le  vice-roi  \eh  ne  voulut  pas  re- 
connaître cette  ordonnance,  et  déjà  il  en  était  résulté  des  conflits 
entre  lui  et  sir  John  Bowring  avant  la  collision  violente  de  l'automne 
dernier.  Yeh  ne  pouvait  se  résoudre  à  voir  sous  ses  yeux  des  navires 
chinois  possédés  et  montés  par  des  Chinois,  et  pourtant  indépendans 
de  son  autorité.  Ces  Chinois,  qu'un  trait  de  plume  du  gouverneur  de 
Hong-kong  a  faits  Anglais,  devaient-ils  donc  jouir  de  toutes  les 
immunités  qu'il  a  fallu  accorder  aux  étrangers,  en  même  temps 
([u' ils  jouiraient  de  la  liberté  qu'ont  les  Chinois  de  se  mouvoir  et  de 
se  perdre  dans  la  foule?  Tour  à  tour  Anglais  ou  Chinois,  selon  qu'ils 
\   trouveraient  plus  d'avantage,  ils  se  soustrairaient  ainsi  à  toute 
autorité,  et  ce  privilège  d'impunité,  acheté  à  deniers  comptans  à 
Hong-kong  et  représenté  par  un  chiffon  de  papier  que  tout  le  monde 
pouvait  imiter,    serait  nécessairement  une  source  inépuisable  de 
confusion,  d'abus  et  de  collisions.  A  ces  raisons  il  fallait  ajouter  le 
dangereux  exemple  donné  aux  populations  chinoises  de  chercher 
des  yeux  une  autorité  supérieure  à  celle  du  fds  du  ciel,  vers  la- 
quelle tous  les  mécontens  pourraient  fuir,  et  qui  serait  assez  puis- 
sante pour  leur  donner  les  moyens  de  venir  braver  impunément 
l'empereur  et  ses  mandarins  sur  leur  propre  territoire.  Une  telle 
idée  était  toute  une  révolution,  et  si  on  la  laissait  s'accréditer,  elle 


LA    QUESTION    CHINOISE.  519 

était  subversive  de  tout  le  système  du  gouvernement  chinois.  Le 
précédent  une  fois  établi,  aujourd'hui  on  aurait  une  lorcha,  demain 
on  en  aurait  deux  cents;  on  aurait  à  Canton  une  population  chinoise 
indépendante  des  mandarins,  et  si  cette  population,  dans  son  contact 
avec  les  barbares,  apprenait  d'eux  cet  art  de  la  guerre  qu'ils  pous- 
sent si  loin,  qui  les  empêcherait  de  venir  un  jour  imposer  leur  au- 
torité à  leurs  compatriotes,  hors  d'état  de  leur  résister?  Quelques 
raisonnemens  de  ce  genre  ont  dû  sans  doute  passer  dans  l'esprit  de 
Yeh  et  de  ses  mandarins,  et  les  auront  poussés  à  commettre  l'ou- 
trage dont  la  lorcha  Y  Arrow  a  été  victime.  Si  l'on  se  place  à  leur 
point  de  vue  exclusivement  chinois,  si  l'on  entre  pour  un  moment 
dans  leur  constante  pensée  de  prévenir  tous  les  rapports  qu'il  n'est 
pas  impossible  d'éviter  entre  Chinois  et  Européens,  d'empêcher 
qu'aucun  Chinois  puisse  se  soustraire  à  l'autorité  impériale,  et  dou- 
ter, au  moins  en  principe,  du  caractère  divin  de  cette  autorité,  leur 
conduite  est  facile  à  comprendre.  C'est  une  manifestation  nouvelle 
de  la  vieille  incompatibilité  entre  l'esprit  européen  et  les  prétentions 
chinoises  à  la  supériorité  universelle.  D'un  autre  côté,  on  comprend 
également  la  résolution  des  autorités  anglaises  d'obtenir  à  tout  prix 
raison  de  cette  insulte  et  de  mettre  les  prétentions  de  Yeh  à  néant. 
Soixante  mille  Chinois  sont  venus  s'établir  à  Hong-kong  et  y  ont  pris 
droit  de  cité;  on  n'aura  aucune  sécurité,  si  on  ne  se  les  assimile  pas. 
Or,  pour  se  les  assimiler,  il  faut,  comme  l'écrit  sir  John  Bovvring, 
qu'ils  retirent  quelques  avantages  de  leur  qualité  de  sujets  anglais. 
Si  on  ne  les  protège  point,  si  on  ne  les  met  pas  à  l'abri  de  la  jalouse 
violence  des  mandarins,  le  caractère  européen,  toute  pensée  de  pro- 
pagande politique  et  d'agrandissement  mise  a  part,  recevra  une 
grande  atteinte.  Le  prestige  qui  l'environne  sera  perdu,  et  ce  ne  sera 
plus  seulement  à  Canton,  mais  à  Shanghaï,  et  partout  où  se  trouve- 
ront des  (minois,  qu'on  sera  exposé  aux  tentatives  malfaisantes  qu'in- 
spireront aux  mandarins  leurs  mauvaises  passions  ou  leur  haine  pour 
tout  ce  qui  est  européen.  En  s'opposant  aux  prétentions  de  Yeh,  les 
Anglais  n'ont  donc  pas  fait  un  acte  d'égoïsme  politique,  ils  ont  agi 
dans  l'intérêt  de  la  communauté  européenne  tout  entière. 

La  lutte  est  maintenant  engagée;  les  détails  en  sont  d'hier,  chacun 
sans  doute  les  a  présens  à  la  mémoire.  La  résistance  que  les  Anglais 
ont  rencontrée  est  évidemment  l'effort  suprême  du  gouvernement 
chinois,  de  l'oligarchie  des  mandarins,  pour  conserver  leur  pouvoir 
sur  une  société  dont  la  direction  leur  échappe,  et  que  le  contact  des 
barbares  contribue  à  soustraire  chaque  jour  davantage  à  leur  auto- 
rité. Cet  effort,  ils  n'auraient  pu  le  tenter  autre  part  qu'à  Canton. 
Partout  ailleurs  la  puissance  des  Européens  et  les  avantages  que 
rapportent  les  relations  entretenues  avec  eux  sont  trop  bien  appré- 


520 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ciés  par  les  Chinois,  pour  qu'il  leur  eût  été  possible  de  les  soulever 
de  la  sorte.  Pour  amener  ce  résultat,  il  a  fallu  que  l'énergie  de  ïeh 
s'appuyât  sur  les  passions  de  la  population  cantonnaise;  il  a  fallu 
qu'il  trouvât  comme  instrumens  cette  masse  de  contrebandiers  et  de 
forbans  dont  les  côtes  méridionales  du  Céleste-Empire  ont  toujours 
fourmillé,  gens  toujours  prêts  à  tenter  pour  de  l'argent  les  actes  les 
plus  criminels.  En  les  employant,  Yeh  n'a  fait  que  mettre  en  œuvre 
contre  les  barbares  le  système  souvent  pratiqué  par  les  mandarins 
de  l'intérieur  contre  les  résistances  de  leurs  compatriotes  :  celui  de 
déchaîner  et  de  soudoyer  la  populace,  en  l'excitant  au  crime  au 
nom  d'un  intérêt  public  imaginaire.  C'est  à  l'emploi  de  pareils 
moyens,  bien  plus  qu'à  l'hostilité  véritable  de  la  nation  chinoise, 
qu'il  faut  attribuer  les  atrocités  dont  la  rivière  de  Canton  a  été  le 
théâtre.  Encouragés  par  la  mise  à  prix  de  la  tète  des  Européens  et 
se  sentant  soutenus  par  l'autorité  des  mandarins,  les  pirates  du 
Kwang-tong  se  sont  livrés  à  des  excès  abominables;  mais  au  même 
moment,  et  comme  pour  prouver  que  l'instinct  national  était  étran- 
ger à  cette  ignoble  levée  de  boucliers,  des  bandes  de  rebelles  et  des 
Hottes  entières  de  pirates  faisaient  aux  autorités  anglaises  des  offres 
de  service  qu'elles  ont  sagement  déclinées. 

Disons-le  hautement,  si  l'impunité  venait  justifier  toutes  ces  hor- 
reurs, si  on  n'en  tirait  pas  une  vengeance  éclatante,  si  on  acceptait 
quelque  compromis  que  les  mandarins  sauraient  bien  changer  en 
victoire,  le  peuple  chinois  perdrait  tout  respect  pour  les  nations  de 
l'Occident,  et  nous  trouverions  partout  des  Cantonnais.  Cette  faute 
ne  sera  pas  commise,  et  nous  ne  tarderons  pas  sans  doute  à  recevoir 
la  nouvelle  d'un  châtiment  proportionné  à  l'offense. 

Nous  nous  sommes  efforcés,  dans  cette  seconde  partie  de  notre  tra- 
vail, de  montrer  par  quel  enchaînement  de  circonstances  les  rapports 
entre  les  Européens  et  les  Chinois  ont  été  amenés  au  point  où  ils 
sont  aujourd'hui.  Sauf  dans  un  court  passage,  où  nous  avons  parlé 
des  missionnaires  catholiques  et  de  la  protection  qui  leur  doit  être 
accordée,  nous  n'avons  pas  eu  à  prononcer  le  nom  de  la  France, 
dont  les  intérêts  commerciaux  dans  ces  lointains  parages  n'ont  ja- 
mais été  que  passagers  ou  peu  étendus;  mais  on  ne  peut  dire  que  la 
question,  dans  les  ternies  où  elle  est  aujourd'hui  engagée  avec  la 
Chine,  soit  purement  commerciale  :  cette  question  a  acquis  une  im- 
portance politique  qui  doit,  ce  nous  semble,  frapper  tous  les  re- 
gards, et  nous  avons  une  trop  haute  idée  de  notre  pays  pour  croire 
qu'une  aussi  grande  affaire  puisse  recevoir  une  solution  à  laquelle  il 
reste  étranger.  Nous  allons  en  dire  les  raisons. 


LA    QUESTION    CHINOISE.  521 


III. 


Le  premier  acte  à  accomplir  par  l'intervention  européenne  en  ces 
parages  sera  donc  de  châtier  le  mandarin  Yeh  et  ses  satellites,  et 
de  leur  donner  une  leçon  dont  le  récit,  porté  par  la  voix  publique 
jusqu'aux  extrémités  de  l'empire,  fasse  trembler  ceux  qui  songeront 
à  les  imiter.  Il  est  probable  que  les  Anglais  ne  laisseront  à  personne 
le  soin  de  remplir  cette  tâche,  et  qu'ils  s'en  acquitteront  de  main 
de  maître,  avec  d'autant  m'oins  de  ménagemens  du  reste,  qu'ils  sont 
assez  disposés  à  renoncer  à  leurs  établissemens  de  Canton  pour  trans- 
porter le  centre  de  leur  commerce  à  Shanghaï,  bien  mieux  situé  de 
toute  manière,  au  milieu  d'un  pays  riche,  sain,  et  de  populations 
douces  et  sympathiques. 

Après  avoir  châtié  les  Cantonnais,  pris  la  revanche  de  la  civilisa- 
tion sur  la  barbarie,  et  donné  ainsi  aux  Chinois  un  nouvel  exemple 
de  la  toute-puissance  des  armes  européennes,  on  pourrait  à  la  ri- 
gueur s'en  tenir  là,  et  reprendre  le  projet  d'ambassade  à  Péking, 
que  l'incident  de  Canton  axait  tait  suspendre.  Seulement,  cet  inci- 
dent ayant  forcé  l'Angleterre  à  faire  en  Chine  un  très  grand  déploie- 
ment de  forces,  elle  désirera  naturellement  en  profiter  pour  obtenir 
des  avantages  proportionnés  à  ses  sacrifices.  Déjà  les  associations 
commerçantes  du  royaume-uni  ont  commencé  à  s'expliquer  sur  les 
bases  nécessaires  des  relations  futures  de  la  Grande-Bretagne  avec 
la  Chine:  déjà  nous  voyons  les  East  Indiu  et  China  associations  de 
Londres  et  de  Liverpool  réclamer  les  conditions  suivantes  :  «  liberté 
du  commerce  sur  toutes  les  côtes  et  le  long  de  toutes  les  rivières  de 
la  Chine,  droit  pour  les  navires  de  guerre  de  se  présenter  sur  tous 
les  points  de  ces  côtes  et  ri\  ières. 

On  comprendra  la  portée  de  cet  article,  si  on  réfléchit  que  la  Chine 
est  sillonnée  en  tous  sens  de  grands  cours  d'eau  accessibles  à  nos 
navires,  qu'à  soixante  lieues  de  l'embouchure  du  Yang-tze-kiang,  la 
frégate  américaine  la  Susquehanna  a  trouvé  l'eau  assez  profonde 
pour  porter  des  vaisseaux,  que  le  Pei-ho  est  navigable  jusqu'auprès 
de  Péking  et  peut-être  jusqu'à  Péking  même. 

Viennent  ensuite  :  «  le  droit  pour  les  sujets  anglais  de  circuler  par 
terre  dans  l'intérieur  du  pays,  —  le  droit  d'avoir  un  ambassadeur  à 
Péking  et  des  consuls  clans  les  ports  de  la  côte  et  les  villes  fluviales 
accessibles  à  la  navigation,  —  la  révision  des  tarifs  de  douane,  »  etc. 

Toutes  ces  conditions  sont  sages  et  raisonnables,  mais  on  ne  doit 
pas  se  dissimuler  qu'elles  entraînent  l'assimilation  complète  de  la 
Chine  aux  états  européens.  C'est  une  grande  œuvre  à  entreprendre,  et 
il  ne  faut  point  s'attendre  que  le  gouvernement  chinois,  même  vaincu 
et  humilié,  accepte  sans  résistance  des  conditions  qui  le  mettront  sur 


9*22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  pied  de  l'égalité  avec  les  puissances  européennes.  On  triomphera 
de  cette  résistance,  mais  ce  ne  sera  pas  tout,  et  viendra  alors  une 
autre  lutte  à  soutenir  contre  les  institutions  chinoises,  qui  opposeront 
de  grands  obstacles  à  toutes  les  innovations  qu'il  leur  faudra  tout  à 
coup  subir.  L'autorité  de  l'empereur  et  des  mandarins  ne  sera-t-elle 
pas  affaiblie,  sinon  détruite,  par  la  présence  de  ces  navires  de 
guerre  indépendans  d'eux,  stationnant  dans  leurs  ports  et  y  faisant 
la  police,  ou  sillonnant  leurs  fleuves  jusqu'au  cœur  de  l'empire,  pour 
aller  protéger  les  Européens  dans  l'exercice  d'une  religion  qui  ne 
sera  pas  celle  sur  laquelle  repose  l'organisation  sociale  du  pays? 

A  quelle  juridiction  seront  soumis  les  Européens,  une  fois  qu'ils 
seront  établis  sur  le  sol  chinois? 

Seront-ils  passibles  du  code  pénal  chinois,  avec  tout  son  attirail 
de  bastonnades  et  de  peines  corporelles  de  tout  genre?  Et  mille 
autres  questions,  toutes  plus  difficiles  à  résoudre  les  unes  que  les 
autres,  ne  viendront-elles  pas  se  joindre  à  celle-là? 

Cependant  ces  garanties  réclamées  par  le  commerce  anglais,  quel- 
que grand  que  paraisse  l'effort  qu'il  faudra  tenter  pour  les  obtenir, 
quelque  difficile  qu'en  paraisse  la  mise  en  pratique,  si  on  les  exa- 
mine au  point  de  vue  politique,  sont  la  condition  sine  quâ  non  des 
rapports  futurs  du  inonde  occidental  avec  la  Chine,  et  j'ajoute  même 
qu'elles  me  semblent  désormais  indispensables  à  l'équilibre  euro- 
péen. Je  touche  ici  à  une  question  grave  et  délicate  :  on  me  per- 
mettra d'emprunter  la  lumière  du  passé  pour  l'éclaircir. 

La  conquête  de  l'Inde  est,  après  la  révolution  française  et  celle 
d'Amérique,  le  plus  grand  événement  de  notre  âge,  celui  dont  les 
conséquences  ont  été  les  plus  étendues  et  les  plus  durables.  Cette  con- 
quête a  grandement  contribué  à  donner  l'empire  de  la  mer  aux  Anglais 
et  à  porter  cette  nation  si  fière,  si  sage  et  si  jalouse  de  son  indépen- 
dance, au  degré  de  puissance  où  nous  la  voyons  aujourd'hui.  Peut- 
être  avons-nous  à  nous  reprocher  d'avoir  laissé  ce  grand  événement 
s'accomplir,  alors  que  nous  étions  représentés  dans  ces  parages  par 
des  hommes  comme  Dupleix  et  Labourdonnais;  mais  ces  regrets  se- 
raient aujourd'hui  stériles.  Malgré  l'immense  population  qu'il  s'agis- 
sait de  soumettre,  malgré  l' éloigneraient  de  la  mère-patrie,  et  peut- 
être  par  ces  raisons  mêmes,  la  conquête  de  l'Inde  s'est  faite  avec  une 
extraordinaire  facilité.  C'est  qu'une  grande  population,  quand  elle 
n'est  pas  guerrière  et  disciplinée,  est  loin  d'ajouter  aux  difficultés  de 
la  conquête.  Une  petite  troupe  résolue  l'emportera  toujours  sur  des 
agglomérations  d'hommes  confuses,  aisément  accessibles  aux  im- 
pressions du  découragement  et  de  la  peur,  parmi  lesquelles  les  armes 
européennes  feront  des  exécutions  immenses,  qui  se  laisseront  aller 
à  des  terreurs  contagieuses  et  irréfléchies,  et  à  qui  leur  nombre 
même  ne  permettra  pas  la  ressource  extrême  d'émigrer  en  masse,  en 


I.A    QUESTION    CHINOISE. 


523 


laissant  l'ennemi  au  milieu  d'un  désert.  Lors  donc  qu'elles  sont  sans 
organisation  et  sans  force  militaire,  les  populations  très  nombreuses 
sont  plutôt  une  facilité  qu'un  obstacle  à  la  conquête,  et  si  elles  sont 
riches  ou  laborieuses,  leur  soumission  est  vite  acquise  à  ceux  qui. 
après  s'être  montrés  forts,  savent  protéger  la  propriété  et  procurer 
au  travail  son  salaire.  C'est  ce  qui  a  eu  lieu  dans  l'Inde.  Clive  a  sou- 
tenu le  siège  d'Àrcot  avec  200  Européens  et  300  cipayes.  A  la  ba- 
taille de  Plassey,  il  n'avait  que  1,000  Anglais  et  2,000  Hindous 
disciplinés  à  opposer  aux  00,000  hommes  à  pied  et  à  cheval  et  aux 
60  pièces  d'artillerie  du  nabab  du  P.engale.  La  victoire  ne  fut  pas 
douteuse,  et  l'on  sait  avec  quelle  facilité  la  domination  britannique 
s'est  depuis  assise  et  étendue.  L'éloignement  de  la  mère-patrie  n'y 
a  mis  aucun  obstacle;  tout  au  contraire  les  agens  du  gouvernement 
et  de  la  compagnie  des  Indes  n'y  ont  gagné  qu'une  liberté  d'action 
plus  grande,  et  la  conquête,  affranchie  d'une  surveillance  qui  est 
volontiers  tracassière  quand  elle  est  trop  rapprochée,  n'en  a  marché 
qu'avec  plus  de  rapidité. 

On  voit  où  nous  conduisent  les  pensées  que  nous  venons  d'expri- 
mer. Si  la  conquête  de  l'Inde  a  été  si  aisée  à  la  fin  du  xviue  siècle, 
peut-on  douter  que  celle  de  la  Chine,  avec  la  population  immense 
et  fort  peu  guerrière  de  cette  contrée,  avec  sa  longue  habitude  de 
vivre  sous  le  joug  étranger,  avec  l'impulsion  qui  serait  donnée  et  les 
voies  nouvelles  qui  seraient  ouvertes  au  génie  commerçant  de  ses  lia- 
bitans,  ne  soit  bien  plus  facile  encore  aujourd'hui?  Mais  dans  l'Inde, 
au  siècle  dernier,  une  fois  qu'ils  nous  en  eurent  chassés,  les  Anglais 
ne  rencontrèrent  devant  eux  que  des  nations  et  des  souverains  indi- 
gènes, tandis  qu'en  Chine  toutes  les  grandes  nations  du  globe  se 
coudoient  pour  ainsi  dire  et  se  surveillent.  Français,  Anglais,  Amé- 
ricains ou  Russes,  quiconque  voudrait  tenter  une  aussi  grande  en- 
treprise que  celle  d'imposer  sa  domination  aux  Chinois  serait  sûr 
de  voir  tous  les  autres  ligués  pour  l'en  empêcher.  La  possession  de 
la  Chine  ou  même  d'une  partie  de  l'empire,  le  droit  de  disposer 
de  cette  population  immense,  de  sa  main-d'œuvre,  de  sa  consom- 
mation, la  richesse  qui  en  résulterait,  les  marins  que  fourniraient 
ses  côtes,  les  soldats  que  la  discipline  formerait  dans  ses  rangs, 
tout  cela  pèserait  d'un  poids  trop  lourd  dans  la  balance  du  monde, 
pour  que  tout  le  monde  ne  se  coalisât  pas  contre  celui  qui  voudrait 
s'approprier  de  tels  avantages.  Personne  n'y  songe  aujourd'hui; 
mais  déjà  sur  ce  lointain  théâtre  on  s'observe,  on  se  jalouse.  Les 
intentions  que  l'on  prête  au  gouvernement  britannique  de  se  saisir 
des  îles  Chusan  et  Formose,  la  formation  commencée  d'une  marine 
chinoise  sous  pavillon  anglais,  excitent  certaines  inquiétudes.  Les 
Anglais,  de  leur  côté,  se  préoccupent  de  l'extension  que  prend  le 
commerce  américain  dans  ces  parages  et  des  projets  que  l'on  attri- 


524  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bue  au  gouvernement  de  Washington  sur  les  îles  Loo-choo.  Enfin 
chacun  voit  avec  alarme  le  grand  pas  en  avant  que  les  Russes  ont 
fait  dans  ces  dernières  années,  en  se  saisissant  de  tout  le  cours  du 
fleuve  Amoor  dans  la  Mantchourie.  Ce  fait,  trop  peu  apprécié,  est 
de  nature  à  avoir  une  influence  décisive  sur  les  événemens  dont  la 
Chine  va  être  le  théâtre;  on  n'en  pourra  comprendre  toute  la  por- 
tée qu'en  jetant  avec  nous  un  rapide  coup  d'œil  sur  la  carte  et  sur 
les  relations  qui  ont  existé  jusqu'à  ce  jour  entre  les  Russes  et  les 
Chinois. 

C'est  vers  le  milieu  du  xvne  siècle  que  les  Russes  et  les  Chinois  se 
rencontrent  pour  la  première  fois.  Les  Cosaques  venaient  de  parcou- 
rir l'espace  compris  entre  les  monts  Ourals  et  le  lac  Raïkal,  de  re- 
connaître les  belles  vallées  de  la  Sibérie  méridionale;  à  partir  du 
lac  Raïkal,  en  continuant  leur  marche  vers  l'est,  ils  découvrirent 
un  grand  fleuve,  le  Segalien  ou  Amoor,  qui,  traversant  de  l'ouest  à 
l'est  la  Mantchourie,  va  se  jeter  dans  la  mer  du  Japon.  C'est  sur  les 
bords  de  ce  fleuve  que  les  Russes  se  trouvèrent  face  à  face  avec  les 
Mantchoux,  à  peu  près  à  l'époque  où  ceux-ci  s'emparaient  de  la 
Chine.  Après  plusieurs  années  de  combats,  pendant  lesquelles  les 
deux  peuples  se  disputèrent  la  possession  de  ce  grand  débouché 
ouvert  à  l'Asie  sur  l'Océan-Pacifique,  les  Tartares,  ayant  achevé  la 
conquête  de  la  Chine,  revinrent  en  forces,  et  un  premier  traité  fut 
conclu  à  Nertshinsk,  en  1689,  entre  les  Moscovites  et  le  khan  de  la 
Mantchourie,  devenu  empereur  de  la  Chine.  Par  ce  traité,  les  Chi- 
nois conservaient  la  possession  du  cours  de  l'Amoor  et  fermaient 
aux  Russes  l'accès  de  l'Océan;  mais  ils  leur  cédaient  la  rive  gauche 
d'un  affluent  et  leur  laissaient  ainsi  un  pied  dans  cette  importante 
vallée.  Le  traité  de  !N"ertshinsk  établissait  ensuite  des  rapports  com- 
merciaux, sur  le  pied  de  la  réciprocité,  entre  les  deux  nations,  et 
des  marchands  russes  visitèrent  Péking  depuis  cette  époque  jus- 
qu'en 17*22,  où,  leur  conduite  ayant  donné  de  l'ombrage  aux  Chi- 
nois, ils  furent  expulsés. 

En  1728,  un  nouveau  traité  fut  conclu  à  Kiatka,  sur  la  frontière 
de  la  Sibérie,  à  peu  de  distance  du  lac  Raïkal,  entre  des  plénipoten- 
tiaires russes  et  chinois.  La  délimitation  des  deux  empires  dans  la 
vallée  de  l'Amoor  fut  alors  confirmée,  et  les  relations  commerciales 
rétablies  entre  les  deux  pays,  mais  à  la  condition  que  les  échanges  se 
feraient  exclusivement  sur  la  frontière,  et  au  lieu  même  où  se  signait 
le  traité.  Cette  règle  toutefois  ne  s'appliquait  qu'aux  transactions 
ordinaires  du  commerce,  les  Chinois  ayant  concédé  au  gouverne- 
ment russe  le  droit  d'envoyer  à  Péking  des  caravanes  pour  son  pro- 
pre compte.  Ce  droit,  par  lequel  les  mandarins  s'étaient  plu  à  ra- 
baisser le  tsar  au  rang  d'un  simple  négociant,  fut  abandonné  en 
1762  par  l'impératrice  Catherine.  Kiatka  devint  alors  pour  les  Russes 


LA    QUESTION    CHINOISE.  525 

ce  qu'était  Canton  pour  le  reste  des  populations  européennes.  Ils  y 
joignirent  seulement  un  privilège,  réservé  à  eux  seuls,  et  dont  ils 
sont  aujourd'hui  encore  en  possession,  celui  d'entretenir  à  Péking 
un  collège  russe,  et  d'être  ainsi  à  portée  d'obtenir  certains  rensei- 
gnemens,  de  faire  parvenir  certains  avis  lorsque  les  intérêts  de  leur 
commerce  ou  de  leur  politique  le  réclament. 

Depuis  l'époque  dont  nous  parlons,  les  rapports  entre  les  Russes 
et  les  Chinois  sont  restés  dans  le  même  état  :  les  marchandises  chi- 
noises, et  surtout  le  thé,  dont  les  Russes  font  une  si  grande  con- 
sommation, viennent  à  Kiatka  par  des  caravanes  qui  font  très  péni- 
blement la  traversée  du  désert  mongol.  Là  elles  sont  échangées 
contre  les  produits  des  manufactures  russes,  sans  que  l'argent  ou 
l'opium  aient  la  moindre  part  à  ce  trafic,  et  le  tsar  ayant  concédé 
le  monopole  du  thé  dans  son  empire  à  une  compagnie,  les  grands 
bénéfices  que  procure  cette  vente  permettent,  malgré  les  frais  énor- 
mes des  transports,  de  livrer  à  bas  prix  les  marchandises  russes.  Ces 
marchandises,  les  draps  surtout,  se  placent  avantageusement  en 
Chine,  et  vont  quelquefois  jusqu'au  littoral  faire  concurrence  aux 
produits  apportés  par  la  navigation  européenne. 

Mais  pendant  que  le  commerce  russe  suivait  ainsi  tous  les  ans  à 
époque  lixe  la  route  de  Kiatka,  le  gouvernement  des  tsars  n'était 
pas  inactif  du  côté  de  l'Amoor.  La  fondation  de  ses  établissemens 
au  Kamtchatka,  aux  îles  Aléutiennes,  dans  l' Amérique  du  Nord, 
l'étendue  chaque  jour  croissante  du  rom ni erce  des  fourrures,  tant 
d'autres  relations  qu'il  lui  importait  de  nouer  dans  ces  parages,  lui 
faisaient  regretter  vivement  de  n'avoir  pas  sur  l' Océan-Pacifique  un 
port  qui  fût  en  communication  facile  avec  la  Sibérie  méridionale. 
De  la  Russie  proprement  dite  jusqu'à  Irkoutsk,  cette  capitale  des 
provinces  sibériennes  que  les  prisonniers  de  Pultava  ont  élevée  dans 
une  situation  admirable  sur  les  bords  du  Baïkal,  il  existe  une  grande 
voie  fluviale,  presque  non  interrompue,  qui  répand  l'activité  et  la 
vie  sur  son  parcours.  De  là  vers  l'est,  on  est  obligé  de  suivre  la  Lena 
jusqu'à  Yakoutsk,  et  à  partir  de  ce  point  toutes  les  communications 
avec  le  Pacifique,  avec  Aian,  Okholtsk,  Petropolovsky,  se  font  len- 
tement et  péniblement  à  dos  de  chevaux. 

Si  au  contraire  on  était  maître  de  l'Amoor,  dont  les  aflluens  re- 
montent jusqu'aux  abords  du  lac  Baïkal,  et  dont  la  navigation  est 
bien  moins  longtemps  fermée  par  les  glaces  que  celle  de  la  Lena, 
on  descendrait  le  fleuve  jusqu'à  son  embouchure,  qui  forme  un  port 
magnifique.  De  plus,  l'or,  l'argent,  le  plomb,  le  fer,  pour  lesquels 
les  mines  russes  de  Nertshinsk,  sur  le  Haut-Amoor,  sont  si  renom- 
mées, trouveraient  un  débouché  facile  et  sûr.  Les  bords  du  fleuve 
fourniraient  du  bois,  des  grains  et  tous  les  produits  d'un  pays  fer- 
tile, sous  une  latitude  tempérée.  Maître  de  son  cours  et  de  ses  af- 


526  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tluens,  on  ne  serait  plus  séparé  de  la  Chine  par  l'immense  désert  de 
Gobi;  on  serait  à  deux  cents  lieues  de  Péking  par  terre,  deux  cents 
lieues  seulement  de  pays  boisés  ou  de  vallées  cultivées.  Si  enfin  un 
joui  la  Russie  croyait  de  l'intérêt  de  sa  puissance  de  prendre  aux 
affaires  de  Chine  une  part  active,  les  soldats  russes  auraient  bien 
vite  franchi  ces  deux  cents  lieues,  et  ne  tarderaient  guère  à  arriver 
sous  les  murs  de  Péking.  Ils  auraient  pour  avant-garde  ces  cavaliers 
nomades,  frères  de  ceux  qui  deux  fois  déjà,  en  1(5M  et  en  185A, 
ont  vaincu  les  grandes  armées  chinoises,  ces  cavaliers  dont  un  offi- 
cier-général, qui  a  visité  ces  contrées  il  y  a  peu  d'années,  disait: 
«  On  voit,  à  leur  allure  dégagée  et  guerrière,  que  ce  sont  bien  les 
descendais  de  Geagis-Khan,  et  que,  bien  conduits,  ils  feraient  une 
excellente  cavalerie  légère.  Il  faut  voir  comme  ils  manient  leurs  che- 
vaux, comme  ils  sont  lestes  et  adroits...  Us  sont  dévoués  à  la  Russie, 
parce  qu'elle  les  traite  bien  et  qu'ils  savent  que  les  Chinois  abreu- 
vent leurs  compatriotes  de  dégoûts  et  d'outrages.  Si  on  le  voulait, 
un  grand  nombre  de  Mongols  émigreraient  en  Russie,  et  si  jamais 
il  \  a  guerre  entre  les  deux  empires,  ce  seraient  d'excellens  auxi- 
liaires. »  En  même  temps  que  les  soldats  russes  paraîtraient  devant 
Péking,  on  verrait  sortir  des  bouches  de  l'Amoor  ces  marins  dont 
la  dernière  guerre  nous  a  appris  à  connaître  la  valeur;  on  les  ver- 
rait, sur  ces  mers  lointaines,  pourvus  de  ces  approvisionnemens  in- 
épuisables que  la  prévoyance  ambitieuse  des  tsars  a  seule  le  secret 
d'accumuler,  et  une  fois  à  Péking,  est-il  si  difficile  de  pressentir  ce 
que  feraient  l'habileté  des  Russes  à  s'assimiler  les  populations  con- 
quises, et  leur  particulière  habitude  à  manier  les  Orientaux?  Quelle 
moisson  à  recueillir!  Et  quelles  seraient  désormais  les  limites  de  la 
puissance  russe  si  elle  venait  à  s'étendre  sur  la  Chine,  sur  ses  ports, 
ses  matelots  et  toutes  les  sources  de  richesse  qu'elle  renferme  en 
son  sein? 

On  va  nous  dire  sans  doute  que  ce  n'est  là  qu'un  danger  imagi- 
naire, et  que  nous  nous  amusons  à  bâtir  avec  des  hypothèses  sans 
fondement  un  avenir  tout  fantastique.  Reprenons  donc  notre  route 
sur  le  terrain  solide  et  sûr  de  la  réalité.  S'il  faut  en  croire  les  récits 
les  plus  authentiques,  le  cours  entier  de  l'Amoor  est,  à  l'heure  qu'il 
est,  entre  les  mains  des  Russes.  C'est  clans  ses  eaux  que  pendant  la 
dernière  guerre  se  sont  retirées  cette  frégate  l'Aurore  et  cette  flot- 
tille russe  qui  ont  échappé  par  des  prodiges  de  courage  et  d'habi- 
leté aux  escadres  réunies  de  la  Fiance  et  de  l'Angleterre,  et  lorsque 
ces  escadres,  acharnées  à  la  poursuite  d'une  proie  qui  leur  échap- 
pait sans  cesse,  se  sont  approchées  des  bouches  du  fleuve,  elles  les 
ont  trouvées  garnies  de  batteries  de  côte,  couvertes  de  troupes;  elles 
ont  entendu  prononcer  des  noms  de  forts  et  d' établisse  mens  mili- 
taires jusqu'alors  parfaitement  inconnus,  déjà  reliés  entre  eux  par 


LA    QUESTION    CHINOISE.  527 

des  lignes  de  navires  à  vapeur.  L'Amoor  est  donc  aujourd'hui  un 
fleuve  russe.  Nos  missionnaires  ont  confirmé  ce  que  nos  marins 
avaient  appris.  C'est,  disent-ils,  vers  1850  que  l'envahissement 
s'est  accompli.  Les  Russes  résidaient  à  cette  époque  à  un  endroit 
nommé  Ou-a-ki,  proche  de  l'embouchure  du  fleuve.  Ils  dirigèrent 
aussi  une  expédition  sur  la  grande  île  de  Segalien,  qui  s'étend  en 
face  de  l'entrée  de  l'Amoor,  et  n'est  séparée  au  sud  des  îles  japo- 
naises que  par  le  détroit  de  La  Peyrouse;  mais  l'occupation  de  cette 
île  n'a  été  que  temporaire  :  les  Russes  l'ont  évacuée  pendant  la  der- 
nière guerre,  nos  marins  y  ont  trouvé  leurs  huttes  encore  debout,  et 
les  Japonais,  qu'ils  avaient  chassés,  ont  rétabli  leur  domination  dans 
la  partie  méridionale  de  l'île.  Qu'on  ne  se  hâte  pas  toutefois  de 
prendre  cette  retraite  pour  un  pas  en  arrière  :  en  portant  les  yeux  sur 
la  carte,  cinquante  lieues  au  sud  des  bouches  de  l'Amoor,  on  trou- 
vera sur  la  côte  de  Chine  un  port  qui  servit,  il  y  a  deux  ans,  de  refuge 
à  la  Pallas,  et  où  le  gouvernement  russe  fonde,  dit-on,  maintenant 
un  grand  établissement  naval,  qui  n'a  pas  été  possible  dans  le  fleuve 
même  par  l'insuffisante  profondeur  de  ses  eaux.  On  ajoute  que  la 
cour  de  Péking  a  réclamé  contre  l'envahissement  de  son  territoire 
et  fait  marcher  les  milices  mantchoues  à  la  frontière;  «  mais  les 
braves  des  huit  bannières,  écrit  M*r  Vérolles,  vicaire  apostolique  de 
la  Mantchourie,  se  sont  tenus  prudemment  à  l'écart.  »  Ce  ne  sont 
pas  eux  assurément  qui  chasseront  ou  arrêteront  les  Russes. 

Nous  avons  mis  ces  faits  dans  tout  leur  jour,  nous  leur  avons  as- 
signé toute  leur  portée;  mais  nous  ne  voudrions  pas  les  exagérer 
non  plus,  et  faire  d'un  danger  possible  un  danger  immédiat  et  me- 
naçant. Nous  sommes  les  premiers  à  croire  que  la  Russie,  dont  il 
eût  été  bon  peut-être  de  réclamer  le  concours  dans  les  événemens 
qui  se  préparent,  ne  nourrit  pas  aujourd'hui  le  gigantesque  projet 
du  renversement  de  l'empire  chinois;  mais  que  les  cartes  viennent 
à  se  brouiller  en  Occident,  que  des  guerres  de  peuple  à  peuple  ou 
bien  des  commotions  intérieures  n'y  permettent  pJus  aux  gouverne- 
mens  de  porter  au  loin  leurs  regards,  qui  sait  ce  que  pourra  tenter 
alors  à  cette  extrême  frontière  l'ambition  russe,  jalouse  de  prendre 
sa  revanche  sur  l'Angleterre?  L'Angleterre  y  veillera  sans  doute,  ou 
plutôt  nous  ne  doutons  pas  qu'elle  n'y  veille  dès  maintenant;  nous 
ne  doutons  pas  que  dès  maintenant,  appréciant  bien  la  situation  de 
la  Chine,  elle  ne  se  préoccupe  des  moyens  d'opposer  à  la  Russie 
dans  l'avenir  une  barrière  plus  efficace  que  la  grande  muraille,  jadis 
opposée  aux  invasions  des  Tartares.  Cependant,  s'il  faut  que  nous 
disions  toute  notre  pensée,  il  y  a  un  grand  intérêt  à  ce  que  l'Angle- 
terre ne  soit  pas  seule  à  élever  cette  barrière.  Seule  en  effet  dans 
ces  parages,  obligée  de  lutter  contre  les  préjugés  et  les  vieux  usages 
des  Chinois  d'une  part,  et  de  l'autre  contre  les  envahissemens  me- 


§28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naçans  île  Ja  Russie,  il  serait  à  craindre  qu'elle  ne  fût  entraînée  à 
des  actes  qui,  en  lui  faisant  exercer  une  influence  prépondérante  sur 
les  destinées  du  peuple  danois,  auraient  pour  résultat  de  déplacer 
lé  danger  que  l'on  aurait  voulu  éviter. 

Disons  tout  de  suite  que  dans  cette  circonstance  l'Angleterre  elle- 
même  réclame  avec  instance  le  concours  des  puissances  maritimes 
qui  ont  le  plus  d'intérêt  à  ce  que  la  Chine  ne  devienne  ni  russe,  ni 
anglaise.  Ce  concours  lui  sera-t-il  refusé? 

L'Angleterre,  nous  en  sommes  convaincus,  est  très  sincère  lors- 
qu'elle affirme  qu'aucune  pensée  de  conquête  ne  l'anime  dans  sa 
querelle  avec  la  Chine.  Son  empire  de  l'Inde  et  l'extension  presque 
journalière  qu'elle  est  forcée  de  lui  donner  sont  assez  vastes  pour 
lui  suffire.  Ce  qu'elle  veut,  c'est  que  la  Chine,  ne  pouvant  être  an- 
glaise, demeure  indépendante.  Ce  qu'elle  veut,  ce  sont  des  facilités 
plus  étendues  pour  son  commerce,  qui  se  sent  resserré  dans  de  trop 
étroites  limites;  ce  sont  des  débouchés  nouveaux  pour  ses  produits, 
un  nouveau  marché  pour  ses  échanges.  Nous  n'avons  pas  à  recher- 
cher si  ce  désintéressement,  cet  éloignement  qu'elle  montre  pour 
toute  pensée  d'agrandissement  n'est  pas  simplement  une  preuve  de 
la  confiance  qu'elle  a  dans  sa  supériorité  commerciale  et  maritime 
pour  lui  conserver  le  principal  rôle  auprès  de  la  Chine  indépendante. 
Rien  de  plus  juste,  de  plus  légitime  que  cette  confiance  :  c'est  aux 
autres  peuples,  s'ils  le  peuvent,  de  rivaliser  avec  le  commerce  et  l'in- 
dustrie britannique  sur  le  vaste  marché  de  l'empire  chinois.  Nous 
sommes  sûrs  que  les  États-Unis  soutiendront  hardiment  cette  lutte; 
nous  voudrions  que  la  France  fût  en  état  de  l'entreprendre. 

Mais  c'est  là  une  question  d'avenir,  et  il  y  a  une  question  ac- 
tuelle, pressante,  que  l'Angleterre  convie  la  France  et  les  États-Unis 
à  venir  résoudre  de  concert  avec  elle.  Il  serait  malheureux,  très  mal- 
heureux que  son  appel  ne  fût  pas  entendu.  Le  droit  serait  donné 
dès  lors  à  l'Angleterre,  qui  serait  seule  à  vider  cette  grande  affaire, 
de  --'en  approprier  tous  les  résultats.  Malgré  elle,  on  l'aurait  pous- 
sée à  accomplir  en  Chine  quelque  chose  de  semblable  à  ce  qu'elle  a 
accompli  dans  l'Inde.  Après  avoir  tiré  vengeance  des  actes  sauvages 
commis  à  Canton,  nous  la  verrions  occuper  l'île  de  Chusan,  à  l'en- 
trée du  Yang-tze-kiang,  et  peut-être  Formose,  dont  les  mines  de 
charbons  promettent  une  source  abondante  de  richesses.  Ces  îles 
deviendraient  sur  une  grande  échelle  ce  que  Hong-kong  a  été  dans 
ces  dernières  années,  un  point  d'attraction  pour  les  Chinois  indus- 
trieux, qui  fuiraient  les  désordres  auxquels  l' affaiblissement  journa- 
lier du  pouvoir  des  empereurs  donnerait  partout  naissance.  Ces  émi- 
grés formeraient  promptement  une  race  d' Anglo-Chinois,  sujets  de 
l'Angleterre  plus  que  de  la  Chine,  engagés  nécessairement  dans  des 
conflits  de  chaque  jour  avec  la  vieille  population  de  l'empire,  cha- 


LA    QUESTION    CHINOISE.  529 

que  jour  invoquant  contre  l'autorité  des  mandarins  la  protection  du 
canon  britannique,  et  entraînant  ainsi  de  proche  en  proche  la  puis- 
sance qui  aurait  le  devoir  de  les  défendre  à  une  guerre  de  destruc- 
tion contre  la  souveraineté  impériale,  à  une  conquête  dont  ils  se- 
raient les  principaux  instrumens.  Il  ne  faudrait  pas  de  bien  longues 
années  peut-être  pour  que  ce  prodigieux  événement  vînt  à  s'accom- 
plir. Et  comment  accuser  alors  l'ambition  britannique?  La  faute  ne 
serait-elle  pas  tout  entière  à  ceux  qui  auraient  forcé  l'Angleterre  de 
régler  toute  seule  une  affaire  qu'elle  demande  aujourd'hui  à  régler 
en  commun  avec  toutes  les  puissances  maritimes? 

11  n'en  sera  pas  ainsi  :  on  ne  voudra  pas  que  l'équilibre  des  inté- 
rêts du  monde  civilisé  puisse  jamais  être  menacé  au  point  où  il  le 
serait  le  jour  où  le  poids  immense  d'un  empire  de  trois  cents  mil- 
lions d'âmes  tomberait  tout  entier  dans  un  seul  des  plateaux  de  la 
balance.  Si  ce  péril  n'est  pas  pour  nous,  nous  devons  l'épargner  à 
nos  neveux,  et  les  risques  d'une  action  commune  ne  sont  pas  ici  de 
ceux  devant  lesquels  il  soit  permis  à  de  grands  peuples  de  reculer. 

La  situation  n'est  plus  ce  qu'elle  était  en  1844,  quand  la  France 
s'est  présentée  pour  recueillir  sa  part  de  ce  que  l'Angleterre  avait 
semé.  La  guerre  de  l'opium  avait  été  une  guerre  toute  commerciale 
et  purement  anglaise  :  nulle  autre  puissance  n'avait  eu  à  y  prendre 
part.  La  question  d'aujourd'hui,  comme  nous  l'avons  fait  voir,  tou- 
che à  de  plus  hauts  intérêts,  à  des  intérêts  vraiment  européens. 
Nous  ne  pouvons  (et  les  Américains  pas  plus  que  nous,  ce  nous 
semble)  laisser  à  un  seul  peuple  le  soin  de  la  résoudre,  et  prétendre 
ensuite  être  associés  à  des  avantages  que  nous  n'aurions  payés  d'au- 
cun sacrifice.  Nous  ne  pouvons  guère  non  plus  nous  borner,  avec 
quelques  soldats  et  quelques  navires,  à  un  semblant  de  coopération  : 
ni  l'Europe,  ni  la  Chine  même  ne  s'j  tromperaient,  et  cette  démon- 
stration, sans  écarter  le  danger,  pourrait  n'avoir  qu'un  assez  mince 
résultat.  Mieux  vaudrait  déserter  à  jamais  ces  mers  lointaines.  \ 
laisser  le  champ  libre  aux  nations  assez  fortes,  assez  prévoyantes, 
assez  confiantes  en  elles-mêmes  pour  faire  les  sacrifices  nécessaires 
au  développement  de  leur  puissance:  mais,  nous  le  répétons,  il  n'en 
sera  pas  ainsi  :  nous  verrons  tous  les  peuples  intéressés  dans  cette 
grande  affaire  prendre  l'engagement  de  concourir,  chacun  selon  la 
mesure  de  ses  forces,  à  un  même  but  qui  serait  nettement  défini  par 
la  lettre  d'un  traité,  et  rien  de  plus  simple  que  l'esprit  dans  lequel 
ce  traité  devrait  être  conçu. 

Les  puissances  signataires  s'engageraient  à  exercer  sur  la  Chine 
une  action  morale  et  matérielle  à  l'effet  d'obtenir  d'elle  pour  les  Eu- 
ropéens le  droit  de  circuler,  trafiquer,  résider  et  posséder  sur  tous 
les  points  de  l'empire,  le  droit  d'y  professer  et  d'y  enseigner  leur 

TOME  IX.  34 


530  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

religion.  Les  alliés  s'engageraient  également  à  n'acquérir  aucun 
point  du  territoire  chinois  sans  le  consentement  de  tous,  et  à  n'é- 
tendre la  qualité  et  les  droits  de  sujet  européen  à  aucun  Chinois 
sans  l'accomplissement  de  certaines  conditions  réglées  en  commun. 

Avec  ces  conditions  ou  d'autres  analogues,  nous  croyons  qu'on 
pourrait  réussir  à  protéger  efficacement  les  intérêts  des  sociétés  civi- 
lisées en  Chine,  à  empêcher,  pour  un  temps  du  moins,  que  ce  vaste 
empire,  en  devenant  la  conquête  exclusive  d'une  seule  nation,  ne 
lui  donne  une  prépondérance  écrasante  dans  les  affaires  de  ce 
monde.  Ces  conditions,  on  l'a  dû  remarquer,  renferment  toutes  les 
demandes  des  associations  de  Londres  et  de  Liverpool.  Nul  doute 
qu'elles  ne  donnassent  également  pleine  et  entière  satisfaction  au 
commerce  américain,  qui  ne  réclame  nulle  part  que  le  droit  de  libre 
concurrence. 

Pour  nous  Français,  ce  que  nous  y  gagnerions  serait  avant  tout 
le  droit  d'aller  protéger  efficacement  nos  missionnaires  sur  tous 
les  points  du  Céleste-Empire,  de  maintenir  là,  comme  partout,  ce 
patronage  du  culte  catholique  que  nous  sommes  seuls  à  exercer  en 
ce  monde,  et  qui,  à  un  jour  donné,  peut  devenir  pour  nous  une  nou- 
velle source  de  grandeur  et  de  puissance.  Nous  ne  prétendons  pas 
dire  que  cette  protection  de  la  France  devrait  s'étendre  aux  Chinois 
nos  coreligionnaires  jusqu'au  point  de  les  soustraire  aux  lois  de  leur 
pays.  On  comprend  que  leur  assurer  cette  sorte  d'inviolabilité  serait 
faire  d'une  autre  manière  ce  qu'on  aurait  interdit  aux  Anglais  de 
faire,  en  stipulant  qu'il  ne  pourrait  plus  y  avoir  d'Ànglo-Chinois  ni 
de  marine  chinoise  sous  pavillon  britannique;  mais  il  est  permis 
d'affirmer  que  du  jour  où  une  aussi  large  entrée  aurait  été  ouverte 
en  Chine  à  la  civilisation  européenne,  du  jour  où  la  tète  de  nos  vé- 
nérables missionnaires  serait  devenue  sacrée,  la  persécution  qui  ces- 
serait contre  eux  cesserait  nécessairement  aussi  contre  ceux  qu'ils 
évangélisent,  et  que,  par  la  seule  puissance  de  la  vérité,  la  foi  ca- 
tholique se  répandrait,  et  avec  elle  le  respect  du  nom  français,  dans 
ces  lointaines  contrées. 

Notre  commerce,  qui,  nous  devons  l'espérer,  ne  doit  pas  toujours 
rester  aussi  timide  qu'il  l'est  aujourd'hui  dans  ses  entreprises,  ne 
manquerait  pas  non  plus  de  recueillir  sa  part  des  avantages  de  tout 
genre  que  présenterait  au  génie  européen  l'exploitation  des  besoins 
du  peuple  chinois.  Nous  pourrions  contribuer  à  introduire  la  navi- 
gation à  vapeur  sur  ces  fleuves,  ces  canaux,  ces  lacs,  qui  servent  de 
voies  de  communication  à  des  populations  innombrables  et  voya- 
geuses (1) . 

L'émigration  aussi  pourrait  nous  donner  de  grands  résultats.  On 

(1)  Il  y  a  déjà  un  bâtiment  à  vapeur  chinois  sur  le  Yang-tze-kiang . 


LA    QUESTION    CHINOISE.  53J 

sait  avec  quelle  facilité  les  Chinois  émigrent;  la  Californie  et  l'Aus- 
tralie sont  là  pour  montrer  qu'ils  ne  craignent  ni  les  longs  voyages, 
ni  le  contact  des  sociétés  européennes.  Laborieux,  industrieux,  intel- 
ligens,  ils  font  d'excellens  colons  quand  on  pourvoit  soigneusement 
à  leur  bien-être  et  qu'on  ne  manque  pas  aux  engagemens  pris  avec 
eux.  Ne  pourrions-nous  pas  les  attirer  en  Algérie?  Par  l'isthme  de 
Suez,  le  voyage  serait  assez  prompt,  et  le  courant  d'émigration,  une 
fois  établi,  alimenterait  une  marine  marchande  considérable.  Notre 
Afrique  française,  ce  vaste  et  fertile  pays,  situé  si  près  de  nos  côtes 
et  pourtant  colonisé  si  imparfaitement  jusqu'à  ce  jour,  verrait  alors 
ses  solitudes  se  peupler  et  fructifier.  Ou  nous  nous  trompons,  ou  il 
serait  assez  facile  d'obtenir  que  cette  émigration  entraînât  surtout 
hors  de  la  Chine  les  catholiques,  que  l'influence  de  nos  missionnaires 
déterminerait  à  emmener  leurs  femmes  et  leurs  enfans,  et  à  rompre 
avec  ce  culte  des  ancêtres  qui  jusqu'à  présent  a  fait  des  émigrans 
chinois  de  vrais  oiseaux  de  passage,  toujours  empressés  de  rega- 
gner le  nid  paternel. 

Nous  ne  faisons  qu'indiquer  ces  perspectives,  et  nous  revenons  à 
notre  sujet  principal. 

Les  conditions  du  pacte  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  une  fois 
déterminées,  il  s'agirait  de  les  mettre  à  exécution.  Chacun  devrait 
fournir  sa  part  de  forces  navales  et  militaires,  et  une  fois  l'incident 
de  Canton  vidé,  il  serait  sans  doute  nécessaire  d'occuper  un  point 
central  comme  base  des  opérations  ultérieures  à  entreprendre.  Ce 
serait  probablement  Chusan,  ou  mieux  encore  Shanghaï.  C'est  de  là 
que  partirait  pour  Péking  l'expédition  chargée  d'obtenir  par  la  per- 
suasion ou  par  la  force  les  conditions  arrêtées  à  l'avance,  et  de  por- 
ter au  fils  du  ciel  le  baptême  de  cette  civilisation  chrétienne  qui  a 
élevé  les  peuples  européens  si  haut  au-dessus  du  reste  tic  l'huma- 
nité. Noble  et  glorieuse  entreprise  qui  aurait  passionné  nos  pères, 
et  bien  digne  d'illustrer  ceux  qui  aujourd'hui  seraient  chargés  de 
l'accomplir  ! 

Et  si  le  but  a  de  la  grandeur,  la  conduite  de  l'expédition  serait 
aussi  pleine  d'intérêt  par  toutes  les  circonstances  nouvelles  qui  ne 
manqueraient  pas  de  s'y  rattacher. 

Nous  n'avons  pas  parlé  de  négociations  préalables,  parce  qu'avec 
le  caractère  bien  connu  des  Chinois  elles  ne  feraient  qu'ouvrir  la 
porte  à  d'interminables  lenteurs.  Nous  sommes  assurés  qu'on  ne  don- 
nera pas  cette  fois  à  l'astuce  des  mandarins  un  avantage  que  trop 
souvent  déjà  on  lui  a  procuré.  La  guerre  a  d'ailleurs  été  déclarée  de 
fait  devant  Canton.  On  se  présenterait  donc  devant  l'embouchure  du 
Pei-ho  (1),  et  toute  la  partie  légère  de  l'expédition  pénétrerait  dans 

(1)  Le  Pei-ho  a  14  pieds  (anglais)  d'eau  sur  sa  barre. 


532  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  fleuve.  On  remonterait  alors  par  terre  et  par  eau,  au  milieu  d'un 
pays  complètement  plat,  jusqu'à  Tien-tzin,  grande  ville  située  à 
vingt-cinq  lieues  de  Péking,  dont  elle  est  le  port  et  où  les  grosses 
jonques  qui  viennent  du  Japon  et  des  pays  lointains  déchargent 
leurs  marchandises.  Là  sans  doute  serait  concentrée  toute  la  résis- 
tance, car  il  n'est  guère  à  croire  que  l'empereur,  quelque  afl'aibli 
qu'il  soit,  se  rende  sans  combat;  mais  ce  combat  ne  serait  ni  bien 
long,  ni  bien  sanglant.  La  victoire  une  fois  remportée,  et  la  résolution 
des  alliés,  la  supériorité  de  leurs  forces,  la  puissance  de  leurs  moyens 
de  destruction  de  nouveau  bien  constatés,  l'empereur  cédera;  ce  qui 
s'est  passé  en  1842  et  ce  que  l'on  sait  du  caractère  chinois  per- 
mettent peu  d'en  douter.  Il  cédera  d'autant  plus  volontiers  qu'on  ne 
lui  demandera  pas  de  concessions  territoriales,  et  qu'il  lui  restera 
l'espérance,  qu'un  Chinois  ne  perd  jamais,  de  reprendre  par  la  ruse 
et  la  perfidie  ce  qu'on  lui  a  arraché  par  la  force.  Cependant  ces  pré- 
visions pourraient  ne  pas  se  réaliser;  il  se  pourrait  que  la  lutte  se 
prolongeât  et  que  l'empereur  se  retirât  en  Tartarie.  Ce  sera  alors 
aux  délégués  des  puissances  alliées  chargés  de  la  direction  de  l'ex- 
pédition de  poursuivre  la  guerre,  de  suppléer  à  l'empereur  absent, 
et  de  prendre  toutes  les  mesures  propres  à  pousser  jusqu'au  bout  le 
succès  de  l'œuvre  entreprise. 

Ce  succès  une  ibis  obtenu,  et  le  gouvernement  chinois,  quel  qu'il 
fût,  lié  par  un  traité,  il  s'agirait  de  le  faire  exécuter.  Ce  serait  l'œuvre 
des  escadres  alliées,  et  ici  il  m'est  impossible  de  ne  pas  signaler  le 
rôle  important  que  la  marine,  et  surtout  la  marine  nouvelle,  les  ca- 
nonnières et  tous  ces  avisos  légers,  quoique  armés  de  la  plus  puis- 
sante artillerie,  joueraient  dans  toute  cette  campagne;  il  m'est  im- 
possible de  ne  pas  faire  remarquer  comment  la  Chine,  avec  les  voies 
innombrables  qui  y  sont  ouvertes  à  la  navigation,  avec  ses  fleuves, 
ses  lacs,  ses  canaux,  sur  lesquels  flottent  des  jonques  de  300  ton- 
neaux, se  prêterait  merveilleusement  à  l'action  de  ces  navires  dont 
la  puissance  formidable  a  été  révélée  par  une  récente  expérience. 
On  a  vu  dans  la  Baltique  et  dans  la  Mer-Noire  quels  ravages  exerce 
l'artillerie  navale,  surtout  dans  les  rangs  pressés  des  troupes  de 
terre.  Or  en  Chine  cette  grosse  artillerie,  accompagnant  partout  les 
troupes  européennes,  leur  prêterait  une  force  irrésistible.  Les  canon- 
nières seraient  en  même  temps  employées  à  remorquer  partout  des 
\  ivres,  des  approvisionnemens,  des  casernes  flottantes,  tout  ce  maté- 
riel dont  la  réunion  et  la  mobilisation  constituent  peut-être  la  plus 
grande  difficulté  de  la  guerre.  Enfin,  la  paix  faite,  ce  seraient  en- 
core nos  bàtimens  à  vapeur  qui  seraient  chargés  d'aller  faire  con- 
naître jusqu'aux  extrémités  de  l'empire,  jusqu'aux  frontières  du 
Thibet,  la  révolution  accomplie,  et  de  donner  à  ces  populations 
lointaines  la  première  impression  de  la  puissance  et  de  la  supério- 


LA    QUESTION    CHINOISE. 


533 


vite  de  la  civilisation  de  l'Occident.  Cette  tâche  sevait  délicate,  et 
elle  réclamerait  de  ceux  qui  auraient  à  l'accomplir  beaucoup  de  tact 
et  en  même  temps  beaucoup  de  fermeté.  Le  premier  effet  à  pro- 
duire sur  les  Chinois  de  l'intérieur  aurait,  on  ne  saurait  se  le  dis- 
simuler, une  très  grande  importance.  Cette  apparition  d'une  race 
d'hommes  étrangère  au  milieu  d'eux  les  étonnerait,  et  ce  ne  serait 
pas  du  premier  coup  qu'ils  apprécieraient  ce  que  le  contact  des  Eu- 
ropéens peut  leur  rapporter  d'avantages.  Sans  doute  alors  agens 
militaires  ou  autres  auraient  à  s'inspirer  de  l'exemple  donné  par 
M.  Alcock  à  Shanghaï.  Ce  n'est  pas  à  nous  de  répondre  ici  pour  les 
Anglais  et  les  Américains;  mais  nous  croyons  pouvoir  affirmer  que 
toute  la  partie  de  cette  tâche  qui  reviendrait  à  la  marine  française 
serait  dignement  remplie.  On  trouverait  là  chez  nos  officiers  ce  cou- 
rage à  la  fois  modeste  et  inébranlable,  ce  dévouement  éclairé  et 
persévérant  dont  ils  donnent  partout  des  preuves,  et  qui  ne  sont 
pas  toujours  appréciés  comme  ils  méritent  de  l'être.  Leurs  efforts 
sauraient  bien  seconder  leurs  alliés  pour  apprendre  aux  Chinois  à 
estimer  et  respecter  l'Europe. 

Il  est  moins  facile  de  prévoir  l'influence  que  le  mélange  journa- 
lier des  mœurs  et  des  idées  de  l'Occident  exercerait  sur  l'organisa- 
tion de  la  société  chinoise  et  sur  l'assiette  de  son  gouvernement. 
Quoique  nous  nous  soyons  déjà  hasardés  bien  loin  dans  le  champ 
des  hypothèses,  nous  n'irons  pas  jusqu'à  exprimer  à  ce  sujet  une 
opinion.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  que  l'organisation  de  cette 
société  a  reçu  déjà  et  reçoit  tous  les  jours  de  bien  profondes  at- 
teintes. Nous  avons  montré  l'ébranlement  croissant  du  gouverne- 
ment impérial,  son  impuissance,  son  discrédit,  les  insurrections  re- 
doutables qui  se  sont  dressées  contre  lui.  Il  nous  parait  difficile  que 
les  rapports  avec  les  Européens,  si  ces  rapports  sont  faciles  et  ami- 
caux, si  les  autorités  européennes  et  chinoises  agissent  loyalement 
et  dans  une  cordiale  entente,  n'aient  pas  pour  effet  de  rendre  au 
gouvernement  impérial  un  certain  degré  de  force  et  de  considéra- 
tion. Les  abus  monstrueux  qui  font  sa  faiblesse  et  sa  honte  tendraient 
nécessairement  à  s'amoindrir  ou  môme  à  disparaître  au  contact  de 
notre  civilisation,  et  peut-être  l'énergie  vitale  se  réveillerait-elle,  au 
moins  pour  un  temps,  dans  ce  grand  corps,  aujourd'hui  menacé  de 
dissolution. 

S'il  en  est  autrement,  si  le  gouvernement  chinois  veut  ajouter  à 
tous  ses  embarras  une  lutte  insensée  contre  la  civilisation  euro- 
péenne, au  lieu  de  s'appuyer  sur  elle  pour  se  faire  pardonner  sa 
défaite,  nul  doute  qu'alors  il  accélérera  sa  chute;  mais  dans  ce  cas 
même  il  n'est  guère  probable  que  le  vieil  édifice  s'écroule  immédia- 
tement, et  lorsqu' arrivera  la  catastrophe,  la  société  chinoise,  déjà 


53/|  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

depuis  quelque  temps  en  rapport  avec  les  Européens,  sera  profon- 
dément modifiée.  Initiés  à  nos  idées  et  à  nos  usages,  à  nos  arts  cl 
entre  autres  à  celui  de  la  guerre,  mêlés  chaque  jour  avec  nous  et 
tout  pénétrés  de  notre  influence,  les  Chinois  ne  seront  déjà  plus 
exposés  à  l'une  de  ces  conquêtes  accomplies  par  un  coup  de  main 
comme  celles  de  Fernand  Cortez  et  de  Clive:  ils  ne  seront  plus  ce 
peuple  qu'on  voit  aujourd'hui,  moins  par  pusillanimité  que  par  igno- 
rance,  incapable  de  disputer  une  demi-heure  aux  Européens  un 
champ  de  bataille.  I  ne  invasion  comme  celle  de  1644  ne  suffira  plus 
à  les  réduire.  Sans  doute  aussi  leurs  croyances  religieuses  ou  plu- 
tôt leur  athéisme  pratique  et  leurs  ignobles  superstitions  auront 
commencé  à  faire  place  à  la  pure  lumière  de  l'Évangile.  Le  rôle  de 
nos  missionnaires  grandirait  alors,  et  un  champ  bien  autrement 
étendu  qu'il  ne  le  fut  jamais  s'ouvrirait  à  leur  salutaire  influence. 
Ce  serait  à  la  charité  publique  en  Europe  de  faire  des  efforts  pro- 
portionnés à  la  tâche  nouvelle  de  ces  ouvriers  évangéliques.  Les 
annales  de  nos  missions,  la  persistance  avec  laquelle  la  foi  catho- 
lique s'est  maintenue  en  Chine  depuis  trois  siècles,  malgré  la  per- 
sécution, malgré  les  supplices  et  les  tourmens  les  plus  raffinés, 
nous  donnent  le  ferme  espoir  que  nos  conjectures  ne  seront  pas 
démenties,  que  le  christianisme  sera  pour  l'empire  chinois  l'agent 
le  plus  puissant  de  sa  régénération.  Oui,  nous  avons  l'heureuse  con- 
fiance que  cet  empire,  au  lieu  d'agrandir  le  domaine  déjà  si  vaste 
d'une  des  deux  puissances  européennes  qui  se  disputent  la  supré- 
matie en  Orient,  prendra,  avec  le  temps,  parmi  les  états  indépen- 
dans  de  la  grande  famille  chrétienne,  le  rang  que  lui  assignent  l'in- 
telligence de  ses  hahitans,  leur  nombre  et  les  avantages  matériels 
que  Dieu  leur  a  donnés. 

Au  moment  où  nous  achevons  ces  pages,  l'idée  nous  vient  que 
toutes  nos  dernières  pensées  pourraient  bien  n'être  pour  une  partie 
des  lecteurs  que  de  gratuites  hypothèses,  de  vaines  utopies.  A  cela 
nous  demandons  la  permission  de  répondre  à  l'avance  une  seule 
parole.  Combien  de  fois,  depuis  un  siècle  surtout,  n'a-t-on  pas  vu 
les  rêves  de  la  veille  devenir  les  réalités  du  lendemain  !  Et  l'effort 
de  la  sagesse  humaine  ne  doil-il  pas  être  de  prévenir  celles  de  ces 
réalités  qui  seraient  des  maux  irréparables,  comme  de  hâter  l'ac- 
complissement de  celles  qui  peuvent  être  des  bienfaits  pour  l'hu- 
manité? 

V.  de  Mars. 


ETUDES 


L'INDE  ANCIENNE  ET  MODERNE 


v. 

LES  HÉROS  PIEUX.  —  LES  PANDAVAS. 


LA  GRANDE  GUERRE. 


Dans  la  première  partie  du  Mafiâbflârata,  les  fils  de  Pândou  ont  eu 
à  subir  les  plus  rudes  épreuves  (1).  Ruinés,  proscrits  et  fugitifs,  on 
pouvait  croire  qu'ils  allaient  disparaître  de  la  scène  du  monde.  Le 
moment  arrive  cependant  où  ils  vont  reprendre  le  premier  rang  et 
briller  enfin  d'un  éclat  impérissable.  Cachés  sous  des  déguisemens 
divers  à  la  cour  de  Yirâta,  roi  des  Matsyens,  ils  y  achèvent  cet  ap- 
prentissage du  malheur  qui  forme  les  vrais  héros. 

Les  fils  de  Dhritarâchtra,  les  Kourous,  contraints  d'abandonner  les 
troupeaux  qu'ils  avaient  enlevés,  et  repousses  par  Ardjouna,  qu'ils 
n'ont  pu  reconnaître,  fuient  devant  le  guerrier  vainqueur,  qui,  pa- 
reil à  Apollon,  fait  trembler  la  terre  à  chaque  vibration  de  son  arc. 
Lorsque  l'armée  ennemie  a  été  mise  en  déroute,  Ardjouna  renoue  ses 
longs  cheveux  et  reprend  les  rênes  du  char  :  il  n'est  rien  de  plus 
qu'un  eunuque  du  palais  remplissant  près  du  jeune  prince  Bhoû- 
mimdjaya,  fils  du  roi  des  Matsyens,  l'office  de  cocher.  11  lui  suffit 
d'avoir  battu  ses  implacables  rivaux,  d'avoir  brisé  d'un  coup  de 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  avril. 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

flèche  le  parasol  royal  du  vieux  Bhîchma,  l'aïeul  de  sa  propre  race, 
et  rapporté,  criblée  de  traits,  la  bannière  sur  laquelle  est  peint  un 
singe  couleur  d'or.  Le  roi  des  Matsyens,  Virâta,  ne  doute  pas  que 
son  fils  n'ait  à  lui  seul  remporté  la  victoire.  Sa  joie  est  si  grande, 
qu'il  l'ait  retentir  partout,  au  palais  et  dans  la  ville,  les  louanges  du 
jeune  guerrier  :  Ardjouna  se  tait  et  le  laisse  dire.  La  bouillante  va- 
leur et  la  magnanimité  sont  deux  vertus  qui  conviennent  aux  héros 
de  tous  les  âges  et  de  tous  les  pays.  Voici  pourtant  des  scènes  qui 
nous  ramènent  brusquement  clans  ce  monde  de  l'Inde,  où  les  choses 
ne  se  passent  pas  toujours  comme  ailleurs. 

Enivré  de  son  triomphe,  le  roi  Virâta1  veut  jouer  aux  dés;  c'est 
l'aîné  des  Pândavas,  c'est  Youdhichthira,  caché  à  sa  cour  sous  le 
déguisement  d'un  brahmane,  qu'il  a  provoqué.  Celui-ci,  on  s'en 
souvient,  avait  tout  perdu  deux  fois  déjà  dans  une  circonstance 
pareille,  son  royaume,  sa  liberté,  celle  de  ses  frères.  Il  hésite  donc, 
à  engager  la  partie,  et,  rappelant  au  souverain  que  le  jeu  traîne  tous 
les  péchés  à  sa  suite,  il  fait  allusion  à  ses  propres  malheurs.  —  Ah  ! 
ces  gens  d'IIastinàpoura!  répond  le  roi,  mon  fils  ne  vient-il  pas  de 
les  battre  à  lui  seul?  —  Non,  reprend  le  faux  brahmane,  ce  n'est 
pas  lui,  mais  son  cocher!  —  Le  roi  s'impatiente:  il  continue  de  van- 
ter les  hauts  faits  de  son  fils;  une  querelle  s'engage,  et  Youdhich- 
tliira,  que  la  colère  aveugle,  lui  jette  violemment  un  dé  à  la  face, 
en  criant  :  Ce  n'est  pas  vrai  !  —  Le  sang  du  vieux  roi  a  coulé,  et 
tandis  que  des  serviteurs  empressés  lavent  sa  blessure,  son  fils  se 
présente  accompagné  du  cocher  qui  a  guidé  ses  chevaux  sur  le  champ 
de  bataille.  — Mon  père,  sïnïe-t-il,  qui  vous  a  frappé?  qui  a  com- 
mis ce  crime?  —  Et  l'on  pense  involontairement  à  l'indignation  de 
don  Rodrigue:  mais,  chez  les  Aryens,  qu'est  un  roi  comparé  à  un 
brahmane?  Celui  qui  a  frappé  porte  le  costume  de  la  caste  privilé- 
giée, on  le  regarde  comme  un  deux  fois  né;  donc  il  faudra  que  le  roi 
outragé  lui  pardonne,  de  peur  d'attirer  sur  lui  et  sur  les  siens  le 
feu  de  la  malédiction  (1).  Alors,  avouant  la  vérité  à  son  père,  qui  ne 
la  connaissait  pas,  le  jeune  prince  s'écrie  avec  l'accent  de  la  sin- 
cérité :  «  Non,  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  reconquis  les  troupeaux:  non, 
ce  n'est  pas  moi  qui  ai  vaincu  les  ennemis;  tout  cela  a  été  accompli 
par  le  fils  de  quelque  dieu,  car,  lorsque  je  fuyais  épouvanté,  ce  fils 
de  dieu  m'a  ramené  au  combat...  (2).  » 

Trois  jours  plus  tard,  les  cinq  frères  Pândavas,  après  s'être  puri- 
fiés et  avoir  revêtu  leurs  plus  beaux  ornemens,  se  présentent  à  l'as- 
semblée du  roi.  Ils  prennent  place  parmi  les  princes,  et  le  souverain 


(1)  Chant  du  Virdtaparua,  lecture  68,  vers  2,22'i. 

(2)  Ibid  ,  lecture  69,  vers  2,2;  1 . 


l'inde  ancienne  et  moderne.  537 

des  Matsyens  est  forcé  de  reconnaître  en  eux  les  cinq  héros  fugitifs 
dont  la  renommée  retentit  déjà  par  toute  l'Inde.  Pour  remercier 
Ardjouna  du  service  qu'il  lui  a  rendu,  le  roi  s'empresse  de  lui  offrir 
sa  fdle  en  mariage;  mais  celui-ci  refuse.  —  Pourquoi,  demande  le 
roi  Virâta,  n'acceptes-tu  pas  ma  fdle,  que  je  t'offre  avec  tous  mes 
trésors?  «  Parce  que,  répond  Ardjouna,  j'ai  habité  dans  le  gynécée, 
où  je  la  voyais  toujours;  en  secret  et  devant  témoins,  elle  s'est  liée 
en  moi  comme  en  un  père;  —  elle  avait  de  l'affection  et  du  respect 
pour  celui  qu'elle  croyait  être  un  eunuque  danseur  et  habile  à  chan- 
ter, et  elle  me  regarde  toujours  comme  un  précepteur,  ta  fille  que 
tu  m'offres!  —  Avec  cette  enfant,  j'ai  habité  toute  une  année,  ô  roi  ! 
Cela  donnerait  beaucoup  à  penser  dans  ton  palais  et  parmi  ton 
peuple.  » 

La  fille  du  roi,  qu'il  a  refusée  pour  lui  au  nom  de  la  sévérité  des 
mœurs  orientales,  Ardjouna  l'accepte  pour  son  propre  fils  Abhi- 
manyou.  Ainsi  s'établit  une  alliance  intime  entre  les  Pândavas  et 
un  souverain  qui  jouissait  d'une  certaine  autorité.  Les  rois  voi- 
sins, amis  de  Virâta,  vinrent  à  la  noce;  parmi  eux,  on  remarquait 
Krichna,  l'ami,  le  protecteur  et  le  conseiller  des  fils  de  Pândou.  Le 
lendemain  de  la  cérémonie,  il  se  tint  au  palais  une  assemblée  (un 
conseil)  de  rois,  dans  laquelle  furent  débités  de  longs  et  beaux  dis- 
cours touchant  l'opportunité  qu'il  y  aurait  à  déclarer  la  guerre  aux 
Kourous.  Tous  les  assistans  étaient  d'accord  sur  ce  point,  que  les 
Pândavas  devaient  rentrer  dans  tous  leurs  droits,  puisque  leur  exil 
venait  de  finir,  et  recouvrer  la  possession  du  royaume  qui  leur  avait 
été  concédé  jadis  par  Dhritaràchtra  lui-même;  mais  le  meilleur 
moyen  de  recouvrer  ce  royaume  sans  conditions,  n'était-ce  pas  de  le 
reconquérir  par  la  force  des  armes?  A  la  cour  d'Hastinâpoura,  on 
se  préparait  à  attaquer  les  fils  de  Pândou,  que  l'on  savait  avoir  re- 
paru- chez  le  roi  des  Matsyens  et  y  former  un  parti  considérable. 
Quand  on  se  fut  bien  exalté  de  part  et  d'autre,  quand  on  eut  vanté 
sa  propre  force  et  déprécié  celle  de  l'ennemi,  on  prêta  l'oreille  un 
instant  à  la  voix  des  vieillards  et  des  sages  qui  conseillaient  de  par- 
lementer. Du  côté  des  Pândavas,  Krichna  avait  recommandé  la  pru- 
dence; du  côté  des  Kourous,  Dhritaràchtra,  le  roi  aveugle,  toujours 
épouvanté  de  la  violence  de  ses  fils,  inclinait  à  la  paix.  Il  envoya 
donc  vers  les  Pândavas,  pour  traiter  avec  eux,  son  cocher  ou  plutôt 
son  écuyer  Sandjaya,  homme  prudent,  qui  savait  parler  et  se  faire 
écouter.  L' écuyer  des  princes  de  l'Inde  ressemble  beaucoup  à  celui 
des  chevaliers  du  moyen  âge,  avec  cette  différence  qu'il  partage  de 
plus  près  encore  les  dangers  de  son  maître,  puisqu'il  se  tient  de- 
vant lui  sur  le  char.  Né  d'une  femme  de  la  caste  sacerdotale  et  d'un 
kchattrya,  l' écuyer  hindou,  qui  savait  à  la  fois  combattre  et  lire  les 


538  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

textes  anciens,  est  devenu  plus  tard  le  barde,  le  panégyriste,  dont  la 
place  était  marquée  dans  toutes  les  fêtes. 

L'écuyer  du  vieux  roi  Dhritarâchtra  fit  donc  connaître  les  inten- 
tions pacifiques  de  son  maître.  Cependant  les  Pàndavas  insistaient 
pour  qu'on  leur  accordât  la  libre  possession  d'un  certain  nombre  de 
villes,  et  les  fils  du  roi  aveugle  refusaient  absolument  d'accorder  à 
ceux-ci  tout  ce  qui  pouvait  les  rendre  indépendans  à  un  degré  quel- 
conque. Ils  comprenaient  que  les  Pàndavas  étaient  devenus  puissans 
par  leurs  alliances,  et  supposaient  qu'un  jour  ou  l'autre  ils  tenteraient 
d'usurper  le  royaume  d'Hastinâpoura.  Les  négociations  furent  rom- 
pues, et  on  a  le  droit  de  douter  qu'elles  fussent  sincères,  car  de  part 
et  d'autre  on  appelait  autour  de  soi  et  l'on  faisait  marcher  de  grandes 
armées. 

Ce  qu'on  appelait  alors  grande  armée,  ou  année  complète  {ak- 
chaohini),  se  composait  de  cent  neuf  mille  trois  cent  cinquante  fan- 
tassins, soixante-cinq  mille  six  cent  dix  chevaux,  vingt-huit  mille 
huit  cent  soixante-dix  chars,  et  vingt  et  un  mille  huit  cent  soixante- 
dix  éléphans.  Le  roi  commandait  ordinairement  en  personne  :  les 
bannières  flottaient  an  premier  rang;  en  tête  marchaient  les  fantas- 
sins armés  du  bouclier  et  du  javelot,  puis  les  archers  et  les  soldats 
armés  de  massues  et  d'épieux  ferrés.  Derrière  l'infanterie  se  mas- 
saient les  cavaliers,  puis  les  chars  avec  leurs  combattans,  et  les  élé- 
phans armés  en  guerre.  Un  second  corps  de  fantassins  fermait  la 
marche,  suivi  des  porteurs  d'eau,  des  joueurs  d'instrumens  de  mu- 
sique et  des  chariots.  Dans  le  combat,  l'aimée  se  déployait,  suivant 
la  nature  des  lieux,  de  diverses  manières,  affectant  la  forme  d'un 
oiseau,  d'une  fleur,  d'un  croissant,  d'un  grand  poisson,  d'un  bâ- 
ton, etc.  Avant  d'en  venir  aux  mains,  les  guerriers  montés  sur  les 
chars  s'injuriaient  et  se  provoquaient  en  combat  singulier.  Tantôt 
les  chars  s'attaquaient  de  front,  tantôt  les  deux  champions  cher- 
chaient à  tuer  les  chevaux  de  l' adversaire  à  coups  de  flèches.  Le 
comble  de  l'adresse,  c'était  de  couper  avec  un  trait  bien  acéré  l'arc 
de  son  ennemi.  Le  plus  souvent  les  guerriers  de  haute  naissance,  qui 
combattaient  sur  des  chars,  ne  s'abordaient  ainsi  qu'après  que  l'ar- 
mée rangée  autour  d'eux  avait  été  décimée  ou  mise  en  désordre,  et 
ces  luttes  terribles,  acharnées,  décidaient  en  réalité  de  la  victoire. 
Les  chars  étaient  parfois  d'une  grandeur  démesurée  et  portés  sur 
un  grand  nombre  de  roues.  L'or,  l'argent,  le  fer,  entraient  dans  la 
composition  de  ces  immenses  véhicules,  au-dessus  desquels  s'élevait 
une  espèce  de  clocheton  ou  de  dais  pointu,  orné  de  queues  d'yack, 
de  banderoles  et  même  de  clochettes.  Sur  les  bannières,  on  repré- 
sentait le  plus  souvent  l'image  des  animaux  symboliques,  le  milan 
rouge  (ou  garouda,  monture  favorite  de  Yichnou),  le  taureau  cher  à 


l'inde  ancienne  et  moderne.  539 

Civa,  le  singe  Hanouman,  allié  de  Ràma,  ou  bien  un  lion,  un  ser- 
pent ou  un  bouquet  de  feuilles  de  palmier.  La  cotte  de  mailles  était 
connue  des  anciens  Hindous,  ainsi  que  la  cuirasse  de  métal;  ils  ai- 
maient à  porter  des  grelots  à  leur  ceinture  et  même  à  la  poignée  de 
leur  cimeterre.  Ces  formidables  armées,  qui  s'avançaient  toujours 
avec  l'espoir  de  vaincre,  fières  de  leur  nombre,  tombaient  dans  un 
subit  abattement  dès  qu'elles  croyaient  reconnaître  un  présage,  et 
il  y  axait  beaucoup  d'incidens  dans  lesquels  on  voyait  un  mauvais 
augure.  Le  vautour  passait-il  au-dessus  des  rangs  en  jetant  son  cri, 
le  soleil  était-il  rouge  'à  son  coucber,  les  chacals  faisaient-ils  en- 
tendre dans  le  silence  de  la  nuit  leurs  lugubres  aboiemens,  une  cor- 
neille ou  un  cerf  passaient-ils  à  la  gauche  de  l'année,  un  coup  de 
tonnerre  éclatait-il  dans  la  nuée,  la  terre  venait-elle  à  s'agiter,  — 
tous  ces  guerriers  montés  sur  des  chars  dorés  ou  portés  sur  des  élé- 
phans  monstrueux,  tous  ces  cavaliers  au  riche  turban,  tous  ces  fan- 
tassins à  la  fine  moustache  retroussée  se  prenaient  à  trembler  comme 
des  femmes,  et  un  gémissement  douloureux  s'élevait  à  travers  le 
camp.  Tous  les  courages  faisaient  défaut  à  la  fois,  et  chacun  se  di- 
sait :  Les  dieux  sont  contre  nous! 

Au  moment  où  la  guerre  va  éclater  entre  les  Kourous  et  les  Pân- 
<  la\  as,  quand  les  grandes  armées  se  lèvent  et  se  meuvent  sur  tous 
les  points  de  l'Inde,  il  se  fait  comme  un  grand  silence  autour  des 
rois.  L'épopée,  qui  va  s' élargissant  toujours,  semble  s'arrêter  dans 
sa  marche  pour  nous  faire  assister  aux  conseils  qui  se  tiennent  à 
Hastinàpoura.  Dans  le  silence  delà  nuit,  Dhritaràchtra,  le  roi  aveu- 
gle, se  fait  expliquer  les  mystères  de  la  création,  les  caractères  de  la 
révélation  védique,  ce  que  c'est  qu'un  véritable  savant  selon  l'idée 
indienne,  les  maux  qu'attirent  les  vices,  les  fruits  que  l'on  retire 
des  vertus,  et  enfin  ce  qu'on  doit  appeler  l'immortalité.  Ici  appa- 
raît une  doctrine  nouvelle,  la  doctrine  mystique  du  djoquisme  ou 
absorption  en  l'Être  suprême  par  la  méditation.  En  voici  les  prin- 
cipes fondamentaux  :  les  œuvres  ne  suffisent  pas  à  procurer  aux 
hommes  le  souverain  bien,  car  elles  exigent  un  effort  qui  trouble  la 
parfaite  quiétude  de  l'esprit  et  de  l'âme.  Pour  parvenir  à  la  vie  éter- 
nelle, il  faut  que  le  voyant,  »  en  silence  assis  seul  à  l'écart,  ne  fasse 
pas  même  effort  avec  la  pensée,  et  ainsi  il  anéantira  en  lui  les  sen- 
timens  de  joie  et  de  colère  que  causent  l'éloge  et  le  blâme  (1).  » 
Mais  ce  dieu  recherché  par  le  philosophe  contemplatif,  par  le  djogui, 
est-ce  Brahme,  la  divinité  impersonnelle?  est-ce  Brahma,  le  créa- 
teur? Les  sectaires,  avant  de  le  nommer  Yiclmou, — le  dieu  aux  incar- 
nations multiples  qui  sauve  et  conserve, —  l'ont  désigné  par  le  nom 

(1)  ChaDt  de  l'Oudyogaparia,  lect.  U,  vers  1;735. 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

abstrait  de  Bhagavat,  bienheureux,  et  voici  comment  il  est  célébré, 
tout  au  milieu  de  l'épopée,  dans  une  ode  fort  ancienne,  assez  ob- 
scure, dont  j'essaie  de  traduire  ici  quelques  stances  : 

«  La  force  productrice,  au  grand  éclat,  tout  enflammée,  pleine  de  gloire, 
que  les  dieux  honorent,  par  laquelle  le  soleil  rayonne  :  les  djoguis  la  per- 
çoivent; c'est  Bhagavat  qui  est  éternel.  —  De  cette  force  procède  Brahme, 
par  elle  Brahme  se  développe  et  croît;  cette  force  qui  réside  au  milieu  des 
corps  célestes  rend  brûlant  le  soleil  qui  ne  chauffait  pas  :  les  djoguis  la  per- 
çoivent; c'est  Bhagavat  qui  est  éternel.  —  Elle  pénètre  les  eaux;  sortie  des 
eaux  au  milieu  de  la  mer,  elle  pénètre  deux  divinités  dans  l'espace;  pleine 
d'énergie  sous  la  forme  de  l'astre  lumineux,  elle  soutient  à  la  fois  la  terre 
et  le  ciel  :  les  djoguis  la  perçoivent;  c'est  Bhagavat  qui  est  éternel.  —  Cette 
forme  soutient  donc  deux  divinités,  la  terre,  le  ciel  et  les  points  de  l'hori- 
zon; c'est  d'elle  qu'émanent  et  coulent  les  points  de  l'horizon  et  les  fleuves, 
par  elle  que  se  fixent  les  grands  océans  :  les  djoguis  la  perçoivent;  c'est  Bha- 
gavat qui  est  éternel.  — Sa  forme  ne  peut  se  comparer  à  rien  de  ce  qui 
existe,  qui  que  ce  soit  ne  la  voit  par  les  yeux,  mais  par  l'intelligence,  l'es- 
prit et  le  cœur;  ceux  qui  l'ont  connu,  ceux-là  sont  immortels!  Les  djoguis 
la  perçoivent;  c'est  Bhagavat  qui  est  éternel  (2)....  » 

L'ode  continue  sur  ce  ton  pendant  une  quarantaine  de  stances. 
Le  dieu  cherché,  Bhagavat,  tantôt  ressemble  au  feu,  le  plus  actif 
des  élémens,  celui  qui  a  joué  le  plus  grand  rôle  dans  la  création, 
tantôt  s'offre  sous  les  traits  du  soleil,  tel  que  l'adoraient  les  mages; 
il  flotte  insaisissable  et  partout  présent,  comme  cette  âme  universelle 
que  le  panthéisme  essaie  en  vain  de  préciser.  Le  vrai  djogui  doit 
finir  par  se  voir  lui-même  en  toute  chose,  dans  le  passé  comme  dans 
le  présent,  dans  ce  qui  est  comme  dans  ce  qui  n'est  pas.  En  somme, 
rien  n'existe  que  l'âme  (âtma),  qui  a  le  sentiment  de  son  être  et  le 
désir  impérieux  de  ne  pas  mourir;  c'est  bien  quelque  chose.  Dans  ce 
passage  toutefois,  la  théorie  du  djoguisme  n'est  encore  qu'indiquée; 
c'est  un  peu  plus  loin,  dans  le  magnifique  chant  de  la  Bhagavad- 
guitû,  qu'il  faut  l'étudier. 

II.   —  LE   CHANT   DU  BIENHEUREUX. 

Il  a  été  fait  beaucoup  de  traductions  de  la  Bhagavadguitâ,  en  latin, 
en  anglais  et  en  français,  depuis  une  cinquantaine  d'années.  Ce 
beau  livre,  —  il  contient  l'exposition  complète  d'une  philosophie,  — 
est  donc  entre  les  mains  de  tout  le  monde.  Je  voudrais  seulement 
faire  connaître  ici  comment  cet  épisode  est  amené  dans  le  poème 
et  le  rôle  qu'il  joue  dans  la  suite  des  événemens. 

Tandis  que  les  fils  de  Dhritaràchtra,  les  Kourous,  discutent  en  con- 

(1)  Chant  de  X'Oudyogaparva,  lect.  44,  vers  1,738  et  suivans. 


l'inde  ancienne  et  moderne.  541 

seil  devant  leur  père  sur  les  avantages  d'une  guerre  prochaine,  les- 
Pândavas  de  leur  côté  ne  restent  pas  inactifs,  krichna,  le  sage  et 
puissant  roi  du  pays  de  Mathoura,  qui  va  bientôt  s'élever  à  la  hau- 
teur d'un  dieu  et  se  montrer  comme  un  avatara  de  Vichnou,  avait 
dissuadé  les  fils  de  Pàndou  d'entreprendre  la  guerre;  mais  il  avait 
promis  de  les  aider,  si  la  prise  d'armes  avait  lieu.  Au  moment  dé- 
cisif, l'aîné  des  Pândavas,  Youdhichthira,  se  souvient  de  la  promesse 
et  dit  à  son  ami  : 

«  Voilà  qu'il  est  venu  le  temps  des  amis,  et  je  ne  vois  que  toi  qui  puisses 
nous  sauver  dans  ces  calamités!  — Ayant  eu  recours  à  toi,  Krichna,  nous 
réclamerons  au  fils  de  Dhritaràchtra  et  à  ses  conseillers  la  part  qui  nous  est 
due.  —  Comme  tu  protèges  les  peuples  au  milieu  de  tous  les  périls,  de  même 
aussi,  que  les  Pândavas  soient  gardés  par  toi  !  Sauve-nous  de  ce  grand  dan- 
ger. —  Et  Krichna  répond  :  Me  voici,  ô  grand  héros!  dis  ce  que  tu  veux  me 
dire,  et  je  ferai  tout  ce  que  tu  me  diras  (1).  » 

Avec  Youdhichthira,  prince  magnanime,  connu  sous  le  nom  de 
roi  de  la  justice,  Krichna  parle  longuement  des  devoirs  des  sou- 
verains dans  le  gouvernement  des  peuples  et  sur  le  champ  de  ba- 
taille. Il  tente  un  dernier  effort  près  des  Kourous  pour  amener  la 
paix,  et  quand  il  a  été  témoin  de  la  violence  et  de  l'obstination  des 
fils  de  Dhritarâchthra,  il  revient  auprès  de  ses  protégés  les  Pânda- 
vas. Le  conseil  se  réunit  de  nouveau,  mais  nous  devons  renoncer  à 
analyser  les  discours  prononcés  dans  l'assemblée  :  paroles  sérieuses 
et  sages,  pleines  de  bons  avis,  invectives  ardentes,  prophéties  terri- 
bles, tous  les  accens  du  cœur  et  de  l'âme  y  retentissent  tour  à  tour; 
on  dirait  la  grande  voix  d'une  cataracte  que  couvrent  par  instans 
les  coups  de  tonnerre  et  le  mugissement  des  vents  déchaînés  dans 
la  forêt.  Il  nous  faut  laisser  en  arrière  ces  belles  pages  et  nous 
placer  avec  Krichna  au  milieu  des  fils  de  Pàndou.  Ceux-ci  ont  ras- 
semblé sept  armées  complètes;  l'ennemi  compte  des  forces  bien  plus 
considérables  encore.  Le  moment  arrive  où  ces  troupes  pleines  d'ar- 
deur et  animées  de  la  colère  qui  enflamme  leurs  chefs  vont  en  venir 
aux  mains.  L'aîné  des  Kourous,  Douryodhana,  appelle  à  ses  côtés 
son  précepteur  et  son  maître,  Drona,  —  celui  qui  jadis  présida  au 
tournoi  dans  lequel  les  jeunes  princes,  aujourd'hui  près  de  se  com- 
battre, avaient  montré  à  tous  les  regards  leur  habileté  dans  l'art  de 
manier  les  armes.  Il  lui  fait  le  dénombrement  des  guerriers  rangés 
sous  les  bannières  des  Pândavas,  et  quand  s'achève  ce  prologue  à  la 
manière  d'Homère,  «  pour  exciter  l'ardeur  du  prince,  l'aïeul  des 
Kourous,  le  grand-père  Bhichma,  faisant  entendre  un  cri  pareil 
au  rugissement  du  lion  (2),  souffla  dans  sa  conque,  lui  qui  est  ter- 

(1)  Chant  de  l'Oudyoyapar-va,  lecture  71,  vers  2,582  et  suivaas. 

(2)  Ou  plutôt  le  cri  du  lion,  le  cri  de  guerre. 


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rible.  —  Alors  les  conques,  les  gros  tambours,  les  tambourins,  les 
caisses  longues  et  les  trompettes  retentirent  tout  à  coup,  et  ce  fut 
un  bruit  tumultueux.  —  Et  montés  tous  les  deux  sur  un  grand  char 
attelé  de  chevaux  blancs,  Krichna  et  Ardjouna  soufflèrent  dans  des 
conques  divines...  —  Les  autres  Pàndavas  et  les  chefs  de  leurs  ar- 
mées firent  aussi  successivement  résonner  leurs  conques.  —  Ce  bruit 
fendait  les  cœurs  des  Kourous;  le  ciel  et  la  terre  se  renvoyaient  ce 
bruit  confus.  —  Alors,  ayant  vu  les  fils  de  Dhritarâchtra  prêts  à 
combattre  et  les  flèches  commençant  à  \oler,  Ardjouna  leva  son  arc 
et  dit  :  —  Entre  les  deux  armées,  fais  arrêter  mon  char,  ô  immortel! 
Cependant  que  j'observe  ceux  qui  sont  là,  désireux  de  combattre  et 
prêts  à  la  lutte  !  —  Quels  sont  ceux  contre  lesquels  il  me  faut  com- 
battre en  cette  grande  rencontre?  Je  les  verrai  de  plus  près,  ceux 
qui  vont  entrer  en  lice,  ceux  qui  sont  là  rassemblés  (1)!  » 

Krichna  s'est  fait  le  cocher  et  l'écuyer  de  son  disciple  favori  Ard- 
jouna. Les  voilà  donc  qui  marchent  un  instant  au  pas  et  s'arrêtent 
entre  les  deux  armées  :  ils  sont  là  debout,  les  regards  dirigés  en 
avant,  Je  bras  levé,  comme  deux  guerriers  grecs  finement  découpés 
sur  le  pavé  d'une  mosaïque.  A  la  vue  de  l'ennemi,  Ardjouna  se  trou- 
ble; ce  n'est  pas  la  crainte  qui  le  fait  trembler,  c'est  l'émotion,  la 
mélancolie,  le  dégoût  de  toute  chose,  ce  sentiment  de  tristesse  qui 
traverse  les  cœurs  et  y  imprime  cette  parole  fatale  :  A  quoi  bon? 
C'est  aussi  le  sentiment  de  la  tendresse  et  du  respect  pour  les  siens, 
de  la  compassion  pour  tous.  Comme  la  poésie  indienne  a  compris 
les  ennuis  et  les  défaillances  de  l'esprit  humain,  et  comme  elle  sait 
les  exprimer  par  la  bouche  même  d'un  héros! 

«  En  voyant  mes  propres  parens,  ô  Krichna,  désireux  de  combattre,  prêts 
à  en  venir  aux  mains,  mes  membres  s'affaissent,  et  mon  visage  est  desséché, 
—  il  y  a  un  tremblement  dans  mon  corps,  et  mes  cheveux  se  hérissent;  l'arc 
divin  de  Vichnou  me  tombe  de  la  main,  et  la  peau  me  brûle  partout.  —  Je 
ne  puis  rester  ferme;  il  semble  que  mon  esprit  est  en  proie  au  vertige,  je 
vois  des  présages,  et  des  présages  contraires,  ô  Krichna  !  —  Non,  je  n'at- 
tends plus  le  souverain  bonheur,  après  avoir  tué  mes  propres  parens  dans 
la  mêlée;  je  n'aspire  point  à  la  victoire!  La  royauté,  je  n'en  veux  pas,  ni  de 
ses  jouissances  non  plus!  —  Que  me  fait  la  royauté?  que  m'importent  les  plai- 
sirs, la  vie  même?  Ceux  pour  qui  nous  désirerions  avidement  la  royauté,  les 
jouissances  de  la  vie,  les  plaisirs,  —  ils  sont  venus  sur  le  champ  de  bataille, 
ils  sont  là,  ayant  abandonné  le  soin  de  leur  vie  et  leurs  richesses,  précep- 
teurs, pères,  fils,  aïeuls,  oncles,  beaux-pères,  neveux,  beaux-frères,  parens 
et  alliés  de  toutes  sortes;  non,  je  ne  veux  pas  les  tuer,  quand  ils  me  frap- 
peraient eux-mêmes,  ô  Krichna  (2)  !  » 

Vrrèté  par  ce  sentiment  de  pitié  pour  les  siens  et  par  l'horreur 

(1)  Chant  de  la  Bhagavadgo,itd,  lecture  25,  vers  841  et  suivans. 

(2)  Ibid.,  vers  859  et  suivans. 


l'inde  ancienne  et  moderne.  543 

que  lui  inspire  cette  guerre  impie,  Ardjouna  se  demande  si  ce  n'est 
pas  un  crime  de  tuer  ses  parens.  De  pareils  attentats  ne  détruisent- 
ils  pas  la  vertu  sur  la  terre,  et  la  vertu  détruite,  le  crime  prenant 
possession  des  individus  et  des  empires,  l'impiété  règne  dans  le 
monde.  —  Ainsi  pensait  Ardjouna;  assis  sur  son  char,  déposant  l'arc 
et  les  flèches,  il  se  taisait  et  semblait  désirer  qu'un  trait  acéré  vint  le 
frapper  au  cœur.  Krichna  veut  ranimer  son  courage;  mais  le  héros 
est  en  proie  à  une  mélancolie  si  profonde,  qu'il  n'entend  rien.  Une 
seconde  fois  Krichna  prend  la  parole;  il  a  prononcé  d'abord  le  mot 
de  devoir,  —  le  devoir  du  guerrier  qui  l'oblige  à  se  montrer  ferme. 
Aussitôt  Ardjouna  semble  revenir  à  lui;  il  demande  à  Krichna  de 
l'instruire,  et  le  héros  divin,  répondant  par  un  sourire  aux  larmes  du 
guerrier  défaillant,  expose  sa  doctrine  de  l'irresponsabilité  humaine 
et  de  la  quiétude. 

«Le  sage,  dit  Krichna,  ne  s'afflige  ni  à  l'occasion  des  morts,  ni  à  l'occasion 
des  vivans.  Que  sont  les  corps?  L'enveloppe  périssable  d'une  âme  incorrup- 
tible et  immortelle;  de  même  qu'un  homme,  après  avoir  laissé  ses  vête- 
mens  usés,  en  prend  d'autres  tout  neufs,  ainsi  l'âme,  après  avoir  abandonné 
sa  vieille  forme,  en  revêt  une  nouvelle  (1).  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  s'af- 
fliger à  la  pensée  de  donner  la  mort.  Les  castes  ont  des  devoirs  à  remplir; 
le  kchattrya  doit  combattre  :  qu'il  soit  vaillant,  et  le  ciel  s'ouvrira  pour  lui. 
L'homme  d'ailleurs  n'est  point  responsable  du  résultat  de  ce  qu'il  entre- 
prend pour  accomplir  son  devoir;  qu'il  demeure  donc  indifférent  au  succès 
comme  au  revers,  et  il  atteindra  à  l'égalité  d'âme  exprimée  par  le  mot  yoga, 
union  avec  l'âme  immortelle.  Pour  y  arriver,  il  s'agit  d'abord  de  bannir  de  son 
cœur  tout  désir,  toute  volonté  propre.  Comme  les  eaux  des  fleuves  entrent 
dans  l'Océan  tout  rempli  et  sans  l'agiter,  de  même  celui  en  qui  les  désirs 
et  les  passions  s'absorbent  complètement  obtient  le  calme  absolu,  et  non 
celui  qui  subit  leur  influence  (2).  Il  n'est  pas  permis  à  l'homme  de  s'abstenir 
de  toute  sorte  d'action,  de  rester  inactif  :  qu'il  agisse  donc,  qu'il  pratique 
les  devoirs  de  son  état,  mais  sans  s'intéresser  aux  résultats  de  son  œuvre! 
Les  dieux  n'agissent-ils  pas  aussi?  Et  moi-même,  dit  Krichna,  qui  parle  avec 
l'autorité  du  Dieu  suprême,  moi-même  je  n'ai  rien  à  faire  dans  les  trois 
mondes,  mon  œuvre  est  complète,  achevée,  et  cependant  je  demeure  en 
action  (3)  !  Et  si  je  cessais  d'agir  avec  assiduité,  les  hommes  en  feraient 

(1)  Chant  de  la  Bhagavadguità,  lecture  26,  vers  899. 

(2)  Ibid.,  yei  s  948. 

(3)  Voici  comment  Krichna  explique  sa  divinité  :  «  J'ai  déjà  passé  par  bien  des  nais- 
sances, et  toi  aussi,  Ardjouna;  je  les  connais  toutes,  et  toi  tu  les  ignores.  —  Bien  que 
je  sois  moi-même  éternellement  immuable  et  le  maître  des  êtres,  cependant,  en  com- 
mandant à  la  nature  qui  dépend  de  moi,  je  suis  visible  par  l'effet  de  ma  propre  puis- 
sance sur  les  choses  créées.  —  Chaque  fois  que  la  vertu  décline  et  que  le  vice  prpnd  le 
dessus,je  me  ciée  moi-même  sous  une  forme  sensible.  —  Pour  le  salut  des  justes  et  la 
destruction  des  mécbans,  et  aussi  pour  le  maintien  de  la  vertu,  je  prends  l'étie  d'âge 
en  âge...  »  Bhagavadguità,  vers  998  et  suivans.  —  C'est  ainsi  que  Krichna  se  donne 
lui-même  pour  une  incarnation  de  Vicboou,  reparaissant  par  intervalle  sur  la  terre 
pour  sauver  les  hommes  et  pour  remonter  la  machine  qui  se  détraque. 


Ôi/|  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autant  de  toutes  parts;  le  monde  abandonnerait  ses  devoirs.  S'il  y  a  des 
actes  mauvais,  c'est  que  le  désir  et  la  colère,  nés  de  la  passion,  remplis- 
sent les  cœurs  des  mortels.  La  passion  obscurcit  l'intelligence;  le  désir  veut 
commander  aux  sens,  régner  sur  le  cœur  et  dans  l'entendement  :  ce  sont  là 
les  ennemis  que  l'homme  doit  combattre.  Pour  arriver  à  vaincre  les  passions, 
les  mortels  suivent  les  lois  d'une  religion  et  pratiquent  un  culte.  Il  est  bon 
d'avoir  une  religion,  il  est  bon  de  présenter  des  offrandes  aux  dieux.  Le  meil- 
leur de  tous  les  cultes  est  celui  qui  purifie  le  mieux  l'unie  et  le  cœur  :  c'est 
l'étude  de  la  sagesse,  la  connaissance  de  la  profonde  doctrine  du  djofiuisme.  » 

Telle  est  en  somme  cette  doctrine  hardie,  peu  conforme  à  la  doc- 
trine védique ,  et  qui  incline  visiblement  vers  un  panthéisme  fata- 
liste. On  voit  bien  apparaitre  un  dieu,  mais  un  dieu  mal  défini,  qui, 
sans  être  créateur,  s'intéresse  de  loin  en  loin  au  salut  des  hommes. 
Le  djogui  devient  tolérant,  et  même  si  indifférent  à  l'égard  des  di- 
verses formes  sous  lesquelles  il  plaît  au  grand  Être  de  se  manifes- 
ter, «  qu'il  voit  du  même  'tille  savant  et  humble  brahmane,  la  vache, 
l'éléphant,  le  chien,  et  même  l'homme  dégradé  qui  mange  la  chair 
du  chien  (1).  »  Sa  principale  occupation  est  d'empêcher  les  objets 
extérieurs  d'entrer  en  son  esprit,  de  repousser  par  conséquent  les 
plus  nobles  émotions,  la  pitié,  l'affection,  la  charité  en  un  mot,  d'é- 
teindre l'un  après  l'autre  ces  flambeaux  qui  réchauffent  le  cœur  en 
l'illuminant.  Pour  arrivera  ce  but  suprême,  il  lui  est  enjoint  de  lou- 
cher ou,  si,  l'on  veut,  de  regarder  entre  ses  deux  sourcils,  et  de  faire 
passer  par  ses  narines  l'air  qu'il  respire  et  celui  qui  sort  de  ses  pou- 
mons. C'est  à  de  pareilles  puérilités  que  viennent  aboutir  les  ensei- 
gnemens  de  Krichna,  à  travers  lesquels  brillent  incontestablement 
de  grandes  et  nobles  pensées,  car  toute  doctrine  qui  tend  à  dégager 
l'homme  des  choses  terrestres  a  droit  à  notre  admiration.  Et  ce  se- 
rait une  erreur  de  croire  que  ces  préceptes  sont  restés  dans  les  livres: 
ils  en  sont  sortis,  ils  ont  circulé,  et  on  met  en  pratique  le  plus  sérieu- 
sement du  monde  ce  qu'ils  ont  de  ridicule  et  d'absurde.  Qui  n'a  vu 
dans  l'Inde  de  pauvres  djoguis,  devenus  idiots  à  force  de  contempler 
le  vide,  passer  leur  vie  entière  à  concentrer  leurs  regards  sur  le  point 
désigné  par  krichna,  entre  les  deux  sourcils,  là  même  où  le  rayon  vi- 
suel ne  peut  atteindre? 

Cependant  il  serait  injuste  d'apprécier  trop  légèrement  la  Bliaga- 
vadguitâ.  On  y  reconnaît  tout  d'abord  le  sentiment  assez  vif  d'une 
réaction  complète  contre  le  polythéisme,  qui  avait  pris  dans  l'Inde 
un  excessif  développement,  et  aussi  la  condamnation  des  austérités 
rigoureuses,  barbares  même,  que  les  ascètes  pratiquaient  et  prati- 
quent encore  avec  l'empressement  de  la  folie.  Si  la  volonté  divine 
se  faisait  jour  dans  la  doctrine  de  Krichna,  la  soumission  de  l'homme 
à  la  toute-puissance  éternelle  ne  serait  plus  du  fatalisme,  et  le  mor- 

(1)  Bhagavadguità,  lecture  30,  vers  1,053. 


l'inde  ancienne  et  MODERNE.  5iô 

tel,  n'abdiquant  pas  toute  sa  liberté,  ne  se  jetterait  plus  comme  la 
feuille  morte  qui  s'abandonne  au  courant  dans  cet  abîme  immense 
et  sans  fond  où  il  roule  comme  un  atome.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  sai- 
sissant dans  ce  grand  dialogue  entre  Krichna  et  Ardjouna,  c'est  l'in- 
quiétude de  celui-ci,  son  trouble  à  la  vue  des  guerriers  sur  lesquels 
plane  la  mort,  c'est  cet  élan  de  tendresse  et  de  pitié,  cet  accable- 
ment qui  s'empare  de  l'âme  du  héros.  11  a  besoin  de  savoir  ce  qu'est 
l'humanité,  d'où  elle  vient,  où  elle  aboutit,  ce  qu'il  y  a  au-delà  de 
cette  vie  si  courte,  toujours  menacée,  et  qu'il  va  lui-même  détruire 
avec  les  armes  terribles  qu'il  tient  à  la  main.  Si  les  pensées  philoso- 
phiques et  religieuses  se  présentent  naturellement  à  l'esprit,  certes 
c'est  bien  en  un  pareil  moment,  lorsque  deux  armées  s'approchent 
pour  se  combattre,  et  quand  une  guerre  civile  va  faire  couler  à  grands 
flots  le  sang  des  enfans  d'une  même  race.  Que  la  doctrine  prêchée 
par  Krichna  soit  une  rêverie  sans  issue,  un  panthéisme  à  rendre 
fou,  et  comme  une  perspective  ouverte  sur  des  abîmes;  qu'elle  exalte 
l'orgueil  humain  tout  en  humiliant  l'humanité,  qu'elle  condamne 
l'homme  à  l'inertie  de  la  pensée,  qu'elle  enchaîne  les  meilleurs  sen- 
timens  de  son  cœur  et  qu'elle  étouffe  les  aspirations  de  son  àme,  ce 
sont  là  des  vérités  de  toute  évidence;  mais  comme  poésie,  comme 
richesse  de  langage,  comme  effet  dramatique,  je  ne  sais  rien  de  plus 
beau  dans  la  poésie  épique  des  temps  primitifs  que  ce  dialogue  sur 
les  plus  hautes  questions  de  la  philosophie  entre  deux  héros,  l'un 
dieu,  l'autre  tils  de  dieu,  s' entretenant  au  front  d'une  armée  immense 
qu'éclaire  de  ses  rayons  un  soleil  éblouissant,  et  s' exprimant  dans 
la  plus  sonore,  dans  la  plus  abondante  des  langues. 

III.    —    LA    DOUBLE    VENGEANCE. 

En  expliquant  à  \rdjouna  la  doctrine  du  djoguisme,  le  divin 
krichna  lui  a  conféré  la  science  surnaturelle.  Là  où  se  trouve  l'es- 
prit du  dieu,  là  aussi  sera  la  victoire;  les  fils  de  Pàndou  sortiront 
donc  triomphans  de  cette  lutte  terrible.  Pendant  dix-huit  jours,  les 
deux  armées  s'attaquent  avec  acharnement,  et  chaque  héros  a  son 
moment  glorieux,  son  action  d'éclat  qui  le  met  en  relief.  Aux  grands 
coups  que  frappent  les  guerriers  succèdent  par  intervalles  les  lamen- 
tations qui  s'élèvent  comme  un  chant  funèbre  autour  du  cadavre  de 
ceux  qui  tombent,  puis  les  imprécations  contre  le  meurtrier  et  les 
accens  de  la  vengeance.  La  pitié,  la  douleur,  la  colère,  tous  les  sen- 
timens  qui  peuvent  assiéger  le  cœur  des  combattans  au  plus  fort  de 
la  mêlée  se  font  jour  à  la  fois  dans  cette  épopée  immense,  où  il  y  a 
place  pour  tout.  Aussi,  bien  que  cette  bataille  soit  plus  longue  à 
elle  seule  que  l'Iliade  tout  entière,  elle  se  fait  lire  dans  le  texte,  tant 

TOME    IX.  35 


546  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  poésie  a  su  y  répandre  la  variété  et  le  mouvement!  L'écho  s'en 
est  prolongé  jusque  dans  notre  siècle;  on  montre  encore  aux  envi- 
rons de  Dehli  le  lieu  où  se  livrèrent  ces  combats  interminables,  et 
qui  porte  toujours  le  nom  de  Kouroukchétra,  champ  des  Kourous. 

Parmi  les  anciens  du  parti  des  Kourous,  leur  aïeul  Bhîchma  a  été 
tué  dans  la  mêlée;  après  celui-ci  a  succombé  Drona,  le  précepteur 
des  jeunes  princes  des  deux  branches  de  la  famille  royale;  plu- 
sieurs souverains  alliés  qui  ont  pris  part  à  la  lutte  sont  restés  sur  le 
champ  de  bataille.  Cependant  le  vieux  roi  aveugle  Dliritaràclitra  vit 
toujours,  et  son  écuyer  Sandjaya  lui  raconte  tous  les  détails  de  ces 
sanglantes  journées.  Il  a  la  parole  franche  et  dure,  l' écuyer  du  vieux 
roi  aveugle;  dans  son  récit,  il  ne  songe  point  à  ménager  la  sensibi- 
lité d'un  cœur  éprouvé  par  les  plus  cruels  désastres.  Parlant  du  len- 
demain de  la  grande  défaite  des  propres  fds  de  Dliritaràclitra,  il  dit  : 

«  Alors,  ô  grand  roi,  les  soldats  qui  suivaient  Ouloùka  (1),  exaspérés  de 
sa  mort  et  insoucians  de  la  vie,  se  jetèrent  en  criant  autour  des  Pândavas; 
—  mais  Ardjouna  les  contint...  Ces  gens  qui  brandissaient  des  épieux,  des 
épées  et  des  javelots,  avides  de  tuer  son  jeune  frère  Sahadéva,  il  les  déjoue 
dans  leur  dessein  avec  son  arc.  —  Beaucoup  de  ces  combattons,  qui  l'assail- 
laient les  armes  à  la  main,  furent  abattus  par  ses  flèches  à  pointe  de  crois- 
sant; il  leur  coupait  la  tête  et  perçait  leurs  chevaux. —  Ceux-ci,  frappés 
à  mort,  tombaient  sans  vie  sur  la  terre,  tués  par  ce  héros  du  monde  qui  tra- 
versait leurs  rangs.  —  Alors  le  prince  Douryodhana,  ayant  vu  la  destruction 
de  son  armée  et  rassemblant  ce  qui  lui  restait  de  survivans  ainsi  que  les 
grandes  troupes  de  chars,  —  et  les  éléphans,  et  les  chevaux,  et  les  fantas- 
sins, tout  en  un  mot,  dit  cette  parole  à  ses  compagnons  réunis  :  —  Abordant 
tous  les  Pândavas  dans  la  lutte,  ainsi  que  leurs  amis  et  le  roi  des  Pântchâ- 
liens  leur  allié  avec  son  armée,  détruisez-les  et  revenez  au  plus  vite!  — 
Follement  animés  à  combattre,  jurant  sur  leur  tète  d'accomplir  cette  parole, 
ils  coururent  contre  les  Pândavas  au  milieu  de  la  mêlée,  par  l'ordre  de  ton 
fils.  —  Contre  ces  soldats  décimés  dans  la  grande  lutte  s'élancèrent  les  Pân- 
davas, qui  les  taillèrent  en  pièces  avec  leurs  flèches  pareilles  à  des  serpens 
gonflés  de  venin.  —  Et  cette  armée  en  un  instant  fut  anéantie  par  les 
princes  magnanimes;  arrivée  sur  le  lieu  du  combat,  elle  ne  trouva  personne 
qui  pût  la  sauver.  —  Dans  sa  frayeur,  elle  ne  put  tenir  contre  l'inébran- 
lable héros  qui  la  frappait  au  milieu  des  chevaux  courant  çà  et  là,  environ- 
nés par  la  poussière  du  champ  de  bataille;  —  on  ne  pouvait  rien  discerner 
autour  de  soi.  Alors  beaucoup  de  soldats,  sortant  de  l'armée  des  Pânda- 
vas, —  se  mirent  à  tuer  les  tiens  dans  la  mêlée,  et  en  un  instant,  ô  grand 
roi ,  l'armée  de  tes  fils  fut  anéantie  !  —  Ces  armées  complètes ,  rassem- 
blées sous  les  ordres  de  ton  fils  au  nombre  de  onze,  furent  détruites  dans  le 
combat,  ù  maître,  par  les  enfans  de  Pândou  et  leurs  alliés!  —  De  ces  mil- 
liers de  princes  magnanimes  combattant  avec  les  tiens,  seul  Douryodhana 

(1)  L'un  des  guerriers  du  parti  des  Kourous. 


L  INDE    ANCIENNE    ET    MODERNE.  Ô/|7 

se  montrait  grandement  abattu.  —  Ayant  regardé  tous  les  points  de  l'horizon 
et  vu  la  terre  vide,  resté  seul  de  tous  ses  guerriers,  et  apercevant  de  loin 
les  Pândavas  heureux  de  l'issue  du  combat,  au  comble  du  succès,  et  qui 
poussaient  des  clameurs  triomphantes  de  tous  côtés,  —  entendant  aussi  le 
bruit  des  flèches  lancées  par  ces  héros  aux  grands  cœurs,  —  Douryodhana 
se  sentit  défaillir,  ô  grand  monarque,  et  il  songea  à  la  retraite,  car  il  n'avait 
plus  ni  armée,  ni  chars,  ni  chevaux  (1)  !  » 

En  lisant  le  récit  de  cette  immense  déroute  qui  suit  un  dernier 
retour  offensif  de  la  part  des  fils  de  Dhritaràchtra,  on  songe  natu- 
rellement à  ce  romance  espagnol  dans  lequel  un  poète  inconnu  peint 
le  roi  Rodrigue  vaincu  pour  la  huitième  fois  par  les  Maure-  : 

Las  huestes  del  rey  Rodrigo 
Desmayan  y  huian, 
Cuando  en  la  octava  batalla 
Sus  enemigos  vencian  (S). 

Comme  le  roi  Rodrigue,  Douryodhana  cherche  des  yeux  ses  capi- 
taines dont  aucun  ne  paraît,  et  il  promène  ses  regards  sur  ce  champ 
de  bataille  où  le  sang  coule  à  torrens  (3);  puis,  fuyant  au  hasard,  le 
prince  vaincu  entend  retentir  les  conques  des  Pândavas,  qui  sont  à 
sa  poursuite.  11  s'enfonce  dans  la  forêt,  il  se  jette  au  milieu  d'un  lac, 
et  là,  par  un  enchantement,  il  échappe  à  ses  ennemis.  Les  eaux  dû 
lac  sont  devenues  solides  pour  lui,  il  y  trouve  un  asile  qui  le  met 
à  l'abri  de  toute  crainte  de  la  part  des  hommes;  mais  à  peine  a-t-il 
pu  reposer  quelques  instans  au  fond  de  son  marais,  comme  un  san- 
glier blessé,  que  des  paroles  amères  viennent  le  relancer.  Youdhich- 
thira,  l'aîné  des  Pândavas,  le  pique  par  ses  reproches;  il  l'excite  au 
combat,  le  harcèle  de  telle  sorte  que  le  prince  vaincu  se  décide  à 
sortir  de  sa  retraite.  Le  moment  est  venu  où  Douryodhana,  qui  a 
provoqué  cette  guerre  impie,  va  porter  la  peine  de  la  haine' qu'il  a 
vouée  aux  fils  de  Pàudou  et  des  maux  qu'il  leur  a  fait  souffrir.  11 
lui  faut  combattre  à  coups  de  massue  contre  Bhimaséna,  qui  a  juré 
autrefois  de  le  faire  périr  de  la  mort  d'une  bête  fauve  et  de  boire 
son  sang.  Le  duel  dure  bien  longtemps;   à  la  fin,  c'est  Bhîmaséna 
qui  a  le  dessus,  et  le  terrible  Pàndava  se  venge  à  la  manière  d'un 
Mohican  :  le  chevalier  du  moyen  âge  s'efface  devant  le  sauvage. 
N'oublions  pas  que  I'écuyer  Sandjaya  continue  de  raconter  à  Dhri- 
taràchtra, au  père  de  la  victime,  ces  détails  odieux  du  combat  à  la 
massue  : 

(1)  Chant  du  Çalyaparva,  lecture  30,  vers  1,566  à  1,585. 

(2)  «  Les  troupes  du  roi  Rodrigue  —  perdaient  courage  et  fuyaient,  -  lorsque  dans  la 
huitième  bataille,  —ses  ennemis  remportaient  la  victoire.» 

(3)  «Mira  por  los  capitanes  -que  ninguno  parescia,-mira  el  campo  tinto  en  sangre 
—  la  cual  arroyos  coma.  » 


548 


BEVUE    DES    DEl'\    MONDES. 


«  Ayant  frappé  à  mort  Douryodhana,  le  terrible  Bhimaséna  s'approche  du 
prince  étendu  à  terre  et  lui  dit  :  —  Ce  n'est  qu'une  vache,  ce  n'est  qu'une 
vache!  Ainsi,  ô  insensé,  as-tu  jadis  interpellé  Draopadî,  couverte  d'un  seul 
vêtement,  en  pleine  assemblée,  devant  nous  et  en  riant,  ô  pervers!  —  Dr 
cette  ironie  amère  reçois  aujourd'hui  la  récompense!  —  A  ces  mots,  avec  son 
pied  gauche,  il  lui  brisa  le  front;  —  avec  son  pied,  il  broie  la  tête  du  lion 
royal,  et,  tout  rouge  de  colère,  le  terrible  Bhîmaséna  —  lui  dit  encore  cette 
parole,  qu'il  te  faut  entendre,  ô  roi  :  Ceux  qui  nous  ont  follement  insultés 
en  nous  traitant  de  bêtes,  —  ceux-là,  a  notre  tour  nous  les  insultons  par 
notre  joie  en  les  appelant  :  bêtes,  bêtes!  —  On  ne  peut  nous  reprocher  ni 
d'avoir  allumé  le  feu  pour  brûler  nos  adversaires  (1),  ni  de  les  avoir  volés 
au  jeu,  ni  de  les  avoir  injuriés;  c'est  avec  la  propre  force  de  nos  bras  que 
nous  détruisons  nos  ennemis  (2)  !  » 

Bhîmaséna  revient  encore  sur  ces  reproches,  qu'il  accompagne  de 
nouvelles  injures,  et  toujours  le  talon  de  son  pied  gauche  broie  le 
front  qui  a  reçu  l'onction  royale,  dépendant  cette  cruauté  révolte 
les  magnanimes  princes  qui  sont  là  présens,  les  frères  mêmes  du 
barbare  vainqueur,  etsurtoul  Youdhichthira,  dont  on  vante  la  jus- 
tice. Celui-ci  intervient  pour  mettre  lin  à  cette  scène  odieuse  : 

«  Alors,  à  Bhimaséna,  qui,  ayant  frappé  ton  fils  mortellement  (c'est  tou- 
jours Pécuyer  qui  parle  au  roi  aveugle),  l'injuriait  encore  et  dansait  de  toute 
sa  force,  le  roi  de  la  justice,  Youdhichthira,  dit  ceci  :  —  Tu  as  payé  la  dette 
de  la  vengeance,  ton  serment  est  accompli;  abstiens-toi  désormais  d'en  faire 
davantage  en  bien  comme  en  mal.  —  Ne  foule  pas  ainsi  sa  tête  sous  ton 
pied;  ne  transgresse  pas  la  loi  du  devoir!  Il  est  roi,  il  est  notre  parent,  il 
est  blessé  à  mort;  cela  esl  mal  de  ta  part!...  —  Celui  qui  commanda  onze 
armées  complètes  et  fut  prince  des  Courous,  ne  le  foule  pas  sous  ton  pied, 
car  il  fut  roi,  et  même  aussi  ton  parent!  —  Les  siens  ont  été  tués,  ses  mi- 
nistres ont  péri,  son  armée  est  dispersée,  il  est  tombé  dans  le  combat  :  de 
toute  manière  il  faut  pleurer  sur  lui  et  non  l'insulter,  car  il  fut  roi!  » 

Après  avoir  tempéré  par  ce  noble  langage  la  brutale  fureur  de  son 
frère,  Youdhichthira  s'adresse  à  son  tour  au  moribond  et  lui  dit  : 

o  Maître,  tu  ne  dois  pas  nous  en  vouloir,  ni  te  plaindre  toi-même;  c'est  la 
très  horrible  action  accomplie  jadis  qui  te  vaut  cela.  —  Voilà  qu'il  a  porté 
son  fruit  fixé  par  les  dieux,  ce  mauvais  dessein  par  suite  duquel  nous  en 
sommes  arrivés  à  chercher  à  nous  détruire  les  uns  les  autres!  —  C'est  par  . 
ta  propre  faute  que  tu  es  tombé  dans  un  semblable  malheur,  qui  résulte  de 
ta  cupidité,  de  ton  fol  orgueil  et  de  ta  légèreté.  —  Après  avoir  causé  la  mort 
des  parens,  des  frères,  des  aïeux,  des  fils  et  des  petits-fils  de  notre  famille, 
te  voilà  arrivé  au  moment  suprême.  —  Par  ta  faute,  tes  frères  sont  tombés 

(1)  Allusion  à  la  tentative  faite  par  Douryodhana  pour  brûler  vifs  les  fils  de  Pàadou 
dans  une  maison  préparée  à  cet  effet.  Voyez  la  Rente  du  15  avril. 

(2)  Chaut  du  Çalyaparoa,  lecture  61,  vers  3,311  et  suivans. 


l'inde  ancienne  et  moderne.  549 

sous  nos  coups,  et  tes  parens  ont  péri.  Ah!  oui,  c'est  là  un  sort  terrible.  — 
Non,  tu  n'es  pas  à  plaindre,  ta  mort  est  digne  d*envie;  c'est  sur  nous  qu'il 
faut  pleurer  maintenant,  sur  nous,  les  restes  de  la  famille,  dans  toutes  les 
conditions.  —  Privés  de  ces  parens  qui  nous  sont  chers,  nous  vivrons  dans 
la  tristesse...  —  Comment  regarderai-je  en  face  les  femmes  veuves  plongées 
dans  le  chagrin?  Toi  seul  tu  t'en  vas,  et  tu  as  dans  le  ciel  une  demeure  tran- 
quille et  sûre!  —  Et  nous,  voués  à  l'enfer  par  ces  femmes,  nous  ne  recueil- 
lerons qu'une  terrible  douleur,  car  les  femmes  des  fils  et  des  petits-fils  de 
Dhritarâchthra,  en  proie  à  la  désolation,  devenues  veuves,  nous  accableront 
de  reproches  (1).  » 

Douryodhana  est  donc  maudit  de  nouveau,  comme  s'il  avait  sans 
motif  suscité  cette  guerre  qui  couvre  de  deuil  les  deux  familles, 
et  causé  la  destruction  de  la  race  des  kchattryas  :  cependant  il 
ira  droit  au  ciel,  parce  qu'il  est  mort  les  armes  à  la  main.  N'y 
a-t-il  pas  ici  une  application  directe  de  la  doctrine  développée 
par  krichna?  Qu'importe  à  l'homme  le  résultat  de  ses  actes?  Il  n'est 
tenu  qu'à  une  seule  chose,  l' accomplissement  de  ses  devoirs  dans 
une  circonstance  donnée  :  Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pourra. 
Ainsi,  maudit  et  pourtant  sauvé  dans  l'autre  monde,  l'aîné  des  en- 
fans  de  Dhritarâchtra  va  périr  assommé  par  la  massue  de  Bhîmaséna, 
son  propre  cousin.  Le  vieux  roi  aveugle,  qui  a  écouté  sans  verser 
une  larme  ce  lamentable  récit  de  la  mort  de  son  (ils  premier  né, 
semble  douter  à  la  fin  de  la  véracité  du  narrateur.  L'orgueil  pater- 
nel s'éveille  dans  son  cœur  brisé;  il  ne  peut  croire  que  Douryodliana 
ait  pu  être  vaincu  dans  cette  lutte  suprême,  «  lui  qui  était  fort  comme 
dix  mille  éléphans.  »  Quand  la  réalité  se  montre  à  lui  dans  toute  son 
horreur,  sa  douleur  éclate,  la  honte  l'accable;  il  ne  peut  se  résigner 
à  vivre  sous  la  loi  des  vainqueurs,  lui  qui  qui  a  été  roi  et  père  d'un 
roi!  Puis  le  calme  rentre  peu  à  peu  dans  son  esprit,  et  il  demande 
ce  que  firent  les  trois  chefs  survivans  de  l'armée  de  ses  lils  :  c'é- 
taient Krftavarman,  Kripa,  beau-frère  de  Drona  (le  précepteur  des 
jeunes  princes),  et  Açvattbàman,  fils  de  Drona.  L'écuyer  poursuit 
son  récit,  dont  il  faut  exposer  le  plus  succinctement  possible  les 
principaux  traits. 

Les  trois  guerriers,  après  avoir  pris  la  fuite,  arrivent  dans  une 
sombre  forêt,  et  là,  comme  la  nuit  vient,  ils  détellent  leurs  chars. 
Campés  sous  un  figuier  sacré  aux  rameaux  épais,  ils  songent  au  dé- 
sastre qui  a  suivi  ces  dix -huit  jours  de  combat  et  s'étendent  sur 
l'herbe,  kritavarman  et  kripa  cèdent  au  sommeil;  Açvattbàman  ne 
peut  fermer  les  yeux.  Dans  son  agitation,  marchant  de  long  en  large, 
soufflant  comme  un  serpent,  il  aperçoit  une  foule  d'oiseaux  qui  cou- 
vrent les  branches  du  grand  figuier  sous  lequel  est  établi  son  camp. 

(1)  Chant  du  Çalyaparva,  vers  3,331  et  suivons. 


550  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Tout  à  coup  un  hibou  au  vol  rapide  et  léger,  aux  yeux  gris,  au  corps 
tacheté  de  jaune  et  de  brun,  s'élance  avec  un  léger  sifflement  et  tue 
les  oiseaux  qui  se  trouvent  à  sa  portée.  Aux  uns  il  coupe  les  ailes, 
aux  autres  il  arrache  la  tète;  le  sol  est  bientôt  jonché  de  leurs  ca- 
davres. A  cette  vue,  Açvatthàman  se  met  à  réfléchir;  ce  que  fait  cet 
oiseau,  ne  peut-il  le  faire  lui-même?  Lui  est-il  interdit  d'écraser  dans 
leur  sommeil  ses  ennemis  triomphans,  qu'il  lui  serait  impossible  d'at- 
taquer au  grand  jour?  La  promesse  qu'il  a  faite  à  Douryodhana  de 
le  venger,  n'a- 1- il  pas  trouvé  le  moyen  de  l'accomplir?  Il  s'em- 
presse d'éveiller  ses  compagnons  et  leur  communique  sa  pensée. 
((  Dans  tout  ce  que  nous  exécutons  ici-bas,  dit  alors  Kripa,  il  y  a  la 
part  de  l'action  divine  et  la  part  de  l'action  humaine.  Si  l'homme 
ne  réussit  pas  toujours,  si  le  destin  se  montre  contraire  à  ses  vues, 
encore  doit-il  mettre  la  main  à  l'œuvre  sous  peine  de  n'arriver  à 
rien.  Mais  si  l'action  que  l'on  veut  entreprendre  est  en  désaccord 
avec  les  devoirs,  le  mieux  ne  sera-t-il  pas  de  consulter  les  sages?  » 
Par  malheur,  les  sages  sont  bien  loin,  et  Açvatthàman,  pressé 
d'agir,  conclut  que  toute  idée  est  bonne  et  raisonnable  quand 
elle  conduit  au  but  que  l'on  poursuit  :  la  fin  excuse  les  moyens! 
D'ailleurs  il  entend  retentir  à  l'horizon  les  cris  de  joie  des  Pânda- 
vas,  et  le  bruit  de  leurs  chars  nombreux,  unis  à  ceux  des  Pântchâ- 
liens  leurs  alliés,  ébranle  au  loin  la  terre  comme  le  bruit  de  la 
foudre.  La  soif  de  la  vengeance  s'allume  de  plus  en  plus  en  son 
cœur;  dût-il  commettre  une  action  impie  et  renaître  sous  la  forme 
d'un  insecte,  que  lui  importe?  En  vain  ses  compagnons  le  pressent 
de  prendre  un  peu  de  repos  : 

«  Pour  l'homme  malade,  dévoré  par  la  passion,  préoccupé  par  l'intérêt, 
emporté  par  les  désirs,  d'où  viendrait  le  repos?  —  Voilà  dans  son  ensemble 
le  quadruple  mal  qui  m'assiège  aujourd'hui.  Vois  si  le  quart  de  ces  maux  ne 
suffirait  pas  à  détruire  tout  à  coup  en  moi  le  sommeil?  —  Et  de  plus  le  cha- 
grin que  me  cause  en  ce  monde  le  souvenir  de  la  mort  de  mon  père  con- 
sume désormais  mon  cœur  nuit  et  jour,  sans  que  rien  le  calme.  —  Comment 
Drona  mon  père  a  été  massacré  par  ces  pécheurs,  tu  l'as  vu  de  tes  yeux,  en 
détail,  et  voilà  ce  qui  met  mes  esprits  à  la  torture!  —  Est-il  quelqu'un  qui, 
dans  ma  place,  pût  vivre  ici-bas  un  seul  instant?  Drona  est  mort!  tel  est  le 
cri  que  j'entends  sortir  de  la  bouche  des  Pàndavas...  —  Quand  j'aurai  mas- 
sacré nos  ennemis,  aujourd'hui  même,  au  milieu  de  leur  sommeil,  alors  je 
pourrai  me  reposer  et  dormir;  ma  fièvre  sera  passée  (1).  » 

Açvatthàman  a  attelé  son  char;  il  se  précipite  plein  de  rage  sans 
attendre  ses  deux  compagnons,  qui  le  suivent  avec  empressement, 
<(  décidés  à  partager  sa  joie  comme  ils  ont  partagé  sa  douleur.  »  Cepen- 

(1)  Chant  du.  Suoptikaparva ,  lecture  4,  vers  162  et  suivans. 


l'inde  ancienne  et  moderne.  55Î 

dant,  arrivé  près  du  camp  des  Pândavas,  le  guerrier  se  trouve  face 
à  face  avec  une  apparition  hideuse,  qui  vomit  des  torrens  de  feu  et 
veille  sur  les  héros  endormis  :  ce  spectre  lance  par  milliers,  sous 
forme  de  rayons,  des  images  de  Vichnou,  dieu  protecteur  de*  fils 
de  Pândou.  En  vain  Açvatthàman  attaque  hardiment  le  fantôme  : 
l'être  surnaturel  dévore  les  flèches,  brise  le  timon  du  char  et  semble 
avaler  la  lame  du  cimeterre.  Cette  fois  le  guerrier  s'est  troublé;  il 
a  compris  que  les  dieux  interviennent  pour  l'arrêter  dans  son  fatal 
dessein.  Le  voilà  qui  chancelle  un  instant  :  l'homme  ne  peut  rien 
contre  les  divinités,  mais  il  existe  une  divinité  redoutable,  le  grand 
dieu,  Mahâdêva  ou  Giva,  qui  se  plaît  à  la  destruction,  auquel  fait 
obstacle  cet  autre  dieu  puissant,  conservateur  et  miséricordieux, 
que  l'on  nomme  Vichnou  :  c'est  Mahâdêva  que  le  guerrier  invoquera. 
Sautant  à  bas  de  son  char,  il  lui  adresse  un  hymne  de  louanges  où 
respire  une  foi  ardente.  Tout  aussitôt  un  autel  paraît  au  milieu  d'une 
ronde  de  démons  horribles  à  voir,  portant  des  corps  de  chien,  de 
chameau,  de  chacal,  d'ours,  de  chat,  de  tigre,  de  panthère,  et  même 
des  têtes  d'oiseaux  (1).  Quand  ces  êtres  effroyables  ont  achevé  leur 
sabbat,  Açvatthàman  donne  son  âme  à  ce  dieu  qui  ressemble  beau- 
coup au  diable. 

«  Cette  âme  qui  est  mienne,  née  dans  la  famille  d'Anguiras  (2),  dans  le  feu 
allumé  par  toi,  je  la  sacrifie  aujourd'hui;  reçois-la  comme  une  offrande  de 
ma  part. —  Avec  dévotion  à  ta  personne,  avec  une  suprême  absorption  de 
ma  pensée  en  toi,  ù  Mahâdêva,  en  cette  détresse  je  me  voue  à  toi,  ô  ùme  du 

monde  (3)  !  » 

Mahâdêva  entre  dans  le  corps  du  guerrier,  qui  lui  livre  son  âme, 
et  les  Pàntchâliens,  alliés  des  Pândavas,  sont  voués  au  dieu  de  la 
mort  (â).  Voilà  Açvatthàman  qui  s'élance  vers  le  camp  des  vain- 
queurs tout  rempli  du  dieu  qui  l'anime.  11  se  glisse  auprès  de  la 
couche  richement  ornée  sur  laquelle  repose  Dhrichtadyoumna,  chef 
des  Pàntchâliens  et  meurtrier  de  son  père.  A  coups  de  talon,  il  lui 
brise  la  tète,  et  comme  le  jeune  prince,  qui  lui  déchire  les  jambes 
avec  ses  ongles,  le  supplie  de  l'achever  d'un  coup  de  son  glaive  : 
«  Non,  répond  le  guerrier,  la  mort  des  kchattryas  n'est  pas  pour  toi, 
qui  as  tué  le  brahmane  mon  père  !  »  Et  il  brise  à  coups  de  pieds  toutes 
les  articulations  du  corps  de  son  ennemi.  Aux  cris  que  pousse  le 

(1)  Ou  voit  dans  l'Inde  des  bas-reliefs  qui  représentent  au  naturel  toute  cette  guir- 
lande d'êtres  difformes  enroulée  autour  d'une  figure  humaine  debout  et  immobile. 

(2)  Sage  des  temps  anciens,  de  qui  prétend  descendre  une  race  nombreuse  de  brah- 
manes. 

(3)  Chant  du  Saoptïkaparva,  lecture  7,  vers  306  et  suivans. 

(4)  C'était  leur  roi,  Dhrichtadyoumna,  beau-frère  des  fils  de  Pàndou,  qui  avait  tué 
,Drona,  père  d'Açvatthàman. 


552  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pântchâlien,  les  femmes  se  sont  éveillées,  des  sanglots  éclatent,  le 
camp  s'émeut  tout  entier.  On  se  demande  :  Qu'y  a-t-il?  qu'y  a-t-il? 
et  les  combattans  sont  sur  pied;  mais  Açvatthàman  poursuit  son 
œuvre  de  destruction  :  pareil  à  l'éléphant  au  milieu  des  roseaux,  il 
écrase  sous  les  roues  de  son  char  les  guerriers  endormis.  En  vain 
les  chefs  pàntchàliens  essaient  de  le  combattre,  il  les  abat  avec  son 
glaive,  avec  ses  flèches,  avec  les  armes  divines  que  lui  a  données 
Giva  pour  remplacer  celles  qu'a  dévorées  l'autre  spectre,  manifesta- 
lion  de  Vichnou.  Ce  n'est  plus  un  homme,  c'est  un  fléau  qui  s'abat 
sur  le  camp  des  vainqueurs  de  la  veille  et  change  leurs  cris  de  joie 
en  larmes  de  désespoir.  Les  vampires,  les  esprits  malfaisans  arri- 
vent sur  le  champ  de  bataille  pour  se  repaître  du  sang,  de  la 
graisse,  de  la  moelle  des  os  de  ces  milliers  de  morts.  Jamais  plus 
horrible  nuit  n'avait  étendu  ses  ombres  sur  la  terre. 

Après  cet  exploit,  le  guerrier  fils  de  Drona,  rempli  de  l'esprit  du 
dieu  Civa  et  tout  fulgurant  au  sein  des  ténèbres,  rejoint  ses  com- 
pagnons, qui  l'attendaient  à  l'entrée  des  retranchemens.  Tous  les 
l'ântchâlicns  ont  péri  jusqu'au  dernier;  le  succès  est  complet.  11  s'a- 
git d'aller  raconter  cette  nouvelle  à  Douryodhana,  qui  râlait  en  un 
coin,  les  deux  cuisses  brisées  par  la  massue  de  Bhîmaséna.  Les  voilà 
qui  entonnent  le  chant  funèbre  : 

«  Non,  il  n'y  a  pas  de  plus  cruelle  destinée  que  celle  de  Douryodhana,  qui, 
roi  de  onze  armées  complètes,  est  couvert  de  sang  et  blessé  à  mort!  Voyez, 
auprès  du  guerrier  brillant  comme  l'or,  et  qui  l'aimait  tendrement,  est  tom- 
bée sur  le  sol  la  massue  tout  ornée  d'or.  —  Elle  n'a  jamais  quitté  le  héros 
dans  aucun  combat,  et  quand  il  s'en  va  au  ciel,  elle  n'abandonne  point  le 
prince  plein  de  gloire!  —  Voyez-la,  toute  resplendissante  d'or,  qui  repose 
avec  le  guerrier,  comme  dans  le  palais  l'épouse  affectueuse  auprès  du  maître 
dormant  sur  sa  couche.  —  Lui ,  l'aîné  de  ceux  dont  le  front  a  reçu  l'onction 
royale,  lui.  terrible  à  ses  ennemis,  il  mord  la  poussière,  frappé  d'un  coup 
mortel!  Voyez  les  vicissitudes  qu'apporte  le  temps!...  Celui  devant  qui  se 
courbaient  avec  frayeur  tant  de  centaines  de  rois,  il  gît  sur  la  couche  des 
héros,  entouré  de  bêtes  fauves! —  Celui  que  jadis  les  brahmanes  environ- 
naient de  soins  assidus,  comme  un  maître,  pour  en  obtenir  des  dons,  il  a  pour 
cortège  aujourd'hui  des  animaux  carnassiers,  avides  de  sa  chair  (1).  » 

Les  deux  compagnons  d'Açvatthàman  chantent  à  leur  tour  les 
louanges  du  moribond  sur  ce  ton  animé  et  solennel  où  l'on  retrouve 
à  la  fois  l'âpre  parole  des  héros  Scandinaves  et  la  grande  poésie  des 
vers  d'Homère.  Dans  ses  parties  si  diverses  et  si  variées,  le  Mahâ- 
bhârata  confine  à  la  Grèce,  au  moyen  âge  et  aux  glaces  de  la  Nor- 
vège, embrassant  ainsi  tous  les  temps  et  tous  les  lieux,  résumant  en 

(I)  Chant  du  Saoptikaparva,  lecture  9,  vers  489  et  suivans. 


linde  ancienne  et  moderne.  553 

substance  les  idées  qui  caractériseront  les  peuples  de  la  grande  fa- 
mille indo-germanique.  Un  mot  encore  sur  cette  scène  lugubre,  qui 
va  se  terminer  avec  le  dernier  soupir  de  Douryodhana.  Se  penchant 
vers  celui-ci,  Açvatthâman  lui  dit  : 

«  Tu  vis  encore?  Écoute  une  parole  douce  à  ton  oreille.  Il  en  reste  sept  du 
côté  des  Pàndavas;  nous  sommes  trois  du  côté  des  fils  de  Dhritarâchthra.  — 
Les  sept,  ce  sont  les  cinq  frères  Pàndavas,  Khrichna  et  son  écuyer;  les  trois: 
Kripa,  Kritavarman  et  moi.  Les  enfans  de  Draopadî,  l'épouse  des  Pàndavas, 
sont  tous  égorgés,  ainsi  que  ceux  de  Dhrichtadyoumna,  et  ce  qui  restait  des 
Matsyens  leurs  alliés.  —  La  pareille  leur  a  été  rendue,  tu  le  vois;  ils  n'ont 
plus  d'enfans,  non  plus,  les  Pàndavas!...  » 

Après  avoir  balbutié  quelques  paroles  de  remercîment  pour  ces 
hauts  faits  qui  l'ont  vengé,  Douryodhana  répond  : 

«  Il  me  semble  que  me  voilà  maintenant  l'égal  du  dieu  Indra;  bonheur  à 
vous!  Obtenez  la  félicité;  au  ciel  nous  serons  unis  de  nouveau.  » 

Ainsi  l'espoir  d'obtenir  la  vie  éternelle  soutient  jusqu'au  dernier 
soupir  le  courage  des  héros  aryens;  une  belle  mort  les  absout  aus- 
sitôt de  tout  le  mal  accompli  durant  une  longue  existence.  Cepen- 
dant le  vieux  roi  aveugle,  qui  vient  d'entendre  raconter  l'agonie  de 
son  premier-né,  pousse  un  long  soupir  et  retombe  dans  ses  pensées. 
Comme  Priam,  il  survit  à  ses  enfans,  tués  dans  le  combat,  mais  au 
moins  il  n'en  est  pas  réduit  à  aller  redemander  au  vainqueur  le  ca- 
davre de  son  cher  fds.  Son  écuyer  lui  rappelle  que  les  morts  sont 
là,  sur  le  champ  de  bataille,  attendant  que  l'on  jette  sur  eux  l'eau 
lustrale.  —  Lève-toi,  grand  roi,  lui  dit-il,  allons  accomplir  les  céré- 
monies funèbres.  Pourquoi  t' affliger  et  pleurer?  Le  temps  entraîne 
avec  lui  tous  les  êtres  créés;  il  n'a  d'affection,  il  n'a  de  haine  pour 
personne  (1).  —  Et  les  cérémonies  s'accomplissent  au  milieu  des 
cris  et  des  lamentations  des  femmes.  L'épouse  du  vieux  roi  Dhrita- 
ràchtra,  emportée  par  la  douleur,  éclate  en  imprécations  contre 
krichna,  qui  s'est  fait  l'allié  des  Pàndavas  pour  détruire  ses  fils: 
elle  le  maudit,  et  lui  annonce  d'une  voix  prophétique  la  destruction 
de  sa  propre  famille.  Après  cette  scène  de  deuil,  l'Inde  semble  pa- 
cifiée et  calmée;  on  dirait  un  soleil  encore  voilé,  mais  brillant  sous 
la  nue,  qui  éclaire  le  champ  de  bataille  déblayé  des  morts  qui  l'en- 
combraient. La  nature  a  repris  son  aspect  tranquille,  mais  la  dou- 
leur et  le  chagrin  restent  dans  les  cœurs  de  tous,  même  dans  ceux 
des  vainqueurs. 

(1)  Chaut  du  Striparva,  lecture  9,  vers  259. 


554  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


IV.   —   LA   PAIX. 

À  peine  le  bruit  des  armes  a-t-il  cessé  de  troubler  l'Inde,  que  le 
brahmanisme  élève  la  voix  pour  proclamer  de  nouveau  les  devoirs 
des  rois  au  double  point  de  vue  du  gouvernement  des  peuples  et  du 
salut  éternel.  On  dirait  que  le  monde  est  à  refaire  après  cette  épou- 
vantable catastrophe.  Il  y  a  là  un  chant  interminable  (Çânliparva) 
qui  ne  renferme  pas  moins  de  douze  mille  six  cents  distiques,  et 
cette  digression  est  amenée  par  le  dégoût  des  choses  d'ici-bas  dont 
se  trouve  saisi  Youdb.ichth.ira ,  l'aîné  des  fils  de  Pàndou,  au  lende- 
main des  combats  qui  l'ont  fait  roi.  Les  lamentations  et  les  malédic- 
tions des  femmes  ont  jeté  dans  l'abattement  ce  pieux  héros,  toujours 
préoccupé  des  devoirs  de  la  justice. 

«  Après  nous  être  détruits  les  uns  par  les  autres,  s'écrie-t-il,  quel  fruit  de 
la  justice  obtiendrons-nous?  Maudite  suit  la  pratique  des  armes!  maudit  soit 
l'héroïsme  guerrier!  maudite  soit  la  violence  impatiente  qui  nous  a  fait  tom- 
ber dans  cette  calamité!  —  Mieux  valent  la  patience,  la  répression  des  sens, 
la  pureté,  le  renoncement,  qui  ne  connaît  pas  l'envie,  l'absence  de  tout 
meurtre,  et  la  \  enté,  que  pratiquent  toujours  les  ascètes  vivant  dans  la  forêt! 
—  Entraînés  par  la  cupidité  et  la  folie,  nous  avons  obéi  au  mensonge  et  à 
l'orgueil,  et  c'est  l'ardent  désir  de  posséder  la  royauté  qui  nous  a  réduits  à 
cette  triste  condition  (I)!  » 

Ce  sont  là  de  belles  paroles;  on  aime  entendre  le  vainqueur,  rentré 
en  lui-même,  maudire  les  malheurs  de  la  guerre  et  envier  le  calme 
des  sages  qui  vivent  innocemment  à  l'ombre  des  bois.  Seulement 
les  paroles  mises  dans  la  bouche  d'Youdichthira  ont  ici  un  autre 
accent.  Le  brahmanisme  exalte  ses  propres  vertus  en  condamnant 
la  profession  des  guerriers;  il  semble  qu'on  le  voit  se  dresser  au 
milieu  de  la  désolation  générale,  indilférent  et  rêveur,  pour  dire  aux 
kchattryas  :  «  Vous  n'êtes  que  des  fous!  A  quoi  vous  servent  dans 
cette  vie,  quel  fruit  vous  apporteront  dans  la  vie  future  ces  luttes 
impies,  ces  disputes  acharnées  pour  une  royauté  d'un  jour?  La  sa- 
gesse n'est  pas  chez  vous,  elle  habite  au  milieu  de  nous,  dans  les  er- 
mitages, loin  du  bruit  des  villes!  »  Cependant  il  faut  bien  que  la 
terre  soit  gouvernée  et  les  peuples  maintenus  dans  le  devoir.  Aussi, 
après  avoir  fait  sentir  aux  rois  tous  les  maux  qu'attirent  sur  le 
monde  leur  emportement  et  leur  orgueil,  le  divin  poète  Yyâsa,  ré- 
sumant les  discours  des  autres  Pândavas,  de  Krichna  et  des  brah- 
manes présens  à  l'assemblée,  conclut  à  ce  que  Youdhichthira  soit 
sacré  roi.  De  cette  manière,  ce  sera  le  brahmanisme  encore  qui  re- 

(1)  Chant  du  Çântiparva,  lecture  7,  vers  159  et  suivans. 


l.'lMJE    ANCIENNE    ET    MODERNE.  555 

mettra  aux  mains  du  souverain  le  sceptre  que  celui-ci  avait  laissé 
tomber  dans  un  moment  de  défaillance. 

L'aîné  des  Pândavas  régna  donc  enfin.  Assisté  de  ses  quatre  frères, 
il  fit  fleurir  la  justice,  et  les  ascètes  purent  pratiquer  leurs  austéri- 
tés sans  craindre  d'être  troublés  par  les  ogres.  Le  vieux  roi  Dbrita- 
râchtra,  qui  avait  frémi  un  instant  à  la  pensée  de  vivre  sous  la  dé- 
pendance de  ses  neveux,  meurtriers  de  ses  propres  fils,  fut  traité  par 
les  princes  avec  de  grands  égards.  Durant  les  quinze  années  qu'il 
survécut  au  désastre  des  siens,  les  Pândavas  le  consultèrent  en  toute 
occasion  et  lui  rendirent  les  mêmes  honneurs  que  s'il  eût  été  leur 
père;  ils  affectaient  même  de  ne  régner  qu'en  son  nom.  Enfin  «  ce 
vieux  roi  aveugle,  chef  de  la  famille  des  Kourous,  ne  rencontrait 
rien  sur  la  terre  qui  pût  lui  causer  de  la  peine  (1).  »  Accablé  par 
l'âge,  il  goûte  encore  quelques  momens  de  repos,  sinon  de  joie,  et 
son  cœur,  si  cruellement  éprouvé,  reçoit  quelque  consolation  de  ces 
traitemens  affectueux.  Dans  un  moment  d'attendrissement,  le  vieil- 
lard s'est  trouvé  mal,  et  Youdhichthira  l'a  rappelé  à  la  vie  en  lui  je- 
tant de  l'eau  froide  sur  le  visage;  alors  il  laisse  échapper  ces  paroles 
paternelles,  toutes  pleines  d'émotion  : 

«  Touche-moi  encore  avec  ta  main;  jette  tes  bras  autour  de  mon  cou,  ô 
fils  de  Pàndou!  Il  me  semble  que  ton  contact  me  rend  la  vie'....  —  Et  ton 
front,  je  veux  le  sentir,  ô  roi  des  hommes!  De  mes  deux  mains  tâter  tout 
ton  corps,  telle  est  ma  plus  grande  joie  (2)  !  » 

Ce  sont  là  les  adieux  du  vieux  roi,  qui  sent  sa  fin  prochaine.  Dhri- 
tarâchtra  a  exprimé  le  désir  d'aller  terminer  ses  jours  dans  la  forêt 
avec  ses  femmes,  afin  de  se  préparer  à  monter  au  ciel.  11  emmène 
avec  lui  la  veuve  de  son  frère  Pàndou  et  son  autre  frère  Vidoura.  Le 
fidèle  Sandjaya,  son  écuyer,  qui  lui  avait  raconté  tous  les  malheurs 
de  sa  famille,  l'accompagne  aussi  dans  son  exil  volontaire.  Les  voilà 
qui  vivent  tous  dans  la  contemplation,  oubliant  la  terre  de  plus  en 
plus,  se  purifiant  des  fautes  passées  par  le  feu  des  austérités.  Les 
ermitages  étaient  comme  des  couvens  où  les  rois  et  les  reines,  après 
s'être  dépouillés  des  grandeurs  du  siècle,  venaient  se  recueillir  et 
prier.  Peu  d'années  après  la  retraite  de  ces  illustres  personnages, 
qui  étaient  plus  que  centenaires ,  un  incendie  éclata  dans  la  forêt. 
Cet  incendie,  se  propageant  au  loin,  devint  un  vaste  bûcher  dans  le- 
quel furent  consumées  les  dépouilles  mortelles  de  Dhritaràchthra  et 
des  deux  femmes.  Vidoura  et  Sandjaya  abandonnèrent  les  lieux  que 
le  feu  avait  ravagés  et  se  dirigèrent  vers  l'Himalaya,  où  ils  se  cachè- 
rent au  milieu  des  rochers,  loin  du  regard  des  hommes,  fuyant  la 

(1)  Clnntde  YAçramavasikaparva,  lecture  2,  vers  43. 

(2)  ibid.,  lecture  3,  vers  129  et  suivans. 


556  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vie,  qui  ne  les  quittait  pas  encore,  et  marchant  vers  Brahma,  en  qui 
il  leur  tardait  de  s'absorber. 

Cependant  les  fds  de  Pândou,  ayant  établi  solidement  leur  domi- 
nation sur  l'Inde  centrale,  résolurent  de  consacrer  leur  puissance 
par  le  sacrifice  du  cheval.  Cette  cérémonie,  à  la  fois  religieuse  et 
militaire,  remonte  à  la  plus  haute  antiquité;  les  brahmanes  l'ont  cé- 
lébrée en  tout  temps  avec  emphase,  parce  que  les  rois  à  cette  occa- 
sion leur  distribuaient  d'abondantes  aumônes  en  vaches,  en  argent 
et  en  vètemens,  sans  parler  des  repas  somptueux  auxquels  on  les 
invitait  à  prendre  place  par  milliers.  Elle  consiste  à  lancer  un  che- 
val par  monts  et  par  vaux,  à  travers  les  pays  voisins.  Un  guerrier  en 
renom,  —  et  ce  fut  cette  fois  Ardjouna,  —  accompagne  l'animal,  L'ex- 
cite, le  pousse  en  avant,  prêt  à  défier  en  combat  singulier  les  rois  qui 
s'opposeraient  à  son  passage  (1  ) .  Tout  prince  qui  a  laissé  passer  libre- 
ment le  cheval  reconnaît  ainsi  la  souveraineté  de  celui  qui  l'a  lâché,  et 
cette  promenade  de  l'animal  équivaut  à  celle  que  ferait  en  personne 
sur  les  terres  de  ses  vassaux  un  roi  suzerain.  Quand  le  cheval  est  re- 
venu, on  l'immole  en  grande  pompe,  et  tous  les  rois  dont  il  a  foulé 
le  sol  doivent  être  présens  à  ce  dernier  acte  du  sacrifice.  Après  tout, 
comme  un  cheval  ne  peut  pas  parcourir  un  grand  nombre  de  pays, 
comme  le  héros  chargé  de  le  suivre  n'est  pas  non  plus  infatigable, 
cette  cérémonie  ne  nous  donne  pas  à  distance  une  bien  haute  idée 
de  la  puissance  des  rois  de  l'Inde,  qui  prenaient  à  cette  occasion  le 
nom  de  rois  de  la  terre.  Nous  y  verrions  plutôt  l'image  d'une  féoda- 
lité véritable  se  partageant  par  fragmens  un  territoire  d'une  médiocre 
étendue,  une  collection  de  petits  princes  subissant  de  mauvaise  grâce 
et  temporairement  le  joug  d'un  souverain  plus  fort,  que  le  moindre 
revers  pourra  faire  tomber  du  haut  rang  auquel  il  est  parvenu.  Ces 
rois  de  la  terre  n'ont  jamais  égalé  en  richesse  et  en  autorité  les  em- 
pereurs de  la  Chine  après  l'extinction  des  états  feudataires,  ni  les 
rois  de  Perse  au  temps  d'Alexandre. 

A  cette  mémorable  cérémonie  assistait  Krichna  en  sa  triple  qua- 
lité de  parent,  d'auxiliaire  et  de  conseiller  des  fils  de  Pândou.  Il  était 
juste  qu'il  fût  présent  au  triomphe  de  ceux  avec  lesquels  il  avait  com- 
battu. Cependant,  bien  qu'il  eût  paru  comme  dieu  sur  le  char  d' Ard- 
jouna pour  lui  révéler  sa  doctrine,  Krichna  se  trouvait  sous   le 

(1)  Dans  sa  promenade  à  la  suite  du  cheval,  Ardjouna  poussa,  vers  le  sud,  jusqu'au 
pays  de  Màghada  (le  Béhar  méridional),  et  vers  l'ouest,  jusque  chez  les  gens  du  Sindh; 
il  eut  même  des  combats  à  livrer  à  ces  deux  peuples,  sans  parler  d'une  autre  rencontre 
avec  un  de  ses  bâtards,  adopté  par  le  roi  de  Manipoura  (ville  inconnue),  et  dans 
laquelle  il  eut  la  clavicule  fracturée  par  une  flèche.  Il  y  a  donc  exagération  dans  la 
légende  qui  représente  le  cheval  parcourant  librement  et  sans  obstacle  toute  la  région 
comprise  d'une  mer  à  l'autre,  c'est-à-dire  du  golfe  du  Bengale  à  l'embouchure  de 
l'Indus. 


l'inde  ancienne  et  moderne.  557 

poids  de  la  malédiction  lancée  par  Gândhâii,  la  mère  des  Rourous, 
l'épouse  de  Dhritaràchtra.  Trente-six  ans  plus  tard,  il  arriva  que 
trois  vieux  sages  des  temps  anciens,  se  rendant  à  la  ville  de  Dvàrakà, 
—  où  régnait  alors  Kriclma,  —  furent  rencontrés  par  des  jeunes 
gens  du  pays.  Ceux-ci  habillèrent  en  femme  un  des  fils  de  Kriclma 
nommé  Çâmba,  et,  l'ayant  présenté  aux  trois  solitaires,  leur  deman- 
dèrent en  riant  :  «  De  quoi  accouchera  cette  femme?  »  Ces  sages  ré- 
pondirent :  a  D'une  massue  qui  causera  la  ruine  de  tous  les  gens  de 
la  famille  de  Kriclma.  »  Çâmba  produisit  en  effet  une  massue,  mais 
il  la  remit  au  roi,  qui,  l'ayant  réduite  en  poudre,  la  jeta  dans  la 
mer,  et  par  la  voix  d'un  crieur  public  défense  fut  faite  à  tous  les  ha- 
bitans  de  fabriquer  aucune  espèce  de  liqueur  enivrante  sous  peine 
d'être  empalés.  Cependant  de  funestes  présages  se  montraient  de 
toutes  parts;  de  gros  rats,  parcourant  les  rues  et  les  maisons,  ron- 
geaient les  cheveux  et  les  ongles  de  ceux  qui  dormaient;  des  oiseaux 
à  la  voix  stridente  poussaient  jour  et  nuit  des  cris  plaintifs;  enfin  un 
fantôme  terrible,  invulnérable,  partout  présent  à  la  fois,  hantait  les 
maisons  de  la  ville,  et  personne  ne  pouvait  dire  ni  d'où  il  venait,  ni 
où  il  allait.  L'impiété  se  répandait  aussi  parmi  le  peuple,  qui  ne 
respectait  plus  les  brahmanes  ni  les  dieux.  A  ces  signes,  kriclma 
reconnut  que  la  malédiction  de  Gândhârî  allait  s'accomplir;  il  com- 
manda à  son  peuple  d'aller  en  pèlerinage  à  un  lieu  saint,  pour 
détourner,  en  partie  du  moins,  les  calamités  qui  le  menaçaient. 
Tous  les  gens  de  Dvàrakà  furent  bientôt  campés  au  lieu  choisi  par 
kriclma  avec  leurs  chars,  leurs  chevaux  et  leurs  femmes;  ils  avaient 
emporté  avec  eux  des  vivres  en  abondance  et  aussi  des  liqueurs 
fortes.  Au  milieu  d'un  repas  champêtre  qui  avait  été  servi  en  plein 
.tir,  les  guerriers  de  Dvàrakà  se  prirent  de  querelle.  Des  mots  on  en 
vint  aux  coups;  Kriclma  voulut  séparer  les  combattans,  et  à  défaut 
d'armes  il  saisit  un  brin  d'herbe.  Ce  brin  d'herbe  devint  immédia- 
tement une  massue,  et  comme  il  avait  vu  tomber  dans  ce  conflit  son 
propre  fds  et  son  écuyer,  la  colère  s'empara  du  demi-dieu.  Le  voilà 
qui  frappe  à  droite  et  à  gauche;  la  mêlée  devient  générale,  et  bien- 
tôt s'accomplit  la  malédiction  prononcée  contre  la  famille  de  kriclma. 
Celui-ci  avait  échappé  au  massacre  avec  deux  ou  trois  personnages 
illustres;  mais  son  temps  était  marqué.  Un  jour  qu'il  reposait  à 
l'ombre  d'un  arbre,  dans  la  forêt,  un  chasseur,  —  il  se  nommait 
Djarâ,  la  Caducité,  —  le  prit  pour  une  gazelle,  et  le  perça  d'une 
llèche  (1). 

De  cette  légende  merveilleuse  ne  peut-on  pas  conclure  que  les 
gens  de  la  famille  de  Kriclma  s'adonnaient  à  l'intempérance,  et  que 
l'ivresse  amena  à  la  suite  d'un  repas  un  combat  meurtrier  dans 

(1)  Chant  du  Maosalaparva,  lectures  1,  2  et  3. 


55S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lequel  ils  périrent  presque  tous?  Si  l'on  se  rappelle  la  haine  qu'a- 
\  aient  vouée  à  ce  même  Krichna,  ami  des  fils  de  Pândou,  les  par- 
tisans des  kourouS,  on  est  conduit  à  penser  que  la  trahison  ne  fut 
pas  étrangère  à  ce  grand  désastre.  Il  est  difficile  que  des  frères  et 
des  proches  parens  s'égorgent  jusqu'au  dernier  sous  les  yeux  de 
leur  aïeul,  à  moins  que  des  ennemis  cachés  ne  dirigent  leurs  coups 
et  n'augmentent  le  désastre  en  y  prenant  une  part  active  (1).  Tou- 
jours est-il  que  ce  malheur,  annoncé  au  roi  Youdhichthira,  lui  causa 
une  peine  profonde.  Pour  la  seconde  fois  il  fut  saisi  d'un  amer  dé- 
goût de  la  royauté  et  même  de  la  vie.  S' adressant  à  son  frère,  l'hé- 
roïque Ardjouna,  il  lui  dit  : 

«  Le  temps  pousse  à  leur  entière  maturité  tous  les  êtres,  ô  toi  qui  as  l'âme 
.mande!  Et  toi-même,  je  le  suppose,  tu  dois  voir  le  nœud  coulant  de  la  mort 
qui  te  menace.  —  Ainsi  interpellé  :  11  est  temps,  il  est  temps,  répliqua  Ard- 
jouna, et  il  agréa  la  parole  de  son  frère  aîné,  plein  de  sagesse.  —  Compre- 
nant aussi  le  sens  des  mots  prononcés  par  celui-ci,  Bhîmaséna  et  les  deux 
frères  jumeau \  agréèrent  également  la  parole  dite  par  Ardjouna  (2).  » 

Voilà  donc  les  cinq  Pàndavas  qui  renoncent  au  monde  et  se  pré- 
parent au  grand  déport.  L'aîné  a  parlé,  le  second  a  compris,  les 
trois  autres  obéissent  :  sans  hésiter  un  instant,  ils  vont  quitter  les 
palais  et  la  puissance  pour  marcher  vers  le  but  éternel.  L'onction 
royale  esl  conférée  à  un  petit-li!s  d' Ardjouna;  après  avoir  distribué 
leurs  richesses  et  leurs  joyaux  aux  brahmanes  et  s'être  revêtus  d'ha- 
bits faits  d'écorce  d'arbre,  ils  partent  au  nombre  de  six,  les  cinq 
héros  et  leur  femme  Draopadî;  leur  chien  les  suit.  Ils  parcoururent 
bien  des  pays  en  se  dirigeant  vers  la  nier,  et  Ardjouna  tenait  tou- 
jours à  la  main  son  arc  enrichi  de  pierreries.  Le  Feu  se  montra  tout 
à  coup  autour  des  cinq  princes,  envahissant  la  forêt  et  leur  inter- 
disant le  passage,  à  moins  que  le  héros  n'abandonnât  cette  arme 
favorite  à  laquelle  il  ne  devait  plus  s'attacher,  puisqu'il  avait  fait  le 
sacrifice  de  toute  chose.  Ardjouna  a  jeté  son  arc;  ils  vont  au  nord, 
puis  au  sud,  puis  vers  l'Himalaya.  Dans  ce  voyage  difficile,  Drao- 
padî tombe  la  première;  la  femme  est  faible,  et  c'est  pour  avoir 

(1)  Il  est  itit  que  les  restes  du  peuple  gouverné  par  Krichna  et  ses  fils  (les  Vrichnis 
et  les  Andhakas)  furent  emmenés  dans  le  Pandjàb  par  Ardjouna.  Celui-ci,  qui  se 
faisait  vieux ,  ayant  été  attaqué  en  chemin  par  des  tribus  pastorales ,  voulut  tendre 
son  fameux  arc  nommé  le  Gandiva;  mais  la  corde  resta  lâche,  et  le  héros  ne  1  mçait 
que  des  traits  impuissans.  Exaspéré  par  les  railleries  de  ses  ennemis,  Ardjouna  se  mit 
à  les  frapper  avec  le  bois  (ou  plutôt  avec  la  corue)  de  l'arc;  il  les  dispersa,  mais  non 
sans  avoir  été  insulté  et  sans  avoir  vu  emmener  les  richesses  de  ces  mêmes  peuples 
qu'il  avait  voulu  protéger.  Ce  fait  doit  être  historique,  car  il  montre  un  Aryen  vaincu 
et  pillé  par  des  barbares;  ce  n'était  pas  la  corde  de  l'arc,  c'était  le  bras  affaibli  du  guer- 
rier qui  avait  perdu  son  ancienne  vigueur.  (Voyez  le  chant  du  tfaosalaparva,  lect.  7, 
vers  200  et  suiv.) 

(2)  Chant  du  Muhàprasthibiiknjjtiirn,  lecture  l,  vers  3  et  suivans. 


l'inde  ancienne  et  moderne.  559 

trop  aimé  l'invincible  Ardjouna  qu'elle  succombe  au  penchant  de  la 
grande  montagne.  Puis  ce  sont  les  deux  plus  jeunes  princes,  Saha- 
déva  et  Nakoula,  qui  restent  en  chemin;  c'est  que  le  premier  était 
trop  fier  de  sa  sagesse,  et  le  second  de  sa  beauté.  Bientôt  Ardjouna 
s'affaisse  à  son  tour;  il  avait  trop  aimé  les  combats,  il  avait  été 
parfois  rude  à  l'ennemi.  Enfin  Bhîmaséna,  le  robuste  guerrier,  flé- 
chit aussi,  et  se  tournant  vers  Youdhichthira  : 

«  Holà!  holà!  6  roi,  me  voilà  tombé  aussi,  moi  que  tu  aimais;  quelle  est 
la  cause  de  ma  chute?  Dis-le-moi,  si  tu  le  sais!  —  Tu  as  trop  mangé,  tu  fes 
vanté  de  ta  force  en  méprisant  celle  d'autrui  ;  voilà  pourquoi  tu  es  tombé 
sur  la  terre  (1).  » 

Youdhichthira,  demeuré  seul  avec  son  chien,  monte  toujours  vers 
le  sommet  de  l'Himalaya,  et  le  dieu  Indra  vient  au-devant  de  lui  sur 
son  char.  «  Et  mes  frères,  et  la  Draopadi,  demande  le  prince,  où 
sont-ils?  Je  ne  veux  pas  arriver  Là-haut  sans  eux.  —  Tu  les  y  rever- 
ras, répond  le  dieu;  ils  monteront  au  ciel  après  avoir  dépouillé  leur 
enveloppe  mortelle;  toi  seul  tu  y  seras  transporté  avec  ton  corps.  — 
Et  mon  chien  fidèle,  faudra-t-il  que  je  le  laisse  périr  ici?  Ce  serait 
un  meurtre!  »  Indra  refuse  d'admettre  le  quadrupède  pour  beau- 
coup de  raisons  :  les  chiens  sont  colères,  avides  et  gourmands  à  tel 
point  qu'ils  lèchent  parfois  le  beurre  de  l'offrande.  Le  chien  de\  ra 
donc  être  abandonné,  sinon  Youdhichthira  n'entrera  pas  au  ciel. 
D'ailleurs  pourquoi  tenir  absolument  à  emmener  cette  bête?  ]N'a-t-il 
pas  laissé  en  arrière  ses  frères  et  sa  femme?  «  Non,  reprend  le  hé- 
ros, je  ne  les  ai  pas  laissés;  la  mort  les  a  séparés  de  moi.  »  Tout  à 
coup  intervient  le  dieu  Justice  (Dharma),  de  qui  Youdhichthira  est 
fils,  selon  la  légende,  et  il  règle  le  différend  par  sa  parole  souve- 
raine. Le  grand  prince  s'est  montré  digne  de  son  père  par  sa  noble 
conduite,  par  son  intelligence  éclairée  et  par  sa  compassion  envers 
tous  les  êtres.  Il  a  aimé  ses  frères,  il  a  aimé  ceux  qui  vivaient 
sous  sa  dépendance;  dans  les  grandes  crises,  il  s'est  élevé  au-des- 
sus des  faiblesses  humaines  :  le  ciel  des  héros  lui  appartient.  Le 
dieu  Dharma  lui  en  ouvre  l'entrée  par  ces  deux  vers,  qui  achèvent 
de  mettre  en  lumière  les  mérites  d' Youdhichthira  et  l'introduisent 
vivant  dans  le  paradis  : 

«  En  disant  :  «  Ce  chien  est  mon  compagnon  fidèle!  »  tu  as  renoncé  à  mon- 
ter sur  le  char  d'Indra;  c'est  pourquoi  il  n'y  a  personne  au  ciel  qui  te  vaille, 
ô  roi  des  hommes!  —  Aussi  les  mondes  impérissables  sont  à  toi;  avec  ton 
propre  corps,  tu  obtiens  la  voie  divine  et  suprême  (2).  » 

Une  aussi  vaste  épopée,  dans  laquelle  s'agitent  tant  de  héros 

(1)  Chant  du  Mahâprasthânikaparva,  vers  70  et  suivans. 

(2)  JOUI.,  lecture  3,  vers  96  et  suivans. 


5(50  REVUE    DES    DEIX    MONDES. 

illustres,  ne  pouvait  mieux  finir  que  par  une  apothéose.  De  tous  ces 
personnages  glorieux,  le  plus  grand  aux  yeux  des  hommes  et  des 
immortels  est  celui  qui  a  su  le  mieux  garantir  son  cœur  des  mouve- 
mens  de  la  passion,  celui  qui,  élevé  an  rang  de  roi,  a  personnifié  en 
lui  le  devoir  et  la  justice.  Sou  dévouement  à  ses  sujets  et  à  ses  pro- 
ches a  été  si  complet,  qu'il  n'a  pas  même  voulu  abandonner  un  chien, 
animal  immonde,  qui  s'attachait  à  ses  pas!  Après  ce  long  récit  de 
tant  de  batailles,  de  tant  de  meurtres  accomplis  avec  tous  les  rafii- 
nemens  d'une  vengeance  barbare,  cette  glorification  de  la  sensibilité 
et  de  la  compassion  peut  sembler  étrange.  Elle  est  naturelle  cepen- 
dant, parce  qu'elle  est  la  moralité  même  qui  ressort  de  l'épopée. 
Étant  donné  un  fait  historique  dont  il  ne  pouvait  ni  elfacer  le  sou- 
venir ni  amoindrir  la  portée,  le  brahmanisme  l'a  en  quelque  sorte 
enveloppé  de  ses  enseignemens;  il  y  a  adapté  une  sorte  de  philoso- 
phie de  l'histoire.  Vu  nom  de  la  théorie  de  l'irresponsabilité  hu- 
maine développée  par  Krichna,  il  a  pu  absoudre  ses  héros  privilé- 
giés, les  fils  de  Pândou,  dont  l'ambition  a  été  la  première  cause  de 
cette  guerre  impie.  En  montrant  ces  mêmes  princes  prêts  à  déposer 
les  armes  au  moment  décisif,  effrayés  des  suites  de,  la  lutte,  atten- 
dris à  la  pensée  des  maux  que  vent  causer  ces  combats  intermina- 
bles, le  brahmanisme  cherche  à  les  excuser  et  à  reporter  sur  les  ad- 
versaires des  Pàndavas  tout  l'odieux  de  ces  meurtres  atroces.  Les 
lils  île  Pândou  pensent  et  agissent,  les  fils  de  Dhritarâchtra  ne  con- 
naissent que  l'action.  Ces  derniers,  qui  vivent  dans  la  capitale,  n'ont, 
aucune  vertu;  l'orgueil  les  aveugle,  ils  sont  emportés,  haineux,  vio- 
lens.  Les  Pàndavas,  élevés  dans  la  forêt  par  les  brahmanes,  sont  or- 
nés des  plus  belles  qualités;  s'ils  commettent  des  fautes,  s'ils  sont 
joueurs,  ardens  à  combattre,  avides  de  frapper  avec  la  flèche  ou  avec 
le  glaive,  ils  écoutent  cependant  avec  docilité  les  conseils  des  ana- 
chorètes, et  les  enseignemens  des  sages  élèvent  toujours  leur  esprit 
vers  les  choses  divines.  La  science  religieuse  les  purifie  de  leurs  im- 
perfections; ils  marchent  dans  la  voie  dont  les  peuples  aryens  ne 
peuvent  s'écarter  sans  faillir  à  leur  destinée.  Voilà  pourquoi  la  tra- 
dition les  appelle  de  pieux  héros  malgré  leurs  péchés.  Et  puis  la  doc- 
trine nouvelle  exposée  par  Krichna,  qui  va  se  répandre  peu  à  peu 
dans  l'Inde  et  donner  naissance  à  une  véritable  secte  à  demi  hétéro- 
doxe, cette  doctrine  d'un  Dieu  compatissant  qui  veille  sur  les  choses 
d'ici-bas  et  se  charge  de  tout  conduire,  a  trouvé  dans  une  famille 
princière  régnant  sans  rivale  sur  un  monde  pacifié  l'appui  dont  elle 
avait  besoin.  Avec  les  descendans  d'Ardjouna  établis  à  Hastinàpoura. 
au  centre  de  l'Inde,  elle  deviendra  dominante,  et  ceux  qui  liront  l'his- 
toire des  fils  de  Pândou  apprendront  en  même  temps  à  s'initier  aux 
secrets  de  la  science  qui  consiste  à  agir  dans  le  sens  des  devoirs  de 
sa  caste  sans  s'occuper  du  résultat  des  œuvres.  Cette  soumission 


l'inde  ancienne  et  MODERNE.  50] 

aveugle  aux  décrets  providentiels  suffira- t-elle  pour  calmer  l'ambition 
des  guerriers,  comme  semblent  l'espérer  les  maîtres  de  la  doctrine? 
En  combattant  l'activité  humaine  par  l'inertie,  en  prêchant  aux 
hommes  la  fatalité,  est-on  assuré  de  faire  naître  les  sentimens  de 
conciliation  et  de  bon  vouloir  réciproque  d'où  sortiront  la  concorde 
et  l'union  des  cœurs?  Il  est  permis  d'en  douter;  toutefois  on  peut 
admettre  que  le  spectacle  des  grandes  calamités  produites  par  la 
jalousie  des  deux  branches  de  la  famille  des  kourous  encouragea 
encore  la  caste  des  deux-fois-nés  à  discréditer  l'ardeur  guerrière, 
les  instincts  belliqueux,  la  turbulence  inquiète  des  kchattryas,  et  à 
proclamer  la  petitesse  de  l'homme  en  face  de  Dieu. 

Le  Mahâbhârata,  qui  est  la  plus  considérable  des  épopées,  aboutit 
donc  à  une  philosophie  et  à  un  système  religieux.  Il  en  est  toujours 
ainsi  des  ouvrages  écrits  dans  l'Inde,  parce  que  les  guerriers  lais- 
saient aux  brahmanes  le  soin  de  retracer  leurs  actions.  Dans  ce  long 
récit,  on  cherche  vainement  le  tableau  complet  d'une  société;  on  ne 
voit  que  deux  castes  agissant  individuellement  et  chacune  selon  ses 
instincts.  Le  peuple  de  l'Inde  disparaît  dans  le  tourbillon  des  com- 
bats; il  n'est  nulle  part,  si  ce  n'est  dans  ces  armées  multiples  qui 
s'entrechoquent  çà  et  là.  Que  se  fait-il  dans  les  villes?  Hors  des 
assemblées  royales,  où  l'on  disserte  sur  les  devoirs  des  rois,  que  se 
passe-t-il?  Les  poètes  n'en  disent  rien;  ils  se  taisent  sur  tout  ce  qui 
ne  se  prête  pas  au  développement  de  la  pensée  spéculative.  Les  cités 
populeuses  dont  il  est  question  ne  présentent  à  l'esprit  qu'un  assem- 
blage confus  de  minarets,  d'arcs  de  triomphe,  de  portiques,  de 
hautes  terrasses  dont  il  est  impossible  de  saisir  la  physionomie  pré- 
cise. La  campagne,  les  champs,  les  terres  cultivées  qui  fournissent 
à  l'homme  sa  nourriture  ne  sont  ni  décrits,  ai  même  indiqués.  11 
n'est  fait  aucune  allusion  aux  travaux  des  laboureurs  ni  aux  souf- 
frances que  cause  la  guerre  à  la  classe  des  paysans.  Les  vaches 
jouent  un  rôle  assez  important  dans  l'épisode  de  la  razzia,  elles 
forment  une  partie  de  la  richesse  des  brahmanes;  pourtant  les  pâtres 
ne  sont  jamais  mis  en  scène.  La  caste  des  vuïçyas  ou  marchands  est 
tout  aussi  négligée;  pas  un  mot  n'échappe  au  poète  qui  rappelle 
les  caravanes  de  ces  temps  lointains  traversant  le  pays  dans  toute 
sa  largeur  et  transportant  de  l'est  à  l'ouest  les  produits  de  l'Asie 
orientale.  Si  par  hasard  il  y  est  fait  allusion,  on  ne  dit  ni  où  elles 
vont,  ni  d'où  elles  viennent.  C'est  que  les  Aryens,  à  l'exemple  des  na- 
tions qui  s'établissent  par  la  force  en  pays  conquis,  ne  prenaient  nul 
souci  de  la  population  indigène  attachée  au  sol  par  les  liens  du  tra- 
vail. Quoique  l'élément  indigène  se  mêlât  peu  à  peu  à  la  caste  guer- 
rière et  même  aussi  à  la  caste  sacerdotale,  l'esprit  de  cette  double 
aristocratie  demeurait  le  même  :  les  guerriers  s'acharnaient  à  faire 

TOJIE  IX.  3G 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  métier,  même  quand  il  n'y  avait  plus  de  barbares  à  soumettre; 
ils  s'attaquaient  les  uns  les  autres  à  tout  propos  et  sans  raison.  Ayant 
perdu  tout  respect  pour  le  lien  conjugal,  ils  prenaient  des  femmes 
partout,  dans  les  basses  castes,  jusque  chez  les  nations  réputées  bar- 
bares. De  ces  unions  passagères  naissaient  des  fds  qui  se  haïssaient 
les  uns  les  autres  et  cherchaient  à  s'entredétruire.  La  couleur  blan- 
che des  Aryens  disparaissait  peu  à  peu  dans  la  caste  des  guerriers, 
et  l'esprit  antique  s'effaçait  aussi  avec  les  vertus  des  premiers  âges. 
La  décadence  était  manifeste,  et  les  brahmanes  de  la  forêt,  ceux 
qui  vivaient  loin  des  palais  des  rois,  qui  restaient  indifférons  aux 
intrigues  de  la  politique,  déclaraient  hautement  que  le  monde  allait 
entrer  dans  l'âge  du  vice. 

Cet  âge  en  effet  ne  tarda  pas  à  faire  son  apparition  sur  la  terre. 
I  n  siècle  après  la  mort  des  Pàndavas,  il  se  montra  sous  la  forme 
d'un  çoûdra  au  teint  noir  frappant  une  vache.  La  force  brutale  l'em- 
portait sur  la  pensée,  la  civilisation  ne  faisait  plus  de  progrès,  la 
grande  famille  aryenne  se  fractionnait  en  une  multitude  de  petits 
états  gouvernés  par  des  rois  violens  et  ambitieux;  le  niveau  de  la 
moralité,  —  telle  que  la  comprenait  le  brahmanisme,  —  allait  en 
baissant  toujours.  Cette  ère  fatale,  c'étaient  les  querelles  des  Kourous 
et  des  Pândav  as  qui  L'av  aient  inaugurée.  Voilà  pourquoi  la  caste  sa- 
cerdotale, qui  a  chanté  cette  grande  guerre  sous  le  nom  de  Vyâsa  (1), 
s'est  appliquée  à  flétrir  les  passions  ardentes  qui  minent  la  paix  du 
monde  et  jettent  les  sociétés  hors  de  leur  voie.  Tout  ce  qui  troublait 
sa  quiétude  lui  était  odieux,  et  son  égoïsme  se  trouvait  d'accord  sili- 
ce point  avec  les  véritables  intérêts  de  la  nation  indienne.  Aussi  sou 
jugement  a-t-il  été  sévère.  De  tous  les  héros,  un  seul  a  mérité  l'apo- 
théose, Youdhichthira,  et  s'il  est  monté  au  ciel  avec  son  corps,  dans 
le  char  d'Indra,  ce  n'est  point  parce  qu'il  a  montré  plus  de  bravoure 
que  ses  frères,  mais  parce  qu'il  a  été  roi  juste,  attaché  à  ses  devoirs, 
compatissant  envers  les  êtres  qui  lui  témoignaient  de  l'affection.  Sans 
nul  doute,  la  vérité  historique  a  souffert  de  cette  manière  de  raconter 
les  événemens;  mais  la  poésie  y  a  gagné,  et  la  dignité  humaine  n'y 
a  rien  perdu.  On  aime  à  entendre,  à  travers  ce  récit  des  grandes 
calamités,  la  voix  des  sages,  qui  domine  le  bruit  des  armes  et  pro- 
clame avec  obstination  que  la  gloire  et  la  puissance  doivent  céder 
le  pas  à  la  vertu  et  à  la  justice. 

Th.  Pavie. 

(11  11  est  impossible  d'attribuer  à  un  seul  Innime  la  composition  de  ce  grand  poème, 
tout  rempli  d'interpolations. 


L'HISTOIRE  ROMAINE 

A  ROME 


VIII. 

COMMENCEMENT  DE  Là  DÉCADENCE.  —  DE  COMMODE  A  ALEXANDRE  SÉVÈRE, 

La  décadence  aussi  ancienne  que  l'empire.  —  Pertinax  vulgaire  couinie  ses  traits.  —  Didius  Julianu», 
l'empire  à  l'encan.—  Les  compétiteurs  de  Septime- Sévère;  bustes  rares,  insignifians  connue 
eux.  —  Scptime-Sévère  type  africain,  perfidie,  cruauté,  énergie  impuissante.  —  Septizonium.  — 
Arc  de  Septime-Sévère,  soudaineté  de  la  décadence  dans  l'art.  —  Caiacalla  et  Cela,  ressemblance 
des  deux  frères. —  Le  nom  de  Géta  effacé  par  son  meurtrier.  —  Thermes  de  Cararalla,  ce 
qu'étaient  les  thermes.  —  Plan  et  magnificence  de  Home  sous  Carjcalla.  —  Portraits  et  règne  de 
Hacrin.  —  Les  quatre  Julie,  leur  beauté  et  leurs  intrigues.—  Hehogabale  stupide  et  vicieux, 
son  portrail.  —  Les  jardins  de  Varins,  mort  d'IIéliogabale.  —  Des  religions  orientales  à  Home 
d'après  les  monumens. 


A  dire  vrai,  la  décadence  de  Rome  a  commencé  avec  l'empire.  La 
décadence  de  l'énergie  civique  et  bientôt  de  la  vertu  militaire,  on  en 
a  vu  les  preuves  (1);  mais,  quand  une  société  se  dissout  au  dedans, 
elle  conserve  encore  assez  longtemps  un  air  de  grandeur  et  un  sem- 
blant d'éclat,  trompant  ainsi  ceux  qui  ne  regardent  que  la  surface. 
Un  mal  mortel  n'empêche  pas  toujours  le  visage  d'être  coloré  et 
l'œil  d'être  brillant,  il  arrive  même  que  les  couleurs  sont  plus  vives 
et  que  le  regard  semble  s'animer;  la  mort  qui  s'approche  revêt,  en 
les  exagérant,  les  apparences  de  la  vie.  Cependant  le  mal  interne, 
pour  être  dissimulé,  n'est  pas  guéri;  le  cœur,  atteint  par  une  alté- 
ration organique,  finit  par  s'atrophier;  une  fièvre  de  langueur  use 
les  forces  vitales,  et  l'agonie  parait  au  front. 

Il  en  fut  ainsi  de  la  Rome  impériale.  Des  signes  de  décadence 
s'étaient  déjà  manifestés  sous  Auguste.  La  facilité  avec  laquelle  les 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  octobre,  1"  novembre,  15  décembre  1856,  15  janvier, 
15  février,  15  mars  et  15  avril  1857. 


Ô(i/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Romains  se  laissèrent  ravir  tous  leurs  droits  était  l'indice  certain 
d'un  abaissement  moral  bien  profond.  Plus  tard,  le  relâchement  de 
l'esprit  militaire  alla  toujours  croissant,  l'abdication  de  la  dignité  de 
citoyen  et  d'homme  fut  toujours  plus  complète.  Au  dehors,  l'em- 
pire semblait  encore  puissant  et  assuré;  mais  il  était  la  proie  de  cette 
maladie  dont  meurent  les  vieillards  qui  n'en  ont  point  d'autres, 
l'impossibilité  de  vivre. 

Le  progrès  de  la  décadence,  arrêté  par  quelques  bons  et  grands 
empereurs,  reprit  son  cours  après  eu\  sous  Commode.  Dès  ce  mo- 
ment, le  malade  ne  se  relèvera  plus  que  par  intervalles,  retombant 
toujours  sur  son  lit  de  mort,  plus  faible  et  plus  épuisé,  jusqu'au  jour 
où  il  s'éteindra  toul  à  lait,  dette  décadence  presque  continue  date 
du  règne  de  Commode.  Cependant  on  doit  reconnaître  que  Septime- 
Sévère  cul  encore  des  qualités  énergiques,  .le  m'arrêterai  sur  cet 
empereur,  digne  do  quelque  estime;  mais  avant  je  dois  mentionner 
en  passant  les  faildes  concurrens  qui  disparurent  devant  lui,  et 
d'abord  leur  prédécesseur  Pertinax,  puisque  j'ai  sous  les  yeux  les 
bustes  de  ces  hommes,  et  qu'à  défaut  d'autres  nionumens,  les  lieux 
qui  virent  leur  élévation  rapide  ou  leur  mort  non  moins  prompte  me 
les  rappellent. 

L'extraction  i\r  Pertinax  était  obscure.  Son  père,  affranchi  et  mar- 
chand de  bois,  louait  aussi  des  boutiques;  lui-même,  tour  à  tour  of- 
ficier et  chargé  de  l'administration  des  vivres,  pendant  son  exil  sous 
Domitien,  lit  le  commerce  par  l'entremise  de  ses  esclaves;  il  le  fit 
encore  étant  empereur.  Pertinax  avait  étudié  quelque  peu  et  même 
enseigné  la  grammaire;  mais  ayant  fait,  ce  semble,  à  ce  métier  peu 
de  profit,  il  quitta  l'enseignement  pour  l'armée,  et  s'y  distingua. 
Malgré  ses  goûts  mercantiles,  il  y  avait  en  lui  du  soldat.  Le  premier 
mot  d'ordre  qu'il  donna  fut  :  mililemus,  combattons.  Ce  mot  d'ordre, 
remarque  son  historien,  déplut  aux  prétoriens.  Quel  signe!  Il  avait, 
comme  Galba,  du  goût  pour  la  discipline,  et  lui  ressemblait  par  son 
avarice;  mais  il  valait  mieux  que  Galba  (1).  Son  élection  fut  fortuite 
et  furtive.  Les  principaux  auteurs  du  meurtre  de  Commode,  meurtre 
auquel  il  avait  pris  part,  lui  donnèrent  l'idée  de  se  faire  nommer  em- 
pereur, et  le  conduisirent  au  camp  des  prétoriens.  Il  leur  promit  une 
gratification  :  c'était  tout  ce  qu'ils  demandaient.  Ceux  qui  se  trou- 
vaient là  le  proclamèrent.  Descendant  le  Quirinal,  il  3e  rendit  de 
nuit  à  la  curie  pour  faire  ratifier  son  élection  par  le  sénat  :  les  em- 
pereurs créés  par  l'armée  avaient  coutume  d'observer  cette  forma- 
lité; mais  la  curie  était  fermée,  et  le  portier  absent.  Pertinax  tra- 
it) Dion  Cassius  est  très  favorable  à  Pertinax,  mais  il  avait  ses  raisons  :  lui-même 
nous  apprend  que  l'empereur  qu'il  loue  outre  mesure ,  et  dont  il  tait  les  cruautés, 
l'avait  comblé  d'honneurs,  et  qu'il  lui  devait  la  préture. 


l'histoire   ROMAINE   A  ROME.  565 

verse  le  Forum  désert,  et  va  s'asseoir  dans  le  temple  de  la  Concorde, 
attendant  le  matin  et  l'empire.  Les  magistrats  et  les  consuls  se  ren- 
dent à  la  curie,  dont  la  clé  s'était  retrouvée,  et  aussitôt  qu'il  y  pa- 
raît, Pertinax  est  déclaré  empereur  nuitamment. 

Pertinax,  qui  ne  régna  pas  tout  à  fait  trois  mois,  n'a  pas  élevé  de 
monumens,  et  n'a  laissé  de  lui  à  Rome  que  ses  bustes.  Quoi  qu'en 
dise  Capitolin,  il  n'a  rien  d'un  vieillard  vénérable;  sa  tête  est  carrée, 
sa  bouche  assez  fine;  sa  physionomie  commune  est  bien  celle  d'un 
homme  d'affaires  entendu  et  d'un  soudard  déterminé.  Il  périt  dans 
le  palais,  tué  par  les  soldats  après  avoir  été  élu  par  eux;  trois  cents 
prétoriens  vinrent  du  camp  en  bon  ordre  pour  égorger  l'empereur. 
Pertinax  leur  adressa  une  longue  et  vigoureuse  allocution;  ils  sem- 
blaient s'apaiser,  quand  un  Germain,  un  Tongre  qui  peut-être  n'en- 
tendait pas  bien  le  latin,  ranima  leur  colère  et  leurs  craintes,  et 
planta  sa  pique  dans  la  poitrine  de  Pertinax.  Les  soldats  lui  coupè- 
rent la  tète,  et,  après  l'avoir  promenée  par  la  ville,  la  portèrent  au 
camp.  Cette  tète,  ramassée  là  où  on  l'avait  jetée,  fut  réunie  à  son 
corps,  qui  gisait  sur  le  Palatin;  l'une  et  l'autre  furent  placés  dans 
une  sépulture  de  famille  par  le  successeur  de  Pertinax. 

Les  soldats  qui  avaient  tué  Pertinax,  n'ayant  pas  un  autre  empe- 
reur sous  la  main,  en  prirent  un  de  rencontre.  11  s'appelait  Didius 
Julianus.  C'était  un  homme  riche,  de  mauvaises  mœurs,  juriscon- 
sulte habile,  qui  avait  fait  la  guerre  et  avait  été  gouverneur  en  Ger- 
manie. Le  marché  s'était  ouvert  au  camp  des  prétoriens.  Didius  Ju- 
lianus s'y  rendit,  pour  acheter  l'empire  qui  s'y  vendait.  L'n  autre 
acquéreur,  nommé  Sulpicianus,  y  était  déjà  et  faisait  des  proposi- 
tions. Didius  Julianus  enchérit.  Sulpicianus  avait  promis  aux  sol- 
dats 25,000  sesterces  (4,449  francs  50  centimes)  par  tète.  Les  sol- 
dats dirent  à  Julianus  :  «  Voilà  ce  qu'il  offre;  toi,  qu'oiïres-tu?  » 
11  proposa  30,000  sesterces  pour  chaque  soldat  (5,337  francs).  Les 
prétoriens  lui  donnèrent  la  préférence.  Pour  faire  cette  offre,  il  était 
monté  sur  le  rempart  du  camp;  il  en  descendit  empereur  par  la 
grâce  de  son  coffre-fort. 

Selon  Hérodien,  la  femme  de  Julianus  l'avait  poussé  à  faire  l'ac- 
quisition de  l'empire.  Le  prétendu  buste  de  Manlia  Scantilla,  qui  est 
au  Capitole  à  côté  du  buste  de  Julianus,  est  un  portrait  de  Julie 
Vlammée.  Le  buste  du  Braccio  Nuovo,  au  Vatican,  est  celui  d'une 
jeune  femme  remarquable  par  sa  beauté;  mais  je  ne  lis  dans  ses 
traits  ni  l'ambition,  ni  l'audace.  Cette  jolie  et  douce  figure  s'accorde 
mieux  avec  le  récit  de  Spartien,  qui  nous  montre  Manlia  Scantilla 
épouvantée  de  l'entreprise  de  son  mari  et  traversant  toute  trem- 
blante le  Forum,  pour  se  rendre  au  palais  où  elle  entrait  malgré 
elle.  Un  autre  buste  du  Vatican  donne  à  la  femme  de  Didius  .lulia- 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nus  un  air  plus  altier  et  plus  résolu  :  elle  regarde  en  haut.  Le  nou- 
veau  propriétaire  prit  possession  du  palais  impérial  aussi  ignoble- 
ment qu'il  avait  acquis  l'empire.  Avec  un  empressement  de  parvenu, 
il  se  fit  servir  le  repas  préparé  pour  Pertinax,  dont  le  cadavre  déca- 
pité n'avait  pas  encore  été  enlevé,  trouva  le  souper  mauvais,  en 
demanda  un  meilleur,  puis,  après  avoir  mangé  gloutonnement,  joua 
aux  dés  et  fit  danser  le  pantomime  Pylade. 

L'opération  commerciale  de  Didius  Iulianus,  qui  semblait  bonne, 
ne  l'était  point.  L'acheteur  parait  avoir  éprouvé  des  difficultés  pour 
ses  paiemens,  ce  qui  donna  de  l'humeur  à  ses  créanciers.  Quand 
Didianus  Julius  était  venu  sur  le  mur  du  camp  offrir  aux  prétoriens 
un  bon  prix  de  leur  marchandise,  ils  l'axaient  proclamé  empereur; 
mais  quand  il  voulut  les  l'aire  rentrer  dans  ce  même  camp  et  leur  en 
faire  fortifier  les  tours,  ils  se  révoltèrent  :  car,  et  ceci  montre  encore 
ce  qu'était  devenue  la  \aleur  romaine  par  l'énervement  de  l'empire, 
«  les  soldats,  dit  Spartien,  se  li\  raient  très  à  contre-cœur  aux  exer- 
cices militaires,  et  chacun  d'eux,  dans  les  travaux  qui  lui  étaient 
prescriK  se  faisait  remplacer  en  payant.  » 

Quand  Didius  Julianus  eul  acquitté  de  sa  dette  tout  ce  qu'il  pou- 
vait solder,  les  prétoriens,  n'axant  plus  rien  à  en  tirer,  l'égorgèrent. 
Deux  concurrens,  outre  Septime-Sévère,  s'étaient  mis  sur  les  rangs 
pour  le  remplacer.  Par  un  hasard  singulier,  l'un  s'appelait  le  noir, 
Percennius  Niger,  et  l'autre  le  blanc,  Clodius  Mimais.  Noir  ou  blanc, 
pile  ou  face,  c'était  le  jeu  des  armées  romaines.  Chacune  avait  son 
prétendant,  et  jetait  son  de  pour  voir  lequel  tomberait  le  premier. 
Le  coup  lut  nul  pour  les  deu\  années;  une  troisième,  qui  portait 
Sévère,  gagna  la  partie. 

Après  avoir  considéré  les  portraits  rares,  souvent  peu  certains  et 
sans  caractère  nettement  tranché,  des  rivaux  insignifians  de  Sep- 
time-Sévère, on  s'arrête  avec  plus  d'intérêt  devant  ceux  de  cet  em- 
pereur. Ils  sont  authentiques,  nombreux,  et  comme  lui  bien  carac- 
térisés. Sévère  était  Africain  et  garda  toujours  l'accent  de  son  pays. 
11  y  a  en  effet  de  l'Africain  dans  ses  traits  :  son  nez  est  assez  ouvert 
et  un  peu  écrasé,  sa  chevelure  est  formée  de  petites  boucles  qui 
semblent  disposées  de  manière  à  déguiser  des  cheveux  crépus.  Après 
des  empereurs  espagnols  et  gaulois,  Rome  avait  un  empereur  quar- 
teron. Septime-Sévère  se  montra  ce  que  sont  souvent  les  hommes 
de  sang  mêlé,  intelligent  et  perfide,  courageux  et  cruel. 

Il  était  perfide,  car  il  adressa  à  Clodius  Albinus  une  lettre  tout 
affectueuse,  dans  laquelle  il  lui  offrait  de  partager  l'empire,  mais 
ceux  qui  étaient  chargés  de  cette  bienveillante  missive  avaient  ordre 
de  poignarder  Albinus;  il  était  cruel,  naturâ  sœvus,  dit  Eutrope, 
car  il  fit  mettre  à  mort  beaucoup  d'hommes  sous  des  prétextes  fort 


l'histoire  romaine  a  romk.  567 

variés,  les  uns  parce  qu'ils  avaient  plaisanté,  les  autres  parce  qu'ils 
n'avaient  rien  dit,  punissant  la  parole  et  le  silence.  Il  s'enrichit  par 
des  proscriptions,  moyen  qu'avaient  employé  les  destructeurs  de  la 
république,  et  auquel  les  successeurs  de  la  république  ne  renon- 
çaient pas.  Par  son  ordre,  on  tua  la  femme  et  les  enfans  de  chacun  de 
ses  deux  compétiteurs.  Il  fit  jeter  devant  sa  tente  et  tailler  en  quar- 
tiers le  corps  de  Glodius  Albinus.  Montant  le  cheval  du  vaincu,  il 
força  l'animal  épouvanté  à  fouler  le  cadavre  de  son  maître.  Enfin 
il  fit  périr  sans  jugement  un  grand  nombre  de  personnages  consi- 
dérables, —  Spartien  en  cite  quarante-trois,  —  et  sans  doute  un 
nombre  bien  plus  grand  encore  de  citoyens  obscurs.  Selon  cet  au- 
teur, la  jeunesse  de  Septime-Sévère  avait  été  pleine  de  crimes  et 
de  débordemens.  Cependant  Sévère  fut  regretté  et  mérita  de  l'être, 
par  comparaison  avec  ses  successeurs  Caracalla  et  Héliogabale,  et 
parce  qu'au  moins  il  défendit  l'empire.  Rien  ne  montre  mieux  à 
quel  abaissement  Rome  était  descendue  que  la  justice  de  ces  regrets. 

La  figure  de  Sévère  exprime  la  fermeté.  En  effet,  il  sut  faire  res- 
pecter la  discipline.  Il  étouffa  une  grave  sédition  qui  avait  éclaté 
presque  aux  portes  de  Rome,  près  des  Saxa  rubra,  au  bord  du  Tibre, 
là  où  le  christianisme  et  Constantin  devaient  triompher  du  paganisme 
et  de  Maxence.  Cependant  Sévère  lui-même  ne  put  empêcher  les  sol- 
dats de  demander  au  sénat  10,000  sesterces,  et  il  ne  sut  ce  jour-là 
désarmer  la  sédition  qu'en  la  paj  ant.  11  est  vrai  que  les  soldats  invo- 
quaient le  souvenir  d'Octave,  qui  en  avait  donné  autant  à  ceux  qui 
l'avaient  amené  à  Rome.  On  voit  que  les  plus  mauvaises  traditions  du 
régime  impérial  remontaient  au  fondateur  de  l'empire  des  césars. 

Le  camp  des  prétoriens,  ce  lieu  où  naguère  on  débattait  les  con- 
ditions de  l'achat  du  pouvoir  souverain,  vit  un  spectacle  auquel  il 
n'était  pas  accoutumé  :  les  gardes  prétoriennes,  qui  étaient  les  ja- 
nissaires de  l'empire  romain,  remplacées  par  d'autres  troupes.  Le 
Forum  vit  passer  l'empereur  allant  du  Capitole  au  Palatin,  et  faisant 
porter  devant  lui,  renversés,  les  étendards  qu'il  avait  enlevés  aux 
prétoriens.  On  put  s'applaudir  alors  qu'une  tyrannie  fût  détruite  par 
un  tyran;  mais  cette  joie  ne  devait  pas  durer.  Sévère  lui-même  fut 
obligé  de  rétablir  les  prétoriens  et  d'en  quadrupler  le  nombre  :  de 
douze  mille  ils  furent  portés  à  cinquante  mille. 

Cet  homme  ferme  et  dur  ne  pouvait  rien  contre  la  corruption 
qui  avait  atteint  l'armée.  Une  lettre  de  Sévère  au  gouverneur  de 
la  Gaule  contient  une  satire  amère  de  cette  corruption.  «  Tes  sol- 
dats vagabondent,  tes  tribuns  se  baignent  au  milieu  du  jour  (1). 
Ils  ont  pour  salles  à  manger  les  cabarets,  pour  chambres  à  coucher 

(1)  C'était  uu  grind  signe  de  mollesse  de  se  baigner  avant  le  soir. 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  hôtelleries.  Ils  dansent,  ils  boivent,  ils  chantent;  leurs  repas  sont 
sans  terme,  et  leur  intempérance  sans  mesure.  Ces  choses  se  feraient- 
elles,  si  nous  avions  un  reste  de  la  discipline  de  nos  pères?  »  Ce 
n'est  pas  moi  qui  le  dis,  c'est  un  empereur  guerrier.  On  croit  par- 
lois  que  le  despotisme  est  favorable  à  l'esprit  militaire;  la  défaillance 
de  cet  esprit  sous  l'empire  prouve  qu'il  n'en  a  pas  toujours  été  ainsi. 
Sévère,  né  en  Afrique,  alla  mourir  en  Angleterre.  Son  dernier 
mot  d'ordre  :  travaillons!  a  eu  l'honneur  d'être  cité  par  M.  le  duc 
de  Broglie  dans  un  mémorable  discours  académique.  A  côté  de  l'é- 
nergie qu'atteste  ce  mot,  une  autre  parole  de  Sévère  respire  un  dé- 
couragement profond.  «  J'ai  tout  été,  et  à  quoi  bon?  »  Omnia  fui  et 
niliil  expcdit.  Cette  appréciation  ironique  des  choses  humaines  est 
remarquable  chez  un  ancien.  On  croit  entendre  parler  Hamlet,  ou 
Macbeth  dire  après  une  vie  d'ambition  et  de  remords  : 

Life  is  a  poor  player.... 
«  La  vie  est  comme  un  pauvre  acteur.  » 

Rome,  qui  allait  à  sa  ruine  après  tant  de  brillantes  fortunes,  pou- 
vait dire  comme  Sévère  :  «  J'ai  tout  été,  et  à  quoi  bon?  »  L'amer- 
tume de  sa  décadence  est  dans  ce  mot-là. 

Septime-Sévère,  un  des  conservateurs  et  des  réparateurs  passa- 
gers de  cet  édifice  prêt  à  tomber  en  ruine  qui  s'appelait  l'empire, 
montra  le  même  instinct  de  conservation  et  de  réparation  dans  le 
soin  qu'il  prit  d'entretenir  les  édifices  et  de  rebâtir  les  ruines.  Selon 
Spartien,  Sévère  n'avait  pas  coutume  d'inscrire  son  nom  sur  les  mo- 
numens  qu'il  relevait;  Dion  dit  précisément  le  contraire.  Le  Panthéon 
donne  raison  à  Dion,  car  une  inscription  placée  au-dessous  de  celle 
d'  Vgrippa  nous  apprend  que  Septime-Sévère  et  son  lils  Caracalla  ont 
restauré  ce  monument  et  l'ont  orné.  On  le  reconnaît  aussi  à  l'infé- 
riorité de  plusieurs  détails  et  au  goût  médiocre  de  certains  orne- 
mens.  Cette  inscription  nous  apprend  aussi  (pie  le  Panthéon  était  déjà 
dégradé  par  le  temps,  vetustale  corruptum;  ces  mots  auraient  pu  s'ap- 
pliquer à  l'empire.  Sévère  restaura  même  un  temple  qui  remontait 
à  l'époque  de  la  république,  celui  de  la  Fortune  Muliebre,  élevé  en 
mémoire  du  triomphe  qu'avait  remporté  l'ascendant  d'une  mère  et 
d'une  épouse  sur  l'orgueil  irrité  de  Coriolan,  et,  parmi  les  monuinens 
qui  dataient  des  premiers  temps  de  l'empire,  le  portique  d'Octavie. 
A  ces  restaurations  Sévère  joignit  des  constructions  nouvelles.  11  bâ- 
tit des  thermes  qui  étaient  placés  non  loin  de  la  porte  Capène,  et  par 
conséquent  voisins  du  lieu  où  devaient  s'élever  les  thermes  de  Ca- 
racalla, dont  ils  furent  peut-être  l'origine  et  pour  ainsi  dire  le  germe. 
11  donna  son  nom  à  une  porte  qui  se  trouvait  sur  la  rive  droite  du 
Tibre;  cette  porte,  réparée  dans  les  temps  modernes  et  refaite  en 


l'histoire   ROMAINE   A   ROME.  509 

partie,  s'appelle  encore  porta  Seltimiana;  il  établit  une  voie,  la  via 
Severiana,  qui,  partant  d'Ostie,  suivait  le  bord  de  la  mer  :  produits 
de  l'activité  d'un  empereur  dont  la  devise  eût  pu  être  ce  mot  d'ordre 
déjà  cité  :  Travaillons  (laboremus). 

Si  je  suivais  l'histoire  monumentale  de  Rome  hors  de  Rome  même, 
j'aurais  à  mentionner  ce  mur  ou  rempart  élevé  par  Septime-Sévère 
à  travers  l'île  de  Bretagne  pour  protéger  les  établissemens  romains 
contre  les  populations  insoumises  du  nord  de  l'Angleterre  et  de 
l'Ecosse  (1),  grand  ouvrage  analogue  à  celui  dont  Adrien  et  Antonin 
étaient  les  auteurs,  et  qui  ne  suffisait  plus.  Rome  se  retranchait  déjà; 
elle  élevait  contre  ses  ennemis  des  remparts  aux  extrémités  de  son 
empire.  Le  jour  approchait  où  elle  serait  obligée  de  reporter  en  ar- 
rière ses  moyens  de  défense  et  de  se  fortifier  elle-même,  en  oppo- 
sant aux  Barbares,  devenus  menaçans  pour  le  centre  de  l'empire,  le 
mur  d'Aurélien. 

11  ne  reste  rien  d'un  édifice  à  sept  étages  bâti  par  Septime-Sévère, 
et  qu'on  appelait  le  Septizonium.  11  l'avait  placé  devant  le  palais  im- 
périal, vers  l'angle  méridional  du  Palatin,  pour  frapper  les  yeux  de 
ses  compatriotes  africains  quand  ils  arrivaient  à  Rome.  C'est  peut- 
être  par  la  même  raison  qu'il  avait  construit  ses  thermes  de  ce 
côté.  Le  sentiment  que  Spartien  prête  à  Septime-Sévère  est  un 
signe  curieux  de  ce  patriotisme  de  province,  sentiment  nouveau  qui 
venait  se  mettre  à  côté  du  vieux  patriotisme  romain,  et  devait  l'ef- 
facer. L'Africain  se  retrouve  là  comme  dans  les  traits  de  Sévère, 
comme  dans  son  accent,  comme  dans  son  éloquence,  qui  était  car- 
thaginoise. Au  sein  de  l'unité  romaine,  les  nationalités  commencent 
à  se  dessiner;  on  pressent  la  diversité  des  temps  modernes. 

La  disposition  particulière  qui  donna  au  Septizonium  son  nom  n'é- 
tait pas  nouvelle.  Les  régionnaires  indiquent  un  autre  Septizonium 
sur  le  mont  Esquilin,  près  des  thermes  de  Titus  et  de  la  maison  où 
cet  empereur  naquit.  Sévère  paraît  avoir  affectionné  ce  genre  de 
construction,  car  c'est  dans  un  troisième  Septizonium  érigé  sur  la 
voie  Appienne,  et  destiné  par  lui  à  sa  propre  sépulture,  que  fut  porté 
le  corps  de  son  fils  Géta.  Quant  au  Septizonium  du  Palatin,  trois  des 
sept  étages  existaient  encore  au  temps  de  Sixte-Quint,  le  grand  bâ- 
tisseur, mais  qui,  comme  on  l'a  fait  pendant  tout  le  xvie  siècle  et 
depuis  jusqu'à  nos  jours,  n'a  bâti  qu'en  détruisant  beaucoup. 

Avant  d'arriver  à  l'antiquité  la  plus  considérable  qui  nous  reste 
de  Septime-Sévère,  à  son  arc  de  triomphe,  je  dois  dire  un  mot  d'un 

(1)  Je  suis  d"autant  moins  tenté  d'empiéter  sur  un  sujet  placé  en  dehors  de  ces 
études,  que  je  le  sais  en  bonnes  mains,  car  il  ne  peut  manquer  d'être  savamment  traité 
dans  l'écrit  que  prépare  M.  Noël  Desvergers  sur  la  domination  des  Romains  en  An- 
gleterre. 


570  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

autre  arc  qui  date  de  son  règne.  C'est  un  arc  nain  dont  les  sculp- 
tures sont  très  médiocres,  et  que  les  changeurs  et  les  marchands  de 
bestiaux  qui  fréquentaient  le  marché  aux  bœufs  (forum  boarium) 
érigèrent  en  l'honneur  de  Sévère  et  de  sa  famille  :  pauvre  petite  pla- 
titude pauvrement  exécutée.  Par  un  de  ses  caprices  ironiques,  le 
temps,  qui,  avec  le  secours  des  hommes,  a  détruit  tant  d'admirables 
monumens,  a  épargné  celui-là;  ce  lourd  et  disgracieux  colifichet 
de  la  décadence  est  à  deux  pas  de  la  voûte  antique  et  indestructible 
de  l'égout  des  Tarquins. 

Un  arc  plus  considérable  et  voisin  du  premier  porte  le  nom  de 
Janus  quadrifrons  parce  qu'il  a  quatre  ouvertures,  et  par  là  quatre 
façades.  C'est  un  de  ces  janus  près  desquels  se  tenaient  les  chan- 
geurs et  les  banquiers,  qui  servaient  d'abri  aux  marchands  et  de 
bourse  aux  Romains.  Ceux  du  grand  Forum  ont  disparu,  celui  du 
Marché  aux  bœufs  subsiste.  Il  n'offre  d'autre  intérêt  que  de  nous 
fournir  un  spécimen  du  genre  de  construction  auquel  il  appartient. 
L'architecture  en  est  pesante.  Canina  y  voyait  un  des  innombrables 
janus  dont  Doinitien  avait  rempli  la  ville;  mais  on  construisait  mieux 
sous  Doinitien.  Il  est  plus  convenable  de  le  rapporter  au  temps  de 
Septime-Sévère,  qui  avait  aussi  élevé  plusieurs  janus.  Peut-être 
est-ce  par  reconnaissance  pour  la  munificence  impériale,  qui  leur 
aurait  donné  le  plus  grand  des  deux  arcs,  que  les  habitués  du  Mar- 
ché aux  bœufs  ont  élevé  le  petit. 

Mais  passons  à  l'arc  triomphal  de  Septime-Sévère,  l'un  des  restes 
les  mieux  conservés  de  la  Rome  antique,  l'un  de  ses  plus  imposans 
débris. 

Septime-Sévère,  empereur  vraiment  guerrier,  était  digne  d'un 
arc  de  triomphe,  et  le  sort  a  été  juste  en  laissant  debout  cet  hom- 
mage auquel  il  avait  droit.  L'arc  de  Septime-Sévère  est  intact;  il  se 
dresse  au  pied  du  Capitale,  en  face  du  Forum.  En  le  plaçant  dans 
ce  lieu,  Sévère  montrait  ce  jour-là  son  indifférence  pour  les  souve- 
nirs de  Rome  libre,  car,  dominée  par  l'arc  impérial,  l'ancienne  tri- 
bune aux  harangues,  devenue  inutile,  était  comme  écrasée  sous  sa 
masse  et  perdue  dans  son  ombre.  L'arc  de  Septime-Sévère  masquait 
aussi  le  temple  de  la  Concorde,  dont  l'origine  remontait  à  Camille, 
et  que  Sévère  lui-même  avait  réparé.  Dresser  un  arc  de  triomphe 
devant  l'un  des  plus  beaux  temples  de  Rome,  c'était  déjà  de  la  bar- 
barie. Quand  on  s'étonne  de  l' accumulation  des  monumens  au  pied 
du  Capitole,  on  oublie  que  cette  accumulation  fut  successive.  Sous 
la  république,  il  n'y  avait  là  que  deux  temples,  celui  de  la  Concorde 
et  celui  de  Saturne;  même  quand  Doinitien  eut  ajouté  le  temple  de 
son  père  Vespasien,  l'encombrement  n'existait  pas  encore.  Septime- 
Sévère  vint  planter  gauchement  son  arc  de   triomphe  devant  le 


L  HISTOIRE    ROMAINE    A    ROME. 


571 


temple  de  la  Concorde,  et  par  là,  le  premier,  troubla  le  bel  effet  d'en- 
semble que  ce  lieu  présentait.  C'est  une  faute  de  goût  sans  doute, 
niais  il  ne  faut  pas  nous  en  étonner,  car  la  décadence  arrive;  l'arc  de 
Septime-Sévère  semble  bâti,  à  son  premier  avènement,  pour  la  lais- 
ser passer. 

La  décadence  paraît  surtout  dans  les  sculptures.  Si  on  les  com- 
pare avec  celles  du  temps  des  Antonins,  on  sera  frappé  de  leur  pro- 
digieuse infériorité.  Il  y  a  entre  les  unes  et  les  autres  la  plus  grande 
des  distances,  la  distance  du  beau  au  laid,  et  cependant  les  deux 
époques  se  touchent.  Ces  chutes  soudaines  se  rencontrent  souvent 
dans  l'histoire  de  l'humanité.  De  même  qu'à  certaines  heures  privi- 
légiées de  la  vie  des  peuples  le  beau  semble  naître  par  une  éclosion 
soudaine,  de  même  aux  heures  fatales  le  beau  meurt  de  mort  su- 
inte, comme  le  jour  sous  les  tropiques  commence  et  finit  tout  à 
coup.  Cette  apparition  et  cette  disparition  ne  se  produisent,  il  est 
vrai,  que  lorsqu'elles  ont  été  suffisamment  préparées,  mais  elles 
sont  parfois  presque  instantanées.  Le  lendemain,  on  ne  parle  plus 
la  langue  de  la  veille.  C'est  ainsi  qu'en  voyage  on  est  souvent  étonné 
de  passer  sans  transition  d'une  race  à  une  autre  race,  d'un  idiome 
à  un  autre  idiome.  Les  difféientes  périodes  de  la  civilisation,  des 
lettres,  des  arts,  ont  aussi  leurs  frontières,  parfois  très  brusquement 
tranchées.  Dn  torrent,  un  sommet  sépare  des  populations  entière- 
ment différentes;  on  passe  le  torrent,  on  franchit  le  sommet,  et  on  ne 
retrouve  plus  rien  de  ce  qu'on  a  laissé  de  l'autre  côté.  Pareillement 
tel  pas  fait  dans  l'histoire  transporte  de  la  région  de  la  beauté  ou 
de  la  puissance  dans  celle  de  la  laideur  ou  de  la  ruine. 

L'architecture  de  l'arc  triomphal  de  Septime-Sévère  est  fort  supé- 
rieure à  la  sculpture.  J'avais  déjà  eu  l'occasion  de  faire  remarquer 
que  le  premier  de  ces  deux  arts  résiste  mieux  que  le  second  à  la 
décadence;  j'ai  eu  le  plaisir  de  retrouver  cette  observation  dans  une 
lettre  de  Raphaël. 

Les  proportions  de  l'arc  de  Septime-Sévère  sont  encore  belles. 
L'aspect  en  est  imposant;  il  est  solide  sans  être  lourd.  La  grande  in- 
scription où  se  lisent  les  épithètes  victorieuses  qui  rappellent  les 
succès  militaires  de  l'empereur,  Parthique,  Dacique,  Adiabénique, 
se  déploie  sur  une  vaste  surface  et  donne  à  l'entablement  un  air  de 
majesté  qu'admirent  les  artistes.  Cette  inscription  est  doublement 
historique  :  elle  rappelle  les  campagnes  de  Sévère  et  la  tragédie  do- 
mestique qui  après  lui  ensanglanta  sa  famille,  le  meurtre  d'un  de 
ses  fils  immolé  par  l'autre,  et  l'acharnement  de  celui-ci  à  poursuivre 
la  mémoire  du  frère  qu'il  avait  l'ait  assassiner.  Le  nom  de  Géta  a  été 
visiblement  effacé  par  Caracalla.  La  même  chose  se  remarque  dans 
une  inscription  sur  bronze  qu'on  voit  au  Capitole  et  sur  le  petit  arc 


572  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  Marché  aux  bœufs  dont  j'ai  parlé,  où  l'image  de  Géta  a  été  effa- 
cée  comme  son  nom.  Caracalla  ne  permit  pas  même  à  ce  nom  pros- 
crit de  se  cacher  parmi  les  hiéroglyphes.  En  Egypte,  ceux  qui  com- 
posaient le  nom  de  Géta  ont  été  grattés  sur  les  monumens. 

Les  bas-reliefs  de  l'arc  de  Septime-Sévère  retracent  ses  victoires 
en  Orient.  On  y  voit  son  entrée  à  Babylone  et  la  tour  du  temple  de 
Bélus.  Les  armes  romaines  étaient  encore  conquérantes,  mais  ne  de- 
vaient pas  l'être  longtemps.  Du  reste,  l'empereur  seul  et  l'armée  pou- 
vaient s'enorgueillir  de  ces  victoires,  non  le  peuple  romain,  qui. 
lui,  était  conquis  par  la  servitude.  Une  nation  ne  saurait  être  trèsfière 
de  ce  qu'un  despote  accomplit  de  grand  en  son  nom  :  c'est  l'œuvre 
du  maître,  ce  n'est  pas  la  sienne.  Comme  sa  volonté  ne  compte  point, 
elle  ne  saurait  revendiquer  sa  part  de  gloire  dans  des  guerres  en- 
treprises el  conduites  sans  la  consulter.  Si  les  Romains  éprouvaient 
de  l'orgueil  en  présence  de  ces  tableaux  de  la  gloire  de  Sévère,  cet 
orgueil  était  risible,  ainsi  que  léserait  l'orgueil  d'un  esclave  qu'on 
promènerait  dans  un  char  triomphal. 

Je  passe  à  Caracalla,  que  l'arc  de  triomphe  paternel  a  introduit 
dans  cette  histoire  comme  empereur  fratricide,  et  que  le  moment  de 
peindre  est  arrivé. 

Septime-Sévère  laissa  deux  lils  :  Géta  et  Bassianus,  surnommé 
Caracalla,  du  nom  d'un  vêtement  long  qu'il  aimait  à  porter  et  à 
donner  au  peuple.  Galigula  avait  tué  son  cousin  le  jeune  Tibère,  Ca- 
racalla tua  son  frère  Géta.  Ce  sont  les  mœurs  fratricides  du  sérail.  Le 
despotisme  oriental,  en  s'établissant  à  Rome,  y  amenait  les  crimes 
de  l'Orient. 

A  en  croire  Spartien,  Caracalla  n'aurait  pas  eu  ces  instincts  pré- 
coces de  férocité  que  trahit  Commode  enfant.  Son  enfance  fut  douce 
et  aimable.  11  pleurait  quand  il  voyait  les  condamnés  livrés  aux  bêtes 
dans  l'amphithéâtre:  mais  la  mauvaise  ligure  qu'a  déjà  Caracalla 
dans  les  bustes  où  on  le  représente  encore  adolescent  me  porte  à 
penser  que  cette  douceur  était  feinte  et  cette  sensibilité  hypocrite. 
On  dit  bien  aussi  qu'après  avoir  fait  périr  son  frère,  toutes  les  fois 
qu'il  voyait  l'image  ou  entendait  le  nom  de  ce  frère,  il  versait  des 
larmes.  Qui  pourrait  croire  à  la  sincérité  des  larmes  de  Caracalla? 
Caracalla  ressemblait  aux  petits  tigres  qui  jouent  avec  grâce  jus- 
qu'au jour  où  l'âge  a  développé  leur  appétit  naturel  du  sang.  Si 
Caracalla  obéit  une  fois  à  un  bon  sentiment,  ce  fut  quand  il  éleva  un 
portique  où  étaient  représentés  les  exploits  guerriers  de  son  père. 

Spartien  a  dit  :  Nikil  inler  fratres  simile,  les  deux  frères  n'avaient 
rien  de  semblable.  Au  physique  du  moins  ils  se  ressemblaient.  Pour 
juger  de  cette  ressemblance,  il  ne  faut  pas  comparer  aux  rares 
images  de  Géta  les  bustes  dans  lesquels  Caracalla  est  représenté. 


l'histoire   ROMAINE   A   ROME.  57* 

comme  c'est  l'ordinaire,  le  col  tordu  et  l'air  furieux,  caricature  que 
les  artistes  n'auraient  pas  osé  se  permettre,  mais  que  dans  sa  démence 
Garacalla  leur  imposait.  Il  voulait  que  ses  bustes  eussent  la  tète  pen- 
chée, comme  il  affectait  de  la  porter  pour  ressembler  à  Alexandre 
et  qu'on  lui  donnât  un  air  terrible.  Malgré  tout  le  bien  que  Spartien 
dit  de  Géta,  j'incline  à  croire  avec  Dion  Gassius  qu'au  moral  il  res- 
semblait aussi  à  son  frère.  G'est  parfois  une  bonne  fortune  d'être  tué 
à  propos.  L'horreur  que  fait  éprouver  le  meurtre  inspire  souvent  à 
l'historien  un  intérêt  excessif  pour  la  victime.  Géta  n'a  point  dans 
ses  bustes  ce  visage  de  fou  furieux  qu'affectait  Garacalla,  mais  il 
n'a  pas  l'air  bon.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les  deux  fils  de  Sévère 
avaient  l'un  pour  l'autre  une  haine  violente.  Ils  ne  pouvaient  se  sup- 
porter ni  même  se  voir,  et  ils  s'étaient  partagé  les  bàtimens  impé- 
riaux du  Palatin,  assez  vastes  pour  qu'ils  pussent  y  vivre  sans  se 
rencontrer.  Ils  avaient  supprimé  toute  communication  entre  leurs 
demeures.  Pendant  ce  temps,  on  frappait  des  médailles  où  se  voyait 
la  double  effigie  impériale  et  se  lisaient  ces  mots  :  Concordiœ perpé- 
tuée, concordiœ  œternœ.  Malgré  cette  assurance  de  concorde  perpé- 
tuelle, éternelle,  l'un  des  frères  devait  à  la  lin  être  tué  par  l'autre. 
Géta  n'ayant  point  tué  Garacalla,  Garacalla  tua  Géta. 

Géta  fut  égorgé  dans  les  bras  de  sa  mère  Julie,  où,  blessé,  il  s'é- 
tait réfugié.  Garacalla  s'j  était  pris  adroitement  pour  se  débarrasser 
de  son  associé.  Il  était  allé  au  camp  des  prétoriens,  près  d'Albe, — là 
où  est  aujourd'hui  la  charmante  petite  ville  d'Albano,  qui  occupe 
l'emplacement  de  ce  camp  et  du  palais  de  Domitien,  et  dont  la  po- 
sition riante  contraste  si  fort  avec  de  tels  souvenirs,  —  affirmant  que 
son  frère  avait  conspiré  contre  lui  et  manqué  de  respect  à  Julie,  leur 
mère,  puis  il  l'avait  fait  frapper  dans  le  palais.  Ensuite  il  ordonna 
qu'on  mît  à  mort  plusieurs  de  ceux  qui  avaient  servi  d'instrument 
à  son  crime  et  qu'on  rendit  des  honneurs  à  la  statue  de  Géta.  G'est 
le  meurtre  avec  la  perfidie  et  l'hypocrisie  de  plus. 

Garacalla  ne  commença  donc  point  par  effacer  sur  les  monumens  le 
nom  et  les  images  de  son  frère;  mais  il  semble  que  bientôt  les  furies 
vengeresses  le  saisirent  et  que  le  nom  de  Géta  le  troubla.  Les  auteurs 
n'osaient  plus  donner  à  leurs  personnages  ce  nom,  qui  est  souvent 
celui  d'un  esclave  dans  les  comédies  romaines.  C'est  probablement 
alors  qu'il  voulut  aussi  imposer  silence  aux  monumens,  et  qu'il  fit 
mourir  tous  ceux  qui  furent  soupçonnés  de  regretter  Géta,  au  nom- 
bre, assure  Dion  Cassius,  de  vingt  mille.  Pour  moi,  dans  cette  rage 
qui  poussait  le  meurtrier  à  supprimer  tout  souvenir  de  sa  victime, 
je  vois  moins  encore  l'acharnement  de  la  haine  que  le  besoin  de  fuir 
l'obsession  du  remords.  Cependant  cette  suppression  impuissante  a 
laissé  un  vestige  qu'on  peut  reconnaître  encore  aujourd'hui  là  où 


574  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

elle  s'est  accomplie.  Caracalla  n'a  pas  si  bien  fait  gratter  la  pierre 
des  arcs  de  triomphe  que  l'on  ne  retrouve  la  trace  des  inscriptions 
qu'il  voulait  anéantir.  C'est  la  tache  de  sang  sur  la  main  que  lady 
Macbeth  frotte  en  vain,  la  tache  que  tous  les  flots  de  l'Océan  ne  lave- 
raient pas.  En  cherchant  à  faire  disparaître  ces  inscriptions,  il  n'a 
pu  abolir  l'histoire;  au  contraire  il  l'a  rendue  par  ses  efforts  mêmes 
j)lus  présente  au  souvenir  des  hommes.  Parfois  effacer,  c'est  écrire. 

Nous  sommes  accoutumés  à  voir  les  plus  mauvais  parmi  les  em- 
pereurs se  signaler  par  le  zèle  qu'ils  mirent  à  embellir  Rome.  Cara- 
calla continua  les  réparations  que  Sévère  avait  commencées.  Ses 
préférences  devaient  être  pour  le  cirque;  il  agrandit  les  portes  du 
Circus  Maximus.  On  lui  a  attribué  un  cirque  encore  existant  hors  de 
Rome,  non  loin  du  tombeau  de  Cecilia  Metella;  mais  la  maçonnerie  en 
est  trop  grossière  pour  remonter  au  temps  de  Caracalla,  et  l'opinion 
qui  en  place  la  fondation  sous  Klaxence  est  beaucoup  plus  vraisem- 
blable. Il  éleva  partout  des  temples  somptueux  à  la  déesse  Isis;  enfin 
il  construisit  des  thermes,  auxquels  conduisait  une  rue  assez  large 
pour  être  appelée  par  Spartien  une  des  plus  belles  places  de  Rome. 

Caracalla,  qui  pour  l'histoire  n'est  autre  chose  qu'un  fou  sangui- 
naire, a  laissé  les  débris  immenses  d'un  gigantesque  monument, 
bien  connu  sous  le  nom  de  Thermes  de  Caracalla.  11  s'appelait 
Thermes  Antoniniens;  la  rue  champêtre  qui  \  conduit  aujourd'hui, 
moins  large  que  celle  dont  parle  Spartien,  porte  encore  le  nom  de 
Via  ail'  Antoniana,  et  rappelle  le  nom  d'Antonio,  que,  par  une  va- 
nité qui  ressemble  à  une  dérision,  osa  porter  Caracalla,  —  que  son 
père  lui  avait  donné,  parce  que  rien  ne  pouvait  arracher  ce  nom  du 
cœur  des  Romains,  et  que  plusieurs  empereurs  prirent  sans  en  être 
dignes,  entre  autres  Héliogabale.  Les  thermes  de  Caracalla  sont  le 
plus  majestueux  reste  de  l'architecture  romaine  après  le  Colisée,  et 
peut-être,  pour  l'effet  pittoresque,  l' emportent-ils  sur  l'amphithéâtre 
des  Flaviens.  Quand  on  pénètre  dans  ces  thermes,  on  croit  voir 
d'abord  un  chaos  de  ruines,  du  sein  desquelles  des  masses  confuses 
s'élèvent  comme  des  tours  démantelées,  ou  des  rochers  entassés  en 
désordre  par  un  éboulement  de  montagnes;  mais  bientôt  on  voit  faci- 
lement l'ensemble  de  ce  vaste  édifice,  et  alors  rien  n'est  plus  simple 
et  plus  régulier. 

Si  du  Palatin  ou  du  Cœlius  on  embrasse  cet  ensemble,  on  s'aper- 
çoit que  la  partie  principale  des  thermes  forme  un  quarré  long  des- 
siné par  de  hautes  murailles.  Cette  enceinte  colossale  est  d'une  par- 
faite régularité.  Pour  se  former  une  idée  complète  des  thermes  de 
Caracalla,  il  faut  joindre  à  ce  grand  quadrilatère  la  palestre  destinée 
aux  jeux  athlétiques  et  terminée  au  sud  par  des  gradins  formant  une 
anse  de  panier  très  évasée,  un  grand  portique  qui  enveloppait  les 


L  HISTOIRE    ROMAINE    A    ROME.  0/f» 

thermes  de  trois  côtés,  et  dans  les  vignes  voisines  encore  quelques 
dépendances.  L'imagination  est  d'abord  étourdie  de  tant  de  gran- 
deur. Si  l'on  entre  maintenant  dans  l'enceinte  de  murailles  qui  sub- 
siste presque  tout  entière,  on  remarque  bientôt  l'ordonnance  et  la 
symétrie  des  salles  qu'elle  renfermait.  Aux  deux  extrémités,  deux 
cours  entourées  de  portiques;  dans  l'espace  qui  les  sépare,  une  salle 
immense,  qui  était  la  grande  piscine  pour  les  bains  froids;  du  côté 
de  la  palestre,  une  salle  ronde;  entre  ces  deux  salles,  le  calidariutn 
pour  les  bains  chauds  :  telles  sont  les  parties  principales  de  ces 
thermes,  qui  comprenaient  en  outre  plusieurs  salles  plus  petites, 
des  chambres  de  bain,  divers  lieux  de  promenade  et  de  récréation. 
Le  tout  couvrait  un  espace  dont  la  circonférence  a  près  d'un  mille. 
L'étendue  de  ces  thermes  fait  comprendre  l'expression  hyperbolique 
d'Ammien  Marcellin  :  des  bains  qui  semblent  des  provinces.  Spartien 
les  appelle  très  magnifiques. 

Tout  ce  qu'on  sait  de  ces  thermes  et  tout  ce  qu'on  en  voit  en- 
core atteste  en  effet  leur  extrême  magnificence.  La  couverture  d'une 
des  salles,  la  cella  solearis,  était  formée  par  des  barres  de  bronze 
et  de  cuivre  d'une  telle  étendue  que  les  plus  doctes  mécaniciens  ne 
pouvaient  concevoir  comment  il  avait  été  possible  de  la  construire 
ainsi.  Les  ornemens  de  l'intérieur  ont  été  enlevés,  mais  on  peut  en- 
core en  admirer  plusieurs  dans  les  divers  endroits  où  on  les  a  dis- 
persés. Deux  énormes  vasques  de  granit  placées  devant  le  palais  Far- 
nèse,  et  qui  servent  aujourd'hui  de  fontaine,  furent  trouvées  dans  les 
thermes  de  Caracalla,  ainsi  que  diverses  statues  célèbres,  l'Hercule 
Farnèse,  le  groupe  appelé  Taureau  Farnèse,  la  Flore  et  la  Vénus  du 
musée  de  Naples.  Les  curieuses  mosaïques  représentant  des  portraits 
de  gladiateurs,  qui  ont  été  transportées  au  musée  de  Saint-Jean- 
de-Latran,  formaient  le  pavé  de  l'une  des  salles.  Au  xve  siècle,  les 
thermes  de  Caracalla  n'avaient  pas  été  entièrement  dépouillés,  le 
Pogge  y  admirait  encore  une  multitude  de  colonnes  et  des  marbres 
de  toute  espèce.  Maintenant  les  murailles  sont  nues,  sauf  quelques 
fragmens  de  chapiteaux  oubliés  par  la  destruction;  mais  elles  con- 
servent ce  que  seules  des  mains  de  géant  pourraient  leur  ôter,  leur 
masse  écrasante,  la  grandeur  de  leurs  aspects,  la  sublimité  de  leurs 
ruines.  On  ne  regrette  rien  quand  on  contemple  ces  énormes  et  pitto- 
resques débris,  baignés  cà  midi  par  une  ardente  lumière  ou  se  rem- 
plissant d'ombres  à  la  tombée  de  la  nuit,  s' élançant  à  une  immense 
hauteur  vers  un  ciel  éblouissant,  ou  se  dressant,  mornes  et  mélan- 
coliques, sous  un  ciel  grisâtre,  —  ou  bien,  lorsque,  montant  sur  la 
plate-forme  inégale,  crevassée,  couverte  d'arbustes  et  tapissée  de 
gazon,  on  voit,  comme  du  haut  d'une  colline,  d'un  côté  se  dérouler 
la  campagne  romaine  et  le  merveilleux  horizon  de  montagnes  qui 


576  REVTE    DES    DEUX    MONDES. 

la  termine,  de  l'autre  apparaître,  ainsi  qu'une  montagne  de  plus,  le 
dôme  de  Saint-Pierre,  la  seule  des  œuvres  de  l'homme  qui  ait  quel- 
que chose  de  la  grandeur  des  œuvres  de  Dieu. 

Redescendons  dans  l'intérieur  des  thermes  de  Caracalla,  étudions- 
en  les  diverses  parties,  et  cherchons  à  nous  faire  une  idée  vraie  de 
ces  thermes  des  Romains,  sorte  de  monumens  qui  leur  Eut  propre, 
et  qui,  en  dépit  du  nom  qu'ils  portent,  n'étaient  pas  seulement  des 
bains  chauds. 

Les  thermes  romains  eurent  pour  type  le  gymnase  et  la  palestre 
des  Grecs,  c'est-à-dire  les  lieux  où  l'on  se  livrait  aux  exercices  cor- 
porels. Dion  Cassius,  qui  écrit  en  grec,  désigne  les  thermes  par  le 
mot  gymnasion.  En  Grèce,  dans  les  gymnases,  il  \  axait  un  bassin 
d'eau  froide  et  (les  bains  d'eau  chaude;  tout  cela  était  subordonne  à 
l'objet  principal,  la  lutte,  destinée  à  développer  la  force  et  la  beauté. 
Vprès  ces  exercices  \iolens,  on  avait  besoin  de  se  reposer  et  de  se 
récréer  par  le  bain  et  la  promenade.  Les  jardins,  les  portiques  se 
trouvaient  aussi  dans  les  gymnases  romains,  c'est-à-dire  dans  les 
thermes.  Seulement  le  bain,  qui  en  Grèce  était  l'accessoire,  devint 
à  Rome  le  principal,  et  donna  son  nom  à  tout  l'établissement;  mais 
la  palestre  ne  fut  pas  oubliée,  et  figure  dans  les  thermes  de  Diocté- 
tien aussi  bien  que  dans  ceux  de  Caracalla.  Les  thermes  renfermaient 
aussi  des  objets  d'art,  comme  nos  musées.  On  y  trouvait  des  salles  de 
conversation  et  de  lecture,  des  bibliothèques,  des  emplacemens  poul- 
ies jeux  de  balle  et  de  ballon,  en  un  mot  tout  ce  qui  est  nécessaire 
à  l'amusement  d'un  peuple  civilisé.  C'était,  sur  une  vaste  échelle, 
ce  que  sont  en  petit  nos  cercles  et  nos  clubs,  où  il  y  a  de  même  des 
salles  de  lecture  et  de  conversation,  où  l'on  joue,  sinon  à  la  balle  et 
au  ballon,  au  whist  et  au  billard.  Les  poètes  y  venaient  lire  leurs 
vers,  et  Martial  se  plaint  de  ceux  qui  l'v  poursuivaient.  Les  inven- 
teurs d'un  divertissement  nouveau  y  apportaient  leurs  inventions. 
Martial  parle  aussi  d'un  certain  Lrsus  Togatus,  qui  allait,  dans  les 
différens  thermes  de  Rome,  montrant  l'essai  d'une  balle  de  verre. 
Les  thermes  se  fermaient  au  coucher  du  soleil  ;  une  cloche  aver- 
tissait que  l'heure  de  la  clôture  était  arrivée.  Alexandre  Sévère  fut 
le  premier  qui  les  éclaira  toute  la  nuit. 

La  passion  des  Romains  pour  le  plaisir  du  bain  donna  un  grand 
développement  à  cette  destination  partielle  et,  dans  l'origine,  se- 
condaire des  thermes.  On  eut,  dans  tous,  des  bains  froids,  des  bains 
chauds  et  des  bains  de  vapeur.  Les  thermes  prirent,  sous  les  empe- 
reurs, des  proportions  immenses  :  Caracalla  établit  dans  les  siens 
seize  cents  sièges  de  marbre  pour  les  baigneurs,  et  on  voit  encore 
les  restes  d'un  aqueduc  dont  le  seul  objet  était  de  fournir  à  ceux-ci 
l'eau  dont  ils  avaient  besoin. 


l'histoire  ROMAINE  A  ROME.  5~7 

I.  ne  semblable  création  était  un  grand  moyen  de  popularité.  Cara- 
calla  inaugura  ses  thermes  en  s'y  baignant  avec  la  foule,  qu'il  y  ad- 
mettait. Cette  familiarité  indécente  dut  lui  faire  dans  cette  foule  beau- 
coup de  partisans.  Je  ne  doute  pas  que  l'usage  de  la  grande  piscine 
n'ait  été  gratuit.  Bien  que  divers  passages  des  auteurs  fassent  voir 
que  parfois  à  Rome  on  payait  pour  se  baigner,  ces  passages  sem- 
blent en  général  se  rapporter  à  des  établissemens  particuliers.  Quel- 
ques-uns montrent  cependant  que  l'entrée  dans  les  thermes  n'é- 
tait pas  toujours  gratuite.  Au  temps  de  Lucien,  on  payait  dans  les 
bains  publics  un  droit  d'entrée,  très  faible  il  est  vrai,  deux  oboles 
(6  sous)  :  plus  anciennement,  nous  voyons  Agrippa  léguer  en  mou- 
rant des  fonds  à  Auguste  pour  que  les  Romains  pussent  être  admis 
gratuitement  dans  les  thermes  qu'il  avait  fondés;  mais  il  y  a  lieu  de 
croire  que  ceux  de  Caracalla  étaient  ouverts  à  tous  sans  rétribution. 
L'expression  de  Spartien,  populum  admitlendo,  me  semble  le  prou- 
ver. Ce  plaisir  dut  être  donné  gratis,  comme  ceux  du  cirque  et  de 
l'amphithéâtre,  à  ce  peuple  qu'il  fallait  amuser  pour  le  tenir  asseni. 
Les  thermes  étaient,  on  l'a  vu,  des  lieux  de  divertissement  encore  plus 
que  d'utilité  publique,  et  il  entra  toujours  dans  la  politique  des  mau- 
vais empereurs  romains  d'acheter  la  faveur  de  la  multitude  par  des 
prodigalités  démesurées.  Marc-Aurèle  bâtissait  peu,  il  ne  construi- 
sait pas  des  thermes  somptueux,  mais  il  donnait  de  grands  soins 
aux  voies  de  communication;  il  s'occupait  de  l'utile.  Caracalla  ne 
lit  rien  en  ce  genre;  on  lui  attribue  seulement  le  pavage  d'une  rue 
magnifique,  mais  c'est  qu'elle  conduisait  à  ses  thermes;  il  n'éleva  de 
temple  qu'aune  déesse  étrangère,  Isis.  Dans  sa  prédilection  pour  un  tel 
culte  et  pour  les  robes  longues,  qui  lui  firent  donner  le  nom  de  Cara- 
calla, on  voit  se  manifester  déjà  ce  goût  pour  les  usages  de  l'Orient, 
nui  sera  une  passion  chez  Héliogabale.  Né  d'un  père  africain  et 
d'une  mère  syrienne,  Caracalla  n'avait  pas  dans  les  veines  une  goutte 
de  sang  européen.  Comment  eût- il  conservé  quelque  chose  de  ro- 
main? Aussi  prodigua-t-il  le  titre  de  citoyen,  comme  il  prodiguait 
tout.  11  ne  se  montra  pas  plus  avare  de  ce  titre,  dont  la  vieille  Rome 
•était  si  jalouse,  que  ménager  des  trésors  de  l'état,  dont  elle  était  si 
économe;  mais  cette  prodigalité  était,  comme  toujours,  avide,  et 
pour  y  subvenir,  Caracalla  accorda  ou  plutôt  vendit  le  droit  de  cité 
à  tous  les  habitans  de  l'empire.  Grâce  dérisoire!  S'il  déclarait  tout  le 
monde  citoyen  quand  personne  ne  l'était  plus,  c'était  pour  que  uul 
n'échappât  à  l'impôt  du  vingtième  ou  de  5  pour  100,  et  il  le  porta 
bientôt  à  10  pour  100.  On  a  dit  que  le  monde  était  heureux  sous  les 
plus  médians  empereurs,  que  leurs  caprices  sanguinaires  n'attei- 
gnaient qu'un  petit  nombre  de  personnages  considérables;  mille  faits 
démontrent  le  contraire  :  celui-ci  est  décisif.  L'impôt  étendu  à  tous 

TOME    IX.  27 


•r,7<S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  doublé,  était-ce  une  mesure  qui  frappait  seulement  quelques  per- 
sonnages considérables?  N'était-ce  pas  le  fait  d'une  tyrannie  qui 
voulait  être  sans  exception,  comme  elle  était  sans  limites? 

Toujours  la  décadence  clans  l'art  finit  par  suivre  la  décadence  so- 
ciale, mais  elles  ne  marchent  pas  constamment  du  même  pas;  quel- 
quefois la  première  retarde  sur  la  seconde.  Rome  était  bien  abaissée 
soaç  Caracalla,  mais  l'architecture  se  soutenait  à  une  grande  hau- 
teur. Cette  époque  de  honte  fut  peut-être  celle  où  Rome  étala  dans 
ses  momunens  le  plus  de  magnificence.  Ceux  qui  dataient  des  siècles 
précédens  étaient  encore  intacts  ou  réparés;  presque  tout  ce  qui 
devait  leur  être  ajouté  de  plus  remarquable  existait  déjà.  Si  l'on 
voulait  se  faire  une  idée  complète  de  la  Rome  monumentale  des 
empereurs,  c'est,  je  crois,  à  l'époque  de  Caracalla  qu'il  faudrait  se 
transporter. 

Un  curieux  débris  qui  parait  provenir  de  cette  époque  aiderait, 
s'il  était  plus  considérable,  l'imagination  à  reconstruire  la  Rome 
d'alors  :  ce  sont  les  fragmens  d'un  plan  de  la  ville  éternelle,  où  était 
figurée  la  disposition  relative  de  tous  les  monumens.  Malheureuse- 
ment ces  fragmens.  qui  oui  été  trouvés  près  du  Forum,  sont  peu 
nombreux  par  rapport  à  l'ensemble  que  le  plan  tout  entier  devait 
offrir.  Tels  qu'ils  sont,  ils  ont  servi  à  mieux  déterminer  la  place  et  la 
forme  de  plus  d'un  édifice.  Quand  on  monte  l'escalier  du  musée  Ca- 
pitolin,  entre  les  deux  murs  que  tapissent  les  lambeaux  déchirés  de 
cette  carte  de  marbre  où  l'ancienne  Rome  était  représentée,  et  qu'on 
imagine  ce  que  cette  carte  devait  être  quand  elle  subsistait  tout  en- 
tière, on  croit  voir  dans  leur  intégrité  les  monumens  que  nous  con- 
naissons parleurs  ruines,  et  l'on  cherche  à  deviner  l'aspect  de  ceux 
dont  il  ne  reste  que  le  nom.  Ce  plan  nous  fait  apparaître  dans  une 
vision  vague  Rome  avec  ses  temples,  ses  basiliques,  ses  théâtres, 
ses  thermes,  ses  maisons  privées,  ses  rues,  ses  places.  On  se  perd 
dans  l'effort  de  cette  contemplation  imparfaite,  mais  il  en  reste  une 
impression  immense,  bien  que  confuse,  d'admiration  et  d'étonne- 
ment;  puis,  quand  on  songe  à  ce  qu'étaient  dans  cette  ville  admira- 
ble le  gouvernement  et  les  citoyens,  ce  sentiment  fait  place  au  mépris 
et  au  dégoût. 

Rome  nous  a  montré  dans  les  inscriptions  et  les  images  effacées 
sur  les  arcs  de  Sévère  les  traits  du  fratricide,  et  dans  les  thermes  de 
Caracalla  l'œuvre  du  despote  qui  voulait  amuser  le  peuple;  elle  ne 
nous  montrera  pas  le  lieu  où  le  meurtrier  de  Géta,  où  le  despote  san- 
guinaire fut  puni.  Cette  punition  ne  s'accomplit  ni  dans  le  palais 
impérial,  ni  au  Forum,  théâtres  ordinaires  du  châtiment  des  mau- 
vais empereurs.  C'est  en  Orient  que  le  poignard  devait  atteindre 
Caracalla.   Sur  la  route  d'Édesse,  étant  descendu  un  moment  de 


l'histoire   ROMAINE   A   ROME.  579 

cheval,  il  fut  frappé  par  un  meurtrier  subalterne,  agent  obscur  du 
préfet  du  prétoire  Macrin.  La  circonstance  dans  laquelle  Caracalla 
reçut  le  coup  mortel  donne  à  sa  fin  quelque  chose  de  honteux  et  de 
ridicule.  Une  telle  mort  couronne  convenablement  une  abjecte  et 
absurde  vie.  Son  cadavre  fut  porté  la  nuit  dans  le  sépulcre  de  ces 
Antonins  dont  il  avait  profané  le  nom,  c'est-à-dire  dans  le  mausolée 
d'Adrien,  qui  était  aussi  le  leur,  et  que  la  cendre  de  Commode  avait 
déjà  déshonoré. 

Macrin,  qui  avait  fait  tuer  Caracalla,  lui  succéda.  Meurtrier  hypo- 
crite, il  feignit  de  le  pleurer,  l'appela  divin,  et  jura  qu'il  avait  été 
étranger  à  sa  mort.  Ainsi,  dit  Capitolin,  «  il  ajouta  le  parjure  à  son 
crime,  digne  commencement  d'un  homme  tel  que  lui.  »  Macrin  était 
de  basse  condition,  il  avait  vécu  honteusement  par  toute  sorte  de 
moyens.  Pour  ne  parler  (pie  des  professions  qu'on  peut  nommer  en 
français,  tour  à  tour  histrion,  gladiateur,  tabellion,  avocat  du  lise, 
attaché  à  la  domesticité  du  palais  sous  Caracalla,  la  bassesse  de  ses 
emplois  était  moindre  que  celle  de  son  cœur.  Ignoble,  sordide,  dé- 
bouté, —  ce  sont  les  expressions  de  Capitolin,  —  tout  cela  se  pei- 
gnait sur  sa  figure  impudente  comme  son  caractère,  animi  aique  oris 
inverecundi.  Son  nez  pointu,  son  front  renflé  et  plissé  au-dessus  des 
sourcils,  lui  donnent  l'air  de  ce  qu'il  était  réellement,  un  coquin  vul- 
gaire et  rusé.  Devenu  empereur,  il  eut  le  désir  de  valoir  mieux  que 
par  le  passé.  Comme  Galba,  il  montra  des  velléités  d'énergie  et  la 
prétention  de  rétablir  la  discipline,  inais  il  était  encore  moins  que 
Galba  digne  de  la  réformer.  Sa  rigueur  fut  de  la  férocité.  11  mérita 
qu'on  appelât  le  palais  impérial  une  boucherie.  Macrin  admettait 
des  littérateurs  à  sa  table,  mais  c'était  pour  que  leur  conversation 
mit  une  borne  à  son  intempérance  :  singulier  hommage  aux  lettres! 
Son  règne  éphémère  peut  se  résumer  tout  entier  dans  cette  phrase 
de  son  historien  :  «  l'empire  fut  laissé  quelque  temps  à  cet  homme, 
qui  avait  tous  les  vices.  » 

Ce  procureur  fourbe  et  méchant,  Macrin  n'était  pas  autre  chose, 
fut  accablé  d'épigrammes,  auxquelles  il  répondait  par  des  vers  de  sa 
façon.  Macrin  périt  bientôt  ridicule  et  détesté,  avec  son  fils  Diadu- 
mène,  dont  la  beauté  est  célébrée  par  les  historiens.  Le  peuple,  qui 
a  toujours  besoin  de  s'attacher  à  quelqu'un,  avait  adopté  Diadu- 
mène.  Ce  nom  faisait,  dit-on,  allusion  à  une  circonstance  de  sa  nais- 
sance, celle  qui  a  donné  lieu  à  cette  locution  populaire  :  il  est  né 
coiffé;  mais  l'oracle  fut  trompeur,  car  on  le  tua  avec  son  père.  Ses 
portraits  ne  me  paraissent  pas  justifier  sa  réputation  de  beauté  ex- 
traordinaire, surtout  sa  statue  du  Vatican  ;  il  a  l'air  assez  sombre, 
et  probablement  il  n'aurait  pas  valu  beaucoup  mieux  que  Macrin. 
Lampride  dit  qu'il  était  luxurieux  et  cruel.  Nous  avons  une  lettre  de 


580  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lui  écrite  à  son  père  pour  détourner  celui-ci  de  la  clémence,  et  un< 
autre  adressée  à  sa  mère  dans  le  même  esprit.  On  y  trouve  ces  pa- 
roles à  propos  de  quelques  personnages  compromis  dans  une  con- 
spiration dont  les  chefs  avaient  été  punis  :  «  Si  tu  veux  être  en  sécu- 
rité, il  faut  frapper  ceux-ci.  »  Cette  lettre,  le  témoignage  de  Lampride 
et  l'expression  de  la  statue  du  Vatican  m'empêchent  de  regretter 
beaucoup  le  beau  Diadumène. 

Après  l'apparition  odieuse  et  burlesque  de  Macrin  sur  le  trône  du 
monde  viennent  les  règnes  des  deux  cousins  germains,  l'exécrable 
Héliogabale  et  l'intéressant  Alexandre  Sévère.  L'un  et  l'autre  du- 
rent l'empire  à  des  intrigues  de  femmes.  Ici  entrent  en  scène  ces 
princesses  syriennes,  qui  portèrent  toutes  le  nom  de  Julie,  qu'on 
reconnaît  d'abord  dans  la  série  des  impératrices  à  un  certain  air  qui 
leur  est  propre,  et  à  leurs  cheveux,  qui  ondulent  gracieusement  des 
deux  côtés  de  la  tète,  tels  que  les  portent  aujourd'hui  les  jeunes 
femmes  du  Transtevère,  coiffure  élégante,  surtout  si  on  la  compare 
aux  toupets  monstrueux,  à  la  mode  sous  les  Flaviens  et  sous  Trajan, 
mais  qui  souvent  est  une  véritable  perruque.  Les  Julie  étaient  d'ori- 
gine s\  rienne.  Être  Syriennes  à  cette  époque,  c'était  être  à  demi 
Grecques.  Aussi  l'inscription  funéraire  qu'une  d'elles,  la  mère  d'Hé- 
liogabale,  a  fait  tracer  en  l'honneur  de  son  mari  et  de  son  père,  est 
bilingue,  latine  d'un  côté,  grecque  de  l'autre.  La  beauté  des  Julie 
n'est  plus  la  sévère  beauté  romaine;  ce  n'est  pas  non  plus  la  pureté 
grecque.  Les  trois  premières  Julie  sont  de  charmantes  étrangères 
dont  la  grâce  est  presque  moderne.  Cela  est  surtout  vrai  de  Julia 
Domna,  qui,  en  épousant  Septime-Sévère,  la  première  rapprocha  du 
trône  son  obscure  famille.  Elle  a  sur  le  front  toutes  les  élégances  de 
l'Asie.  C'était  une  femme  d'Emèse,  dont  Sévère  désira  la  main  parce 
qu'un  oracle  avait  promis  que  son  époux  aurait  l'empire.  Ses  por- 
traits confirment  ce  que  l'histoire  dit  de  sa  beauté.  Elle  est  belle  et 
jolie:  il  y  a  dans  la  bouche  de  la  finesse  et  de  la  décision.  Sa  phy- 
sionomie intelligente  ne  trompe  point;  elle  aimait  le  savoir  :  Dion 
l'appelle  Julie  la  philosophe.  Malgré  sa  philosophie,  Julia  Domna  fut 
une  épouse  peu  recomniandable,  et  montra  une  grande  ingratitude 
pour  celui  qui  l'avait  choisie,  famosa  adulteriis;  elle  prit  même  part 
à  une  conspiration  contre  lui  :  c'était  vraisemblablement  celle  qu'our- 
dit Caracalla.  Caracalla  était  né  d'une  première  femme  de  Septime- 
Sévère,  si  l'on  en  croit  Spartien;  mais  selon  Hérodien  et  Dion  Cas- 
sius,  écrivain  contemporain,  il  était  fils  de  Julie;  il  osa  l'épouser 
après  avoir  fait  mourir  son  autre  fils  Géta.  Plus  tard,  humiliée  de 
voir  un  personnage  comme  Macrin  succéder  à  Sévère  et  à  Caracalla, 
la  fière  parvenue  se  donna  la  mort. 

Les  quatre  Julie,  savoir  :  Julia  Domna  ou  Pia,  femme  de  Septime- 


l'histoire   ROMAINE   A   ROME.  581 

Sévère,  sa  sœur  Julia  Mœsa,  les  deux  filles  de  celle-ci,  Julia  Soae- 
mis,  mère  d'Héliogabale,  et  Julia  Maminea,  mère  d'Alexandre  Sé- 
vère, ont  un  air  de  famille.  L'expression  des  traits  de  Julia  Mœsa 
est  sérieuse  :  au  musée  du  Capitule,  son  regard  a  une  sorte  de  pro- 
fondeur; au  musée  du  Vatican,  son  visage  respire  une  assurance  har- 
die. Elle  était  intrigante  et  audacieuse.  Chassée  de  Rome  par  Macrin, 
Julia  Mœsa  s'était  retirée  en  Syrie,  où  elle  possédait  de  grandes 
richesses.  Elle  s'en  servit  pour  acheter  les  légions,  et  fit  proclamer 
Héliogabale,  qui  était  son  petit-fils.  On  croit  être  déjà  au  temps  des 
Théodora  et  des  Marozia,  ces  femmes  belles,  ambitieuses  et  corrom- 
pues, qui  dans  la  Rome  du  moyen  âge  faisaient  de  leurs  amans  ou 
de  leurs  fils  non  des  empereurs,  mais  des  papes.  Julia  Mœsa  répan- 
dit le  bruit  que  sa  fille  avait  été  aimée  de  Caracalla  et  qu'il  était 
le  père  d'Héliogabale,  très  digne  certainement  d'une  telle  origine. 
Toutes  deux  se  vantaient  peut-être  d'une  honte  à  laquelle  Julia  Soae- 
mis  n'avait  point  de  droit,  mais  les  soldats  crurent  sur  la  parole  de 
la  mère  au  déshonneur  de  la  fille.  Celle-ci  avait  mené  la  vie  de  cour- 
tisane. Il  n'est  pas  étonnant  que  de  telles  femmes  oubliassent  la  pu- 
deur dans  leurs  portraits,  et  que  Julia  Soaemis  y  fût  représentée  en 
Vénus,  comme  on  la  voit  au  Vatican,  à  demi  nue,  sauf  sa  perruque; 
Julia  Pia  s'était  bien  laissée  voir  dans  un  costume  pareil  à  son  fils 
pour  lui  inspirer  le  désir  de  l'épouser. 

Le  successeur  de  Macrin  fut  encore  au-dessous  de  Caracalla.  Il 
se  nommait  Yarius,  et  osa  de  même  se  faire  appeler  Antonin;  la 
postérité  le  connaît  sous  le  nom  du  dieu  syrien  dont  il  avait  été  le 
prêtre.  Héliogabale,  élevé  dans  le  temple  d'Émèse,  fut  un  Asiatique 
énervé  qui  donna  aux  vices  romains  les  proportions  et  les  difformités 
de  l'Orient.  Cet  empereur  eut  les  passions  d'une  femme  dépravée, 
monstrueuses  chez  un  homme.  Lampride  dit  avoir  supprimé  dans 
la  biographie  d'Héliogabale  des  détails  trop  honteux  pour  être  rap- 
portés, et  il  en  raconte  d'inimaginables;  je  pousserai  la  réserve  en- 
core plus  loin  que  Lampride.  Le  portrait  d'Héliogabale,  qu'on  a  placé 
dans  la  collection  des  empereurs  au  musée  du  Capitole,  montre  ce 
que  la  dépravation  peut  faire  de  la  beauté.  Le  jeune  prêtre  du  soleil 
était  beau,  et  sa  figure  fut  ce  qui  séduisit  d'abord  les  soldats  en  sa 
faveur.  Voyez  ce  qu'est  devenu  Héliogabale  après  quelques  années 
d'une  puissance  sans  bornes  employée  à  violer  toutes  les  lois  de  l'hu- 
manité et  de  la  nature;  ce  visage,  dont  les  traits  sont  fins  et  délicats, 
a  pris  une  expression  stupide  que  rend  assez  exactement  le  mot 
vulgaire  de  crétinisme.  Héliogabale  a  l'air  idole  et  idiot.  C'est  bien 
là  celui  dont  l'histoire  raconte  tant  de  turpitudes  ridicules.  Il  fallait 
que  l'on  vît  une  fois  à  quels  excès  de  dégradation  peut  arriver  la 
puissance  absolue  livrée  à  elle-même.  Auguste  l'avait  fondée;  elle 
produisit  Héliogabale. 


Ô82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

I  11  empereur  qui  dissipait  les  finances  de  l'état  dans  les  plus  folles 
prodigalités  ne  pouvait  réserver  grand' chose  pour  élever  des  monu- 
ment: il  bâtit  cependant  sur  le  Palatin  un  temple  à  son  dieu,  qu'il 
avait  apporté  d'Orient;  il  ajouta  des  bains  au  palais  impérial,  mais 
ce  fut  dans  une  pensée  infâme.  Il  ajouta  aussi  des  portiques  aux 
thermes  de  Caracalla,  qu'en  tout  il  s'appliquait  à  continuer  et  à 
urpasser;  enfin  il  attacha  à  ces  thermes  un  souvenir  d'inipudicité. 
M.iic-Aurèle  avait  défendu  que  les  deux  sexes  se  baignassent  en 
commun;  Héliogabale,  qui  encourageait  la  débauche  comme  un  art 
libéral,  supprima  cette  défense.  Uexandre  Sévère  devait  la  rétablir. 
^près  les  lieux  de  désordre,  ce  qui  intéressait  le  plus  Héliogabale, 
c'était  le  cirque  avec  ses  joies  tumultueuses,  le  cirque  si  cher  à 
cette  foule,  dont  peut-être  dans  sa  stupidité  il  eût  négligé  de  s'oc- 
cuper,  mais  dont  sa  mère  et  sa  grand'mère,  plus  avisées  que  lui, 
songèrent  sain  doute  à  flatter  la  passion.  Il  déploya  dans  le  Circus 
Maximus  une  extravagance  digne  de  lui.  On  remplissait  ordinai- 
rement d'eau   un  canal  qui  le  bordait  et  qu'on  nommait  l'Euripe; 
Héliogabale  le  remplit  de  vin.  Cette.profusion  insensée  dut  charmer 
la  multitude  qui  avait  remplacé  le  peuple  romain,  et  à  laquelle  Hé- 
liogabale plaisait,   comme  lui  avaient  plu  Néron  et  Caracalla.  Le 
bouffon  impérial  la  divertissait  par  ses  folies,  par  les  espiègleries, 
quelquefois  cruelles,  que  cet  enfant  imbécile  et  malicieux  faisait 
subir  aux  premiers  personnages  de  l'état,  et  qui  humiliaient  tout  ce 
qu'une  plèbe  corrompue  aime  à  mépriser. 

Héliogabale  ne  fut  pas  même  un  tyran,  mais  un  fou,  car  il  ne 
gouvernait  pas  assez  pour  beaucoup  opprimer.  Julia  Mœsa  et  Julia 
Soaemis  régnaient  sous  son  nom.  La  mère  de  l'empereur  assistait 
aux  séances  du  sénat,  et  signait  de  sa  main  les  décrets  que  ce  sénat 
était  censé  rendre.  On  ne  s'étonnera  pas,  d'après  cela,  qu'Hélioga- 
bale  ait  institué  un  sénat  de  femmes  sur  le  Quirinal.  On  y  décrétait 
des  sénatus-consultes  ridicules;  on  y  prononçait  sur  les  parures  que 
les  matrones  romaines  de  différentes  conditions  avaient  le  droit  de 
porter:  on  y  décidait  laquelle,  lorsque  deux  d'entre  elles  se  rencon- 
traient, devait  céder  le  pas  à  l'autre  et  être  embrassée  la  première. 
Les  susceptibilités  de  l'étiquette  moderne  ne  furent  donc  pas  étran- 
gères à  l'antiquité  :  elle  a  connu  des  sujets  de  discussion  aussi  im- 
portans  que  ceux  de  la  préséance  et  du  tabouret. 

Les  autres  empereurs  qui  souillèrent  le  trône  conservèrent  dans 
leur  démence  quelque  trace  de  l'homme.  Commode,  le  plus  bestial 
de  tous  avant  Héliogabale,  avait  au  moins  les  goûts  du  chasseur, 
sinon  du  guerrier.  Il  tuait,  sans  danger  il  est  vrai,  des  lions  dans 
l'amphithéâtre.  Chez  Héliogabale,  nul  vestige  d'un  sentiment  viril; 
il  est  puéril  dans  ses  infamies.  C'est  un  enfant  qui  vit  comme  une 
brute.  Pour  former  ce  prodige  de  honte  et  de  délire,  il  fallait  que 


1."  HISTOIRE    ROMAINE    A    ROME.  583 

la  toute-puissance  se  trouvât  aux  mains  d'un  empereur  élevé  dans- 
un  temple  de  l'Orient.  Héliogabale,  le  plus  impie  des  hommes,  était 
dévot,  dévot  à  son  dieu  Soleil,  dont  il  avait  été  le  desservant,  au- 
quel il  voulait  subordonner  tous  les  autres  dieux,  et  qu'il  honorait 
par  des  sacrilèges.  11  y  a  dans  ses  turpitudes  du  mauvais  prêtre,  et, 
si  j'osais  le  dire,  du  séminariste  vicieux;  puis  il  avait  été  élevé  en  Sy- 
rie au  milieu  des  femmes  et  des  eunuques,  véritable  éducation  de  sé- 
rail; sa  mère  fut  une  sullane  Validé,  et  lui-même  un  imbécile  Ibrahim. 

Héliogabale  avait  d'un  despote  de  l'Orient  les  fantaisies  indici- 
bles, le  goût  du  sang  mêlé  à  la  rage  des  voluptés,  et  aussi  le  mépris 
de  toute  distinction  hiérarchique.  11  aimait  à  choisir  les  magistrats 
dans  la  classe  la  plus  infime  :  il  donna  la  préfecture  du  prétoire  à  un 
danseur;  il  nomma  commandant  des  gardes  de  nuit  le  cocher  Gor- 
dius;  il  nomma  préfet  des  subsistances  le  barbier  Claudius  Censor. 
Cela  encore  est  bien  oriental,  des  pâtres  et  des  matelots  sont  deve- 
nus grands-vizirs.  Ceux  qui  consentent  â  tout  sacrifier  â  l'égalité, 
même  la  liberté,  devraient  se  demander  si  ce  niveau  dégradant  qui 
fait  descendre  les  plus  hautes  fonctions  sur  les  têtes  les  plus  basses; 
pour  les  courber  toutes,  relève  beaucoup  la  dignité  humaine,  et  si 
elle  est  bien  sauvegardée  parce  que  chacun,  comme  le  cocher  Gor- 
dius  ou  le  barbier  Claudius,  peut  arriver  à  tous  les  emplois. 

La  fin  de  Néron,  de  Caligula,  de  Domîtien,  de  Commode,  de  Ca- 
racalla,  attendait  Héliogabale.  Cette  lois  nous  pourrons  sans  quit- 
ter Rome,  où  nous  avons  été  témoins  de  toutes  les  ignominies  de  sa 
vie,  assister  aux  ignominies  de  sa  mort.  La  première  tentative  faite 
contre  lui  avorta  dans  un  lieu  dont  l'emplacement  est  bien  connu. 
les  horli  Variant,  jardins  de  Varius,  qui  étaient  situés  là  où  s'élève 
à  une  des  extrémités  de  Rome  la  tour  de  Sainte -Croix  de  Jérusa- 
lem, dans  la  solitude  et  parmi  les  ruines.  Ces  jardins  étaient  ceux  de 
Yarius,  père  légal  d'Héliogabale.  Après  avoir  exercé  divers  emplois 
secondaires  dans  l'administration,  Varius  était  devenu,  peut-être 
grâce  à  la  faveur  dont  sa  femme  jouissait  auprès  de  Caracalla,  pré- 
fet du  trésor  militaire.  Entrant  ainsi  dans  l'année  par  les  finances, 
le  fils  de  Julia  Soaemis  avait  fait  des  jardins  paternels  une  villa  im- 
périale, et  c'est  de  là  qu'un  jour  il  envoya  l'ordre  de  tuer  son  jeune 
cousin  Alexandre  Sévère,  dont  il  redoutait  la  juste  popularité.  Dans 
la  joie  que  lui  inspirait  par  avance  le  succès  de  son  crime,  il  prépa- 
rait une  course  de  chars,  car  il  y  avait  des  hippodromes  dans  les 
grandes  villas  romaines:  nous  l'avons  vu  pour  les  jardins  de  Salluste, 
qui  furent  aussi  une  résidence  impériale,  nous  le  venons  pour  la 
pilla  des  Gordiens.  Le  cirque  d'Héliogabale  était,  selon  l'usage,,  orné 
d'un  obélisque;  c'est  celui  qui  décore  aujourd'hui  la  promenade  du 
Pincio.  Mais  les  prétoriens,  las  d'Héliogabale,  indignes  qu'il  eût  or- 


584  KEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

donné  de  jeter  de  la  boue  sur  les  inscriptions  des  statues  d'Alexandre, 
venaient  de  leur  camp,  peu  éloigné  des  jardins  de  l'empereur,  lui 
faire  en  voisins  une  terrible  visite.  Héliogabale,  interrompu  clans 
ses  divertissemens  de  cocher,  s'échappa,  et  parvint  à  se  cacher  en 
s' enveloppant  dans  une  portière;  il  en  fut  quitte  ce  jour-là  pour  la 
peur,  mais  il  devait  bientôt  trouver  dans  une  autre  cachette  plus 
abjecte  une  mort  moins  sale  que  sa  vie. 

On  était  parvenu  à  écarter  les  prétoriens,  en  petit  nombre,  qui 
avaient  pénétré  dans  les  jardins  de  Varius;  cependant  près  de  là,  dans 
le  camp,  l'agitation  n'était  pas  apaisée.  Les  soldats  demandaient  qu'on 
mît  à  mort  les  indignes  favoris  d'Héliogabale,  qu'on  préservât  avec 
soin  Alexandre  des  embûches  de  son  cousin,  et  que  celui-ci  changeât 
son  genre  de  vie.  A  ces  conditions,  ils  consentaient  à  l'épargner; 
mais  l'insensé  refusa  de  s'y  soumettre  :  il  osa  réclamer  ses  favoris, 
s'obstina,  comme  un  enfant  qui  a  de  l'humeur,  à  ne  pas  vouloir  pa- 
raître en  public  avec  Alexandre  et  enfin  essaya  encore  de  le  faire 
périr.  Cette  fois  les  soldats,  qu'Héliogabale  avait  trompés,  et  le  sénat, 
qu'il  avait  chassé  de  Rome,  perdirent  patience.  On  alla  le  poursuivre 
jusque  dans  un  lieu  secret  où  il  s'était  réfugié.  C'est  là  qu'il  mou- 
rut. Nous  suivons  pied  à  pied  l'histoire  de  la  décadence  de  l'empire, 
voilà  où  elle  nous  a  conduits.  J'ai  dit  ailleurs  ce  que  devinrent  les 
restes  d'Héliogabale. 

Le  règne  d'Héliogabale  marque  le  degré  le  plus  bas  de  l'avilisse- 
ment auquel  un  peuple  qui  renonce  à  toute  liberté  s'expose  à  des- 
cendre. Après  cela,  l'empire  ne  pouvait  pas  se  déshonorer  davantage, 
mais  il  lui  restait  à  périr.  Avant  de  suivre  l'agonie  de  Rome  jusqu'au 
jour  où,  délaissée  par  les  empereurs,  elle  sera  livrée  aux  Rarbares, 
à  ce  moment  où  nous  venons  de  voir  chez  Héliogabale  l'incarnation 
du  despotisme  dans  un  prêtre  de  l'Orient,  nous  nous  arrêterons  un 
peu  pour  demander  aux  monumens  des  preuves  visibles  de  l'inva- 
sion de  l'Orient  dans  la  religion  romaine,  invasion  que  personnifie 
l'avènement  d'Héliogabale. 

On  a  exagéré  la  tolérance  des  Romains  en  matière  de  religion,  afin 
de  rendre  les  chrétiens  responsables  des  persécutions  qu'ils  subirent. 
A  Rome,  l'idée  de  la  tolérance  était  repoussée  par  l'énergie  de  l'or- 
gueil national.  Les  superstitions  étrangères,  comme  on  les  appelait, 
y  furent  toujours  suspectes.  Dans  l'affaire  des  bacchanales,  sous  la 
république,  quand  on  découvrit  avec  terreur  que  des  milliers  d'a- 
deptes, hommes  et  femmes,  avaient  été  initiés  à  ces  honteux  et  san- 
glans  mystères,  le  consul  prononça  ces  paroles  :"  «  Combien  de  fois, 
au  temps  de  nos  pères  et  de  nos  ancêtres,  les  magistrats  ont  été  char- 
gés d'interdire  les  cultes  étrangers,  de  chasser  les  prêtres  et  les  de- 
vins, de  rechercher  et  de  brûler  les  livres  prophétiques,  d'abolir 


l'histoire   ROMAINE   A   ROME.  585 

toute  discipline  de  sacrifice  qui  s'écartait  de  la  coutume  romaine, 
car  ces  hommes  qui  possédaient  à  fond  le  droit  divin  et  humain,  ils 
ne  jugeaient  rien  plus  propre  à  détruire  la  religion  que  de  sacrifier, 
non  d'après  les  usages  de  la  patrie,  mais  selon  les  usages  étran- 
gers! )  Ce  qui  a  pu  faire  illusion,  c'est  que  les  Romains,  comme  les 
Grecs,  étaient  conduits  par  leur  orgueil  même  à  ne  voir  dans  les 
croyances  des  différais  peuples  qu'un  reflet  de  la  leur.  S'ils  recon- 
naissaient une  divinité  indigène  sous  un  nom  barbare,  ils  consen- 
taient à  lui  donner  droit  de  cité;  mais  un  dieu  entièrement  différent 
de  leurs  dieux,  une  religion  fondée  sur  une  idée  contraire  ou  même 
distincte,  cela,  ils  ne  pouvaient  l'admettre.  C'était  quelque  chose 
d'ennemi  qu'ils  haïssaient  et  combattaient  avec  violence.  Ils  épar- 
gnaient les  peuples  qui  consentaient  à  se  fondre  avec  eux,  et  ils  ex- 
terminaient ceux  qui  voulaient  conserver  leur  indépendance:  ils 
traitaient  les  religions  insoumises  comme  les  races  indomptées. 

Parcere  subjectis  et  debellare  superbos. 

De  là  cette  haine  que  leur  inspiraient  les  Juifs  et  les  chrétiens,  avec 
leur  dieu,  le  vrai  Dieu,  unique,  immatériel,  exclusif,  qu'on  ne  pou- 
vait placer  à  son  rang  dans  l'Olympe,  et  qui  ne  souffrait  aucune 
idole  à  ses  côtés.  Le  judaïsme  fut  moins  persécuté  que  le  christia- 
nisme, surtout  parce  que  '  teurs  n'avaient  pas  de  penchant  à 
faire  des  prosélytes;  mais  à  Rome  on  n'aimait  point  les  Juifs.  Sep- 
time-Sévère  défendit  également  qu'on  se  fit  juif  et  chrétien,  et  sous 
son  règne  on  voit  un  Juif  battu  de  verges  pour  sa  religion.  Les  au- 
tres cultes  venus  de  l'Orient  furent,  souvent  proscrits.  Ici  on  est 
frappé  d'un  singulier  contraste  :  ils  sont  embrassés  avec  passion  et 
repoussés  avec  sévérité.  C'est  ce  qui  est  sensible  surtout  dans  les 
vicissitudes  de  la  religion  égyptienne  chez  les  Romains. 

Les  [neuves  de  la  présence  de  la  religion  égyptienne  à  Rome  sont 
nombreuses.  Elle  pouvait,  comme  l'art  de  l'Egypte,  y  avoir  pénétré 
par  l'intermédiaire  des  Étrusques.  L'âme,  représentée  par  un  oiseau 
à  tète  humaine,  symbole  égyptien,  a  été  trouvée  dans  des  tombeaux 
de  l'Ëtrurie.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les  divinités  et  les  céré- 
monies égyptiennes  ont  laissé  à  Rome  plus  d'un  vestige  dans  des 
bas-reliefs  où  sont  figurées  des  pompes  isiaques,  dans  des  chapiteaux 
où  parait  la  fleur  sacrée  du  lotus,  dans  des  tombeaux,  comme  celui 
d'une  prêtresse  d'isis  qu'on  remarque  sur  la  voie  Appienne,  enfin 
dans  des  statues  d'isis  et  de  Sérapis.  Ces  statues  nous  font  voir 
comment  les  Romains  s'étaient  en  quelque  sorte  approprié  les  divi- 
nités qu'ils  avaient  empruntées  à  l'Egypte.  Le  dieu  Sérapis  était 
devenu  chez  eux  une  sorte  de  Pluton  ou  de  Jupiter  souterrain.  Rien 
ne  rappelle  sa  provenance  égyptienne  que  l'air  sombre  donné  à  ses 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bustes,  et  quelquefois  la  couleur  noire  du  basalte  dans  lequel  on  les 
a  taillés.  Au  Vatican,  une  de  ces  hideuses  figures  égyptiennes  qu'on 
appelle  des  typhons  a  été  affublée  de  la  peau  du  lion  de  Némée, 
comme  Hercule.  Il  y  a  dans  le  même  musée  plusieurs  Isis  romaines; 
on  y  remarque  facilement  les  altérations  que  le  type  égyptien  a 
subies.  Ainsi  jamais  les  Égyptiens  n'ont  donné  de  voile  à  Isis  ;  mais 
quand  le  L,rénie  métaphysique  des  Grecs  eut  fait  de  l'épouse  d'Osiris 
le  symbole  de  la  nature,  ils  la  supposèrent  voilée.  De  là  une  phrase 
célèbre  placée  dans  la  bouche  d'Isis  :  «  nul  n'a  soulevé  mon  voile.  » 
Les  sculpteurs  romains,  qui  étaient  sous  l'empire  de  cette  concep- 
tion abstraite,  entièrement  étrangère  à  la  théologie  plus  simple  de 
l'Egypte,  eurent  soin  de  donner  à  Isis  un  voile.  La  remarquable  Isis 
du  corridor  Chiaramonti  au  Vatican  est  voilée.  Il  ne  lui  restait  des 
attributs  égyptiens  que  les  colliers  qui  descendent  sur  sa  poitrine  et 
la  fleur  de  lotus  dont  sa  coiffure  était  ornée.  Dans  une  autre  partie 
du  même  musée,  une  tête  d'Isis,  d'une  disposition  assez  élégante, 
porte  aussi  le  voile  et  la  fleur  de  lotus.  Celle-ci  est  formée  ou  plutôt 
indiquée  par  une  touffe  de  cheveux  placée  au-dessus  du  front  de  la 
déesse  :  procédé  ingénieux  de  l'art  gréco-romain  que  l'art  hiératique 
de  l'Egypte  n'aurait  pas  imaginé. 

Ces  transformations  montrent  combien  la  religion  égyptienne 
s'était  altérée  à  Rome,  et  combien  on  l'y  connaissait  mal.  Les  Grecs 
ne  l'avaient  guère  mieux  connue.  La  marque  la  plus  éclatante  de 
leur  ignorance  en  ce  genre  est  d'avoir  inventé  un  prétendu  dieu 
égyptien  du  Silence,  posant  sa  main  sur  ses  lèvres,  qu'ils  nommè- 
rent Harpocrate,  et  cela  à  l'occasion  d'un  hiéroglyphe  représentant 
un  homme  portant  la  main  à  sa  bouche,  ce  qui  est  l'hiéroglyphe  de 
la  parole.  Les  Romain-;  et  les  anciens  en  général  se  firent  presque 
toujours  une  idée  assez  fausse  de  la  religion  égyptienne.  On  peut 
s'en  convaincre  en  comparant  ce  qu'ils  disent  avec  le  témoignage 
des  monumens  interprétés  par  la  science  nouvelle  que  Champollion 
a  créée.  Tantôt  les  anciens  s'exagéraient  la  profondeur  des  mythes 
égyptiens,  et  y  retrouvaient  les  abstractions  philosophiques  qu'ils  y 
avaient  mises  eux-mêmes  :  c'est  ce  qui  est  arrivé  par  exemple  à  Plu- 
tarque;  tantôt  ils  parlaient  de  cette  religion  avec  un  mépris  non 
moins  exagéré,  affirmant  que  les  Egyptiens  adoraient  des  animaux 
et  des  plantes,  l'ail  et  le  poireau.  Les  Égyptiens  n'adorèrent  jamais 
ni  l'ail  ni  le  poireau  (1).  Ils  n'adoraient  pas  des  animaux,  mais  des 
dieux  représentés  avec  une  tète  ou  même  un  corps  entier  d'animal, 

(1)  Je  crois  pouvoir  expliquer  cette  assertion  si  souvent  répétée,  bien  que  totalement 
dénuée  de  fonde  nent.  Nulle  trace  d'un  tel  culte  n'a  jamais  été  aperçue  sur  les  monu- 
mens de.  l'Egypte.  L'erreur  est  provenue,  je  crois,  d'un  hiéroglyphe  mal  compris,  celui 
(ui  exprime  l'idée  de  temple  par  un  carré  désignant  un  éditue,  et  dans  lequel  est  un 


l'histoire    ROMAINE   A    ROME.  587 

ce  qui  est  très  différent.  Bien  ou  mal  comprise,  la  religion  égyp- 
tienne avait  de  nombreux  temples  à  Rome.  Une  des  quatorze  régions 
portait  le  nom  d'  [sis  et  Sérapis,  qu'elle  devait  sans  doute  à  un  édi- 
fice consacré  à  ces  deux  divinités.  On  sait  que  l'une  et  l'autre  avaient 
aussi  un  temple  près  du  lieu  où  depuis  a  été  bâtie  l'église  de  San- 
Stepbano  in  Gacco,  et  dans  plusieurs  autres  endroits  de  la  ville. 

Cette  religion  singulière  frappa  et  attira  de  bonne  heure  l'imagi- 
nation grave  des  Romains.  Dès  le  temps  de  la  république,  Métellus 
avait  dédié  un  temple  à  Isis  sur  le  Gœlius,  et  le  sénat,  déjà  ennemi, 
comme  il  le  fut  toujours,  de  ce  qui  était  étranger  et  nouveau,  avait 
fait  démolir  celui  d'Isis  et  de  Sérapis  par  la  main  du  consul.  \pn> 
la  mort  de  César,  un  décret  des  triumvirs,  rendu  entre  deux  pro- 
scriptions, rétablit  ce  temple  au  moment  où  le  désordre  prévalait 
dans  l'état. 

Auguste,  avec  sa  mesure  accoutumée,  interdit  le  culte  égyptien 
dans  l'enceinte  sacrée  du  pomœrium,  et  le  permit  à  la  distance  d'un 
mille.  C'est  ainsi  qu'on  permet  aujourd'hui  aux  protestans  d'avoir 
une  chapelle  hors  de  la  ville.  Tibère  avait  moins  de  ménagemens  :  il 
fit  jeter  dans  le  Tibre  la  statue  d'Isis  et  crucifier  ses  prêtres.  Othon 
releva  le  culte  proscrit  et  en  célébra  les  rites,  revêtu  d'une  robe  de 
lin.  Les  Flaviens,  qui  avaient  besoin  de  popularité  pour  s'établir, 
furent  favorables  à  cette  religion  populaire.  Commode  la  protégea 
par  la  même  raison;  il  porta  dans  les  processions  l'image  d'Anubis. 
Caracalla,  nous  l'avons  vu,  éleva  des  temples  en  l'honneur  d'Isis. 
Tous  les  empereurs  qui  voulaient  gagner  la  multitude  flattèrent  son 
penchant  aux  religions  étrangères,  toujours  suspectes  de  licence, 
que  repoussait  la  sévérité  cruelle  de  Tibère,  et  que  n'autorisa  jamais 
l'austérité  philosophique  des  deux  grands  Antonins.  Ces  alternatives 
de  persécution  et  de  faveur,  ces  idoles,  ces  temples  successivement 
abattus  et  relevés,  montrent  que  les  zélateurs  du  culte  égyptien  for- 
maient à  Rome  un  parti  assez  nombreux  pour  que  tantôt  on  voulût 
le  détruire,  que  tantôt  on  se  résignât  à  lui  céder.  En  dépit  des  pro- 
scriptions plusieurs  fois  renouvelées  qu'il  subit,  ce  culte  était  diffi- 
cile à  extirper,  car  on  le  trouve  encore  chez  les  paysans  de  la  Gaule 
au  ive  siècle. 

La  religion  égyptienne  ne  fut  pas  la  seule  religion  de  l'Orient  que 
les  Romains  connurent,  et  dont  tour  à  tour  ils  admirent  ou  rejetè- 
rent les  pratiques.  Aux  divinités  sévères  de  l'Egypte,  ils  associèrent 
les  divinités  sensuelles  ou  sanguinaires  de  l'Asie.  C'est  de  là  que 

poireau.  Le  poireau  est  le  signe  de  la  blancheur,  et  l'hiéroglyphe  tout  entier  veut  (lire 
maison  blanche;  mais  pour  les  Romains  il  a  pu  sembler  vouloir  dire  la  maison  du  poi- 
reau. De  là  l'opinion  qae  des  temples  étaient  consacrés  à  ce  végétal  ou  à  d'autres  sem- 
blables, et  qu'ils  étaient  adorés. 


58S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leur  vint  cette  étrange  déesse  dont  la  statue  n'est  pas  rare  dans  les 
musées,  parce  que  son  culte  était  très  répandu,  qu'on  appelle  Cy- 
bèle,  et  qui  est  certainement  la  grande  déesse,  la  grande  mère, 
c'est-à-dire  la  personnification  de  la  fécondité  et  de  la  vie  univer- 
selle :  bizarre  idole  qui  présente  le  spectacle  hideux  de  mamelles 
disposées  par  paires  le  long  d'un  corps  comme  enveloppé  dans  une 
gaine,  et  d'où  sortent  des  taureaux  et  des  abeilles,  images  des  forces 
créatrices  et  des  puissances  ordonnatrices  de  la  nature.  On  honorait 
cette  déesse  de  l'Asie  par  des  orgies  furieuses,  par  un  mélange  de 
débauche  effrénée  et  de  rites  cruels;  ses  prêtres  efféminés  dansaient 
au  son  des  flûtes  lydiennes  et  de  ces  crotales,  véritables  castagnettes, 
semblables  à  celles  que  fait  résonner  aujourd'hui  le  paysan  romain 
en  dansant  la  fougueuse  saltarelle.  On  voit  au  musée  du  Capitole 
l'effigie  en  bas-relief  d'un  archigalle,  d'un  chef  de  ces  prêtres  insen- 
sés, et  près  de  lui  les  attributs  de  la  déesse  asiatique,  les  flûtes,  les 
crotales  et  la  mystérieuse  corbeille.  Cet  archigalle  avec  son  air  de 
femme,  sa  robe  qui  conviendrait  à  une  femme,  nous  retrace  l'espèce 
de  démence  religieuse  à  laquelle  s'associaient  les  délires  pervers 
d'Héliogabale.  A  son  costume,  on  pourrait  le  prendre  pour  Hélio- 
gabale  lui-même.  Ui-dessous  d'un  autre  bas-relief  qui  se  rapporte 
également  aux  cultes  de  l'Asie,  est  une  inscription  moitié  en  langue 
grecque,  moitié  en  langue  palmyrienne;  ce  mélange  indique  bien 
la  fusion  qui  s'opérait  alors  entre  l'Orient  et  l'Occident.  Il  y  est  parlé 
d'un  Aglibol  qui  parait  être  le  même  que  celui  dont  le  nom  altéré  a 
fait  le  nom  d'Héliogabale  (1). 

L'alliance  des  voluptés  et  du  sang  était  le  caractère  de  ces  reli- 
gions de  l'Asie  occidentale:  un  tel  caractère  semblait  les  désigner 
pour  être  les  religions  de  l'empire.  C'est  en  effet  sous  l'empire  que 
leur  vogue  devint  très  grande;  mais  l'introduction  du  culte  de  Cy- 
bèle  à  Rome  datait  de  plus  loin.  Il  y  avait  été  apporté  d'  Vsie  avec 
la  déesse  du  temps  de  Scipion  l'Africain.   L'austérité  républicaine 
s'alarma  bientôt,  et  les  prêtres  de  la  déesse  d'Asie  ne  tardèrent  pas 
a  être  chassés.  Son  culte  ne  fut  cependant  point  aboli,  et  c'est  celui-là 
sans  doute  que  les  matrones  romaines  étaient  autorisées  à  célébrer 
en  secret  dans  ce  qu'on  appela  les  mystères  de  la  bonne  déesse. 
ntôt  les  prêtres  mutilés  de  Cybèle,  les  galles  impurs  reparaissent, 
les  historiens  et  les  poètes  en  font  foi.  C'est  que,  comme  je  l'ai  plu- 
sieurs fois  remarqué,  les  mœurs  de  l'Orient  entraient  dans  Rome  à 
la  suite  du  despotisme  oriental.  Il  fallait  qu'elles  y  eussent  déjà 
létré  bien  avant  sous  Septime- Sévère  pour  que  Plautius  ait  osé, 
le  jour  du  mariage  de  sa  fille,  faire  cent  eunuques  de  cent  Romains 

(1)  Alagabalus,  Élégabal  dans  les  inscriptions. 


l'histoire   ROMAINE   A   ROME.  5S9 

libres,  —  comme  on  l'était  alors.  Dans  le  même  temps,  le  sénat  se 
remplissait  d'Orientaux.  Ils  devaient  se  trouver  là  comme  chez  eux. 

Une  autre  importation  de  l'Asie  fut  le  culte  de  Mithra.  Les  mo- 
nuinens  mithriaques  représentent  tous  un  sujet  semblable  :  l'immo- 
lation, par  un  homme  portant  un  costume  asiatique,  d'un  taureau 
que  mutile  un  scorpion,  et  dont  un  serpent  vient  lécher  le  sang.  Ces 
monumens  singuliers  ne  sont  pas  rares  dans  les  collections  de  Rome. 
Ils  ont  été  rencontrés  dans  presque  toutes  les  parties  de  l'Europe, 
jusqu'au  bord  du  Rhin,  jusqu'au  fond  de  la  Hongrie  et  de  la  Transyl- 
\  anie,  où  les  avaient  portés  sans  doute  les  légions  romaines.  C'est 
pendant  le  111e  et  le  ive  siècle  de  l'empire  que  paraît  s'être  propagé 
le  culte  de  Mithra,  culte  accompagné  de  mystères  homicides  rem- 
placés ensuite  par  des  représentations  où  le  meurtre  était  simulé. 
Commode  y  rétablit  les  meurtres  véritables.  On  a  trouvé  aussi  près 
du  Vatican,  —  lieu  anciennement  consacré  par  la  religion  étrusque 
et  où  devait  être  le  centre  du  christianisme,  —  dans  quelques  in- 
scriptions, la  trace  des  sanglantes  cérémonies  elles-mêmes,  bien 
vraisemblablement  d'origine  orientale,  dans  lesquelles  on  se  puri- 
fiait avec  le  sang  d'un  taureau,  et  auxquelles  se  soumit  Héliogabale. 

Cette  époque  était  à  la  fois  sceptique  et  inquiète,  incrédule  et  su- 
perstitieuse; elle  cherchait  le  surnaturel  dans  l'inconnu.  On  se  sen- 
tait entraîné  vers  les  cultes  les  plus  étranges  par  le  besoin  religieux 
qui  remuait  sourdement  les  âmes,  tandis  que  le  polythéisme  romain 
s'affaissait  avec  l'empire  romain,  et  par  l'attente  d'une  foi  nouvelle 
que  le  christianisme  allait  apporter.  Telle  était  la  cause  de  cette 
extension  des  cultes  impudiques  ou  barbares  de  l'Orient  dans  une 
société  dont  elle  hâtait  la  chute  La  vieille  religion  romaine,  fonde- 
ment de  l'ordre  politique,  était  minée  sourdement  par  1rs  religions 
de  l'Orient,  qui  sapaient  sa  base.  On  a  découvert  une  grotte  souter- 
raine de  Mithra  creusée  sous  les  fondations  du  temple  de  Jupiter  au 
Capitole. 

La  religion  chrétienne,  il  faut  le  proclamer,  car  c'est  sa  gloire, 
concourait  à  la  décadence  d'un  pouvoir  qui  méritait  de  finir  :  non 
assurément  qu'elle  secondât  les  mauvaises  tendances  qui  devaient 
le  perdre,  mais  parce  qu'en  les  combattant  elle  attaquait  le  principe 
vicieux  sur  lequel  il  était  fondé.  Je  n'ai  pas  aujourd'hui  à  traiter  ce 
sujet,  que  je  me  réserve  pour  d'autres  études:  mais  j'ai  dû,  en  pré- 
sence des  monumens ,  parler  de  l'invasion  des  religions  orientales 
dans  le  monde  romain,  quand  je  parlais  de  celui  qui  fut  lui-même 
une  monstruosité  de  l'Orient  tombée  à  Rome,  de  l'odieux  et  bizarre 
Héliogabale. 

J.-J.  Ampère. 


Il  11 E 


MISSION  MÉDICALE 

A  L'ARMÉE   D'ORIENT 

LES  HOPITAUX.  LES  MALADIES,  LE  TYPHUS  DE  CRIMEE. 


Ce  n'est  pas  contre  l'armée  russe  seulement  que  les  troupes  alliées 
devai    ,t  avoir  à  lutter.  Tous  ceux  qui  ont  l'habitude  des  longue 
campagneTsavent  que  les  maladies  accidentelles  ou  épidemiques  font 
dansPef  rangs  des  soldats  des  ravages  non  moins  redoutables  que  le 
ki  et  le  feu  A  côté  des  précautions  hygiéniques  réclamées  par  les 
hommes  valides,  à  côté  des  secours  donnés  aux  blessés  (1),  les  soins 
Sgent  les  malades  et  les  convalescens  viennent  poser  incessam- 
Ii    de  aouloureu*  problèmes  à  l'administration  nnlitaae  comme 
^  science  médicale.  Raconter  l'histoire  de  nos  etabhsseme n   h    - 
nitaliers  pendant  la  guerre  d'Orient,  ce  sera  montrer,  je  1  espère, 
^eSinStTationget  la  science  n'ont  jamais  cessé   en  présence 
de  ces  problèmes,  d'être  à  la  hauteur  de  leur  double  tache. 

On  s  it  qu'à  l'origine  de  la  guerre,  Gallipoli  fut  choisi  comme  heu 
de  réunion  des  divers  contingens  venant  des  ports  du  midi  de  la 
France      de  V  Algérie.  La  presqu'île  de  Gallipoli  devait  être  le  pou 
Ségiqu    de " l'armée  d'Orient,  sa  base  d'opérations.  Par  1  activité 
priante  du  général  Ganrobert,  elle  avait  été  rapidement  convei- 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  février  et  du  1»  avril 


UNE    MISSION    MEDICALE    EN    CRIMÉE.  OV)l 

lie  en  une  véritable  place  d'armes  affectée  aux  campemens,  aux  ap- 
provisionnemens  de  toute  espèce,  au  matériel  des  hôpitaux  et  des 
ambulances.  Chaque  division  portait  sur  le  front  de  bandière  un  gui- 
don particulier,  elle  avait  ses  cantonnemens  séparés.  A  mesure  que 
de  nouveaux  régimens  débarquaient,  ils  allaient  dresser  leurs  tentes 
sur  les  ondulations  d'un  sol  élevé,  dont  la  salubrité,  reconnue  à 
l'avance,  était  sans  cesse  entretenue  par  la  brise  de  mer.  Le  rôle 
actif  du  corps  médical  de  l'armée  commença  dès-lors  par  la  mise  en 
vigueur  de  quelques  mesures  sanitaires  qu'il  fallut  appliquer  à  la 
ville  même  de  Gallipoli.  On  eut  à  lutter  contre  l'insouciance  tra- 
ditionnelle des  musulmans  avant  d'obtenir  l'enlèvement  des  immon- 
dices entassées.  Dans  les  villes  de  l'Orient,  ce  soin  ne  regarde  que  le 
soleil  et  le  vent.  Le  soleil  se  charge  de  calciner  les  immondices  et 
de  les  réduire  en  poussière;  puis  vient  le  vent  qui  se  charge  de  les 
emporter.  L'horrible  puanteur  de  ces  dépôts  permanens  semble  une 
provocation  continuelle  adressée  aux  épidémies. 

Pendant  que  les  brigades  s'organisaient,  les  vieux  soldats  de  l'Al- 
gérie à  la  figure  mâle  et  bronzée,  aux  allures  martiales,  initiaient 
leurs  camarades,  pour  qui  la  guerre  était  chose  nouvelle,  aux  habi- 
tudes et  à  la  vie  des  camps.  Ils  leur  apprenaient,  selon  leur  expres- 
sion pittoresque,  à  savoir  s'outiller,  c'est-à-dire  se  suffire  à  eux- 
mêmes,  à  être  prévoyans,  à  pratiquer  l'art  de  se  prémunir  contre 
bien  des  privations  inévitables  en  campagne  et  de  conserver  sa  santé. 
De  son  côté,  le  général  Canrobert  ne  laissait  pas  ses  troupes  inac- 
tives. Il  les  préparait  aux  fatigues  de  la  guerre  par  des  travaux  de 
terrassement  et  par  le  percement  d'une  large  et  immense  tranchée 
qui  devait  fermer  les  camps  et  créer  une  véritable  place  de  guerre. 
Avec  le  concours  de  l'armée  anglaise,  on  barrait  la  presqu'île  de 
Gallipoli  par  un  retranchement  qui  s'étendait  du  golfe  de  Saros  à  la 
mer  de  Marmara.  Ces  travaux  devaient  fermer  aux  Russes  le  chemin 
des  Dardanelles,  qu'ils  s'étaient  ouvert  en  1829.  Utiles  au  point  de 
vue  militaire,  ils  donnèrent,  au  point  de  vue  hygiénique,  les  plus 
heureux  résultats.  Le  nombre  des  malades  à  Gallipoli  fut  peu  considé- 
rable. La  plupart  n'avaient  que  de  légères  indispositions  et  n'étaient 
retenus  que  peu  de  jours  aux  ambulances.  Un  hôpital  de  300  lits, 
créé  à  un  kilomètre  de  la  ville,  remplaça  bientôt  quelques  maisons 
de  Gallipoli  provisoirement  occupées  par  nos  malades,  et  suffit  am- 
plement aux  premières  nécessités.  C'est  au  mois  de  mai  1854  que 
fut  installé  sous  baraques  ce  premier  établissement  hospitalier  de 
l'armée  française.  Placé  sur  la  route  de  la  flotte,  sur  le  littoral  des 
Dardanelles,  dans  un  lieu  où  les  chalands  abordaient  aisément,  c'est 
après  le  départ  de  l'armée  qu'il  a  rendu  les  plus  grands  services.  Là 
s'arrêtaient  ceux  des  malades  ramenés  en  France  de  Crimée  ou  de 


592  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Gonstantinople  qui  n'auraient  pu  sans  danger  continuer  le  voyage. 
Ge1  établissement  devint  en  outre  une  annexe  des  hôpitaux  de  Con- 
stautinople. 

On  avait  d'abord  commis  la  faute  de  construire  les  baraques  dans 
un  bas-fond,  afin  d'utiliser  quelques  ruines  et  de  se  rapprocher  d'une 
fontaine;  mais  cette  faute  fut  évitée  plus  tard,  lorsqu'il  fallut  ac- 
croître les  ressources  hospitalières.  A  50  mètres  plus  loin  se  trou- 
vait un  plateau  élevé  et  bien  ventilé;  on  y  dressa  un  nombre  de  ba- 
raques suffisant  pour  300  nouveaux  lits.  L'hôpital  de  Gallipoli,  ainsi 
complété  et  porte  à  600  places,  s'est  toujours  distingué  par  une  bonne 
administration,  par  le  savoir  et  le  dévouement  du  personnel  médical, 
que  dirigeait  M.  le  docteur  Molard.  J'ai  trouvé  les  literies  et  le  mo- 
bilier dans  un  état  parfait.  Les  denrées  alimentaires,  le  pain,  le  vin, 
la  viande,  le  bouillon,  tout  était  de  bonne  qualité. 

Les  événemens  marchent  vite  en  campagne  :  ils  ne  permirent 
pas  aux  divisions  françaises,  une  fois  réunies,  de  rester  longtemps 
à  Gallipoli.  Près  de  cent  mille  Russes,  suivis  de  nombreux  renforts, 
avaient  mis  le  siège  devant  Silistrie,  que  dix-huit  mille  Turcs  dé- 
fendaient héroïquement.  Les  troupes  d'Omer-Pacha  comptaient  cent 
mille  combattans,  mais  elles  se  trouvaient  réparties  sur  plusieurs 
points  principaux,  à  Routschouk,  Silistrie,  Chumla.  Cette  barrière 
pouvait  être  renversée  d'un  moment  à  l'autre  par  l'armée  d'invasion. 
11  semblait  urgent  de  courir  au  secours  des  Turcs  et  de  mettre  Andri- 
nople  à  l'abri  d'un  coup  de  main.  Chacun  des  mouvemens  de  l'ar- 
mée devait  nécessiter  la  création  de  nouveaux  centres  hospitaliers. 

Le  7  mai  1854,  le  maréchal  de  Saint-Arnaud  arrive  à  Gallipoli, 
passe  en  revue  l'année  enthousiaste,  laisse  ses  instructions  et  s'em- 
barque immédiatement  pour  Constantinople,  où  il  aborde  le  lende- 
main. Il  communique  son  activité  à  tous  ceux  qui  l'approchent.  Sa 
parole  vive  et  animée  stimule  jusqu'aux  dépositaires  de  la  puissance 
ottomane.  Le  sultan  lui-même  partage  la  confiance  du  maréchal;  il 
ordonne  de  mettre  toutes  les  ressources  de  l'empire  à  la  disposition 
des  généraux  alliés.  La  promptitude  va  remplacer  les  lenteurs  et  les 
hésitations  de  l'administration  ottomane,  habituée  à  tout  remettre 
au  lendemain.  Le  li>  mai,  le  maréchal  et  lord  Raglan  se  rendent  à 
Varna,  entrent  en  conférence  avec  Omer-Pacha,  passent  en  revue 
à  Chumla  un  corps  de  45,000  soldats  d'une  bravoure  éprouvée,  et 
prennent  le  parti  d'y  envoyer  non  plus  chacun  une  division,  comme 
ils  l'avaient  projeté  d'abord,  mais  bien  toutes  les  forces  dont  ils 
peuvent  disposer.  Varna  allait  devenir  une  nouvelle  base  d'opérations 
qui  rejetait  Gallipoli  au  second  plan.  On  se  hâta  d'y  transporter  de 
nombreux  approvisionnemens  de  vivres,  d'équipemens,  de  matériel 
de  guerre  et  d'hôpitaux.  Le  1er  juin,  6,000  soldats  composant  la 


UNE    MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMEE.  593 

première  brigade  de  la  division  Canrobert  et  une  division  anglaise 
d'égale  force  s'embarquaient,  l'une  à  Gallipoli,  l'autre  à  Scutari,  où 
lord  Raglan  avait  son  quartier-général,  et  se  rendaient  par  terre  à 
Varna,  qui  n'est  qu'à  115  kilomètres  de  Silistrie.  D'autres  régimens 
français  devaient  successivement  arriver  par  terre  et  par  mer  au 
rendez-vous  commun. 

Le  11  mai,  une  commission  de  casernement,  dans  laquelle  M.  le 
docteur  Cazalas  représentait  l'élément  médical,  s'était  rendue  dans 
la  capitale  de  la  Roumélie,  à  Andrinople,  l'ancienne  résidence  des 
sultans  ottomans.  Andrinople,  par  la  beauté  de  son  climat,  par  sa 
richesse,  par  ses  ressources  de  toute  espèce,  par  sa  position,  qui 
commande  les  Balkans  et  le  passage  que  l'ennemi  devait  nécessaire- 
ment franchir,  était  un  point  stratégique  de  la  plus  haute  importance. 
On  s'empressa  de  mettre  à  notre  disposition  une  immense  caserne 
bâtie  en  1820  par  les  ordres  du  sultan  Mahmoud.  Cette  caserne 
forme  un  parallélogramme  long  de  450  mètres  du  sud  au  nord  et  de 
•275  mètres  de  l'est  à  l'ouest;  elle  se  compose  d'un  rez-de-chaussée 
et  d'un  étage.  Les  angles  sont  reliés  par  quatre  tours  carrées  de 
quatre  étages,  surmontées  chacune  d'une  galerie  et  d'une  terrasse 
d'où  s'élafîce  une  flèche  portant  le  drapeau  national.  Au  centre  de 
l'arcade  principale  se  présente  en  avant-corps  l'élégant  pavillon  du 
sultan,  d'un  style  tout  à  fait  oriental.  Il  est  soutenu  par  plusieurs 
rangs  étages  de  colonnes  de  marbre  blanc,  autour  desquelles  l'air 
circule  librement,  et  percé  d'un  grand  portique  de  marbre  sculpté  et 
orné  d'arabesques  dorées.  Cinq  grands  bassins  de  marbre,  munis 
chacun  de  vingt  gros  robinets  de  cuivre  qu'alimente  un  aqueduc, 
procurent  en  abondance  une  eau  de  bonne  qualité.  11  y  a  loin  d'un 
pareil  monument  à  nos  casernes  de  France,  dont  l'ordonnance  sévère 
laisse  peu  de  liberté  aux  inspirations  de  l'architecte.  Cet  établisse- 
ment militaire  peut  loger  10,000  soldats.  11  contient  278  chambres 
prenant  jour  sur  la  façade  extérieure  par  1 ,280  fenêtres.  11  fut  d'abord 
arrêté  qu'un  hôpital  de  1,200  malades  serait  créé  dans  une  portion 
de  cette  immense  caserne.  Tour  remédier  autant  que  possible  aux 
inconvéniens  d'une  si  grande  agglomération  de  malades,  on  de\ait 
assurer  en  moyenne  à  chacun  35  mètres  cubes  d'air  respirable.  Dans 
nos  hôpitaux,  la  mesure  ordinaire  est  de  18  à  20  mètres  et  de  12  à 
14  mètres  dans  les  casernes.  Les  é\énemens  ultérieurs  ayant  réduit 
l'importance  militaire  d'Andrinople,  on  se  contenta  d'y  placer  300  lits. 

Le  16  juin,  quand  la  division  du  général  Bosquet,  forte  de  11,435 
hommes,  et  les  troupes  du  général  Morris,  composées  d'abord  de 
1,200  cavaliers,  arrivèrent  à  Andrinople,  l'hôpital  était  installé. 
11  reçut  169  malades  et  250  écloppés.  La  division  Bosquet  partit  le 
25  juin  pour  Varna.  Les  deux  régimens  de  cavalerie  du  général 

TmtF  ,x  38 


Ô9i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Morris  ne  la  suivirent  pas.  Plus  tard,  ils  quittèrent  leurs  bivouacs, 
situés  dans  la  plaine  de  Tundja,  pour  se  loger  dans  la  caserne,  où 
ils  passèrent  l'hiver  de  1855. 

Le  premier  hôpital  français  établi  à  Constantinople  fut  celui  de 
Maltépé,  et  les  premiers  malades  reçus  appartenaient  à  la  3e  division, 
commandée  par  le  prince  Napoléon.  Cette  division  avait  quitté  Calli- 
poli  le  28  mai,  et  s'était  rendue  par  terre  à  Constantinople  en  suivant 
le  littoral  de  la  mer  de  Marmara.  A  moitié  chemin,  les  malades  et  les 
écloppés  avaient  été  laissés  à  Rodosto,  dans  un  hôpital  improvisé  de 
"250  lits,  qui  n'eut  qu'une  existence  éphémère.  On  l'aurait  conservé 
ainsi  que  les  casernemens  occupés  en  1829  par  les  Russes  victorieux, 
si  le  siège  de  Sébastopol  n'eût  été  décidé.  Le  7  juin,  la  3e  division  fit 
son  entrée  à  Constantinople,  et  alla  bivouaquer  dans  la  plaine  de 
Daoud-Pacha,  laissant  dans  l'esprit  des  Turcs  une  vive  impression 
d'admiration  et  d'étonnement.  Ils  voyaient  surtout  avec  surprise  le 
costume  oriental  de  nos  zouaves,  ce  costume  aboli  chez  eux  par  une 
réforme  contre  laquelle  proteste  seul  le  vieux  parti  ottoman,  en  con- 
servant par  une  sorte  de  désobéissance  tolérée  l'ancien  vêtement 
national. 

Maltépé  était  un  hôpital  turc  dont  la  moitié  nous  fut  cédée  le  7  juin 
pour  l'ambulance  de  la  3e  division,  et  la  totalité  quelques  mois  plus 
tard.  A  1.800  mètres  du  château  des  Sept-Tours  et  des  fortes  mu- 
railles de  Stamboul,  du  côté  de  l'ouest,  apparaît,  sous  le  poétique 
ciel  de  l'Orient,  la  silhouette  de  deux  grandes  casernes  appelées 
Daoud-Pacha  et  Ramis-Tchiflik.  Copiées  sur  celle  d'Andrinople, 
elles  se  distinguent  par  une  architecture  dont  l'élégance  ne  le  cède 
pas  à  la  solidité.  Elles  sont  à  2  kilomètres  de  distance  l'une  de 
l'autre,  sur  des  plateaux  élevés,  au  milieu  d'une  immense  plaine 
dépouillée  d'arbres,  mais  couverte  en  été  de  riches  moissons.  Bâti 
entre  les  deux  casernes,  sur  un  monticule  sans  cesse  ventilé  par 
la  brise  de  mer,  Maltépé  pouvait  contenir  A50  malades. 

La  3°  division  fut  passée  en  revue  sur  les  hauteurs"  de  la  riche 
vallée  des  tombeaux  d'Eyoub,  en  présence  du  sultan  et  de  son  bril- 
lant état-major.  Le  lendemain  18  juin,  elle  s'embarqua  pour  Varna; 
les  ambulances  suivirent  ce  mouvement,  laissant  leurs  malades  à 
Maltépé,  où  venaient  d'arriver  les  soldats  souffrans  évacués  de  Ro- 
dosto. A  partir  de  ce  jour,  on  y  installa  un  hôpital  définitif,  <à  la  tête 
duquel  le  savant  médecin  principal,  M.  Durand,  est  resté  pendant 
toute  la  campagne. 

Les  malades  venus  par  mer  étaient  débarqués  dans  le  fond  de  la 
Corne-d'Or;  les  convalescens  allaient  à  pied,  les  autres  étaient  trans- 
portés sur  des  brancards,  sur  des  cacolets,  ou  dans  des  voitures 
d'ambulance.  Le  chemin  est  très  raide  et  d'une  ascension  pénible 


UNE    MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMEE.  595 

jusqu'à  la  Porte-des-Canons  (Top-Capou):  les  malingres  avaient  sou- 
vent de  la  peine  à  faire  ce  trajet,  et  les  Turcs,  dont  on  méconnaît 
en  Europe  le  cœur  compatissant,  les  soutenaient  ou  les  faisaient  as- 
seoir. Lorsqu'on  est  arrivé  en  dehors  des  murailles,  à  la  Brèche-des- 
Croisés,  la  route  continue  à  monter  jusqu'à  Maltépé,  mais  par  une 
pente  douce.  Elle  traverse  l'immense  cimetière  planté  de  térébinthes 
et  de  cyprès  séculaires  qui  borde  la  longue  ligne  occidentale  des 
remparts  de  Stamboul.  On  arrive  bientôt  à  un  monticule  historique 
où  l'on  aperçoit  un  petit  moulin  à  vent,  le  seul  qui  existe  dans  cette 
plaine.  C'est  là,  dit-on,  que  les  soldats  du  sultan  Mahmoud  furent 
harangués  par  leurs  chefs  et  par  les  ulémas  en  182(5,  au  moment  de 
partir  pour  Maslak,  où  ils  massacrèrent  dans  leurs  camps  les  janis- 
saires révoltés.  L'hôpital  est  à  200  mètres  plus  loin.  De  la  façade 
principale,  on  découvre  dans  une  perspecthe  fuyante  l'admirable 
panorama  de  Constantinople,  de  la  mer  de  Marmara,  des  îles  des 
Princes  et  des  montagnes  de  l'ancienne  Bythinie,  surmontées  d'une 
couronne  de  neige.  Les  malades  ne  se  lassaient  pas  d'admirer  ce 
beau  spectacle,  qui  les  disposait  au  recueillement,  au  calme,  si  né- 
cessaires à  la  guérison. 

L'établissement  de  Maltépé  forme  un  grand  rectangle.  Les  quatre 
corps  de  bàtimens  embrassent  une  très  vaste  cour,  plantée  de  quel- 
ques arbres.  Les  murs  sont  en  bois  du  côté  de  la  cour  et  en  pierre 
du  côté  des  champs.  Le  côté  du  rectangle  situé  en  face  de  Constan- 
tinople n'a  qu'un  rez-de-chaussée  surmonté  à  ses  angles  d'un  petit 
pavillon.  11  est  bordé  extérieurement  par  un  verger  que  rafraîchis- 
sent des  eaux  vives  reçues  clans  des  bassins  de  marbre.  11  présente 
au  centre  une  porte  d'entrée  monumentale,  en  marbre  blanc,  d'un 
bon  style  byzantin.  Ce  corps  de  bâtiment  contient  plusieurs  dépen- 
dances de  l'hôpital  :  les  bains  turcs,  la  buanderie,  la  cuisine,  la 
pharmacie,  les  bureaux  et  deux  chambres  d'honneur,  l'une  dite  du 
sultan,  l'autre  dite  du  séraskier  (ministre  de  la  guerre).  Les  trois 
autres  faces  du  rectangle  présentent  un  rez-de-chaussée  et  un  étage 
le  long  desquels  règne  du  côté  de  la  cour  un  corridor  pour  donner 
accès  dans  les  chambres  prenant  jour  sur  la  campagne.  Chaque 
chambre  contenait  de  30  à  ZiO  lits  turcs;  ces  lits  sont  de  grande- 
boîtes  de  sapin  soutenues  par  des  tréteaux  en  fer  et  renfermant  deux 
matelas  en  coton  ou  en  laine.  On  aqueduc,  toujours  largement  ap- 
provisionné, versait  en  abondance  dans  tout  l'établissement  une  eau 
d'excellente  qualité.  Les  ouvriers  du  génie  militaire  firent  sans  re- 
tard les  travaux  nécessaires  à  nos  besoins,  qui  sont  un  peu  différens 
de  ceux  des  Turcs,  et  cet  hôpital  ne  cessa  d'être  occupé  par  nous 
qu'au  31  mai  1856,  époque  où  les  troupes  de  Crimée  commencèrent 
leur  embarquement  pour  la  France,  qui  se  termina  le  5  juillet  sui- 
vant, sous  les  yeux  du  maréchal  Pélissier. 


596  REVUE   DES    m  1  \    MONDES. 

Cependant  les  rangs  de  l'année,  composée  d'abord  de  15  ou 
•20.000  hommes,  grossissaient  de  jour  en  jour.  I  ne  h*  division  avait 
rejoint  le  corps  expéditionnaire,  et  déjà  une  5"  division  arrivait. 
Toutes  ces  troupes  se  rendaient  successivement  à  Varna.  C'est  au 
fond  d'une  vallée  marécageuse,  encadrée  par  deux  contreforts  des 
Balkans,  que  se  dressent  les  remparts  de  Varna,  dont  les  Russes  se 
sont  emparés  en  1  B28.  Cette  \  Nie.  qui  compte  10.000  habitans,  a  un 
pied  dans  un  lac  immense  et  l'autre  dans  la  mer.  La  rade  est  d'un 
difficile;  elle  offre  un  port  peu  sur  et  un  mauvais  mouil- 
lage. Dès  qu'ils  arrivaient,  les  régimens  allaient  a  huit  kilomètres 
plus  loin  établir  leur.-  tentes  sur  le  haut  plateau  appelé  Franka.  que 
dominent  île  plusieurs  centaines  de  mètres  tles  roches  escarpées.  De 
ce  point,  ils  surveillaient  les  défilés  des  Balkans,  et  surtout  ils  échap- 
paient en  partie  a  l'influence  délétère  des  marais,  dont  les  miasmes 
séjournent  dans  les  bas-fonds. 

Bien  que  l'état  sanitaire  lut  encore  satisfaisant,  il  entrait  cepen- 
dant aux  infirmeries  un  certain  nombre  d'hommes  atteints  de  fiè- 
vres intermittentes,  et  particulièrement  de  ces  flux  intestinaux  pré- 
curseurs du  choiera.  Il  fallait  songer  à  créer  des  asiles  pour  les 
soldats  souffrans  :  l'autorité  ottomane  mit  à  notre  disposition  une 

-  grande  caserne ,  que  nous  partageâmes  avec  les  anglais.  On  j 
plaça  700  lits  complets.  Les  bâtimens  étaient  vieux  et  en  très  mau- 
vais état.  On  se  contenta  de  faire  les  réparations  les  plus  urgentes. 
Cet  établissement  fut  conservé  pendant  toute  la  campagne  pour 
recevoir  directement  les  soldat-  évacués  de  Crimée,  et  principale- 
ment d'Eupatoria.  Outre  cet  hôpital  permanent,  on  créa  sur  des 
plateaux  élevés  plusieurs  grandes  ambulances,  dont  deux  furent 
exclusivement  réservées  aux  cholériques  de  la  fatale  expédition  de 
la  Dobrutcha. 

On  sait  que  tout  le  littoral  qui  s'étend  de  Varna  au  Danube  est 
un  pays  désolé,  couvert  de  steppes  et  de  marais,  dont  le  xoisinage 
est  mortel  pendant  les  grandes  chaleurs.  Au  printemps  de  1854, 
Omer-Pacha  disait  au  commandant  Benry,  envoyé  près  de  lui  à 
son  camp  de  Chumla  :  «  Si  les  Russes  restent  encore  un  mois  dans 
la  Dobrutcha.  leur  armée  sera  anéantie:  cela  équivaudra  pour  moi 
au  gain  dune  grande  bataille.  »  Les  terribles  ravages  qu'avaient 
everces  dans  l'armée  russe  en  1S2S  les  maladies  épidémiques  ne 
pouvaient  être  entièrement  oubliés.  C'esl  -ans  doute  ce  souvenir  qui 
avait  en  partie  décidé  les  généraux  russes  à  quitter  la  Dobrutcha 
pour  remonter  le  Danube  et  se  porter  sur  Silistrie,  et  qui  lit  en- 
suite lever  brusquement  le  siège  de  cette  place  après  des  assauts  hn- 
puissans.  mais  non  infructueux.  La  ville,  ébréchée  de  toutes  parts. 

•  à  la  veille  de  tomber:  la  vaillance  des  défenseurs  semblait  près 
d'être  écrasée  par  le  grand  nombre  et  les  efforts  désespérés  des  as- 


UNE   mission    MEDICALE    EN   CRIMÉE.  507 

saillans.  La  retraite  des  Russes  sur  la  rive  gauche  du  Danube  jeta 
dans  les  troupes  alliées,  impatientes  de  marcher  au  combat,  un  sen- 
timent de  surprise  pénible  et  presque  de  découragement.  Le  maré- 
chal de  Saint-Arnaud  comprit  qu'A  Fallait  opérer  une  puissante  di- 
version morale,  occuper  ses  soldats,  les  tirer  d'une  inaction  fatale, 
réveiller  leur  ardeur  et  répondre  par  un  de  rr+  grands  coups  d'une 
tudace  sagement  calculée  à  l'attente  de  l'Europe.  En  ce  moment, 
te  cabinet  de.  Saint-James  insistait  vi\ement  pour  qu'on  allât  en 
Crimée  détruire  Sébastopol  el  la  Hotte  russe  de  la  Mer-Noire.  Les 
instructions  du  maréchal  de  Saint-Arnaud,  moins  impératives,  lui 

laissaient  sur  ce  point,  toute  liberté  d'action.  On  commença  donc  par 

faire  explorer  les  côtes  de  (aimée,  et  des  que  l'expédition  fut  re- 
connue possible,  elle  fut  irrévocablement,  décidée  malgré  l'avis  con- 
traire  (les  amiraux  commandant  les  Hottes  alliées,  qui  redoutaient 
l'inconstance  de  la  mer  dans  nue  saison  déjà  avancée. 

(l'est  au  milieu  des  préoccupations  causées  par  ce  prochain  départ 
que  la  nouvelle  de  l'apparition  non  équivoque  du  choléra  vint  sur- 
prendre l'armée.  \  la  date  du  '.(juillet,  le  fléau  s'étail  montré  dans 
les  hôpitaux  de  Varna;  il  fut  sans  doute  importé  en  Orient,  avec  les 
contingens  successifs  de  la  5e  division,  embarqués  dans  le  midi  de 
la  France,  dont  les  populations  étaient,  en  proie  â  l'épidémie.  Il  lit 
d'abord  son  apparition  au  Pirée,  puis  à  Gallipoli,  OÙ  il  enleva  en 
quelques  heures  les  généraux  duc  d'Elchingen  el  Carbuccia.  L'ex- 
pédition de  la  Dobrutcha  ne  tarda  pas  à  lui  fournir  de  nouvelles 
victimes.  Ou  sait  dans  quelles  circonstances  elle  s'accomplit.  Quel- 
que  grand  que   fÛ1   le  désir    de  porter  immédiatement    les    armées 

alliées  en  Crimée,  on  ne  pouvait  j  songer  avant  une  quinzaine  de 
jours.  Ce  délai  était  indispensable  pour  les  préparatifs  du  départ; 

on  crut  devoir  en  profiter  pour  faire  une  démonstration  qui  in- 
quiétât l'ennemi  et  le  trompai  sur  les  projets  d'attaque  contre  Sé- 
bastopol. D'après  les  rapports  officiels  d'un  colonel  d'état-major 
envoyé  sur  les  lieux,  les  Russes  avaient  à  45  lieues  de  Varna,  aux 
environs  de  Babadagh,  10,000  hommes  de  troupes  avec  -Sa  pièces 

de  canon.  Les  trois  premières  divisions  de  l'armée  française  furent 

envoyées  à  leur  recherche;  elles  devaient  suivre  le  littoral  de  la 
mer  pour  la,  facilité  des  ra\ iiaillemens.  On  comptait  atténuer  l'in- 
fluence cholérique  par  les  changemens  quotidiens  des  bivouacs. 
Le  "il  juillet,  le  général  Espinasse,  qui  commandai!  par  intérim  la 
première  division,  pendant  que  le  général  Canroberl  explorait  les 
côtes  de  la  Crimée,  reçut  l'ordre  de  se  porter  sur  Mangalia  à  la  tète 
de  10,500  hommes,  dont  328  officiers.  Seize  officiers  et  »2ô  soldats 
■  taienl  restés  à  Varna  dans  les  infirmeries  et  les  hôpitaux.  Le!"  ré- 
tent  de  zouaves,  transporté  par  mer  à  Kustendjé,  devait  opérer 


508  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  tète  de  colonne  sous  les  ordres  du  général  Yussuf,  et  soute- 
nir 2  ou  3,000  spahis  d'Orient  organisés  avec  les  bandes  indiscipli- 
nées des  bachi-bozouçks.  Le  médecin  en  chef  de  cette  division  étail 
\1.  Gazalas,  homme  d'énergie,  qui  avait  fait  preuve  d'un  profond 
savoir  dans  son  enseignement  à  l'école  du  Val-de-Grâce  (1).  Il  avait 
sous  ses  ordres  des  médecins  d'élite  tels  que  MM.  Quesnoy,  —  Bailly, 
enlevé  quelques  jours  plus  tard  par  le  choléra,  —  et  Raoul  de  Long- 
champs,  qui  résista  comme  par  miracle  aux  atteintes  du  fléau.  Les 
moyens  de  transport  destinés  aux  malades  comprenaient  05  paires 
de  cacolets,  5  paires  de  litières,  quelques  caissons  d'ambulance,  et 
un  certain  nombre  d'arabas. 

Pour  franchir  les  11  kilomètres  qui  marquaient  la  première  étape 
de  Franka  à  Kapakli,  les  soldats  restèrent  pendant  dix  heures  sur 
pied,  exposés  toute  la  journée  à  un  soleil  de  30  degrés.  Dans  la 
soirée,  quatre  cas  de  choléra  se  déclaraient  dans  la  colonne  expédi- 
tionnaire. Repartie  le  22  à  quatre  heures  du  matin,  la  division  n'ar- 
riva que  vers  sept  heures  du  soir  à  Tcbatal-Tchesmé.  Elle  n'avait  fait 
que  1S  kilomètres,  mais  la  chaleur  était  accablante;  le  thermomètre 
marquait  33  degrés.  La  marche  était  difficile  par  un  chemin  étroit 
qui  passait  sur  des  pentes  âpres  et  rai  des.  Au-delà  de  ce  bivouac,  la 
colonne  descendit  dans  une  plaine  nue,  dépouillée  de  toute  végé- 
tation arborescente ,  et  longue  de  200  kilomètres  :  c'était  la  Do- 
brutcha,  couverte  de  lacs  et  de  marais,  dont  les  émanations  pesti- 
lentielles vicient  l'atmosphère,  surtout  dans  cette  saison  de  l'année. 
Les  géographes  l'ont  encadrée  entre  le  Danube  et  les  murailles  du 
camp  de  Trajan,  mais  la  topographie  médicale  en  recule  les  limites 
au  sud,  jusqu'auprès  de  Kavarna,  où  les  troupes  arrivèrent  trois 
jours  après  leur  départ  de  Varna. 

Les  campemens  qui  marquèrent  les  étapes  suivantes  furent  tous 
d'une  égale  insalubrité.  A  Sattelmuch-Gol,  à  Mangalia,  à  Orgloukoï, 

(1)  J'ai  dit,  en  parlant  du  Val-de-Gràce,  qu'un  cours  approfondi  de  plaies  d'armes  à 
feu  n'v  était  pas  professé.  Il  n'en  faudrait  pas  induire  que  cette  partie  de  l'enseignement 
est  mise  de  côté.  Je  me  plais  à  reconnaître  que  les  professeurs  de  cette  école  ont  tou- 
jours saisi  avec  empressement  les  occasions  d'initier  leurs  élèves  aux  pratiques  de  la 
médecine  militaire  et  au  traitement  des  blessures  de  guerre  Le  désir  que  j'ai  voulu  ex- 
primer, c'est  tout  simplement  que  le  traitement  des  plaies  d'armes  à  feu,  au  lieu  d'être 
enseigné  accessoirement  dans  plusieurs  cours  et  par  des  maîtres  différens,  acquit  uni- 
plus  grande  importance,  étant  confié  à  un  professeur  particulier,  pour  qui  on  créerait, 
quand  on  le  pourrait,  une  chaire  spéciale  de  blessures  de  guerre.  Déjà  le  ministre,  M.  le 
maréchal  Vaillant,  pour  qui  la  santé  du  soldat  est  un  objet  de  constantes  préoccupa- 
tions, a  doté  le  Val-de-Gràce,  au  mois  de  juin  1857,  d'une  chaire  spéciale  pour  les  ma- 
ladies et  les  épidémies  des  armées.  MM.  les  professeurs,  dout  j'ai  pu  apprécier  le  pro- 
fond savoir  pendant  dix  années,  ne  peuvent  douter  que  je  ne  sois  resté  avec  eux  en 
communauté  de  vues  et  de  sentimens.  Le  seul  vœu  que  je  forme,  c'est  qu'on  ajoute  un 
nouveau  lustre  à  l'enseignement  si  renommé  du  Val-de-Gràce. 


UNE    MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMEE.  599 

à  Kustendjé  même,  comme  sur  les  ruines  du  village  de  Kergeluk, 
on  ne  trouve  pour  camper  que  des  bas-fonds  marécageux  dont  les 
eaux  sont  empoisonnées  par  des  matières  végétales  en  dissolution. 
A  mesure  que  l'avant-garde  se  rapprochait  du  Danube  et  refoulait 
quelques  partis  de  Cosaques,  qui  n'opposaient  aucune  résistance  sé- 
rieuse, l'aspect  du  pays  devenait  de  plus  en  plus  désolé,  les  cultures 
disparaissaient,  toute  trace  de  végétation  s'effaçait.  On  rencontrait  à 
peine  çà  et  là  quelques  fûts  de  colonnes  brisées  et  des  lumidi  de  la 
date  la  plus  reculée,  muette  protestation  d'une  civilisation  antique 
contre  la  barbarie  moderne.  Depuis  l'invasion  des  Russes  en  1828, 
ces  contrées,  affreusement  ravagées,  sont  devenues  presque  désertes. 
Quelques  pâtres,  dont  la  constitution  présente  les  caractères  de  la 
cachexie  paludéenne,  sont  à  peu  près  les  seuls  habitans  de  la  Do- 
brutcha.  Ils  sont  réduits,  comme  les  bestiaux  dont  ils  ont  la  garde, 
à  faire  usage  d'eaux  impures,  puisées  à  des  lacs,  à  des  citernes  ou 
à  des  puits  abandonnés.  Dans  ces  conditions  fâcheuses,  l'armée  eut 
en  outre  à  supporter  des  pluies  d'orage  et  de  nombreuses  vicissitudes 
atmosphériques  de  chaleur  et  de  refroidissement.  11  n'en  fallut  pas 
plus  pour  que  le  choléra,  jusqu'alors  presque  inoffensif,  fît  une  su- 
bite et  terrible  explosion.  Dans  la  nuit  du  30' juillet,  300  zouaves 
sont  atteints  d'une  manière  foudroyante;  les  bachi-bozovks  sont  tout 
aussi  maltraités.  Le  général  Yussuf  se  disposait  à  marcher  en  avant, 
mais  les  coups  redoublés  de  l'épidémie  le  forcent  à  rétrograder.  Ses 
troupes  ont  à  peine  le  temps  d'enterrer  les  cadavres  qui  tombent  le 
long  de  la  route.  11  fait  transporter,  malgré  tous  les  obstacles,  sur 
les  chevaux  et  par  les  prolonges  d'artillerie,  les  cholériques,  dont 
le  nombre  grossit  à  charpie  instant  avec  une  rapidité  désespérante. 
La  colonne  du  général  Espinasse,  sur  laquelle  le  fléau  s'est  égale- 
ment abattu,  revient,  de  son  côté,  vers  ses  anciens  bivouacs,  si- 
tués près  du  grand  lac  de  Pallas.  Elle  est  forcée  d'y  laisser  jusqu'au 
lendemain  dans  une  ambulance  un  grand  nombre  de  cholériques 
qu'elle  ne  peut  emporter.  Le  31  juillet,  toute  la  division  arrive  à 
kustendjé.  Elle  trouve  les  maisons  pleines  de  bachi-bozouks.  Dix- 
huit  cents  cholériques  attendent  leur  tour  d'embarquement  sur  les 
frégates  à  vapeur;  1,200  cadavres  sont  mis  dans  des  fosses  creusées 
autour  de  cette  place. 

L'arrivée  inattendue  à  Kustendjé  du  général  Canrobert,  qu'appe- 
laient tous  les  vœux,  produisit  une  touchante  et  bien  vive  émotion. 
Le  général  assembla  un  conseil  médical,  imprima  une  nouvelle  éner- 
gie aux  mesures  déjà  prises  par  le  général  Espinasse,  que  venait 
d'atteindre  le  choléra,  et  releva  ces  mâles  courages,  que  le  fléau 
faisait  courber.  La  division,  faisant  des  efforts  inouis  pour  transpor- 
ter les  cholériques  qui  tombaient  à  chaque  instant,  arriva  le  3  août 


000  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  Mangalia,  où  la  prévoyance  du  général  Ganrobert  avait  fait  venir 
des  ressources  de  toute  nature  et  surtout  des  vivres  frais,  du  vin, 
de  l'eau-de-vie,  du  café  et  du  sucre.  Elle  comptait  par  centaines 
les  nouveaux  décès;  deux  mille  malades  furent  embarqués  pour 
Varna.  Le  séjour  marécageux  de  Mangalia  était  rendu  plus  dange- 
reux encore  par  la  décomposition  putride  des  nombreux  cadavres 
que  les  bachi-bozouks  avaient  laissés  partout  sans  sépulture.  11  au- 
rait fallu  fuir  au  plus  vite  ce  lieu  pestiféré;  mais  les  soins  à  donner 
aux  malades,  les  \ides  que  le  choléra  avait  faits  dans  les  rangs  des 
officiers  de  santé,  victimes  d'un  dévouement  à  toute  épreuve,  la  né- 
cessité d'organiser  un  service  de  soldats  infirmiers  fournis  par  les 
régimens,  le  temps  pris  par  l'embarquement  des  malades  et  le  ravi- 
taillement de  la  division,  ne  permirent  pas  de  la  diriger  sur  Varna 
avant  le  7  août.  Le  fléau  sévit  encore  jusqu'à  ce  moment;  mais  le  9, 
dès  que  la  colonne  arriva  sur  les  hauts  plateaux  de  Kavarna,  char- 
gés d'un  air  oxigéné  et  purifié  par  les  forêts  séculaires  des  Balkans, 
une  amélioration  subite  se  fit  sentir  dans  l'état  sanitaire,  l'épidémie 
avait  beaucoup  perdu  de  son  intensité.  Quelques  jours  plus  lard,  la 
division  rentrait  dans  son  camp  de  Franka,  où  l'on  dressait  de 
grandes  ambulances  sous  tentes  dans  les  conditions  les  pins  hygié- 
niques. 11  lui  restait  la  moitié  à  peu  près  de  son  effectif,  l'autre  moi- 
tié était  dans  les  hôpitaux  ou  sous  terre.  Les  bachi-bozouks  avaient 
l'ait  des  pertes  plus  cruelles  encore;  M.  Cazalas  estime  qu'il  en  est 
mort  près  de  la  moitié. 

La  2e  division  s'était  engagée  dans  la  Dobrutcha  à  la  suite  de 
la  lr°.  Arrivée  à  Mangalia,  elle  se  trouva  tout  à  coup  aux  prises  avec 
le  choléra  et  frappée  sans  merci;  mais  le  général  Bosquet,  dans  le 
cours  de  ses  opérations,  tint  la  main  avec  une  fermeté  toute  parti- 
culière à  ce  <pie  les  mesures  hygiéniques  conseillées  par  les  méde- 
cins fussent  exécutées  rigoureusement.  Jamais  les  soldats  en  marche 
ne  négligèrent  de  faire  la  soupe  et  le  café,  si  longue  (pie  fût  la 
course  de  la  journée  et  si  rare  que  fût  l'eau.  On  la  tirait  le  plus  sou- 
vent de  puits  qui  étaient  peu  nombreux  et  d'une  profondeur  extraor- 
dinaire. 300  arabas,  moyens  de  transport  dont  la  2e  division  dis- 
posait, avaient  été  répartis  entre  les  différens  corps,  en  sorte  que 
non-setilement  chacun  avait  avec  soi  ses  vivres,  mais  pouvait  encore 
veiller  sur  les  paysans  et  sur  les  bœufs,  toujours  prêts  à  déserter. 
Cela  n'empêcha  pas  quelques-uns  des  premiers  de  prendre  la  fuite, 
mais  du  moins  les  voitures  et  les  bêtes  de  trait  restaient,  et  on  en 
était  quitte  pour  donner  l'aiguillon  à  quelques  soldats  qui  se  fai- 
saient bou\  iers.  A  mesure  que  ces  chariots  étaient  dégarnis  de  vivres 
par  la  consommation  journalière,  on  y  mettait  des  malades,  et  ainsi 
on  augmentait  dans  une  proportion  énorme  les  moyens  de  trans- 


UNE    MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMEE.  001 

port  ordinaires  des  ambulances.  A  chaque  bivouac,  on  creusait  de 
grandes  fosses  pour  enterrer  les  morts.  Un  jour,  le  général  Bosquet 
dit  à  un  vieux  soldat  qui,  la  pipe  à  la  bouche,  recouvrait  de  terre 
ses  camarades  avec  une  apparente  insouciance  :  «  Fermez  cette 
fosse;  il  y  en  a  assez.  —  J'ai  bien  le  temps,  mon  général,  il  en  vien- 
dra d'autres,  »  répond  le  fossoyeur,  qui  se  sentait  atteint  mortelle- 
ment par  le  choléra.  Quelques  minutes  plus  tard,  il  tomba  dans  la 
fosse  ouverte,  et  son  cadavre  occupa  la  place  qu'il  avait  préparée. 

La  2e  division  n'était  plus  qu'à  8  kilomètres  de  Varna,  quand  un 
aide-de-camp  du  général  en  chef  vint  annoncer  que  les  hôpitaux,  déjà 
trop  remplis,  ne  pouvaient  plus  recevoir  de  malades.  Le  général  Bos- 
quet fit  répondre  qu'il  en  était  très-heureux,  qu'il  saurait  se  passer 
d'hôpitaux  et  placer  ses  malades  dans  des  conditions  plus  hygiéni- 
ques. Quelques  instans  plus  tard,  tous  les  cholériques  étaient  in- 
stallés sous  des  tentes  dressées  sur  de  hauts  plateaux  au  milieu  des 
bois.  Des  soldats  de  bonne  volonté  et  pleins  de  cœur  firent  le  mé- 
tier d'infirmiers  avec  un  rare  dévouement.  De  nombreuses  guérisons 
attestèrent  l'opportunité  des  mesures  prises,  et  bientôt  le  choléra,  sa- 
gement combattu,  devint  à  peu  près  inoffensif.  La  mère  Philippon, 
qui  jouissait  d'une  grande  popularité  parmi  nos  soldats,  se  distin- 
guait entre  toutes  les  cantinières  par  un  zèle  infatigable;  nuit  et 
jour  elle  était  sur  pied.  Elle  excellait  dans  le  vocabulaire  pittoresque 
des  camps.  «  Comment  va  la  gargoulette?  comment  va  le  bidon?  » 
Cela  voulait  dire  :  «  As-tu  soif?  as-tu  faim?  »  Les  bons  mots  de  la 
mère  Philippon  passaient  de  bouche  en  bouche  et  faisaient  rire  même 
ceux  qui  en  avaient  le  moins  envie. 

Quelques  médecins  attribuent  à  certains  sols,  selon  l'état  de  sé- 
cheresse ou  d'humidité,  une  influence  sur  l'évolution  meurtrière  du 
choléra.  Ils  ont  recherché  dans  la  succession  des  étages  géologi- 
ques, depuis  le  granit  jusqu'aux  terrains  tertiaires  inclusivement, 
les  modifications  que  peut  en  recevoir  le  miasme  épidémique  :  les 
faits  observés  se  sont  presque  toujours  mutuellement  contredits. 
\insi  quelques  observateurs  attribuent  une  certaine  immunité  égale 
aux  terrains  secs  et  granitiques  et  aux  terrains  marécageux.  La 
Dobrutcha  a  donné  un  cruel  démenti  à  cette  dernière  opinion. 

On  a  avancé  que  le  choléra  régnait  déjà  dans  cette  plaine  quand 
nous  y  avons  pénétré.  Cette  assertion  ne  paraît  aucunement  fondée. 
Il  est  certain  que  M.  le  commandant  d'état-major  Balland,  qui,  vers 
cette  époque,  avait  visité  le  Danube  du  côté  de  Silistrie,  n'avait  ja- 
mais entendu  parler  du  choléra  ni  à  l'armée  d'Omer-Pacha,  ni  parmi 
les  populations  des  villages  où  il  plantait  sa  tente.  Il  ne  demeure 
que  trop  démontré  que  le  germe  de  l'épidémie  était  en  quelque  sorte 
à  l'état  latent  dans  les  rangs  de  notre  armée,  et  que  les  moindres 
causes  en  devaient  provoquer  le  développement  subit. 


602  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Si  le  choléra  est  inconnu  dans  son  essence,  si  les  causes  qui  le  font 
naître  nous  échappent,  celles  qui  retendent  et  le  propagent  devien- 
nent de  plus  en  plus  manifestes.  Les  malheurs  survenus  dans  la 
Dobrutcha  prouvent  clairement  que  la  violation  des  règles  de  l'hy- 
giène, l'insalubrité,  la  misère,  en  excitent  prodigieusement  l'activité 
meurtrière  et  en  forment  le  véritable  élément.  11  serait  aisé  d'établir 
que  les  recrudescences  de  ce  fléau,  qui  a  sé\  i  à  plusieurs  reprises  sur 
l'armée  d'Orient,  ont  constamment  coïncidé  avec  des  situations  de- 
venues plus  critiques,  des  influences  dépressives  de  l'économie,  des 
privations  et  des  fatigues  extraordinaires. 

Le  remède  spécifique  du  choléra  est  encore  à  trouver,  mais  la 
médecine  n'est  pas  réduite  a  l'impuissance  :  elle  donne  de  sages 
conseils  préventifs  qui  ne  sont  que  trop  rarement  suivis,  et  quand 
le  mal  est  déclaré,  elle  fournit  également  de  précieuses  indications. 
Une  indisposition  avec  tendance  au  refroidissement,  un  malaise  gé- 
néral et  surtout  un  dérangement  d'entrailles  avec  diarrhée  sont  des 
signes  précurseurs,  des  avertissemens  dont  il  faut  tenir  grandement 
compte  en  temps  d'épidémie  cholérique.  En  se  soignant  immédiate- 
ment, on  est  à  peu  près  certain  d'échapper  au  choléra,  ou  de  n'avoir 
qu'une  simple  çholérine  sans  danger  sérieux.  Les  cas  foudroyans 
sans  prodromes  sont  tellement  rares,  qu'aux  yeux  de  beaucoup  de 
médecins  ils  u'existenl  pas.  Les  soins  à  prendre  sont  bien  simples  : 
rester  au  lit,  faciliter  une  salutaire  transpiration  par  des  infusions 
aromatiques  chaudes,  mettre  une  ceinture  de  flanelle,  observer  la 
diète.  La  çholérine  n'exige  pas  d'autre  traitement.  Dans  la  période 
algide,  il  s'agit  principalement  de  ramener  la  chaleur  et  la  circula- 
tion du  sang.  On  a  également  recours  à  des  boissons  chaudes  aro- 
matiques et  à  quelques  gouttes  d'éther.  Les  bains  de  vapeur  à  la 
manière  orientale  ont  un  effet  remarquable;  M.  Cazalas  en  a  tiré  un 
excellent  parti  dans  les  hôpitaux  de  Constantinople.  Les  frictions 
rudes  pratiquées  sur  tout  le  corps,  les  sinapismes  promenés  sur  les 
extrémités,  les  couvertures  de  flanelle  chauffées,  les  cruchons  d'eau 
bouillante,  etc.,  sont  encore  des  moyens  d'une  utilité  reconnue.  Ces 
indications  n'ont  pu  recevoir  une  application  assez  large,  on  le  con- 
çoit, dans  la  Dobrutcha:  l'insuffisance  de  la  stimulation  laissait  tom- 
ber le  pouls  et  la  chaleur  jusqu'à  complète  suppression,  et  beaucoup 
de  malades  mouraient  sans  réaction. 

L'excitation  poussée  trop  loin  a  aussi  ses  dangers;  elle  détermine 
des  mouvemens  de  réaction  fluxionnaires,  des  congestions  xiscérales 
souvent  mortelles.  On  se  trouve  ici  entre  deux  écueils,  l'insuffisance 
et  l'excès.  L'apparition  de  la  réaction  est  un  indice  de  guérison  à  peu 
près  infaillible,  si  cette  réaction  est  sagement  conduite.  La  saignée, 
les  boissons  acidulées  en  arrêtent  la  violence.  La  convalescence  exige 
les  plus  grands  ménagemens,  les  rechutes  étant  toujours  fort  graves. 


UNE    MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMÉE.  603 

Ce  traitement,  on  le  voit,  est  facile  à  saisir.  11  est  simple,  rationnel, 
trop  simple  peut-être  pour  satisfaire  les  malades,  qui  ne  veulent  pas 
toujours  se  contenter  de  remèdes  ordinaires. 

Le  choléra  e^t  transmissible  par  l'air.  11  n'est  pas  contagieux 
dans  le  sens  rigoureux  du  mot,  sans  quoi  les  médecins  en  seraient 
tous  atteints.  11  a  dans  ses  pérégrinations  deux  allures  différentes  : 
tantôt  il  va  de  proche  en  proche  pour  faire  son  tour  du  monde, 
tantôt  il  saute  par-dessus  des  populations  qui  semblaient  menacées, 
pour  aller  porter  des  coups  imprévus  en  des  endroits  où  on  ne 
pouvait  l'attendre.  Dans  ces  derniers  cas,  il  est  probable  qu'il  a  été 
importé;  mais  qu'il  soit  importé  ou  non,  partout  où  préexistent  des 
causes  d'affinité,  quelques  précautions  sanitaires  que  l'on  prenne, 
il  arrive  fatalement;  de  même  il  se  retire  spontanément  sans  qu'on 
puisse  dire  pourquoi.  Quand  les  circonstances  favorables  à  son  évo- 
lution n'existent  pas,  on  peut  l'importer  sans  danger;  il  ne  se  dé\e- 
loppe  pas.  Durant  la  guerre  d'Orient ,  il  n'y  a  pour  ainsi  dire  pas 
eu  de  semaines  que  nous  n'ayons  apporté  îles  cholériques  par  les 
bateaux  à  vapeur  à  Constantinople;  cependant  l'épidémie  n'a  pas 
sévi  sur  la  population  musulmane. 

La  douloureuse  impression  causée  par  l'expédition  de  la  Dobrutcha 
ne  tarda  pas  à  s'effacer.  L'armée  allait  s'embarquer  pour  la  Crimée 
et  entrer  véritablement  en  campagne.  Les  combats  et  de  nouvelles 
maladies  allaient  nécessiter  la  création  de  nombreux  établissemens 
hospitaliers.  De  1854  à  1856,  dix-neuf  hôpitaux  français  fuient  suc- 
cessivement installés  à  Constantinople,  dans  des  bàtimens  de  quatre 
espèces  différentes  :  casernes,  hôpitaux  turcs,  palais,  baraques  en 
bois.  Rappeler  les  circonstances  qui  ont  amené  la  création  de  ces 
divers  établissemens,  ce  sera  noter  aussi  les  époques  les  plus  meur- 
trières de  la  campagne. 

II. 

Le  14  septembre  1854,  les  trois  flottes  alliées  avaient  débarqué 
sans  combat  sur  le  sol  de  la  Crimée,  à  Oldfort,  137  bouches  à  feu, 
61,200  hommes,  dont  27,000  Français,  un  nombre  égal  d'Anglais  et 
6,000  Turcs.  La  victoire  remportée  le  20  septembre  versa  dans  nos 
ambulances  1,033  blessés  français  et  plusieurs  centaines  de  Russes 
atteints  par  nos  projectiles.  Les  uns  et  les  autres  furent,  immédia- 
tement après  le  premier  pansement,  transportés  à  bord  des  bàti- 
mens de  la  flotte,  et  de  là  à  Constantinople,  où  ils  inaugurèrent  le 
1h  septembre  l'hôpital  de  Dolma-Raktché,  situé  à  500  mètres  du 
Rosphore.  Cet  hôpital,  presque  exclusivement  réservé  aux  blessés, 
comprenait  deux  corps  de  bàtimens  isolés  parfaitement  distincts  : 


004  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'un,  plus  élevé,  était  l'hôpital  de  l'artillerie  de  la  garde  ottomane: 
l'autre,  a  100  mètres  plus  bas,  contenait  000  lits.  Les  navires  arri- 
vant de  Crimée  mouillaient  à  l'entrée  de  la  Corne-d'Or,  près  de 
Top-Hana.  Les  blessés,  placés  sur  des  chalands  et  conduits  au  dé- 
barcadère de  Dolma-Bak tché,  étaient  emportés  sur  des  brancards  par 
des  infirmiers  ou  des  soldats  turcs.  Du  24  septembre  1854  au  1"  avril 
1850,  cet  hôpital  a  reçu  8,582  malades,  presque  tous  blessés;  il  en 
est  mort  2,1518.  La  direction  de  cet  important  service  avait  été  con- 
Gée  à  un  chef  fort  habile,  M.  le  docteur  Salleron.  , 

Les  officiers  blessés  à  l'Aima  inaugurèrent  de  leur  côté  l'hôpital 
de  Gaulidjé,  sur  la  côte  d'  \sie,  et  dont  le  pied  baigne  dans  les  eaux 
du  Bosphore.  Le  vice-roi  d'Egypte  avait  mis  libéralement  à  notre  dis- 
position ce  domaine,  qui  lui  sert  de  maison  de  plaisance.  Les  beaux 
jardins  accidentés,  l'air  pur,  les  élégans  kiosques  font  de  ce  site  un 
séjour  enchanteur.  A  côté  se  trouvait  le  palais  de  Fuad-Pacha,  mi- 
nistre des  affaires  étrangères.  Deux  jeunes  Arméniennes  de  son  harem 
mirent  en  défaut  l.i  \igilance  des  eunuques.  Leurs  chants,  les  sons 
de  leurs  pianos  avaient  attiré  l'attention  de  deux  aides-majors  qu'elles 
voyaient,  à  travers  le  grillage  de  leurs  fenêtres,  épier  leur  présence; 
elles  s'éprirent  de  leurs  admirateurs,  et  réussirent  même  un  beau 
jour  à  s'évader  sous  le  costume  d'un  des  fils  du  pacha.  Le  lende- 
main elles  étaient  réintégrées  clans  leur  prison.  Cette  escapade  au- 
rait eu  les  proportions  d'un  événement  sans  la  prudence  de  Fuad- 
Pacha,  qui  se  contenta  de  reprendre  les  fugitives.  On  n'en  a  pas 
moins  prétendu,  mais  à  tort,  je  n'en  doute  pas,  que,  suivant  la  cou- 
tume ottomane,  ces  deux  infortunées  furent  renfermées  dans  un  sac 
et  jetées  dans  le  Bosphore.  Plus  tard,  les  officiers  blessés  quittèrent 
l'hôpital  de  Caulidjé  pour  l'hôtel  de  l'ambassade  russe;  les  deux  ou 
trois  cents  lits  installés  dans  le  palais  de  Mehemmed-tVli  furent  affec- 
tés aux  soldats. 

On  se  rappelle  que  l'armée  alliée  n'avait,  en  mettant  le  pied  sur 
le  sol  de  la  Crimée,  que  des  canons  de  campagne  tout  à  fait  incapables 
de  lutter  contre  les  grosses  pièces  d'artillerie  de  marine  qui  la  bom- 
bardaient du  fond  de  la  rade  de  Sébastopol.  11  fallut  se  préparer  à 
un  siège  en  règle.  Les  travaux  d'investissement  et  de  circonvallation 
sont  vivement  poussés;  de  nombreux  bataillons  et  des  compagnies 
de  francs-tireurs  protègent  les  travailleurs.  Nuit  et  jour,  une  moitié 
de  l'armée  est  exposée  à  la  mitraille  et  aux  intempéries,  pendant 
que  l'autre  moitié  se  repose  un  moment  pour  reprendre  son  tour. 
De  nouvelles  troupes  arrivent  journellement  et  grossissent  encore 
le  chiffre  des  malades.  D'autre  part,  l'insuccès  du  feu  ouvert  le 
17  octobre  1854  contre  la  place  par  les  vaisseaux  des  deux  flottes 
combinées  et  par  120  pièces  de  siège  mises  en  batterie  amène  de 


DNE    MISSION    MEDICALE    EN    CRIMÉE.  605 

nouveaux  blessés,  et  semble  bien  démontrer  que  la  ville  de  Sébas- 
topol,  défendue  alors  par  une  garnison  de  32,000  hommes  (1)  et 
par  l'armée  de  secours  placée  sous  les  ordres  du  prince  Menchikof, 
n'aurait  pu  être  enlevée  par  un  coup  de  main.  Les  évacuations  de  la 
Crimée  sur  Gonstantinople  se  succèdent  rapidement.  Dans  le  mois 
d'octobre,  on  ouvre  deux  hôpitaux  fort  importans,  —  l'un  pour 
1,200  malades  à  Ramis-Tchiflik,  belle  caserne  située  dans  la  plaine, 
de  Daoud-Pacha,  —  l'autre  sur  les  hauteurs  qui  dominent  le  Bos- 
phore, du  côté  de  Péra,  dans  les  bàtimens  de  l'école  préparatoire, 
disposés  pour  recevoir  400  lits.  Les  mois  suivans,  on  installe  de  nou- 
veaux hôpitaux.  Dans  les  grands  jardins  de  la  pointe  du  Vieux-Sérail. 
à  Gulhané,  le  génie  militaire  élève  des  baraques  pour  1,800  malades. 
Au-dessus  de  celles-ci,  le  palais  de  l'université,  édifice  monumental 
en  pierres  de  taille  et  encore  inachevé,  est  disposé  pour  un  hôpital 
de  1,400  lits.  Ces  deux  établissemens,  créés  dans  le  quartier  de  la 
vieille  aristocratie  ottomane,  au  cœur  de  Stamboul,  indiquent  à  quel 
degré  de  tolérance  étaient  arrivés  les  Turcs  à  notre  égard.  Dans  le 
faubourg  de  Péra,  on  ajoute  aux  hôpitaux  précédemment  établis 
celui  de  l'école  militaire,  d'une  contenance  de  1,100  lits,  réduits 
bientôt  à  500  par  un  incendie,  et  celui  du  terrain  des  manœuvres, 
contenant  1,200  places  sous  baraques.  La  caserne  de  Daoud-Pacha. 
affectée  d'abord  à  un  dépôt  de  convalescens,  devient  elle-même  un 
hôpital  de  1,200  malades.  Tandis  qu'on  créait  de  si  grandes  res- 
sources pour  le  service  hospitalier,  on  dressait  à  Maslak,  sur  les 
hauts  plateaux  profondément  ravinés  qui  bordent  le  littoral  du  Bos- 
phore, des  camps  baraqués  pour  25,000  hommes,  qui  ont  été  d'un 
secours  inappréciable  au  moment  du  typhus.  La  pharmacie  cen- 
trale, chargée  de  pourvoir  au  service  médical  de  Crimée  et  de  Con- 
stantinople,  était  installée  sur  le  bord  de  la  mer,  près  de  Bachistach, 
dans  le  vaste  hôtel  d'un  pacha. 

Les  deux  tiers  environ  des  fiévreux  reçus  dans  les  hôpitaux  de 
Constantinople  étaient  atteints  de  diarrhée  ou  de  dyssenterie.  La 
diarrhée  a  été  si  générale,  que  l'on  peut  dire  que  les  maladies  étaient 
presque  toutes  précédées  par  une  diarrhée  à  l'état  aigu  et  terminées 
par  une  diarrhée  à  l'état  chronique.  Cette  funeste  complication  n'est 
pas  un  fait  particulier  a  l'année  d'Orient;  on  l'observe  dans  toutes 
les  années  en  campagne  :  elle  tient  au  genre  de  vie  du  soldat,  à  la 
mauvaise  nourriture,  à  la  nostalgie,  à  mille  influences  qu'il  n'est 
pas  toujours  possible  de  prévenir.  La  dyssenterie  a  presque  toujours 
pour  phénomène  initial  une  diarrhée  plus  ou  moins  intense,  dont 

(I)  Dont  21,000  marins,  rendus  disponibles  par  Féchouement  des  vaisseaux  qui 
avaient  servi  à  barrer  la  rade. 


606  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

elle  est  en  quelque  sorte  le  second  degré.  Des  altérations  intesti- 
nales allant  jusqu'à  l'ulcération  indiquent  également  la  lésion  ana- 
tomique  dans  les  deux  maladies.  La  diarrhée  aiguë,  si  fréquente 
parmi  les  soldats  qui  entrent  en  campagne,  se  guérit  le  plus  souvent 
en  quelques  jours  par  le  repos,  par  lf  régime,  par  l'application  d'une 
ceinture  de  flanelle,  au  besoin  par  des  boissons  féculentes  et  par 
quelques  gouttes  de  laudanum.  S'il  était  toujours  possible  de  la  trai- 
ter par  ces  simples  moyens  et  de  prévenir  des  récidives  par  quelques 
soins  hygiéniques,  on  diminuerait  certainement  de  plus  de  moitié  le 
nombre  des  maladies  réelles  et  de  la  mortalité.  Un  émétique  ou  un 
éméto-cathartique  dissipe  presque  toujours  en  peu  de  temps  les  em- 
barras gastriques  qui  peuvent  compliquer  cette  affection.  A  l'état 
chronique,  c'est-à-dire  avancé,  les  astringèns  tant  préconisés  ne 
donnent  qu'une  amélioration  éphémère  plus  apparente  que  réelle; 
ils  ont  paru  plus  nuisibles  qu'utiles.  Le  meilleur  tonique  est  le  vin 
de  bonne  qualité,  a  doses  potites  et  répétées,  dont  le  médecin  doit 
surs  ciller  les  ell'ets.  I  ne  légère  dose  d'opium  seul,  ou,  mieux  en- 
core, donné  en  même  temps  que  l'ipécacuanha  ou  le  sulfate  de  ma- 
gnésie  a  faible  dose,  a  été  le  plus  efficace  de  tous  les  agens  théra- 
peutiques. I  n  régime  sévère  et  persévérant  peut  seul  prévenir  des 
rechutes  très  souvent  fatales. 

Cette  affection  aurait  l'ait  plus  de  ravages  encore  sans  le  ressort 
moral  qui,  pendant  toute  la  campagne,  en  dépit  de  tout,  soutint 
les  troupes  françaises,  et  qui  ne  se  manifestait  jamais  avec  plus  de 
puissance  que  dans  les  momens  les  plus  critiques.  L'importance  du 
bastion  Malakof  avait  été  reconnue  :  on  poussait  activement  les  pré- 
paratifs d'attaque.  Les  Russes,  de  leur  coté,  exécutaient  rapidement 
de  sérieux  travaux  de  contre-approche  qu'on  résolut  d'enlever  dans 
la  nuit  du  23  au  24  février  1855.  Le  général  Bosquet  parcourait  les 
tranchées,  où  les  soldats  avaient  de  la  boue  jusqu'à  mi-jambe.  Il  les 
disposait  pour  le  combat,  quand  un  factionnaire  qui  venait  d'être 
blesse  à  la  tête  lui  présente  les  armes.  Voyant  le  sang  couler  de  sa 
blessure,  le  général  lui  demande  pourquoi  il  ne  va  pas  à  l'ambu- 
lance. «  Mes  souliers  sont  troués,  répond-il,  faisant  allusion  à  l'em- 
pressement avec  lequel  ses  camarades  se  disputaient  certaines  dé- 
pouilles des  Russes;  cette  nuit  il  y  aura  distribution  de  bottes,  je 
veux  y  assister.  » 

Ce  n'étaient  pas  seulement  le  choléra  et  la  dyssenterie,  c'étaient 
aussi  des  fièvres  de  diverse  nature  qui  peuplaient  nos  hôpitaux 
d'Orient.  Les  miasmes  que  répand  la  décomposition  putride  des  ma- 
tières végétales  vicient  l'atmosphère  et  produisent  sur  l'économie  les 
effets  d'un  véritable  empoisonnement,  dont  la  nature  cherche  à  se  dé- 
barrasser par  des  accès  de  fièvres  critiques  et  périodiques.  Cette  fièvre 


UNE    MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMEE.  007 

spéciale,  qu'on  a  appelée  intermittente  pour  la  distinguer  de  la  lièvre 
continue,  déterminée  par  d'autres  maladies,  est  caractérisée  par  trois 
périodes  bien  marquées  :  le  frisson  d'abord,  puis  la  chaleur,  enfin 
la  sueur.  Cependant  elle  s'est  rarement  montrée  en  Crimée  sous  ce 
type  pur  et  franc.  Le  plus  ordinairement  les  accès  étaient  incom- 
plets, ou  bien  la  chaleur  débutait  d'emblée  sans  frisson  initial  et  sans 
être  suivie  de  transpiration.  Cette  maladie  semblait  n'être  qu'une 
complication  des  fièvres  continues.  De  même  il  était  assez  rare  que 
les  affections  continues  parcourussent  toutes  leurs  phases  sans  se 
compliquer  de  phénomènes  intermittens.  Les  maladies  étaient  donc 
généralement  rémittentes.  On  appelle  ainsi  les  maladies  composées 
d'un  élément  fébrile  continu  et  d'un  élément  fébrile  intermittent. 
Les  accès  de  fièvre  rémittente  étaient  rarement  complets.  Le  moin- 
dre accès  intermittent  déterminait  des  accidens  rapidement  mortels 
quanti  il  survenait  pendant  le  cours  d'une  fièvre  continue,  alors  que 
l'économie  avait  déjà  reçu  de  graves  atteintes  par  les  privations,  la 
diarrhée,  le  scorbut  ou  toute  autre  maladie  chronique.  Dans  ces  af- 
fections complexes,  quand  l'intermittence  n'était  que  secondaire,  le 
premier  soin  était  d'attaquer  l'élément  fébrile  continu  par  des  vomi- 
tifs, s'il  était  représenté  par  un  embarras  gastrique,  par  la  saignée, 
s'il  y  avait  pléthore,  etc.  En  même  temps,  dès  les  premiers  accès 
intermittens  ou  rémittens,  il  fallait  se  hâter  d'en  prévenir  le  retour 
par  deux  ou  trois  doses  de  sulfate  de  quinine  à  J  ou  2  grammes.  Les 
accès  de  lièvre  intermittente  pernicieuse  d'emblée  sont  déterminés 
par  une  intoxication  paludéenne  profonde.  Dans  la  Dobrutcha,  on 
en  a  observé  un  certain  nombre;  ils  ont  été  rares  en  Crimée. 

Le  nombre  toujours  croissant  des  fiévreux  rendit  encore  insuf- 
fisans  les  établissemens  hospitaliers  de  Constanlinople.  Le  sultan 
offrit  avec  une  généreuse  spontanéité  un  palais  à  peine  terminé  qui 
portait-son  nom,  et  qui  devint  alors  l'hôpital  de  Péra.  L'architecture 
de  ce  palais,  dans  le  style  oriental,  est  fort  belle  et  d'une  grande  soli- 
dité; chaque  angle  est  marqué  par  un  pavillon  que  surélève  un  nou- 
vel étage.  Ln  minaret  central,  orné  de  plusieurs  rangées  de  galeries 
découpées  à  jour,  s'élance  avec  vigueur  dans  un  ciel  d'azur,  et  prête 
à  ce  monument  quelque  chose  d'aérien  sans  ôter  à  l'ensemble  son 
caractère  majestueux.  Le  rez-de-chaussée,  élevé  de  deux  mètres  au- 
dessus  du  sol,  et  le  premier  étage  présentent  d'immenses  et  larges 
galeries  éclairées  du  côté  de  la  cour  par  des  travées  cintrées  dont  les 
arceaux  retombent  sur  de  hauts  et  élégans  piliers;  ces  ouvertures 
sont  fermées  par  de  grandes  fenêtres.  Les  galeries  auraient  dû  ser- 
vir exclusivement  de  promenoir  pour  les  jours  de  mauvais  temps.  Il 
est  regrettable  qu'on  ait  été  dans  la  nécessité  d'y  installer  des  lits, 
mais  il  fallut  tirer  parti  de  toutes  les  ressources  pour  loger  2,000 


*30S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

malades.  Nous  avons  déjà  signalé  les  dangers  d'une  grande  réunion 
d'hommes  atteints  de  maladies  graves,  forcés  de  rester  presque  tou- 
jours couchés;  c'est  donner  trop  de  prise  à  l'infection,  qui  est  pour 
une  très  grande  part  dans  la  mortalité.  Les  eaux,  de  bonne  qualité  et 
abondantes,  étaient  amenées  de  la  belle  forêt  de  Belgrade,  où  les 
étrangers  vont  admirer  les  gigantesques  aqueducs  de  Constantin  et 
les  barrages  plus  merveilleux  encore  des  eaux,  qui  sont  retenues  par 
d'énormes  blocs  de  marbre  transportés  à  grands  frais  sous  le  règne  du 
sultan  Mahmoud.  En  face  de  l'hôpital  de  Péra  s'élevaient  les  côtes 
d'Asie,  la  ville  de  Scutari  et  son  mamelon  profondément  raviné,  qui 
descend  au  Bosphore  et  domine  le  grand  champ  des  morts,  planté  d'ar- 
bres toujours  verts.  Les  malades  venant  de  Crimée  étaient  débar- 
qués à  Bachistach,  ils  n'étaient  séparés  de  l'hôpital  que  par  2  kilo- 
mètres; mais  la  montée  est  si  raide,  que  les  convalescens  eux-mêmes 
avaient  grand'peine  à  faire  le  trajet  à  pied.  A  la  tête  de  ce  grand  éta- 
blissement ont  été  successivement  placés  des  médecins  renommés, 
MM.  Scoutetten,  Morgues  et  Cainbay.  Tous  trois  se  sont  efforcés  de 
réduire  le  plus  possible  le  chiffre  de  la  population  hospitalière,  mais 
les  lits  ne  restaient  jamais  inoccupés  :  la  Crimée  nous  envoyait  cha- 
que jour  de  nouveaux  malades;  chaque  navire  en  apportait  de  2  à 
300.  Après  la  prise  du  bastion  Malakof,  l'hôpital  a  reçu  dans  un 
seul  jour  jusqu'à  800  malades,  dont  595  étaient  des  prisonniers 
russes  grièvement  blessés.  La  plupart  de  ces  derniers  ne  consentirent 
pas  d'abord  à  subir  les  grandes  opérations  que  leur  état  exigeait;  ce 
n'est  que  plus  tard,  en  voyant  mourir  leurs  camarades,  qu'ils  se  dé- 
cidèrent. Malheureusement  ce  retard  était  fatal,  et  pourtant  ils  ont 
survécu  en  plus  grand  nombre  que  nos  soldats,  parce  que  leur  con- 
stitution était  moins  profondément  altérée  par  les  fatigues  et  les 
privations.  Ils  se  montraient  doux  et  fort  reconnaissans  envers  les 
médecins  français,  qui  les  traitaient  comme  nos  propres  soldats, 
au  milieu  desquels  ils  étaient  couchés.  Aucun  ne  chercha  à  s'éva- 
der. Notre  ration  de  pain  blanc,  d'une  digestion  plus  facile  que  leur 
pain  de  munition  russe,  ne  leur  suffisait  pas;  il  fallut  l' augmenter. 
Ces  soldats  portaient  sur  eux  des  images  de  saints  ou  des  croix  en 
cuivre  suspendues  au  col  dans  un  scapulaire;  ils  récitaient  chaque 
jour  leurs  prières  dans  leur  lit  sans  se  préoccuper  du  public.  On 
donnera  une  idée  de  l'importance  de  l'hôpital  de  Péra  en  rappelant 
qu'il  a  reçu  pendant  les  vingt-deux  mois  de  son  existence  27,500  ma- 
lades, dont  9,460  sont  sortis  entièrement  guéris,  13,000  ont  été  éva- 
cués sur  France  ou  sur  d'autres  hôpitaux,  et  5,040  sont  morts. 

Depuis  le  21  mai  1853,  l'hôtel  de  l'ambassade  russe  à  Péra  était 
resté  fermé.  A  cette  date  remonte  le  brusque  départ  du  prince  Men- 
chikof.  Tandis  que  les  officiers  et  les  soldats  français  et  russes  en- 


UNE    MISSION"    MÉDICALE    EN    CRIMEE.  609 

combraient  nos  hôpitaux  de  Constantinople,  les  portes  de  ce  palais, 
assez  vaste  pour  recevoir  400  malades,  restaient  impitoyablement 
closes.  30,000  hommes,  dont  22,000  de  la  garde,  étaient  réunis 
dans  les  camps  de  Maslak  pour  renforcer  l'armée  de  Crimée,  ils  su- 
bissaient de  nombreuses  attaques  de  choléra  qui  jetaient  de  nou- 
veaux malades  dans  nos  établissemens.  Après  les  nombreux  et  san- 
glans  combats  du  mois  d'avril  et  du  1"  mai  1855,  après  ce  grand 
et  terrible  duel  d'artillerie  qui  nous  avait  livré  d'importans  travaux 
de  défense,  on  se  décida  à  loger  dans  l'hôtel  de  l'ambassade  les  offi- 
ciers blessés,  français  et  russes.  On  transporta  soigneusement  tout  le 
mobilier  dans  desbàthnens  réservés.  M,  Lelouis,  médecin-major  d'un 
mérite  incontestable,  soignait  les  blessés  avec  un  rare  dévouement. 
Cependant  cet  hôpital  ne  tarda  pas  à  présenter  des  traces  d'infec- 
tion. Les  plaies  se  recouvrirent  de  gangrène  et  de  pourriture  d'hô- 
pital. Plus  tard,  le  typhus  importé  de  Crimée  s'y  propagea  d'un 
lit  à  l'autre.  Quand  la  paix  fut  signée,  le  gouvernement  français  a 
dépensé  de  fortes  sommes  pour  remettre  ce  palais  en  bon  état;  on 
le  rendit  beaucoup  plus  beau  qu'on  ne  l'avait  pris,  on  répara  même 
des  dégradations  antérieures. 

Les  sœurs  de  charité  avaient  ouvert  dès  le  début  de  la  campagne 
près  du  faubourg  de  Péra  un  hôpital  particulier  qui  ne  tarda  pas  à 
être  fort  recherché  par  les  officiers.  Chaque  malade  recevait  dans 
une  chambre  où  il  était  seul  des  soins  affectueux  et  intelligens.  11 
pouvait  s'y  faire  soigner  par  un  médecin  militaire  de  son  choix. 
Cette  tolérance  a  été  fort  appréciée;  l'hôpital  des  sœurs  ne  désem- 
plissait pas. 

Parmi  les  soldats  français  reçus  dans  les  hôpitaux  de  Péra,  plu- 
sieurs avaient  été  blessés  à  la  suite  des  rixes  si  fréquentes  dans  les 
rues  de  ce  faubourg,  dont  la  population  hétérogène,  bien  différente 
de  celle  du  quartier  musulman  de  Stamboul,  renferme  un  grand 
nombre  de  repris  de  justice  de  tous  pays.  A  Péra,  les  crimes  se 
commettaient  en  plein  jour  et  restaient  impunis.  On  assassinait  au 
milieu  de  la  rue,  et  chacun  suivait  son  chemin  comme  s'il  n'avait 
rien  vu.  A  la  requête  du  général  de  division  Larchey,  commandant 
supérieur  à  Constantinople,  l'ambassadeur  de  France,  M.  Thouvenel, 
obtint  l'autorisation  de  créer  à  Péra  une  police  française.  Nos  gen- 
darmes ont  rendu  là  les  services  les  plus  signalés.  Ils  parvenaient 
à  arrêter  les  malfaiteurs;  mais  alors  une  nouvelle  difficulté  se  pré- 
sentait :  ces  misérables  étaient  réclamés  par  les  chancelleries  de  leur 
pays,  qui,  sous  prétexte  de  les  juger,  leur  rendaient  la  liberté.  On 
finit  toutefois  par  s'entendre  et  par  arriver  à  une  sécurité  relative 
assez  satisfaisante. 

A  l'époque  où  l'on  convertissait  l'hôtel  de  l'ambassade  russe  à  Péra 

TOME    IX.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  hôpital,  on  touchait  aux  combats  les  plus  meurtriers  de  la  cam- 
pagne, et  quelques  mois  plus  tard  la  prise  de  Sébastopol  semblait 
mettre  un  terme  h  la  guerre  de  Crimée:  mais  la  tache  du  corps  mé- 
dical était  loin  d'être  remplie,  et  si  le  nombre  des  blessés  était  moins 
considérable,  celui  des  malades  augmenta  bientôt,  sous  la  double 
influence  du  scorbut  et  du  typhus,  dans  des  proportions  qui  éveil- 
lèrent la  plus  vive  sollicitude.  Alors,  comme  au  début  même  de  la 
campagne,  le  gouvernement  turc  se  montrait  heureusement  animé 
des  dispositions  les  plus  propres  à  favoriser  les  efforts  de  l'adminis- 
tration française.  Contrairement  à  toutes  les  traditions,  le  sultan 
venait  d'assister  à  un  bal  somptueux  donné  par  l'ambassadeur  de 
France.  Des  troupes  ottomanes  et  françaises  avaient  fraternellement 
formé  la  haie  sur  son  passage;  des  salves  d'artillerie  annoncèrent 
son  entrée  dans  le  palais  de  l'ambassade.  Abdul-Medjid  fut  introduit 
d'abord  dans  un  élégant  salon  réservé  où  j'eus  l'honneur  de  lui  être 
présenté.  11  me  paria  avec  un  vif  intérêt  du  corps  d'armée  turc 
que  j'avais  visité  à  Eupatoria,  de  la  santé  de  ses  soldats  et  des 
nôtres,  et  m'engagea  à  visiter  les  hôpitaux  militaires  ottomans  de 
Constantinople,  sur  le  compte  desquels  il  voulait  avoir  mon  opi- 
nion. Le  sultan  comprend  le  français,  il  le  parle  même  purement, 
mais  avec  une  réserve  timide;  aussi  son  ministre  des  affaires  étran- 
gères, Fuad-Pacha,  qui  a  fait  des  études  médicales  à  Paris,  s'em- 
pressait-il  de  traduire  sa  pensée  dès  que  sa  parole  hésitait.  Sa  phy- 
sionomie, naturellement  un  peu  morne  et  rêveuse,  s'anime  pendant 
la  conversation,  et  prend  tout  à  coup  une  remarquable  expression 
de  finesse  et  de  bienveillance.  11  fit  son  entrée  dans  le  bal  au  milieu 
de  tous  les  hauts  fonctionnaires  de  son  empire  couverts  de  broderies 
en  or  et  de  croix  en  biïllans.  Son  costume  était  d'une  riche  simpli- 
cité :  une  calotte  de  feutre  rouge  sans  ornemens,  un  petit  manteau 
noir,  à  collet  droit,  ruisselant  de  gros  diamans,  avec  la  tunique  eu- 
ropéenne et  le  grand-cordon  de  la  Légion  d'honneur.  Le  parti  des 
vieux  Turcs  s'émut  vivement  à  cette  occasion;  dans  leurs  alarmes, 
ils  allaient  jusqu'à  penser  que  le  sultan,  en  recevant  le  grand-cordon 
de  la  Légion  d'honneur,  se  convertissait  au  christianisme.  Pour  les 
tranquilliser,  il  fallut  leur  démontrer  que  l'étoile  de  la  Légion  d'hon- 
neur est  composée  de  cinq  branches  et  non  pas  de  quatre,  comme 
le  signe  du  chrétien. 

Le  sultan  s'avança  gravement  et  à  pas  comptés  dans  la  salle  du  bal, 
promenant  à  droite  et  à  gauche  un  regard  calme,  impassible,  pres- 
que distrait,  quoiqu'il  assistât  pour  la  première  fois  de  sa  vie  à  une 
semblable  fête.  Il  prit  place  sur  un  siège  réservé,  d'où  il  parut  suivre 
avec  quelque  intérêt  les  plaisirs  de  la  danse.  Je  ne  sais  quelle  im- 
pression Abdul-Medjid  ressentit  de  cette  exhibition  de  jolies  femmes 


UNE    MISSION    MÉDICALE    E*    CRIMEE.  611 

et  de  brillantes  toilettes;  mais  je  doute  que  cette  impression  ait  été 
bien  favorable  à  l'émancipation  des  femmes  en  Turquie.  11  se  retira 
au  bout  d'une  heure  avec  le  même  cérémonial.  J'avais  remarqué  que 
les  assistans  s'écartaient  respectueusement  de  sa  personne;  j'appris 
que  ce  n'était  pas  seulement  par  déférence,  mais  à  cause  de  l'éloigne- 
ment  que  lui  inspire  le  contact  de  l'homme,  et  qui  s'expliquerait 
par  le  souvenir  des  désastreuses  épidémies  si  fréquentes  en  Orient. 
Le  sultan  quitte  pour  ne  plus  le  remettre  le  vêtement  qu'un  homme  a 
touché.  On  sait  qu'il  est  servi  exclusivement  par  les  femmes  de  son 
harem.  Il  n'adresse  jamais  la  parole  à  personne  en  public;  une  ou 
deux  fois,  au  grand  étonnement  des  musulmans,  il  a  dérogé  à  cette 
habitude  traditionnelle  en  faveur  du  général  Larchey.  Il  arrête  son 
regard  plus  ou  moins  longtemps  sur  la  personne  qu'il  rencontre,  se- 
lon le  degré  d'estime  qu'il  veut  témoigner.  Il  y  a  dans  ce  langage 
muet  du  padi shah  des  nuances  de  sentimens  intimes  et  de  réserve 
que  la  parole  ne  saurait  exprimer.  J'ai  pu  les  saisir  parfaitement 
pendant  le  défilé  des  hauts  fonctionnaires  de  l'empire  devant  le  sul- 
tan le  jour  de  la  cérémonie  du  heiram,  ou  baise-pied.  Le  défilé  dura 
plus  d'une  heure;  le  regard  d'Abdul-Medjid  ne  se  porta  pas  sur  plus 
de  vingt  personnes.  Je  remarquai  qu'on  ne  faisait  que  le  simulacre 
du  baise-pied,  et  chaque  fois  que  par  un  hommage  indiscret  on  tou- 
chait le  sultan,  un  geste  léger  témoignait  de  la  subite  et  désagréable 
impression  qui  était  venue  troubler  la  rêverie  du  souverain. 

[II. 

Les  loisirs  qui  marquèrent  pour  nous  le  commencement  de  l'hi- 
ver de  1856  furent  bien  courts.  L'attention  du  corps  médical  dut 
bientôt,  je  l'ai  dit,  se  porter  sur  deux  graves  épidémies,  —  le  scor- 
but et  le  typhus,  —  qui  sévirent  avec  une  cruelle  intensité. 

En  Grimée,  comme  partout  ailleurs,  le  scorbut  a  été  déterminé 
par  des  causes  débilitantes  :  une  nourriture  trop  uniforme,  compo- 
sée souvent  de  viande  salée  et  d'une  quantité  insuffisante  de  lé- 
gumes frais,  la  malpropreté  du  corps,  les  fatigues,  la  nostalgie,  les 
émanations  putrides,  et  surtout  le  froid  humide  et  rigoureux  de 
l'hiver.  La  première  période  du  scorbut  est  caractérisée  par  une 
altération  du  sang  et  de  la  constitution,  mais  sans  symptômes  exté- 
rieurs locaux  très  appareils.  Une  disposition  générale  aux  hémor- 
rhagies,  une  grande  lassitude  musculaire,  des  douleurs  profondes, 
notamment  vers  les  pieds,  douleurs  que  des  médecins  ont  prises 
à  tort  pour  une  maladie  spécifique  appelée  acrodymie,  le  ralen- 
tissement du  pouls,  la  diminution  de  l'appétit,  une  décoloration 
notable  de  la  peau,  une  dilatation  remarquable  des  pupilles,  tels 


612  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sont  les  symptômes  de  cette  première  phase  de  la  maladie.  Les  sol- 
dats étaient  rarement  envoyés  aux  hôpitaux  pendant  cette  période, 
mais  presque  tous  les  hommes  admis  pour  d'autres  maladies  avaient 
en  même  temps  le  scorbut  à  ce  premier  degré.  A  la  deuxième  pé- 
riode, les  gencives  se  gonflent,  se  ramollissent,  s'ulcèrent,  répan- 
dent une  odeur  infecte  et  nuisible  :  une  sœur  de  charité  est  morte 
d'une  angine  gangreneuse  pour  avoir  respiré  l'haleine  d'un  scor- 
butique dont  elle  avait  touché,  à  l'aide  d'un  pinceau  imbibé  d'acide 
chlorhydrique,  les  gencives  ulcérées.  Les  dents  deviennent  mobiles, 
plus  saillantes;  les  extrémités  inférieures  s'infiltrent,  présentent  des 
taches  livides,  des  épanchemens  sanguins  étendus,  surtout  à  la  par- 
tie interne,  des  engorgemens  séreux  considérables.  Les  muscles,  pri- 
vés d'élasticité,  sont  durs  et  comme  ligneux;  le  patient  ne  peut  plus 
marcher.  Dans  la  troisième  période,  les  ulcères  grisâtres  des  gen- 
cives gagnent  les  autres  parties  de  la  bouche;  parfois  ils  perforent 
les  joues  sous  la  forme  de  plaques  gangreneuses,  dont  les  glandes 
parotides  sont  principalement  le  siège.  Ils  rongent  entièrement  les 
amygdales  et  déterminent  la  carie  des  os  maxillaires.  Des  hémor- 
rhagies  ont  lieu  par  la  bouche,  le  nez,  les  voies  urinaires  et  intesti- 
nales; le  pouls  devient  extrêmement  faible,  l'amaigrissement  et  le 
ramollissement  des  tissus  font  des  progrès;  enfin  la  cachexie  séreuse 
scorbutique  se  termine  assez  souvent  par  une  asphyxie  déterminée 
à  la  suite  d'un  unième  de  la  glotte  et  de  l'épiglotte,  qui  empêche 
l'air  d'arriver  dans  les  poumons.  Souvent  aussi  des  congestions  se 
forment  dans  les  viscères,  qu'on  trouve  après  la  mort  infiltrés  d'un 
sang  décoloré  et  très  appauvri. 

Le  scorbut  a  régné  sous  forme  épidémique,  et  s'est  rarement  pré- 
senté sans  être  compliqué  d'une  diarrhée  ancienne,  d'une  lièvre  in- 
termittente el  rémittente,  d'une  bronchite,  d'une  pneumonie,  etc. 
Ces  complications  ont  été  les  causes  les  plus  directes  de  la  mortalité 
qu'a  produite  le  scorbut.  Le  traitement  à  suivre  est  hygiénique  bien 
plutôt  que  thérapeutique.  En  quittant  la  Crimée,  les  scorbutiques 
échappaient  aux  influences  occasionnelles.  A  Constantinople  et  sur- 
tout en  France,  le  régime  des  alimens  frais,  prudemment  ingérés, 
suffisait  presque  toujours  pour  opérer  la  guérisoii,  quand  la  maladie 
était  simple  et  sans  complication. 

Les  troupes  ottomanes  campées  à  Eupatoria  envoyaient  chaque 
mois  à  Varna  un  millier  de  scorbutiques,  les  plus  gravement  at- 
teints; un  court  séjour  dans  un  lieu  où  abondaient  les  légumes  frais 
rétablissait  leur  santé.  Pour  appliquer  ce  remède  souverain  aux  scor- 
butiques de  notre  armée,  il  n'eût  fallu  que  découvrir  une  île  propice 
dans  l'Archipel  et  obtenir  l'autorisation  de  nous  y  installer.  Méte- 
lin  semblait  réunir  les  conditions  requises,  et  dès  les  premiers  jours 


UNE    MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMÉE.  613 

de  décembre  1855  je  m'y  rendis  avec  MM.  de  Courville,  capitaine 
du  génie,  et  Quesnoy,  médecin-major,  sur  le  bateau  à  vapeur  l'Ajac- 
cio,  uniquement  affecté  au  service  personnel  de  l'ambassadeur  de 
France,  et  que  M.  Thouvenel  voulut  bien  mettre  à  ma  disposition. 
M.  Laurent,  capitaine  du  navire,  nous  fit  arriver,  malgré  le  mau- 
vais temps,  en  trente-six  heures  à  l'île  de  Mételin.  Le  consul  de 
France,  M.  Didier,  nous  procura  des  chevaux,  amenés  par  des  ca- 
vas ou  coureurs.  Ces  cavas  suivent  le  cavalier  et  ne  sont  jamais 
distancés  par  lui,  quelle  que  soit  l'allure  du  cheval.  Peiné  de  voir 
mon  cavas  courir  à  mes  côtés  par  des  chemins  pierreux,  je  partis  à 
fond  de  train,  pour  le  laisser  en  arrière.  Je  fus  fort  surpris  de  le 
voir  arriver  avant  moi,  tout  prêt  à  me  tenir  l'étrier  pour  m' aider  a 
descendre. 

Mételin,  l'une  des  plus  grandes  îles  de  l'Archipel,  est  l'ancienne 
Lesbos,  si  renommée  pour  ses  vins  et  ses  courtisanes.  Elle  se  trouve 
à  mi-chemin  entre  Smyrne  et  les  Dardanelles;  elle  a  la  forme  d'un 
triangle;  les  angles  se  terminent  par  autant  de  caps  :  au  nord  le  cap 
Mativa,  à  l'ouest  le  cap  Sigiï,  à  l'est  le  cap  Sainte-Marie.  La  circon- 
férence de  l'île  est  d'environ  quarante  lieues,  la  longueur  de  seize 
lieues  sur  douze  de  largeur.  Le  sol,  très  accidenté,  est  exempt  de 
marécages.  Les  plus  hautes  montagnes  sont  à  la  partie  ouest  de  l'île  : 
le  mont  Ordinus,  que  l'on  découvre  de  quinze  ou  vingt  lieues,  et 
le  mont  Saint-Hélie,  à  l'extrémité  orientale  de  la  côte  sud,  forment 
de  hauts  plateaux  couronnés  par  le  mont  Olympe,  dont  la  hauteur 
est  de  3,080  pieds  anglais. 

Outre  divers  mouillages,  l'île  possède  trois  excellens  ports  sur  le 
côté  sud  :  le  port  Langan,  le  plus  grand  des  trois;  le  port  Sigri; 
enfin  le  port  Olivier,  l'un  des  plus  importans  de  l'Archipel.  Le  port 
Olivier  n'est  qu'à  six  kilomètres  de  la  ville  de  Mételin;  il  s'avance  à 
six  lieues  dans  les  terres  sur  une  largeur  de  six  kilomètres.  De  hautes 
montagnes  l'encadrent  entièrement  et  l'abritent  contre  la  violence 
des  vents.  Les  oliviers  dont  elles  sont  couvertes  forment  au-dessus 
du  port  une  magnifique  couronne,  et  lui  ont  donné  son  nom.  Le  port 
Olivier  pourrait  contenir  aisément  une  flotte  de  cent  vaisseaux.  On 
y  entre  par  les  vents  du  sud,  on  n'en  peut  sortir  que  par  les  vents 
du  nord.  Un  bateau  à  vapeur  remorqueur  ferait  disparaître  cet  in- 
convénient. Les  montagnes  situées  à  l'ouest  sont  garnies  de  pins 
et  de  sapins  de  grande  dimension,  dont  le  bois  alimente  des  chan- 
tiers de  construction  pour  d'assez  forts  navires  de  commerce.  Une 
douzaine  de  beaux  villages  sont  assis  sur  la  croupe  adoucie  des 
monts.  Au  fond  du  port  existe  un  établissement  d'eaux  thermales 
légèrement  salines,  à  24  degrés  Réaumur,  appelé  Quindros,  possé- 
dant deux  piscines  de  marbre  assez  spacieuses  pour  contenir  en- 


tilA  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

semble  une  centaine  de  baigneurs.  Ces  eaux,  qui  jouissent  dans  le 
pays  d'une  grande  réputation,  pouvaient  être  utilisées  pour  nos  ma- 
lades; elles  auraient  été  sans  doute  efficaces  contre  les  indurations 
et  les  douleurs  de  membres  que  laisse  le  scorbut. 

Le  sullan  perçoit  le  dixième  de  la  valeur  de  tous  les  produits  de 
l'île.  Mételin  en  1850  a  exporté  300,000  quintaux  d'huile  d'olive, 
mais  l'hiver  rigoureux  de  1851  a  attaqué  les  arbres,  et  la  production 
a  été  momentanément  réduite  à  100,000  quintaux.  L'île  compte  de 
nombreuses  plantations  de  mûriers,  et  exporte  chaque  année  environ 
100,000  kilogrammes  de  soie.  La  production  du  blé  est  insuffisante 
pour  les  besoins  des  insulaires.  Les  moutons  sont  très  nombreux; 
la  chair  en  est  excellente  et  se  vend  au  détail  70  c.  le  kilogramme; 
la  laine  brute  vaut  35  fr.  les  55  kilogr.  Les  bœufs  sont  conservés  poul- 
ie labour  :  ceux  qui  servent  à  la  nourriture  sont  importés  d'Asie, 
dont  la  côte  n'est  distante  que  de  16  kilomètres.  Les  chevaux  sont 
très  petits  et  semblables  aux  chevaux  corses.  Le  lait  de  vache  est 
rare,  mais  celui  de  chèvre  afflue  pendant  dix  mois  de  l'année,  et  on 
en  fait  de  très  bons  fromages.  Les  légumes  frais  sont  en  grande 
quantité  et  à  très  bas  prix;  j'ai  vu  vendre  5  cent,  des  choux  qui,  en 
Crimée,  coûtaient  2  fr.  50  c.  Les  pommes  de  terre  sont  de  très  bonne 
qualité.  Les  oranges,  les  citrons  abondent.  Les  poissons,  dorades, 
mulets,  homards,  sont  à  très  bon  marché.  Le  vin  est  chaud,  géné- 
reux, aromatisé  avec  des  plantes  labiées,  ce  qui  à  mon  sens  en  affai- 
blit les  qualités.  De  riches  mines  d'antimoine  sont,  dit-on,  en  voie 
d'exploitation;  de  belles  carrières  de  marbre  et  même  de  charbon  de 
terre,  découvertes  à  Policnity,  ne  sont  pas  encore  exploitées. 

Le  chiffre  de  la  population,  évaluée  à  70,000  âmes,  comprend 
20,000  Turcs,  dont  10  ou  12,000  vivent  dans  la  ville;  le  reste  des 
habitans,  presque  tous  d'origine  grecque,  est  réparti  dans  lh  vil- 
lages bien  bâtis,  où  tout  respire  l'aisance.  Le  climat  de  l'île  est  très 
salubre,  doux  et  tempéré  :  l'oranger  y  croît  en  pleine  terre.  Les 
maladies  sont  rares;  la  fièvre  intermittente  est,  pour  ainsi  dire, 
inconnue.  Les  hommes  arrivent  à  un  âge  fort  avancé.  Les  eaux 
sont  abondantes  et  d'excellente  qualité.  Mételin  est  réputée  pour 
sa  grande  salubrité;  aussi  beaucoup  de  malades  des  îles  de  l'Archi- 
pel y  vont-ils  passer  leur  convalescence. 

Un  hôpital  de  convalescens  aurait  été  heureusement  placé  dans 
cette  contrée  privilégiée.  La  ville  de  Mételin  est  dominée  par  une 
grande  citadelle.  Cette  citadelle,  construite  par  les  Génois  en  belles 
pierres  de  taille,  s'avance  comme  un  promontoire,  et  s'élève  sur  des 
étages  de  batteries  superposées  à  une  hauteur  de  80  mètres  au- 
dessus  du  niveau  de  la  mer,  d'où  elle  semble  sortir  tout  d'une  pièce. 
Cette  forteresse  renferme  un  grand  nombre  de  magasins,  les  uns 


UNE    MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMÉE.  615 

vides,  les  autres  remplis  de  vieux  affûts.  Elle  n'est  plus  occupée  que 
par  400  indigènes.  Il  aurait  été  facile  de  disposer  pour  le  service 
des  malades  un  certain  nombre  de  ces  magasins  et  quelques  maisons 
non  habitées  que  les  Turcs  construisirent  par  mesure  de  sûreté  en 
1820,  à  l'époque  de  la  guerre  de  l'indépendance  grecque;  on  aurait 
pu  loger  ainsi  300  convalescens.  Il  se  trouvait  encore  d'autres  bâti- 
mens  dont  on  pouvait  tirer  parti.  A  100  mètres  derrière  la  citadelle, 
on  rencontre,  sur  un  point  culminant,  une  caserne  turque  dont  il 
aurait  suffi  de  blanchir  les  murs  intérieurs  en  augmentant  le  nombre 
des  fenêtres.  A  l'ouest  de  la  ville,  au  milieu  de  beaux  jardins  pota- 
gers, s'élève  l'école  de  la  communauté  grecque;  les  salles  sont  très 
spacieuses  et  très  propres.  Le  conak  Moharem-Bey  et  la  maison 
Métaxa  étaient  deux  vastes  palais  turcs  immédiatement  disponibles 
et  en  parfait  état  de  conservation.  Le  pacha  m'offrit  même  le  palais 
de  l'ancien  gouverneur;  mais  il  tombait  en  ruines  et  ne  pouvait  être 
habité  sans  danger.  Il  m'offrit  aussi  sa  maison  de  campagne,  située 
à  10  kilomètres  environ  au  sud  de  la  ville,  sur  le  bord  de  la  mer, 
à  côté  d'un  petit  débarcadère.  Je  m'y  rendis  à  cheval  en  longeant  la 
côte,  et  je  traversai  une  magnifique  forêt  d'oliviers,  au  centre  de 
laquelle  s'élèvent  une  foule  de  coquettes  villas.  En  somme,  ma  visite 
aux  divers  établissemens  de  l'île  qu'on  aurait  pu  convertir  en  hôpitaux 
me  laissa  cette  conviction,  qu'il  eût  été  aisé  de  loger  immédiatement 
à  Mételin  785  convalescens  dans  cinq  bâtimens  isolés  les  uns  des  au- 
tres, il  est  vrai,  mais  groupés  dans  un  cercle  de  5  ou  000  mètres.  Sans 
doute  ce  morcellement  rendait  impossible  la  création  d'un  hôpital 
de  convalescens  tel  que  l'entendent  les  traditions  classiques;  mais  ces 
traditions  ne  me  semblaient  pas  bien  impérieuses  dès  qu'il  s'agissait 
de  convalescens  auxquels  la  liberté,  le  mouvement,  la  promenade  au 
grand  air  étaient  nécessaires.  Il  suffisait  de  créer  des  dépôts  de  con- 
valescens organisés  et  vivant  comme  les  compagnies  d'un  régiment. 
On  pouvait  en  outre  installer  à  peu  de  frais  deux  établissemens  sous 
tentes  contenant  chacun  "2,000  scorbutiques,  l'un  dans  la  maison  de 
campagne  du  bey,  l'autre  près  des  eaux  thermales  de  Quindros. 

Un  savant  médecin  établi  dans  l'île,  M.  Bargigli,  nous  prêta,  dans 
cette  exploration,  un  concours  empressé  et  précieux.  Le  gouverneur 
de  Mételin,  Ismaël-Pacha,  me  disait  :  «  Dépêchez-vous,  car  les  An- 
glais ont  déjà  envoyé  une  commission  pour  explorer  l'île;  sans  doute 
ils  ne  tarderont  pas  à  venir.  »  Et  il  ajoutait  gracieusement  :  «  J'aime 
mieux  voir  ici  les  Français  que  les  Anglais.  »  De  son  côté,  M.  Thou- 
venel  avait  obtenu  du  sultan  l'autorisation  de  donner  immédiate- 
ment suite  à  nos  projets;  malheureusement  les  retards,  les  difficultés, 
puis  la  signature  de  la  paix,  empêchèrent  d'installer  à  Mételin  un 
hôpital  et  des  campemens  où  des  milliers  de  scorbutiques  auraient 


<3]6  REVIE    DES    DEUX    MONDES. 

rapidement  recouvré  la  santé,  et  n'auraient  pas  fourni  plus  tard  au 
typhus  un  contingent  trop  considérable. 

Je  viens  de  nommer  la  seconde  et  la  plus  terrible  des  épidémies 
que  nous  eûmes  à  combattre  en  1856.  On  avait  observé  et  on  con- 
naissait depuis  longtemps  une  maladie  qui  se  développe  spéciale- 
ment parmi  des  populations  agglomérées  dans  des  enceintes  fermées 
et  soumises  à  l'action  d'influences  miasmatiques.  On  l'appelait  la 
maladie  des  camps,  des  prisons,  des  vaisseaux,  des  hôpitaux,   la 
lièvre  de  Hongrie,  de  ÎSaples,  le  typhus  contagieux  de  Mayence.  On 
lui  assignait  comme  principaux  caractères  la  stupeur  avec  délire, 
une  éruption  à  la  surface  du  corps,  la  faculté  de  se  transmettre  d'un 
individu  affecté  à  un  individu  sain  et  bien  portant.  Les  apparitions 
que  depuis  trente  années  ce  mal  a  faites  dans  le  duché  de  Posen» 
à  Reims,  à  Philadelphie,  à  Edimbourg,  au  bagne  de  Toulon,  et  en 
1854  dans  les  prisons  de  Strasbourg,  avaient  heureusement  été  trop 
rapides  et  trop  restreintes  pour  permettre  de  bien  saisir  les  diffé- 
rences qui  le  séparent  de  la  lièvre  tvphm'de.  si  attenthement  étudiée 
de  nos  jours.  Le  t\  phus  de  Crimée  a  résolu  la  question  d'identité  ou 
de  non-identité  entre  les  deux  affections;  il  n'est  plus  possible  de  les 
confondre,  bien  qu'elles  aient  plus  d'un  lien  de  parenté  et  une  appa- 
rente communauté  d'origine  (1).  On  s'accorde  généralement  à  recon- 
naître que  le  typhus  a  pour  cause  une  intoxication  miasmatique  ani- 
male, résultant  soit  d'une  trop  grande  agglomération  d'hommes  ren- 
fermés, soit  de  la  décomposition  putride  de  détritus  animaux.  Lu 
conséquence,  cette  maladie  se  déclare  sur  les  vaisseaux,  dans  les  ca- 
sernes, les  camps,  les  prisons,  les  hôpitaux,  les  ambulances  peuplées 
de  blessés,  dont  les  plaies  sont  la  source  d'abondantes  suppurations. 
Elle  se  montre  dans  les  villes  assiégées,  dans  certaines  localités  in- 
fectées par  des  cadavres  d'animaux  ou  d'hommes  laissés  sans  sépul- 
ture. Il  y  a  cette  différence  entre  les  deux  maladies,  que  la  misère 
est  la  cause  essentielle  du  typhus,  et  qu'elle  n'est  guère  qu'une 
cause  accidentelle  de  la  fièvre  typhoïde  (2). 

La  contagion,  encore  très  contestable  pour  cette  dernière  affection, 
ne  l'est  pas  pour  l'autre.  Nous  avons  vu,  notamment  dans  le  service 
de  M.  le  médecin-major  Lallemand,  le  typhus  se  propager  de  lit  en  lit 

(1)  Voyez  le  mémoire  publié  le  2  juin  1856  dans  les  comptes-rendus  de  l'Académie 
des  Sciences.  Les  observations  que  j'ai  réunies  dans  ce  mémoire  ont  été  reproduites 
depuis  par  des  écrivains  qui  ont  oublié  de  dire  où  ils  les  ont  puisées.  Je  ne  m'en  plains 
pas,  ils  m'ont  du  moins  aidé  à  propager  la  vérité. 

(2)  Les  auteurs  s'accordent  sur  la  non-récidive  de  la  fièvre  typhoïde.  Deux  médecins, 
MM.  Lardy  et  Laval,  ont  succombé  au  typhus,  bien  qu'ils  eussent  eu  quatre  ou  cinq 
ans  auparavant  la  fièvre  typhoïde,  dont  on  a  pu  retrouver  les  traces  dans  la  cicatrice 
d'ulcères  intestinaux.  C'est  encore  là  une  preuve  de  la  non-identité  du  typhus  et  de  la 
fièvre  typhoïde. 


UNE    MISSION    MEDICALE    EN    CRIMEE.  617 

dans  les  salles,  se  transmettre  par  voisinage  et  donner  la  mort  à  des 
malades  qui  n'avaient  auparavant  que  de  légères  affections.  D'autres 
fois,  comme  dans  l'ambulance  de  la  lre  division  du  3e  corps,  le  ty- 
phus a  atteint  presque  tout  le  personnel  hospitalier  :  15  médecins 
sur  16  ont  été  attaqués;  il  n'est  pas  resté  nn  seul  infirmier  valide. 
Le  mot  contagion,  quand  on  l'emploie  à  propos  de  typhus,  doit  ce- 
pendant être  expliqué.  Le  typhus,  né  spontanément  sous  l'influence 
de  certaines  causes,  ne  se  transmet  pas  par  contact  d'un  malade 
à  un  individu  sain,  mais  bien  par  infection,  c'est-à-dire  par  l'air 
chargé  de  l'élément  typhique.  Le  miasme  morbifère  exhalé  de  la 
surface  des  malades  ou  des  détritus  animaux  infecte  l'homme  qui 
le  respire,  et  une  fois  absorbé  pendant  un  temps  plus  ou  moins  long, 
appelé  période  d'incubation,  il  prépare  l'organisme  à  devenir  ma- 
lade. 

Le  typhus  diffère  sur  un  point  de  la  plupart  des  maladies  épidé- 
miques  telles  que  la  variole,  la  scarlatine,  la  rougeole,  la  suette,  le 
choléra,  etc.  Celles-ci  tiennent  à  des  conditions  encore  mal  détermi- 
nées de  l'atmosphère;  le  médecin  ne  possède  aucun  moyen  d'en  em- 
pêcher l'invasion.  Les  causes  du  typhus  au  contraire  sont  connues, 
à  tel  point  qu'on  pourrait  faire  naître  et  cesser  à  volonté  l'influence 
t\  phique.  Une  autre  différence  à  signaler  entre  le  typhus  et  les  mala- 
dies épidémiques  ordinaires,  c'est  que  celles-ci  n'ont  qu'une  durée 
passagère,  tandis  que  le  typhus  persiste  et  étend  indéfiniment  ses  ra- 
vages tant  que,  par  de  sages  mesures,  on  ne  s'en  est  pas  rendu  niait  n. 

Le  typhus  éclate  plus  ou  moins  vite  selon  l'intensité  de  l'infection 
et  la  résistance  de  l'organisme,  (iliaque  malade  dégage  des  émana- 
tions dangereuses.  Quand  les  salles  sont  pleines,  quand  le  nombre 
des  cas  de  typhus  primitif  ou  contracté  augmente,  le  foyer  épidé- 
mique  acquiert  une  plus  grande  énergie,  et  ses  manifestations  irra- 
dient sur  tout  le  personnel  hospitalier.  C'est  ainsi  que  les  sœurs,  les 
aumôniers,  les  médecins,  les  infirmiers,  ont  été  si  cruellement  frappés 
pendant  la  guerre  d'Orient.  Nous  avons  vu  quelques  médecins,  moins 
prédisposés,  doués  d'une  plus  grande  force  de  réaction  ou  d'élimina- 
tion du  miasme  absorbé,  subir  l'influence  épidémique  d'une  façon  peu 
marquée,  mais  réelle.  Chaque  fois  que  le  foyer  d'infection  avait  aug- 
menté dans  l'hôpital  par  l'accroissement  du  chiffre  des  typhiques,  ils 
étaient  pris  de  céphalalgie,  d'insomnie;  la  langue  se  desséchait,  la 
physionomie  prenait  un  aspect  typhoïde.  Ces  accidens  duraient  troi.-, 
ou  quatre  jours,  puis  le  voile  typhique  se  déchirait.  Ils  revenaient  à 
l'état  de  santé;  quelquefois  aussi  l'état  morbide  persistait,  et  presque 
toujours  alors  l'issue  était  fatale. 

La  marche  du  typhus  de  Crimée  a  été  moins  uniforme  et  moins 
régulière  que  celle  du  typhus  si  bien  décrit  par  Hildenbrand,  un  des 


t518  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  célèbres  médecins  de  l'école  de  Vienne  (1).  L'irrégularité  du 
t\  phus  de  Crimée  tient  à  diverses  complications,  principalement  au 
scorbut,  à  la  dyssenterie,  aux  fièvres  intermittentes.  C'est  à  partir 
du  Ie*  janvier  185(5  que  le  typhus,  qui  l'année  précédente  avait  com- 
mencé à  poindre,  prit  de  grands  développemens.  Dans  les  derniers 
jours  du  siège  de  Sébastopol,  la  pourriture  d'hôpital,  ce  typhus  des 
plaies,  avait  fait  de  grands  ravages.  Le  scorbut,  déjà  signalé  par 
Franck  comme  précurseur  du  typhus,  avait  pris  d'énormes  propor- 
tions. Pour  éclater,  le  typhus  contagieux  n'attendait  que  la  concen- 
tration et  l'accumulation  amenées  par  la  rigueur  de  l'hiver.  Les  sol- 
dats, entassés  dans  leurs  tentes  hermétiquement  fermées,  dont  le  sol 
était  humide  et  imprégné  d'impuretés,  subirent  fatalement  l'empoi- 
sonnement par  le  miasme  organique.  D'autre  part,  les  excitations  si 
énergiques  dans  lesquelles  ils  puisaient  une  grande  force  de  résistance 
au  typhus  étaient  tombées  avec  Sébastopol,  et  ils  se  voyaient  livrés 
à  l'épidémie  privés  du  secours  de  ces  puissantes  réactions  morales. 
Le  tj  phus  de  Bildenbrand  aurait  pu  se  montrer  avec  le  caractère 
régulier  que  lui  assigne  cet  auteur,  sinon  sur  des  soldats  épuisés  et 
déjà  en  proie  à  d'autres  maladies,  au  moins  sur  les  médecins,  sur 
les  aumôniers  et  sur  tout  le  personnel  hospitalier  de  Constantinople, 
dont  la  constitution  n'était  pas  altérée.  Ici  encore  l'irrégularité  a  été 
la  règle,  et  les  huit  périodes  décrites  par  Hildenbrand  n'ont  peut- 
être  pas  été  observées  une  seule  fois.  L'état  prodromal  (lassitude, 
sommeil  non  réparateur,  douleurs  lombaires,  horripilations,  tension 
douloureuse  de  la  tête,  vertiges),  si  commun  dans  la  fièvre  typhoïde, 
a  souvent  manqué.  Presque  toujours  le  typhus  débute  par  un  fris- 
son et  par  la  période  inflammatoire  qu'indiquent,  —  outre  un  état 
catharral  plus  ou  moins  prononcé  des  yeux,  des  fosses  nasales  et  des 
bronches,  — une  forte  céphalalgie  frontale  vertigineuse  comme  dans 
l'ivresse,  la  stupeur,  une  grande  prostration  des  forces,  une  soif 
intense,  et  souvent  un  état  saburral  des  voies  digestives,  un  délire 
calme  ou  furieux.  La  peau,  devenue  brûlante,  se  couvre,  après  deux 
ou  trois  jours,  d'une  sorte  d'éruption  qui  n'a  manqué  que  chez  les 
sujets  trop  épuisés,  et  qui  diffère  essentiellement  de  celle  de  la  fièvre 
typhoïde.  Cette  éruption  se  montre  au  tronc  et  aux  membres  par 
groupes  irréguliers  de  taches  arrondies  d'un  rouge  foncé,  sans  re- 
lief, moins  grandes  qu'une  lentille,  ne  disparaissant  point  par  la  pres- 
sion, et  qu'il  n'était  pas  possible  de  confondre  avec  les  taches  de  la 
lièvre  typhoïde.  La  continuité  de  la  fièvre,  avec  100  ou  130  pulsa- 
tions, a  été  souvent  interrompue  par  un  et  plus  rarement  par  deux 


(1)  Dans  son  traité  sur  le  typhus  contagieux,  publié  à  Vienne  en  1810  et  traduit  en 
français  l'année  suivante  par  M.  Gasc,  inspecteur  du  service  de  santé  des  armées. 


UNE    MISSI01N    MÉDICALE    EX    CRIMEE.  019 

paroxysmes  réguliers  en  24  heures,  paroxysmes  assez  semblables  à 
des  accès  de  fièvre  rémittente,  et  qui  ont  donné  au  typhus  de  Grimée 
un  cachet  particulier.  Le  ventre  était  souple,  sans  douleur,  sans 
météorisme,  sans  ce  gargouillement  dans  la  fosse  iliaque  droite,  qui 
est  le  caractère  propre  de  la  fièvre  typhoïde.  La  constipation  a  pres- 
que toujours  remplacé  le  flux  intestinal  de  la  lièvre  typhoïde,  quand 
la  dyssenterie  n'existait  pas  déjà  avant  l'invasion  du  typhus.  Après 
la  période  inflammatoire,  qui  durait  cinq  ou  six  jours,  survenait  la 
période  nerveuse,  marquée  par  les  phénomènes  ataxiques  ou  adyna- 
miques  et  souvent  par  un  mélange  des  deux  sortes  de  phénomènes. 
La  période  nerveuse  ne  durait  que  quatre  ou  cinq  jouis,  elle  était 
peu  prononcée  quand  la  convalescence  devait  être  franche. 

Le  typhus  traversait  quelquefois  ces  trois  périodes  avec  une  ef- 
frayante rapidité.  La  mort  survenait  souvent  le  troisième  jour,  même 
le  deuxième  ou  le  premier.  Le  typhus  était  alors  réellement  fou- 
droyant. Rarement  il  persistait  au-delà  de  quinze  jours  à  moins  de 
complications,  telles  que  des  congestions  organiques  de  l'une  des 
trois  cavités  splanchniques  (tète,  poitrine  et  abdomen).  Le  retour  à 
la  santé  avait  presque  toujours  lieu  dans  les  douze  premiers  jours. 
Le  malade  passait  tout  à  coup  de  la  mort  à  la  vie.  Le  voile  typhique 
de  la  face  se  soulevait  et  disparaissait;  le  regard  devenait  liane  et 
intelligent,  l'appétit  se  prononçait  et  devenait  impérieux;  les  forces 
revenaient  avec  une  grande  rapidité.  Toutefois  l'intelligence  con- 
servait encore  le  stigmate  du  typhus,  comme  l'attestaient  des  rêves 
bruyans  pendant  la  nuit,  et,  dans  le  jour,  le  délire  sur  quelques 
points,  bien  que  le  raisonnement  fût  juste  sur  le  reste.  Un  affaiblis- 
sement de  l'ouïe  et  de  la  vue,  une  perte  plus  ou  moins  complète  de 
la  mémoire,  persistaient  encore  assez  longtemps;  toutefois  on  ne  re- 
marquait pas,  comme  dans  la  lièvre  typhoïde,  la  chute  des  cheveux. 
Ces  heureux  changemens  étaient  souvent  précédés  de  saignemens 
par  le  nez,  de  sueurs,  d'urines  critiques,  et  quelquefois  d'inflam- 
mation des  glandes  parotides.  On  le  voit,  la  convalescence,  qui  est 
si  lente  et  si  difficile  à  diriger  dans  la  fièvre  typhoïde,  marche  rapi- 
dement dans  le  typhus.  Les  écarts  de  régime  sont  peu  redoutables, 
ce  qui  s'explique  par  l'absence  de  cette  lésion  des  follicules  intes- 
tinaux et  de  cet  engorgement  des  glandes  mésentériques,  dont  la 
constance  est  l'un  des  principaux  caractères  de  la  fièvre  typhoïde,  et 
que  l'autopsie  pratiquée  sur  des  centaines  de  cadavres  n'a  jamais 
découverts  dans  nos  hôpitaux  d'Orient. 

Pour  guérir  le  typhus,  il  faut  avant  tout  de  l'air  pur,  sans  cesse 
renouvelé;  il  faut  soustraire  le  malade  aux  causes  de  l'infection, 
aérer  la  chambre,  y  faire  de  fréquentes  fumigations  aromatiques  et 
chlorurées,  respecter  la  période  inflammatoire  comme  un  effort  su- 


«20 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


prème  de  la  nature  pour  chasser  au  dehors  le  poison  miasmatique 
par  une  poussée  exanthémateuse  ;  il  faut  ne  saigner  que  si  le  sujet 
est  très  fort,  s'il  y  a  menace  d'apoplexie  cérébrale,  préférer  le  plus 
souvent  à  une  saignée  générale,  remède  dont  on  doit  être  fort  sobre, 
quelques  sangsues  derrière  les  oreilles  ou  quelques  ventouses  entre 
les  épaules,  recourir  aux  mêmes  moyens  quand  la  petitesse  du  pouls 
trahit  l'oppression  des  forces  vitales,  lesquelles  se  relèvent  après 
une  déplétion  sanguine  modérée.  Quand  dès  le  début,  comme  dans 
le  typhus  de  Grimée,  il  y  a  des  paroxysmes  rémittens,  il  est  bon  de 
les  couper  par  quelques  doses  de  sulfate  de  quinine.  Ainsi  est  réta- 
blie la  continuité  de  la  fièvre,  qui  tombe  alors  d'elle-même  après 
quelques  jours,  quand  elle  n'est  pas  entretenue  par  une  congestion 
organique  déterminée  par  les  premiers  accès.  Cette  complication  a 
fréquemment  lieu  quand  on  n'a  pas  soin  d'anéantir  tout  d'abord  les 
paroxysmes,  c'est-à-dire  les  redoublemens  de  fièvre.  Au  début  du 
typhus,  un  éméto-cathartique  est  bienfaisant,  surtout  quand  il 
existe  quelque  embarras  gastro-intestinal.  On  donne  des  boissons 
mucilagineuses  ou  acidulées  et  même  de  l'eau  vineuse.  Dans  la  pé- 
riode nerveuse,  on  a  recours  aux  remèdes  usités  contre  l'ataxie  et 
Fadynamie.  Dans  ce  dernier  cas,  les  toniques  tels  que  les  vins  de 
Malaga  et  de  Porto  hâtent  beaucoup  la  guérison. 

Tel  est  l'exposé  rapide  du  traitement  qui  a  donné  les  résultats 
les  plus  avantageux  à  l'armée  d'Orient,  et  auquel  se  sont  ralliés  les 
praticiens  les  plus  expérimentés,  tels  que  M.  Cazalas,  qui  a  préco- 
nisé l'un  des  premiers  le  sulfate  de  quinine  pour  régulariser  la  pé- 
riode inflammatoire  et  la  débarrasser  de  l'élément  palustre,  dont 
l'influence  sur  les  malades  de  Grimée  a  été  très  marquée.  En  résumé, 
le  typhus  a  révélé  sa  nature  propre  par  son  caractère  infectieux, 
sa  transmissibilité  facile,  la  rapidité  de  sa  marche,  l'ensemble  de 
ses  symptômes  et  l'absence  de  lésions  anatomiques. 

On  peut  chercher  encore  des  éclaircissemens  sur  les  affections  ty- 
phiques  dans  la  comparaison  du  typhus  de  Crimée  avec  les  épidé- 
mies du  même  genre  qui  ont  affligé  les  populations  et  les  armées  à 
d'autres  époques.  Sans  doute  il  n'y  a  pas  ressemblance  absolue,  car 
les  manifestations  épidémiques  d'une  même  maladie  varient,  comme 
on  sait,  suivant  les  temps,  les  lieux  et  les  peuples;  mais  on  a  retrouvé 
dans  le  typhus  de  Crimée  la  putridité  et  la  destruction  rapide  des 
forces  signalées  dans  le  typhus  de  Mayence,  le  délire,  la  stupeur, 
l'exanthème  rosé  décrits  par  Hildenbrand,  etc.  Si  le  typhus  de  Cri- 
mée n'a  pas  été  très  grave,  comparé  aux  désastreuses  épidémies  de 
Mayence  et  de  Torgau,  nous  l'expliquons  par  les  conditions  dans  les- 
quelles s'est  trouvée  notre  armée  :  une  hygiène  meilleure,  la  rapi- 
dité des  soins  donnés  aux  malades,  la  facilité  et  le  grand  nombre  des 


UNE    MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMEE.  6*21 

moyens  de  transport,  la  multiplication  des  établissemens  hospita- 
liers, enfin  un  état  moral  et  des  ressources  matérielles  qui  n'exis- 
taient pas  pendant  les  campagnes  de  1812  et  1814. 

L'apparition  du  typhus  contagieux  fut  la  plus  terrible  épreuve 
qu'eut  à  subir  l'armée  d'Orient.  A  Constantinople ,  l'accumulation 
des  malades  dans  l'hôpital  de  Daoud-Pacha  le  fit  éclater  brusque- 
ment; les  autres  hôpitaux  furent  successivement  atteints,  et  l'in- 
fluence s'étendit  même  au  dépôt  de  convalescens  de  Maslak,  épar- 
gné pendant  les  premiers  jours.  Bientôt  les  typhiques  comptèrent 
pour  un  cinquième  dans  la  population  hospitalière.  Le  nombre  des 
morts  s'accroissait  rapidement.  La  progression  était  la  même  sous 
Sébastopol.  Pendant  le  mois  de  février,  le  chiffre  total  des  malades 
s'éleva  en  Grimée  à  19,648,  dont  2,400  morts,  et  8,738  évacués  sur 
Constantinople;  pendant  le  même  mois,  ce  chiffre  s'éleva  dans  les 
hôpitaux  de  Constantinople  à  20,088,  dont  2,527  morts,  649  évacués 
sur  Gallipoli  et  Nagara,  3,617  évacués  sur  France.  On  parle  avec 
effroi  de  la  peste  d'Egypte  en  1792.  «  D'après  les  renseignemens  les 
plus  exacts,  dit  l'illustre  Desgenettes  dans  son  Histoire  médicale  de 
l'armée  d'Orient,  l'armée  a  perdu  en  Syrie,  par  l'épidémie,  environ 
700  hommes.  »  Notre  typhus  faisait  des  ravages  bien  autrement  dé- 
sastreux. 

Il  s'agissait  de  déployer  des  mesures  énergiques,  sans  quoi  la 
mortalité  eût  été  sans  limites.  Les  principaux  remèdes  étaient  l'iso- 
lement et  l'aération  des  malades.  J'insistai  vivement  auprès  de  l'in- 
tendant militaire  pour  qu'on  plaçât  les  typhiques  dans  des  salles 
spéciales,  où  l'on  put  distribuer  l'air  libéralement.  C'était  en  même 
temps  soustraire  les  autres  malades  aux  dangers  de  la  contagion.  Il 
fallait  aussi  créer  de  nouveaux  hôpitaux  sous  baraques  pour  empê- 
cher l'encombrement  (1),  trouver  5,000  places  et  pouvoir  loger  dans 
chaque  baraque  des  camps  de  Maslak  quatre  typhiques  seulement 
au  lieu  de  huit  malades  ordinaires.  Nos  alliés,  les  Anglais,  nous  of- 

(1)  Les  médecins  et  les  administrateurs  s'entendent  difficilement  sur  le  mot  encom- 
brement. Ceux-ci  ne  voient  que  l'application  des  règlernens  en  vigueur.  Tant  qu'un 
hôpital,  fixé  à  1,500  malades  par  exemple,  ne  dépasse  pas  ce  chiffre,  et  surtout  si  chaque 
malade  a  20  mètres  cubes  d'air  à  respirer,  il  n'y  a  pas  encombrement.  Pour  le  méde- 
cin, l'encombrement  existe  dès  qu'il  se  révèle  par  l'aggravation  des  maladies  dans  le 
milieu  contaminé  d'un  hôpital  et  par  une  mortalité  plus  considérable.  A  partir  de  ce 
moment,  il  a  le  devoir  de  conseiller  la  réduction  du  nombre  des  malades  et  la  désin- 
fection des  salles.  En  campagne,  dès  qu'un  soldat  est  convalescent,  il  est  évacué  pour 
faire  place  à  un  autre  plus  malade.  Les  lits  ne  sont  jamais  vides,  ni  le  jour  ni  la  nuit. 
Chaque  malade  est  un  foyer  d'émanations  méphitiques  ;  on  conçoit  que  l'encombrement 
se  produit  rapidement.  En  temps  de  paix,  un  hôpital  de  1,500  malades  n'a  guère  que 
1,000  lits  toujours  occupés  en  même  temps.  Il  y  a  un  tiers  de  convalescens  qui,  allant 
le  jour  se  promener  dans  les  cours  ou  dans  les  jardins,  font  bénéficier  les  autres  ma- 
lades des  20  mètres  cubes  d'air  qui  leur  sont  alloués  dans  les  salles. 

* 


<>22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

frirent  des  ressources  de  toute  nature  en  personnel  et  en  matériel. 
Le  général  Storks  nous  proposait  d'aller  installer  dans  un  de  nos 
camps  un  hôpital  complet  pour  1,000  malades,  de  nourrir  même  et 
de  traiter  ces  malades,  si  on  le  désirait.  «  Quoi  que  nous  fassions, 
disait-il,  nous  ne  nous  acquitterons  jamais  de  ce  que  les  Français 
ont  fait  pour  nous  l'an  dernier.  »  Heureusement  nous  étions  très 
abondamment  pourvus  en  matériel,  et  l'intendant-général  apporta 
immédiatement  dans  le  régime  alimentaire  des  changemens  salu- 
taires. Ce  qu'il  fallait,  c'était  l'espace,  l'air  pur.  Je  pressai  l'instal- 
lation des  baraques.  Il  y  avait  à  ce  sujet  des  conférences  sous  la  pré- 
sidence du  général  Larchey,  et  il  était  résolu  qu'on  séparerait  les 
malades,  qu'on  accroîtrait  le  nombre  et  l'étendue  des  hôpitaux;  mais 
malgré  mes  instances  on  n'arrivait  pas  À  créer  assez  de  places  pour 
un  nombre  de  typhiques  toujours  croissant. 

La  population  de  Constantinople  fut  préservée  du  typhus  et  ne 
témoigna  aucune  inquiétude;  elle  s'est  ainsi  montrée  plus  sage  que 
nos  populations  du  midi  de  la  France,  qui  s'alarmèrent  outre  me- 
sure de  l'importation  du  iléau  par  les  typhiques  évacués  sur  Marseille 
et  Toulon.  Cependant  les  ravages  du  typhus  sur  la  flotte  étaient  con- 
sidérables, et  menaçaient  d'interrompre  forcément  le  service  des 
transports.  Il  mourait  200  soldats  par  jour  entre  la  Crimée  et  Con- 
stantinople. Les  matelots  tombaient  victimes  de  la  contagion,  et  en- 
traient aux  hôpitaux  avec  ceux  qu'ils  amenaient.  Le  mal  pouvait 
croître  indéfiniment;  nous  étions  menacés  d'un  véritable  et  affreux 
désastre.  11  fallait  aviser,  agir  promptement,  sous  peine  d'être  bien- 
tôt réduit  à  l'impuissance;  il  y  allait  du  salut  de  l'armée. 

Les  instructions  que  m'avait  données  par  écrit  le  ministre  de  la 
guerre  avaient  prévu  ces  momens  terribles  et  exceptionnels  :  «  Lors- 
que vous  le  reconnaîtrez  convenable,  me  disait-il,  ou  que  les  circon- 
stances l'exigeront,  vous  pourrez  prendre  la  direction  momentanée 
du  service  médical.  »  En  effet,  pendant  toute  la  durée  de  l'épidémie, 
je  pris  la  direction  officielle  du  service  de  santé  de  l'armée;  je  pus 
ainsi  imprimer  à  ce  service  plus  d'ensemble  et  d'énergie.  Je  rentrai 
ensuite  dans  mes  fonctions  d'inspecteur,  qui  me  plaçaient  dans  une 
sphère  plus  élevée  comme  délégué  du  ministre.  Quelques  citations 
des  rapports  qui  furent  adressés  alors  au  ministre  de  la  guerre,  au 
général  commandant  à  Constantinople,  à  l'intendant  militaire,  mon- 
treront clans  quelle  situation  critique  l'invasion  du  typhus  plaça  l'ar- 
mée d'Orient. 

«  Le  remède  par  excellence  contre  le  typhus,  le  seul  en  quelque 
sorte  et  sans  lequel  les  autres  seraient  de  nul  elfet,  c'est  l'isolement, 
c'est  le  désencombrement,  c'est  la  substitution  d'un  air  pur  et  vivi- 
fiant à  l'air  impur  et  contaminé  des  hôpitaux,  où  les  émanations  de 


UNE    MISSION    MEDICALE    EN    CRIMEE. 


623 


tant  de  maladies  accumulées  sont  devenues  contagieuses.  C'est  de 
Crimée  que  nous  vient  la  contagion,  mais  elle  se  développe  en  même 
temps  dans  nos  hôpitaux.  C'est  une  vérité  qui  n'est  pas  assez  recon- 
nue, et  dont  il  faut  se  bien  pénétrer.  Or  la  contagion,  nous  allons 
à  notre  tour  la  transmettre  aux  navires  chargés  des  évacuations;  elle 
se  développera  en  route;  elle  atteindra  les  marins  des  équipages, 
dans  quelles  proportions,  Dieu  seul  le  sait!  Nous  la  sèmerons  dans 
tous  les  hôpitaux  qui  pourront  recevoir  nc6  typhiques;  nous  l'im- 
porterons en  France.  Il  faut  éviter  l'embarquement  pour  la  France 
de  tout  homme  atteint  de  typhus...  Je  désire  visiter  tous  les  navires 
en  partance,  pour  empêcher  le  transport  d'aucun  typhique. 

«  Avant  que  l'épidémie  ait  atteint  des  proportions  supérieures 
à  nos  ressources,  il  serait  urgent  de  les  utiliser  toutes,  d'ouvrir 
5,000  places  sous  baraques,  de  mettre  dans  chaque  baraque,  au  lieu 
de  huit  malades  ordinaires,  quatre  malades  atteints  de  typhus.  Pour 
avoir  ces  5,000  places  disponibles,  que  faut-il?  Si  vous  me  permet- 
tez un  conseil  d'homme  d'action,  de  médecin  d'armée,  je  dirai  : 
Faire  transporter  des  matelas  dans  les  baraques  et  quelques  objets 
de  literie,  envoyer  des  caissons  d'ambulance  pourvus  de  médicamens, 
de  linge,  des  ustensiles  les  plus  indispensables,  installer  immédiate- 
ment de  grandes  infirmeries  sous  baraques;  —  tout  cela  exigerait-il 
plus  de  deux  fois  vingt-quatre  heures?  » 

J'écrivais  à  la  date  du  28  et  du  29  février  1856  :  «  La  marche  du 
typhus  continue  à  être  ascendante  dans  des  proportions  modérées, 
mais  cependant  notables.  Il  se  déclare  en  moyenne  150  nouveaux 
cas  par  jour  dans  les  hôpitaux  de  Constantinople.  A  Maslak,  sur 
A20  malades,  il  y  a  180  typhiques;  à  Ramis-Tchiflik,  sur  700  ma- 
lades, on  compte  250  cas  de  typhus.  Il  y  a  donc  dans  certains  hô- 
pitaux une  situation  grave;  il  faut  y  apporter  un  prompt  remède.  Le 
remède  est  simple  :  de  l'air,  toujours  de  l'air,  encore  de  l'air  pur  et 
renouvelé  !  Pour  cela,  il  nous  faut  plus  d'espace,  il  faut  bien  vite 
transporter  la  moitié  de  notre  population  hospitalière  sous  les  bara- 
ques inoccupées  de  Maslak,  y  faire  un  grand  campement,  un  grand 
bivouac.  Voilà  ce  que  je  dis  et  écris  du  matin  au  soir...  Nous  avons 
des  baraques  pour  loger  20,000  soldats;  elles  attendent  une  popu- 
lation. Hâtons-nous  de  les  occuper.  Ouvrir  des  baraques  pour  sa- 
tisfaire à  de  nouveaux  besoins,  au  fur  et  à  mesure  que  les  malades 
nous  arrivent  de  la  Crimée,  ce  n'est  pas  atteindre  le  but,  c'est  se 
laisser  envahir  tout  doucement  parles  Ilots  de  la  marée  montante.  » 

Le  3  mars  1856,  j'écrivais  encore  au  ministre  de  la  guerre  :  «  Là 
contagion  continue  ses  progrès.  Il  en  sera  ainsi  tant  que  nous  ne  se- 
rons pas  arrivés  à  porter  dans  les  baraques  des  camps  inoccupés  le 
tiers,  sinon  la  moitié,  de  nos  malades  des  hôpitaux.  Des  5,000  places 


62i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  je  réclame,  j'en  ai  obtenu  1,000;  nous  avons  pu  ainsi  opérer 
un  peu  le  vide  dans  nos  hôpitaux,  et  immédiatement  s'est  produite 
une  diminution  dans  le  chiffre  des  nouveaux  cas  déclarés.  En  effet, 
le  Ier  mars  ce  chiffre  était  tombé  à  93.  Malheureusement  le  répit 
n'a  duré  qu'un  instant.  De  nouveaux  malades  évacués  de  l'armée 
sous  Sébastopol  sont  venus  encombrer  nos  hôpitaux,  au  point  qu'il 
a  fallu  envahir  les  salles  réservées  aux  malades  les  plus  gravement 
atteints.  Le  chiffre  des  nouveaux  cas  a  été  alors  le  plus  élevé  que 
nous  ayons  encore  vu,  celui  de  257  pendant  les  vingt-quatre  heures. 
Aération  et  ventilation  continuelles  des  salles,  cinq  fumigations  par 
jour,  deux  chlorurées,  trois  aromatiques,  dépôt  sous  chaque  lit  de 
typhique  d'une  gamelle  contenant  du  chlorure  de  chaux,  lessivage 
à  fond  et  blanchiment  des  salles  les  unes  après  les  autres,  dépôt 
permanent  dans  les  baquets  d'une  certaine  quantité  de  sulfate  de 
fer,  grandes  ouvertures  pratiquées  dans  les  cabinets  d'aisance  à  l'air 
libre,  deux  lits,  quand  c'est  possible,  pour  les  hommes  gravement. 
atteints  de  typhus,  et  fumigations  de  chaque  lit  abandonné  après 
vingt-quatre  heures;  linge  lessivé  à  l'eau  bouillante,  amélioration 
dans  le  régime  alimentaire,  bouillon  plus  substantiel,  vin  de  Bor- 
deaux pour  les  plus  malades  :  c'est  par  l'ensemble  de  ces  mesures, 
dont  je  surveille  tous  les  jours  l'exécution,  que  nous  résistons  au 
fléau,  mais  en  perdant  chaque  jour  un  peu  de  terrain.  >«ous  en  triom- 
pherons dès  que  nous  aurons  pris  possession  des  nouveaux  établis- 
semens  hospitaliers  qu'on  dispose  dans  les  camps  de  Maslak.  J'ai 
beaucoup  de  peine  à  détruire  dans  l'esprit  du  commandement  et  de 
l'administration  une  espèce  de  sécurité  grosse  de  danger  :  on  croit 
que  le  typhus,  venu  de  Sébastopol,  disparaîtra  à  Constantinople  des 
qu'il  n'y  sera  plus  importé  de  Crimée.  11  résulterait  de  là  qu'il  n'y 
aurait  pas  trop  à  se  préoccuper  ici  de  l'épidémie.  En  attendant,  la 
contagion  se  propage  rapidement  dans  nos  hôpitaux  de  Constanti- 
nople. Le  seul  moyen  de  l'empêcher  est  de  transporter  dans  les  ba- 
raques vides  la  moitié  des  malades.  Qu'on  le  fasse,  et  je  réponds 
d'arrêter  ici  la  marche  et  la  mortalité  du  typhus  presque  immédiate- 
ment. Je  demande  seulement  des  ambulances.  Cette  mesure  parait 
présenter  de  grandes  difficultés  d'exécution.  On  promet  plus  de  places 
sous  baraques  à  mesure  que  des  besoins  nouveaux  se  produiront.  En 
agissant  ainsi,  on  se  laisse  pousser  par  la  nécessité,  on  ne  la  devance 
pas,  on  se  trouvera  un  jour  envahi,  impuissant.  Je  voudrais  partir 
avec  quelques  caissons  et  mes  malades  comme  pour  une  étape,  et 
aller  établir  un  grand  bivouac  dans  les  camps  inoccupés.  » 

Nuit  et  jour,  les  officiers  de  santé  restaient  auprès  des  typhiques; 
ils  ne  les  quittaient  guère  que  pour  aller  au  cimetière  accompagner 
le  convoi  de  l'un  d'eux;  46  ont  péri  frappés  par  le  typhus,  qu'ils 


UNE    MISSION    MEDICALE    EN    CRIMEE.  625 

1  n'avaient  intrépidement,  82  sont  morts  pendant  la  campagne.  Ja- 
mais aussi  les  officiers  du  corps  de  santé  n'avaient  trouvé  une  plus 
belle  occasion  de  prouver  leur  dévouement  traditionnel  à  la  France, 
à  l'armée  qui  les  a  toujours  traités  en  frères,  et  dans  les  rangs  de 
laquelle  ils  ont  toujours  été  si  fiers  de  compter  (1).  Le  2  mars,  la 
population  de  Péra  était  fort  attristée,  je  me  le  rappelle,  à  la  vue  de 
trois  corbillards  emportant  en  même  temps  trois  médecins  tombés 
ensemble  victimes  de  leur  abnégation.  Ces  lugubres  pérégrinations 
au  champ  des  morts  brisaient  l'âme;  on  se  comptait,  et  on  pouvait 
se  dire  :  «  Qui  de  nous  recevra  demain  ce  triste  et  dernier  adieu?  » 
C'était  au  médecin-inspecteur  que  revenait  le  plus  pénible  des  de- 
voirs, celui  de  prononcer  les  paroles  suprêmes  sur  la  tombe  de  ses 
malheureux  camarades.  Les  pieuses  filles  de  Saint-Vincent-de-Paul 
payèrent  aussi  un  large  tribut  à  la  mort;  31  périrent  près  des  ma- 
lades émus  et  reconnaissans,  à  qui  elles  prodiguaient,  sans  éprouver 
jamais  ni  fatigue,  ni  dégoût,  ni  inquiétude  pour  elles-mêmes,  des 
soins  d'une  délicatesse  incomparable;  24  sont  mortes  du  typhus.  La 
première  qu'emporta  le  fléau,  la  saur  Walbin,  disait  en  expirant  : 
«  La  seule  grâce  que  je  demande,  c'est  d'être  enterrée  avec  les  sol- 
dats; ils  s'ennuieraient  sans  moi.  » 

Cependant,  au  lieu  d'ouvrir  de  tous  côtés  des  ambulances  ou  des 
hôpitaux  sous  baraques,  on  continuait  à  évacuer  les  malades  sur 
France.  Depuis  un  mois,  6,000  y  avaient  été  transportés.  La  moitié 
des  vaisseaux,  au  lieu  de  retourner  en  Crimée,  étaient  dirigés  vers 
Marseille  et  Toulon,  et,  faute  de  bâtimens,  la  Crimée  ne  pouvait  plus 
nous  envoyer  autant  de  malades.  Ainsi  le  système  restait  le  même  : 
la  Crimée  se  débarrassait  sur  nous,  et  nous  sur  la  France.  Le  mal 
infectait  les  navires,  se  propageait  parmi  les  marins  et  était  porté  à 
Marseille.  Il  fallait  prendre  une  grande  mesure  :  conserver  en  Cri- 
mée tous  les  typhiques,  à  l'exclusion  des  autres  malades,  qu'on  en- 
verrait à  Constantinople.  Je  partis  pour  Sébastopol  le  9  mars  1856. 
Au  moment  de  m'embarquer,  je  reçus  la  visite  du  directeur  des  ba- 
teaux-postes des  messageries  impériales,  M.  Girette.  «  Le  typhus, 
me  dit-il,  exerce  tant  de  ravages  sur  les  navires  de  la  compagnie,  in- 
fectés par  de  continuelles  évacuations  de  malades,  que  le  service  des 
courriers  va  se  trouver  forcément  interrompu  dans  peu  de  jours  sur 
toute  la  ligne  de  Sébastopol  à  Marseille.  »  Beaucoup  de  matelots, 
des  chauffeurs,  des  officiers  commandant  ces  navires,  étaient  morts 
du  typhus;  d'autres  étaient  malades  :  M.  Girette  ne  trouvait  pas  à 
les  remplacer. 

(1)  La  France  sait  apprécier  tous  les  genres  d'héroïsme;  cependant  les  veuves  des 
officiers  de  santé  sont  privées,  par  le  projet  de  loi  qui  a  doublé  les  pensions  de  retraite 
des  officiers  de  l'armée,  des  avantages  accordés  aux  veuves  de  ceux-ci. 

TOME   IX.  40 


<V-('  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

\  peine  arriv  é  en  Crimée,  je  parcourus  une  partie  des  camps  et  des 
ambulances,  et  le  15  mars,  sans  plus  attendre,  je  fis  connaître  au  ma- 
réchal Pélissier  l'état  sanitaire  de  l'armée.  La  première  question  que 
je  m'étais  posée  est  celle-ci  :  le  typhus  règne-t-il  seulement  dans  les 
ambulances,  ou  sévit-il  également  dans  les  régimens?  —  Je  me  con- 
vainquis que  le  second  cas  n'était  que  trop  réel,  et  je  demandai  qu'on  . 
veillât  scrupuleusement  à  ne  laisser  sous  la  tente  ni  même  dans  les 
infirmeries  régimentaires  aucun  homme  atteint  de  typhus;  quiconque 
en  offrirait  les  premiers  symptômes  devait  être  envoyé  aux  ambu- 
lances. Le  miasme  humain  ne  devenant  contagieux  qu'après  quel- 
ques jours  de  maladie  et  surtout  à  la  période  des  sueurs  critiques, 
cette  recommandation  était  de  la  plus  liante  importance.  Je  deman- 
dai aussi  qu'on  changeât  l'assiette  de  tous  les  camps,  dent  le  sol  était 
profondément  imprégné  d'impuretés;  que,  toutes  les  fois  que  le 
temps  le  permettrait,  on  déplaçât  les  tentes,  ou  au  moins  qu'on  en 
relevât  le  rideau  circulaire  à  une  hauteur  d'environ  80  centimètres. 
On  empêcherait  ainsi  les  soldats  de  se  blottir  une  grande  partie  du 
jour  sens  des  abris  qu'ils  tenaient  hermétiquement  fermés,   même 
par  le  plus  beau  temps.  Le  sol  des  tentes,  une  fois  sec,  devait  rece- 
voir une  couche  de  lait  de  chaux  renouvelable,  qui  l'assainirait  et  le 
durcirait.  Les  couvertures  et  les  effets  d'habillement  devaient  être 
étalés  au  soleil  le  plus  longtemps  possible.  Les  couvertures  ayant 
servi  à  des  hommes  atteints  de  typhus  devaient  être  soumises  à  des 
fumigations  chlorurées  pendant  plusieurs  heures  avant  d'être  réem- 
ployées. Bon  nombre  d'infirmeries  régimentaires  avaient  une  in- 
stallation défectueuse  :  au  lieu  de  deux  baraques,  plusieurs  n'en 
avaient  qu'une  seule;  le  sol  n'était  pas  toujours  protégé  contre  l'hu- 
midité par  un  lit  de  camp  ou  au  moins  par  quelques  planches.  11 
fallait  faire  blanchir  intérieurement  les  baraques  à  la  chaux,  sou- 
mettre à  de  fréquentes  fumigations  sol  et  parois.  Quant  à  l'alimenta- 
tion, on  devait  augmenter  d'un  sixième  la  ration  de  viande  conservée 
et  distribuer  une  ration  quotidienne  supplémentaire  de  vin,  pour 
doter  l'armée  d'une  plus  grande  somme  de  résistance  aux  atteintes 
du  mal.  Je  conseillai  encore,  comme  d'excellens' auxiliaires  d'une 
bonne  hygiène,  les  exercices  pris  dans  de  sages  proportions,  quand 
le  temps  est  beau;  rien  n'est  si  pernicieux  que  le  repos  absolu,  l'oisi- 
veté amollit  le  corps  et  l'âme.  —  Les  6,000  matelas  distribués  quatre 
mois  auparavant  par  les  soins  de  l'intendant-géneral  étaient  en  par- 
tie hors  de  service.  Il  en  restait  tout  au  plus  2,500.  Les  baraques 
n'existaient  guère  que  pour  une  population  de  4,500  malades.  Les 
couvertures  étaient  très  nombreuses,  mais  presque  toutes  contami- 
nées; les  draps  et  les  vêtemens  d'hôpital  manquaient,  ainsi  que  les 
moyens  d'un  bon  lessivage.  Encore  pour  obtenir  ces  ressources,  qui 


UNE   MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMEE.  627 

s'épuisent  vite  en  campagne,  avait-il  fallu  vaincre  d'immenses  diffi- 
cultés dans  un  pays  dénué  de  tout.  La  conséquence  était  qu'il  fallait 
ne  conserver  que  les  typhiques  en  Crimée,  et  envoyer  tous  les  au- 
tres malades  à  Constantinople.  La  dernière  décade,  celle  du  20  au 
29  février,  indiquait  519  malades  sortis  guéris  des  ambulances  et 
873  morts.  En  ne  faisant  porter  l'examen  comparatif  que  sur  les 
hommes  atteints  de  typhus,  on  rencontrait  un  résultat  bien  plus 
effrayant  encore.  Il  y  avait  eu  27  guérisons  sur  une  mortalité  de  383, 
et  pourtant  le  typhus,  dans  les  conditions  ordinaires,  n'enlève  guère 
plus  du  sixième  des  malades.  Ainsi  à  Constantinople,  sur  Zi22  infir- 
miers atteints  de  typhus  dans  les  hôpitaux,  42  seulement  étaient 
morts.  —  Enfin  je  proposai  d'évacuer  les  militaires  non  atteints  de 
typhus.  Ils  étaient  les  plus  nombreux;  leur  départ  opérerait  un  dés- 
encombrement  immédiat,  et  permettrait  d'affecter  toutes  les  res- 
sources devenues  disponibles  aux  malheureux  typhiques.  Ceux-ci, 
étant  retenus  en  Crimée,  ne  sèmeraient  plus  la  contagion  sur  les  na- 
vires et  dans  les  hôpitaux  de  Constantinople. 

Deux  heures  après  l'envoi  de  ce  rapport,  le  maréchal  Pélissier 
me  répondait:  «  Je  donne  des  ordres  pour  que  toutes  vos  prescrip- 
tions soient  immédiatement  exécutées  dans  les  régimens  et  dans  les 
ambulances.  »  En  même  temps  de  puissans  encouragemens  me  ve- 
naient de  France.  Le  ministre  de  la  guerre  m'écrivait  le  15  mars  : 
«  J'attends  avec  bien  de  l'anxiété  des  nouvelles  de  notre  état  sani- 
taire. Dites  à  vos  camarades  du  service  de  santé  que  je  les  remer- 
cie; ce  mot  dit  tout.  L'empereur  connaît  les  nouvelles  preuves  de 
leur  zèle,  de  leur  courage,  de  leur  abnégation  :  il  a  toujours  compté 
sur  les  officiers  de  santé;  mais  sa  foi  en  leur  dévouement  s'est  ac- 
crue depuis  qu'il  sait  toute  l'énergie  qu'ils  montrent  en  ce  moment. 
Je  vous  envoie  quelques  sœurs  de  charité,  200  infirmiers,  20  aides; 
voilà  du  renfort,  puisse-t-il  ne  pas  servir!  A  Marseille,  à  Toulon,  il 
y  a  de  l'émotion;  rien  de  sérieux  encore,  mais  des  craintes.  Nous 
mettons  à  profit  les  bonnes  et  prudentes  dispositions  que  vous  avez 
prises  dans  votre  tournée  en  Provence.  L'empereur  m'a  écrit  ce  ma- 
tin. Me  parlant  de  l'état  sanitaire  de  l'armée,  il  ajoute  :  «  Ce  qui  est 
essentiel,  c'est  d'établir  le  plus  vite  possible  les  ambulances  sous  ba- 
raques que  réclame  M.  Baudens;  donnez  des  ordres  pressans  en  con- 
séquence. »  Je  ne  puis  faire  mieux  que  de  vous  rapporter  les  mots 
mêmes  de  l'empereur.  J'ai  écrit  par  le  télégraphe  et  par  lettre  au 
général  Larchey;  je  lui  ai  prescrit  de  mettre  à  Maslak  tout  ce  qu'on 
pourrait  y  installer  de  malades;  je  lui  ai  dit  de  régler  avec  les  mé- 
decins et  en  dehors  de  toutes  les  prescriptions  écrites  et  déjà  exis- 
tantes l'alimentation  des  malades;  il  a  pleins  pouvoirs,  et  j'approu- 
verai tout  ce  qu'il  fera.  Les  prisonniers  russes  étaient  en  parfait  état 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  santé  à  l'île  de  Prinkipo.  Je  me  demande  si,  après  qu'ils  seront 
partis  pour  retourner  en  Russie,  ce  qui  a  peut-être  déjà  eu  lieu,  nous 
ne  pourrions  pas  y  installer  une  belle  ambulance...  J'ai  fait  écrire 
que  j'accordais  un  supplément  d'allocation  aux  docteurs, — supplé- 
ment de  100  francs  par  mois  (1).  Je  termine  en  renouvelant  la  re- 
commandation de  garder  à  Constantinople  tous  les  malades  dont 
l'évacuation  ne  sera  pas  commandée  par  le  défaut  de  local  ou  par 
le  manque  de  moyens  sanitaires.  »  De  son  côté,  le  directeur  de  l'ad- 
ministration de  la  guerre,  M.  Darricau,  m'écrivait  :  «  Votre  position 
est  navrante:  nous  ferons  tout  notre  possible  pour  y  remédier.  » 

Dès  le  10  mars,  le  maréchal  Pélissier  décida  que  deux  ambu- 
lances profondément  infectées,  et  dont  j'avais  demandé  l'abandon, 
seraient  immédiatement  fermées.  Le  génie  en  construisit  aussitôt 
deux  autres  dont  j'avais  choisi  l'emplacement  sur  de  hauts  pla- 
teaux, mettant  les  baraques  à  20  mettes  les  mies  des  autres,  et  le 
logemenl  des  médecins  a  200  mètres  de  l'ambulance.  Ces  deux  éta- 
blissemens  sont  restés  salubres,  et  ont  été  éminemment  utiles.  Le 
même  jour,  le  maréchal  Pélissier  ordonna  l'évacuation  stir  Constan- 
tinople de  tous  les  malades  de  Crimée,  à  l'exception  des  typhiques. 

Je  parcourais  les  régimens  les  uns  après  les  autres;  je  m'entre- 
tenais avec  les  colonels,  je  leur  faisais  part  de  mes  observations. 
Mes  conseils  étaient  partout  accueillis  avec  empressement,  s'ils  n'é- 
taient pas  toujours  religieusement  suivis.  Il  résulte  d'un  état  que  je 
pourrais  publier  que  la  mortalité  et  les  maladies  dans  les  régimens 
ont  toujours  dépendu  exactement  du  degré  de  sollicitude  des  colo- 
nels pour  leurs  soldats. 

Il  fut  facile,  dès  le  28  mars,  de  constater  les  bons  effets  de  ces 
mesures  malgré  la  prolongation  d'un  rigoureux  hiver.  Dans  la  der- 
nière dizaine,  le  chiffre  des  entrées  aux  ambulances  présenta  une 
réduction  de  500  sur  celui  de  la  dizaine  précédente,  et  les  affections 
étaient  moins  graves.  11  y  avait  une  diminution  d'un  dixième  dans  la 
mortalité  en  Crimée;  depuis  le  17  mars,  il  n'avait  plus  été  évacué 
un  seul  homme  atteint  de  typhus  sur  Constantinople.  On  comptait 
283  guérisons  pour  onze  jours,  tandis  que  depuis  le  1er  jamier  cha- 
que dizaine  n'en  avait  offert  que  7,  14,  25,  30,  27,  02,  hb.  C'était 
sans  doute  un  beau  résultat  comparatif;  mais  ce  chiffre,  mis  en  re- 
gard d'une  mortalité  de  099,  n'en  était  pas  moins  encore  excessif 
et  fort  affligeant.  Il  démontrait  qu'il  fallait  redoubler  d'efforts  et 

(1)  Le  décret  organique  de  1852  ayant  supprimé  la  solde  de  guerre  affectée  jusque-là 
au  corps  des  médecins  militaires,  il  en  était  résulté  des  privations  compromettantes 
pour  leur  sauté.  Le  ministre  de  la  guerre,  dont  j'avais  éveillé  l'attention  sur  ce  fâcheux 
état  de  choses,  voulut  bien,  sous  la  forme  d'un  supplément  d'allocatiou,  modifier  la 
situation  créée  par  le  décret. 


UNE    MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMEE.  629 

obtenir  l'exécution  rigoureuse  de  toutes  les  mesures  de  prophylaxie. 
Or  je  remarquais  à  chaque  instant,  en  parcourant  les  bivouacs,  que 
beaucoup  de  tentes  n'étaient  pas  ventilées,  que  les  vètemens  étaient 
rarement  exposés  aux  rayons  solaires,  et  que  le  sol  n'avait  pas  en- 
core reçu  le  lait  de  chaux  prescrit.  Tous  les  malades  non  typhiques 
n'avaient  pas  encore  été  évacués  sur  Constantinople  :  il  en  restait 
environ  2,500.  Chaque  jour,  il  se  développait  en  moyenne  dans  nos 
ambulances  50  nouveaux  cas  de  typhus  sur  des  hommes  entrés  pour 
d'autres  maladies.  C'était  par  mois  1,500  malades,  dont  les  deux 
tiers  étaient  voués  à  une  mort  certaine.  Informé  par  moi  de  ces  re- 
grettables négligences,  le  maréchal  Pélissier  rappela  à  tous  les  offi- 
ciers-généraux la  stricte  nécessité  de  faire  exécuter  les  mesures  pres- 
crites. Des  résultats  meilleurs  se  produisirent  alors,  et  le  5  avril 
le  ministre  de  la  guerre  m'écrivit  :  «  Je  ne  vous  remercierai  plus  des 
soins  que  vous  prenez,  du  zèle  que  vous  déployez  dans  l'intérêt  de 
nos  pauvres  malades;  ce  serait  trop  me  répéter.  » 

IV. 

La  paix  vint  enfin  mettre  un  terme  à  nos  misères.  Les  relations 
entre  les  armées  alliées  et  les  Russes  n'avaient  pas  tardé  à  s'établir 
sur  le  pied  d'une  entente  fort  cordiale.  De  part  et  d'autre,  on  fêtait 
à  grand  renfort  de  libations  fraternelles  la  lin  des  longues  souf- 
frances. On  voyait  bras  dessus  bras  dessous  Russes,  Français,  An- 
glais, Sardes,  chantant,  dansant,  s' aidant  mutuellement  à  marcher 
lorsque  le  verre  avait  été  trop  souvent  vidé.  Quand  le  vacillement 
des  jambes  rendait  impossible  le  départ  des  visiteurs,  on  se  donnait 
pour  la  nuit  une  mutuelle  hospitalité.  Le  général  russe  comman- 
dant en  chef  la  division  campée  près  de  la  Relbec  me  disait  à  ce 
propos  :  «  Nous  avons  dans  nos  camps  depuis  plusieurs  jours  quel- 
ques zouaves.  Ils  s'entendent  parfaitement  avec  nos  soldats;  à  l'aide 
d'une  pantomime  fort  simple,  ils  se  comprennent  à  merveille;  ils 
trinquent  gaiement.  Ces  zouaves  s'attendent  à  être  punis  en  rentrant 
au  camp;  aussi  sont-ils  venus  me  demander  une  attestation  con- 
statant qu'ils  ont  été  si  bien  reçus,  qu'il  leur  a  été  impossible  de  re- 
tourner encore  h  leur  régiment.  » 

Des  steeple-chase,  des  fêtes  militaires  avaient  lieu  dans  la  vallée  de 
la  Tchernaia.  Le  cheval  arabe  y  soutenait  sa  vieille  réputation.  En 
1856  comme  en  1855,  il  avait  mieux  résisté  aux  rigueurs  de  l'hiver 
et  aux  misères  des  bivouacs  que  tous  les  chevaux  des  autres  races. 
Ainsi  se  trouvaient  justifiées  les  assertions  du  général  Daumas  (1).  Les 

(1)  On  sait  que  dans  diverses  études  publiées  par  la  Revue  des  Deux  Mondes  (livrai- 
sons du  1er  décembre  1851  et  15  mai  1855),  M.  le  général  Daumas  a  le  premier  fait  res- 
sortir les  avantages  des  chevaux  arabes  comme  chevaux  de  guerre. 


(530  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

courses  attiraient  un  nombreux  public;  les  soldats  s'y  rendaient  sans 
armes,  et  ces  promenades  faisaient  une  heureuse  diversion  clans  les 
esprits,  préoccupés  du  typhus.  D'un  autre  côté,  les  artistes  drama- 
tiques venus  de  France  donnaient  chaque  soir  sur  le  théâtre  de 
Kamiesch  des  représentations  très  suivies;  ils  avaient  pour  rivaux 
dans  les  camps  d'autres  artistes  pris  parmi  les  soldats.  On  compa- 
rai i  la  jeune  première  de  Kamiesch  à  un  jeune  clairon  de  zouaves 
jouant  les  mêmes  rôles,  et  les  avis  étaient  fort  partagés.  Si  la  plu- 
part des  premiers  sujets  lyriques  n'avaient  été  tués  à  la  prise  de 
Malakof,  jamais,  assurait-on,  le  théâtre  de  Kamiesch  n'eût  pu  sou- 
tenir la  concurrence  avec  le  théâtre  des  zouaves.  Dans  les  bivouacs 
établis  sur  le  plateau  de  Fédouchine,  on  avait  disposé  une  immense 
salle  de  bal  où  figuraient  les  grandes  daines  enrichies  des  villages  de 
Filouville  et  de  Coquinville. 

Avant  de  quitter  la  Crimée,  j'allai  voir  encore  une  fois  avec  sir 
John  Hall  les  hôpitaux  de  nos  alliés,  et  j'acquis  la  certitude  que  le 
typhus  n'j  avait  plus  reparu  depuis  1855.  Dans  le  port  de  Balaclava, 
je  visitai  une  frégate-hôpital  à  vapeur  anglaise,  installée  comme  une 
grande  salle  de  malades  et  contenant  300  lits.  Le  comfortable  était 
poussé  si  loin  qu'on  avait  logé  à  bord,  dans  une  étable,  trois  ou 
quatre  \  aches,  afin  que  le  lait  ne  manquât  pas  pendant  la  traversée. 
Je  demandai  au  commandant  combien  une  frégate  de  même  dimen- 
sion que  la  sienne  pouvait  transporter  de  troupes  :  «  700  Anglais, 
me  répondit-il,  et  1,500  Français,  parce  que  les  Français  se  logent 
partout,  sur  le  pont  comme  dans  l'entrepont:  »  Les  soins  que  prennent 
les  Anglais  pour  le  bien-être  de  leurs  soldats  me  rappellent  ce  mot 
qu'ils  répètent  souvent  :  «  Le  soldat  anglais  est  un  capital.  »  Ceci 
n'exclut  pas  en  eux,  tant  s'en  faut,  les  sentimens  d'humanité;  seule- 
ment ils  y  ajoutent  l'idée  d'une  valeur  économique  à  conserver.  Dans 
une  autre  occasion,  quand  on  fit  prisonnier  le  commandant  russe  de 
Balaclava  a\ec  sa  famille,  un  général  anglais  disait  :  «  C'est  une 
excellente  bank-nole.  »  La  marine  française  avait  aussi  quelques  fré- 
gates à  vapeur  transformées  en  hôpitaux;  mais  le  transport  des  ma- 
lades se  faisait  surtout  par  des  bateaux  à  vapeur  du  commerce,  ou 
par  des  bâtimens  à  voiles  que  ceux-ci  remorquaient.  Les  navires  des 
Messageries  impériales  étaient  particulièrement  affectés  à  ce  service. 
Chaque  malade  avait  un  petit  matelas  et  une  couverture. 

Le  10  avril  1856,  je  m'embarquai  pour  Constantinople,  où  ma 
présence  me  semblait  désormais  plus  nécessaire  qu'en  Crimée. 
M.  Scrive,  médecin  en  chef,  surveillait  avec  une  sollicitude  éclairée 
la  mise  en  vigueur  des  mesures  hygiéniques  que  j'avais  fait  adopter. 
Deux  fois  par  semaine,  il  m'adressait  le  bulletin  de  l'état  sanitaire 
de  l'armée  sous  Sébastopol. 

Le  retour  du  beau  temps  avait  séché  le  sol  de  la  Crimée,  et  per- 


UNE    MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMÉE.  631 

mettait  enfin  de  porter  l'emplacement  des  camps  sur  un  terrain  neuf 
et  non  infecté.  La  guerre,  depuis  le  traité  du  30  mars,  ne  forçait 
plus  d'ailleurs  les  régimens  à  conserver  leurs  positions  militaires  de 
la  rive  gauche  de  la  Tchernaïa,  foyer  d'émanations  marécageuses. 
Le  maréchal  Pélissier  donna  l'ordre  d'abandonner  les  anciens  bi- 
vouacs et  de  les  transporter  à  trois  lieues  au  sud  sur  les  hauts  pla- 
teaux, ventilés  par  la  brise  de  mer,  qui  du  monastère  Saint-George 
descendent  vers  Kamiesch.  Toutes  les  baraques  et  les  grandes  tentes 
contaminées  par  une  habitation  prolongée  furent  remplacées  par  les 
petites  tentes-abris  du  maréchal  Bugeaud.  On  changeait  fréquem- 
ment l'assiette  des  camps,  et  ces  migrations  apportaient  chaque  fois 
une  amélioration  dans  la  santé  des  troupes.  De  pareils  déplacemens 
suscitèrent  bien  quelques  réclamations  de  la  part  des  officiers,  sans 
cesse  dérangés  dans  leur  installation;  mais  le  maréchal  n'en  tint 
aucun  compte  :  il  n'était  préoccupé  que  de  la  santé  du  soldat.  Il  pré- 
sidait à  l'embarquement  des  troupes,  veillant  à  ce  qu'on  ne  trans- 
portât que  des  régimens  qui  depuis  plusieurs  semaines  n'avaient 
présenté  aucun  cas  de  typhus,  et  lui-même  ne  quitta  le  sol  de  la  Cri- 
mée qu'après  le  départ  du  dernier  régiment  de  l'armée. 

De  retour  à  Gonstantinople,  je  parvins  à  isoler  tous  les  malades 
atteints  du  typhus  et  à  faire  renouveler  journellement  leurs  objets 
de  literie;  le  chiffre  des  nouveaux  cas  déclarés  dans  les  vingt- 
quatre  heures  tomba  immédiatement  de  plus  de  moitié.  Je  portais 
sur  tous  les  navires  nolisés  par  l'administration  une  active  surveil- 
lance pour  l'exécution  des  mesures  hygiéniques  et  de  désinfection. 
Si  les  mesures  prises  étaient  maintenues,  le  typhus  ne  devait  pas 
tarder  à  disparaître. 

11  y  avait  encore  4,000  scorbutiques  dans  les  hôpitaux  de  Con- 
stantinople.  Les  prisonniers  russes  venaient  de  quitter  File  de  Prin- 
kipo;  j'allai  y  installer  une  vaste  ambulance  pour  1,800  scorbutiques, 
et,  grâce  à  l'énergie  du  général  Pariset,  qui  venait  de  remplacer  le 
général  Larchey  dans  le  commandement  de  la  place  de  Gonstanti- 
nople, j'achevai  cette  tâche  en  deux  ou  trois  jours.  Prinkipo  rem- 
plaçait Mételin.  A  peine  transportés,  les  malades  revinrent  à  la 
santé;  bientôt  ils  se  promenaient  dans  l'île,  bien  portans  et  joyeux. 
En  allant  les  visiter,  je  m'arrêtai  à  Calcul,  îlot  voisin  où  était  un 
hôpital  destiné  à  la  marine.  En  face  de  l'îlot  se  tenaient  à  l'ancre 
quatre  ou  cinq  gros  navires  de  guerre  qui  avaient  arboré  la  flamme 
jaune  de  la  quarantaine.  Ces  bâtimens  avaient  eu  le  typhus  pour 
avoir  transporté  des  malades  de  Crimée.  Une  partie  de  leurs  équi- 
pages, atteinte  par  l'épidémie,  avait  dû  débarquer;  elle  était  parfai- 
tement bien  installée  dans  d'immenses  chambres  converties  en  hô- 
pital ou  sous  des  tentes  doubles. 

Pendant  le  cours  de  cette  terrible  épidémie,  le  gouvernement  turc 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  mis  à  notre  disposition  comme  auxiliaires  les  élèves  les  plus 
distingués  de  son  école  de  médecine.  Le  concours  qu'ils  nous  ap- 
portèrent nous  donna  une  idée  très  satisfaisante  de  l'organisation 
du  corps  médical  ottoman.  Le  directeur  du  service  de  santé  de  l'ar- 
mée turque  était  Thomal-Bey,  personnage  fort  important,  grand- 
juge  d'Anatolie.  Cette  dignité  correspond  au  grade  de  muchir  ou  de 
pacha  à  trois  queues.  Les  généraux  de  division  sont  pachas  à  deux 
queues.  Ce  haut  fonctionnaire  est  aussi  directeur  de  l'école  de  mé- 
decine militaire,  dans  laquelle  on  admet  des  élèves  civils.  11  préside 
deux  fois  la  semaine  le  conseil,  composé  de  professeurs,  et  travaille 
directement  avec  le  ministre  de  la  guerre.  Le  sous-directeur  de 
l'école,  Arif-Bey,  surveille  le  service  de  santé,  et  adresse  chaque 
jour  au  directeur  un  rapport  écrit.  Les  officiers  de  santé  du  service 
ottoman  ont,  comme  les  médecins  militaires  de  presque  toutes  les 
nations,  un  rang  hiérarchique  qui  les  assimile  aux  officiers  mêmes  de 
l'armée.  Dans  l'armée  ottomane,  tous  les  médecins  chefs  de  grands 
établissemens  hospitaliers  ont  le  rang  de  colonel,  et  touchent  même 
une  solde  plus  élevée  que  ces  officiers  supérieurs.  Les  autres  méde- 
cins ont  le  rang  de  lieutenans-colonels,  de  chefs  de  bataillon,  de  ca- 
pitaines. Ce  dernier  grade  n'est  porté  que  par  un  petit  nombre  d'offi- 
ciers de  santé  militaires.  - 

Dans  les  premiers  jours  de  février,  à  la  suite  d'une  conférence  sur 
le  typhus,  à  laquelle  assistait  le  personnel  médical  de  l'hôpital  de 
l'école  militaire,  un  médecin  anglais,  il.  Pinkoffs,  qui  se  distinguait 
entre  tous  par  une  grande  ferveur  scientifique,  me  proposa  de  con- 
voquer à  une  prochaine  séance  les  médecins  anglais  et  sardes.  L'idée 
me  vint  à  cette  occasion  de  fonder  une  société  médicale,  et  d'en 
assurer  même  la  durée  après  notre  départ,  en  y  faisant  entrer  les 
médecins  les  plus  éminens  de  Constantinople  et  les  professeurs  de 
l'école  de  médecine  ottomane,  parmi  lesquels  figurait  notre  savant 
compatriote  M.  Fauvel,  médecin  des  quarantaines.  M.  Pinkoffs  me 
seconda  de  tous  ses  efforts,  fit  toutes  les  démarches  nécessaires,  et 
bientôt  se  trouva  fondée  une  société  qui  peu  après  reçut  du  sultan, 
avec  une  dotation  annuelle,  le  titre  de  Société  médicale  impériale. 
C'est  pour  moi  un  bon  souvenir  d'avoir  présidé  pendant  mon  séjour 
à  Constantinople  cette  réunion  de  savans  distingués.  Des  lectures 
et  des  discussions  importantes  occupèrent  les  séances  de  la  nouvelle 
société,  et  la  presse  médicale  de  Paris  continue  aujourd'hui  encore 
d'en  reproduire  les  comptes-rendus.  Déjà  en  1830  j'avais  eu  la  bonne 
fortune  de  rouvrir  à  Alger  les  cours,  interrompus  depuis  des  siècles, 
des  Avicenne,  des  Rhazès,  des  Albucasis,  etc.  Ce  fut  dans  la  même 
pensée  que  je  concourus  à  la  fondation  de  la  première  société  sa- 
vante de  Stamboul. 
Rassuré  sur  l'effet  des  dispositions  adoptées  contre  l'épidémie, 


UNE    MISSION    MÉDICALE    EN    CRIMÉE.  <Î33 

heureusement  décroissante,  je  voulus  compléter  mes  recherches  sur 
les  institutions  médicales  de  la  Turquie  par  une  visite  aux  hôpitaux 
turcs  de  Gonstantinople.  Sauf  quelques  objections  de  détail,  je  n'eus 
que  des  éloges  à  donner.  Les  lits  me  parurent  seulement  trop  rap- 
prochés; les  malades  n'ont  pas  un  assez  grand  volume  d'air  à  res- 
pirer. On  obvie  en  partie  à  ce  défaut,  le  seul  que  j'aie  à  relever,  par 
un  luxe  de  propreté  tout  à  fait  inattendu  et  par  l'habitude  de  tenir 
ouvertes  les  portes  et  les  fenêtres.  La  douceur  du  climat  écarte  les 
dangers  qu'aurait  en  France  l'application  d'une  mesure  semblable. 
D'ailleurs  les  chambres  sont  chauffées  en  hiver,  et  la  plupart  des 
fenêtres  ouvrent  sur  de  grandes  galeries  fermées,  où  la  tempéra- 
ture n'est  jamais  très  basse.  Les  fumigations  chlorurées  et  surtout 
celles  des  plantes  aromatiques  sont  très  usitées:  on  les  pratique 
plusieurs  fois  le  jour  dans  toutes  les  chambres.  Ces  parfums  en- 
traînent en  s' échappant  les  miasmes  nauséabonds  dégagés  par  les 
malades.  Je  voudrais  voir  le  même  usage  s'introduire  dans  nos  hô- 
pitaux de  France,  comme  il  avait  été  introduit  dans  nos  hôpitaux  et 
nos  ambulances  d'Orient. 

L'hôpital  de  la  marine  ottomane  offre  un  grand  luxe  d'installa- 
tion. Cet  établissement  modèle  n'a  rien  à  envier  aux  hôpitaux  d'Eu- 
rope. Dans  le  petit  hôpital  du  palais  de  Bachistach,  tout  est  prin- 
cier :  riches  tapis,  lits  et  rideaux  de  soie,  nourriture  recherchée, 
soins  parfaitement  entendus.  M.  le  docteur  Z...,  l'un  des  méde- 
cins du  sultan,  qui  me  conduisait,  ne  put  me  montrer  la  salle  des 
femmes  du  harem:  mais  il  m'apprit  que  leur  principale  maladie 
était  une  jalousie  effrénée,  sans  cesse  surexcitée  par  les  choses  qui 
nous  paraîtraient  les  plus  indifférentes.  De  temps  en  temps,  elles 
reçoivent  de  petits  cadeaux,  une  boite  de  dragées  par  exemple.  11 
faut  alors  que  les  3  ou  400  boites  soient  absolument  pareilles,  sans 
quoi  ce  sont  des  scènes  dont  la  violence  compromet  leur  santé. 
Presque  toutes  meurent  à  un  «âge  peu  avancé  de  phthisie  pulmo- 
naire. M.  Z...  envoyait  en  cachette  aux  plus  malades  quelques  bou- 
teilles de  vin  de  Bordeaux  pour  prolonger  leur  existence. 

Désormais  la  grande,  la  seule  préoccupation  était  le  retour  de 
l'année  en  France.  Les  cas  de  typhus,  déjà  importé  par  nos  navires 
à  Marseille,  à  Toulon,  semaient  l'alarme  parmi  les  populations,  et 
obligeaient  à  de  grandes  précautions.  Le  ministre  de  la  guerre  avait 
heureusement  pris  de  sages  mesures.  Nous  avions  à  l'île  Sainte- 
Marguerite  un  hôpital  pour  h  ou  500  malades  et  un  camp  sous  bara- 
ques ou  sous  tentes  pour  h  ou  5,000  hommes.  Au  Frioul,  où  il  y 
avait  déjà  un  hôpital,  on  pouvait  aussi  établir  un  camp  d'une  égale 
étendue.  Enfin,  dans  les  îles  d'Hyères  et  dans  la  presqu'île  de  Gyen, 
on  créa  un  troisième  hôpital  et  un  troisième  camp  pour  10  ou 


63A  REVUE    DES    DEl  \    MONDES. 

1  ■2,000  hommes.  Nos  navires  devaient  débarquer  successivement 
leurs  soldats  malades  ou  bien  portans  dans  l'un  ou  l'autre  de  ces 
établissemens.  Les  hommes  valides  devaient  y  rester  dix  jours  et 
plus,  si  c'était  nécessaire,  habitant  sous  la  tente,  se  promenant, 
se  baignant,  bien  nourris,  regardant  les  côtes  de  France.  Toutes  les 
conditions  de  rétablissement  étaient,  autant  que  possible,  réunies. 
Après  cette  espèce  de  quarantaine,  on  devait  amener  à  Marseille 
ou  à  Toulon  tous  ceux  qui  auraient  bien  supporté  cette  épreuve  et 
les  diriger  sur  les  garnisons  définitives.  Pour  échelonner  d'hôpitaux 
la  route  suivie  par  la  flotte,  on  devait  créer  une  ambulance  sous 
tentes  au  Pirée  et  une  autre  à  Messine.  Des  difficultés  soulevées  par 
le  gouvernement  napolitain  empêchèrent  de  placer  un  dépôt  de  ty- 
phiques  en  Sicile.  Les  navires  chargés  de  troupes  avaient  ordre  de 
laisser  les  malades  infectés  à  Gallipoli,  à  Nagara,  à  Malte  et  en  Corse, 
avant  d'arriver  en  France.  Les  débarquer  dans  toutes  ces  stations, 
c'était  empêcher  la  contagion  de  se  propager  à  bord  des  bâtimens  de 
transport. 

Il  aurait  fallu  deux  étapes  sanitaires  de  plus,  l'une  entre  Nagara 
et  Malte,  l'autre  entre  Malte  et  la  Corse.  Je  me  rendis  au  Pirée,  et 
je  m'entendis  avec  l'amiral  Bouet-Willaumez  et  avec  le  ministre  de 
France,  M.  Mercier.  Le  ministre  des  affaires  étrangères  de  Grèce, 
M.  Rangabé,  nous  donna  avec  empressement  l'autorisation  d'instal- 
ler un  hôpital  de  typhiques  dans  File  de  Milo,  que  nous  allâmes 
reconnaître.  Milo  a  l'aspect  d'un  fer  à  cheval.  Dans  le  fond  du  port 
seulement  se  trouvent  quelques  basses  terres  marécageuses  et  inha- 
bitées. Les  habitans,  au  nombre  de  3,000,  ont  perché  leurs  villages 
sur  les  montagnes.  A  l'ouest  est  celui  de  Castro,  qu'habite  notre  con- 
sul, M.  Brest,  respectable  vieillard  à  qui  nous  devons  la  Vénus  de 
Milo.  J'avisai  un  monastère  abandonné  depuis  1834,  époque  où  les 
propriétés  monacales  rentrèrent  dans  le  domaine  du  gouvernement 
grec.  Sachant  par  tradition  que  les  moines  s'établissaient  toujours 
dans  les  endroits  les  plus  salubres  et  les  sites  les  plus  agréables,  je 
fis,  par  un  chemin  sinueux  très  praticable  pour  les  mulets,  une  as- 
cension jusqu'à  ce  monastère.  J'y  trouvai  des  bâtisses  considérables, 
à  moitié  ruinées,  mais  dont  on  pouvait  tirer  bon  parti,  —  trois  ou 
quatre  beaux  jardins  potagers,  de  beaux  plateaux  ombragés  et  par- 
faitement disposés  pour  recevoir  des  tentes.  Un  vieillard  centenaire 
habite  là  avec  sa  famille,  mais  il  n'occupe  qu'une  ou  deux  cham- 
bres. L'eau  est  abondante  et  d'excellente  qualité.  Cependant  il  était 
difficile  de  mettre  à  Milo  300  malades,  et  si  l'infection  était  venue  à 
se  propager  sur  la  flotte  pendant  la  traversée,  cet  hôpital  eût  été 
bien  vite  insuffisant.  Ce  motif  nous  décida  à  faire  voile  pour  Candie, 
où  le  sultan  nous  autorisait  à  créer  un  établissement  hospitalier. 


UNE    MISSION    MEDICALE    EN    CRIMÉE.  635 

Nous  trouvâmes  dans  cette  île  un  beau  plateau  bien  ventilé  auquel 
on  arrivait  par  un  chemin  de  mulet  assez  facile,  et  que  le  pacha 
promettait  de  faire  immédiatement  réparer.  Vély-Pacha,  ancien  am- 
bassadeur à  Paris,  mit  à  notre  disposition  100  tentes  d'officiers  pour 
la  création  d'un  hôpital  qui  heureusement  ne  fut  pas  nécessaire. 

Le  chiffre  des  malades  décroissait  rapidement  en  Crimée  et  à 
Gonstantinople;  les  hôpitaux  se  vidaient  et  se  fermaient.  Ma  mission 
était  terminée.  Je  quittai  l'Orient  avec  la  conscience  d'avoir  contri- 
bué, dans  la  mesure  de  mes  forces,  au  soulagement  de  tant  de  maux, 
et,  je  puis  dire,  après  avoir  assisté  au  spectacle  le  plus  douloureux 
qui  se  soit  vu  depuis  longtemps.  Aux  instrumens  de  destruction  que 
le  génie  de  l'homme  a  rendus  si  meurtriers,  et  qui  jamais  n'avaient 
été  accumulés  en  plus  grand  nombre  dans  un  aussi  étroit  espace, 
s'étaient  ajoutés  le  choléra,  le  scorbut,  les  dyssenteries  et  le  typhus. 
La  constante  et  vive  sollicitude  du  gouvernement,  les  efforts  persé\  é- 
rans  de  l'administration  militaire,  le  dévouement  du  corps  de  santé, 
avaient  fini,  il  est  vrai,  par  triompher  des  épidémies,  mais  au  prix 
de  quels  sacrifices!  Si  nous  consultons  la  statistique  médicale  des 
établissemens  hospitaliers,  qui  doit  seule  nous  occuper  ici,  le  chiffre 
des  morts  relevés  dans  les  hôpitaux  a  été  en  Orient,  pour  toute  la 
campagne,  de  63,000  environ,  dont  31,000  en  Crimée,  32,000  à 
Constantinople. 

Les  armées  ont  besoin  d'excitations  morales  qui  les  préservent  do 
la  nostalgie  et  de  la  prostration.  La  religion  exaltait  les  troupes  de 
Godefroi  de  Bouillon;  l'esprit  chevaleresque  animait  les  officiers  fran- 
çais à  Fontenoy;  la  certitude  de  vaincre,  entretenue  par  la  rapide 
succession  des  victoires,  entraînait  les  armées  de  l'empire.  —  C'est 
aussi  un  mobile  moral  qui  soutint  nos  troupes  pendant  cette  rude 
guerre  de  Crimée  :  ce  fut  le  sentiment  du  devoir  qui  anima  nos  sol- 
dats sans  faiblir  un  seul  jour  dans  cette  lutte,  également  glorieuse 
contre  l'ennemi  et  contre  les  privations  ou  les  souffrances  de  toute 
sorte.  Aussi  peut-on  caractériser  d'un  mot  les  hommes  dont  il  m'a 
été  donné  de  voir  et  de  partager  les  dernières  épreuves.  D'autres  ar- 
mées ont  pu  montrer  autant  d'héroïque  ardeur,  autant  d'impétueuse 
bravoure  que  l'armée  d'Orient  :  aucune  n'a  porté  plus  loin  le  stoï- 
cisme, le  courage  et  le  mépris  de  la  mort. 

Baudens. 


LA 


LITTÉRATURE  HISTORIQUE 


LA  QUESTION  D'ORIENT 


I.  Histoire  4' Attila  et  de  ses  Successeurs  jusqu'à  l'établissement  des  Hongrois  en  Europe, 

par  M.  Amédée  Thierry;  2  vol..  Paris  1856. 

II.  Geschtchte  des  Osmaniche»  lien  lis  in  Europa,  de  J.  W.  Zinkeiseu;  Gotha  1855,  etc. 


Depuis  les  premiers  jours  de  la  guerre  de  Crimée,  il  y  a  eu  toute 
une  littérature  spéciale  sur  la  question  d'Orient.  Les  trois  pays  qui 
représentent  en  première  ligne  le  travail  intellectuel  du  monde,  la 
France,  l'Allemagne  et  l'Angleterre,  ont  ouvert  une  enquête,  au  nom 
de  la  politique  et  de  l'histoire,  sur  ce  conflit  où  l'Europe  et  l'Asie  sont 
en  cause.  C'est  une  conséquence  inévitable  de  la  vivacité  d'impres- 
sions qui  caractérise  notre  époque.  Cette  ardeur  est  un  s\  mptôme 
heureux  :  elle  atteste  un  besoin  de  publicité  qui  doit  nous  consoler 
de  plusieurs  symptômes  contraires.  Il  y  a  des  siècles  que  la  question 
d'Orient  est  posée,  jamais  elle  n'avait  si  vivement  ému  l'opinion. 
Elle  était  autrefois  le  souci  des  gouvernans,  la  préoccupation  secrète 
des  hommes  d'état;  aujourd'hui  c'est  devant  l'Europe  entière  que  ces 
problèmes  sont  débattus.  Or,  dans  la  foule  de  livres  consacrés  à  ce 
sujet,  s'il  y  en  a  certainement  de  très  médiocres,  il  en  est  aussi  qui 
ne  doivent  pas  un  intérêt  éphémère  aux  circonstances  du  moment. 
Ici,  ce  sont  des  travaux  savans,  des  recherches  d'érudition  sur  les 
rapports  des  peuples  orientaux  avec  la  civilisation  européenne;  là  ce 
sont  des  enquêtes  sympathiques  et  précises  sur  la  situation  des  pays 
les  plus  intéressés  au  débat,  je  veux  dire  les  contrées  du  Danube  et 


l'histoire  et  la  question  d'orient.  637 

les  provinces  chrétiennes  de  la  Turquie.  Quelques-uns  de  ces  écrits 
sont  un  peu  antérieurs  à  la  guerre  de  Crimée,  mais  le  succès  qu'ils 
ont  obtenu  date  surtout  de  cette  époque.  Il  est  donc  bien  certain  que 
l'attention  publique  est  éveillée  et  ne  s'endormira  plus.  On  oublie 
un  article  de  journal,  on  n'oubliera  pas  un  mouvement  littéraire  qui 
a  éclairé  à  la  fois  le  présent  et  le  passé  de  l'Europe  orientale. 

Il  faut  placer  au  premier  rang  la  curieuse  publication  de  M.  Char- 
riera, les  Négociations  de  la  France  dans  le  Levant.  Cet  ensemble  si 
riche  de  documens  neufs  et  décisifs  semble  avoir  excité  l'émula- 
tion de  l'Allemagne.  MM.  Tafel  et  Thomas,  membres  de  l'académie 
des  sciences  de  Munich,  publient  en  ce  moment  des  recherches  du 
même  genre  sur  l'histoire  commerciale  de  la  république  de  Venise 
et  ses  relations  avec  l'Orient  (1).  On  ne  peut  pas  dire  que  l'ouvrage 
de  M.  Charrière  ait  passé  inaperçu,  puisqu'il  a  été  couronné  par 
notre  Académie  des  Inscriptions;  il  est  certain  pourtant  qu'un  tel  re- 
cueil méritait  d'occuper  plus  vivement  l'attention  du  public  lettré. 
M.  Michelet,  qui  y  a  puisé  des  renseignemens  du  plus  grand  prix 
dans  son  Histoire  de  France  au  seizième  siècle,  exprime  ce  regret, 
auquel  on  ne  peut  que  s'associer.  L'Allemagne  a  mieux  accueilli  le 
travail  de  MM.  Tafel  et  Thomas,  bien  qu'encore  inachevé.  Il  y  a  un 
public  au-delà  du  Rhin  pour  toutes  les  œuvres  sérieuses.  A  ceux 
qui  ont  apprécié  parmi  nous  les  recherches  de  M.  Charrière  je  re- 
commande le  recueil  de  MM.  Tafel  et  Thomas.  C'est  surtout  à  pro- 
pos du  xvie  siècle  que  la  publication  de  notre  compatriote  offre  l'in- 
térêt le  plus  \if:  1rs  deux  érudits  allemands  n'ont  pas  encore  dépassé 
le  xme  siècle,  et  déjà  ils  ont  rassemblé  des  documens  d'une  valeur 
inestimable.  Les  deux  ouvrages  se  complètent  l'un  l'autre.  Parmi 
les  pièces  que  publient  MM.  Tafel  et  Thomas,  j'ai  remarqué  le 
rapport  du  Vénitien  Bailo  Marsilius  sur  la  Syrie  au  xme  siècle, 
des  indications  précises  sur  les  établissemens  de  Venise  à  Tyr,  un 
tableau  très  curieux  de  l'île  de  Candie,  des  lettres  diplomatiques  des 
papes,  plusieurs  traités  avec  les  sultans  de  la  Palestine  et  du  Caire. 
enfin  tout  ce  qui  concerne  la  croisade  vénitienne  de  1204  et  l'établis- 
sement de  l'empire  latin  en  Morée.  Presque  toute  la  question  d'Orient 
au  XIIIe  siècle  est  dans  les  archives  de  la  république  de  Saint-Marc. 

îNous  sommes  trop  portés  à  croire  que  cette  question  date  seule- 
ment d'un  demi-siècle;  il  y  a  plus  de  mille  ans  qu'elle  est  posée. 
Quant  aux  problèmes  particuliers  qu'elle  renferme,  on  est  tout  sur- 
pris de  rencontrer  des  époques  où  la  situation  est  exactement  la 
même  qu'aujourd'hui.  Depuis  la  chute  de  l'empire  grec,  combien 

(1)  Urkunden  zur  aeltern  Handels-und  Staatsgeschichte  der  Republik  Venedig,  mil 
besonderer  Beziehung  aufByzanz  und  die  Levante,  von  D'  Tafel  und  Dr  Thomas;  2  vol. , 
Vienne  1855-1856. 


638  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  périodes  où  les  Ottomans,  affaiblis  par  la  paix,  ruinés  par  l'oisi- 
veté, incapables  de  posséder  ce  sol  qu'ils  ont  conquis,  semblent  sur 
le  point  d'être  expulsés  de  l'Europe!  M.  Abeken,  dans  un  livre  inti- 
tulé l' Entrée  de  la  Turquie  dans  la  politique  européenne,  M.  Ziukeisen 
surtout  dans  son  Histoire  de  l'Empire  ottoman  en  Europe  (1),  ont 
donné  à  cet  égard  des  détails  pleins  d'intérêt,  puisés  à  des  sources 
nouvelles.  —  Que  sont  les  Turcs,  disait  Montesquieu,  sinon  les 
hommes  les  plus  propres  à  posséder  inutilement  un  grand  empire? 
—  Tel  est,  selon  la  spirituelle  remarque  de  Montesquieu,  le  rôle 
providentiel  des  Ottomans:  ils  possèdent  inutilement,  c'est-à-dire 
sans  profit  pour  eux  comme  sans  danger  pour  l'équilibre  des  états 
européens,  les  contrées  qui  dans  des  mains  plus  fortes  seraient  la 
clé  de  l'Europe  et  de  l'Asie.  M.  Léopold  Ranke,  dans  sa  vive  et  ra- 
pide esquisse  des  Ottomans,  a  développé  cette  pensée  de  Montes- 
quieu; M.  Zinkeisen  achève  aujourd'hui  le  tableau  de  M.  Ranke. 
Quand  il  raconte  l'état  intérieur  de  la  Turquie  au  xvi'  siècle  d'après 
les  relations  des  ambassadeurs  vénitiens  à  Constantinople  et  les 
lettres  du  Flamand  Busbecq,  il  ne  peut  guère  renouveler  son  sujet. 
M.  Ranke  avait  déjà  dit  tout  ce  qu'il  y  avait  d'essentiel  à  dire.  11  lui 
était  aussi  fort  difficile  d'être  bien  neuf  en  exposant  la  politique  de 
François  1"  en  Orient.  Ce  tableau  est  complet  chez  l'éditeur  des 
Négociations  de  la  France  dans  le  Levant.  La  partie  la  plus  impor- 
tante de  l'ouvrage  de  M.  Zinkeisen  est  celle  qu'il  consacre  aux  rap- 
ports de  la  Turquie  avec  les  puissances  occidentales,  à  la  fin  du 
xvi"  siècle  et  au  commencement  du  xvne.  Rien  de  plus  curieux  que 
les  négociations  de  cette  période;  c'est  le  moment  précis  où  s'éva- 
nouit le  prestige  des  Ottomans.  La  veille  encore  on  les  craignait,  ou 
du  moins  on  réclamait  leur  appui;  désormais  on  ne  voit  plus  en  eux 
que  des  eunuques  :  ils  gardent  l'Orient,  ils  occupent  inutilement 
Byzance,  voilà  le  seul  service  qu'on  attend  d'eux.  Parmi  les  docu- 
mens  qu'a  si  bien  rassemblés  M.  Zinkeisen,  l'un  des  plus  curieux  est 
la  collection  des  lettres  de  sir  Thomas  Roe,  ambassadeur  du  pre- 
mier des  Stuarts  auprès  du  sultan  Moustapha  1".  Cet  Anglais  du 
xviie  siècle  a  apprécié  la  Turquie  avec  autant  de  finesse  et  de  saga- 
cité qu'un  Anglais  du  xixe.  Sir  Hamilton  Seymour  n'aurait  pas  un 
jugement  plus  sûr,  un  esprit  plus  délié.  Sir  Thomas  Roe  est  peut-être 

(1)  Der  Eintritt  der  Turkei  in  die  evropaische  Politik  des  18  Jahrhvnderfs,  von 
H.  Abeken,  1  vol.,  Berlin  1856.  —  Geschichte  des  Osmanischen  Reiehes  in  Europa,  von 
J.  W.  Zinkeisen,  3  vol.,  Gotha  1855.  —  On  peut  signaler  encoie  l'ouvrage  de  M.  Th. 
Mundt,  Der  Kampf  um  dos  schwarze  Meer,  etc.,  1  vol.,  Brunswick  1855,  —celui  de 
M.  Hermann  Sauppe,  Skizzen  mis  der  Geschichte  der  Krim,  1  vol.,  Weimar  1855,  —  et 
une  brochure  de  M.  Heinemann,  Mneas  Sylvius  ois  Prediger  eines  allgemeinen  Krenz- 
zuges  gegen  die  Tiirken. 


l'histoire  et  la  question  d'orient.  639 

le  premier  diplomate  qui  ait  donné  une  consultation  sur  le  malade, 
comme  disait  le  tsar  Nicolas.  Frappé  de  l'épuisement  des  Turcs,  il 
ne  craint  pas  de  dire  dès  1623  que  le  moment  serait  venu  de  dis- 
soudre et  de  partager  l'empire  ottoman;  «  mais  cette  occasion  si 
favorable,  ajoute-t-il  avec  tristesse,  les  princes  chrétiens,  divisés 
par  de  misérables  intérêts,  la  laisseront  échapper.  »  Ces  détails  de- 
viennent encore  plus  significatifs,  lorsqu'on  sait  que  trente-cinq  ans 
auparavant  la  reine  d'Angleterre  Elisabeth  invoquait  humblement 
le  secours  de  la  Turquie  contre  Yarmada  de  Philippe  II.  M.  Zin- 
keisen  a  mis  tous  ces  faits  en  lumière  à  l'aide  des  relations  des 
diplomates,  et  il  a  tracé  un  tableau  qu'il  est  impossible  d'étudier 
sans  faire  maints  rapprochemens  avec  l'histoire  de  nos  jours. 

Pendant  que  l'Europe  prenait  ainsi  son  parti  de  la  présence  des 
Turcs  et  se  félicitait  même  des  services  rendus  par  eux  à  l'équilibre 
des  états,  que  devenaient  les  populations  chrétiennes  de  la  Turquie? 
C'est  là  le  sujet  des  études  de  M.  Neigebaur  et  de  M.  Siegfried  Kap- 
per.  M.  ISeigebaur  est  un  diplomate,  un  ancien  consul  de  Prusse  en 
Valachie,  qui  a  interrogé  les  contrées  du  Bas-Danube,  contrées 
slaves  et  contrées  roumaines,  avec  une  sympathique  impartialité  (1). 
M.  Siegfried  Rapper  a  étudié  en  historien  et  en  artiste  les  popula- 
tions gréco- slaves,  et  surtout  les  rapports  des  chrétiens  avec  les 
Turcs  sur  les  frontières  de  l'empire  ottoman  (2).  M.  Neigebaur  donne 
sur  les  Moldo-Valaques,  sur  les  Serbes,  les  Bosniens,  les  Monténé- 
grins, des  détails  statistiques  pleins  d'intérêt,  et  on  voit,  en  le  lisant. 
quelles  ressources  ces  peuples  pourraient  fournir  encore  sous  une 
direction  intelligente  et  résolue.  Que  leur  manque-t-il  aujourd'hui? 
Un  homme,  un  chef,  un  Etienne  le  Fort  ou  un  Michel  le  Brave. 
M.  Siegfried  Kapper  n'est  pas  moins  intéressant  que  M.  Neigebaur; 
il  raconte  ce  qu'il  a  vu  et  entendu.  \ux  bords  du  Danube  et  de  la 
Save,  en  Bosnie,  en  Bulgarie,  il  s'est  entretenu  avec  les  raias,  il  a 
compris  leur  misère  et  recueilli  leurs  plaintes;  son  livre  est  une  en- 
quête fort  instructive.  Un  des  passages  qui  m'ont  le  plus  frappé 
dans  ses  récits,  c'est  une  conversation  de  l'auteur  avec  un  chrétien 
de  Bosnie  au  moment  où  l'Angleterre  et  la  France  se  préparaient  à 
combattre  la  Bussie  en  Crimée.  Le  compagnon  de  voyage  de  M.  Kap- 
per ne  comprend  rien  à  une  telle  expédition.  L'écrivain  allemand  a 

(1)  Die  Sudslaven  und  deren  Laender  in  Beziehung  auf  Geschichte,  Cutttir  und  Ver- 
fassung,  von  J.  T.  Neigebaur.  1  vol.,  Leipzig  1851. 

(2)  Sudslavische  Wanderungen,  2  vol. ,  Leipzig  1853.  —  Cliristen  und  Tin-ken,  ein 
Skizzenbuch  von  der  Save  bis  zum  eisernem  Thor,  von  Siegfried  Kapper,  2  vol.,  Leipzig 
1854.  —  Signalons  aussi  l'ouvrage  d'un  touriste  anglais  connu  déjà  par  d'intéressantes 
peintures uu  Caucase  :  Travels  in  european  Turkey, through  Bosnia',  Servia ,  Bulgaria,  Ma- 
cedonia,  Roumelia,  Albania  and  Epirus,  etc.,  by  Edmond  Spencer,  2  vol.,  Londres  1853. 


640  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

beau  lui  expliquer  que  ni  la  France  ni  l'Angleterre  ne  défendent  la 
cause  de  l'islamisme  :  le  Bosnien  s'obstine  avoir  une  trahison  odieuse 
dans  l'alliance  des  puissances  occidentales  et  de  la  Turquie.  Les 
plus  habiles  diplomates  de  l'Europe  essaieraient  vainement  de  le 
convaincre.  «  11  m'écouta,  dit  M.  Kapper,  avec  une  scrupuleuse 
attention:  quand  j'eus  fini  de  parler,  il  me  prit  la  main,  la  serra 
affectueusement,  et  me  dit  ces  seuls  mots  en  hochant  la  tète  :  «  Il  est 
possible  que  vous  ayez  raison,  mais  vous  n'êtes  pas  un  raia.  »  Ce 
n'est  pas  là  un  fait  isolé.  M.  Kapper  a  recueilli  les  mêmes  sentimens 
rhez  tous  les  chrétiens  de  l'empire  turc.  Aux  yeux  des  raias,  toute 
tentative  d'union  entre  les  chrétiens  elles  musulmans  est  une  chi- 
mère; ils  sont  persuadés  que  les  musulmans  n'admettront  jamais 
les  chrétiens  à  partager  leurs  droits  dans  l'état,  que  les  lois  les  plus 
formelles  à  cet  égard  seront  impuissantes  à  transformer  les  mœurs, 
à  vaincre  les  préjugés  de  religion  et  de  race.  L'événement  donnera- 
t-il  un  démenti  à  ces  appréhensions?  Je  ne  sais;  mais  quand  on  lit 
les  curieux  renseignemens  fournis  par  M.  Siegfried  kapper,  on  com- 
prend que,  malgré  nos  victoires  en  Crimée,  l'ambition  moscovite 
conserve  en  Orient  des  armes  bien  puissantes.  La  Russie  apparaît 
aux  chrétiens  delà  Turquie  comme  une  libératrice;  c'est  à  nous  de 
prendre  sa  place.  Ce  qu'elle  l'ait  par  esprit  de  convoitise,  nous  le 
ferons  avec  désintéressement,  et  les  populations  du  Danube  ne  tour- 
neront plus  leurs  yeux  du  coté  de  Saint-Pétersbourg.  Telle  est  la 
conclusion  qui  se  dégage  naturellement  des  récits  de  Al.  Kapper,  et 
cette  conclusion  est  d'autant  plus  remarquable  que  l'écrivain  est  libre 
de  préjugés  :  il  a  étudié  les  provinces  chrétiennes  de  l'empire  otto- 
man sans  parti  pris  contre  les  Turcs,  il  est  sympathique  à  la  cause 
des  puissances  occidentales,  il  désire  le  succès  de  cette  cause,  et  il 
raconte  simplement  les  faits  dont  il  a  été  témoin.  On  voit  quelle  in- 
spiration sérieuse  tous  ces  écrits  ont  empruntée  aux  événemens  de 
ces  dernières  années.  Études  sur  la  situation  actuelle,  recherches 
sur  l'histoire  des  négociations  et  des  luttes  provoquées  par  ces  pro- 
blèmes séculaires,  telles  sont  les  deux  classes  d'ouvrages  qu'il  est 
permis  de  rapporter  à  cette  préoccupation  de  la  pensée  publique. 
Il  y  en  a  une  troisième,  et  les  ouvrages  qui  la  composent  méritent 
une  place  à  part  :  ce  sont  ceux  qui,  n'ayant  pas  été  écrits  en  vue 
des  questions  du  moment,  empruntent  pourtant  à  ces  questions  un 
intérêt  plus  vif  et  des  lumières  nouvelles.  Occupé  à  fouiller  le  sol 
de  la  vieille  Gaule,  un  historien  rencontre  sur  sa  route  une  grande 
ligure  qui  appartient  aux  contrées  du  Danube;  il  interroge  sa  vie, 
son  œuvre,  ses  héritiers,  et  les  problèmes  de  nos  jours  éclairant 
tout  à  coup  les  ténèbres  du  passé,  il  aperçoit  entre  ce  personnage  et 
nos  affaires  présentes  des  relations  qu'on  ne  soupçonnait  pas.  Je 


l'histoire  et  la  question  d'orient.  641 

parle  de  M.  Amédée  Thierry,  l'historien  des  Gaulois,  et  de  cette 
étude  si  complète,  si  précise,  sur  toutes  les  hordes  hunuiques,  de- 
puis le  jour  où  Balamir  et  Roua,  entraînant  avec  eux  toutes  les 
nations  nomades  de  l'Asie  et  du  Nord,  commencent  le  grand  cata- 
clysme, jusqu'à  l'heure  où  les  Magyars,  derniers  fils  d'Attila,  s'éta- 
hlissent  définitivement  en  Europe. 

On  connaît  les  travaux  de  M.  Amédée  Thierry  :  il  a  raconté  avec 
une  science  très  sûre  l'histoire  primitive  de  nos  pères,  il  a  peint  la 
Gaule  celtique,  son  génie,  ses  vicissitudes,  son  initiation  à  la  culture 
romaine;  puis,  arrivé  à  la  fin  du  ivc  siècle,  il  a  vu  apparaître  tout  à 
coup  Attila  et  ses  Huns.  Faut-il  exposer  simplement  les  rapports 
d'Attila  avec  la  Gaule?  Est-ce  assez  de  mettre  en  face  l'un  de  l'autre 
le  roi  barbare  et  le  général  romain,  le  fils  de  Mound-Zoukh  et  le 
patrice  Aétius?  La  bataille  de  Ghâlons  est  une  des  grandes  journées 
de  l'histoire  :  pour  en  apprécier  l'importance,  il  est  indispensable  de 
connaître  Attila  tout  entier.  M.  Thierry  s'est  donc  proposé  d'écrire 
l'histoire  d'Attila;  or  le  sujet  est  immense  pour  qui  sait  en  embras- 
ser l'étendue.  11  touche  à  la  fois  au  ive  siècle  et  au  xix°.  Le  roi  des 
Huns  n'a  pas  seulement  passé  comme  un  torrent  en  furie,  il  a  eu  des 
successeurs  qui  ont  relevé  son  empire,  et  certaines  traditions  qui 
remontent  à  son  époque  se  sont  perpétuées  jusqu'à  nous.  La  poli- 
tique des  empereurs  en  face  des  héritiers  des  Huns,  les  transforma- 
tions de  ces  peuples  que  le  roi  sauvage  et  leskha-kans  ont  introduits 
si  violemment  sur  la  scène  du  monde  et  qui  y  remplissent  sous  nos 
yeux  un  rôle  si  différent,  toutes  ces  choses  qui  datent  de  mille  ans 
et  plus,  ce  sont  les  questions  d'hier  et  d'aujourd'hui.  Que  de  pro- 
blèmes pour  un  esprit  pénétrant!  Bien  que  le  récit  de  M.  Thierry 
conserve  toujours  la  gravité  de  l'histoire,  il  est  impossible  d'y  mé- 
connaître la  trace  des  émotions  patriotiques  provoquées  par  la 
guerre  de  Grimée  :  c'est  là  l'intérêt  et  la  beauté  de  ce  livre. 

Je  ne  viens  pas  analyser  l'ouvrage  de  M.  Amédée  Thierry:  les  ta- 
bleaux de  Y  Histoire  d'Attila  sont  encore  présens  à  l'esprit  de  nos  lec- 
teurs (1).  On  a  lu  ces  pages  avec  l'intérêt  qui  s'attache  à  toute  œuvre 
historique  fortement  conçue  et  présentée  avec  art;  on  les  a  lues  aussi 
avec  la  curiosité  bien  naturelle  qu'éveillait  ce  rapprochement  des 
guerres  du  moyen  âge  et  des  préoccupations  de  nos  jours.  11  y  a  de 
savantes  histoires  qu'on  prendrait  pour  des  œuvres  sans  date,  tant 
l'auteur  s'est  détaché  de  tous  les  intérêts  de  son  temps.  11  en  est  d'au- 
tres qui,  malgré  des  recherches  très  sérieuses,  ressemblent  à  des  pam- 
phlets ou  à  des  manifestes.  C'est  là  le  double  écueil  qui  rend  si  pé- 
rilleux le  grand  art  des  Thucydide  et  des  Salluste.  L'exactitude  sans 

(1)  Voyez  la  Revu?  du  1"  et  15  février,  du  1er  mars  et  1er  avril  1S52,  du  15  juillet, 
l«  et  15  novembre  1854,  du  15  avril  1855  et  15  février  1856. 

TOME  IX.  -'il 


642  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

émotion  et  sans  vie,  l'émotion  trop  ardente  qui  altère  les  nuances 
du  tableau,  offensent  également  la  vérité.  N'oublions  pas  l'étymo- 
logie  du  mot  et  tous  les  préceptes  qu'elle  renferme  :  l'historien  est 
un  témoin  (liTtop),  il  est  le  témoin  des  âges  qu'il  raconte,  et  aussi 
le  témoin  de  son  temps.  Sa  mission  est  de  faire  revivre  le  passé  : 
quelle  vie  pourra-t-il  communiquer  à  son  tableau,  si  l'homme  n'in- 
tervient pas  dans  l'œuvre  du  savant?  L'écrivain  qui  veut  retracer  à 
nos  yeux  les  plus  lointaines  périodes  de  l'humanité  ne  doit  donc  pas 
cesser  d'appartenir  à  son  époque;  contemporain  des  siècles  évanouis, 
il  est  toujours  et  avant  tout  le  contemporain  des  hommes  à  qui  il 
parle.  Dans  quelle  mesure  doit  avoir  lieu  cette  alliance?  C'est  là  le 
secret  du  talent. 

L'Histoire  d'Attila  me  semble  une  preuve  brillante  des  principes 
que  je  viens  d'énoncer.  L'auteur  a  reproduit  avec  fidélité,  avec  sou- 
plesse, les  tableaux  éclatans  ou  sombres  que  lui  fournissaient  ses 
documens,  et  pourtant  la  pensée  de  son  temps  ne  le  quitte  pas.  Le 
camp  d'Attila,  la  cour  de  Théodose,  l'ambassade  de  Maximin,  les 
terribles  négociations  du  roi  des  Huns,  les  contrastes  de  la  civilisa- 
tion et  de  la  barbarie,  plus  tard  les  fds  et  les  successeurs  d'Attila, 
le  deuxième  empire  hunnique,  la  grande  et  chevaleresque  figure 
d'Héraclius,  les  origines  des  Slaves,  des  Yalaques,  des  Roumains, 
l'établissement  de  la  Bosnie  et  de  la  Servie,  maints  épisodes  effrayans 
ou  gracieux,  maints  traits  de  mœurs  retrouvés  dans  une  phrase,  dans 
un  mot  d'un  chroniqueur  inconnu,  d'un  versificateur  obscur,  et  en- 
châssés dans  le  récit  avec  un  art  qui  rappelle  l'historien  de  la  con- 
quête d'Angleterre  par  les  Normands,  —  tout  cela  compose  un  tableau 
d'une  vérité  dramatique.  Nous  sommes  bien  au  milieu  de  cet  immense 
bouleversement  dont  le  fils  de  Mound-Zoukh  a  donné  le  signal,  et 
qui  ne  se  terminera  que  sous  la  main  de  Charlemagne;  nous  vivons 
du  ve  siècle  au  ixc  avec  des  Romains,  des  Grecs,  des  Huns,  des  Goths, 
des  Slaves,  des  Avars,  des  Francs,  dans  le  plus  étrange  et  le  plus 
formidable  tourbillon  de  peuples,  comme  dit  Jornandès,  —  et  tou- 
tefois, sans  parler  de  l'inspiration  générale  du  récit,  telle  scène,  tel 
détail  particulièrement  mis  en  relief  nous  ramène  sans  cesse  à  notre 
xix'  siècle.  C'est  ce  côté- là  qui  m'attire.  Je  me  garderai  bien  de  re- 
faire les  tableaux  de  l'historien;  je  veux  développer  seulement,  d'a- 
près ses  indications,  certains  faits  qui  se  rattachent  à  des  ques- 
tions encore  pendantes.  La  France  a  manifesté  le  désir  de  fortifier, 
en  les  réunissant,  les  deux  principautés  roumaines  du  Danube  :  n'est-il 
pas  intéressant  de  montrer  que  c'est  là  en  somme  la  vraie  politique 
indiquée  par  l'histoire,  celle  que  suivirent  les  deux  plus  grands  re- 
présentans  de  la  civilisation  en  face  des  fils  d'Attila,  un  empereur 
romain  et  un  empereur  franc,  Héraclius  et  Charlemagne? 


l'histoire  et  la  question  d'orient.  <iA3 

Il  n'y  a  pas  dans  l'histoire  du  moyen  âge  une  plus  grande,  une 
plus  tragique  figure  que  celle  d'Héraclius.  La  première  partie  de  sa 
vie  ressemble  à  un  poème  héroïque,  la  dernière  est  une  série  d'hu- 
miliations et  de  catastrophes.  Voyez-le  monter  sur  le  trône  :  H ''ra- 
dius est  un  général  romain  qui  commande  en  Afrique;  il  est  brave, 
pieux,  aimé  de  tous,  et  tandis  que  le  tyran  Phocas,  assassin  de  l'em- 
pereur Maurice,  opprime  les  peuples  et  avilit  le  nom  romain,  on  s'ac- 
coutume, d'un  bout  de  l'empire  à  l'autre,  à  considérer  le  jeune  com- 
mandant de  l'Egypte  comme  un  libérateur.  In  jour  arrive  enfin  où 
la  conscience  publique  le  charge  de  sa  vengeance.  Jamais  l'histoire 
n'a  vu  pareil  spectacle.  Ce  n'est  pas  un  conspirateur  qui  se  cache, 
le  monde  conspire  avec  Héraclius  ef  lui  donne  mission  d'immoler  le 
t\  ran.  Il  part  des  côtes  d'Afrique  avec  quelques  vaisseaux  et  marche 
sur  Constantinople.  Les  images  de  la  Vierge,  clouées  au  haut  des 
mâts,  protègent  l'expédition  du  justicier.  Partout,  dans  les  ports, 
sur  les  rivages,  des  acclamations  retentissent  quand  on  voit  appa- 
raître sa  flotte;  les  peuples  le  saluent,  les  prêtres  le  bénissent;  un 
évèque  détache  des  autels  un  diadème  de  la  mère  du  Christ  et  va 
l'en  couronner  sur  son  navire.  Il  arrive,  il  entre  à  Constantinople; 
Phocas  expie  ses  forfaits,  et  le  sacrificateur,  sa  mission  accomplie, 
niiinte  sur  le  trône  de  Constantin.  Ce  n'était  rien  cependant  que  d'im- 
moler Phocas,  il  fallait  relever  l'empire.  Le  trésor  était  vide,  l'armée 
n'existait  plus,  les  Perses  ravageaient  les  villes  romaines  d'Asïe-Mi- 
neure,  et  les  Juifs,  exaspérés  par  les  persécutions,  livraient  la  Pales- 
tine au  roi  de  Perse  Chosroès.  En  présence  de  tant  de  périls,  les  pro- 
vinces européennes  s'endormaient  dans  un  lâche  égoïsme,  quand  une 
catastrophe  terrible  vint  réveiller  Constantinople  et  permettre  à  Hé- 
raclius d'accomplir  ses  desseins.  Un  allié  de  Chosroès,  celui  que  les 
Perses  appelaient  Schuharbarz  ou  le  sanglier  royal,  se  jette  sur  la 
Palestine  avec  une  armée  formidable;  il  met  tout  à  feu  et  à  sang,  il 
pille,  il  brûle  les  cités  et  emmène  des  milliers  de  captifs  qui  vont  dé- 
défricher, sous  le  fouet  des  Persans,  les  marais  de  l'Euphrate  et  du 
Tigre.  On  se  croirait  revenu  aux  plus  terribles  époques  de  l'histoire 
racontée  par  la  Bible,  aux  invasions  de  Sennachérib  et  de  Nabucho- 
donosor;  seulement  ce  ne  sont  plus  les  Juifs,  ce  sont  des  chrétiens 
que  frappe  ce  Sennachérib.  Les  Juifs  marchent  derrière  l'armée  per- 
sane, achetant  à  prix  d'or  les  captifs,  surtout  les  patriciens,  les 
magistrats,  les  prêtres,  les  religieuses,  pour  les  sacrifier  à  Jéhovah. 
Quatre-vingt-dix  mille  chrétiens  périrent  sous  leurs  couteaux.  Ce 
n'est  pas  tout  :  Jérusalem  est  prise,  les  reliques  de  la  passion  du 
Christ  sont  dispersées,  le  saint-sépulcre  est  la  proie  des  flammes. 
L'église  de  la  Résurrection,  bâtie  par  Constantin  sur  le  Calvaire, 
conservait  précieusement  la  croix  de  bois  qui  a  sauvé  le  moud'; 
l'église  est  profanée,  et  la  croix  emportée  dans  le  fond  de  la  Perse. 


titlll  REVUE    DES    DELX    MONDES. 

A  la  nouvelle  de  ces  désastres,  un  cri  d'horreur  retentit  dans  l'Eu- 
rope orientale.  L'indignation  est  au  comble;  le  sentiment  de  la  fierté 
romaine,  uni  à  l'exaltation   religieuse,  se  ranime  avec  une  subite 
énergie,  et  l'empereur  Héraclius,  s' empressant  de  mettre  à  profit  ce 
réveil  de  ses  peuples,  annonce  une  expédition  contre  la  Perse.  Il  s'agit 
de  reconquérir  le  tombeau  du  Christ  et  d'arracher  la  croix  aux  infi- 
dèles; c'esl  la  première  croisade.  Héraclius  en  est  tout  ensemble  le 
Pierre  l'Hermite  et  le  Godefroy  de  Bouillon.  A  sa  voix,  des  milliers 
de  soldats  accourent.   Préparé  à  la  guerre  sainte  par  de  pieuses 
retraites  et  par  une  communion  solennelle,  il  s'embarque  avec  ses 
compagnons,  avec  ses  frères,  et  au  moment  où  sa  Hotte  quitte  le 
port,  une  immense  acclamation  s'élève  sur  les  rives  du  Bosphore. 
Ce  glorieux  souvenir,  cher  à  l'église  d'Orient,  mais  effacé  de  la 
tradition  latine,  M.  Thierry  le  remet  en  lumière  avec  un  rare  bon- 
heur. Pour  retrouver  tant  de  précieux  détails  enfouis  dans  le  chau- 
des chroniques  byzantines,  l'érudition  ne  suffisait  pas,  il  fallait  une 
âme  sympathique  aux  grandes  choses.  Le  tableau  de  l'expédition 
d'Héraclius  est  un  des  meilleurs  chapitres  du  livre  de  M.  Thierry. 
Ce  fut  une  croisade,  je  le  répète,  et  une  croisade  merveilleuse.  Chos- 
roès  el  le  sanglier  royal  avaient  échelonné  leurs  armées  le  long  des 
côtes  de  l' Asie-Mineure;  Héraclius,  avec  l'audace  qui  donne  tant 
d'originalité  à  sa  pieuse  et  chevaleresque  figure,  dirige  sa  flotte 
vers  la  Mer-Noire;  il  va  aborder  aux  rivages  qu'habitent  aujourd'hui 
les  Tcherkesses.  De  l'Anatolie  jusqu'à  la  Mer-Caspienne,  il  s'appuiera 
sur  la  ligne  du  Caucase,  soulevant  ces  fières  tribus,  qui  combat- 
taient alors  la  Perse  comme  elles  combattent  aujourd'hui  la  Russie, 
attaquant  le  royaume  de  Chosroès  par  les  frontières  septentrionales, 
et  obligeant  ainsi  ses  ennemis  à  dégager  les  provinces  romaines. 
Dans  les  longues  guerres  des  Romains  contre  les  Parthes  et  les 
Perses,  M.  Thierry  le  remarque  avec  raison,  jamais  plan  si  auda- 
cieux n'avait  été  conçu.  Audace  de  pensée,  vigueur  d'exécution, 
voilà  les  qualités  dominantes  d'Héraclius;  ajoutez-y  cette  confiance 
que  donne  l'enthousiasme  religieux.  Il  était  toujours  le  premier  dans 
la  bataille.  Pendant  la  mêlée,  dit  un  chroniqueur,  on  le  reconnais- 
sait à  ses  bottines  de  pourpre.  Que  de  marches,  que  de  combats, 
que  de  hardis  coups  de  main,  pour  ne  pas  se  laisser  enfermer  tlan> 
les  défilés  du  Caucase!  Quelle  fertilité  de  ressources  à  travers  les  in- 
cidens  d'une  telle  guerre!  Un  jour,  menacé  par  trois  armées  qui  se 
resserrent  autour  de  lui,  il  apprend  qu'une  tribu  de  Huns  nomades, 
les  Khazars,  saccagent  une  des  provinces  du  nord  de  la  Perse:  il 
court  à  leur  rencontre  et  les  enrôle  dans  son  armée.  L'entrevue  d'Hé- 
raclius et  du  chef  des  Khazars  sous  les  murs  de  Tiflis  est  une  scène 
romanesque  et  poétique  dont  l'historien  a  tiré  le  meilleur  parti.  Hé- 
raclius savait  parler  aux  Orientaux,  il  savait  flatter  chez  eux  ce  goût 


l'histoire  et  la  question  d'orient.  6A5 

des  aventures  qui  le  possédait  lui-même.  Rien  de  plus  curieux  que 
de  voir  en  présence  le  chef  de  la  civilisation  et  le  sauvage  enfant  de 
la  steppe;  on  dirait  par  instans  une  sorte  de  chevalerie  barbare. 
L'empereur  portait  sur  lui  le  portrait  de  sa  fille  Eudoxie;  le  chef  des 
Khazars  voit  le  gracieux  visage  de  la  princesse,  et  subitement  il  en 
devient  amoureux.  «  Donne -moi  ton  armée,  lui  dit  Héraclius,  tu 
épouseras  ma  fille.  »  Le  traité  est  conclu,  la  princesse  Eudoxie  part 
de  Gonstantinople  pour  venir  trouver  son  époux,  et  quarante  mille 
Khazars  grossissent  l'armée  de  l'empereur.  Aussitôt  la  guerre  re- 
commence avec  une  vigueur  nouvelle.  Héraclius  remporte  l'héroïque 
victoire  de  Ninive,  qui  lui  donne  l'Assyrie.  La  Perse  est  tout  entière 
à  la  merci  du  vainqueur  :  les  sanctuaires  de  l'antique  monarchie  de 
Darius  sont  renversés;  la  magnifique  résidence  de  Dastagerd,  le  pa- 
lais favori  de  Chosroès,  est  pillée  de  fond  en  comble.  Il  y  avait  là, 
disent  les  chroniques  orientales,  un  harem  de  trois  mille  jeunes 
femmes  servies  par  douze  mille  esclaves.  Les  écuries  contenaient  jus- 
qu'à six  mille  chevaux  et  neuf  cent  soixante  éléphans.  Le  trône  était 
d'une  merveilleuse  richesse.  Au-dessus  du  siège  étaient  suspendus 
des  globes  d'or  qui  représentaient  par  leur  disposition  les  sept  pla- 
nètes, les  douze  signes  du  zodiaque,  toute  la  cosmographie  persane. 
Trois  cents  drapeaux  pris  aux  Romains  ornaient  l'une  des  salles  du 
palais.  Or  pierreries,  tapis  brodés,  robes  de  pourpre,  tout  est  pillé 
par  les  vainqueurs,  et  ce  qu'on  ne  peut  emporter  devient  la  proie 
des  flammes  (1).  Chosroès,  avec  son  troupeau  de  femmes,  s'enfuit 
de  palais  en  palais  devant  l'armée  d' Héraclius,  et  bientôt  le  roi  des 
rois,  caché  sous  des  vêtemens  grossiers,  n'a  plus  de  refuge  que 
dans  les  cabanes  des  paysans,  jusqu'à  ce  que,  trahi  par  les  siens  et 
victime  d'une  tragédie  domestique,  il  soit  mis  à  mort  par  son  fils. 

Quel  triomphe  dans  le  camp  d'Héraclius!  quel  triomphe  surtout 
à  Constantinople  et  à  Jérusalem!  Le  \h  septembre  (328,  après  avoir 
traversé  l'Asie-Mineure  au  milieu  des  acclamations  des  chrétiens, 
Héraclius,  abordant  àByzance,  débarqua  au  faubourg  de  Sykes  et 
se  dirigea  vers  la  Porte-ci l'Or.  Quatre  éléphans  blancs  traînaient  son 
char  triomphal.  Devant  lui  marchait  la  sainte  croix,  reconquise  sur 
les  Perses.  Partout  des  fleurs,  des  palmes,  de  précieux  tapis  étendus 
sur  le  passage  du  vainqueur;  partout  des  chants  et  des  bénédictions. 
Héraclius  avait  voulu  que  la  croix  dominât  toutes  ces  magnificences. 
Quelques  mois  plus  tard,  aux  premiers  jours  du  printemps  (629),  il 
alla  la  restituer  aux  lieux  saints.  Ce  fut  un  triomphe  encore,  mais 
d'un  caractère  bien  différent.  On  croit  lire  une  page  de  la  vie  de  saint 
Louis.  Des  milliers  de  pèlerins  étaient  accourus  de  la  Syrie  et  de 

(1)   Voyez,  pour  tous  ces  détails,  Ritter,  Enikunde,  t.  IX,  p.  497,  et  Julius  Braun, 
Geschichte  (1er  Kunst,  t.  Ier,  p.  25ti. 


t>46  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'Egypte  pour  assister  à  la  solennité.  Ils  virent  Héraclius,  suivant  la 
trace  des  pieds  du  Sauveur,  gravir  les  pentes  du  Calvaire,  la  croix 
sur  ses  épaules.  L'évêque  de  Jérusalem  l'attendait  au  sommet;  il 
reçut  la  croix  des  mains  de  l'empereur  et  la  déposa  dans  l'église 
de  la  Résurrection.  Ce  sont  là  les  grandes  journées  de  l'Orient.  L'en- 
thousiasme du  nom  romain  s'unissait  aux  ardeurs  de  la  foi  chré- 
tienne, et  de  nouvelles  destinées  semblaient  commencer  pour  l'em- 
pire. Que  pouvait-on  redouter  encore  du  côté  de  l'Asie?  L'empire 
des  Perses  était  détruit,  le  successeur  de  Chosroès  n'était  plus  qu'un 
vassal  d'Héraclius,  l'Europe  entière  était  transportée  d'admiration, 
et  un  petit-fils  de  Clovis,  interprète  des  sentimens  de  l'Occident,  en- 
voyait une  ambassade  au  vainqueur  de  Ninive.  La  France  a  toujours 
eu  les  yeux  sur  l'Orient,  et  lorsque  Dagobert  se  faisait  représenter 
solennellement  auprès  d'Héraclius,  il  inaugurait  la  politique  de  Char- 
lemagne  et  de  saint  Louis. 

On  demandera  peut-être  pourquoi  cette  merveilleuse  histoire 
d'Héraclius  est  associée  dans  le  récit  de  M.  Thierry  à  l'histoire  d'At- 
tila. Quel  rapport  entre  une  croisade  contre  les  Perses  et  les  annales 
confuses  des  populations  hunniques?  C'est  précisément  là  qu'appa- 
rait,  avec  l'importance  du  règne  d'Héraclius,  l'originalité  de  son  rôle. 
Pendant  que  l'adversaire  de  Chosroès  s'engageait  si  intrépidement 
dans  les  défilés  du  Caucase  et  les  vallées  de  l'Euphrate,  les  fils  des 
Huns,  les  Avars,  établis  au  nord  du  Danube,  menaçaient  sans  cesse 
Constantinople.  Héraclius,  avant  de  partir,  s'était  empressé  de  faire 
la  paix  avec  eux.  Dès  qu'ils  le  surent  arrivé  en  Asie,  ils  n'attendi- 
rent qu'une  occasion  pour  se  jeter  de  nouveau  sur  l'empire.  L'occa- 
sion s'offrit  bientôt.  Le  général  de  Chosroès,  ce  même  Schaharbarz 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  envoya  des  députés  au  kha-kan 
des  Avais,  et  lui  promit  le  pillage  de  Byzance,  s'il  voulait  assiéger 
la  ville  avec  les  Persans.  C'était  un  moyen  pour  ceux-ci  de  rappeler 
Héraclius  en  Europe;  si  le  kha-kan  eût  réussi,  Chosroès  n'eût  pas 
été  écrasé  à  Ninive.  Ce  siège  de  Constantinople  par  les  Avars  estime 
belle  et  émouvante  peinture.  M.  Thierry  n'a  rien  négligé  pour  re- 
trouver les  détails  de  la  lutte;  tous  les  documens  originaux  lui  ont 
li\  ré  leurs  secrets.  On  voit  dans  son  récit  l'immense  armée  barbare, 
non  pas  une  nation  seule,  dit  un  témoin  oculaire,  mais  un  assem- 
blage de  nations,  Huns,  Scythes,  Slaves,  Bulgares,  Avars,  Gépides, 
envelopper  toute  la  ville  du  côté  de  la  terre;  on  entend  les  menaces 
du  kha-kan  et  les  cris  de  ses  soldats;  on  devine,  aux  préparatifs  des 
assiégés,  l'enthousiasme  national  réveillé  par  Héraclius.  Du  fond  de 
la  Perse,  c'est  encore  lui  qui  défend  Constantinople.  Sans  l'ardeur 
qu'a  excitée  son  exemple,  sans  le  souvenir  toujours  présent  des  émo- 
tions guerrières  de  son  départ,  ce  peuple  avili  par  Phocas  n'était-il 
pas  vaincu  d'avance?  Les  habitans  de  Constantinople  pensaient  à 


l'histoire  et  la  question  d'orient.  6â7 

Héraclius,  et  chacun  fit  son  devoir.  Le  patrice  Bonus  (l'histoire  doit 
conserver  son  nom)  dirigeait  la  résistance.  L'image  de  la  Vierge,  de 
la  Toute-Sainte,  comme  l'appelaient  les  Grecs,  promenée  sur  les 
remparts,  entretenait  l'enthousiasme.  Protégés  par  la  Paiiogia,  les 
Grecs  avaient  la  certitude  de  vaincre,  et  qui  donc  eût  pu  douter  de 
sa  protection  au  moment  où  Héraclius  s'exposait  à  tant  de  périls 
pour  arracher  la  croix  aux  païens?  Gomme  dans  ces  légendes  du 
moyen  âge  où  la  Vierge  venait  prendre  la  place  d'une  religieuse 
échappée  de  son  couvent,  la  Vierge  remplaçait  Héraclius  à  Constan- 
tinople,  et  c'est  elle  qui  sauva  la  ville.  Après  cette  nuit  sanglante 
où  la  flotte  du  kha-kan,  culbutée  par  les  trirèmes  romaines,  sema  le 
Bosphore  de  débris  et  de  cadavres,  c'est  à  la  Panagia  que  les  vain- 
queurs faisaient  hommage  de  la  victoire.  Les  Avars  eux-mêmes  se 
croyaient  vaincus  par  elle.  «  Je  vois,  disait  le  kha-kan  un  jour  qu'il 
examinait  les  murailles  de  la  place,  je  vois  là-bas  une  femme  qui 
parcourt  le  rempart;  elle  est  seule  et  en  habits  magnifiques.  »  Tous 
ces  traits  qui  peignent  si  bien  l'époque,  ces  visions,  cette  exaltation 
mystique  unie  à  l'héroïsme  national  tout  à  coup  reparu,  ont  été 
très  heureusement  mis  en  œuvre  par  M.  Thierry.  Autrefois  ces  dé- 
tails mêmes  obscurcissaient  pour  beaucoup  d'esprits  la  grandeur  des 
événemens.  On  ne  voyait  là  que  des  contes  de  moines,  et  comme  on 
se  souvenait  surtout  de  ces  fatales  discussions  théologiques  qui  ont 
énervé  l'empire  d'Orient,  on  ne  songeait  guère  à  restaurer  dans  leur 
éclat  primitif  les  grandes  pages  de  cette  histoire.  L'honnête  Lebeau 
lui-même,  avec  sa  scrupuleuse  érudition,  n'a  pas  le  sentiment  de 
ces  choses-là;  on  s'aperçoit  trop  souvent,  à  la  timidité  des  couleurs, 
que  son  livre  a  été  écrit  pour  des  contemporains  de  Voltaire.  Notre 
siècle,  plus  impartial,  plus  intelligent,  a  retrouvé  maintes  scènes 
glorieuses  du  moyen  âge,  mais  on  s'en  était  tenu  jusqu'ici  aux  peu- 
ples de  l'Occident;  il  restait  à  faire  le  même  travail  sur  le  moyen 
âge  oriental.  M.  Amédée  Thierry  a  ouvert  la  voie,  et  qui  sait  si  l'on 
ne  ferait  pas  encore  de  précieuses  découvertes  dans  l'histoire  du 
Bas-Empire,  au  milieu  même  des  scandales  qui  la  déshonorent? 

Ce  beau  récit  n'éveille  pas  seulement  l'intérêt  du  lecteur  pour  les 
héros  de  la  croisade  du  vne  siècle,  il  suggère  à  la  pensée  de  curieux 
rapprochemens  politiques.  Dans  les  différentes  phases  de  l'histoire 
de  l'Orient,  la  civilisation  a  eu  tour  à  tour  à  combattre  les  descendans 
des  Tartares  et  les  héritiers  des  Huns.  Héraclius  avait  à  lutter  à  la 
fois  contre  les  Barbares  du  Nord  et  contre  les  Barbares  de  l'Asie.  La 
question  orientale,  qui  s'est  divisée  depuis  cette  époque,  se  montrait 
alors  tout  entière.  Les  Persans  de  Chosroès  étaient  pour  Héraclius  ce 
que  furent  les  Ottomans  pour  l'Europe  du  xve  siècle;  quant  aux 
Avars,  entraînant  à  leur  suite  tous  les  peuples  du  Nord,  convoitant  et 
menaçant  toujours  Gonstantinople,  ils  représentent  assez  bien  le  rôle 


648  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  joue  la  Russie  en  Europe  depuis  Ivan  le  Terrible  et  Pierre  le 
Grand.  Certes  tout  s'est  bien  compliqué  à  partir  de  cette  époque; 
les  dissidences  religieuses  et  les  catastrophes  politiques  ont  modi- 
fié tous  les  rapports  internationaux.  Depuis  que  les  Turcs,  maîtres 
de  Gonstantinople,  ont  été  arrêtés  dans  leurs  conquêtes,  la  France, 
qui  était  restée  si  longtemps  à  la  tête  du  mouvement  des  croisades, 
a  pu  donner  le  signal  d'une  politique  toute  nouvelle  et  s'allier  a 
la  Turquie  dans  l'intérêt  de  l'équilibre  européen.  Malgré  des  chan- 
gemens  si  profonds,  ce  n'en  est  pas  moins  un  phénomène  très  digne 
d'étude  que  la  situation  de  l'empire  d'Orient  sous  le  règne  d'Héra- 
clius.  Tous  les  dangers  qui,  durant  le  cours  des  siècles,  mena- 
ceront successivement  l'Europe  orientale,  apparaissent  là  réunis. 
Du  xne  au  xv°  siècle,  l'empire  d'Orient,  et  avec  lui  toutes  les  nations 
chrétiennes,  sont  occupés  à  combattre  l'invasion  asiatique,  soit  que 
la  Eraiicc.  l'Angleterre,  l'Allemagne,  veuillent  arracher  la  terre  sainte 
aux  soldais  de  Mahomet,  soit  que  l'empire  grec  lutte  contre  les  Turcs, 
soit  enfin  qu'après  la  prise  de  Gonstantinople,  les  héros  de  la  Po- 
logne et  de  la  Hongrie,  les  marchands  de  Venise,  les  chevaliers  de 
Malte  et  de  Rhodes,  attaquent  et  circonscrivent  la  puissance  otto- 
mane. Depuis  le  xvie  siècle,  la  Turquie  n'est  plus  à  craindre,  mais 
déjà  Ivan  le  Terrible  convoite  Gonstantinople,  déjà  se  forme  en  Rus- 
sie la  tradition  conquérante  qui  recevra  de  Pierre  le  Grand  une  im- 
pulsion nouvelle  et  sera  léguée  par  lui  à  tous  ses  successeurs.  Voilà 
de  grands  dangers,  remarquez  pourtant  que  ces  dangers  ne  se  sont 
déclarés  que  l'un  après  l'autre;  sous  Héraclius  au  contraire,  on 
aperçoit  comme  la  complète  ébauche  de  ces  luttes  séculaires,  et  les 
deux  invasions,  celle  qui  vient  du  Nord  et  celle  qui  vient  d'Asie, 
marchent  ensemble  contre  Byzance.  Vous  voyez  que  cette  histoire 
du  vne  siècle  touche  de  près  aux  plus  vivantes  questions  du  xix*; 
sachons  donc  ce  qu'a  fait  Héraclius. 

M.  Amédée  Thierry  a  consacré  de  curieuses  pages  à  la  politique 
d'Héraclius.  Les  Persans  une  fois  réduits  à  l'impuissance,  le  vain- 
queur de  Ninive  s'occupe  de  rétablir  des  barrières  entre  l'empire  et 
les  Barbares  du  Nord.  Il  s'applique  à  diviser  cette  agglomération 
de  races  nomades  qui  menacent  toujours  d'engloutir  le  Midi,  il  s'ef- 
force d'en  détacher  quelques  peuples,  et  il  les  associe  à  la  civilisa- 
tion. Plusieurs  états  s'organisent,  grâce  à  son  génie  fondateur,  états 
indépendans,  mais  qui  relèvent  de  son  autorité,  qui  auront  les 
mêmes  intérêts  à  défendre,  et  qui  assureront  ainsi  à  l'empire  une 
protection  efficace.  «  Plus  durable  que  ses  conquêtes,  dit  très  bien 
M.  Thierry,  cette  création  de  la  politique  d'Héraclius  est  encore 
debout  dans  la  principauté  hunno-slave  de  Bulgarie,  dont  il  ne  fit 
que  jeter  les  fondemens.  Ce  sont  les  établissemens  d'Héraclius,  des- 
tinés à  couvrir  la  métropole  de  l'empire  romain  d'Orient,  qui  protè- 


l'histoire  et  la  question  d'orient.  (540 

gent  encore  de  nos  jours  cette  reine  tombée,  et  c'est  d'eux  que  dé- 
pend en  grande  partie  le  sort  de  la  Grèce.  Leur  histoire  intéresse 
l'Europe  à  plus  d'un  titre...  »  Ainsi  deux  choses  très  distinctes  dans 
la  politique  générale  d'Héraclius  :  quand  il  a  affaire  à  l'invasion 
asiatique,  il  ne  songe  pas  à  faire  la  paix,  il  traverse  le  Bosphore,  il 
va  attaquer  les  ennemis  du  christianisme,  il  détruit  à  Ninive  le  se- 
cond empire  des  Perses,  comme  Alexandre  avait  détruit  le  premier 
dans  les  plaines  d'Arbelles;  quand  il  a  en  face  de  lui  les  Barbares 
du  Nord,  il  pressent  que  ces  Barbares  peuvent  être  convertis  au 
christianisme  et  introduits  au  sein  de  la  civilisation  européenne. 
N'y  a-t-il  pas  là  de  singuliers  rapprochemens  qui  se  présentent 
d'eux-mêmes  à  la  pensée?  Ne  devons-nous  pas,  nous  aussi,  associer 
à  la  civilisation  occidentale  et  par  là  arracher  à  l'influence  mosco- 
vite les  petits  états  qui  séparent  la  Turquie  de  la  Russie?  Croatie, 
Servie,  Moldavie,  Valachie,  principautés  slaves  et  principautés  rou- 
maines du  Danube,  ces  états,  fondés  en  partie  par  Héraclius,  n'exci- 
tent-ils pas  aujourd'hui  la  sollicitude  de  tous  ceux  qui  songent  à 
l'avenir  de  l'Orient?  Quant  à  l'invasion  asiatique,  représentée  parla 
Turquie,  son  établissement  en  Europe  est  plus  qu'un  fait  accompli, 
c'est  un  fait  consacré,  un  fait  qui  n'a  plus  rien  de  menaçant,  et  qui 
présente  même  de  précieux  avantages,  puisque  la  Turquie  occup< 
sans  danger  pour  l'équilibre  général  un  ten  itoire  dont  le  partage  ex- 
citerait des  luttes  acharnées  et  troublerait  pour  longtemps  la  paix  du 
monde.  On  ne  peut  donc  suivre  sur  ce  point  la  politique  du  vu"  siè- 
cle. Qui  ne  voit  cependant  qu'un  jour  ou  l'autre,  dans  un  siècle, 
dans  plusieurs  siècles  peut-être,  mais  un  jour  qui  ne  peut  manquer 
d'arriver,  l'influence  ottomane  doit  disparaître  de  l'Europe?  Si  cette 
expulsion  se  fera  par  les  armes,  ou  seulement  par  l'action  du  chris- 
tianisme, par  la  substitution  légale  des  hommes  de  l'Occident  aux 
débiles  possesseurs  que  nous  couvrons  aujourd'hui  de  notre  protec- 
tion, c'estlàle  secret  de  l'avenir.  Le  résultat  du  moins  est  inévitable  . 
les  plus  belles  contrées  du  monde  ne  seront  pas  éternellement  sou- 
mises a  une  race  qui  les  appauvrit,  à  une  religion  qui  ne  sait  pas 
y  faire  descendre  les  bénédictions  du  travail. 

Laissons  là  les  secrets  de  l'avenir;  ce  qui  nous  intéresse,  c'est  le 
présent.  Des  deux  politiques  d'Héraclius,  il  y  en  a  une  qui  est  en- 
core à  l'ordre  du  jour;  c'est  celle-là  qu'il  faut  considérer  de  plus 
près.  L'historien  d'Attila  raconte  avec  précision  l'établissement  delà 
Croatie,  de  la  Servie,  de  la  Bulgarie,  et  par  là  il  nous  donne  sur  la 
question  des  principautés  roumaines  des  indications  qu'il  est  bon 
de  recueillir.  Les  Croates,  c'est-à-dire  les  montagnards,  étaient  une 
confédération  de  Vendes  et  de  Slovènes  établis  sur  le  revers  sep- 
tentrional des  Carpathes.  Les  Slovènes  depuis  longtemps  avaient  a 
subir  de  la  part  des  Huns  d'odieuses  humiliations;  race  paisible  et 


<i50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

livrée  aux  travaux  agricoles,  ils  étaient,  on  peut  le  dire,  les  souffre- 
douleurs  des  populations  hunniques.  Héraclius  le  savait  :  s' adressant 
à  une  de  ces  tribus  de  montagnes  plus  guerrière  que  les  autres  et 
plus  digne  de  servir  ses  desseins,  il  lui  offrit  une  partie  des  terres 
que  les  Avars  avaient  usurpées  au  midi  du  Danube.  Les  Croates 
répondent  à  cet  appel;  Héraclius  les  lance  en  Dalmatie,  et  bientôt, 
vainqueurs  des  Avars,  ils  fondent  un  état  puissant  sur  les  côtes  de 
l'Adriatique.  Attachés  à  l'empire  par  les  liens  politiques,  ils  ne  tar- 
deront pas  à  lui  être  plus  étroitement  unis  par  les  intérêts  religieux. 
I  ne  mission  demandée  au  pape  par  Héraclius  va  porter  le  christia- 
nisme dans  ces  provinces  dalmates,  qui  s'appelleront  désormais  la 
Croatie  baptisée.  Les  Croates,  malgré  leur  union  politique  et  reli- 
gieuse avec  l'empire,  n'en  conservaient  pas  moins  leurs  lois  natio- 
nales: ils  étaient  indépendans  et  gouvernés  par  leurs  chefs.  Cet 
exemple  attira  d'autres  tribus;  les  Serbes  arrivent  du  bord  de  l'Elbe, 
demandant  à  Héraclius  la  concession  de  quelques  provinces;  Héra- 
clius leur  abandonne  la  Dacie,  la  Dardanie,  une  partie  de  la  Macé- 
doine et  de  l'Épire,  et  ainsi  sont  créées  les  principautés  de  Servie  et 
de  Bosnie. 

La  première  pensée  d'Héraclius,  après  sa  victoire  sur  les  Avars, 
avait  donc  été  d'établir  cette  forte  ligne  de  peuples  entre  l'empire 
et  les  hordes  hunniques,  et,  selon  la  remarque  de  M.  Thierry,  cette 
barrière  élevée  il  y  a  douze  cents  ans  est  encore  debout  aujourd'hui. 
N'est-il  pas  remarquable  que  la  même  pensée  soit  venue  à  la  Fiance 
dès  le  lendemain  de  nos  victoires  en  Crimée?  Dn  des  meilleurs 
moyens  de  fortifier  cette  ligne  de  défense  qui  arrête  l'ambition 
russe  au  nord  de  la  Turquie,  c'est  de  fortifier  les  principautés  rou- 
maines. La  réunion  de  la  Moldavie  et  de  la  Valachie,  l'organisation 
d'une  Roumanie  indépendante  sous  le  protectorat  de  la  France,  ce 
serait  là  un  des  plus  grands  résultats  de  la  dernière  guerre,  une 
des  plus  sûres  garanties  de  l'avenir.  Des  voix  éloquentes  se  sont 
élevées  pour  soutenir  cette  politique;  je  signalerai  surtout  la  patrio- 
tique brochure  d'un  jeune  Valaque,  M.  Bratiano,  qui,  dès  la  prise 
de  Sébastopol,  a  défendu  avec  talent  la  cause  des  populations  rou- 
maines et  montré  les  services  que  son  pays  pouvait  rendre  à  l'Eu- 
rope. C'est  à  la  France  que  s'adressent  les  Roumains,  car  la  France  a 
le  glorieux  privilège  d'être  plus  désintéressée  qu'aucun  autre  pays 
dans  les  affaires  d'Orient;  elle  ne  peut  y  intervenir,  et  l'Orient  le 
sait  bien,  que  pour  y  défendre  les  intérêts  de  tous,  pour  y  repré- 
senter l'Europe  et  la  civilisation.  De  là  cette  confiance  des  Roumains  : 
pressés  longtemps  entre  les  Turcs  et  les  Russes,  soumis  tour  à  tour 
à  l'une  et  à  l'autre  influence,  le  jour  où  le  sentiment  national  s'est 
réveillé  chez  eux,  ils  ont  fait  appel  à  la  France.  La  première  fois 
qu'ils  se  tournèrent  vers  nous,  ce  fut  sous  l'empire;  mais  Napoléon 


l'histoire  et  la  question  d'orient.  651 

refusa  de  les  entendre,  et  dans  cette  fatale  entrevue  d'Erfurth,  où 
tant  de  fautes  furent  commises,  les  principautés  danubiennes  furent 
livrées  à  la  Russie.  Aujourd'hui,  malgré  ces  tristes  souvenirs,  leur 
confiance  reparait,  et  nous  espérons  bien  que  la  France  ne  manquera 
pas  cette  fois  à  sa  mission.  En  dépit  de  la  distance,  ces  précieux  inté- 
rêts ont  ému  l'opinion.  Déjà  en  18Z|5,  dans  un  substantiel  ouvrage 
intitulé  la  Romanie,  un  homme  qui  connaît  bien  ces  contrées,  M.  Vail- 
lant, a  émis  des  idées  très  dignes  d'attention  sur  le  rôle  possible  des 
Moldo-Valaques:  ces  questions  éveillent  une  sollicitude  plus  vive  en- 
core depuis  les  belles  études  de  M.  Edgar  Quinet  (1).  Mous  voulons 
croire  qu'une  telle  cause  défendue  ainsi  ne  sera  plus  abandonnée.  La 
diplomatie  française  s'en  occupe;  le  Moniteur  a  prononcé  à  ce  sujet 
des  paroles  qui  ont  produit  une  impression  très  vive,  et  s'il  était  be- 
soin de  rappeler  cette  affaire  à  ceux  qui  peuvent  la  mener  à  bien,  je 
leur  signalerais  les  pages  de  M.  Amédée  Thierry  sur  les  créations 
d'Héraclius.  Ce  grand  homme  était  au  vne  siècle  le  défenseur  du 
monde  civilisé;  il  convient  à  la  France  de  reprendre  la  même  poli- 
tique pour  écarter  les  mêmes  périls. 

Il  est  vrai  qu'Héraclius  pouvait  créer  la  Servie,  la  Croatie,  et  je- 
ter les  fondemens  de  la  Bulgarie,  sans  inquiéter  les  états  à  demi 
barbares  de  l'Europe  :  aujourd'hui  la  réunion  des  principautés  danu- 
biennes a  rencontré  dans  la  diplomatie  de  sérieux  adversaires.  Cette 
discussion  ne  peut  que  servir  la  cause  roumaine;  les  argumens  em- 
ployés contre  la  Moldo-Valachie,  bien  que  présentés  avec  une  mo- 
dération habile,  n'ont  pas  affaibli  nos  con\ictions,  et  nous  avons  la 
confiance  qu'aucun  esprit  impartial  ne  prendra  le  change.  Si  j'in- 
terroge sur  ce  point  la  presse  européenne,  je  \ois  que  la  réunion 
des  principautés  a  été  surtout  combattue  par  le  cabinet  de  Vienne. 
La  Gazette  d'Augsbourg,  qui  défend  avec  talent  la  politique  de  l'Au- 
triche, a  publié  sur  cette  question  de  remarquables  articles  mani- 
festement écrits  à  l'adresse  de  la  France.  Quels  sont  les  argumens 
de  la  feuille  allemande?  On  peut  les  réduire  à  un  seul  :  fortifier  les 
principautés,  c'est  fortifier  la  Russie.  Les  éminens  publicistes  alle- 
mands ont  mis  et  mettent  encore  une  singulière  insistance  à  déve- 
lopper cette  thèse.  La  Russie  seule,  si  on  les  en  croit,  profitera  des 
changemens  que  réclament  les  Moldo-Valaques,  car  aucune  puis- 
sance n'est  en  mesure  de  balancer  l'influence  moscovite  sur  le  Da- 
nube, et  tout  ce  qui  sera  fait  à  l'avantage  des  Roumains  sera  fait  à 
l'avantage  de  leurs  suzerains  réels,  qui  ne  siègent  pas  à  Constanti- 
nople,  mais  à  Saint-Pétersbourg.  L'argument  serait  décisif,  s'il 
n'était  absolument  contredit  par  le  mouvement  de  renaissance  na- 
tionale qui  agite  les  contrées  du  Danube  depuis  le  commencement 

(I)  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  janvier  et  1er  mars  1856,  les  Roumains,  par  M.  Quiiat. 


652  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  siècle.  On  pouvait  parler  ainsi  à  l'époque  où  les  Roumains 
n'avaient  pas  encore  retrouvé  leurs  traditions.  Pour  qui  connaît  les 
aspirations  ardentes  des  chrétiens  de  l'Europe  orientale,  c'est  le 
contraire  qui  est  vrai.  Les  Moldo-Valaques  ne  sont  plus  placés  seu- 
lement comme  autrefois  entre  les  Turcs  et  les  Russes  :  fds  des  co- 
lons de  Trajan,  frères  des  nations  néo-latines,  héritiers  d'Etienne 
le  Grand  et  de  Michel  le  Brave,  ils  savent  qu'ils  appartiennent  à  la 
civilisation  libérale,  et  c'est  en  nous  qu'ils  ont  mis  leur  espoir.  Les 
Moldo-Valaques  sont  placés  désormais  entre  la  Russie  et  l'Europe 
occidentale.  Tant  que  cette  Europe  s'intéressera  à  leurs  destinées, 
on  n'a  rien  à  craindre  de  la  propagande  moscovite  sur  le  Danube. 
Supposez  au  contraire  que  la  France  ferme  l'oreille  à  leurs  plaintes, 
c'est  alors  que  l'influence  russe  serait  bien  forte,  et  qui  sait  si  dans 
un  moment  de  désespoir  les  hommes  qui  nous  tendent  les  bras  au- 
jourd'hui ne  préféreraient  pas  la  suzeraineté  des  tsars  au  protectorat 
des  Ottomans?  On  verrait  recommencer  du  moins,  la  chose  est  trop 
certaine,  cette  période  de  défaillance  et  d'anarchie  où  le  sentiment 
national  de  la  Roumanie  semblait  évanoui  pour  toujours.  Ce  foyer 
s'est  rallumé;  ne  le  laissons  pas  s'éteindre. 

L'exemple  de  la  Bohême  jette  une  vive  lumière  sur  ces  questions. 
Voilà  un  peuple,  non  pas  d'origine  latine  comme  les  Roumains,  mais 
de  race  slave,  et  uni  par  l'Autriche  à  la  civilisation  de  l'Occident. 
Les  Tchèques  de  Rohême,  en  même  temps  et  aussi  vivement  que 
les  Moldo-Valaques,  ont  réveillé  leur  langue,  leurs  traditions,  leur 
histoire,  et  réclament  une  place  au  soleil.  Or  en  1848,  au  moment 
où  l'esprit  révolutionnaire  disloquait  la  monarchie  des  Habsbourg, 
le  cabinet  de  Vienne,  effrayé  du  péril,  comprit  qu'il  fallait  se  ratta- 
cher les  Tchèques;  le  chef  du  mouvement  national  de  la  Bohème, 
l'illustre  historien  Franz  Palacky,  fut  appelé  au  portefeuille  de  l'in- 
struction publique,  et  on  put  espérer  un  instant  que  la  Bohème  ob- 
tiendrait ce  qu'elle  demande  encore,  une  administration  distincte, 
une  existence  nationale,  des  droits  pareils  à  ceux  que  la  Hongrie  a 
possédés  si  longtemps.  Quel  fut  le  résultat  de  cette  politique  trop 
vite  abandonnée?  On  vit  les  Tchèques  reconnaissans  s'attacher  avec 
amour  à  cette  monarchie  en  péril;  l'Autriche  n'eut  pas  de  meilleur 
soutien  pendant  la  crise  qui  suivit  immédiatement  la  révolution 
de  mars,  et  le  parlement  de  Francfort,  qui  voulait  affaiblir  l'Au- 
triche au  profit  d'une  Allemagne  unitaire,  ayant  invité  M.  Palacky 
à  siéger  dans  son  sein,  le  noble  historien  lui  adressait  ces  remar- 
quables paroles  :  «  Je  vous  remercie  de  votre  appel,  mais  je  ne 
puis  y  répondre.  Je  ne  suis  pas  Allemand,  je  suis  Slave;  il  n'y  a  pas 
de  place  pour  moi  dans  une  assemblée  allemande.  De  plus,  vous 
voulez  affaiblir  l'Autriche,  vous  voulez  la  soumettre  à  un  pouvoir 
central,  république  ou  empire,  qui  dictera  ses  arrêts  à  l'Allemagne 


l' histoire  et  la  question  d'orient.  653 

entière.  Or  sachez-le  bien,  la  force  et  l'indépendance  de  l'Autriche 
sont  nécessaires  aux  Slaves  de  Bohême.  Prêtez-moi,  je  vous  prie, 
votre  attention.  Vous  savez  quelle  est  cette  puissance  colossale  qui 
occupe  tout  l'orient  de  notre  Europe;  presque  inattaquable  sur  son 
propre  sol,  on  la  voit  déjà  menacer  la  liberté  du  monde  et  tendre  à 
la  monarchie  universelle.  Cette  monarchie  universelle,  bien  qu'elle 
s'annonce  au  profit  des  peuples  slaves,  moi,  Slave  de  cœur  et  d'âme, 
je  la  regarderais  comme  un  mal  effroyable,  comme  une  calamité 
sans  fin  et  sans  mesure.  Je  passe  en  Allemagne  pour  l'ennemi  des 
peuples  germaniques  :  on  dira  de  même  en  Russie  que  je  suis  l'en- 
nemi des  Russes.  Que  m'importe?  Au-dessus  des  intérêts  de  race  j'ai 
toujours  placé  les  intérêts  de  l'humanité  et  de  la  civilisation,  et  le 
simple  projet  d'une  monarchie  universelle  exercée  par  les  Russes 
n'a  pas  d'adversaire  plus  résolu  que  moi,  non  parce  que  ce  serait 
une  monarchie  russe,  mais  parce  que  ce  serait  une  monarchie  uni- 
verselle. Or,  de  tous  les  peuples  situés  au  sud  de  l'Europe  orientale, 
il  n'en  est  pas  un  seul  qui  puisse  résister  à  l'envahissement  des 
Russes,  si  un  lien  vigoureux  ne  les  réunit  en  faisceau...  »  Ainsi  par- 
lait un  Slave,  chef  ardent  d'une  croisade  inspirée  par  l'esprit  slave; 
or  les  Roumains  ne  sont  pas  Slaves,  ils  sont  comme  nous  de  race 
latine,  et  l'on  craindrait  qu'une  fois  en  possession  de  cette  vie  na- 
tionale, si  ardemment  désirée,  ils  n'en  fissent  usage  au  profit  de  la 
Russie!  Pures  chimères,  encore  une  fois  :  il  n'y  a  qu'une  chose  qui 
puisse  profiter  à  l'influence  moscovite,  c'est  l'inaction  de  l'Europe 
et  par  suite  le  découragement  des  Roumains. 

J'ai  l'air  de  m' éloigner  du  livre  de  M.  Amédée  Thierry:  un  des 
mérites  de  cette  histoire,  c'est  précisément  de  provoquer  la  pensée 
et  d'appeler  des  rapprochemens  avec  notre  situation  présente.  Reve- 
nons pourtant  à  Héraclius.  La  fin  de  sa  vie  fut  lamentable.  Au  mo- 
ment même  où,  vainqueur  de  Chosroès,  il  se  félicitait  d'avoir  éci 
en  Asie  les  plus  redoutables  ennemis  de  la  croix,  au  moment  où  il  en- 
fermait les  Avars  entre  ces  peuples  nouvellement  constitués,  Serbes, 
Croates,  Bulgares,  et  les  réduisait  à  l'impuissance,  un  ennemi  nou- 
veau, plus  terrible  bientôt  que  tous  les  autres,  celui  qui  devait  un 
jour  chasser  la  Panagia  des  églises  de  Constantinople,  le  mahomé- 
tisme  apparaissait  dans  le  monde,  le  fer  et  le  feu  à  la  main.  Mahomet 
avait  assisté  en  silence  à  la  lutte  d'Héraclius  et  de  Chosroès,  tout 
prêt  à  se  jeter  sur  le  vaincu.  Une  fois  Chosroès  abattu  et  l'empereur 
Héraclius  retourné  à  Constantinople,  Mahomet  projetait  une  expé- 
dition contre  la  Perse  quand  la  mort  l'arrêta  (632).  Son  successeur, 
Vbou-Dekr,  attaque  et  la  Perse  et  l'empire  :  tandis  qu'il  soumettait 
l'Irak  arabique  et  préparait  la  conquête  de  la  Perse,  un  de  ses  gé- 
néraux réduisait  sous  le  joug  les  provinces  romaines  de  l'Asie,  la 
Sj  rie,  la  Mésopotamie,  la  Palestine.  Jérusalem  était  prise  en  637; 


tâfl  UEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

deux  ans  après,  Alexandrie  et  Memphis  étaient  au  pouvoir  de  l'is- 
lam. Qu'on  se  représente  la  douleur  d'Héraclius  :  c'était  d'Alexandrie 
qu'il  avait  mis  à  la  voile,  vingt-deux  ans  auparavant,  lorsqu'il  allait 
délivrer  l'empire  du  despotisme  de  Phocas;  c'était  à  Jérusalem  qu'il 
as  ait  fêté  la  plus  glorieuse  journée  de  son  règne.  Vaincu  partout  mal- 
gré son  génie  et  son  courage,  il  voyait  commencer  par  la  Palestine 
et  l'Egypte  le  démembrement  de  l'empire.  Il  voulut  du  moins,  avant 
la  prise  de  la  ville  sainte,  sauver  une  seconde  fois  cette  croix  de 
Jésus-Christ  reconquise  naguère  sur  les  Perses  et  rapportée  à  l'église 
du  Calvaire  au  milieu  des  acclamations  de  la  chrétienté.  Il  retourna 
à  Jérusalem,  il  remonta  au  Calvaire,  recommençant,  hélas!  dans  un 
appareil  bien  différent  le  chemin  qu'il  avait  fait  en  pieux  triompha- 
teur. Le  patriarche  Sopbronius,  fondant  en  larmes  ainsi  que  tout  le 
peuple,  lui  remit  le  précieux  dépôt;  Héraclius  ne  pleurait  pas,  une 
douleur  sombre  et  morne  troublait  déjà  sa  raison.  Qu'y  a-t-il  de  plus 
t liste  que  la  folie  chez  un  pasteur  de  peuples?  C'est  vraiment  une 
tragique  figure  que  celle  de  ce  malheureux  génie.  Je  lisais  derniè- 
rement une  bien  belle  page  de  Christine  de  Pisan  dans  le  Livre  des 
[dits  et  bonnes  mœurs  du  sage  roi  Charles  V.  Charles  V,  sur  son  lit 
de  mort,  fait  demander  à  l'évêque  de  Paris  la  couronne  d'épines  du 
Sauveur  gardée  à  Notre-Dame,  à  l'abbé  de  Saint-Denis  la  couronne 
du  sacre  des  rois,  et  quand  on  les  a  placées  en  face  de  lui,  il  les 
apostrophe  eu  ces  termes  :  «  0  couronne  d'épines,  tu  semblés  ter- 
rible, tu  es  toute  garnie  de  pointes  sanglantes;  mais  que  tu  es  belle 
et  bonne,  et  désirable,  ô  diadème  de  notre  salut,  tant  est  doux  et 
emmiellé  le  soulagement  que  tu  donnes!  Et  toi,  couronne  de  France, 
tu  brilles,  tu  parais  précieuse,  mais  que  tu  es  vile  et  lourde  à  por- 
ter! Ceux  qui  te  reçoivent,  combien  de  douleurs,  de  tourmens,  d'an- 
goisses, combien  de  périls  de  corps  et  d'âme  tu  leur  imposes  !  Qui 
considérerait  bien  ces  choses  te  laisserait  plutôt  traîner  dans  la  boue' 
que  de  te  placer  sur  sa  tète.  »  Il  est  impossible  de  lire  cette  page  sans 
être  ému,  car  ce  cri,  cette  plainte  déchirante  arrachée  au  malheureux 
roi  par  le  sentiment  des  désastres  publics  et  la  prévision  de  l'avenir, 
Charles  V  la  profère  en  présence  du  dauphin,  de  celui  qui  sentira 
bientôt  combien  la  couronne  est  lourde,  et  qui  en  perdra  la  raison. 
Héraclius,  qui  avait  porté  si  glorieusement  la  couronne  de  l'empire, 
sentit  aussi  combien  elle  pesait  à  son  front;  il  préférait,  comme 
Charles  V,  la  couronne  d'épines. 

Héraclius,  placé  sur  la  limite  de  la  période  romaine,  semble  an- 
noncer d'avance  les  plus  nobles  et  les  plus  douloureuses  figures  du 
moyen  âge.  On  ne  serait  pas  étonné  de  rencontrer  un  tel  homme  du 
xiic  au  xve  siècle.  Je  l'ai  comparé  à  saint  Louis,  la  fin  de  sa  vie  nous 
rappelle  Charles  VI.  Le  moyen  âge  a  eu  le  sentiment  de  cette  parenté, 
il  a  conservé  ce  grand  nom  et  l'a  associé  au  nom  de  Charlemagne  et 


l'histoire  et  la  question  d'orient.  655 

de  Roland.  A  l'époque  où  nos  trouvères  célébraient  les  croisades 
sous  le  voile  des  poèmes  carlovingiens  et  des  épopées  bretonnes, 
lorsque  Charlemagne,  Arthur,  Perceval,  parcouraient  l'Europe  et 
l'Asie  dans  des  expéditions  merveilleuses,  Héraclius  fut  chanté  aussi 
parles  trouvères  de  France  et  d'Allemagne.  Il  y  a  un  poème  fran- 
çais du  xme  siècle,  intitulé  Eraclius,  qui  a  obtenu  un  grand  succès 
au  moyen  âge  (1).  L'auteur,  Gauthier  d'Arras,  le  dédie  au  bon  comte 
Tiebault  de  Blois,  le  plus  vaillant  ki  soit  d'Islande  juske  à  Homme. 
Un  poète  allemand  qui  paraît  être,  selon  les  critiques  d'outre-Rhin, 
le  célèbre  chroniqueur  Otlion  de  Frisingue,  l'a  traduit  et  arrangé 
dans  la  langue  des  Minnesingers.  h' Eraclius  de  Gautier  d'Arras, 
comme  celui  d'Othon  de  Frisingue,  est  rempli  d'incidens  bizarres, 
d'aventures  amoureuses,  de  superstitions  et  de  puérilités  qui  pei- 
gnent assez  bien  le  siècle  de  l'auteur,  mais  qui  défigurent  étrange- 
ment le  caractère  du  héros.  On  y  trouve  pourtant  de  belles  scènes. 
Si  la  première  partie  est  un  conte  des  Mille  et  Une  Nuits,  la  seconde, 
qui  suit  de  plus  près  l'histoire,  contient  des  épisodes  vraiment  épi- 
ques. Héraclius  sous  les  murs  de  Jérusalem  est  peint  avec  grandeur, 
et  comme  par  un  poète  qui  songeait  à  Godefroy  de  Bouillon.  Quand 
Héraclius  arrive  devant  la  ville  sainte,  toute  la  nature  est  en  fête: 
c'est  le  jour  de  Pâques-Fleuries,  et  l'empereur,  monté  sur  un  beau 
cheval  d'Espagne,  son  manteau  de  pourpre  agrafé  à  son  cou, 
s'avance  comme  un  triomphateur;  mais  tout  à  coup  les  portes  se 
ferment,  et  un  ange  lui  apparaît  du  haut  des  remparts  :  ci  lierai  lins, 
lui  dit-il,  pourquoi  viens-tu  en  si  grande  pompe? 

Orgueilleuse  est  ta  vèture, 
Et  fière  ta  chevauchure; 

ce  n'est  pas  ainsi  que  Jésus  a  passé  par  ce  chemin.  »  Aussitôt  l'em- 
pereur descend  de  cheval,  il  jette  son  manteau  de  pourpre,  ses  vète- 
mens  impériaux,  et  pieds  nus,  en  chemise,  il  entre  à  Jérusalem  por- 
tant la  sainte  croix  sur  ses  épaules  et  disant  molt  oreisons.  Une  autre 
idée  qui  contient  une  intention  poétique,  c'est  d'avoir  fait  naître  Ma- 
homet le  jour  même  où  Héraclius,  vainqueur  de  Chosroès,  rapporte 
la  croix  à  Jérusalem.  N'est-ce  pas  là  signaler  d'un  mot  ce  qu'il  y  a 
eu  de  tragique  dans  la  destinée  de  l'empereur  d'Orient?  Mais  ce  n'est 
pas  seulement  Mahomet,  s'il  faut  en  croire  le  trouvère,  qui  vint  au 
monde  le  jour  du  triomphe  d'Héraclius;  un  autre  chef  illustre,  Da- 
gobert,  roi  des  Francs,  est  né  aussi  ce  jour-là.  Pourquoi  ces  rappro- 
chemens  singuliers  et  ces  démentis  à  l'histoire?  Le  poète  a  voulu 
dire  qu'Héraclius  est  le  dernier  des  grands  soldats  de  la  civilisation 
dans  l'empire  d'Orient,  qu'en  face  du  danger  nouveau  de  nouveaux 

(1)  Ces  deux  poèmes  out  été  publiés  en  Allemague.  Eraclius  cou  Otte   md  G 
•■on  Arras,  Iwrausgegeben  von  Massman.  1842. 


656  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

champions  se  lèvent  pour  la  chrétienté,  —  en  face  de  Mahomet  et 
des  kalifes  les  Francs  de  Dagobert  et  de  Charlemagne,  les  croisés 
de  Godefroj    de  Bouillon,  de  saint  Bernard  et  de  saint  Louis. 

C'est  donc  la  France,  dès  le  vne  siècle,  qui  succède  à  l'empire 
d'Orient  dans  l'héroïque  défense  de  la  chrétienté.  M.  Amédée  Thièrrj 
a  mis  en  pleine  lumière  ce  rôle  de  notre  patrie.  Je  cédais  tout  à 
['heure  au  plaisir  d'ajouter  quelques  traits  à  son  tableau  d'Héra- 
clius:  il  n'y  a  rien  à  ajouter  à  son  récit  des  guerres  de  Charlemagne 
contre  les  héritiers  d'Attila.  Ce  second  empire  hunnique,  affaibli  par 
les  victoires  et  la  politique  d'Héraclius,  Charlemagne  eut  la  gloire 
de  le  détruire.  On  ne  connaissait  guère  jusqu'ici  cette  lutte  des 
Francs  et  des  Avars;  il  semblait  que  ce  fût  un  épisode  perdu  dans 
unr  immense  épopée.  Au  milieu  des  cinquante-trois  expéditions  qui 
remplissent  la  \ie  du  grand  empereur,  quand  on  le  voyait  aux  prises 
avec  les  aquitains  et  les  Lombards,  avec  les  Saxons  et  les  Arabes, 
qui  donc  songeait  à  le  suivre  aux  bords  du  Raab  et  du  Danube? 
L'historien  d'Attila  a  pris  plaisir  à  retrouver  tous  ces  détails,  et  il  a 
été  soutenu  dans  sa  tâche  par  le  sentiment  de  la  mission  de  la 
France.  C'est  la  une  inspiration  très  vive  chez  M.  Amédée  Thierry. 
Notre  philosophie  de  l'histoire,  en  proclamant  la  nécessité  des  inva- 
sions, qui  venaient  mêler  un  sang  jeune  et  vivace  au  sang  corrompu 
du  vieux  monde,  nous  fait  trop  souvent  oublier  les  malheurs  de  nos 
pères  el  les  dangers  qui  menaçaient  la  culture  intellectuelle  et  mo- 
rale du  \c  au  ixe  siècle.  Nos  formules  abstraites  nous  cachent  la  vé- 
rité vivante  :  assurés  du  résultat,  nous  parlons  fort  à  l'aise  de  ces 
effroyables  catastrophes,  et  nous  ne  nous  souvenons  plus  qu'il  y 
avait  là  des  hommes,  des  hommes  qui  souffraient,  qui  combattaient, 
pour  qui  le  présent  était  incertain  et  l'avenir  plein  d'épouvante.  Tel 
n'est  pas  M.  Thierry.  Peintre  de  la  Gaule  romaine  et  des  Barbares, 
il  est  le  défenseur  naturel  de  la  civilisation.  11  prend  part  à  ses 
luttes,  il  souffre  de  ses  angoisses  et  se  réjouit  de  ses  triomphes. 
Partout  où  il  rencontre  ses  représentans,  à  Rome  ou  à  Constanti- 
nople,  dans  le  camp  d'Aétius  ou  dans  l'ambassade  de  Maximin,  il 
marche  avec  eux  contre  la  barbarie,  et  lorsque  les  Gaulois  d'abord, 
les  Francs  ensuite,  prennent  le  premier  rôle  dans  la  lutte,  lorsque  la 
France,  succédant  à  l'empire  romain,  est  chargée  des  destinées  du 
monde,  on  sent  passer  dans  son  récit  l'enthousiasme  contenu  qui 
anime  sa  pensée.  Je  me  suis  rappelé,  en  lisant  ce  livre,  ces  beaux 
de  Corneille,  citation  toute  naturelle  ici,  puisque  je  l'emprunte 
à  Y  Attila  du  poète  : 

Un  grand  destin  commence,  un  grand  destin  s'achève, 
L'empire  est  prêt  à  choir,  et  la  France  s'élève. 

Oui,  l'empire  choit,  et  la  France  s'élève;  le  sceptre  passe  de  Rome  à 


L' HISTOIRE    ET    LA    QUESTION    D'ORIENT.  657 

la  France,  comme  il  avait  passé  primitivement  de  l'Orient  à  la  Grèce 
et  de  la  Grèce  aux  Sept-Gollines.  L'unité  de  l'Histoire  d'Attila  est 
toute  dans  cette  idée.  C'est  sur  notre  sol  que  le  fils  de  Mound-Zoukh, 
fondateur  du  premier  empire  hunnique,  est  vaincu  par  Aétius;  quatre 
siècles  plus  tard,  c'est  par  Charlemagne  et  par  ses  fils  que  le  second 
empire  des  Huns  est  détruit,  ses  fortifications  renversées,  ses  rapines 
enlevées  et  partagées  à  l'Europe.  En  A 51,  Attila  foulait  le  sol  de  la 
Gaule:  en  811,  le  pays  des  Avars  s'appelle  le  pays  des  Francs,  4>pay- 
yoywptov,  et  les  chefs  des  vaincus  reçoivent  le  baptême  à  Aix-la- 
Chapelle. 

Ce  n'est  pas  tout  :  quand  un  troisième  empire  hunnique  est  fondé, 
quand  les  Hongrois  sont  devenus  une  des  nations  chrétiennes  de 
l'Europe,  nos  Français  du  moyen  âge  jouent  encore  un  rôle  dans  leur 
histoire.  Les  temps  sont  bien  changés  :  il  ne  s'agit  plus  de  repousser 
avec  les  Gaulois  l'invasion  d'Attila  ni  d'anéantir  avec  les  Francs  de 
Charlemagne  la  puissance  des  kha-kans;  les  Hongrois  font  partie 
de  la  société  européenne,  ils  grandissent  en  face  du  royaume  de 
Bohème  et  du  duché  d'Autriche.  Or,  après  bien  des  vicissitudes, 
affaiblis  par  l'anarchie  et  les  guerres  intestines,  abattus  par  l'inva- 
sion des  Mongols  au  xm"  siècle,  ils  ont  besoin  d'un  chef  qui  relève 
la  couronne  de  saint  Etienne:  vers  qui  tournent-ils  les  yeux?  Vers 
la  France.  Un  petit-neveu  de  saint  Louis.  Charles  d'Anjou,  est  élu 
roi  de  Hongrie  par  les  acclamations  populaires,  et  la  Hongrie,  depuis 
saint  Etienne,  n'a  pas  eu  de  souverain  plus  glorieux.  Pendant  tout 
le  xive  siècle,  ce  sont  des  princes  de  la  maison  d'Anjou  qui  gouver- 
nent cette  race  généreuse  et  la  préparent  aux  luttes  du  siècle  sui- 
vant :  Hunyade  et  Mathias  Corvin  n'ont  fait  que  poursuivre  la  tâche 
commencée  par  une  dynastie  française.  Qui  se  souvient  aujourd'hui 
de  ces  héroïques  aventures?  Notre  Fiance  est  ainsi  faite  :  prodigue 
de  son  génie,  elle  accomplit  de  grandes  choses  et  n'en  garde  pas  la 
mémoire.  M.  Amédée  Thierry  n'est  pas  de  ceux  qui  oublient  si  aisé- 
ment les  titres  de  nos  pères.  Il  n'avait  pas  à  tracer  l'histoire  de  la 
Hongrie,  son  récit  s'arrête  au  moment  où  les  compagnons  d'Arpad 
s'établissent  dans  la  \  allée  du  Danube  :  il  se  gardera  bien  cependant 
d'omettre  une  telle  indication:  l'image  des  princes  delà  maison  d'An- 
jou termine  cette  galerie  où  brillent,  d'Attila  jusqu'à  Wpad  et  d' Aé- 
tius à  Mathias  Corvin,  tant  de  noms  diversement  fameux. 

Ainsi  la  pensée  de  la  France  nous  est  sans  cesse  présente  dans 
cette  vaste  peinture  des  bouleversemens  de  l'Europe  orientale.  Les 
rapprochemens  les  plus  inattendus  sont  marqués  d'une  main  sûre 
et  provoquent  la  méditation.  Une  des  plus  curieuses  péripéties  de  ce 
long  drame,  c'est  à  coup  sûr  la  transformation  de  ces  neveux  d'At- 
tila, qui,  civilisés  par  un  neveu  de  saint  Louis,  deviennent  les  plus 

TUSIE  IX.  42 


<>58  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

hardis  champions  de  l'Europe  en  face  des  Ottomans.  Ce  nom  du  roi 
des  Huns,  qui  avait  été  si  longtemps  l'épouvante  des  nations  chré- 
tiennes, prend  sur  les  bords  du  Danube  une  signification  toute  diffé- 
rente. Lorsque  Mathias  Corvin  entraine  ses  peuples  à  la  croisade 
contre  Mahomet  II,  un  chroniqueur  hongrois  l'appelle  le  nouvel  At- 
tila. La  politique  d'Héraclius  est  consacrée  par  des  triomphes  qu'il 
lui  était  impossible  de  prévoir;  le  travail  des  siècles  est  accompli,  la 
civilisation  a  vaincu,  comme  elle  doit  toujours  vaincre;  elle  a  amené 
peu  à  peu  ses  plus  terribles  ennemis  à  combattre  pour  sa  cause. 
Que  de  leçons  politiques,  quels  enseignemens  de  philosophie  sociale 
dans  ces  péripéties  de  l'histoire! 

Ce  livre,  avec  ses  dramatiques  tableaux  et  ses  vues  lumineuses, 
a  obtenu  le  succès  dont  il  est  digne;  il  a  été  lu  par  les  esprits  qui 
aiment  les  émouvantes  peintures  de  l'histoire,  il  a  été  médité  par  les 
publicistes  qui  savent  demander  au  passé  des  conseils  ou  des  indi- 
cations. L'Allemagne  s'est  empressée  de  le  traduire;  il  en  a  paru 
aussi  plusieurs  versions  hongroises.  Cette  Hongrie,  dont  l'auteur 
parle  en  si  nobles  termes,  et  qui  retrouvait  dans  ce  tableau  le  fil  trop 
souvent  rompu  de  ses  traditions,  devait  accueillir  avec  reconnais- 
sance l'œuvre  du  savant  historien.  On  peut  dire  que  la  publication 
de  l' Histoire  d'Attila  a  été  une  sorte  d'événement  pour  les  Magyars. 
Si  le  paysan  des  bords  de  la  Save  et  de  la  Theiss  conserve  dans  sa 
cabane  le  portrait  d'Attila  roi  des  Hongrois,  le  fier  et  élégant  Ma- 
gyar, sans  garder  une  sympathie  très  vive  au  fils  de  Mound-Zoukh, 
n'est  pas  fâché  de  voir  ces  traditions  entretenir  l'esprit  national  du 
peuple.  Certaines  parties  du  livre  de  M.  Thierry,  commentées,  ar- 
rangées par  des  rapsodes  populaires,  courent  déjà  les  campagnes. 
Dans  ce  curieux  appendice  qui  complète  son  œuvre,  au  milieu  de 
l'histoire  légendaire  de  son  héros,  à  côté  des  traditions  germaniques 
et  des  traditions  latines  sur  le  fondateur  du  premier  empire  hun- 
nique,  les  liai  lit  ions  hongroises  ne  sont  pas  les  moins  intéressantes. 
Ce  sont  ces  poétiques  récits,  à  moitié  perdus  depuis  longtemps  et 
rassemblés  aujourd'hui  par  une  main  sûre,  qui  charment  l'imagina- 
tion du  paysan,  tandis  que  les  seigneurs  magyars  relisent  avec  or- 
gueil cette  belle  page  de  la  préface  :  «  Puisque  je  viens  de  toucher 
à  des  choses  modernes  en  parlant  de  la  Hongrie,  qu'on  me  permette 
d'ajouter  quelques  mots  sur  le  temps  présent!  Ce  noble  peuple  ma- 
gyar, si  abattu  qu'il  paraisse,  est  encore  plein  de  vie  et  de  force, 
heureusement  pour  le  inonde  européen.  C'est  lui  qui  veille  aux  portes 
de  l'Europe  et  de  l'Asie;  qu'il  en  soit  le  gardien  fidèle!  Il  y  aurait 
mauvaise  et  fatale  politique  de  la  part  d'une  puissance  civilisée, 
allemande  et  catholique,  à  vouloir  étouffer  une  nationalité  qui  est 
sa  sauvegarde  du  côté  où  s'agite  une  inépuisable  passion  de  con- 
quête, appuyée  sur  la  barbarie;  mais,  quoi  qu'on  ose  faire,  la  Hongrie 


l'histoire  et  la  question  d'okient. 
vivra  pour  des  destinées  dont  la  Providence  n'a  point  voulu  briser 
le  moule.  Nul  peuple  n'a  traversé  des  vicissitudes  plus  aroères;  con- 
quis par  les  Tartares,  envahi  par  les  Turcs,  opprimé  vingt  fois  par 
les  factions  intérieures  et  plus  d'une  fois  aussi  trahi  par  ses  propres  , 
rois,  il  s'est  relevé  de  toutes  ses  ruines,  fort  et  contant  en  lui- 
même.  Cette  énergique  vitalité  qui  maintient  depuis  quinze  siècles, 
et  malgré  tant  d'efforts  conjurés,  des  peuples  de  sang  hunmque  aux 
bords  de  la  Theisse  et  du  Danube,  réside  au  fond  de  1  ame  du  Ma- 
gyar, et  éclate  jusque  dans  son  orgueil  froissé.  La  nation  de  saint 
Etienne,  de  Louis  d'Anjou  et  des  Hunyades,  a  prouve  quelle  sait 
durer  pour  attendre  les  jours  de  gloire.  » 

Je  n'ai  pas  eu  tort,  on  le  voit,  de  rattacher  l'ouvrage  de  M.  Amé- 
dée  Thierry  aux  émotions  nationales  de  la  guerre  de  Crimée.  Loi 
même  que  l'Histoire  d'Attila  ne  nous  révélerait  pas  dans  sa  préface 
la  patriotique  inspiration  qui  a  soutenu  ses  recherches,  il  est  visible 
que  nos  soldats  de  Balaklava  et  d'Inkerman  lui  faisaient  plus  vive- 
ment apprécier  le  <J>f  ay-o/^v,  de  Chaflemagne.  Tel  détail  des  chro- 
niques byzantines  qui  aurait  pu  ne  pas  frapper  son  esprit  a  été 
subitement  éclairé  à  ses  yeux  par  les  événemens  de  ces  dernières 
années  Voilà  dans  quelle  juste  mesure  l'historien  des  temps  qui  ne 
sont  plus  doit  rendre  témoignage  à  son  époque;  voila  comment  le 
passé,  en  donnant  des  leçons  au  présent,  peut  recevoir  de  ce  pré- 
sent même  une  lumière  qui  nous  le  fait  mieux  comprendre. 

Je  citerai  un  exemple  analogue  que  j'emprunte  a  1  histoire  litté- 
raire de  notre  siècle.  11  y  a  trente  ans,  un  écrivain  de    Allemagne 
du  midi,  initié  par  l'étude  et  les  voyages  aux  annales  les  plus  se- 
crètes de  l'Europe  orientale,  M.  Falhnerayer,  publiait  son  Histoire 
de  l'Empire  de  Trébisonde  (1).  On  était  alors  dans  une  phase  toute 
différente  de  la  question  d'Orient.  C'était  contre  la  Turquie  que  la 
France,  l'Angleterre  et  la  Russie  marchaient  sous  le  même  drapeau. 
Au  moment  où  les  grandes  puissances  chrétiennes,  l'Allemagne  seule 
exceptée,  arrachaient  la  Grèce  au  joug  de  l'islamisme,  M.  lallme- 
rayer  entreprit  de  raconter  les  derniers  jours  de  l'empire  d  Orient. 
Une  haute  pensée  morale  inspirait  l'historien;  il  voyait   1  Europe 
s'enthousiasmer  pour  le  réveil  de  la  race  hellénique,  il  voyait  le 
royaume  de  Grèce  décrété  par  la  diplomatie  et  fondé  par  les  armes 
des  nations  chrétiennes.  -  Excellente  intention,  se  disait-il,  mais 
fonde-t-on  ainsi  un  état?  Cet  enthousiasme  ne  cache-t-il  pas  des 
illusions  dangereuses?  Les  Grecs  sont-ils  préparés  au  rôle  qu  on  leur 
assigne,  et  sauront-ils  en  remplir  les  devoirs?  --  M.  Falhnerayer 
crut  qu'il  était  nécessaire  de  rappeler  aux  Hellènes  de  nos  jours  ce 
qui  avait  perdu  leurs  aïeux  du  vr  siècle.  La  lutte  des  Grecs  contre 

(1)  Geschichte  des  Kaiserthums  von  Trapezunt,  1  vol.  in-4°,  Munich  1827. 


000  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  Turcs  de  Mahomet  II  s'est  prolongée  en  Asie  après  la  prise  de 
Gonstantinople.  Il  y  avait  au  sud  du  Caucase,  sur  les  côtes  de  la  Mer- 
Noire,  un  empire  fondé  et  régi  par  la  famille  des  Comnènes  depuis 
la  révolution  de  palais  qui  en  1185  leur  arracha  le  trône  de  Con- 
stantin :  c'était  l'empire  de  Trébisonde.  Quelles  avaient  été  de  1185 
à  1453  les  destinées  de  cet  empire?  que  devint-il  après  la  chute  de 
l'empire  d'Orient?  —  Toutes  ces  questions  étaient  fort  obscures.  Du- 
cange,  qui  a  débrouillé  l'histoire  des  d\  aasties  de  la  Grèce,  déclare 
qu'un  voile  impénétrable  couvre  cet  épisode  des  Grecs  de  Trébi- 
sonde; Gibbon  exprime  la  même  opinion  dans  son  Histoire  du  Bas- 
Empire.  M.  Fallmeraycr,  avec  la  passion  de  l'érudit  et  l'ardeur  du 
publiciste,  s'appliqua  à  dissiper  ces  ténèbres.  Initié  aux  principales 
langues  de  l'Orient,  il  interrogea  les  Turcs,  les  Persans,  les  Tar- 
tares,  en  même  temps  qu'il  consultait  les  ambassadeurs  vénitiens  et 
espagnols;  il  compulsa  les  chartes,  les  manuscrits,  il  eut  même  la 
bonne  loi  lune  de  découvrir  un  chroniqueur  inconnu  jusque-là,  l'his- 
toriographe de  l'empire  de  Trébisonde,  Michel  l'anarètos,  dont  le  récit 
a  éclairé  ses  recherches  et  comblé  bien  des  lacunes.  Muni  de  tous 
ces  documens,  M.  Fallmerayer  nous  a  montré  les  derniers  Comnènes 
essayant  de  lutter  contre  Mahomet  II  après  que  le  chef  des  Ottomans 
était  déjà  le  padishah  de  Byzance. 

Hélas!  c'est  une  tragique  histoire.  Il  y  a  encore  là  quelques 
hommes  audacieux  pour  engager  cette  lutte,  mais  leur  vie  passée, 
leurs  habitudes  d'esprit  et  de  conduite  pèsent  sur  eux  et  les  enchaî- 
nent. V  Trébisonde  comme  à  Gonstantinople,  on  est  plus  accoutumé 
aux  disputes  monacales  qu'aux  actions  viriles.  «  Refoulés  dans  ce 
petit  coin  de  l'empire  d'Orient,  ces  hommes,  dit  l'auteur,  m' appa- 
raissent comme  des  assiégés  dans  le  coin  d'un  palais.  Le  palais  est 
ouvert  de  tous  côtés,  le  palais  est  envahi;  ils  continuent  à  se  dé- 
fendre sans  aucune  chance  de  succès...  »  Certes  la  résolution  est 
belle;  pourquoi  faut-il  que  les  Comnènes  soient  si  peu  préparés  à  la 
soutenir?  C'est  là  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  tragique  dans  cette  ago- 
nie de  l'empire  de  Trébisonde.  L'empereur  David  tend  de  tous  côtés 
ses  mains  suppliantes,  il  s'adresse  à  l'Orient  et  à  l'Occident,  aux 
soldats  de  Mahomet  et  aux  soldats  du  Christ,  aux  Turcomans  et 
au  pape.  Les  Turcomans  seuls  viennent  à  son  secours,  mais  ils  sont 
battus  avec  lui,  et  bientôt  en  1405  David  est  égorgé  à  Gonstanti- 
nople  avec  ses  huit  fils.  Sa  femme,  l'impératrice  Hélène  Cantacu- 
zène,  assista  à  l'horrible  exécution;  elle  ensevelit  elle-même  les  ca- 
davres de  tous  les  siens,  puis,  enfermée  dans  une  hutte  de  chaume 
où  l'on  respecta  sa  douleur,  elle  mourut  au  milieu  des  pratiques 
d'une  piété  ardente,  exaltée  encore  par  ces  catastrophes.  M.  Fall- 
merayer ne  déclame  pas,  c'est  à  peine  s'il  tire  de  ce  tableau  la  mo- 
ralité qu'il  contient,  mais  cette  moralité,  qu'il  n'exprime  qu'à  demi, 


l'histoire  et  la  question  d'orient.  661 

est  l'inspiration  constante  de  son  œuvre.  Ce  n'est  pas  assez  de  vain- 
cre les  Turcs,  il  faut  réparer  les  fautes  de  vos  pères,  il  faut  rede- 
venir une  nation  :  telle  est  la  leçon  adressée  aux  Grecs  du  xixe  siècle 
par  M.  Fallmerayer,  —  virile  leçon  et  bien  remarquable,  ce  me 
semble,  au  moment  où  l'Europe  entière  saluait  avec  un  enthou- 
siasme si  confiant  la  renaissance  des  Hellènes  ! 

On  voit  que  la  question  d'Orient  n'a  pas  été  inutile  aux  études 
historiques.  Ce  que  nous  avons  tenu  à  mettre  ici  en  lumière,  c'est 
moins  le  zèle  des  érudits  que  l'ardeur  des  pnblicistes.  Dans  les  dif- 
férentes phases  que  cette  question  a  traversées  depuis  des  siècles, 
elle  a  provoqué  des  traités,  des  actes  diplomatiques,  des  relations 
d'ambassadeurs,  en  un  mot  toute  une  littérature  d'affaires.  Aujour- 
d'hui nous  voyons  des  érudits,  des  historiens  d'élite  ressentir  le 
contre-coup  des  événemens  et  traduire  ces  impressions  de  leur  âme 
dans  leurs  travaux  les  plus  sévères.  Ils  n'écrivent  pas  des  œuvres 
de  circonstance,  ils  écrivent  des  œuvres  durables  auxquelles  l'inspi- 
ration du  moment  communique  le  mouvement  et  la  vie.  Ce  sont  là 
des  symptômes  qui  attestent  la  supériorité  de  notre  âge.  Il  n'est 
plus  permis  aux  peuples  d'assister  avec  insouciance  aux  événemens 
de  l'histoire.  A  l'époque  où  les  peuples  étaient  encore  en  tutelle,  les 
tuteurs  seuls  réglaient  les  grandes  questions  politiques;  un  moyen 
pour  eux  de  prouver  que  la  période  de  la  tutelle  est  passée,  c'est  de 
faire  acte  de  virilité  par  le  libre  exercice  de  l'opinion.  Or  l'opinion 
s'exerce,  quoi  qu'on  puisse  dire.  N'est-ce  pas  elle  qui  se  manifeste 
jusque  dans  ces  graves  domaines  de  la  science,  d'où  on  l'écartail  si 
soigneusement  autrefois?  Un  historien  français  nous  peint  le  tableau 
des  invasions  hunniques,  et  les  émotions  de  la  guerre  de  Crimée 
doublent  les  forces  de  son  talent;  un  érudit  allemand  décom  re  l'his- 
toire perdue  des  derniers  Comnènes,  et  il  en  fait  sortir  une  leçon  à 
l'adresse  des  Grecs  de  nos  jours  :  dans  l'un  et  l'autre  de  ces  livres, 
on  sent,  et  de  la  manière  la  plus  heureuse,  la  trace  des  préoccupa- 
tions du  temps.  11  s'agissait  en  1828  de  l'affranchissement  de  la 
Grèce;  M.  Fallmerayer  retrouva  une  page  tragique  de  l'histoire  du 
Bas-Empire.  Aujourd'hui  il  a  fallu  arrêter  la  marche  envahissante 
de  la  Russie;  M.  Ainédée  Thierry  nous  raconte  ce  que  firent  les 
empereurs  d'Orient  et  d'Occident,  Héraclius  et  Charlemagne,  pour 
circonscrire  l'invasion  des  Barbares  du  Nord.  Le  double  aspect  de  ce 
grand  et  périlleux  problème  a  donc  été  présenté  au  monde  à  trente 
années  de  distance,  et  dans  ces  deux  circonstances  si  différentes,  la 
question  vitale  de  l'Europe  a  inspiré  deux  livres  également  remar- 
quables par  la  science  de  T érudit  et  l'élévation  du  publiciste,  — 
Vllisloire  de  l'Empire  de  Trébisonde,  de  M.  Fallmerayer,  —  l'His- 
toire d'Attila,  de  M.  Ainédée  Thierry. 

Saint-René  Taillandier. 


LES 


VACANCES  DE  CAMILLE 

SCÈNES   DE   LA.    ME   RÉELLE. 


DERHIERE    PARTIE.   ' 


Mil. 


En  arrivant  auprès  de  sa  mère,  Léon  l'avait  trouvée  dans  un  état 
moins  désespéré  qu'il  ne  l'avait  craint  d'abord.  A  cette  époque,  quel- 
ques points  de  la  France  venaient  d'être  envahis  par  le  fléau  qui 
depuis  un  quart  de  siècle  semble  vouloir  s'y  naturaliser;  mais  la  ma- 
ladie avait  déjà  perdu  son  caractère  épidémique,  et  ses  retours  offen- 
sifs se  produisaient  en  cas  isolés,  chaque  jour  plus  rares  et  moins 
dangereux.  Cependant,  en  reconnaissant  dans  le  mal  subit  dont  elle 
était  atteinte  quelques  symptômes  cholériques,  les  personnes  qui  en- 
touraient Mme  d'Alpuis,  et  particulièrement  sa  sœur,  s'étaient  mon- 
trées trop  promptes  à  l'épouvante,  et  l'avaient  inquiétée  par  leur  in- 
quiétude même.  Cette  contagion  de  la  peur,  souvent  plus  périlleuse 
que  le  péril,  avait  vivement  frappé  l'imagination  de  Mrae  d'Alpuis  et 
donné  à  son  indisposition  une  apparence  alarmante  ;  mais  le  prompt 
retour  de  son  mari  et  de  son  fds,  qu'elle  avait  craint  de  ne  plus  re- 
voir, la  confiance  témoignée  par  son  médecin,  les  soins  dont  l'entou- 
raient tous  les  êtres  qui  lui  étaient  chers,  ne  tardèrent  pas  à  amener 
une  réaction  dont  les  bons  effets  se  manifestèrent  bientôt,  et,  peu  de 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  avril,  1"  et  15  mai. 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  663 

jours  après  son  arrivée,  le  médecin  amené  par  M.  d'Àlpuis  déclara 
que  sa  présence  au  château  n'était  plus  nécessaire. 

A  l'époque  où  Léon  était  parti  pour  Paris,  Clémentine  s'était  alar- 
mée instinctivement,  car  une  sorte  d'intuition  lui  faisait  prévoir  que 
Léon  pourrait  rencontrer  sa  maîtresse,  et  que  celle-ci  tenterait  peut- 
être  quelque  effort  pour  le  retenir  auprès  d'elle.  Initiée  déjà  à  tous 
les  égoïsmes  de  la  passion,  le  jour  où  une  mauvaise  nouvelle  avait 
rappelé  son  fiancé  auprès  du  lit  de  sa  mère,  la  jeune  fille  n'avait  pu 
s'empêcher  de  songer  que  cet  événement,  en  abrégeant  le  séjour  de 
Léon  à  Paris,  l'éloignerait  d'une  influence  qu'elle  supposait  encore 
redoutable.  Aussi,  lorsque  l'état  rassurant  de  Mme  d'Alpuis  eut  dis- 
sipé toutes  les  inquiétudes,  Clémentine  attendit-elle  avec  impatience 
la  première  occasion  de  se  trouver  avec  son  fiancé  dans  l'intimité 
qui-  leur  était  commune  avant  le  départ  de  celui-ci.  Ces  premiers 
rapprochemens  justifièrent  les  pressenthnens  dont  la  jeune  fille  a\  ait 
été  agitée  pendant  la  courte  absence  de  Léon,  et  elle  ne  fut  pas 
longtemps  sans  s'apercevoir  qu'il  n'était  pas  revenu  auprès  d'elle 
comme  il  en  était  parti. 

Lorsqu'il  s'interrogeait  avec  sincérité  sur  la  nature  de  ses  senti- 
mens,  Léon  ne  pouvaits'empècher  de  reconnaître  que  Camille  avait 
réellement  cessé  d'être  la  rivale  de  M"e  d'Héricy.  S'il  avait,  pen- 
dant son  séjour  à  Paris,  éprouvé  quelque  émotion  auprès  de  sa  maî- 
tresse, cette  émotion  n'avait  guère  été  plus  que  le  réveil  d'un  désir. 
C'était  ce  désir  surtout  qui  l'avait  ramené  chez  Camille  le  soir  de  cette 
journée  pleine  d'incidens,  dont  le  dernier  avait  été  son  brusque  dé- 
part dans  un  moment  où  il  aurait  voulu  rester.  L'absence  de  sa  mai- 
tresse,  et  la  presque  certitude  qu'il  avait  eue  de  sa  présence  ailleurs, 
avaient  porté  au  jeune  homme  un  coup  dont  le  ressentiment  s'était 
prolongé.  Pendant  quatre  ans  qu'il  avait  vécu  avec  Camille,  son 
amour  pour  elle  avait  été  exempt  de  jalousie,  et  par  une  étrange 
contradiction,  c'était  à  l'instant  même  où  il  devait  être  le  moins  ac- 
cessible à  ce  sentiment  qu'il  en  éprouvait  les  premiers  effets.  Obligé 
de  partir  sans  avoir  vu  Camille,  il  avait  emporté  un  doute  avec  lui, 
et  depuis  son  retour  à  la  campagne,  sa  pensée  jalouse  était  restée 
à  roder  autour  de  cette  maison  voisine  de  celle  de  sa  maîtresse.  Tous 
les  efforts  qu'il  tentait  pour  dissimuler  ses  préoccupations  ne  pou- 
vaient échapper  à  la  subtile  pénétration  de  M"e  d'Héricy.  Celle-ci, 
comme  de  coutume,  alla  faire  ses  confidences  à  la  vieille  tante.  La 
bonne  dame  essaya  d'abord  de  lui  persuader  qu'elle  se  trompait; 
mais  elle-même  avait,  depuis  le  retour  de  Léon,  fait  des  remarques 
pareilles  à  celles  de  Clémentine,  et,  mal  convaincue,  elle  ne  pou- 
vait donner  à  ses  démentis  l'accent  de  conviction  qui  eût  rassuré  la 
jeune  fille. 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Léon  avait  écrit  à  Francis  Bernier  pour  le  charger  de  quelques 
commissions  qu'il  n'avait  pas  eu  le  temps  de  faire  pendant  son  séjour 
à  Paris.  Sa  lettre  se  terminait  hypocritement  par  ce  post-scriptuni  : 
«  A  propos,  donne-moi  donc  des  nouvelles  de  la  petite  et  de  son 
chevalier,  M.  Théophile  ou  Théodore;  comment  s' appelle- t-il  déjà?  » 
Bernier  ne  put  s'empêcher  de  sourire  en  recevant  cette  lettre.  11  fil 
les  commissions  que  Léon  lui  indiquait,  et  lui  en  rendit  compte 
dans  une  réponse  de  six  pages.  En  recevant  cette  lourde  épître,  Léon 
la  supposa  chargée  des  révélations  provoquées  par  la  question  jetée 
à  la  fin  de  sa  lettre  comme  un  hameçon  tendu  à  la  confidence.  Il 
courut  s'enfermer  chez  lui  pour  la  lire,  et  sentit  que  son  cœur  battait 
en  brisant  le  cachet;  sa  déception  alla  jusqu'au  dépit  lorsqu'il  s'aper- 
çut que  Bernier  ne  l'avait  pas  compris,  ou  avait  feint  de  ne  pas  le 
comprendre.  Cette  longue  lettre  était  uniquement  remplie  de  détails 
accumulés  avec  intention  pour  faire  naître  l'impatience  et  l'ennui. 
Elle  se  terminait  également  par  un  post-scriptum,  aussi  laconique 
que  celui  de  Léon  et  ainsi  conçu  :  ci  La  petite  va  bien,  et  son  chevalier 
va  mieux.  C'est  Théodore,  et  non  pas  Théophile,  qu'il  s'appelle! 

I  h,'  nouvelle  lettre  vint  relancer  Bernier.  Cette  fois  Léon  n'avait 
point  procédé  par  ambiguïté.  «  Je  veux,  disait-il,  être  instruit  de  toute 
cette  histoire,  au  risque  d'apprendre  que  j'y  ai  joué  un  rôle  ridicule, 
que  du  moins  je  ne  veux  pas  continuer  davantage.  J'aurai  quelque 
regret,  en  quittant  Camille,  de  constater  qu'elle  n'était  pas  exempte 
de  cet  instinct  de  duplicité  commun  à  tant  de  femmes:  mais,  pour 
être  tardive,  la  découverte  ne  sera  pas  moins  utile.  Je  ne  lui  en  veux 
du  reste  d'aucune  façon  :  elle  a  fort  habilement  agi,  en  me  faisant 
croire  jusqu'au  dernier  moment  à  la  sincérité  des  regrets  que  lui 
causait  notre  rupture;  mais  elle  aurait  pu  du  moins  s'épargner  des 
protestations  de  fidélité  à  mon  souvenir,  puisqu'elle  avait  déjà  songé 
peut-être  aux  éventualités  de  l'oubli.  Tout  ce  que  tu  auras  à  m' ap- 
prendre, —  et  tu  peux  parler  sans  réticence,  —  ne  modifiera  en  rien 
les  dispositions  que  j'avais  prises  pour  assurer  à  Camille  une  indé- 
pendance dont  elle  se  hâtera  sans  doute  de  profiter,  si  elle  ne  l'a  pas 
déjà  un  peu  escomptée.  Toi  qui  étais  son  familier,  tu  dois  être  au 
courant  de  ses  petits  secrets.  Allons,  conte-moi  tout  cela,  et  n'essaie 
pas  de  me  faire  prendre  le  change  sur  les  relations  de  Camille  avec 
M.  Théodore.  Voisin  et  voisine,  on  sait  ce  cpie  cela  veut  dire.  La 
première  fois  que  tu  verras  Camille,  présente-lui  mes  complimens  et 
baise-lui  la  main  de  ma  part,  si  toutefois  cela  ne  contrarie  pas  trop 
M.  Théodore,  à  qui  je  serais  désolé  d'être  désagréable.  » 

Bernier  était  ce  qu'on  appelle  ordinairement  un  garçon  sérieux. 
Autant  par  caractère  que  par  esprit  de  conduite,  il  ne  revenait  ja- 
mais ni  sur  ses  paroles  ni  sur  ses  actes.  Comme  tous  les  gens  qui. 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  (365 

possédant  une  qualité,  la  proposent  en  exemple  aux  autres,  il  avait 
souvent  reproché  à  Léon  son  manque  de  résolution,  et  surtout  l'in- 
décision dont  celui-ci  avait  t'ait  preuve  dans  sa  rupture  avec  Camille. 
Aussi  ne  fut-il  pas  dupe  du  ton  dégagé  avec  lequel  Léon  lui  par- 
lait de  sa  maîtresse;  mais  comme  il  avait  perdu  l'habitude  de  faire 
aucune  concession  à  des  faiblesses  qu'il  n'éprouvait  plus,  il  répon- 
dit sans  rien  préciser,  et  de  manière  pourtant  à  justifier  les  inquié- 
tudes transparentes  qui  se  montraient  sous  l'indifférence  affectée  de 
Léon.  «  Je  ne  comprends  guère,  lui  disait-il,  l'utilité  que  peuvent 
avoir  pour  toi  les  renseignemens  que  tu  me  demandes,  et  je  cherche, 
sans  trouver  un  motif  raisonnable,  comment  expliquer  ta  curiosité. 
Je  ne  saurais  d'ailleurs  te  renseigner  avec  beaucoup  de  détails  :  il 
m'a  été  impossible  depuis  quelque  temps  de  négliger  mes  occupa- 
tions pour  aller  me  mêler  de  ce  qui  ne  me  regarde  pas  et  de  ce  qui 
ne  devrait  plus  te  regarder.  Tu  parles  de  rôle  ridicule...  Tu  en  joue- 
rais certainement  un,  à  mes  yeux  du  moins,  si  tu  continuais  à  te 
préoccuper  d'une  maîtresse  que  tu  abandonnes  autrement  que  pour 
lui  souhaiter  d'être  heureuse,  de  quelque  part  que  lui  vienne  son 
bonheur.  Voyons,  mon  cher  Léon,  sois  sérieux.  Tu  n'imagines  pas, 
je  l'espère  pour  ton  bon  sens  et  aussi  pour  ton  bon  cœur,  que  Ca- 
mille va  prendre  le  voile  ou  allumer  un  réchaud  le  jour  de  ton  ma- 
riage. Quant  à  moi,  j'ai  mon  opinion  faite  sur  les  conséquences  du 
rapprochement  que  le  hasard  fait  naître  entre  Camille  et  mon  ami 
Théodore.  Ils  sont  voisins,  et,  comme  tu  le  dis,  je  crois  que  le  voisi- 
nage suivra  son  cours.  Eh  bien  !  qu'est-ce  que  cela  te  fait?  lui  ou 
un  autre!  Tu  es  parti  si  précipitamment,  que  nous  n'avons  pas  pu 
causer  de  ces  peintures  dont  tu  m'avais  parlé  il  y  a  quelque  temps. 
J'avais  l'intention  de  te  proposer  de  partager  ce  travail  entre  moi  et 
un  de  mes  confrères  auquel  je  m'intéresse  beaucoup,  ce  qui  ne 
serait  pas  une  raison  suffisante  peut-être  pour  que  tu  te  misses  de 
moitié  dans  mon  intérêt,  si  ce  garçon  ne  possédait  un  talent  très 
sérieux.  Je  voulais  te  le  présenter  lors  de  ton  passage  à  Paris;  un 
accident  m'en  a  empêché.  Mon  confrère  était  allé  ce  jour-là  se  faire 
donner  dans  les  bois  d'Aulnay  un  très  joli  coup  d'épée  dont  il  se 
relève  à  peine.  Je  suppose  que  tu  as  deviné  qu'il  s'agissait  du  voisin 
Théodore,  et  j'espère  que  la  situation  dans  laquelle  il  se  trouve  vis- 
à-vis  de  toi  ne  sera  pas  un  obstacle  au  travail  dont  je  lui  ai  donné 
l'espérance.  Réponds-moi  donc  à  ce  sujet,  que  je  sache  si  je  dois 
reparler  de  cette  affaire  à  ce  garçon,  qui,  par  discrétion  sans  doute, 
n'ose  pas  m'en  demander  des  nouvelles.  Je  ne  te  dissimulerai  pas 
que  je  me  suis  assez  avancé  auprès  de  lui  pour  me  trouver  embar- 
rassé, si  je  devais  revenir  sur  mes  paroles.  » 

Les  explications  contenues  dans  cette  lettre  n'étaient  pas  de  na- 


666  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ture  à  satisfaire  Léon  dans  la  situation  d'esprit  où  il  se  trouvait. 
Il  avait  cru,  en  écrivant  à  Bernier,  rencontrer  un  de  ces  confidens 
qui  possèdent  l'art  des  contradictions  heureuses,  et  s'attendait  à 
l'entendre  démentir  des  suppositions  auxquelles  la  réponse  de  celui-ci 
donnait  au  contraire  un  caractère  de  probabilité.  Le  qu'est-ce  que  cela 
te  fuit?  de  Francis  à  propos  des  relations  qui  pourraient  un  jour 
s'établir  entre  Camille  et  son  voisin  irritait  singulièrement  Léon,  et 
cette  irritation,  en  donnant  un  nouvel  aliment  à  sa  jalousie,  en  mo- 
difia en  même  temps  le  caractère.  Il  ne  se  demanda  plus  seulement 
si  Camille  était  retournée  chez  son  voisin  depuis  son  départ,  mais 
au  contraire  si  elle  n'y  avait  pas  été  déjà  auparavant.  Se  rappelant 
qu'autrefois  il  avait  chargé  Francis  de  préparer  Camille  à  une  rup- 
ture, il  s'imagina  que  celui-ci,  allant  au-delà  de  cette  mission,  avait 
amené  volontairement  entre  Théodore  et  la  jeune  femme  des  rap- 
ports familiers,  qui  remontaient  à  une  date  déjà  ancienne.  Parti  de 
celte  supposition,  il  passa  en  revue  dans  sa  mémoire  tous  les  faits 
qui  en  apparence  étaient  de  nature  à  la  justifier;  il  relut  toutes  les 
lettres  que  Camille  lui  avait  écrites  pendant  son  absence.  Lorsqu'il 
arrivait  à  quelque  passage  où  l'ennui  d'un  cœur  tourmenté  avait 
laissé  échapper  un  reproche,  il  y  voyait  déjà  la  preuve  d'une  in- 
fluence étrangère  sur  l'esprit  de  Camille,  et  ne  faisait  pas  la  réflexion 
que  les  lettres  de  sa  maîtresse  devaient  naturellement  se  ressentir 
de  la  froideur  que  celle-ci  rencontrait  dans  les  siennes.  Cédant  à 
l'entraînement  de  cette  jalousie  rétrospective,  il  refusait  d'admettre 
les  preuves  qui  plaidaient  pour  Camille,  et  accueillait  au  contraire 
toutes  les  circonstances  dont  pouvaient  s'armer  ses  soupçons.  La 
promptitude  de  son  départ  l'ayant  empêché  de  lui  en  faire  connaître 
le  motif,  il  s'étonnait  que  celle-ci  ne  lui  eût  pas  écrit  pour  lui  de- 
mander des  explications,  et  ne  se  rappelant  même  pas  qu'il  l'avait 
priée  de  ne  plus  lui  écrire  chez  son  père,  il  attribuait  le  silence 
qu'elle  gardait  à  l'indifférence,  et  surtout  à  la  préoccupation  que, 
dans  sa  pensée,  devaient  lui  causer  les  suites  du  duel  de  Théodore. 
Convaincu  par  son  propre  réquisitoire,  il  arriva  peu  à  peu  à  conclure 
que  Camille,  ayant  le  pressentiment  d'une  rupture  prochaine,  avait 
commencé  à  se  détacher  de  lui  au  moment  où  il  commençait  lui- 
même  à  se  détacher  d'elle.  Cette  évidence  si  laborieusement  établie 
lui  fut  d'abord  tellement  douloureuse,  qu'il  entreprit  aussitôt  de  dé- 
truire tout  son  échafaudage  de  suppositions;  mais  il  s'aperçut  bien 
vite  que  le  soupçon  n'est  pas  un  hôte  qu'on  accueille  et  qu'on  chasse 
à  loisir.  Ce  fut  alors  qu'il  écrivit  à  Camille  cette  lettre  étrange  : 

«  Ma  chère  enfant,  il  y  a  un  proverbe  qui  dit  que  les  absens  ont 
tort;  je  crois  en  avoir  fait  personnellement  l'expérience  pendant  ma 
dernière  absence,  et  peut-être  même  dans  toutes  celles  qui  l'avaient 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  667 

précédée.  Tu  m'as  trompé,  Camille:  je  voudrais  eu  douter,  mais  cela 
est  bien  difficile,  car  tout  ce  qui  s'est  passé  à  Paris  à  mon  dernier 
voyage  m'a  suffisamment  éclairé.   Ma  confiance  en  toi  était  sans 
bornes;  il  était  donc  facile  d'en  abuser,  et  il  était  bien  difficile  que 
tu  n'en  abusasses  point,  car  ma  trop  grande  indulgence  et  la  trop 
grande  liberté  dont  je  te  laissais  jouir  devaient  avoir  leurs  dangers 
pour  une  femme  aussi  naturellement  disposée  à  la  légèreté  que  tu 
l'as  été  toujours.  Cette  désillusion  me  laisse  un  regret  que  le  tenjps 
et  d'autres  affections  plus  sérieuses  dissiperont  sans  doute.  Aujour- 
d'hui je  ne  te  ferai  point  de  longs  reproches,  et  je  ne  te  demande- 
rai même  pas  de  justification.  C'est  moins  encore  cette  trahison  qui 
■ne  blesse  que  les  circonstances  qui  l'ont  accompagnée,  et  surtout 
l'absence  de  franchise  dont  tu  as  fait  preuve  avec  moi  lors  de  mon 
dernier  voyage  à  Paris.  Te  rappelles-tu  tes  larmes,  ta  douleur,  tes 
protestations,  quand  je  te  parlais  de  la  possibilité  d'une  liaison  fu- 
ture? Et  cependant  cette  liaison,  qu'il  était  permis  de  supposer  pour 
l'avenir,  elle  avait  déjà  son  prologue  dans  le  présent.  Il  est  évident 
pour  moi  que  tes  relations  avec  M.  Théodore  Landry  étaient  bien 
antérieures  à  mon  retour  à  Paris.  L'affaire  de  l'Opéra,  les  consé- 
quences qu'elle  a  eues,  et  d'autres  faits  qui  se  sont  groupés  autour 
de  mes  doutes  en  ont  fait  une  certitude.  Ta  présence  même  chez  ce 
jeune  homme  à  une  heure  où  tu  ne  m'attendais  plus  chez  toi  révé- 
lait la  nature  de  l'intérêt  que  tu  lui  portais,  et  a  achevé  de  me  con- 
vaincre. Je  voulais  absolument  ne  pas  voir  en  toi  une  femme  comme 
les  autres;  ma  présomption  reçoit  un  démenti.  La  seule  différence 
qu'il  y  ait  entre  les  autres  femmes  et  toi,  c'est  qu'elles  sont  ou  moins 
habiles  ou  moins  prudentes  que  tu  ne  savais  l'être,  car  pendant 
quatre  ans  je  n'ai  jamais  eu  un  soupçon.  11  suffit  que  le  doute  pé- 
nètre une  fois  dans  un  esprit  crédule  pour  le  disposer  à  la  défiance. 
J'ai  donc  quelque  peine  à  croire  maintenant  que  cette  distraction  de 
voisinage,  patronée  par  Francis,  ait  été  la  seule  où  t'ait  entraînée  ta 
mobilité  d'esprit.  Voilà,  mon  enfant,  une  pensée  qui  gâtera  sans 
doute  les  bons  souvenirs  que  je  voulais  conserver  de  toi  au-delà 
même  de  notre  amour,  car  si  je  lui  ai  dû  de  belles  heures  dans  un 
autre  temps,  je  ne  pourrai  oublier  qu'elles  ont  pu  aussi  sonner  pour 
d'autres.  Ce  que  je  n'oublierai  pas  non  plus,  c'est  une  promesse  que 
je  t'ai  faite  dans  notre  dernière  entrevue.  Tu  pourrais  craindre  peut- 
être  que  les  événemens  eussent  apporté  quelque  changement  dans 
mes  intentions  à  ton  égard.  Rassure-toi,  les  petits  intérêts  ne  sont 
pas  compromis  et  demeurent  intacts  malgré  tout.  Francis  m'adresse 
à  propos  de  votre  ami  commun,  M.  Théodore,  une  demande  de  tra- 
vail qui  aurait  pour  résultat  de  l'éloigner  de  toi  pendant  quelque 
temps.  J'écris  à  Bernier  pour  lui  exposer  mes  raisons  de  refuser; 


668 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


niais  entre  nous  la  meilleure  est  que  je  ne  veux  pas  troubler  la  dou- 
ceur de  ta  lune  de  miel  par  une  séparation  aussi  prompte.  Je  sais 
trop  par  expérience  quels  sont  avec  toi  les  dangers  de  l'absence  et 
n'y  \eu\  pas  exposer  ton  nouvel  ami.  Allons,  ma  chère  enfant,  ceci 
est  bien  notre  dernier  adieu.  Je  l'aurais  souhaité  meilleur;  mais  ce 
n'est  pas  moi  qui  ai  provoqué  les  circonstances.  Après  tout,  ne  vaut- 
il  pas  mieux  qu'il  en  soit  ainsi?  —  Adieu.  » 

La  lettre  adressée  à  Bernier  était  en  d'autres  termes  la  répétition 
de  celle  qu'on  vient  de  lire.  Léon  reprochait  à  Francis  son  manque 
de  franchise  avec  lui,  et  s'y  montrait  persuadé  que  son  ami  avait 
prémédité  entre  Camille  et  Théodore  un  rapprochement  qui  n'avait 
pas  attendu  que  sa  rupture  avec  sa  maîtresse  eût  laissé  celle-ci  libre 
de  ses  affections.  «  11  me  semble,  achevait  Léon,  qu'il  est  inutile  de 
prolonger  la  comédie  au-delà  de  son  dénoùment  naturel,  et  je  re- 
grette que  ton  goût  trop  prononcé  pour  les  initiatives  t'ait  poussé  à 
prendre,  sans  me  consulter,  un  engagement  avec  M.  Landry,  que  je 
ut'  connais  pas  et  ne  veux  pas  connaître.  Je  n'ai  personnellement 
aucun  mauvais  vouloir  contre  lui,  car  il  est  dans  cette  aventure  le 
seul  auquel  je  n'aie  rien  à  reprocher.  Je  n'accepterai  cependant  pas 
la  proposition  (pie  tu  me  fais,  et  il  faut  toute  l'ignorance  de  tact  dont 
tu  as  fait  preuve  dans  ces  dernières  circonstances  pour  avoir  ima- 
gine de  créer  des  relations  entre  deux  hommes  qui  se  trouvent  dans 
la  situation  où  tu  nous  a  placés  en  face  l'un  de  l'autre  en  lui  faisant 
connaître  Camille.  Une  autre  raison  de  convenance  m'obligerait 
d'ailleurs  à  te  refuser.  Ce  travail,  qui  amènerait  sans  doute  M.  Lan- 
dry chez  moi,  pourrait  le  faire  rencontrer  avec  son  adversaire,  qui 
est  un  des  parens  de  ma  fiancée.  Il  y  a  donc  de  toute  façon  impos- 
sibilité. Quant  à  toi,  je  t'attends  toujours  pour  l'époque  que  tu  m'as 
annoncée,  et  quand  tu  arriveras,  ma  rancune  contre  toi  sera  sans 
doute  apaisée,  car  en  ayant  oublié  Camille,  j'aurai  oublié  en  même 
temps  le  rôle  singulier  que  tu  auras  joué  dans  notre  rupture.  » 

Ces  deux  lettres  étaient  à  peine  sorties  de  ses  mains,  que  Léon 
regretta  d'avoir  obéi  à  l'irrésistible  emportement  qui  les  avait  dic- 
tées. Il  sella  un  cheval,  et  courut  après  le  domestique  auquel  il  les 
avait  confiées  pour  aller  les  jeter  à  la  poste  au  bourg  voisin. 

Un  incident  sur  lequel  il  n'avait  pas  compté  devait  empêcher  Léon 
d'arrêter  le  départ  de  sa  correspondance.  Comme  le  domestique 
qui  en  était  chargé  arrivait  au  bourg  de  ***  et  se  dirigeait  vers  le 
bureau  de  poste,  il  rencontra  M.  d'Alpuis,  qui  sortait  d'une  séance 
du  conseil  municipal.  Le  matin  même,  en  partant  pour  ***,  le  père 
de  Léon  avait  emporté  le  courrier  de  la  famille.  Son  fils,  qui  ne 
voulait  pas  lui  apprendre  qu'il  écrivait  encore  à  sa  maîtresse,  ayant 
déclaré  ne  rien  avoir  pour  la  poste,  M.  d'Alpuis  avait  été  un  peu 


LES   TACANCES    DE    CAMILLE.  669 

étonné  en  apprenant  que  Léon  envoyait  un  messager  spécial. 
Éprouvant  une  certaine  défiance  sur  la  nature  d'un  message  qu'on 
avait  voulu  lui  cacher,  il  avait  demandé  la  remise  des  lettres,  se 
chargeant  de  les  faire  partir  avec  les  autres,  et  le  domestique  avail 
dû  obéir  à  son  maître.  En  voyant  la  lettre  adressée  à  Camille, 
M.  d'Alpuis  avait  froncé  le  sourcil.  —  Vous  direz  à  mon  lils  que 
votre  commission  est  faite,  dit-il  en  congédiant  le  domestique. 

Au  même  instant,  Léon  arrivait  à  franc  étrier  sur  la  place  de  la 
mairie,  où  il  se  trouva  en  face  de  son  père  et  de  son  messager. 
M.  d'Alpuis,  remarquant  que  le  cheval  monté  par  son  fils  était  ruisse- 
lant de  sueur,  dit  au  domestique  :  —  Vous  ferez  reposer  cette  bête, 
et  vous  la  ramènerez  doucement  au  château.  Mon  lils  reviendra  avec 
moi  dans  la  voiture.  —  Puis,  se  retournant  vers  Léon,  il  ajouta  : 
—  Quelle  raison  grave  et  pressante  avais-tu  donc  pour  surmener 
l'y  rame?  Et  si  tu  avais  affaire  ici,  pourquoi  n'es-tu  pas  venu  avec 
moi  ce  matin? 

Léon,  ne  sachant  quelle  raison  donner  pour  expliquer  sa  présence 
à  ***,  était  assez  embarrassé.  Le  visible  mécontentement  de  son 
prie  l'inquiétait  d'ailleurs,  et  il  commençait  à  en  soupçonner  la 
cause,  lorsque  M.  d'Alpuis  la  lui  expliqua  lui-même  en  lui  montrant 
la  lettre  destinée  à  Camille.  —  Je  croyais,  lui  dit-il  assez  sévère- 
ment, que  ton  dernier  voyage  à  Paris  avait  mis  fin  à  une  liaison 
qui  a  trop  duré.  Toi-même,  tu  me  l'avais  affirmé.  J'éprouve  quel- 
que chagrin  à  voir  que  tu  ne  m'as  pas  dit  la  vérité,  et  que  tu  te 
préoccupes  encore  d'une  personne  qui  ne  doit  plus  exister  pour  toi. 

—  Mon  père,  cette  rupture  est  accomplie,  définitivement  accom- 
plie. 

—  (Jette  lettre  cependant,  répliqua  M.  d'Alpuis,  semble  indiquer 
le  contraire. 

—  C'est  un  dernier  adieu,  balbutia  Léon. 

—  Puis-je  te  croire  aujourd'hui,  reprit  le  père,  puisqu'il  y  a 
trois  semaines  tu  me  disais  déjà  que  cet  adieu  avait  été  prononcé? 
Je  regrette  que  tu  m'obliges  à  douter  de  ta  parole;  mais  je  veux 
savoir  où  tu  en  es  véritablement,  et  puisque  je  ne  puis  l'apprendre 
de  toi-même,  les  termes  de  cette  lettre  me  l'apprendront  peut-être. 

Léon  s'inquiéta  en  pensant  que  les  reproches  adressés  à  Camille 
allaient  initier  son  père  à  une  accusation  de  trahison  qu'il  n'osait 
lui-même  porter  avec  assurance  en  ce  moment,  mais  dont  M.  d'Al- 
puis ne  douterait  sans  doute  pas  en  la  voyant  si  énergiquement 
formulée.  Tant  de  fois  il  avait  vanté  sa  maîtresse  et  s'était  appliqué 
à  la  rendre  intéressante  quand  on  avait  fait  quelque  tentative  pour 
l'éloigner  d'elle,  qu'il  redoutait  les  conséquences  que  pouvait  avoir 
ce  démenti  donné  brutalement  par  lui-même  à  la  bonne  opinion 


670  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'on  pouvait  avoir  de  Camille.  Ses  craintes  ne  tardèrent  pas  à  se 
réaliser.  —  Il  a  fallu  beaucoup  de  temps  pour  t' ouvrir  les  yeux, 
lui  dit  son  père  quand  il  eut  achevé  la  lecture  delà  lettre.  Tu  t'aper- 
çois ([ue  cette  femme,  de  laquelle  on  a  eu  tant  de  peine  à  te  déta- 
cher, ne  méritait  pas  tous  les  ménagemens  que  tu  as  pris  avec  elle. 
La  conclusion  de  ton  roman  est  vulgaire  après  tant  île  poésie  dé- 
pensée. Tu  as  été,  comme  tant  d'autres,  la  dupe  d'une  créature 
rusée,  qui  a  su  t' abuser  jusqu'au  dernier  moment,  et  qui  se  moque 
sans  doute  de  toi  maintenant  qu'elle  a  obtenu  ce  qui  était  le  but 
de  son  hypocrisie.  —  Enfant,  grand  enfant!  acheva  M.  d'Alpuis  en 
frappant  doucement  sur  l'épaule  de  son  fils. 

Le  jugement  qu'il  venait  d'entendre  porter  sur  sa  maîtresse  alarma 
Léon.  Quelques  mots  échappés  à  son  père  lui  faisaient  craindre  sur- 
tout que  celui-ci  ne  voulût  faire  de  ses  préventions  contre  Camille 
un  prétexte  à  revenir  sur  les  dispositions  qu'il  avait  récemment  au- 
torisées en  sa  faveur.  Léon  essaya  donc  de  faire  disparaître  la  mau- 
\  aise  impression  causée  par  cette  lettre  en  avouant  qu'il  l'avait  écrite 
sous  l'obsession  d'un  doute  accueilli  trop  promptement,  mais  qu'en 
réalité  il  n'avait  aucune  certitude  que  Camille  eût  jamais  trompé  sa 
confiance.  —  C'est  parce  que  j'ai  depuis  réfléchi  à  cela  que  vous  me 
voyez  ici,  mon  père,  ajouta-t-il.  Je  voulais  arrêter  le  départ  de  cette 
lettre,  qui  peut  causer  un  grand  chagrin,  si  les  reproches  qu'elle  con- 
tient ne  sont  pas  justifiés,  comme  j'en  ai  maintenant  le  pressentiment. 

—  Je  n'accepte  pas  cette  contradiction,  répliqua  M,  d'Alpuis,  car 
je  te  connais  assez  pour  savoir  qu'un  vague  soupçon  ne  t'aurait  pas 
entraîné  aussi  loin.  Toutes  tes  protestations  ne  me  persuaderont  pas. 
Si  tu  reviens  sur  ta  conviction,  ce  n'est  qu'en  apparence,  et  parce 
qu'il  répugne  à  ton  amour-propre  de  me  savoir  instruit  du  person- 
nage niais  que  tu  as  joué  auprès  de  cette  femme  dans  les  derniers 
temps,  si  tu  ne  l'as  pas  joué  en  tout  temps.  Mon  opinion  est  faite 
comme  la  tienne  à  l'égard  de  ta  maîtresse,  et  je  trouve  bon  qu'elle 
la  connaisse.  Cette  lettre  lui  sera  donc  envoyée,  et  lui  apprendra 
que  si  le  devoir  et  la  raison  la  mettent  à  tout  jamais  hors  de  ta  vie, 
le  dédain  et  l'oubli  la  mettent  aussi  hors  de  ton  cœur. 

Léon  fit  auprès  de  son  père  une  dernière  tentative  pour  empêcher 
le  départ  de  sa  lettre.  11  y  avait  dans  ses  paroles  un  accent  de  sin- 
cérité qui,  malgré  lui,  pénétra  M.  d'Alpuis  et  le  convainquit  que  son 
fils,  comme  il  le  déclarait  lui-même,  en  accusant  sa  maîtresse,  avait 
obéi  à  un  accès  de  jalousie  qui  l'avait  entraîné  jusqu'à  la  rigueur  et 
même  à  l'injustice.  M.  d'Alpuis  ne  laissa  cependant  point  paraître 
qu'il  fût  intérieurement  revenu  à  une  meilleure  opinion  sur  le  compte 
de  Camille.  Décidé  à  profiter  de  toutes  les  circonstances  que  le  ha- 
sard lui  fournirait  pour  mettre  fin  aux  irrésolutions  de  son  fils,  il 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  671 

ne  voulut  point  renoncer  à  faire  usage  de  l'arme  qui  était  tombée 
entre  ses  mains.  11  avait  compris  que  si  la  maîtresse  de  Léon  était 
réellement  restée  la  femme  à  laquelle  on  était  parvenu  à  l'intéresser 
autrefois,  ce  brutal  congé,  exprimé  en  des  termes  qui  faisaient  re- 
monter le  soupçon  jusque  dans  le  passé,  porterait  à  son  amour  un 
de  ces  coups  auxquels  peu  de  passions  survivent.  Prévoyant  que 
le  jeune  homme  essaierait  peut-être  d'amortir  ce  coup  en  écrivant 
une  autre  lettre  qui  démentirait  la  première,  son  père  exigea  de  lui 
l'engagement  d'honneur  qu'il  cesserait  toute  correspondance  directe 
ou  indirecte  avec  Camille,  et  que  c'était  la  dernière  fois  que  le  nom 
de  celle-ci  serait  prononcé  entre  eux.  —  C'est  à  cette  condition, 
ajouta  M.  d'Alpuis,  que  je  ne  reviendrai  pas  sur  les  dispositions 
qui  ont  été  prises  dans  ton  dernier  voyage  à  Paris. 

Léon  donna  sa  parole,  qui  sauvegardait  les  intérêts  de  sa  maîtresse, 
et,  las  de  toutes  ces  luttes  avec  lui-même  et  avec  les  autres,  il  s'en- 
ferma presque  avec  joie  dans  une  promesse  qui  devait  immobiliser 
sa  volonté. 

XIV. 

Le  surlendemain,  Camille  recevait  la  lettre  de  Léon.  Cette  explo- 
sion de  reproches  et  de  brutale  ironie  fut  pour  elle  quelque  chose  de 
si  inattendu,  qu'elle  ne  comprit  pas  d'abord,  et  courut  chez  Dernier 
pour  lui  demander  des  explications.  Celui-ci  était  précisément  oc- 
cupé à  répondre  à  la  lettre  qu'il  avait  reçue  de  son  côté.  —  Tenez, 
lui  dit  Camille  en  lui  mettant  sous  les  yeux  un  papier  tout  froissé, 
qu'est-ce  que  cela  veut  dire? 

—  C'est  une  circulaire,  répondit  Francis  après  avoir  lu  les  pre- 
mières lignes.  Je  viens  d'en  recevoir  une  pareille,  voici  ma  réponse. 
Voulez-vous  la  copier?  ajouta-t-il  en  lui  montrant  un  court  billet 
ainsi  conçu  :  «  J'aurais  pu  te  répondre  très  longuement,  mais  je  pré- 
fère me  résumer.  Tu  es  bête.  Mes  complimens.  » 

Prenant  une  plume,  Bernier  ajouta  à  sa  réponse  ce  post-scrip- 
tum  :  «  Camille  vient  de  me  montrer  la  lettre  que  tu  lui  adresses. 
Elle  ne  modifie  pas  mon  opinion,  ci-dessus  exprimée.  Seulement  ta 
bêtise  devient  méchante.  Sans  complimens  cette  fois.  » 

Et  comme  Francis  allumait  de  la  cire  pour  fermer  cette  épître  la- 
conique, Camille,  qui  venait  de  relire  la  lettre  de  Léon,  l'approcha 
de  la  bougie,  où  elle  s'enflamma  aussitôt,  et  la  jeta  dans  la  chemi- 
née. Francis  la  regarda  faire  avec  étonnement.  —  Je  la  brûle  pour 
ne  plus  la  lire,  lui  dit-elle,  car  si  je  la  lisais  encore  une  fois,  je  ne 
pourrais  plus  oublier  ce  qu'il  y  a  dedans. 

Et  tout  en  regardant  le  papier  qui  se  consumait  à  ses  pieds,  elle 


672  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ajouta  tristement:  —  Je  ne  suis  pas  comme  lui,  moi.  Je  ne  veux  pas 
le  détruire  dans  ma  pensée. 

Un  courant  d'air  emporta  les  cendres  de  la  lettre,  qui  s'envolè- 
rent dans  la  cheminée.  Un  fragment  de  quelques  lignes  que  la  flamme 
n'avait  pas  eu  le  temps  de  dévorer  était  resté  au  bord  du  foyer.  Ca- 
mille se  baissa  pour  le  ramasser  et  le  remettre  au  feu.  Malgré  elle, 
elle  y  jeta  un  dernier  regard.  C'était  le  passage  dans  lequel  Léon, 
après  lui  avoir  reproché  sa  trahison,  supposait  qu'elle  pourrait  avoir 
des  craintes  sur  l'exécution  de  sa  promesse,  et  lui  rappelait  en  ter- 
mes ironiques  que  «  ses  petits  intérêts  demeuraient  intacts  malgré 
tout!  »  —  Oh!  dit  Camille  en  froissant  convulsivement  le  bout  de 
papier,  et  en  le  plaçant  elle-même  au  milieu  des  charbons  ardens 
au  risque  de  se  brûler,  oh!  cela,  c'est  trop  fort,  ajouta-t-elle  en  se 
îappelant  toutes  les  liertés  et  toutes  les  délicatesses  dont  elle  avait 
autrefois  donné  la  preuve  à  son  amant.  Puis,  s'isolant  de  Bernier, 
qui  la  regardait  curieusement,  elle  continua,  comme  si  elle  eût  parlé 
à  Léon  :  —  Tout  le  reste,  tout,  je  l'aurais  oublié;  mais  cela!...  Oh! 
lit-elle  en  se  frappant  la  poitrine  à  l'endroit  du  cœur,  voilà  un  mau- 
vais coup...  Moi,  cupide!  —  Et  se  laissant  retomber  sur  sa  chaise, 
elle  murmura  :  —  C'est  ignoble! 

Camille  fut  tirée  de  ses  réflexions  par  une  question  de  Francis, 
qui  jeta  brusquement  le  nom  de  Théodore  dans  sa  pensée.  Ce  nom 
ne  parut  lui  causer  aucun  embarras.  —  Eh  bien?  répondit-elle  avec 
tranquillité. 

—  J'ai  su  par  son  médecin  qu'il  était  complètement  rétabli,  et  je 
m'étonne  un  peu  qu'il  ne  soit  pas  venu  me  faire  une  visite.  11  est 
donc  bien  occupé?  demanda  Bernier  avec  une  certaine  insistance. 

—  Je  l'ignore,  lui  répondit  Camille  avec  la  même  indifférence.  Je 
sais  seulement  qu'il  est  en  état  de  sortir,  car  je  l'ai  vu  passer  dans 
la  rue  avec  sa  maîtresse. 

—  Quelle  maîtresse?  fit  Bernier  avec  l'accent  de  la  surprise. 

—  Mais,  répondit  Camille,  une  ancienne  amie  de  M.  Landry, 
M"e  Geneviève,  je  crois.  Je  l'ai  trouvée  un  jour  chez  mon  voisin 
comme  j'allais  savoir  de  ses  nouvelles,  et  je  n'y  suis  pas  retournée 
depuis,  car  il  allait  déjà  bien  mieux,  et  mes  visites  auraient  pu  pa- 
raître indiscrètes  à  cette  dame.  Le  jour  où  je  les  ai  rencontrés  ensem- 
ble dans  la  rue,  je  crois  qu'ils  allaient  à  la  campagne,  car  M.  Théodore 
avait  un  sac  de  voyage  à  la  main.  Elle  est  très  jolie,  cette  dame..., 
acheva  Camille.  Et,  s' étant  levée,  elle  s'approcha  de  la  glace  pour 
rattacher  les  brides  de  son  chapeau. 

—  Un  moment,  lui  dit  Francis,  l'obligeant  à  se  rasseoir.  A  quel 
propos  Théodore  a-t-il  renouvelé  connaissance  avec  cette  ancienne 
maîtresse  dont  vous  parlez? 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  H73 

—  Mais  je  l'ignore,  moi,  répondit  naturellement  Camille.  Je  me 
rappelle  fort  bien  avoir  rencontré  cette  dame  à  ce  malheureux  bal, 
et  je  sais  qu'elle  avait  demandé  à  mon  voisin  la  permission  d'al- 
ler le  voir.  11  n'en  paraissait  pas  très  ravi  ce  soir-là.  Depuis,  il  a 
sans  doute  changé  d'idée.  Il  n'y  a  pas  que  les  femmes  qui  aient  des 
caprices. 

Bernier  parut  réfléchir  un  moment.  —  Voyons,  Camille,  dit-il  en 
prenant  les  mains  de  celle-ci  et  en  paraissant  solliciter  la  confidence, 
avouez-moi  que  vous  avez  eu  une  petite  brouille  avec  le  voisin  Théo- 
dore. Hein? 

—  Je  vois  quelles  sont  vos  suppositions,  répondit  Camille  avec 
vivacité.  Peut-être  en  avez-vous  fait  part  à  Léon,  et  c'est  à  vous 
que  je  dois  d'avoir  reçu  cette  odieuse  lettre  que  je  viens  de  brûler 
tout  à  l'heure. 

—  Je  ne  veux  rien  exagérer,  continua  Bernier,  mais  je  crois  avoir 
à  son  insu  pénétré  les  sentimens  de  Théodore,  qui  est  un  garçon 
étrange.  Les  circonstances,  qui  ont  coup  sur  coup  amené  un  rap- 
prochement entre  vous  et  lui,  pouvaient  m' autoriser  à  faire  cette 
supposition  bien  naturelle,  que  mon  ami  deviendrait  amoureux  de 
vous. 

—  M.  Landry,  reprit  Camille,  a  eu  le  bon  goût  de  ne  pas  se  mé- 
prendre sur  le  sens  de  mes  visites,  et  rien  dans  sa  conduite  avec  moi 
n'a  témoigné  qu'il  eût  les  intentions  que  vous  lui  supposez.  Le  re- 
tour de  sa  maîtresse  auprès  de  lui  en  est,  je  crois,  une  assez  bonne 
preuve. 

—  M.  Landry,  interrompit  Bernier,  est  un  garçon  malin. 

—  Parlons  d'autre  chose,  dit  Camille;  mais  en  ce  moment  une  vi- 
site survint,  elle  dit  adieu  à  Francis  et  retourna  chez  elle. 

Le  soir  où  Camille,  en  quittant  Théodore,  avait  appris  que  Léon 
était  venu  pendant  son  absence,  elle  avait  été  plus  contrariée  de 
ne  pas  s'être  trouvée  chez  elle  qu'inquiétée  des  suppositions  que 
pouvait  faire  naître  cet  éloignement  imprévu,  dont  elle  comptait 
d'ailleurs  faire  connaître  le  motif  au  jeune  homme,  quand  elle  le 
reverrait  le  lendemain.  Ne  l'ayant  pas  vu  revenir  ni  le  lendemain, 
ni  le  jour  suivant,  et  ne  recevant  pas  de  ses  nouvelles,  elle  com- 
mença à  s'alarmer  et  à  comprendre  qu'une  circonstance  imprévue 
avait  hâté  son  départ  et  rendu  sans  doute  leur  séparation  définitive. 
Elle  songea  d'abord  à  lui  écrire,  et  s'abstint  en  se  rappelant  qu'il 
l'avait  priée  de  ne  pas  le  faire,  par  prudence.  Elle  commença  donc 
l'apprentissage  de  sa  situation  nouvelle.  Dans  les  premiers  jours  qui 
avaient  suivi  le  duel  de  Théodore,  les  visites  qu'elle  lui  faisait  pour 
aller  s'informer  de  son  état  avaient  introduit  dans  ses  journées 
quelques  heures  de  distraction;  mais  lorsque  la  présence  d'une  autre 

TOME  IX.  43 


674  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

femme  lui  eut  fait  supposer  que  ces  visites  pouvaient  être  indis- 
crètes et  que  cette  unique  occasion  d'échapper  à  son  isolement  lui 
manqua,  Camille  commença  à  éprouver  ce  profond  accablement  de 
l'être  qui  succède  aux  grandes  douleurs.  Elle  passait  toutes  les 
journées  dans  l'immobilité  et  le  silence,  incapable  d'agir  et  de  pen- 
ser, obéissant  à  peine,  par  un  reste  d'instinct  machinal,  aux  besoins 
de  la  vie,  qui  par  instans  semblait  suspendue  en  elle.  Tous  les  projets 
qu'elle  avait  formés  avec  Léon  dans  leur  dernière  entrevue  étaient 
sortis  de  sa  mémoire.  Un  jour,  elle  avait  cependant  annoncé  à  sa 
camériste  que,  sa  position  étant  changée,  elle  allait  être  obligée  de 
se  servir  elle-même  et  qu'elle  ne  pourrait  pas  la  garder.  Marie  était 
de  cette  race  en  qui  se  continue  comme  une  tradition  l'intelligence 
subtile  et  rusée  des  Frontins  en  casaque  et  des  Martons  en  cornette, 
dont  la  servitude  dominatrice  est  un  des  caractères  de  l'ancienne  co- 
médie; aussi  pensa-t-elle  que  Camille,  entraînée  par  ses  habitudes, 
ne  s'acclimaterait  pas  dans  une  situation  embarrassée,  que  le  hasard, 
s'il  était  habilement  provoqué,  pourrait  rendre  meilleure.  Elle  ne 
voulut  donc  pas  la  quitter,  dans  l'espérance  que  sa  maîtresse  lui 
saurait  gré  un  jour  de  cette  fidélité,  qui,  sous  les  apparences  du  dé- 
vouement, cachait  un  servile  intérêt.  Camille  n'insista  point  pour  le 
renvoi  de  Marie;  celle-ci  d'ailleurs  s'était  faite  la  garde-malade  de 
son  chagrin,  et  sa  présence  animait  au  moins  sa  solitude. 

Lorsque  Camille  revint  chez  elle  après  avoir  quitté  Bernier,  elle 
était  encore  plus  triste  que  de  coutume,  et  rapportait  la  douloureuse 
impression  que  lui  avait  causée  la  lettre  de  Léon.  Quand  elle  avait 
détruit  cette  lettre  accusatrice,  il  était  déjà  trop  tard  pour  qu'elle  l'ou- 
bliât :  au  fur  et  à  mesure  que  le  feu  la  consumait,  les  caractères  se  gra- 
vaient dans  sa  mémoire,  visiblement,  profondément,  éternellement 
empreints.  Camille  sentait  instinctivement  que  son  cœur  venait  de  re- 
cevoir un  choc  qui  y  avait  brisé  quelque  chose;  ses  paupières  étaient 
intérieurement  brûlées  par  des  larmes  qui  montaient  jusqu'à  ses 
yeux  et  n'en  voulaient  pas  sortir:  mille  pensées  navrantes  bourdon- 
naient dans  son  cerveau.  Elle  fut  accueillie  à  son  retour  par  la  con- 
tradiction pénible  et  brutale  d'un  souci  vulgaire.  Marie  lui  montra 
un  papier  sur  lequel  il  y  avait  des  chiffres  :  c'était  son  compte.  Elle 
avait  dépensé  tout  l'argent  qui  lui  avait  été  remis  pour  les  besoins  de 
la  maison,  elle  avait  fourni  même,  pour  ne  pas  tourmenter  madame, 
les  quelques  petites*  économies  qu'elle  avait  pu  faire  à  son  service; 
mais  toutes  les  ressources  étaient  épuisées.  —  Madame  m'a  demandé 
ce  matin  la  dernière  pièce  de  dix  sous  qui  me  restait  pour  donner  au 
joueur  d'orgue.  Voilà  le  compte,  si  madame  veut  vérifier,  dit  Marie. 

—  Vous  savez  bien  que  je  ne  compte  jamais,  répondit  Camille. 

—  11  n'y  a  pas  de  quoi  faire  le  dîner! 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  <375 

—  Je  n'ai  pas  faim,  murmura  Camille. 

—  Oui;  mais  moi!  fit  Marie  naïvement.  Passe  encore  pour  aujour- 
d'hui, mais  demain! 

—  C'est  vrai,  ma  pauvre  fille;  il  y  a  demain. 

—  Et  puis  les  petits  enfans  de  demain,  continua  Marie  dans  son 
langage  familier.  Si  madame  voulait,  il  serait  encore  temps  d'aller 
aujourd'hui  chez  le  notaire  de  monsieur. 

Le  jour  où  Léon  avait  pris  avec  Camille  un  engagement  que  celle- 
ci  avait  accepté,  Marie,  qui  écoutait  aux  portes,  n'avait  rien  perdu 
de  l'entretien  des  deux  amans,  et  cette  promesse  du  jeune  homme 
n'avait  pas  été  étrangère  au  dévouement  consolateur  qu'elle  témoi- 
gnait à  sa  maîtresse.  Comme  Camille  lui  demandait  assez  sévère- 
ment comment  elle  était  initiée  à  ce  détail,  la  camériste  lui  répondit 
effrontément  qu'elle  le  tenait  d'elle-même,  ce  que  la  jeune  femme 
n'osa  contester,  sachant  qu'elle  avait  avec  sa  servante  une  malheu- 
reuse manie  de  confidence;  mais  au  moment  où  on  lui  rappelait 
qu'elle  avait  accepté  de  Léon  que  celui-ci  veillât  sur  ses  besoins, 
elle  se  rappela  en  même  temps  les  lignes  de  cette  lettre  qu'elle 
avait  brûlée  chez  Bernier,  et  qui  lui  avaient  semblé  les  plus  cruelles 
qui  fussent  dans  cette  accusation. — De  l'argent  de  lui,  l'aumône  de 
l'outrage,  oh!  fit  Camille,  se  parlant  à  elle-même. 

—  Si  madame  veut  se  presser  un  peu,  continua  Marie,  qui  mar- 
chait derrière  sa  maîtresse,  elle  trouvera  l'étude  encore  ouverte. 
J'aurai  le  temps  d'aller  au  marché,  et  je  ferai  à  madame  un  joli 
petit  dîner. 

Camille  ouvrit  son  armoire,  y  fouilla  du  regard,  puis  de  la  main, 
et,  prenant  son  unique  cachemire,  elle  le  jeta  à  la  camériste  stupé- 
faite, en  lui  disant  :  —  Faites  de  l'argent  avec  ceci. 

C'était  la  première  fois  que  Marie  trouvait  dans  sa  maîtresse  l'ac- 
cent impératif  de  l'ordre  :  elle  prit  le  chàle  et  sortit.  Comme  elle  re- 
venait du  Mont-de-Piété,  elle  rencontra  en  route  une  femme  qui 
avait  été  la  voisine  de  Camille  dans  la  maison  précédemment  ha- 
bitée par  celle-ci.  Cette  femme  était  la  même  qui  s'était  vue  quel- 
ques mois  auparavant  dans  une  position  pareille  à  celle  où  Camille 
se  trouvait  actuellement.  Marie  l'aborda  familièrement,  et  lui  ra- 
conta le  chagrin  de  sa  maîtresse.  En  apprenant  que  Camille  avait  eu 
son  tour,  son  ancienne  voisine  éprouva  ce  contentement  instinctif 
que  le  malheur  d'une  amie  cause  toujours  à  ces  sortes  de  femmes. 
Camille,  comparant  l'amour  sincère  qu'elle  avait  pour  Léon  à  des 
liaisons  moins  désintéressées,  avait  souvent  laissé  échapper  sur  les 
autres  femmes  des  appréciations  que  celles-ci  pouvaient  trouver  dé- 
daigneuses. La  voisine  de  Camille  voulut  profiter  de  la  circonstance 
pour  aller  lui  rendre  quelques-unes  de  ces  petites  blessures  d'amour- 


<J7<>  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

propre  qui  ne  s'oublient  jamais,  les  plaies  faites  à  la  vanité  fémi- 
nine étant  incurables.  Quelle  belle  occasion  d'ailleurs  pour  faire  un 
charitable  étalage  de  consolations  hypocrites! 

—  Oh  !  chère  amie,  comme  je  la  plains!  s'écria-t-elle  en  écoutant 
les  doléances  de  Marie.  Et  comme  celle-ci  lui  montrait  la  reconnais- 
sance du  Mont-de-Piété,  elle  ajouta  en  joignant  les  mains  avec  une 
pitié  feinte  :  —  Comment!  elle  en  est  là?..  Mais  pourquoi  n'a-t-elle 
pas  pensé  à  moi?  Son  pauvre  petit  cachemire,  je  le  lui  aurais  bien 
acheté.  J'aide  l'argent  maintenant,...  beaucoup... 

Et,  ramenée  avec  une  satisfaction  visible  à  la  misérable  situation 
de  Camille,  elle  s'écria  avec  un  mépris  grotesque  en  faisant  allusion 
à  Léon  :  —  Mais  ce  cuistre  ne  lui  a  donc  rien  laissé  en  la  quittant  ! 

Marie  raconta  ce  qu'elle  savait  des  intentions  de  Léon  pour  Ca- 
mille et  le  refus  de  celle-ci  d'en  profiter.  La  voisine  fit  à  ce  propos 
une  réflexion  très  profonde  dans  sa  vulgarité.  —  Pauvre  petite!  dit- 
elle,  elle  aurait  bien  mieux  fait  de  garder  son  châle  et  de  se  débar- 
rasser de  sa  fierté,  c'est  un  meuble  qui  coûte  trop  cher  d'entretien. 
J'irai  lui  faire  une  visite,  et  je  la  conseillerai. 

—  Oh!  oui,  madame,  interrompit  Marie  avec  conviction,  elle  a 
bien  besoin  de  conseils.  Vous  devriez  venir  la  voir  aujourd'hui.  Je 
ferai  un  joli  petit  dîner,  il  y  a  longtemps  que  cela  ne  nous  est  ar- 
rivé... 

La  voisine  suivit  Marie;  mais  au  lieu  de  rester  chez  Camille,  elle 
voulut  l'emmener  chez  elle,  car  elle-même  avait  du  monde  à  dîner. 
Camille  résista  d'abord,  et  céda  ensuite  aux  sollicitations  de  sa  voi- 
sine et  de  Marie,  qui  l'habilla  malgré  elle.  Quand  elle  fut  prête, 
elle  demanda  son  châle.  —  Le  voici,  madame,  répondit  Marie  en 
lui  remettant  la  reconnaissance.  Camille  rougit,  et  prit  dans  son  ar- 
moire un  petit  vêtement  dont  la  simplicité  devait  faire  un  heureux 
repoussoir  à  la  toilette  luxueuse  de  son  amie. 

Comme  elles  allaient  sortir,  Marie  prit  la  voisine  à  part  :  —  Ah! 
madame,  lui  dit-elle  en  désignant  sa  maîtresse,  je  vous  en  prie, 
tâchez  qu'on  la  rende  raisonnable. 

Camille  n'avait  pas  été  prévenue  par  sa  voisine  que  celle-ci  l'avait 
remplacée  dans  le  logement  où  elle  avait  vécu  pendant  quatre  ans 
avec  Léon.  Elle  fut  péniblement  surprise  en  y  l'entrant  :  le  spectre 
du  passé  était  venu  lui  en  ouvrir  la  porte.  La  voisine  fut  accueillie 
bruyamment  par  les  convives,  parmi  lesquels  se  trouvait  l'amant  du 
jour,  un  demi-grand  seigneur  qui  avait  mis,  tout  jeune,  le  feu  aux 
quatre  coins  de  son  patrimoine  et  était  parti,  laissant  tous  les  huis- 
siers de  Paris  chercher  dans  les  cendres.  L'un  des  premiers,  il  s'était 
enrôlé  dans  cette  émigration  qui  attire  depuis  quinze  ans,  vers  les 
Eldorados  nouvellement  découverts,  toutes  les  misères  hasardeuses 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  677 

et  toutes  les  cupidités  inassouvies  du  vieux  continent.  Retroussant 
galamment  ses  manches,  il  avait  plongé  ses  mains  patriciennes  dans 
les  boues  dorées  du  Sacramento.  Après  une  absence  de  trois  ans.  il 
revenait  en  France  ramenant  un  galion  et  affamé  de  corruption  ci- 
vilisée. Son  retour  avait  été  signalé  par  toutes  les  vigies  du  parasi- 
tisme parisien.  Depuis  un  mois,  il  vivait  dans  une  société  de  gens 
ingénieux  qui,  n'ayant  jamais  eu  ni  nom,  ni  fortune,  ni  profession 
avouable  ou  avouée,  confondent  habilement  leur  existence  avec  celle 
des  gens  qui  possèdent  un  nom,  une  fortune  ou  une  profession.  S'il 
les  traitait  un  peu  comme  un  homme  qui  a  vécu  avec  les  nègres, 
ses  amis  ne  se  plaignaient  pas  et  provoquaient  volontiers  des  offenses 
auxquelles  ils  savaient  faire  succéder  de  généreuses  excuses.  L'un 
d'eux  lui  avait  fait  connaître  la  voisine  de  Camille,  avec  laquelle  il 
était  seulement  en  relations  depuis  quinze  jours,  presque  entière- 
ment passés  autour  de  sa  table. 

La  maîtresse  de  Léon  eut  d'abord  du  regret  d'avoir  accompagné 
son  amie.  Elle  dut  cependant,  par  politesse,  assister  à  l'inventaire 
de  toutes  les  richesses  dont  celle-ci  venait  d'être  récemment  com- 
blée. Avant  de  la  faire  dîner,  on  lui  fit  pour  ainsi  dire  compter  les 
assiettes.  Le  repas  fut  bruyant  et  non  pas  gai;  si  l'on  y  servit  des  pri- 
meurs, l'esprit  du  moins  n'en  faisait  pas  partie.  L'amphitryon  avait 
rapporté  de  ses  courses  aventureuses  des  habitudes  qui  attestaient 
son  contact  avec  des  gens  grossiers,  —  et  par  servilité  ses  convives 
semblaient  se  frotter  contre  lui  pour  les  lui  emprunter.  Les  vins,  bus 
immodérément,  commençaient  à  dégager  dans  les  cerveaux  leurs 
fumées  capiteuses,  et  les  propos  de  cette  table,  qui  ne  ressemblaient 
pas  à  ceux  de  iMartin  Luther,  rappelaient  à  Camille  cette  nuit  de  bal 
masqué  où,  pour  la  première  fois,  elle  avait  été  initiée  au  langage 
et  aux  mœurs  d'un  certain  monde. 

Le  dessert  ayant  pris  une  allure  bachique  qui  l'embarrassait,  Ca- 
mille se  leva  sous  le  prétexte  d'aller  prendre  un  peu  l'air,  et  entra 
dans  la  chambre  de  son  amie,  qui  l'accompagna.  Au  temps  où  elles 
s'étaient  connues,  cette  femme  n'était  pas  encore  ce  que  l'avait  faite 
son  existence  actuelle.  S'étant  jetée  plutôt  par  désœuvrement  que 
par  goût,  elle  avait  cédé  à  des  entraînemens  qui  avaient  fini  par 
lui  créer  de  nouvelles  habitudes,  qui  s'étaient  naturalisées  besoins. 
Un  carnaval  avait  suffi  pour  faire  son  éducation.  Camille  lui  rappela 
l'époque  où  elle  vivait  heureuse,  d'un  bonheur  moins  bruyant  et 
moins  brillant,  mais  plus  intime. 

—  Ne  regrettez -vous  pas  ce  temps-là?  lui  demanda- t-elle. 

—  Non,  répondit  son  amie.  Le  regret  est  une  plante  amère,  et 
vous  ferez  comme  moi,  vous  vous  lasserez  de  la  cultiver. 

Et  comme  elle  entendait  la  voix  de  son  amant,  qui  l'appelait,  elle 


<Î78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rejoignit  ses  convives  en  laissant  Camille  seule.  Au  milieu  du  choc 
et  des  éclats,  celle-ci  reconnut  la  voix  de  sa  voisine,  qui  chantait 
une  chanson  de  taverne  qu'on  lui  avait  demandée.  —  Vous  ferez 
comme  moi!  murmura  Camille  en  se  rappelant  les  dernières  pa- 
ri îles  que  lui  avait  dites  son  amie  en  la  quittant.  Celle-ci  avait  été 
interrogée  par  ses  convives  à  propos  de  Camille.  Les  renseignemens 
qu'elle  donna  devaient  faire  supposer  que  l'abandon  et  le  chagrin 
de  la  jeune  femme  étaient  en  quête  d'un  consolateur.  Un  des  con- 
vives quitta  la  table  et  rejoignit  Camille. 

Celle-ci  aurait  pu  oublier  qu'elle  se  retrouvait  dans  un  lieu  qui 
jadis  avait  été  l'endroit  favori  des  causeries  intimes  et  des  heures 
amoureuses,  car  un  autre  ameublement  et  une  décoration  nouvelle 
avaient  changé  l'aspect  de  cette  pièce.  Une  trace  visible  du  passé 
vint  lui  rappeler  qu'elle  l'avait  habitée  avec  Léon.  Dans  les  pre- 
miers temps  de  leur  liaison,  revenant  un  jour  d'une  promenade  à  la 
campagne,  ils  étaient  entrés  dans  cette  chambre,  furtifs  comme  des 
gens  qui  emportent  un  trésor,  et  s'y  étaient  enfermés  pour  le  comp- 
ter. La  soirée  s'était  achevée  au  coin  du  feu,  près  d'un  petit  guéri- 
don sur  lequel  ils  avaient  dressé  eux-mêmes  un  de  ces  soupers  d'a- 
moureux où  les  meilleures  friandises  ne  sont  pas  sur  la  table.  Un 
verre  de  ces  vieux  vins  qui  font  l'amour  jeune  avait  animé  Camille, 
qui,  pour  la  première  fois,  avait  senti  la  passion  déborder  dans  la 
tendresse.  Obéissant  à  un  de  ces  enthousiasmes  soudains  qui  sont 
la  reconnaissance  du  bonheur,  Léon  avait  voulu  éterniser  le  souve- 
nir de  cette  soirée,  et  il  en  avait  gravé  la  date  sur  une  des  colonnes 
de  marbre  de  la  cheminée.  C'était  cette  date  qui  venait  de  tomber 
sous  les  yeux  de  Camille,  et  avait  réveillé  en  elle  tous  ces  souvenirs 
de  l'amour  qui  lui  avaient  fait  dire  un  jour  que  cette  chambre  était  le 
pays  où  son  cœur  était  né.  Comme  elle  avait  les  yeux  fixés  sur  cette 
date,  presque  aussi  triste  pour  elle  en  ce  moment  qu'une  épitaphe 
gravée  sur  une  tombe,  elle  fut  troublée  dans  sa  rêverie  douloureuse 
par  la  voix  d'un  homme  qui  s'approchait  d'elle  et  lui  murmurait  des 
madrigaux  de  dessert. 

Camille  l'écoutant  à  peine  et  ne  lui  répondant  pas,  il  pensa  que 
son  silence  était  peut-être  une  provocation  à  se  montrer  plus  per- 
suasif et,  s'étant  agenouillé  auprès  d'elle,  il  s'empara  de  l'une  de 
ses  mains,  qu'il  porta  à  ses  lèvres  avec  une  galanterie  équivoque. 
Cette  entrée  en  matière  tira  brusquement  Camille  de  son  rêve  du 
passé.  Elle  se  leva  aussitôt,  et  par  son  attitude  protesta  contre  une 
familiarité  à  laquelle  elle  n'était  pas  habituée;  mais  intérieurement 
elle  fit  la  réflexion  que  c'était,  depuis  sa  rupture  avec  Léon,  la  se- 
conde fois  qu'on  se  méprenait  auprès  d'elle,  et  se  demanda  si  à  l'a- 
venir elle  aurait  le  droit  de  s'offenser  de  ces  méprises,  puisqu'elle- 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  (579 

même  semblait  venir  au-devant  en  se  laissant  entraîner  dans  des 
lieux  où  son  isolement  pouvait  les  autoriser. 

Le  jeune  homme  paraissant  disposé  à  ne  point  la  laisser  seule, 
elle  rentra  dans  la  salle  où  se  trouvaient  les  convives.  Un  tapis  avait 
été  jeté  sur  la  table,  et  sur  le  tapis  on  mêlait  des  jeux  de  cartes.  En 
voyant  entrer  Camille,  son  amie  lui  montra  une  place  auprès  d'elle 
et  lui  dit  :  —  Malheur  en  amour,  bonheur  au  jeu;  mettez-vous  là, 
vous  gagnerez. 

Camille  refusa,  disant  qu'il  était  tard,  et  qu'étant  fatiguée,  elle 
désirait  se  retirer.  On  voulut  la  retenir,  mais  elle  insista.  Pendant 
qu'elle  faisait  ses  préparatifs  de  départ,  aidée  par  son  amie,  sur  l'ini- 
tiative de  l'amphitryon,  les  convives  tiraient  à  la  plus  belle  carte 
lequel  d'entre  eux  serait  le  cavalier  de  Camille.  L'as  tomba  à  l'un 
des  hommes  qui  pendant  la  soirée  s'était  montré  le  plus  réservé 
dans  son  langage  et  sa  tenue.  Camille  eût  préféré  s'en  aller  seule; 
mais  l'heure  était  bien  avancée,  et  il  lui  semblait  difficile  d'ailleurs 
de  refuser  l'offre  qui  lui  était  faite  avec  beaucoup  de  convenance. 
Elle  prit  donc  le  bras  qu'on  lui  offrait,  et  suivit  son  cavalier  sans 
savoir  qu'il  lui  était  donné  par  le  hasard.  Elle  n'eut  pendant  la  route 
aucune  raison  pour  regretter  d'avoir  accepté  sa  compagnie,  car  il  se 
montra  avec  elle  aussi  courtois  que  peut  l'être  un  homme  bien  élevé 
avec  une  femme  qu'il  rencontre  pour  la  première  fois;  mais,  comme 
elle  était  arrivée  à  sa  porte  et  se  disposait  à  le  remercier  de  l'avoir 
accompagnée,  son  cavalier,  arrêtant  la  main  qu'elle  portait  au  bou- 
ton de  sa  sonnette,  lui  demanda  très  tranquillement  un  rendez-vous, 
protestant  qu'il  lui  serait  agréable  qu'elle  le  fixât  prochainement, 
car  il  était  sur  le  point  de  partir  pour  un  voyage.  —  Et  je  serais  bien 
heureux,  ajouta-t-il,  si  je  pouvais  emporter  avec  moi  un  souvenir 
d'une  aussi  charmante  personne. 

Cette  demande,  faite  sur  un  ton  de  politesse  exquise,  étourdit 
Camille,  et  pendant  un  moment  la  pétrifia  au  point  qu'elle  resta  au 
seuil  de  sa  porte,  ne  songeant  même  pas  à  agiter  la  sonnette  pour 
se  faire  ouvrir.  Le  jeune  homme  attendait  sa  réponse  avec  une  sé- 
curité parfaite,  et,  pensant  qu'elle  serait  peut-être  plus  à  l'aise,  si 
elle  était  moins  pressée,  il  tira  une  carte  de  son  portefeuille  et  la 
lui  glissa  dans  la  main  en  lui  disant  très  doucement  :  —  Voici  mon 
adresse.  La  nuit  porte  conseil,  vous  réfléchirez. 

Comme  il  achevait,  une  voiture  s'arrêta  à  la  porte  de  la  maison 
voisine,  et  Camille  en  vit  descendre  Théodore,  un  sac  de  voyage  à 
la  main.  Celui-ci  l'avait  reconnue,  car  elle  se  trouvait  sous  la  lu- 
mière d'un  bec  de  gaz;  mais,  la  voyant  accompagnée,  il  fit  semblant 
de  ne  pas  la  voir.  Le  premier  mouvement  de  Camille  avait  été  d'ap- 
peler son  voisin;  puis,  se  souvenant  de  la  scène  de  l'Opéra  et  des 


680  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

conséquences  qu'elle  avait  eues,  Camille  redouta  une  nouvelle  inter- 
vention de  Théodore,  et  craignit  surtout  que  le  jeune  homme  ne  fît 
la  remarque  qu'elle  se  trouvait  bien  souvent  dans  une  circonstance 
pareille  à  celle  où  il  avait  cru  devoir  intervenir  déjà.  Elle  se  con- 
tint donc,  et  ce  fut  seulement  lorsque  la  porte  de  la  maison  voi- 
sine se  fut  refermée  sur  Théodore,  qu'elle  froissa  la  carte  que  le 
jeune  homme  lui  avait  remise,  et  pour  unique  réponse  la  jeta  à  ses 
pieds.  Celui-ci  ne  parut  aucunement  s'émouvoir;  il  alluma  un  nou- 
veau cigare  à  celui  qui  venait  de  se  consumer,  et  s'éloigna  après 
avoir  salué  respectueusement  Camille,  mais  sans  lui  adresser  d'ex- 
cuses. 

Marie  montra  quelque  surprise  en  voyant  rentrer  sa  maîtresse, 
qu'elle  n'attendait  plus.  Comme  il  était  deux  heures  du  matin,  elle 
venait  de  se  coucher,  en  se  disant  :  —  Allons,  si  madame  ne  rentre 
pas,  c'est  qu'elle  devient  raisonnable. 

Avant  de  se  renfermer  dans  sa  chambre,  Camille  ouvrit  la  fe- 
nêtre qui  donnait  sur  la  cour,  et  remarqua  qu'il  y  avait  de  la  lumière 
dans  l'atelier  de  son  voisin,  qui  parut  lui-même  à  sa  croisée,  où  il 
resta  un  instant  à  fumer.  Était-ce  machinalement,  ou  avait-elle 
voulu  lui  prouver  qu'elle  était  seule  chez  elle?  Camille  ne  se  ren- 
dit pas  compte  du  sentiment  qui  l'avait  amenée  à  sa  fenêtre;  mais 
en  l'y  voyant  apparaître,  et  bien  qu'elle  y  fût  restée  une  minute  à 
peine,  sa  présence  avait  suffi  pour  faire  revenir  Théodore  sur  un 
doute  qu'il  préférait  voir  hors  de  son  esprit.  Théodore  revenait  de 
chez  son  parrain,  où  il  était  allé  passer  quelques  jours  pour  se  re- 
mettre complètement  de  sa  blessure.  On  avait  voulu  le  retenir  plus 
longtemps  à  la  campagne,  mais  il  avait  prétexté  des  travaux  qui  le 
rappelaient  à  Paris.  11  avait  d'ailleurs  la  nostalgie  de  son  chez  lui 
—  et  des  environs. 


XV. 


Lorsqu' après  son  duel,  Théodore,  étant  revenu  à  l'état  lucide, 
avait  trouvé  Camille  assise  auprès  de  son  lit,  il  n'avait  vu  d'abord 
dans  sa  présence  chez  lui  qu'un  rapprochement  accidentel;  mais  il 
n'avait  pas  tardé  à  prévoir  quelles  en  pourraient  être  les  consé- 
quences, si  ce  rapprochement  se  prolongeait.  La  visite  de  Camille 
était  chaque  jour  attendue  avec  moins  de  tranquillité,  et  les  heures 
qu'elle  passait  auprès  de  lui  paraissaient  chaque  jour  à  l'artiste 
s'écouler  plus  rapidement.  Théodore,  prenant  l'alarme,  avait  con- 
sulté son  fameux  thermomètre  moral,  qui,  à  son  insu,  s'était  pro- 
gressivement élevé  à  un  degré  auquel  il  l'avait  rarement  vu  attein- 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  681 

dre.  Qu'il  fût  amoureux  de  sa  voisine,  Théodore  n'en  douta  plus. 
—  Par  où  diable  cet  amour-là  a-t-il  pu  entrer?  se  demandait-il  avec 
l'étonnement  d'un  homme  qui  croyait  son  cœur  hermétiquement 
fermé  au  retour  de  toute  passion.  —  Peut-être  par  cette  brèche,  ima- 
gina Théodore,  regardant  un  jour  la  cicatrice  de  son  coup  d'épée, 
qui  commençait  à  se  fermer. 

S'il  trouva  d'abord  un  certain  charme  à  reconnaître  qu'il  lui  était 
encore  possible  d'être  amoureux,  cette  découverte  le  fit  bientôt  réflé- 
chir profondément.  Ce  qu'il  savait  de  Camille  par  Francis  Dernier,  ce 
qu'il  avait  pu  apprendre  dans  l'intimité  que  les  circonstances  avaient 
amenée  entre  eux  ne  lui  permettait  pas  de  confondre  sa  voisine  avec 
les  aimables  créatures  dont  la  mobilité  de  cœur  réalise  l'utopie  du 
mouvement  perpétuel,  et  auxquelles  on  peut  sans  danger  proposer 
un  petit  tour  de  sentiment.  Théodore,  prévoyant  qu'une  liaison  avec 
Camille  l'entraînerait  au-delà  des  limites  de  l'aventure,  résolut  de 
ne  pas  laisser,  au  plaisir  qu'il  éprouvait  à  la  voir,  le  temps  de  deve- 
nir une  habitude,  qui  deviendrait  elle-même  un  besoin.  Ce  fut  alors 
que  l'idée  lui  vint  de  rappeler  auprès  de  lui  cette  ancienne  maîtresse, 
la  frileuse  fugitive  de  sa  tour  du  nord.  11  espérait  que  sa  présence 
réveillerait  non  pas  l'amour  qu'il  avait  eu  jadis  pour  elle,  mais  au 
contraire  des  souvenirs  qui,  en  lui  rappelant  une  des  époques  les 
plus  troublées  de  sa  vie,  fortifieraient  la  résolution  qu'il  avait  prise 
d'écarter  de  lui  toute  circonstance  de  nature  à  la  troubler  de  nou- 
veau. En  mettant  Geneviève  en  face  de  Camille,  il  évoquait  le  passé 
pour  effrayer  l'avenir.  Son  ancienne  maîtresse  était  accourue  avec 
assez  de  bonne  grâce,  ignorant  que  son  retour  n'était  qu'une  combi- 
naison dont  le  premier  résultat  avait  été  d'éloigner  Camille;  mais 
après  quelques  visites  elle  se  rappela  les  paroles  que  Théodore  lui 
avait  dites  au  bal  de  l'Opéra,  et  reconnut  en  efiel  qu'en  venant  tou- 
cher «  aux  choses  fragiles  du  passé,  »  elle  les  brisait  sous  sa  main. 
Le  jour  où  Théodore  était  parti  pour  la  Normandie,  en  le  quittant 
au  chemin  de  fer,  où  elle  l'avait  accompagné,  elle  lui  avait  dit  adieu, 
et  non  pas  au  revoir.  Pendant  les  quelques  jours  qu'il  avait  passés  à 
la  campagne,  Théodore  s'aperçut  que  si  l'absence  l' éloignait  de  Ca- 
mille, elle  n'en  rapprochait  pas  moins  celle-ci  de  sa  pensée,  et  s'a- 
larma tout  de  bon.  Puis  la  réflexion  lui  vint  que  le  voisinage  était 
peut-être  pour  quelque  chose  dans  cette  préoccupation  de  la  voisine, 
et  il  supposa  qu'en  détruisant  la  cause,  il  pourrait  peut-être  en  pa- 
ralyser les  effets.  Ce  fut  du  moins  la  raison  qu'il  se  donna  à  lui-même 
un  matin  pour  être  à  Paris  le  soir  et  donner  congé  de  son  atelier 
dans  les  délais  exigés  par  l'usage. 

Telles  étaient  les  dispositions  d'esprit  dans  lesquelles  se  trouvait 
Théodore  à  son  retour  de  la  campagne.  La  rencontre  imprévue  de 


<Î82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Camille  et  l'impression  que  lui  avait  causée  sa  présence  tardive  dans 
la  rue,  le  singulier  bien-être  que  lui  avait  fait  éprouver  ensuite  sa 
courte  apparition  à  sa  croisée,  étaient  autant  de  symptômes  signi- 
ficatifs qui  justifiaient  ses  craintes  et  devaient  maintenir  Théodore 
dans  sa  résolution.  En  revenant  de  chez  son  amie,  Camille  n'avait 
pas  dormi,  et  pendant  que  Théodore  réfléchissait  aux  dangers  du 
voisinage,  elle  réfléchissait  aux  dangers  de  l'isolement.  Le  souvenir 
de  sa  soirée  lui  était  resté  dans  l'esprit.  Sans  doute  elle  sentait  en 
elle  une  invincible  répugnance  pour  cette  existence  au  milieu  de  la- 
quelle un  besoin  de  distraction  l'avait  déjà  entraînée;  mais  était-elle 
bien  sûre  que  ce  besoin  de  distraction  ne  deviendrait  pas  lui-même 
un  jour  aussi  invincible  que  cette  répugnance  même?  IN'avait-elle 
pas  eu  sous  les  yeux  l'exemple  de  cette  femme  qui  s'était  en  quel- 
ques mois  habituée  à  vivre  dans  une  atmosphère  viciée?  pouvait- 
elle  répondre  d'elle-même,  et,  poussée  par  l'ennui,  ne  pourrait-elle 
pas,  elle  aussi,  se  laisser  entraîner  au  courant,  y  être  attirée  même 
par  la  nécessité,  cette  puissante  attraction  au  mal?  A  cette  pensée, 
qu'un  jour  viendrait  peut-être  où  un  homme  qu'elle  ne  connaîtrait 
pas  pourrait  lui  parler  comme  on  lui  avait  parlé  dans  cette  soirée,  et 
qu'elle  serait  obligée  de  ne  pas  lui  répondre  comme  on  répond  à  un 
outrage,  Camille  se  sentit  frissonner  tout  entière,  et  toutes  les  me- 
naces de  l'avenir  vinrent  épouvanter  son  imagination.  Cependant  à 
quoi  se  rattacher  pour  ne  pas  glisser  dans  l'abîme?  Dans  quelle  affec- 
tion fortifier  l'instinct  de  résistance  aux  tentations  de  la  solitude,  de 
l'ennui  et  de  la  misère?  Le  jour  où  Léon  lui  avait  dit  qu'un  autre 
amour  pourrait  plus  tard  le  remplacer  dans  son  cœur,  Camille  avait 
protesté  avec  la  sincérité  de  son  cœur,  alors  plein  de  l'amour  qu'elle 
avait  pour  lui;  elle  croyait  que  le  souvenir  qu'il  y  laisserait  serait 
suffisant  pour  garder  la  place  :  elle  en  doutait  maintenant  que  la 
blessure  qu'il  avait  faite  à  ce  souvenir  était  tellement  douloureuse, 
qu'elle  eût  préféré  l'oubli.  Elle  eut  pendant  une  heure  un  de  ces 
désirs  qui  ouvrent  dans  l'âme  une  entrée  au  désespoir.  Jetant  un  re- 
gard éperdu  vers  tous  les  horizons  de  sa  vie,  elle  vit  le  regret,  la 
misère  ou  la  honte  partout,  l'espérance  nulle  part.  Elle  pensa  un  mo- 
ment à  mourir,  mais  cette  pensée  seule  lui  fut  plus  cruelle  que  la 
mort  :  une  soudaine  rébellion  de  jeunesse  la  rattacha  à  la  vie,  quels 
que  dussent  en  être  les  hasards. 

La  résolution  prise  par  Camille  de  ne  rien  accepter  de  Léon  était 
trop  enracinée  dans  sa  fierté  pour  qu'elle  pût  être  ébranlée;  mais 
elle  songea  que  cette  fierté  lui  permettait  du  moins  d'utiliser  les  con- 
seils qu'il  lui  avait  donnés  dans  leur  dernière  entrevue.  Elle  pensa 
qu'elle  pourrait  répondre  dignement  à  sa  lettre,  si,  le  rencontrant 
un  jour  et  lui  tendant  sa  main  hàlée  par  le  travail,  elle  lui  prou- 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  683 

vait  que,  sans  profiter  de  ses  dons,  elle  avait  su  vivre  d'elle-même, 
que  si  la  Camille  du  présent  n'était  plus  celle  du  passé,  c'était  seu- 
lement parce  qu'elle  avait  cessé  de  l'aimer.  Si  cette  idée  de  deman- 
der sa  vie  au  travail  lui  avait  été  inspirée  par  les  dangers  de  l'oi- 
siveté, Camille  ne  l'eût  peut-être  accueillie  qu'avec  défiance,  sachant 
combien  elle  était  peu  courageuse  en  face  d'un  changement  d'habi- 
tudes; mais  par  cela  même  que  cette  résolution  était  puisée  dans  son 
orgueil,  elle  sentit  qu'elle  n'y  renoncerait  pas,  et  qu'elle  la  mènerait 
jusqu'au  bout  avec  cette  obstination  passionnée  que  toute  femme 
applique  à  l'accomplissement  d'un  projet  qui  a  l' amour-propre  pour 
base  et  la  vengeance  pour  résultat. 

A  six  heures  du  matin,  Camille,  assise  à  sa  table,  faisait  encore 
des  calculs.  Bien  qu'il  eût  peu  dormi,  Théodore  se  levait  à  la  même 
heure.  Comme  il  ouvrait  sa  fenêtre,  il  aperçut  ses  amis  les  oiseaux 
qui  commençaient  à  courir  sur  les  toits,  et  faisaient  leur  toilette  ma- 
tinale au  premier  rayon  du  soleil. 

—  Mes  pauvres  pensionnaires!  Si  je  déménage,  pensa-t-il,  il  fau- 
dra que  je  leur  donne  mon  adresse. 

Ramené  par  cette  idée  au  motif  qui  lui  faisait  ployer  sa  tente, 
Théodore  songea  que  s'il  allait  la  planter  dans  ce  même  quartier, 
autant  valait  ne  pas  s'en  aller.  Pour  que  son  éloignement  fût  sé- 
rieux, il  fallait  créer  l' éloignement  de  la  distance.  Il  se  rappela  que 
Bernier,  qui  demeurait  à  une  lieue,  lui  avait  souvent  dit  que  son 
quartier  était  plein  d'ateliers.  Théodore,  ayant  d'ailleurs  besoin  de 
voir  Francis  pour  lui  parler  de  la  commande  que  celui-ci  lui  axait 
fait  espérer,  se  décida  à  aller  chez  lui.  En  passant  devant  son  con- 
cierge, il  lui  signifia  son  congé  pour  le  demi-terme. 

Théodore  trouva  Francis  au  travail  selon  son  habitude,  et  celui-ci 
lui  causa  une  déception  visible  en  lui  apprenant  qu'il  n'avait  pas  à 
compter  sur  la  commande.  —  Pourquoi?  demanda  Théodore. 

—  Parce  que,...  répliqua  Francis,  et  il  lui  montra  la  lettre  que 
Léon  lui  avait  écrite. 

—  Ainsi,  dit  Théodore  en  riant,  votre  ami  refuse  d'encourager  les 
arts  parce  qu'il  suppose  que  je  suis  actuellement  l'amant  de  son  an- 
cienne maîtresse,  et  surtout  parce  qu'il  suppose  que  je  l'étais  avant 
qu'il  l'eût  quittée.  Eh  bien!  alors  ce  monsieur  serait  bien  surpris 
s'il  savait  ce  qui  se  passe! 

—  Que  se  passe-t-il?  dit  Francis. 

Théodore  lui  fit  part  de  son  projet  de  déménagement  et  du  motif 
qui  le  portait  à  s'éloigner  de  Camille. 

—  Ainsi,  demanda  Bernier,  vous  êtes  amoureux  d'elle? 
Théodore  prit  un  morceau  de  craie  et  écrivit  sur  la  muraille  en 

lettres  colossales  :  —  Oui  ! 


H8â  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Eh  bien!  dit  Francis,  si  cela  est  ainsi,  quand  vous  demeurerez 
de  ce  côté-ci  de  l'eau,  vous  passerez  votre  vie  dans  l'omnibus  qui  va 
de  l'autre  côté.  Restez  donc  là-bas,  allez! 

—  Mais  songez  donc  que  mon  thermomètre  est  à  quarante-cinq 
degrés,  répondit  Théodore;  c'est  une  chaleur  intolérable. 

La  conversation  prit  entre  les  deux  amis  une  tournure  sérieuse, 
et  fournit  à  Théodore  l'occasion  de  s'exprimer  clairement  à  l'égard 
de  Camille.  Il  avoua  sans  réticences  les  sentimens  qu'elle  lui  inspi- 
rait, et  lit  connaître  avec  la  même  sincérité  les  véritables  raisons 
pour  lesquelles  il  refusait  de  s'abandonner.  —  Vous  savez,  dit-il, 
quelle  est  ma  position  :  j'ai  mon  avenir  à  faire;  ma  petite  personne 
m'est  souvent  assez  lourde  sur  les  bras,  et  je  ne  puis  pas  me  per- 
mettre d'y  ajouter  le  fardeau  d'une  autre  existence.  L'entrée  d'une 
femme  dans  la  vie  d'un  artiste  est  un  élément  de  discorde  entre  lui 
et  l'art.  Les  poètes,  qui  sont  des  farceurs  solennels,  appellent  leurs 
maîtresses  ou  leurs  femmes  des  muses  aux  blanches  ailes;  mais  dès 
qu'ils  veulent  travailler,  ils  prient  la  muse  de  s'envoler.  J'en  con- 
nais un,  moi  qui  vous  parle,  qui  faisait  de  l'art  à  l'époque  où  il  ai- 
mait Gothon  quand  il  la  rencontrait;  maintenant  il  fait  du  métier 
parce  qu'il  obéit  aux  inspirations  d'une  muse  qui  ne  peut  faire  son 
ménage  qu'en  robe  de  moire  antique.  Après  cela,  il  est  vrai  que  si 
Gothon  n'est  pas  toujours  jolie,  elle  est  presque  toujours  bête,  et 
que  ce  n'est  pas  gai  de  vivre  seul. 

—  Après?  demanda  Francis. 

—  Après!  C'est  tout,  répliqua  Théodore.  Si  j'avais  de  la  fortune 
ou  de  l'aisance,  ou  seulement  quelque  chose  de  plus  que  rien,  je 
céderais  peut-être  à  l'attraction  qui  m'entraînerait  vers  une  femme 
que  j'aimerais  sérieusement;  mais,  dans  les  conditions  où  je  me 
trouve  et  où  se  trouve  celle  dont  nous  parlons,  je  résiste.  En  vivant 
avec  votre  ami,  Camille  a  pris  des  habitudes  que  je  ne  pourrais  sa- 
tisfaire :  du  pain  tous  les  jours  et  de  la  galette  le  dimanche,  voilà 
tout  au  plus  ce  que  je  pourrais  lui  offrir. 

Francis  expliqua  brièvement  à  Théodore  que  Léon,  en  quittant  sa 
maîtresse,  avait  pris  des  dispositions  qui  assuraient  en  partie  l'exis- 
tence de  celle-ci. 

—  Raison  de  plus,  répliqua  le  jeune  homme.  Vous  allez  me  qua- 
lifier de  puritain,  d'extravagant,  de  tout  ce  qu'il  vous  plaira;  niais 
je  n'ai  jamais  compris  de  transactions  entre  l'amour  et  l'ainour- 
propre.  Il  me  répugnerait  souverainement  d'entendre  Camille  me 
dire  à  la  lin  du  mois  :  »  Je  vais  chez  mon  notaire.  »  Je  n'ai  pas  de 
notaire,  moi.  J'ai  dit  du  pain  et  de  la  galette,  mais  à  la  condition 
que  je  fournirais  la  farine.  Et  maintenant  indiquez-moi  où  je  pourrai 
trouver  des  logeniens  dans  les  prix  doux. 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  685 

—  Tenez,  dit  Francis,  levant  le  store  de  son  atelier,  allez  dans  la 
maison  en  face,  elle  est  couverte  d'écriteaux. 

Théodore  alla  visiter  les  logemens,  et  demanda  s'il  n'y  en  avait 
pas  qu'on  pût  occuper  tout  de  suite. 

Il  y  en  avait  un,  mais  trop  petit  pour  qu'il  pût  l'habiter.  Il  en 
arrêta  un  plus  convenable,  qui  était  seulement  vacant  pour  le  demi- 
terme.  Il  retourna  chez  Bernier  pour  lui  faire  part  de  sa  location.  — 
Dans  un  mois  et  demi,  je  serai  votre  voisin.  Je  viens  de  louer  en  face, 
cinquante  francs  de  moins  que  dans  mon  quartier,  et  un  étage  de 
plus.  Quand  le  temps  est  clair,  avec  de  bons  yeux  et  de  l'imagina- 
tion, on  voit  la  mer.  Vous  avez  du  monde,  ajouta-t-il  en  remarquant 
que  Francis  l'avait  reçu  dans  la  première  pièce. 

—  Oui,  répondit  celui-ci  d'un  air  singulier,  je  suis  en  séance. 

—  Adieu!  dit  Théodore.  Je  cours  donner  mon  congé  à  mon  an- 
cien logement.  N'est-ce  pas,  au  fond,  que  j'ai  une  bonne  idée  de 
me  sauver  de  ma  jolie  voisine? 

—  Très  bonne. 

—  Si  par  hasard  elle  vient  vous  voir,  reprit  Théodore,  et  que 
mon  petit,  drapeau  bleu  soit  à  la  fenêtre,  vous  sonnerez  un  peu  du 
cor.  Je  saurai  qu'elle  sera  ici,  et  je  monterai  comme  par  hasard. 
Cela  me  fera  plaisir  de  savoir  de  ses  nouvelles,  et  surtout  d'ap- 
prendre qu'elle  est  heureuse. 

—  A  moi  aussi,  cela  me  ferait  plaisir,  répondit  Francis. 

Et  il  ajouta  en  riant  :  —  Seulement  je  ne  pourrai  pas  vous  avertir 
quand  j'aurai  la  visite  de  Camille.  J'ai  un  cor  de  chasse,  mais  je 
ne  sais  pas  en  jouer. 

—  Ni  moi  non  plus;  mais  c'est  égal,  je  vous  apprendrai.  Adieu, 
je  me  sauve. 

—  Qui  était  là?  demanda  Camille  à  Bernier,  lorsque  celui-ci  ren- 
tra dans  son  atelier,  où  il  l'avait  vue  arriver  une  minute  après  que 
Théodore  en  était  sorti. 

—  Personne...  Vous  disiez  donc?  dit-il  en  s' asseyant  auprès  d'elle. 

—  Où  en  étais-je?  fit  celle-ci  en  cherchant  à  se  rappeler  à  quel 
endroit  elle  en  était  restée  du  récit  qui  venait  d'être  interrompu. 

—  Vous  en  étiez  à  :  Et  alors... 

—  Ah!  oui,  reprit  Camille...  Et  alors  il  a  été  convenu  que  je  don- 
nerai à  ma  patronne  trois  cents  francs  contre  lesquels  elle  me  nour- 
rira pendant  six  mois  et  m'apprendra  à  broder  assez  proprement 
pour  que  je  puisse  entrer  dans  un  magasin.  En  supposant  qu'il  me 
faille  un  an  pour  faire  mon  apprentissage,  j'aurai  toujours  assez 
d'argent  pour  attendre  que  je  puisse  en  gagner,  puisqu'on  doit  me 
donner  demain  quinze  cents  francs  de  mon  mobilier. 

—  Pourquoi  le  vendre  ?  interrompit  Bernier. 


(Ï8fi  •    REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

—  Vous  êtes  bon,  dit  Camille,  et  où  voulez-vous  que  je  trouve 
de  quoi  organiser  ma  petite  existence?  Pour  renvoyer  Marie  sur-le- 
champ,  il  a  fallu  compter  avec  elle.  Et  si  je  compte  très  mal,  elle 
compte  très  bien.  Pour  déménager  tout  de  suite,  il  a  fallu  payer  mon 
terme  en  sortant,  et  puis  une  foule  d'autres  frais...  Ça  coûte  très 
char  à  Paris  pour  être  malheureuse. 

—  Malheureuse!  fit  Bernier;  mais  Léon  a  pris  des  précautions 
pour  (pie  vous  ne  le  fussiez  pas. 

—  Monsieur  Léon,  répondit  Camille,  a  perdu  le  droit  de  s'occuper 
de  mon  avenir  en  accusant  mon  passé,  et  j'aurai  cessé  d'être  mal- 
heureuse le  jour  où  je  l'oublierai. 

—  Pour  que  la  besogne  soit  plus  facile,  il  faut  vous  faire  aider, 
interrompit  Francis. 

Camille  ne  répondit  pas,  elle  ne  put  voir  dans  cette  parole  qu'un 
propos  en  l'air.  Après  avoir  retracé  complètement  le  programme  de 
sa  vie  nouvelle,  elle  pria  Francis  de  l'accompagner  pour  chercher  un 
petit  logement  dans  son  quartier. 

—  Pourquoi  quitter  le  vôtre?  demanda  Bernier. 

—  11  est  trop  cher  pour  moi,  dit-elle,  et  d'ailleurs  il  faut  que  je 
me  rapproche  de  mon  travail. 

—  Tenez,  répondit  Francis  en  levant  de  nouveau  le  store  de  son 
vitrage,  allez  donc  dans  cette  maison  en  face;  il  y  a  beaucoup  d'é- 
criteaux;  peut-être  y  trouverez-vous  votre  affaire.  Je  ne  puis  pas  me 
déranger.  Nous  \iendrez  me  dire  si  vous  avez  loué. 

Camille  sortit  et  revint  une  demi-heure  après.  —  Après-demain  je 
serai  votre  voisine,  lui  dit-elle.  J'ai  trouvé,  où  vous  m'avez  indiqué, 
un  logement  vacant  et  très  mignon  d'où  on  a  une  vue  magnifique. 

—  Oui,  je  sais,  la  moi,...  quand  il  fait  beau  et  qu'on  a  de  l'ima- 
gination, interrompit  Bernier. 

—  C'est  bien  un  peu  haut  et  c'est  bien  un  peu  petit,  continua 
Camille;  mais  je  ne  conserve  que  ce  qui  est  indispensable  de  mon 
ancien  mobilier.  Comme  je  suis  un  peu  paresseuse,  il  faudra  venir 
me  réveiller  le  matin  pour  que  je  n'arrive  pas  trop  tard  à  mon  ou- 
vrage. 

—  Je  vous  jouerai  un  air  de  chasse,  dit  Francis,  lui  montrant  sa 
trompe. 

—  Vous  savez  donc  en  sonner? 

—  J'ai  un  ami  qui  doit  m'apprendre. 

—  Je  vous  dis  adieu,  fit  Camille.  Je  retourne  chez  moi  me  repo- 
ser un  peu.  J'ai  fait  tant  de  courses  et  tant  de  choses  depuis  ce  ma- 
tin, que  je  suis  horriblement  fatiguée,  et  j'ai  encore  un  bon  bout 
de  chemin  d'ici  chez  moi. 

—  Prenez  une  voiture. 


LES    VACANCES    DE    CAMILLE.  687 

—  Ah!  non,  fit  Camille;  il  faut  commencer  à  faire  des  économies. 
Comme  elle  allait  le  quitter,  elle  revint  sur  ses  pas  et  lui  dit  :  — 

\  propos,  M.  Théodore  est  revenu  de  la  campagne. 

—  Bah!  dit  Francis,  jouant  l'étonnement. 

—  Si  j'étais  sûre  de  ne  pas  le  déranger,  j'irais  lui  dire  adieu  avant 
de  quitter  le  quartier. 

—  Ne  lui  dites  pas  adieu;  dites-lui  au  revoir,  répondit  négligem- 
ment Bernier. 

—  Au  fait,  interrompit  Camille,  quand  je  serai  chez  moi  le  di- 
manche toute  seule,  s'il  vient  chez  vous,  vous  me  préviendrez  :  je 
monterai  ici  sans  en  avoir  l'air,  en  voisine.  Moi,  je  l'aime  assez,  ce 
garçon;  il  me  fait  rire. 

—  Camille,  Camille,  c'est  une  déclaration  cela,  dit  Bernier  en 
feignant  de  prendre  un  air  grave. 

—  Oh  !  pas  du  tout,  pas  du  tout,  allez.  D'ailleurs  vous  savez  bien 
qu'il  a  repris  son  ancienne  maîtresse,  répondit  Camille  en  serrant 
la  main  de  Francis,  qui  la  reconduisit  jusqu'à  la  porte. 


XVI. 

Au  commencement  de  l'automne  suivant,  un  dimanche  matin» 
Théodore,  vêtu  en  habit  de  campagne,  se  promenait  avec  une  appa- 
rence d'impatience  dans  l'atelier  de  Francis,  qui  parcourait  les  let- 
tres que  son  domestique  venait  de  lui  monter.  —  Tenez,  dit  Ber- 
nier, lui  passant  un  billet  de  faire-part  venu  de  la  province. 

—  Ah  !  lit  Théodore,  mettant,  après  l'avoir  lu,  le  billet  sous  un 
tas  de  gravures  :  il  est  inutile  qu'elle  voie  cela. 

—  Appelez-la  donc  encore,  dit  Francis  :  elle  nous  fera  manquer 
le  convoi. 

Comme  Théodore  s'était  mis  à  la  fenêtre  et  commençait  une  fan- 
fare, une  petite  voix  essoufflée  se  fit  entendre  dans  l'antichambre  : 
—  Me  voilà,  me  voilà! 

—  Arrivez  donc,  paresseuse!  nous  sommes  déjà  en  retard,  dit 
Bernier  à  Camille,  qui  venait  d'entrer  dans  l'atelier.  Ainsi  que  les 
deux  artistes,  celle-ci  était  en  habit  de  campagne.  Un  petit  chapeau 
de  paille  simple  orné  d'un  ruban  clair  et  doublé  intérieurement  de 
soie  rose  encadrait  son  visage,  où  brillait  la  santé,  où  se  reflétait  le 
contentement  d'une  âme  heureuse  et  gaie.  Un  col  blanc  tout  uni 
entourait  son  cou,  dont  la  pâleur  mate  était  piquée  d'un  signe  brun, 
et  sa  robe  en  coutil  gris,  amplement  étoffée,  bouffant  en  gros  plis  à 
l'entour  de  sa  taille  fine,  dégageait  les  élégances  d'un  corsage  plein 
dont  le  relief  se  révélait  naturellement  sans  s'accuser.  Elle  avait  aux 


(>88  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pieds  d'étroites  bottines  d'étoffe  grise  qui  faisaient,  lorsqu'elle  mar- 
chait, un  petit  bruit  de  chaussure  neuve,  et  dont  le  talon  semblait 
battre,  en  sonnant  sur  le  parquet,  une  mesure  impatiente  et  joyeuse. 
Camille  portait  sur  le  bras  un  petit  mantelet  pareil  à  la  robe,  et  le 
seul  luxe  apparent  de  son  frais  uniforme  était  ses  gants,  de  jolis 
gants  d'une  nuance  tendre  qui  étaient  de  la  famille  de  la  pantoufle 
de  Cendrillon,  et  que,  par  une  innocente  coquetterie,  elle  se  plai- 
gnait de  ne  pouvoir  mettre  sans  qu'elle  fût  aidée. 

—  Vous  êtes  belle,  lui  dit  Francis  après  l'avoir  examinée  comme 
pour  lui  procurer  l'innocent  plaisir  que  toute  femme  éprouve  d'une 
admiration  qu'elle  sait  même  banale. 

—  Mais,  dit  Camille  en  étirant  les  plis  de  sa  jupe,  c'est  ma  belle 
robe  a  manger  de  la  galette.  Et,  fouillant  dans  sa  poche,  elle  en  tira 
un  petit  paquet  soigneusement  enveloppé  qu'elle  tendit  au  jeune 
homme  en  lui  disant  :  —  Tenez,  voici  toujours  un  nouvel  à-compte 
sur  votre  douzaine. 

Francis,  ayant  développé  le  petit  {taquet,  y  trouva  un  mouchoir 
de  batiste,  au  coin  duquel  son  chiffre  était  finement  brodé. 

—  Est-ce  assez  joli  ?  demanda  Camille. 

—  11  y  a  progrès  sur  la  première  demi-douzaine;  mais  vous  y  avez 
mis  le  temps  ! 

—  Dame  !  dit  Camille,  je  ne  peux  travailler  que  le  soir,  en  ren- 
trant de  mon  magasin,  et  encore  je  n'en  fais  guère. 

—  A  qui  la  faute?  dit  Francis  en  souriant  et  en  désignant  Théodore. 

—  Allons, .interrompit  celui-ci,  en  route!  —  Et,  comme  Camille 
restait  immobile  et  semblait  réfléchir  au  milieu  de  l'atelier,  il  lui 
dit  en  la  prenant  doucement  par  le  cou  :  —  Eh  bien!  qu'est-ce  que 
tu  attends? 

—  Je  suis  sûre  que  j'ai  oublié  quelque  chose,  répondit-elle  gaie- 
ment. 

—  Toujours  oublieuse!  fit  Théodore. 

—  Ah!  répondit  Camille  avec  un  accent  de  reproche  amical,  si 
j'oublie  quelquefois,  est-ce  à  vous  de  vous  en  plaindre? 

Henry  Murger. 


POÉSIE  AMÉRICAINE 


UNE  LÉGENDE  DES  PRAIRIES. 


The  Song  of  Bmwatha,  by   Uenry  Wadsworth   Longfellow,    \    vol.   in-12 


«  Si  vous  me  demandez  d'où  viennent  ces  histoires,  d'où  viennent  ces  lé- 
gendes et  ces  traditions  imprégnées  des  odeurs  de  la  forêt,  de  la  rosée  et  de 
l'humidité  des  prairies,  de  la  tournoyante  fumée  des  wigwams,  retentissantes 
du  mugissement  des  grands  fleuves,  de  leurs  murmures  aux  répétitions  fré- 
quentes et  de  leurs  résonnemens  aux  violens  échos,  semblables  au  roulement 
du  tonnerre  dans  les  montagnes, 

«  Je  vous  dirai,  je  vous  répondrai  :  Elles  viennent  des  forêts  et  des  prai- 
ries, des  grands  lacs  de  la  terre  du  nord,  du  pays  des  Ojibways,  du  pays  des 
Dacotahs;  elles  viennent  des  montagnes,  des  bruyères  et  des  marécages,  où 
le  héron,  le  Shuh-shuh-cjah,  vit  parmi  les  roseaux  et  les  joncs.  Je  les  répète 
telles  que  je  les  ai  apprises  des  lèvres  de>>awadaha,  le  musicien,  le  doux 
chanteur. 

«  Si  vous  me  demandez  où  Nawadaha  trouva  ces  chants  sauvages  et  bi- 
zarres, trouva  ces  légendes  et  ces  traditions,  je  vous  dirai,  je  vous  répon- 
drai :  Dans  les  nids  d'oiseaux  des  bois,  dans  les  cabanes  des  castors,  dans 
les  traces  du  pied  du  bison,  dans  l'aire  de  l'aigle. 

«  Tous  les  oiseaux  sauvages  les  lui  chantaient  dans  les  bruyères  et  dans 
les  marécages,  dans  les  marais  mélancoliques;  Chetowaik  le  pluvier  les  lui 
chantait,  et  Mahng  le  plongeon,  et  Wawa  l'oie  sauvage,  et  le  héron  bleu,  le 
Shuh-shuh-gah,  et  le  coq  de  bruyère,  le  Mushkodasa. 

«  Si  vous  m'interrogez  encore,  me  disant  :  Qui  donc  était  ce  Nawadaha? 
Parlez-nous  de  ce  Nawadaha,  —  je  répondrai  à  vos  questions  à  peu  près  dans 
les  termes  que  voici  : 

TOME   II.  44 


690  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  Dans  la  vallée  de  Tawasentha,  dans  la  verte  et  silencieuse  vallée,  sur  le 
bord  des  plaisans  cours  d'eau,  habitait  le  chanteur  Navvadaha.  Tout  autour 
du  village  indien  s'étendaient  les  prairies  et  les  champs  de  blé,  derrière  se 
dressait  la  forêt,  s'élevaient  les  bosquets  de  pins  harmonieux,  verts  en  été, 
blancs  en  hiver,  toujours  soupirant,  toujours  chantant. 

«  Et  les  rians  cours  d'eau,  vous  pouviez  facilement  suivre  leurs  traces  à 
travers  la  vallée,  par  leur  murmure  au  printemps,  par  leurs  rideaux  d'aunes 
en  été,  par  leurs  blanches  vapeurs  en  automne,  par  la  ligne  noire  de  leurs 
rives  en  hiver.  Et  sur  leurs  bords  habitait  le  chanteur,  dans  la  vallée  de  Ta- 
wasentha, dans  la  verte  et  silencieuse  vallée. 

«  Là,  il  chantait  Hiawatha,  il  chantait  le  chant  d'Hiawatha,  il  chantait  sa 
naissance  et  sa  vie  merveilleuse,  comment  il  pria  et  comment  il  jeûna,  com- 
ment il  vécut,  travailla  et  souffrit,  afin  que  les  tribus  des  hommes  pussent 
prospérer,  afin  qu'il  pût  faire  prospérer  son  peuple. 

«  Vous  qui  aimez  les  retraites  de  la  nature,  qui  aimez  le  soleil  dans  la 
prairie,  qui  aimez  l'ombre  dans  la  forêt,  qui  aimez  le  vent  à  travers  les 
branches,  et  les  averses  de  la  pluie,  et  les  tourbillons  de  neige,  et  le  mugis- 
sement des  grands  fleuves  entre  leurs  palissades  de  pins,  et  le  tonnerre  dans 
les  montagnes,  dont  les  innombrables  échos  bruissent  comme  des  aigles  dans 
leurs  aires,  prêtez  l'oreille  à  ces  sauvages  traditions,  à  ce  chant  d'Hiawatha!  » 

Cette  délicieuse  introduction  donne  bien  l'idée  ou  plutôt  l'impres- 
sion du  ravissant  poème  (ÏJliawal/ia,  l'œuvre  la  plus  achevée  que 
M.  Longfellow  ait  produite  jusqu'à  présent.  Un  souffle  de  la  nature  a 
passé  sur  ces  pages;  il  soulève  pour  ainsi  dire  et  fait  trembler  leurs 
images,  comme  le  vent  soulève  et  fait  trembler  les  feuilles  dans  les 
bois.  La  mélodie  des  vers,  rapide  et  monotone,  ressemble  singuliè- 
rement aux  voix  de  la  nature,  qui  ne  se  fatigue  jamais  de  répéter 
toujours  les  mêmes  sons.  Deux  ou  trois  notes  composent  toute  la 
musique  de  cette  poésie,  mélodieuse  et  bornée  comme  un  chant 
d'oiseau.  Les  mots  qui  vont  se  répétant  entretiennent  dans  le  récit 
comme  un  balancement  qui  fait  ressembler  la  poétique  histoire  à 
ces  nids  d'oiseaux  d'Amérique  suspendus  entre  les  rameaux  de  deux 
arbres.  Le  sentiment  de  la  nature  qui  règne  dans  ce  poème  est  à  la 
fois  très  raffiné  et  très  familier.  Le  poète  sait  prêter,  comme  un  mo- 
derne, des  voix  à  tous  les  objets  inanimés  de  la  nature;  il  con- 
naît la  langue  des  oiseaux,  il  comprend  le  murmure  du  vent  dans 
les  feuilles,  il  interprète  le  bruit  des  ruisseaux,  et  cependant,  en  dé- 
pit de  cette  subtilité  poétique,  il  ne  s'égare  jamais  dans  une  des- 
cription minutieuse,  et  ne  s'oublie  pas  complaisamment  à  prolonger 
par  la  pensée  les  sensations  éprouvées.  Son  poème,  fait  avec  un  art 
exquis,  participe  ainsi  de  deux  caractères  :  il  est  homérique  par  la 
précision,  la  simplicité  et  la  familiarité  des  images;  il  est  moderne 
par  la  vivacité  des  impressions  et  par  un  souffle  tout  lyrique  qui 
parcourt  toutes  ses  pages.  De  ce  mélange  naît  un  sentiment  par- 


POESIE    AMERICAINE. 


W>1 


ticulier,  un  peu  artificiel  et  archaïque,  mais  singulièrement  exquis 
et  rare,  assez  semblable  au  sentiment  que  font  éprouver  d'autres 
tentatives  analogues  de  grands  poètes  modernes,  s' essayant  à  re- 
produire la  vie  et  l'esprit  des  temps  qui  ne  sont  plus,  certaines  bal- 
lades de  Goethe  par  exemple  ou  certains  poèmes  d'Henri  Heine. 

La  nature  que  décrit  M.  Longfellow  n'est  point  celle  qui  nous  est 
familière,  et  cependant  le  poète  nous  introduit  dans  son  intimité,  il 
nous  en  fait  sentir  en  quelque  sorte  les  douceurs  et  le  charme  do- 
mestique. La  forêt  vierge,  les  grands  fleuves,  les  savanes  infinies, 
n'excitent  pas  plus  notre  étonnement  dans  ce  poème  qu'ils  n'excitent 
l'étonnement  du  sauvage  dont  les  yeux  sont  depuis  longtemps  habi- 
tués à  ces  spectacles  grandioses.  La  nature  la  plus  extraordinaire 
n'inspire  de  sentimens  sublimes  ou  excessifs  que  lorsqu'elle  est  sur- 
prise à  la  dérobée,  vue  en  passant,  prise  comme  antithèse  des  tableaux 
qui  nous  avaientétéfamiliersjusqu'alors.  11  y  a  une  grande di lié rence 
par  exemple  entre  les  sentimens  que  la  nature  inspire  à  un  citadin 
et  ceux  qu'elle  inspire  à  l'habitant  des  campagnes.  Le  premier  la 
voit  et  la  sent  plus  vivement,  mais  son  impression,  étant  plus  excep- 
tionnelle, est  pour  ainsi  dire  plus  exagérée,  parce  qu'elle  ressemble 
à  une  surprise,  à  un  tressaillement  subit,  à  la  première  sensation 
d'un  bonheur  inconnu,  dont  la  nouveauté  augmente  l'énergie.  L'ha- 
bitant des  campagnes  sent  moins  vivement,  l'habitude  lui  enlève  le 
plaisir  des  surprises;  mais  toutes  les  impressions  naturelles  agissent 
en  lui  néanmoins  d'une  manière  lente  et  latente,  donnent  un  moule 
à  ses  pensées,  teignent  son  langage  de  leurs  nuances,  tout  cola  à 
son  insu  et  par  le  seul  effet  d'influences  ininterrompues.  PourJ'un, 
la  nature  est  une  passion  et  en  quelque  sorte  une  aventuré;  pour 
l'autre,  elle  est  une  habitude.  Cette  différence  dans  la  manière  de 
sentir  la  nature  se  retrouve  presque  au  même  degré  entre  un  poète 
qui  chante  les  paysages  d'une  terre  étrangère  et  un  poète  qui  chante 
la  nature  qui  lui  est  familière.  Le  premier  est  exagéré  sans  cepen- 
dant être  faux:  il  devient  facilement  pompeux  sans  être  pour  cela 
emphatique.  Ce  qui  le  frappe  et  ce  qu'il  reproduit,  c'est  l'aspect 
nouveau  de  la  nature  qui  se  révèle  à  lui,  un  ciel  plus  brumeux  ou 
plus  pur,  une  austérité  âpre  ou   une  exubérance  de  fertilité.  On 
poète  du  Midi  qui  chante  la  nature  du  Nord  est  surtout  frappé  par 
son  esprit  rigide  et  triste  :  ce  qu'il  voit  et  ce  qu'il  décrit,  ce  sont 
les  sombres  sapins,  les  glaces  et  les  neiges;  mais  il  oublie  que  sous 
ces  sapins  les  oiseaux  chantent  dans  les  saisons  heureuses,  et  que  la 
verdure  dort  sous  ces  neiges.  On  sera  tout  surpris,  lorsqu'on  lira 
un  poète  septentrional,  de  voir  qu'il  ne  s'en  est  pas  laissé  imposer 
par  les  choses  qui  ont  tant  frappé  l'imagination  de  l'étranger,  que 
lui  aussi,  quoique  enfant  du  Nord,  il  connaît  les  tièdes  brises,  aime 


<J92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  parfum  des  Heurs,  sait  chanter  le  printemps,  parler  du  soleil, 
qu'il  connaît  toute  une  flore  et  toute  une  fiiune  auxquelles  n'a  point 
pris  garde  le  voyageur  trop  enthousiaste  des  glaciers.  L'Européen 
qui  chante  l'Orient  s'enivre  de  soleil,  et  croit  ne  pouvoir  jamais 
mettre  dans  ses  vers  assez  de  fleurs,  de  parfums  et  de  \oluptés; 
mais  ouvrez  un  poète  oriental,  et  vous  n'y  trouverez  pas  plus  de 
roses  qu'il  ne  faut,  fût-ce  même  chez  tle  chantre  de  Gulistan  ou  des 
amours  de  Bbulboul;  l'exagération  admiratrice  aura  disparu,  et  les 
choses  auront  toutes  repris  leur  véritable  mesure.  La  familiarité,  l'in- 
timité avec  les  choses  rétablit  mille  nuances  que  l'admiration  passa- 
gère et  l'imagination  ne  peuvent  pas  apercevoir. 

Le  poème  de  M.  Longfellow  confirme  cette  observation.  La  nature 
américaine  \  apparaît  toute  différente  de  ce  qu'elle  est  aux  yeux  d'un 
Européen,  dette  nature,  qui  scmhle  si  imposante  aux  voyageurs  mo- 
dernes, et  dont  M.  de  Chateaubriand  s'est  plu  à  nous  décrire  avant 
tout  les  côtés  terribles  ou  les  irrrésistibles  et  dangereuses  séductions, 
se  révèle  à  nous  sous  un  aspect  tout  familier.  Nous  sentons  qu'elle 
tient  ''il  réserve  pour  ceux  qui  \ivent  dans  son  intimité,  pour  l'Indien 
chasseur  nomade,  pour  le  pionnier,  pour  le  colon,  des  douceurs  et 
des  caresses  qu'ignorent  ceux  qui  n'ont  fait  que  la  traverser.  Ce  n'est 
plus  une  dangereuse  Circé,  abondante  en  plaisirs,  riche  en  poisons, 
magnifiquement  vêtue  de  ses  savanes  et  de  ses  forêts  vierges,  comme 
pour  une  fête  des  sens;  c'est  une  bonne  et  bienfaisante  nourrice  qui 
a  souci  du  bien-être  et  de  la  santé  de  ses  enfans.  Les  forêts  sont 
pleines  d'ombres  rafraîchissantes;  les  hautes  herbes  ondulent  dans 
les  immenses  prairies  avec  un  doux  frémissement,  tout  semblable  à 
celui  de  la  moisson  courbée  sous  le  vent;  les  fleuves  et  les  lacs  four- 
millent de  poissons,  les  marécages  sont  peuplés  d'oiseaux.  Toute 
cette  nature  étrange  perd  sa  singularité,  et  se  présente  à  nous 
comme  un  paysage  connu,  dont  nous  savons  par  cœur  tous  les  dé- 
tails. Nous  ne  redoutons  plus  ni  la  bête  sauvage,  ni  le  marais  pesti- 
lentiel, ni  la  fleur  aux  parfums  empoisonnés,  ni  le  dangereux  ser- 
pent. Tel  est  le  sentiment  de  la  nature  américaine  qui  règne  dans  le 
poème  de  .M.  Longfellow  :  il  n'est  pas  grandiose,  il  est  familier;  il  ré- 
sulte eu  quelque  sorte  d'une  longue  habitude,  et  il  nous  fait  partager 
quelque  chose  de  cette  impression.  Le  plus  grand  éloge  qu'on  puisse 
faire  de  ses  descriptions  de  la  nature,  c'est  certainement  de  dire 
qu'elles  charment  plus  qu'elles  n'étonnent,  et  qu'elles  inspirent  plu- 
tôt une  impression  de  bonheur  qu'une  impression  d'admiration. 

On  a  beaucoup  chicané  M.  Longfellow  sur  l'originalité  de  son 
poème;  une  controverse  s'est  même  engagée  pour  savoir  si  le  mythe 
qui  fait  le  fond  de  cette  œuvre  est  une  véritable  tradition  indienne, 
ou  si  M.  Longfellow,  qui  est  familier  avec  les  littératures  du  Nord, 


POÉSIE    AMÉRICAINE.  (Ï93 

ne  l'a  pas  tiré,  sans  en  rien  dire,  d'un  vieux  poème  finlandais.  Le 
Fait  serait  exact,  qu'il  n'infirmerait  en  rien  la  valeur  du  nouveau 
poème.  Toutes  les  traditions  des  peuples  primitifs  ont  quelques  traits 
de  ressemblance.  Hiawatha  ressemble  non  -seulement  au  héros  du 
poème  finlandais,  que  nous  ignorons  d'ailleurs  parfaitement,  mais 
à  tous  les  héros  dont  l'imagination  populaire  a  placé  l'existence 
au  premier  âge  des  sociétés.  Il  réunit  en  lui  les  traits  d'un  Trip- 
tolème  et  d'un  Hercule;  il  enseigne  l'agriculture  et  les  arts  de  la  paix 
comme  le  premier,  il  lutte  contre  les  forces  naturelles  comme  le  se- 
cond. Il  sait  combattre  les  dragons  gardiens  des  trésors  enfouis, 
comme  Sigurd  ou  Jason;  il  porte  des  mitaines  enchantées,  il  possède 
des  bottes  de  sept  lieues,  il  est  pieux,  il  prie,  jeune  et  médite  comme 
un  roi  de  l'Inde  brahmanique;  il  est  prophète,  devin,  comme  un  prêtre 
d'Egypte;  il  enseigne  à  son  peuple  l'art  de  figurer  la  pensée  par  des 
symboles  tracés  sur  la  peau  des  bêtes.  Héros,  il  a  pour  amis  deux 
héros  qui  se  retrouvent  au  commencement  de  toutes  les  civilisa- 
tions :  Kwasind,  emblème  de  la  force  unie  à  la  douceur,  de  la  force 
qui  s'applique  avec  tendresse  au  bonheur  des  hommes,  et  le  mélo- 
dieux Ghibiabos,  le  chanteur,  le  poète  musicien,  qui  vit  dans  la  fami- 
liarité de  la  nature,  et  dont  les  chants  rendent  les  hommes  meilleurs. 
M.  Longfellow  a  donc  rassemblé  dans  Hiawatha  les  traits  particuliers 
qui  caractérisaient  le  mieux  les  héros  de  tous  les  pays.  S'il  y  a  dans 
ce  poème  un  souvenir  littéraire,  cette  réminiscence  est  bien  plus 
étendue  que  ne  le  disent  ses  adversaires;  il  ne  s'est  pas  contenté  de 
reproduire  une  tradition  ignorée  d'un  pays  peu  connu.  L'accusation 
de  plagiat  tombe  devant  cette  réflexion  si  simple,  que  l'imagination 
populaire  s'est  plagiée  elle-même  à  son  insu  dans  tous  les  pays,  que 
partout  elle  a  prêté  aux  héros  les  mêmes  pouvoirs  et  les  mêmes  in- 
strumens  magiques,  et  que  partout  elle  a  incarné  les  forces  natu- 
relles sous  des  formes  humaines. 

Malgré  ces  emprunts  faits  aux  mythologies  héroïques  de  tous  les 
pays,  la  création  de  M.  Longfellow  n'en  conserve  pas  moins  son  ori- 
ginalité. Tous  les  traits  empruntés  sont  habilement  fondus,  de  ma- 
nière à  se  rapporter  exactement  à  la  nature  d'un  héros  des  savanes 
et  des  forêts  vierges.  Les  mocassins  enchantés  sont  nécessaires  pour 
traverser  les  interminables  prairies,  les  mitaines  magiques  sont  très 
utiles  pour  briser  les  rochers  qui  opposent  un  obstacle  au  cours  des 
fleuves,  ou  qui  barrent  la  route  au  voyageur.  Les  trésors  conquis  par 
Hiawatha  sont  cachés  sous  les  marécages  et  les  lacs.  L'âme  du  héros 
est  bien  celle  d'un  héros  indien,  et  jamais  rien  ne  fait  songer  à  un  héros 
d'un  autre  pays;  jamais  aucune  maladresse  poétique  ne  transporte 
l'esprit  au-delà  du  village  rustique  et  de  la  vie  de  la  tribu.  On  n'y 
devine  aucun  degré  de  civilisation  supérieur  à  celui  que  rêve  Hia- 


69/4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vvatha.  Chasser,  pêcher,  cultiver  le  maïs,  vivre  dans  l'intimité  de  la 
nature,  tel  est  l'idéal  delà  vie  indienne,  et  tel  est  l'idéal  que  Hiawa- 
tha  s'efforce  de  prêcher  à  son  peuple.  La  réalité  qu'il  maudit,  c'esl 
le  vice  unique  et  irrémédiable  de  ses  compatriotes,  la  férocité  belli- 
queuse, la  guerre  de  tribu  à  tribu.  Abattre  cette  férocité  belliqueuse, 
faire  dominer  ces  habitudes  paisibles  de  la  vie  rustique  et  nomade, 
telle  est  la  tâche  que  Hiawatha  s'est  imposée,  tâche  digne  d'un  héros 
peau-rouge,  dont  l'âme  n'a  de  rapport  qu'avec  la  nature  et  ne  trouve 
autour  d'elle  aucun  stimulant  qui  puisse  l'élever  au-dessus  d'un 
idéal  de  douceur  et  de  paix.  Les  conseillers,  les  amis  et  les  précep- 
teurs d'Hiawatha  sont  les  grands  arbres,  les  ruisseaux  et  les  oi- 
seaux, qui  tous  lui  répètent  à  l'envi  la  même  leçon  de  bonheur 
tranquille.  Les  rixes  sanglantes  des  tribus,  qui  ne  sont  accompagnées 
d'aucun  autre  résultat  que  de  chevelures  scalpées  et  de  guerriers 
liés  au  poteau,  ne  lui  révèlent  aucune  idée  de  civilisation  et  de  so- 
ciété humaine  supérieure.  La  violence,  qui,  aux  temps  primitifs,  a 
été  pour  les  grandes  âmes  une  révélation  de  ce  que  peut  devenir  la 
nature  humaine  pétrie  par  d'habiles  mains,  lui  apparaît  donc  stérile 
et  contraire  aux  desseins  du  Grand-Esprit.  D'un  autre  côté,  l'homme, 
étant  comme  noyé  et  perdu  au  milieu  de  la  nature  qui  l'environne,  ne 
conçoit,  en  présence  de  ces  imposans  spectacles,  d'autres  images  de 
la  \  ie  que  des  images  de  repos  et  de  calme.  Dans  de  telles  condi- 
tions, même  pour  l'âme  d'un  héros,  toute  conception  d'une  haute 
société  est  impossible.  Hiawatha  est  un  héros  de  la  vie  sauvage  : 
l'aimable  fatalité  de  sa  situation  n'est  nulle  part  exprimée,  mais  elle 
se  sent  partout  dans  le  poème;  la  nature  entoure  de  ses  bras  cet  en- 
fant de  la  savane  et  des  lacs,  elle  refuse  de  le  laisser  s'éloigner  d'elle. 
Tel  est  le  héros  du  poème  de  M.  Longfellow,  héros  tout  à  fait  en 
harmonie  avec  la  nature  qui  l'environne  et  avec  les  hommes  que  le 
Grand-Esprit  lui  a  donné  mission  de  civiliser,  dette  mission  civi- 
lisatrice elle-même  n'est  que  la  vie  sauvage  élevée  à  son  plus  haut 
point  de  perfection. 

Hiawatha  ne  tire  pas  sa  mission  d'une  inspiration  personnelle;  il 
est  une  sorte  de  rédempteur  envoyé  par  le  Grand-Esprit.  C'est  là  ce 
qui  explique  sa  grande  douceur  et  son  esprit  pacifique.  S'il  eût  obéi 
à  ses  instincts  et  à  ses  passions,  peut-être  aurait-il  été  un  grand 
guerrier,  capable  de  fonder  sur  les  bords  du  Lac-Supérieur,  sa  pa- 
trie, un  empire  qui  aurait  rivalisé  avec  les  empires  du  sud;  mais, 
prophète  du  Grand-Esprit,  il  s'oublie  lui-même,  et  son  génie  tout  pa- 
cifique ne  songera  pas  à  détruire  la  république  sauvage  des  tribus 
du  nord.  C'est  1  horreur  que  la  guerre  a  causée  au  Grand-Esprit  qui 
est  la  cause  première  de  la  mission  d'Hiawatha.  Dn  jour  Gitche-Ma- 
nitou,  le  Grand-Esprit,  ennuyé  des  querelles  des  tribus  indiennes, 


POÉSIE    AMÉRICAINE.  695 

descendit  sur  une  montagne,  se  façonna  une  gigantesque  pipe  en 
terre  rouge  et  fuma  le  calumet  de  paix.  Averties  par  les  nuages  qui 
sortaient  de  la  pipe  divine,  toutes  les  tribus  environnantes  vinrent 
au  signal  du  Grand-Esprit. 

«  Descendant  les  rivières,  traversant  les  prairies,  les  guerriers  de  toutes 
les  nations  arrivèrent  :  les  Delawares  et  les  Mohawks,  les  Choctaws  et  les 
Gomanches,  les  Shoshonies  et  les  Pieds-Noirs,  les  Mohicans  et  les  Dacotahs, 
les  Hurons  et  les  Ojibways,  tous  les  guerriers  arrivèrent,  attirés  simultané- 
ment par  le  signal  du  calumet  de  paix  aux  montagnes  de  la  prairie,  à  la 
grande  carrière  de  terre  de  pipe  rouge. 

«  Et  ils  se  tenaient  sur  la  prairie,  avec  leurs  armes  et  leur  équipement  de 
guerre,  peints  comme  les  feuilles  d'automne,  peints  comme  le  ciel  du  ma- 
tin, se  regardant  sauvagement  en  face.  Sur  leurs  visages  éclatait  une  cruelle 
défiance,  dans  leurs  cœurs  les  querelles  des  siècles,  les  haines  héréditaires, 
la  soif  de  vengeance,  legs  des  ancêtres. 

«  Gitche-Manitou ,  le  tout-puissant,  le  créateur  des  nations,  les  regarda 
avec  compassion,  avec  une  tendresse  et  une  pitié  paternelles,  contempla 
leurs  colères  et  leurs  luttes  comme  des  querelles  et  des  combats  d'enfans. 

«  Sur  eux,  il  étendit  sa  main  droite,  pour  soumettre  leurs  natures  obsti- 
nées, pour  éteindre  leur  soif  et  leur  fièvre  par  l'ombre  de  sa  main  droite;  il 
leur  parla  avec  une  voix  majestueuse,  semblable  au  retentissement  des  eaux 
lointaines  tombant  dans  les  profonds  abîmes  : 

«  0  mes  enfans,  mes  pauvres  enfans!  écoutez  les  paroles  de  la  sagesse, 
écoutez  ces  paroles  de  conseil  des  lèvres  du  Grand-Esprit,  du  maître  de  la 
vie  qui  vous  forma. 

«  Je  vous  ai  donné  des  terres  pour  chasser,  je  vous  ai  donné  des  ruisseaux 
pour  pêcher,  je  vous  ai  donné  l'ours  et  le  bison,  je  vous  ai  donné  le  chevreuil 
et  le  renne,  je  vous  ai  donné  la  bernache  et  le  castor,  j'ai  rempli  vos  marais 
d'oiseaux  sauvages,  j'ai  rempli  vos  rivières  de  poissons.  Pourquoi  donc  n'ètes- 
vous  pas  contens?  Pourquoi  vous  faites-vous  mutuellement  la  chasse? 

«  Je  suis  fatigué  de  vos  querelles,  fatigué  de  vos  guerres  et  du  sang  ré- 
pandu, fatigué  de  vos  prières  où  vous  me  demandez  vengeance,  de  vos  dis- 
putes et  de  vos  dissensions.  Toute  votre  force  est  dans  votre  union,  tout 
votre  danger  est  dans  la  discorde;  c'est  pourquoi  vivez  en  paix  désormais, 
comme  des  frères  vivent  entre  eux. 

«Je  vous  enverrai  un  prophète,  un  libérateur  des  nations,  qui  vous  gui- 
dera et  vous  enseignera,  qui  travaillera  et  souffrira  avec  vous.  Si  vous  écou- 
tez ses  conseils,  vous  multiplierez  et  prospérerez;  si  vous  laissez  passer  sans 
y  prendre  garde  ses  avertissemens,  vous  disparaîtrez  et  vous  périrez  ! 

«  Baignez-vous  dans  le  courant  qui  est  devant  vous;  lavez  les  peintures 
guerrières  qui  vous  couvrent  le  corps,  lavez  les  taches  de  sang  qui  souillent 
vos  doigts,  enterrez  vos  armes  et  vos  massues  de  guerre,  brisez  la  pierre 
rouge  de  cette  carrière ,  pétrissez-la  et  faites-en  des  pipes  de  paix  ;  prenez 
les  roseaux  qui  croissent  auprès  de  vous,  ornez-les  de  vos  plumes  les  plus 
brillantes,  fumez  le  calumet  ensemble,  et  vivez  désormais  ensemble  comme 
des  frères.  » 


696  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Selon  l'habitude  des  peuples  primitifs,  les  forces  naturelles  sont 
divinisées,  ou  plutôt  transformées  en  personnages  gigantesques, 
demi-héros,  demi-divinités;  mais  dans  cette  légende  indienne  de 
l'intérieur  des  terres,  ce  ne  sont  pas  les  forces  violentes  des  peuples 
du  sud  ou  du  littoral,  le  feu  central  et  volcanique,  l'océan,  qui 
figurent  :  ce  sont  les  forces  vagues  qui  agitent  les  rameaux  de  la 
forêt  primitive  ou  les  hautes  herbes  des  prairies,  —  les  vents.  La 
plus  puissante  de  ces  divinités  est  le  vent  de  l'ouest,  le  vent  de  la 
contrée  où  cette  légende  a  pris  naissance;  c'est  Mudjeekewis,  le  \ain- 
queur  de  l'ours  des  montagnes,  l'habitant  des  rochers  et  des  ca- 
vernes sauvages.  Roi  de  l'empire  de  l'air,  Mudjeekevis  a  distribué 
son  royaume  entre  ses  trois  fils  :  à  Wabun  il  a  donné  le  vent  de 
l'est,  à  Shawondasa  le  vent  du  sud,  et  au  féroce  Kabibonokka,  le 
cruel  vent  du  nord.  Wabun  est  le  plus  jeune  et  le  plus  beau  de  tous, 
c'est  le  vent  adolescent  et  frais,  le  vent  de  l'aube,  «  celui  qui  amène 
le  matin,  celui  dont  les  flèches  d'argent  chassent  les  ténèbres  sur 
les  collines  et  dans  les  vallées,  celui  dont  les  joues  sont  peintes  du 
rouge  le  plus  brillant,  dont  la  voix  éveille  le  village,  appelle  le 
daim  et  appelle  le  chasseur.  »  Il  s'ennuyait  tout  seul  dans  le  ciel,  le 
jeune  Wabun,  malgré  le  chant  des  oiseaux,  les  parfums  des  prairies, 
les  bruits  sonores  des  forêts.  Un  jour  il  aperçut  dans  une  prairie  une 
belle  jeune  fille,  et  son  ennui  disparut  aussitôt.  Ils  étaient  tous  deux 
solitaires,  elle  sur  la  terre  et  lui  dans  le  ciel.  «  Il  la  supplia  par  ses 
caresses,  il  la  supplia  par  le  rayonnement  de  ses  sourires,  il  la  sup- 
plia par  ses  mots  flatteurs,  par  ses  soupirs  et  ses  chants,  par  ses 
gentils  chuchotemens  dans  les  branches,  par  la  plus  douce  musi- 
que, par  les  plus  suaves  odeurs,  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  attirée  contre 
son  sein,  enveloppée  de  ses  robes  de  pourpre,  et  changée  en  une 
étoile  toujours  palpitante  contre  son  sein.  Et  depuis  lors  on  les  voit 
toujours  dans  le  ciel  allant  ensemble, — Wabun  et  l'étoile  du  matin.» 
Le  cruel  Kabibonokka  (le  vent  du  nord)  n'avait  point  ces  grâces 
et  ce  charme  romantique.  11  n'avait  pas  de  penchans  amoureux,  il 
était  insociable  et  morose,  et  voulait  que  la  solitude  régnât  autour 
de  sa  maison  de  glace,  située  dans  la  terre  du  Lapin-Blanc.  La  pré- 
sence d'un  être  vivant  autour  de  sa  demeure  lui  semblait  un  défi  et 
une  menace,  et  une  fois  il  engagea  même  avec  Shingebis  le  plon- 
geur, qui  s'obstinait  à  rester  dans  son  royaume,  un  combat  dans 
lequel  il  fut  vaincu.  Le  troisième  des  fils  de  Mudjeekewis,  Shawon- 
dasa (le  vent  du  sud),  était  un  véritable  créole,  gras,  paresseux, 
toujours  couché  sur  les  fleurs,  perpétuellement  assoupi,  faisant  la 
sieste  avec  délices,  opulent,  généreux,  prodigue,  ami  du  faste.  C'est 
lui  qui  envoyait  au  nord  les  oiseaux  et  les  fleurs,  «  qui  envoyait 
Opechee  le  rouge-gorge,  qui  envoyait  Owaissa  l'oiseau  bleu,  qui  en- 


POÉSIE    AMÉRICAINE.  697 

voyait  Shawshaw  l'hirondelle  et  Wawa  l'oie  sauvage,  qui  envoyait 
les  melons  et  le  tabac,  et  les  raisins  en  grappes  pourprées.  »  Il  était 
porté  à  l'amour,  mais  son  tempérament  et  sa  paresse  lui  défendant 
d'aimer  activement,  son  amour  se  résolvait  en  rêverie  et  en  contem- 
plation. —  Ainsi  sont  enveloppés  dans  de  gracieuses  allégories  le 
rôle  des  forces  naturelles  et  les  phénomènes  physiques  familiers  aux 
Indiens. 

Mais  le  plus  puissant  des  quatre  vents  du  ciel  était  toujours  Mud- 
jeekewis,  le  vent  de  l'ouest;  c'était  aussi,  si  nous  pouvons  parler 
ainsi,  le  plus  humain.  Il  n'était  pas  fait  pour  l'amour  adolescent 
comme  son  fds  Wabun,  ni  pour  la  rêverie  paresseuse  comme  Sha- 
wondasa,  ni  pour  la  domination  stérile  comme  Kabibonokka;  il  était 
fait  pour  l'activité,  la  lutte,  la  passion.  Mudjeekewis  est  un  héros  et 
un  conquérant.  Il  passe  comme  un  tourbillon,  enlève,  séduit,  et  s'é- 
loigne sans  songer  au  mal  qu'il  a  fait  et  aux  ruines  qu'il  laisse  der- 
rière lui.  La  belle  Wenonah  fut  sa  victime.  Wenonah  était  la  fdle 
de  la  vieille  Nokomis,  qui  autrefois  était  tombée  de  la  lune  dans  la 
prairie.  Vainement  Nokomis  avait  averti  sa  fdle  de  se  défier  de  Mud- 
jeekewis. Wenonah  négligea  cet  avertissement,  et  un  soir  que  le  vent 
de  l'ouest  passait  légèrement  sur  la  prairie,  chuchotant  à  travers  les 
feuilles,  courbant  les  fleurs  et  le  gazon,  il  trouva  la  belle  Wenonah 
couchée  parmi  les  lis.  «  Il  la  séduisit  par  ses  caresses,  il  la  séduisit 
par  ses  doux  mots,  »  puis  il  s'éloigna  et  ne  revint  plus.  Wenonah 
mourut  de  douleur  en  donnant  le  jour  au  héros  Hiawatha,  aussi 
vaillant  et  plus  (idèle  que  son  père,  aussi  doux  et  plus  prudent  que 
sa  mère. 

L'enfance  du  héros  est  décrite  en  vers  charmans,  qui  ont  toute  la 
douceur  d'une  chanson  de  nourrice.  La  vieille  Nokomis  1* éleva  sur  les 
bords  du  Lac-Supérieur  et  lui  lit  un  petit  berceau  en  bois  de  tilleul, 
bien  rembourré  de  mousse  et  de  roseaux.  Elle  le  berçait  en  chan- 
tant :  «  Ewa-Yea,  ma  petite  chouette,  qui  est-ce  qui  éclaire  le  wig- 
wam?  Avec  ses  grands  yeux,  qui  éclaire  le  wigwam,  Ewa-Yea,  ma 
petite,  chouette?  »  Et  à  mesure  qu'il  grandit,  elle  lui  enseigna  tout  ce 
qu'elle  savait  d'astronomie  fantastique  et  d'histoire  naturelle  légen- 
daire. Cette  éducation  primitive,  qui  s'adresse  à  l'imagination  seule 
et  qui  a  été  celle  de  tous  les  peuples  à  leur  enfance,  est  poétique- 
ment décrite  par  M.  Longfellow.  «  Nokomis  lui  enseigna  bien  des 
choses  sur  les  étoiles  qui  brillent  au  ciel,  lui  montra  Ishkoodah  la 
comète,  Ishkoodah  aux  tresses  enflammées;  elle  lui  montra  la  danse 
de  mort  des  esprits,  les  guerriers  avec  leurs  plumes  et  leurs  massues 
de  guerre,  fuyant  vers  le  nord,  et  brillant  comme  une  flamme  pen- 
dant les  nuits  glacées  de  l'hiver;  elle  lui  montra  la  large,  blanche 
route  du  ciel,  grand  chemin  des  fantômes...  Quand  il  voyait  la  lune 


69^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sortir  de  l'eau  ronde  et  ridée,  avec  ses  ombres  et  ses  taches,  il  chu- 
chotait :  ,.  Qu'est-ce  que  cela,  Nokomis?  »  Et  la  bonne  Nokomis 
répondait  :  «  Autrefois  un  guerrier  très  irrité  saisit  sa  grand'mère 
et  la  lança  contre  le  ciel  à  minuit:  il  la  lança  contre  la  lune,  et  c'est 
son  corps  que  vous  voyez  là.  »  Lorsqu'il  voyait  l'arc-en-ciel,  il  chu- 
chotait :  «  Qu'est-ce  que  cela,  Nokomis?  »  Et  la  bonne  Nokomis  ré- 
pondait :  «  C'est  le  ciel  des  fleurs  que  vous  voyez  là.  Toutes  les 
fleurs  sauvages  de  la  forêt,  tous  les  lis  de  la  prairie  fleurissent  dans 
ce  ciel  au-dessus  de  nous,  lorsque  sur  la  terre  ils  se  fanent  et  pé- 
rissent. » 

Pour  jouets,  le  petit  Hiawatha  eut  des  fleurs  et  des  métaux  bril- 
lans;  pour  compagnons,  les  petits  êtres  animés  qui  l'entouraient. 
«  Il  apprit  le  langage  des  oiseaux,  leurs  noms  et  tous  leurs  secrets, 
comment  ils  bâtissaient  leurs  nids  en  été,  pourquoi  ils  se  cachaient 
en  hiver,  et  il  leur  parlait  toutes  les  fois  qu'il  les  rencontrait,  et  les 
appelait  les  poulets  d'Hiawatha.  —  Il  apprit  le  langage  de  toutes  les 
bêtes;  il  apprit  leurs  noms  et  tous  leurs  secrets,  comment  les  castors 
construisaient  leurs  maisons,  où  les  écureuils  cachaient  leurs  provi- 
sions de  glands,  comment  le  renne  courait  si  rapidement,  pourquoi 
le  lapin  était  si  timide.  Il  parlait  avec  eux  toutes  les  fois  qu'il  les 
rencontrait,  et  les  appelait  les  frères  d'Hiawatha.  »  Cette  familiarité 
avec  tous  les  êtres  animés  lui  donna  une  grande  tendresse  pour  la 
nature.  Lorsqu'il  grandit,    un  vieil  ami  de  Nokomis,  merveilleux 
conteur  d'histoires  merveilleuses,  grand  voyageur  et  grand  parleur, 
lui  fit  un  arc  et  des  flèches;  mais  Hiawatha  s'en  servait  peu,  et  il  ne 
put  jamais  devenir  un  grand  chasseur.  A  chaque  coin  de  bois,  dans 
chaque  clairière  volait  ou  courait  un  de  ses  anciens  amis.  «  Ne  nous 
tue  pas,  Hiawatha,  lui  disaient  le  rouge-gorge  et  l'oiseau  bleu  en 
M'iiant^chanter  sur  son  épaule.  —  Ne  nous  tue  pas,  Hiawatha,  lui 
disait  l'écureuil  en  riant  à  travers  les  branches.  —  Ne  me  tue  pas, 
lui  disait  le  lapin  en  se  dressant  sur  les  pattes  de  derrière.  »»  Le 
moyen  de  résister  à  d'aussi  douces  supplications?  Cependant  Hia- 
watha n'était  point  un  doux  brahme,  égarant  sa  tendresse  sur  tous 
les  êtres  qui  témoignent  de  la  toute-puissance  du  Créateur;   cette 
tendresse  était  virile.  S'il  se  servait  peu  de  son  arc  et  de  ses  flèches, 
ce  n'était  point  par  faiblesse,  car  il  savait  poursuivre  le  cerf  et  le 
daim  sauvage,  et  il  était  renommé  parmi  les  chasseurs  de  sa  tribu. 
S'il  aimait  les  beaux  enfans  de  la  nature,  il  détestait  ses  avortons 
et  ses  monstres,  les  reptiles  qui  vivent  dans  la  vase  des  marais,  les 
poissons  énormes  qui  se  cachent  sous  l'eau  profonde,  les  bêtes  sau- 
vages qui  menacent  la  vie  de  l'homme.  Il  en  voulait  surtout  aux 
monstres  des  eaux  qui  empoisonnent  les  marécages,  envoient  la 
peste  et  la  fièvre  à  l'homme.  Pour  les  combattre,  il  se  construisit  un 


POÉSIE    AMÉRICAINE.  699 

beau  canot,  en  écorce  de  bouleau,  relié  par  des  branches  de  cèdre 
et  des  racines  de  mélèze,  enduit  de  résine,  orné  de  piquans  de  porc- 
épic.  «  Ainsi  fut  construit  le  canot  dans  la  vallée,  près  de  la  rivière, 
au  sein  de  la  forêt,  et  la  vie  de  la  forêt  était  en  lui,  tous  ses  mys- 
tères et  toute  sa  magie,  toute  la  légèreté  du  bouleau,  toute  la  force 
du  cèdre,  tous  les  souples  nerfs  du  mélèze,  et  il  flottait  sur  la  ri- 
vière comme  une  feuille  jaune  en  automne,  comme  un  jaune  lis  des 
eaux.  »  Muni  de  ce  canot,  Hiawatha  combattit  sur  le  grand  lac  le 
puissant  Nahmah,  roi  des  esturgeons,  et  le  vainquit  après  des  périls 
et  des  aventures  qui  rappellent  la  légende  du  prophète  Jonas  et 
l' Histoire  véritable,  de  Lucien.  Encouragé  par  ce  premier  exploit,  il 
défia  le  magicien  qui  cache  ses  trésors  au  fond  des  marais,  les  dérobe 
aux  hommes,  et  leur  prodigue  en  revanche  la  peste  et  les  fièvres. 
La  vieille  Nokomis,  qui  avait  à  se  plaindre  du  magicien,  encouragea 
son  petit-fils  à  cette  aventure  périlleuse.  «  C'est  lui  qui  a  tué  mon 
père  par  ses  vils  artifices  et  ses  ruses,  lorsqu'il  descendit  de  la  lune, 
lorsqu'il  vint  sur  la  terre  pour  me  chercher.  Lui,  le  plus  puissant 
des  magiciens,  il  nous  envoie  la  fièvre  des  marais,  il  envoie  les  va- 
peurs pestilentielles,  les  exhalaisons  empoisonnées,  et  du  fond  des 
marécages,  il  envoie  parmi  nous  le  gris  brouillard,  la  maladie  et  la 
mort.  Prends  ton  arc,  Hiawatha,  prends  tes  flèches  à  la  tète  de  jaspe 
et  ta  massue  de  guerre,  et  tes  mitaines  magiques,  et  ton  canot  de 
bouleau,  et  l'huile  de  Nahmah  l'esturgeon  pour  frotter  ses  flancs, 
afin  que  rapidement  tu  puisses  fendre  l'eau  noire  comme  la  poix. 
Tue  ce  magicien  impitoyable,  sauve  le  peuple  de  la  fièvre  qu'il  res- 
pire du  fond  des  marais,  et  venge  le  meurtre  de  mon  père!  »  Ainsi 
excité,  Hiawatha  marche  à  la  rencontre  du  magicien,  à  travers  l'eau 
noire  des  marécages.  Il  rencontre  les  hôtes  de  la  fange,  les  serpens 
jaloux  qui  gardent  l'entrée  des  trésors,  et  lèvent  vers  lui  leurs  tètes 
sifflantes  en  essayant  de  l'intimider.  Hiawatha  use  une  partie  de  ses 
flèches  contre  ce  peuple  de  pythons.  «  Chaque  résonnement  de  la 
corde  de  l'arc  était  un  cri  de  guerre  et  un  cri  de  mort;  chaque  siffle- 
ment d'une  flèche  était  un  chant  de  mort  pour  les  serpens.  » 

Il  fallut  longtemps  à  Hiawatha  pour  atteindre  la  demeure  du 
magicien.  «  Toute  la  nuit  il  navigua,  il  navigua  sur  cette  eau  crou- 
pissante, couverte  de  la  vase  des  siècles,  noire  de  roseaux  en  putré- 
faction, épaisse  d'iris  et  de  lis  des  marais,  stagnante,  morte,  terri- 
ble, sombre,  éclairée  par  le  pâle  éclat  de  la  lune,  illuminée  par  les 
feux-follets  des  lumières  allumées  par  les  fantômes  des  morts  dans 
leurs  campemens  de  nuit.  L'air  tout  entier  était  blanc  de  la  lumière 
de  la  lune,  l'eau  tout  entière  était  noire  d'ombres,  et  autour  de  lui 
les  moustiques  chantaient  leur  chant  de  guerre,  et  les  mouches  à  feu 
agitaient  leurs  torches  pour  l'égarer,  et  la  grenouille  levait  sa  tête 


700  REVUE    DES    DEIX    MONDES. 

au  clair  de  lune,  fixait  ses  jaunes  yeux  sur  lui,  coassait,  et  s'enfon- 
çait dans  la  vase.  Et  pendant  ce  temps-là  mille  sifflemens  se  répon- 
daient sur  toute  l'étendue  des  marécages.  Et  le  héron,  le  Shuh- 
shuh-gah,  au  loin,  debout  sur  la  rive  fertile  en  roseaux,  annonçait 
l'arrivée  du  héros.  » 

Cependant  le  magicien  défié  se  présente,  et  un  dialogue  s'en- 
gage selon  l'habitude  des  héros  indiens  et  dans  le  style  pour  ainsi 
dire  aphoristique  que  les  indigènes  de  l'Amérique  aiment  à  donner 
à  leurs  discours  :  «  Retire-toi,  lâche,  retire-toi  parmi  les  femmes, 
retourne  vers  Nokomis,  cœur  tremblant;  je  te  tuerai  si  tu  restes, 
comme  jadis  j'ai  tué  son  père.  »  Mais  Hiawatha  l'intrépide  répon- 
dit :  «  Les  gros  mots  ne  frappent  pas  aussi  bien  cpie  des  massues  de 
guerre,  les  paroles  insolentes  ne  sitllent  pas  comme  la  corde  de  l'arc. 
les  vanteries  ne  sont  pas  aussi  aiguës  que  les  flèches,  les  actions  va- 
lent mieux  que  les  paroles,  les  actes  sont  plus  puissans  que  les  bra- 
vades. »  Le  combat  dure  tout  un  jour  d'été;  Hiawatha  use  ses  flè- 
ches et  sa  massue  contre  les  Vêtemens  féeriques  du  magicien.  Enfin 
le  soir,  lorsqu'il  s'incline  blessé  contre  un  arbre,  prêt  à  perdre  tout 
espoir,  le  pic,  qui  dans  tout  pays  est  un  oiseau  plein  d'expérience 
et  de  bons  conseils,  murmure  à  son  oreille  :  «  Ajuste  tes  flèches  à  sa 
tête,  frappe  à  cette  touffe  de  cheveux;  c'est  là  seulement  qu'il  peut 
être  blessé.  »  Le  magicien  est  vaincu,  et  Hiawatha  s'empare  de  ses 
richesses  et  de  ses  armes  magiques.  En  reconnaissance  du  service  que 
lui  avait  rendu  le  pic,  il  frotte  du  sang  de  sa  victime  la  petite  tète  de 
l'oiseau,  ce  qui  explique  pourquoi  depuis  cette  époque  le  pic  d'Amé- 
rique porte  sur  la  tète  une  touffe  de  plumes  rouges.  Tel  fut  le  plus 
grand  des  exploits  guerriers  d'Hiawatha.  Depuis  la  mort  du  magi- 
cien, le  peuple  ne  souffrit  plus  autant  de  la  peste.  Il  est  impossible 
de  donner  une  tournure  plus  poétique  au  service  de  pure  utilité 
rendu  par  le  héros,  à  cette  question  d'économie  agricole  qui  est 
connue  sous  le  nom  de  question  du  dessèchement  des  marais. 

Tous  les  exploits  d'Hiawatha  sont,  pour  ainsi  dire,  d'un  ordre 
économique.  11  était  écrit  en  vérité  que  dès  l'origine  cette  Amérique 
du  Nord  serait  le  théâtre  des  triomphes  de  l'économie  politique. 
Toutes  ses  actions  ont  un  caractère  utile,  et  tous  ses  combats,  même 
les  plus  acharnés,  un  but  pacifique.  Il  est  pieux,  il  jeune  et  il  prie; 
mais  ce  n'est  point  par  un  désir  de  perfection  idéale,  ce  n'est  point 
par  ambition  des  qualités  qu'il  n'a  pas  :  c'est  pour  le  profit  de  son 
peuple,  pour  le  profit  des  nations.  Tel  qu'il  est,  Hiawatha  est  bien 
le  héros  précurseur  des  hommes_au  visage  pâle  dont  il  prédit  l'ar- 
rivée à  la  fin  du  poème,  qui  devaient  fonder  la  civilisation  pacifique 
de  l'Amérique  du  Nord,  pionniers,  fermiers  et  marchands.  Le  Grand- 
Esprit  le  contemple  avec  d'autant  plus  de  tendresse  qu'il  est  plus 


POÉSIE    AMÉRICAINE.  701 

pacifique.  «  Toutes  vos  prières  sont  entendues  dans  le  ciel,  Hiawatha, 
car  vous  ne  priez  pas,  comme  les  autres,  pour  être  plus  habile  à  la 
chasse,  pour  être  plus  rusé  à  la  pèche,  pour  obtenir  le  triomphe  dans 
la  bataille  ou  un  grand  renom  parmi  les  guerriers,  mais  pour  le  profit 
du  peuple,  pour  l'avantage  des  nations.  »  Aussi  tous  ses  vœux  sont 
exaucés.  Après  avoir  passé  en  revue  toutes  les  substances  tant  ani- 
males que  végétales  dont  se  nourrit  l'homme,  Hiawatha  pensa  qu'il 
devait  y  avoir  une  nourriture  plus  salubre  que  celles  qu'il  connais- 
sait, et  il  supplia  le  Grand-Esprit  de  la  lui  faire  connaître.  Alors 
se  présenta  à  lui  un  beau  jeune  homme,  Mondamin,  personnifica- 
tion poétique  du  mais.  Hiawatha  lutta  avec  lui,  le  vainquit  et  le  mit 
en  terre.  «  Jour  et  nuit  Hiawatha  alla  veiller  près  de  son  tombeau, 
eut  soin  de  garder  doucement  remuée  la  terre  qui  le  recouvrait,  de 
la  garder  pure  des  herbes  et  des  insectes,  et  d'éloigner  avec  des 
cris  et  de  grands  gestes  Kahgahgee,  le  roi  des  corbeaux,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  une  petite  plume  verte  pointa  lentement  hors  de  terre,  puis 
une  autre  et  puis  une  autre.  Et  avant  que  l'été  fût  fini,  le  maïs 
s'était  dressé  dans  toute  sa  beauté,  enveloppé  de  ses  robes  brillantes 
et  de  ses  longues,  soyeuses  et  jaunes  tresses.  Transporté  de  bon- 
heur, Hiawatha  s'écria  :  «  C'est  Mondamin!  c'est  l'ami  de  l'homme,. 
Mondamin  !  »  Il  y  a  dans  cet  épisode  une  réminiscence  littéraire 
évidente,  mais  habilement  dissimulée.  Le  combat  de  Hiawatha 
contre  Mondamin  rappelle  la  lutte  des  rois  contre  John  Barleycornet 
la  résurrection  miraculeuse  de  ce  dernier  dans  l'admirable  ballade 
de  Burns. 

Hiawatha  était  aidé  dans  ses  travaux  par  deux  amis  avec  lesquels 
il  passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie,  l'homme  fort,  Kwasind,  et 
Chibiabos  le  chanteur.  Ils  composaient  son  conseil  politique.  Le  ca- 
ractère de  Kwasind  est  dessiné  en  traits  ingénieux.  Kwasind  est 
l'emblème  de  la  force  unie  à  la  tendresse  et  à  l'intelligence.  Il  lui 
répugne  d'employer  sa  force  à  des  objets  familiers  et  d'une  utilité 
mesquine.  Il  la  laisse  reposer  lorsqu'elle  ne  trouve  pas  un  objet 
digne  d'elle.  Aussi  l'accusait-on  dans  son  enfance  d'être  étourdi, 
paresseux  et  rêveur.  Jamais  il  ne  jouait,  jamais  il  ne  chassait,  ou 
ne  péchait  comme  les  autres  enfans  le  font.  Il  était  pieux  cepen- 
dant et  même  dévotieux.  «  Paresseux,  lui  disait  sa  mère,  vous  ne 
m'aidez  jamais  dans  mes  travaux.  »  Pour  lui  complaire,  il  prit  un 
jour  les  filets  de  pêche  qui  séchaient  au  soleil,  et  les  rompit  rien 
qu'en  les  touchant,  tant  sa  force  était  grande.  Abattre  des  forêts, 
soulever  des  rochers,  frayer  des  sentiers  dans  les  solitudes  épaisses 
de  troncs  d'arbres  et  de  broussailles,  tels  étaient  les  jeux  auxquels 
il  aimait  à  s'exercer.  Il  était  la  main  d'Hiawatha,  ou,  pour  mieux 
dire,  il  représente  le  génie  pratique  du  héros,  comme  Chibiabos  le 


702  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

musicien  en  représente  le  génie  idéal;  il  représente  La  douceur  unie 
à  la  force,  la  justice,  la  religion  pratique,  le  travail.  Quant  à  Chi- 
biabos,  s'il  n'avait  pas,  comme  Orphée,  la  puissance  de  bâtir  des 
villes  au  son  de  la  lyre,  il  avait,  comme  lui,  l'art  d'enchanter  et 
d'étonner  la  nature.  Le  délicieux  portrait  que  trace  M.  Longfellow 
est  bien  celui  d'un  chanteur  des  grandes  forêts  primitives,  d'un 
Orphée  plus  près  de  la  nature  et  moins  tourmenté  que  le  héros  grec 
du  désir  de  lui  échapper. 

«  Très  aimé  d'Hiauatha  était  l'aimable  Chibiabos,  le  meilleur  de  tous  les 
musiciens,  le  plus  doux  de  tous  les  chanteurs.  Il  était  beau  et  pareil  à  un 
enfant,  brave  comme  un  homme,  doux  comme  une  femme,  pliant  comme 
une  branche  d'osier,  imposant  comme  un  cerf  à  andouillers. 

«  Lorsqu'il  chantait,  le  village  prêtait  l'oreille;  tous  les  guerriers  se  ras- 
semblaient autour  de  lui,  toutes  les  femmes  venaient  pour  l'entendre,  tantôt 
il  (''veillait  dans  leurs  âmes  la  passion,  tantôt  il  y  remuait  la  pitié. 

«Avec  les  roseaux  creux,  il  façonnait  des  flûtes  si  musicales  et  si  douces, 
que  le  ruisseau  cessait  de  murmurer  dans  les  bois,  que  les  oiseaux  des  bois 
cessaient  de  chanter,  que  l'écureuil  Adjidaumo  cessait  de  bavarder  dans  les 
chênes,  que  le  lapin,  le  Wabasso,  s'asseyait  sur  ses  pattes  de  derrière  pour 
regarder  et  écouter. 

«  Oui,  le  ruisseau  s'arrêtant  disait  :  0  Chibiabos,  enseignez  à  mes  flots  à 
couler  en  musique,  doucement  comme  les  paroles  de  vos  chants! 

«  Oui,  l'oiseau  bleu,  l'Ovvaissa  envieux,  disait  :  O  Chibiabos,  enseignez-moi 
des  mélodies  aussi  étranges  et  fantasques,  enseignez-moi  des  chants  aussi 
pleins  de  passion! 

«  Oui,  Opechee,  le  rouge-gorge  joyeux,  disait  :  0  Chibiabos,  enseignez-moi 
des  mélodies  aussi  douces  et  aussi  tendres,  enseignez-moi  des  chants  aussi 
pleins  de  gaieté  ! 

«  Et  la  veuve  Wowonaissa,  sanglotant,  disait  :  0  Chibiabos,  enseignez-moi 
des  chants  aussi  mélancoliques,  enseignez-moi  des  chants  aussi  pleins  de 
tristesse  ! 

«  Tous  les  sons  de  la  nature  empruntaient  eux-mêmes  de  la  douceur  à 
ses  chants,  tous  les  cœurs  des  hommes  étaient  adoucis  par  l'expression  de 
sa  musique,  car  il  chantait  la  paix  et  la  liberté,  car  il  chantait  la  beauté, 
l'amour  et  le  désir;  il  chantait  la  mort  et  la  vie  immortelle  dans  les  îles  des 
bienheureux,  dans  le  royaume  de  Ponemah,  dans  le  pays  d'outre-tombe.  » 

Ce  qui  plaît  surtout  dans  Hiawatha,  c'est  que,  quoique  prophète 
envoyé  par  le  Grand-Esprit  et  malgré  sa  naissance  merveilleuse,  il 
n'a  rien  de  surnaturel  et  reste  strictement  humain.  Il  n'est  point 
solitaire,  sa  piété  n'est  pas  extatique;  il  aime  les  douces  joies  de 
la  vie,  il  a  des  amis.  Quand  il  eut  accompli  tous  ses  grands  ex- 
ploits, il  songea  à  se  marier.  «  Ce  que  la  corde  est  à  l'arc,  la  femme 
l'est  à  l'homme,  »  se  dit-il  en  véritable  héros  rustique  qu'il  était. 
11  pensa  à  la  belle  Miimehaha  (Veau  riante),  qui  habitait  dans  la 


POÉSIE    AMÉRICAINE.  703 

terre  des  Dacotahs,  chez  son  père,  le  fameux  faiseur  de  flèches  re- 
nommé au  loin  dans  toutes  les  tribus.  «  Marie-toi  à  une  fille  de  notre 
nation,  lui  dit  la  vieille  Nokomis,  ne  va  pas  à  l'est,  ne  va  pas  à 
l'ouest  chercher  une  étrangère  que  nous  ne  connaissons  pas!  La  fille 
d'un  voisin  qui  nous  est  familièrement  connue  est  comme  un  feu 
dans  le  foyer;  la  plus  belle  des  étrangères  est  comme  la  lumière  de 
la  lune.  »  Mais  Hiawatha  n'écouta  pas  sa  trop  prudente  grand' - 
mère  et  partit  pour  le  pays  des  Dacotahs,  d'où  il  ramena  bientôt  la 
belle  Minnehaha.  Le  retour  de  l'heureux  couple  est  décrit  en  vers 
délicieux  : 

«  Charmant  fut  le  voyage  à  travers  les  forêts  interminables,  à  travers  les 
prairies,  à  travers  les  montagnes,  à  travers  les  rivières,  les  collines  et  les 
ravins.  Il  sembla  court  à  Hiawatha,  quoiqu'ils  voyageassent  lentement,  quoi- 
qu'il retardât  et  mesurât  son  pas  aux  pas  de  la  belle  Eau  Riante. 

«  A  travers  les  fleuves  larges  et  rugissans,  il  portait  la  jeune  fille  dans  ses 
bras;  il  la  trouvait  légère  comme  une  plume,  légère  comme  la  plume  qui 
ornait  sa  chevelure;  il  écartait  les  broussailles  du  sentier,  courbait  les  bran- 
ches gênantes,  faisait  à  la  nuit  une  cabane  avec  des  branches,  un  lit  avec 
des  fleurs  de  ciguë,  et  allumait  devant  la  porte  un  feu  avec  les  pommes  sè- 
ches du  pin. 

«  Tous  les  vents  voyageurs  les  accompagnaient  par  la  prairie,  à  travers  la 
forêt;  toutes  les  étoiles  de  la  nuit  les  contemplaient,  et  de  leurs  yeux  sans 
sommeil  surveillaient  leurs  rêves;  de  son  embuscade  dans  le  chêne,  Adji- 
daumo  l'écureuil  sortait  pour  contempler  les  amans  avec  ses  yeux  indis- 
crets, et  le  lapin,  le  Wabasso,  décampait  devant  eux,  et  les  regardait  de  son 
clapier,  ou  bien,  assis  sur  ses  pattes  de  derrière,  épiait  les  amans  avec  des 
yeux  curieux. 

«  Charmant  fut  le  voyage;  tous  les  oiseaux  chantaient  doucement  et  ar- 
demment des  chants  de  bonheur  et  de  paix  du  cœur;  l'oiseau  bleu,  l'Ovvaissa, 
chantait:  «Heureux  êtes-vous,  Hiawatha,  d'avoir  une  telle  femme  pour  vous 
aimer.  nOpechee  le  rouge-gorge  chantait  :  «  Heureuse  êtes-vous,  Eau  Riante, 
d'avoir  un  tel  noble  époux  ! 

«  Dans  le  ciel,  le  soleil  bienfaisant  les  regardait  à  travers  les  brandies, 
leur  disant  :  0  mes  enfans,  l'amour  est  le  rayon,  la  haine  est  l'ombre,  la  vie 
est  composée  par  moitié  de  rayon  et  d'ombre;  gouverne  par  l'amour,  Hia- 
watha ! 

«  Du  ciel,  la  lune  les  regardait,  remplissait  leur  cabane  de  splendeurs 
mystiques,  et  leur  chuchotait  :  0  mes  enfans,  le  jour  est  sans  repos,  la  nuit 
tranquille,  l'homme  impérieux,  la  femme  faible;  mais  quoique  j'obéisse  et 
vienne  la  dernière,  la  moitié  du  temps  m'appartient;  gouverne  par  la  pa- 
tience, Eau  Riante  !  » 

Le  récit  de  la  noce  d'Hiawatha  est  fait  avec  un  art  consommé  et 
un  tact  exquis  des  délicates  nuances  qu'il  fallait  observer  :  on  dirait 
une  fête  de  village  héroïque.  C'est  une  noce  de  campagne;  seule- 


704 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ment  dans  cette  occasion  la  campagne,  ce  sont  les  savanes  et  les 
grandes  forêts,  et  les  fermiers  sont  des  guerriers  peaux- rouges. 
Le  mélange  de  vie  rustique  et  de  vie  héroïque  qui  caractérise  les 
mœurs  indiennes  a  été  vivement  saisi  et  reproduit.  Tous  les  types 
que  la  vie  rustique  engendre  dans  tout  pays  se  retrouvent  dans  ce 
récit  sous  une  forme  locale  :  le  dandy  du  village,  Pau-Puk-Keevis, 
le  mauvais  plaisant  aimable,  chéri  des  femmes  pour  sa  bonne  hu- 
meur, beau  danseur,  joueur  rusé,  possesseur  des  plus  beaux  mocas- 
sins et  des  plus  belles  fourrures;  Iagoo,  le  conteur  de  la  veillée, 
celui  qui  sait  les  plus  merveilleuses  histoires  et  qui  raconte  les  plus 
amusans  mensonges.  La  vie  humaine  qui  nous  est  familière  se  re- 
trouve ainsi  dans  cette  légende  reconnaissable  encore  sous  le  cos- 
tume sauvage  dont  elle  est  enveloppée. 

Le  mariage  d'Hiawatha  marque  l'apogée  de  son  bonheur,  ses 
exploits  sont  achevés;  maintenant  les  années  sombres  vont  se  dres- 
ser devant  lui.  L'une  après  l'autre  toutes  les  joies  de  la  jeunesse 
l'abandonnent;  sa  vie  se  décolore  lentement  et  s'assombrit.  Chibia- 
bos  meurt,  et  avec  lui  toute  la  poésie  de  l'existence  d'Hiawatha. 
Désormais  plus  de  rêves,  plus  de  désirs,  plus  d'espérance;  tout  ce 
qui  pouvait  être  a  été;  l'imagination  ne  colore  plus  le  monde  de  son 
prisme.  Puis  Kvvasind  disparaît  à  son  tour,  victime  des  embûches 
de  médians  démons.  Hiawatha  ne  compte  plus  autant  sur  la  dou- 
ceur pour  gouverner  les  hommes.  Par  la  mort  de  Kwasind,  qu'ont 
tué  les  petits  nains  des  eaux,  il  apprend  à  se  méfier  de  la  méchante 
race  des  petits  nains  humains.  Le  mal  s'est  glissé  parmi  son  peuple, 
et  la  corruption,  et  la  débauche,  sous  la  forme  du  dandy  Pau-Puk- 
Keevis.  C'est  un  jour  d'amère  expérience  pour  lui  que  le  jour  où  il 
est  obligé  de  faire  la  chasse  à  ce  malfaisant  personnage,  de  le  frap- 
per dans  les  retraites  du  castor,  dans  les  cavernes  des  serpens,  dans 
les  airs,  où  il  vole  en  compagnie  des  oiseaux  sauvages,  dont  il  a 
revêtu  la  forme. 

Enfin  d'étranges  I-jtes  viennent  s'asseoir  à  son  foyer  :  ce  sont 
trois  vieilles  femmes  silencieuses  et  tristes  qui  prennent  leur  repas 
sans  mot  dire  à  la  table  de  famille,  et  qu'on  entend  la  nuit  pousser 
de  profonds  gémissemens.  Ces  vieilles  femmes  sont  les  esprits  des 
morts  chéris  qui  reviennent  supplier  qu'on  n'afflige  plus  par  des 
larmes  et  des  lamentations  inutiles  les  âmes  de  ceux  qui  ne  sont 
plus.  Cette  visite  sinistre  est  une  prédiction  :  elle  parle  d'une  ma- 
nière sensible  de  malheurs  et  de  morts  prochaines.  La  famine  désole 
le  peuple  d'Hiawatha;  la  belle  Eau  Riante  meurt  elle-même  de  pri- 
vations et  d'angoisses.  La  tribu  rustique  est  décimée,  ruinée,  la  vie 
sauvage  corrompue  et  désorganisée;  rien  n'est  plus  de  ce  que  Hia- 
watha avait  rêvé.  C'est  le  moment  pour  lui  de  disparaître  ;  la  place 


POÉSIE    AMÉRICAINE.  705 

est  prête  pour  de  nouveau-venus,  pour  ces  hommes  au  visage  pâle 
qui  arrivent  des  contrées  du  soleil. 

Tel  est  ce  gracieux  poème,  œuvre  délicate  et  véritablement  ex- 
quise où  se  trouvent  toutes  les  qualités  de  M.  Longfellow,  et  où  ses 
défauts  même  deviennent  des  qualités.  La  musique  de  son  vers  ac- 
compagne harmonieusement  les  voix  de  la  nature  qu'il  veut  faire 
parler;  sa  douceur  un  peu  vague  et  molle  est  bien  à  sa  place  en  un 
pareil  sujet;  sa  monotonie  fréquente  n'a  ici  rien  qui  déplaise,  elle 
est  bien  conforme  au  sentiment  qu'il  a  essayé  d'exprimer.  C'est  une 
lecture  rafraîchissante  et  doucement  enivrante  comme  les  tièdes 
brises  des  bois  et  les  arômes  de  la  nature.  Deux  qualités  recom- 
mandent avant  toutes  les  autres  cette  œuvre  remarquable  :  c'est 
d'abord  un  mélange  extrêmement  heureux  du  génie  épique  et  du 
génie  lyrique,  mélange  qui  était  nécessaire  pour  reproduire  la  vie 
indienne,  dans  laquelle  l'héroïsme  naturel  à  l'âme  humaine  primi- 
tive est  comme  étouffé  sous  le  lyrisme  absorbant  de  la  nature.  Puis 
le  Citant  d'IIiawatha  est  bien  une  œuvre  américaine  :  là  nous  n'avons 
plus  ces  souvenirs  de  la  poésie  européenne  auxquels  se  laisse  si  fa- 
cilement aller  M.  Longfellow,  ces  réminiscences  littéraires  des  bords 
du  Rhin,  des  rues  de  Bruges,  des  cloîtres  du  moyen  âge,  pour  les- 
quelles le  poète  a  oublié  si  souvent  les  prairies  et  les  lacs  de  son 
pays.  Tout  est  américain  et  ne  parle  que  de  l'Amérique.  Quoique 
fondé  sur  une  légende  indienne,  c'est  en  bien  des  sens  un  poème 
national.  Puisse  le  succès  de  cette  œuvre  charmante  persuader  à 
M.  Longfellow  de  marcher  clans  cette  voie  sans  être  tenté  d'en  sortir 
désormais!  Le  public  européen  est  resté  froid  devant  ses  Légendes 
dorées,  ses  ffyperion,  ses  Éludions  espagnols;  mais  toutes  les  fois 
qu'il  a  essayé  de  chanter  la  nature  américaine,  ou  d' exprimer  les 
sentimens  américains  modernes,  M.  Longfellow  a  conquis  toutes  les 
sympathies.  Hiawatha,  Evangeline,  Excelsior,  le  Psaume  de  la  Vie, 
voilà  ses  véritables  titres  littéraires.  Que  ce  soit  en  môme  temps  un 
avertissement  aux  poètes  européens  qui  seraient  trop  possédés  du 
désir  de  chanter  la  nature  tropicale  ou  d'exprimer  des  sentimens 
d'autant  plus  séduisans  qu'ils  ne  leur  sont  pa  ;  familiers. 

Emile  Montégut. 


45 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  mai  1S57. 


L'Europe,  après  avoir  vu  disparaître  les  grandes  affaires  qui  l'ont  émue  el 
absorbée,  ne  va-t-ellë  pas  voir  aussi  se  dénouer  peu  à  peu  ces  autres  ques- 
tions qui  restenl  depuis  quelques  mois  li\  rées  ù  l'ardeur  des  polémiques  el 
au  travail  actif  de--  négociations!  Que  deviennenl  encore  une  fois  tous  ces 
incidens  dont  se  compose  Ja  politique  actuelle,  la  transaction  relative  à  Neu- 
châtel,  et  les  élections  des  principautés,  et  la  querelle  diplomatique  entre 
l'Autriche  et  le  Piémont,  et  les  démêlés  du  Danemark  avec  l'Allemagne! 
Voici  tout  d'abord  une  de  ces  questions  qui  a  eu  de  la  gravité,  et  qui  arrive 
heureusement  à  son  terme  aujourd'hui  :  c'est  l'affaire  de  Neuchâtel,  dont  la 
solution  a  été  un  instant  arrêtée  par  une  indiscrétion  qui  a  pu  être  gênante. 
sans  exercer  une  influence  sérieuse  sur  le  dénouement.  Les  dernières  diffi- 
cultés ont  disparu;  le  traité  est  signé  désormais,  et  les  ratifications  devront 
être  échangées  d'ici  à  peu.  Cette  question  de  Neuchâtel  n'existe  donc  plus 
réellement;  on  l'aura  oubliée  dans  quelques  jours,  comme  si  elle  n'avait  pas 
été  sur  le  point  d'allumer  un  conllit  dangereux,  comme  si  elle  n'avait  pas 
occupé  la  diplomatie  pendant  trois  mois.  Neuchâtel  restera  définitivement 
un  canton  suisse,  le  roi  de  Prusse  gardera  comme  un  souvenir  le  titre  prin- 
cier attaché  à  son  ancienne  possession.  Les  intérêts  que  le  cabinet  de  Berlin 
tenait  à  sauvegarder  ont  reçu  satisfaction  dans  les  limites  de  l'indépendance 
de  la  confédération  helvétique,  et  il  faut  ajouter  que  prudemment,  habile- 
ment désintéressé  dans  sa  dignité,  dans  ses  susceptibilités  de  souverain,  le' 
roi  de  Prusse  n'a  point  hésité,  quand  le  moment  est  venu,  à  renoncer  aux 
compensations  pécuniaires  qui  lui  étaient  assurées.  Que  manque-t-il  seule- 
ment à  cette  œuvre  également  acceptée  par  la  Prusse  et  par  le  pouvoir  exé- 
cutif de  la  Suisse  sous  la  sanction  de  l'Europe?  Il  lui  manque  l'approbation 
de  l'assemblée  fédérale  helvétique,  qui  va  se  réunir  extraordinairement,  et 
qui  ne  saurait  refuser  de  souscrire  à  une  transaction  que  ses  négociateurs 


REVUE.    CHRONIQUE.  707 

ont  rendue  aussi  avantageuse  que  possible  pour  la  Suisse  en  même  temps 
qu'ils  ont  contribué  à  la  faciliter  par  une  habile  modération.  Si  la  Prusse 
avait  à  revenir  de  loin  pour  se  trouver  sur  un  terrain  où  la  première  con- 
dition d'arrangement  était  l'abdication  de  ses  droits  ou  de  ses  prétentions, 
la  Suisse  avait  bien  sans  doute  aussi  à  faire  un  peu  de  chemin.  C'est  à  rap- 
procher ces  distances,  à  concilier  les  prétentions  contraires,  que  la  diplo- 
matie s'est  heureusement  employée  dans  son  œuvre  de  médiation,  en  faisant 
disparaître  du  sein  de  l'Europe  un  élément  de  perturbation  au  prix  d'un 
article  des  traités  de  Vienne,  et  en  plaçant  la  situation  nouvelle  de  Neuchà- 
tel  sous  l'autorité  d'une  modification  'régulière  du  droit  public. 

La  question  de  Neuchâtel  n'a  point  été  facile  à  résoudre,  nous  le  voulons 
bien;  mais  enfin  elle  était  débattue  dans  des  conditions  appréciables,  où  il 
était  toujours  possible  de  saisir  les  difficultés  pour  en  triompher.  11  n'en  est 
point  ainsi  sur  le  Danube,  où  il  semble  qu'on  cherche  dans  la  confusion  un 
moyen  d'embarrasser  les  décisions  de  l'Europe.  Gomment  juger  en  effet  cette 
situation  des  principautés,  dont  tous  les  élémens  n'apparaissent  qu'à  travers 
une  obscurité  systématiquement  entretenue?  Tout  l'effort  du  parti  opposé  à 
une  réorganisation  sérieuse  et  efficace  des  provinces  du  Danube  tend  à  para- 
lyser la  manifestation  de  la  vraie  pensée  des  populations,  à  créer  une  opi- 
nion artificielle  et  obéissante,  comme  aussi  à  intercepter  toute  communica- 
tion entre  le  pays  et  les  représentans  de  l'Europe.  Les  membres  de  la  com- 
mission européenne  vont  bien,  il  est  vrai,  de  Bucharest  à  Jassy  :  seulement 
la  route  qu'ils  suivent  est  surveillée;  les  autorités  locales  trompent  par  des 
itinéraires  de  fantaisie  les  populations  qui  veulent  aller  à  la  rencontre  de 
ces  protecteurs  de  leur  liberté.  Des  indications  prévoyantes  ont  détourné  le 
commissaire  français  d'une  ville  où  il  devait  trouver  des  témoignages  de 
sympathie  et  l'expression  de  nombreux  griefs.  Il  n'est  pas  jusqu'au  com- 
missaire ottoman,  Saffet-Effeudi,  qui,  à  son  arrivée  récente  à  Jassy,  n'ait  été 
l'objet  d'une  de  ces  mystifications  supérieures.  I  ne  foule  considérable,  dans 
laquelle  se  trouvaient  des  dignitaires  de  l'église,  des  boyards,  s'est  pprtée 
sur  son  passage.  Cette  population  favorable  aux  idées  nationales  a  été  vio- 
lentée et  sabrée,  et  Saffet-Effendi  a  été  conduit  rapidement  à  travers  la  foule 
auprès  dos  fonctionnaires  qui  l'attendaient  pour  lui  exprimer  leurs  vœux  et 
lui  remettre  des  pétitions  contre  l'union.  Plus  que  jamais  d'ailleurs  les  au- 
torités moldaves  sont  à  l'œuvre  pour  façonner  les  élections,  et  elles  peuvent 
d'autant  plus  aisément  composer  les  listes  électorales  selon  leur  bon  plaisir, 
que  pour  beaucoup  de  propriétaires  il  y  aurait  une  réelle  impossibilité  de 
produire  des  titres  légaux  de  possession.  Dès-lors  tout  est  livré  à  l'arbitraire. 
La  difficulté  pour  les  membres  de  la  commission  européenne  serait  de  suivre 
jusque  dans  ses  détails  cette  altération  universelle  et  insaisissable  souvent, 
pratiquée  par  des  agens  décidés  à  user  de  tous  les  moyens.  Cela  a  été  poussé 
si  loin  que  le  caïmacan  de  la  Moldavie,  M.  Vogoridès,  a  été  obligé  de  rem- 
placer son  ministre  de  l'intérieur,  M.  Catardgi.  Il  est  vrai  que  le  successeur 
de  M.  Catardgi,  le  logothète  Basile  Ghika,  ne  semble  pas  porter  au  pouvoir 
des  idées  fort  différentes.  Dans  une  circulaire  pleine  d'assez  naïfs  aveux,  il 
se  plaint  que  les  Moldaves  ne  traitent  pas  leurs  affaires  sans  bruit,  qu'il  y 
ait  des  apparences  de  manifestations,  que  des  réunions  prennent  impropre- 


708  BEVUE   DES   DEUX    MONDES. 

ment  la  dénomination  de  comités  ou  de  clubs.  Le  crime  n'est  pas  bien  grand, 
on  en  conviendra.  Il  est  certain  que  s'il  n'y  avait  ni  bruit,  ni  manifestations, 
même  apparentes,  ni  réunions  sous  un  nom  quelconque,  si  en  un  mot  tout 
se  faisait  par  la  voie  des  autorités  indiquant  au  pays  ce  qu'il  doit  dire  et  ce 
qu'il  ne  doit  pas  dire,  la  question  se  trouverait  singulièrement  simplifiée.  Il 
reste  à  savoir  si  l'Europe  serait  très  exactement  informée  des  vœux,  des  be- 
soins, des  intérêts  véritables  de  la  Moldo-Valachie. 

Le  nom  de  la  France,  on  ne  l'ignore  pas,  est  associé  à  cette  idée  de  l'union 
des  principautés,  qui  est  devenue  un  drapeau  sur  le  Danube.  Sans  doute,  au 
fond,  la  France  n'a  que  des  sympathies  pour  cette  combinaison,  dans  laquelle 
elle  voit  un  moyen  puissant  de  fortifier  les  deux  provinces  en  concentrant 
leurs  ressources,  en  groupant  leurs  intérêts,  en  les  soumettant  à  une  même 
loi,  comme  elles  ont  déjà  une  même  langue  et  une  même  origine.  En  réalité 
cependant  ce  n'est  point  là  aujourd'hui  la  question  qui  s'agite  :  la  France  ne 
combat  nullement  pour  une  idée  sur  le  Danube;  elle  ne  s'allie  pas  exclusi- 
vement à  un  parti,  elle  cherche  unique nt  à  faire  exécuter  le  traité  de 

Paris,  qui  stipule  une  consultation  sincère  et  franche  de  l'opinion  dans  les 
principautés.  Si  elle  réclame,  soil  à  Jassy,  soit  à  Gonstantinople,  contre  les 
vexations  exercées  dans  la  Moldavie,  ce  n'est  pas  au  nom  de  sa  politique 
particulière,  c'est  au  nom  même  du  dernier  traité  de  paix.  Que  l'opinion  se 
prononce,  la  question  s-'  posera  naturellement  alors  dans  le  congrès  qui  s'ou- 
vrira. Ce  ti'esi  pas  une  erreur  moins  grande  d'attribuer  à  la  France  la  pensée 
d'élever  un  trône  en  Orient  pour  ;.  ;  I  teer  un  prince  étranger.  Cette  pensée, 
que  les  Moldo-Valaques  sont  trop  pi  rtés  peut-être  à  accueillir,  et  qui  ne  fe- 
rait qu'ajouter  une  difficulté  de  plu  à  toutes  celles  que  rencontre  l'union, 
n'a  rien  qui  soit  propre  à  la  politique,  française.  Elle  a  été  émise  à  l'origine 
dans  les  premières  conférences  de  Vienne,  comme  pour  rendre  plus  sensible 
la  sollicitude  de  l'Europe  en  faveur  des  principautés  à  un  moment  où  la  Rus- 
sie s'efforçait  de  capter  ces  populations  par  des  démonstrations  intéressées. 
Elle  ne  s'est  point  reproduite  dans  les  négociations  qui  ont  suivi.  Il  n'en 
est  pas  question  dans  le  congrès  de  Paris,  et  toute  la  politique  de  la  France 
en  Orient  se  rattache  à  l'œuvre  de  ce  congrès,  qui  n'admet  qu'une  possibi- 
lité générale,  celle  de  l'union,  et  impose  une  obligation,  celle  de  consulter 
avant  tout  les  vœux,  les  désirs,  l'opinion  des  populations  moldo-valaques. 
Quand  le  prince  Vogoridès,  ses  agens,  ses  conseillers,  ses  inspirateurs  ou  ses 
protecteurs  ont  recours  à  tous  les  moyens  pour  altérer  l'expression  de  l'opi- 
nion publique  dans  la  Moldavie,  ce  n'est  pas  la  France  qu'ils  combattent, 
c'est  le  traité  même  en  vertu  duquel  s'est  ouverte  cette  grande  enquête  po- 
pulaire dans  les  principautés,  et  le  gouvernement  du  sultan  se  met  en  con- 
tradiction avec  son  propre  ouvrage  quand  il  semble  se  faire  le  complice,  si 
ce  n'est  l'instigateur  des  excès  de  pouvoir  commis  sur  le  Danube.  Le  grand- 
vizir,  Rechid-Paclia,  pouvait  trouver  ici  une  merveilleuse  occasion  d'affer- 
mir sa  situation,  de  fortifier  son  ascendant.  Son  rôle  était  simple  :  il  n'avait 
qu'à  se  tenir  d'accord  avec  l'Europe,  à  marcher  avec  elle  en  concourant  à 
une  politique  dictée  par  un  intérêt  général.  11  a  préféré,  par  un  calcul  dou- 
teux, se  faire  l'auxiliaire  des  vieux  préjugés  turcs,  des  intérêts  particuliers 
de  l'Autriche  et  des  passions  personnelles  de  lord  Stratford  de  Redcliffe.  Or 


REVUE.  — CHRONIQUE.  709 

qu'est-il  arrivé?  Le  grand-vizir  a  tellement  rétréci  sa  situation,  qu'il  se  trouve 
sans  adhérens,  que  récemment  encore,  dans  une  crise  de  cabinet,  il  a  été 
obligé  de  prendre  dans  sa  famille  un  nouveau  ministre  des  affaires  étrangères. 
De  toute  façon,  cette  question  des  principautés  reste  assurément  livrée  à 
de  singulières  incertitudes.  C'est  pour  l'Europe  la  plus  délicate,  la  plus  grave 
des  difficultés  dans  un  moment  de  calme  où  les  autres  questions  diplomati- 
ques semblent  disparaître,  où  la  querelle  du  Piémont  et  de  l'Autriche  n'a 
plus  la  même  gravité,  et  où  le  Danemark  vient  de  se  remettre  en  meilleure 
intelligence  avec  l'Allemagne.  Un  instant  cependant  cette  querelle  de  l'Au- 
triche et  du  Piémont  a  semblé  devenir  menaçante,  puis  elle  s'est  apaisée  tout 
à  coup,  au  point  qu'on  a  fini  par  croire,  il  y  a  peu  de  jours,  à  la  possibilité 
d'un  rapprochement.  Sur  quoi  se  fondait  cette  conjecture?  Sans  doute  sur 
l'absence  de  toute  cause  d'une  rupture  sérieuse.  Au  fond,  ce  bruit  d'un  rap- 
prochement prochain  ne  répondait  à  aucune  réalité;  mais  ce  qui  n'est  point 
douteux,  c'est  que  depuis  quelque  temps  le  cabinet  de  Turin,  en  acceptant  la 
situation  qui  lui  a  été  faite,  a  mis  dans  tous  ses  actes  comme  dans  ses  paroles 
une  habileté  et  une  prudence  qui  montrent  mieux  encore  ce  qu'il  y  a  eu  d'ex- 
trême dans  le  procédé  de  l'Autriche.  Ce  n'est  pas  que  le  Piémont  ait  abdiqué 
sa  politique  :  seulement  cette  politique,  M.  de  Cavour  la  pratique  en  homme 
d'état  qui  sait  se  mesurer  avec  les  difficultés,  et  qui  sent  aussi  ce  qu'il  y  a  de 
force  pour  un  gouvernement  régulier  dans  le  respect  des  traditions  conser- 
vatrices. M.  de  Cavour  s'est  montré  plus  d'une  fois  libéral  hardi  et  résolu;  il 
a  su  aborder  les  questions  les  plus  épineuses  et  les  plus  brûlantes.  Depuis  quel- 
ques jours,  il  est  occupé  à  montrer  le  tact  du  chef  de  gouvernement  et  du 
conservateur.  Après  avoir  résisté  à  l'Autriche,  il  ne  veut  point  compromettre 
ou  laisser  compromettre  la  position  où  s'est  placé  son  pays.  I  ne  occasion 
favorable  s'est  offerte  à  lui,  c'est  dans  la  discussion  d'uue  loi  relative  au 
déplacement  de  l'arseual  qui  doit  être  transporté  de  Crues  à  la  Spezzia.  Bien 
des  intérêts  et  des  passions  étaient  en  jeu.  La  ville  de  Cènes  se  plaignait 
d'être  dépossédée.  C'était  d'ailleurs  la  question  même  des  forces  militaires 
et  maritimes  du  pays,  et  a  cette  question  se  rattachait  naturellement  celle 
de  l'indépendance  nationale,  du  rôle  du  Piémont  en  Italie.  Un  orateur  radi- 
cal, M.  Brofferio,  dans  un  langage  plus  imagé  et  plus  prétentieux  que  sensé, 
a  eu  la  fantaisie  de  lancer  une  fois  de  plus  ses  hyperboles  contre  l'empereur 
d'Autriche  et  contre  tous  les  souverains  italiens.  M.  Brofferio  n'eût  pas  mieux 
réussi,  s'il  eût  voulu  servir  M.  de  Cavour  en  lui  fournissant  l'occasion  de 
défendre  les  souverains  attaqués  et  de  déclarer  que  si  le  Piémont  professe 
une  politique  italienne,  il  professe  également  la  fidélité  aux  traités,  le  respect 
d<  's  obligations  internationales.  Sur  un  point  si  grave,  le  président  du  conseil 
a  tenu  à  dissiper  toute  confusion,  à  faire  disparaître  toute  solidarité  entre  la 
pensée'  libérale  dont  il  s'inspire  et  la  pensée  révolutionnaire.  Une  circonstance 
plus  récente  encore  et  d'une  autre  nature  vient  d'attester  de  la  part  de  M.  de 
Cavour  le  même  tact,  la  même  habileté  prudente  de  conduite.  Le  pape,  en 
parcourant  les  états  pontificaux,  va  se  rendre  à  Bologne,  où  il  doit  séjourner 
quelque  temps.  Malgré  les  démêlés  qu'il  a  eus  dans  ces  dernières  années 
avec  le  saint-siége,  démêlés  qui  ne  sont  malheureusement  pas  terminés  en- 
core, le  cabinet  de  Turin  s'est  souvenu  que  le  Piémont  était  un  pays  catho- 


710  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lique,  et  que  le  saint-père  était  tout  à  la  foi^  chef  de  l'église  et  prince  italien. 
Un  envoyé  du  roi  Victor-Emmanuel,  M.  Boncompagni,  aujourd'hui  ministre 
à  Florence,  parait  devoir  aller  complimenter  le  pape  à  Bologne.  Cela  ne  veut 
point  dire  évidemment  que  toutes  les  questions  religieuses  soient  résolues 
par  un  acte  de  déférence!  mais  c'est  l'indice  du  prix  que  le  cabinet  de  Turin 
lui-même  attache  à  de  meilleurs  rapports  avec  Rome.  Les  diverses  manifes- 
tations qui  se  sont  succédé  en  peu  de  temps  sont  l'expression  d'une  politique 
aussi  habile  que  sage.  Et  dans  le  t'ait  le  Piémont  ne  pourrait  rien  gagner  par 
une  politique  révolutionnaire;  il  atout  à  gagner  au  contraire  en  se  fortifiant 
dans  la  pratique  d'un  libéralisme  conservateur,  en  offrant  à  l'Italie  le  spec- 
tacle d'un  régime  sensé  et  à  l'Europe  le  spectacle  d'un  gouvernement  régu- 
lier qui  sait  rester  maître  de  lui-même  sans  abdiquer  les  plus  légitimes  aspi- 
rations. 

Les  affaires  du  Danemark,  qui  sont  depuis  quelque  temps  un  de  ces  nuages 
flottans  à  l'horizon  de  l'Europe,  viennent  de  passer  par  une  crise  qu'on  peut 
appeler  décisive  et  salutaire,  puisqu'on  a  vu  tout  à  la  fois  le  cabinet  de  Co- 
penhague réussir  à  se  reconstituer  et  le  démêlé  avec  les  puissances  alle- 
mandes entrer  dans  une  voie  meilleure.  Os  deux  questions  étaient  intime- 
ment unies,  on  le  sait.  Le  démêlé  avec  l'Allemagne,  au  sujet  du  Holstein, 
n'était  point  entièrement  étranger  à  la  crise  ministérielle  de  Copenhague. 
D'un  autre  côté,  cette  crise,  en  se  prolongeant  au-delà  même  des  nouveaux 
délais  accordés  par  l'Autriche  et  la  Prusse,  a  fini  par  exciter  l'impatience 
des  deux  cours  allemandes,  qui  ont  menacé  de  recourir  décidément  à  la 
diète  de  Francfort.  Cette  menace  a  eu  du  moins  l'heureux  effet  de  détermi- 
ner la  reconstitution  immédiate  du  cabinet  danois.  M.  Andne  a  quitté  la  pré- 
sidence du  conseil  en  restant  ministre  des  finances;  le  ministre  du  culte  et 
de  l'instruction  publique,  M.  Mail,  devient  président  du  conseil.  MM.  Krieger 
et  Simoni  sont  restés,   le  premier  à  l'intérieur,  le  second  à  la  justice  du 

royaume.  Le  ministre  de  la  marine,  M.  Michelsen,  est  chargé  provisoin ni 

des  affaires  étrangères,  et  M.  l'nsgaard,  ministre  des  affaires  intérieures 
communes,  prend  aussi  provisoirement  l'administration  de  celles  du  Hols- 
tein. La  signification  politique  de  cette  combinaison,  elle-même  incomplète 
encore,  comme  ou  voit,  est  tout  entière  dans  les  noms  de  MM.  Andnn,  Hall 
et  Krieger,  qui  sont  i'àme  du  ministère.  Ce  sont  des  hommes  capables,  con- 
naissant les  intérêts  du  pays.  Le  premier  a  été  officier  supérieur  d'état-ma- 
jor, les  deux  autres  ont  été  professeurs  de  droit  à  l'université  de  Copenhague. 
Dans  leur  politique,  ils  s'inspirent  d'un  sage  esprit  de  modération  et  ne  se 
séparent  point  des  principes  constitutionnels.  Le  premier  acte  du  ministère 
a  été  de  faire  savoir  à  l'Allemagne  que  l'intention  du  roi  de  Danemark  était 
de  convoquer  dans  le  courant  de  l'été  les  états  du  Holstein,  pour  leur  fournir 
l'occasion  d'exprimer  leurs  vœux  au  sujet  de  la  révision  de  la  constitution  pro- 
vinciale octroyée  en  1854.  Si  l'on  s'en  souvient,  c'est  la  combinaison  que  nous 
indiquions  comme  étant  acceptée  par  les  cours  de  Vienne  et  de  Berlin.  La 
question  est  ainsi  circonscrite  :  le  Holstein  pourra  se  prononcer  sur  ses  inté- 
rêts propres  sans  avoir  à  s'occuper  de  la  constitution  commune,  et  en  même 
temps  se  trouve  écartée  la  perspective  d'une  dangereuse  intervention  de  la 
diète  de  Francfort,  qui  appelait  inévitablement  l'intervention  de  l'Europe. 


REVUE.  —  CHRONIQ1  I..  711 

Le  ministère  qui  a  pris  cette  résolution  a  eu  de  la  peine,  disions-nous,  à 
se  reconstituer.  Ces  difficultés  tenaient  à  la  situation  même  du  Danemark. 
Aussitôt  après  la  dissolution  du  dernier  cabinet  et  pendant  que  le  Rigsraad 
se  trouvait  encore  assemblé  à  Copenhague,  M.  Hall,  chargé  de  former  un 
nouveau  ministère,  entrait  en  conférence  avec  Al.  de  Scheel-Plessen,  membre 
du  Rigsraad  et  l'un  des  chefs  du  parti  aristocratique  du  Holstein.  D'abord 
les  Holsteinois  s'étaient  montrés  assez  disposés  à  quelque  transaction.  Bien- 
tôt le  bruit  de  la  maladie  et  de  l'abdication  du  roi,  répandu  une  fois  de 
plus,  relevait  leur  confiance,  et  leurs  exigences  dépassaient  toutes  limites. 
Ces  exigences  ne  tendaient  à  rien  moins  qu'à  la  soumission  du  Danemark. 
Les  états  du  Holstein  et  du  Lauenbourg  devaient  être  consultés  sur  la  con- 
stitution générale;  les  domaines  seraient  soustraits  à  la  juridiction  commune, 
non-seulement  quant  à  l'administration  et  à  la  législation,  mais  aussi  quant 
aux  revenus.  L'indemnité  du  péage  du  Sund  devait  être  un  bien  commun.  La 
représentation  au  Rigsraad  ne  devait  plus  être  proportionnelle  à  la  popu- 
lation; elle  serait  égale  pour  chaque  province,  quel  que  fut  le  nombre  des 
liai ii  tans.  En  présence  de  ces  ambitions,  et  les  cabinets  allemands  réclamant 
d'ailleurs  une  prompte  réponse  à  leurs  communications,  on  conçoit  que  le 
ministère  se  soit  reconstitué  sans  le  concours  des  Holsteinois.  Le  nouveau 
cabinet  a  adopté  la  meilleure  politique,  celle  d'une  solution  pacifique  de 
cette  épineuse  question.  Les  puissances  de  l'Allemagn  i  ne  feront  rien  sans 
doute  pour  embarrasser  ou  retarder  cette  solution,  et  quand  la  question 
sera  définitivement  \  idée,  les  notabilités  du  Holstein  se  résigneront  aisément 
à  entrer  au  pouvoir  en  abandonnant  leurs  prétentions,  comme  aussi  il  de- 
ttdra  moins  difficile  de  trouver  uu  homme  pour  accepter  la  direction  des 
affaires  étrangères  de  la  monarchie  danoise. 

Dans  ce  mouvement  de  questions  politiques  et  diplomatiques  qui  s'agitent 
en  Europe,  et  qui  sont  en  quelque  sorte  l'œuvre  commune  de  tous  les  cabi- 
nets, la  France  apparaît  avec  son  influence  extérieure  et  son  ascendant  de 
grande  puissance.  Quant  à  sa  situation  intérieure,  un  seul  fait  la  résume 
aujourd'hui  :  c'est  la  dissolution  du  corps  législatif,  qui  était  arrivé  au  terme 
légal  de  son  existence.  Ainsi  finit  la  première  législature  de  l'empire.  Dans 
vingt  jours,  le  scrutin  électoral  va  s'ouvrir  pour  donner  la  vie  à  une  assem- 
blée nouvelle.  Si  la  session  qui  vient  de  finir  a  été  peu  occupée  dans  sa  pre- 
mière partie,  elle  a  été  en  compensation  encombrée  aux  derniers  instans  par 
un  assez  grand  nombre  de  discussions  et  de  votes  sur  les  intérêts  les  plus 
divers.  Les  plus  importantes  des  lois  votées  sont  celles  qui  touchent  aux 
finances.  La  loi  qui  proroge  le  privilège  de  la  Banque  de  France  a  été  adoptée 
après  avoir  été  modifiée  sous  quelques  rapports  par  la  commission  du  corps 
législatif.  L'impôt  sur  les  valeurs  mobilières  a  pris  rang  parmi  les  recettes  pu- 
bliques à  titre  de  taxe  de  mutation.  Enfin  la  situation  des  finances,  telle  que 
la  laisse  le  corps  législatif,  trouve  son  expression  dans  le  budget,  sur  lequel 
un  rapport  étendu  a  été  fait  par  M.  Alfred  Leroux.  Le  point  saillant  de  ce 
budget,  c'est  qu'il  tend  à  établir  l'équilibre  entre  les  recettes  et  les  dépenses 
publiques,  il  établit  même  cet  équilibre  avec  un  excédant  de  revenus.  Certes, 
entre  les  données  conjecturales  d'un  budget  préventif  et  la  loi  définitive  des 
comptes  du  même  exercice  financier,  il  y  a  toujours  place  pour  l'imprévu  : 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'entraînement  des  dépenses  vient  déranger  les  calculs  les  plus  confians,  des 
incidens  nouveaux  viennent  imposer  des  charges  nouvelles;  mais  enfin  un 
budget  dans  son  ensemble  repose  sur  des  données  assez  positives  pour  qu'on 
puisse  y  voir  la  mesure  d'une  situation  financière.  L'équilibre  existe  dans  le 
budget  actuel,  cela  n'est  point  douteux;  seulement,  il  ne  faut  pas  s'y  mé- 
prendre,  cet  équilibre  existe  à  diverses  conditions  d'un  caractère  particulier. 
11  y  aurait  d'abord  à  faire  la  part  des  ressources  transitoires  qui  ont  dû  être 
demandées  à  l'impôt  pour  faire  face  aux  dépenses  de  la  guerre,  et  qui  doi- 
vent disparaître  avec  la  guerre  elle-même.  L'impôt,  sur  les  valeurs  mobilières 
esl  un  élément  nouveau  dans  les  recettes  publiques.  Enfin,  malgré  tout,  il 
reste  des  déficits  antérieurs  considérables,  une  dette  flottante  qui  s'élève  a 
près  de  900  millions.  Cette  dette  flottante,  il  est  vrai,  doit  être  allégée  à 
l'aide  des  100  millions  que  la  Banque  doit  verser  au  trésor,  d'après  la  nou- 
velle loi,  et  d'une  somme  de  80  millions  provenant  des  fonds  de  dotations  de 
l'armée.  Il  reste  néanmoins  encore  une  situation  où  le  développement  des 
recettes  normales,  quoique  permanent  et  considérable,  a  de  la  peine  à  suivre 
le  développement  des  dépenses.  Et  qu'on  le  remarque  bien,  ces  dépenses 
s'accroîtraient  plus  rapidement  encore,  si  le  gouvernement  et  le  corps  lé 
latif  cédaienl  à  toutes  les  suggestions.  Bien  des  esprits  voient  sans  doute  dans 
cette  progression  des  dépenses  un  signe  de  prospérité;  ce  n'est  ni  le  gou- 
vernement, ni  le  corps  législatif,  ni  Le  pays,  qui  peuvent  penser  ; 

On  peut  étudie]-  notre  temps  sous  bien  des  aspects;  on  peut  le  suivie  dans 
ses  fièvres  et  dans  ses  défaillances  de  tous  les  jours  et  de  toutes  les  heures, 
dans  les  contrastes  de  ses  révolutions  politiques  ou  dans  les  prodigieux  ef- 
forts de  son  activité  matérielle  :  le  plus  grand  charme  restera  toujours  dans 
i  étude  des  œuvres  et  des  mouvemens  de  la  pensée,  comme  ce  sera  toujours 
le  véritable  ^igne  des  esprits  éminens  de  s'intéresser  aux  lettres,  de  les  sen- 
tir et  de  les  aimer.  Aussi  un  doute  s'élève-t-il  sur  la  valeur  des  systèmes  qui 
tendraient  à  affaiblir  l'éducation  littéraire,  ainsi  que  sembleraient  l'indi- 
quer aujourd'hui  les  statistiques  constatant  les  résultats  des  dernières  ré- 
formes accomplies  dans  l'instruction  publique  en  France.  Lo  nombre  des 
jeunes  gens  qui  se  tournent  vers  les  sciences  a  augmenté,  le  nombre  de  ceux 
qui  persévèrent  dans  l'é  lettres  est  devenu  moins  grand  :  c'est  là  ce 

qu'il  y  a  de  plus  clair  jusqu'ici.  Est-ce  un  fait  passager?  est-ce  le  signe  du- 
rable d'une  tendance  permanente?  Si  c'était  un  fait  permanent,  il  ne  fau- 
drait pas  y  voir  peut-être  un  progrès  merveilleux  de  la  civilisation.  Ce  n'est 
pas  l'étude  des  sciences  qui  est  un  mal;  mais  là  où  l'étude  des  lettres  n'oc- 
cupe pas  la  place  qui  lui  est  due,  il  y  a  une  sorte  d'équilibre  rompu  entre 
les  facultés  humaines:  il  y  a  une  secrète  et  graduelle  diminution  de  cette 
culture  générale  qui  fait  la  virilité  et  la  supériorité  des  esprits.  On  voit  sur- 
tout s'affaiblir  ce  sentiment  littéraire,  au  nom  duquel  M.  Villemain  se  plaint, 
dans  son  dernier  ouvrage,  et  dont  il  est  lui-même  une  des  plus  brillantes 
personnifications  contemporaines.  M.  Villemain  a  le  mérite  d'avoir  la  géné- 
reuse passion  des  lettres,  de  sentir  ce  qu'il  y  a  d'élevé  en  elles,  et  de  ne  point 
croire  que  le  progrès  du  monde  soit  compatible  avec  ce  qui  serait  le  dé- 
clin de  la  vie  intellectuelle.  Il  se  montre  aujourd'hui  dans  son  dernier  ou- 
vrage, clans  le  Choix  d'Études  sur  la  Littérature  contemporaine,  ce  qu'il 


REVIK.    —  CHRONIQUE.  713 

a  été  toujours,  écrivain  supérieur,  critique  éloquent  et  plein  de  nuances. 
M.  Villemain,  on  lésait,  est  un  des  hommes  qui  ont  renouvelé  la  critique 
de  notre  temps,  en  ouvrant  devant  elle  un  champ  plus  large,  en  rapprochant 
l'étude  des  travaux  de  l'esprit  de  l'étude  des  hommes,  de  l'histoire  même,  et 
en  faisant  des  lettres  l'organe  de  la  civilisation.  Le  livre  qu'il  publie  n'est 
point  une  œuvre  entièrement  nouvelle;  il  se  compose  de  tous  les  essais  qui 
se  succèdent  dans  une  vie  littéraire  selon  l'heure  et  selon  l'occasion,  et  de 
tous  ces  essais,  le  plus  saillant  comme  le  plus  étendu  est  sans  doute  une 
étude  sur  Hilton.  Le  livre  de  M.  Villemain  réunit  particulièrement  tout  un 
ensemble  de  rapports  sur  les  concours  annuels  de  l'Académie  français;'.  Ces 
rapports  embrassent  un  espace  de  dix  années,  et  dans  ces  dix  années  que 
d'événemens  se  sont  accomplis,  même  pour  l'Académie!  Que  de  talens  ont 
eu  le  temps  de  grandir,  et  combien  d'autres  sont  restés  ce  qu'ils  étaient  sans 
s'élever  au-dessus  d'un  premier  succès  académique!  Que  d'oeuvres  se  sont 
succédé  dans  ces  concours,  les  unes  éphémères  et  médiocres,  les  autres  du- 
rables! Sans  se  mêler  à  la  critique  active  et  militante,  M.  Villemain  est  un 
arbitre  supérieur  qui  prononce  ses  sentences  tous  les  ans,  et  qui,  avec  une 
sûreté  toujours  nouvelle,  juge  l'éloquence,  la  philosophie,  l'histoire,  la  poé- 
sie, les  œuvres  utiles  aux  mœurs.  Chaque  année,  il  parcourt  cette  carrière,  à 
la  fois  si  étendue  et  si  resserrée,  et  la  difficulté  même  est  l'occasion  d'un 
triomphe  de  plus.  Le  travail  annuel  de  M.  Villemain  n'est  plus  un  rapport, 
c'est  un  enchaînement  d'aperçus  et  de  développemens  où  le  secrétaire  per- 
pétuel apprécie  tous  les  travaux,  caractérise  d'un  trait  rapide  tous  les  ta- 
lens, fait  une  sorte  de  revue  critique  de  toutes  les  idées  en  ayant  l'air  de  De 
distribuer  que  des  récompenses.  Même  réunis  comme  ils  le  sont  aujourd'hui, 
ces  rapports  ne  se  ressemblent  pas;  ils  ne  se  ressemblent  que  parce  qu'ils 
portent  cette  même  empreinte  d'un  art  savant,  d'une  pensée  pénétrante  el 
juste,  d'un  goût  supérieur.  C'est  par  ers  qualités  éminentes  que  M.  Ville- 
main est  devenu,  soit  comme  écrivain,  soi!  comme  professeur,  un  des  maî- 
tres de  la  littérature  contemporaine,  un  de  ces  hommes  dont  il  n'est  pas  aisé 
de  recueillir  l'héritage  :  on  lui  succède,  on  ne  le  remplace  pas  là  où  il  a  brillé 
une  fois. 

Revenons  à  la  politique  et  à  ses  incidens.  Il  y  a  aujourd'hui  quelques  pays 
où  la  vie  parlementaire  prend  un  degré  particulier  d'intérêt  ou  d'animation. 
La  discussion  commencée  il  y  a  plus  d'un  mois  sur  les  institutions  de  bien- 
faisance continue  en  Belgique,  et  en  continuant  elle  s'aggrave,  les  esprits 
s'irritent,  et  les  passions  populaires  elles-mêmes  viennent  de  jeter  le  trouble 
dans  les  débats  du  parlement  de  Bruxelles.  On  sait  quelles  graves  questions 
soulève  la  loi  proposée  par  le  ministère  belge  et  soutenue  par  la  majorité  de 
la  chambre  des  représentans.  Après  une  discussion  générale  qui  s'est  pro- 
longée pendant  plusieurs  semaines,  l'opposition  libérale  a  essayé'  d'arrêter  la 
loi  au  passage  et  de  l'ajourner.  M.  Frère-Orban  a  proposé  une  enquête,  mais 
cette  proposition  a  été  repoussée.  Les  divers  amendemens  présentés  pat- 
quelques  membres  de  l'opposition  n'ont  pas  été  plus  heureux.  La  majorité 
est  restée  compacte  sans  se  laisser  détourner  de  son  but,  et  les  articles  de 
la  loi  ont  été  successivement  votés.  Malheureusement  cette  discussion  sur 
une  question  de  l'ordre  le  plus  pacifique  a  pris  graduellement  un  caractère 


714  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'animosité  extraordinaire.  L'émotion  s'est  bientôt  communiquée  aux  spec- 
tateurs de  ces  orageuses  séances,  et  le  président  de  la  chambre  des  repré- 
sentons a  été  obligé  de  faire  évacuer  les  tribunes.  Alors  le  trouble  s'est  encore 
aggravé,  et  a  dégénéré  en  scènes  de  désordre  aux  portes  de  la  chambre  et 
dans  la  ville  même.  Des  représentais  de  la  majorité  ont  été  insultés  à  leur 
sortie  ou  dans  leur  maison.  Le  nonce  du  pape,  au  moment  où  il  quittait  le 
palais  de  la  chambre,  a  été  l'objet  de  manifestations  injurieuses.  Cette  agi- 
i  tion  s'est  propagée,  et  elle  est  loin  d'être  apaisée  encore.  La  discussion  a 
continué  néanmoins.  Seulement  un  incident  des  débats  a  provoqué  le  renvoi 
d'un  article  de  la  loi  à  la  section  centrale,  et  on  en  est  à  se  demander  si 
cette  circonstance  ne  sera  pas  favorable  à  quelque  transaction  entre  les  par- 
tis. Quoi  qu'il  en  soit,  ces  violences  factieuses  ne  sont  pas  moins  une  regret- 
table atteinte  portée  à  la  dignité  des  délibérations  publiques  et  du  régime 
parlementaire. 

La  Hollande  elle-même  a  par  momens  ses  discussions,  qui,  sans  toucher,  il 
esl  vrai,  à  d'aussi  vives,  à  d'aussi  délicates  questions  d'organisation  sociale, 
ont  encore  néanmoins  un  certain  intérêt.  Il  y  a  eu  depuis  quelques  mois  à 
La  Haye,  si  l'on  s'en  souvient,  une  série  de  luttes  animées  entre  le  ministère 
et  les  partis.  Le  temps  et  les  circonstances  raviveront  inévitablement  ces 
luttes  politiques  directes,  en  leur  offrant  quelque  aliment  nouveau.  En  atten- 
.  le  combat  s'engage  sur  des  questions  pour  ainsi  dire  épisodiques,  et  de 
ce  nombre  est  celle  du  al  de  la  presse  aux  Indes,  qui  a  été  agitée 

déjà  dans  les  chambres,  non  sans  causer  quelque  ennui  et  quelque  embar- 
ras au  cabinet.  Un  article  du  statut  colonial  a  soumis  la  liberté  d'introduc- 
tion des  publications  aux  Indes  à  des  réserves  suffisamment  motivées  en 
principe  par  la  nécessité  de  sauvegarder  l'ordre  public  d'une  façon  particu- 
lière dans  des  conditions  d'existence  si  différentes.  Le  règlement  promulgué 
par  ordonnance  il  y  a  quelques  mois,  ce  règlement,  de  l'avis  de  bien  des 
hommes  politiques  et  de  bien  des  jurisconsultes,  poussait  fort  loin  le  luxe  de 
la  restriction  :  il  réunissait  la  prévention  et  la  répression  tout  à  la  fois  dans 
un  système  doublement  rigoureux,  ce  qui  dépassait  visiblement  cette  me- 
sure de  modération  et  de  prudence  que  les  esprits  aiment  avant  tout  en 
Hollande.  De  là  des  adresses,  des  pétitions,  et  par  suite  des  débats  parlemen- 
taires assez  vifs,  qui  finissaient  une  première  fois  par  amener  la  chambre  à 
nommer  une  commission  pour  examiner  de  plus  près  l'affaire.  Le  ministère 
ne  put  esquiver  cette  sorte  d'enquête. 

La  question  est  revenue  récemment  dans  la  seconde  chambre,  et  elle  a  été 
l'objet  d'une  discussion  nouvelle  où  ont  figuré  les  principaux  orateurs  des 
divers  partis,  les  uns  soutenant  le  règlement,  comme  M.  Baud,  M.  Groen  van 
Prinsterer,  et  le  ministre  intéressé  lui-même,  les  autres,  comme  AIM.  vanHœ- 
vell  et  Thorbecke,  plaidant  la  cause  de  la  liberté,  singulièrement  compro- 
mise à  leurs  yeux.  Ceux-ci  représentaient  le  règlement  comme  un  obstacle 
au  développement  moral  et  matériel  des  colonies,  et  ils  y  voyaient  même 
une  violation  du  texte  du  statut  colonial.  Les  adversaires  de  l'ordonnance 
ministérielle  insistaient  sur  le  principe  de  la  liberté  inscrit  dans  le  statut:  le 
ministre  des  colonies,  M.  M  ver,  s'appuyait  sur  la  réserve  également  stipulée 
dans  le  même  article,  et  il  en  tirait  la  justification  complète  de  sou  règle- 


BEVUE.  —  CHRONIQUE.  "15 

ment.  M.  vau  Hœvell  est  venu  éclairer  cette  discussion  par  des  données  nou- 
velles en  faisant  connaître  l'état  réel  de  la  presse  aux  Indes,  l'inégalité  des 
cautionneraens  des  journaux,  les  plaintes  de  la  population  européenne  contre 
ces  mesures  restrictives.  11  fallait  bien  en  venir  à  un  résultat  pratique.  Trois 
systèmes  étaient  en  présence  :  la  commission  de  la  chambre  proposait  de  re- 
commander au  ministre  la  révision  du  règlement.  Un  membre  du  parti  libé- 
ral, M.  Hoynck,  demandait  nettement  cette  révision  par  l'intervention  des 
chambres,  ce  qui  était,  en  d'autres  termes,  réclamer  une  loi  à  la  place  d'un 
règlement  administratif.  Enfin  M.  Groen  van  Prinsterer  proposait  le  renvoi 
pur  et  simple  du  rapport  de  la  commission  au  gouvernement,  et  c'est  à  ce 
dernier  amendement  que  le  ministre  des  colonies  s'était  rallié.  La  chambre 
s'est  arrêtée  à  un  milieu  en  votant  les  conclusions  de  la  commission.  11  faut 
ajouter  que,  dans  les  scrutins  successifs  qui  ont  précédé  ce  dernier  vote, 
l'amendement  le  plus  libéral  réunissait  un  nombre  imposant  de  suffrages, 
tandis  que  celui  de  M.  Groen  van  Prinsterer  n'obtenait  qu'une  insignifiante 
minorité.  11  reste  à  savoir  à  quel  moment  et  dans  quelle  mesure  la  révision 
du  règlement  se  fera. 

Le  ministre  des  finances  de  La  Haye,  M.  Vrolik,  vient,  d'un  autre  côté, 
de  proposer  un  vaste  plan  de  remaniement  do  impôts  dans  la  pensée  d'ac- 
croître les  ressources  des  grandes  communes,  fortement  atteintes  par  l'abo- 
lition des  droits  de  mouture.  Le  gouvernement  voudrait  faire  refluer  vers  les 
communes  une  partie  du  produit  des  recettes  publiques  sans  modifier  les 
bases  générales  du  système  d'impôts.  Les  pertes  que  le  trésor  de  L'état  au- 
rait à  essuyer  par  suite  de  ces  remaniemens  seraient  compensées  par  une 
révision  de  la  loi  des  successions.  C'est  là  un  des  projets  aujourd'hui  à  l'é- 
tude; mais,  quelle  que  soit  la  valeur  de  ce  plan,  il  reste  toujours  la  qu 
essentiellement  politique  qui  s'agite  entre  le  gouvernement  et  1rs  opinions 
libérales  depuis  que  le  cabinet  actuel  existe.  Cette  question  se  reproduira 
infailliblement  d'ici  à  peu,  à  l'occasion  d'une  discussion  nouvelle  du  budget 
du  ministère  de  l'intérieur.  Ce  budgel  n'a  été  voté  que  pour  six  mois  il  y  a 
quelque  temps;  il  s'agit  de  le  voter  maintenant  pour  l'année  entière,  et  c'est 
la  politique  même  du  ministère  hollandais  qui  se  trouvera  \  raisemblablement 
en  cause. 

Voici  donc  deux  pays,  la  Belgique  et  la  Hollande,  où  la  vie  parlementaire 
se  manifeste  par  des  signes  divers.  Ces  libres  discussions  viennent  de  se  ré- 
veiller également  au-delà  des  Pyrénées  et  donnent  la  plus  exacte  mesure  de 
la  situation  politique  de  la  Péninsule.  Les  chambres  espagnoles  sont  en  pleine 
session  depuis  un  mois.  Le  congrès  s'est  constitué  et  a  choisi  pour  son  pré- 
sident M.  Martinez  de  la  Rosa.  Le  sénat  s'est  retrouvé  tel  qu'il  était  avant  la 
révolution.  Quelle  est  la  première  question  qui  s'est  élevée?  Une  bataille 
s'est  engagée  à  l'occasion  des  deux  dernières  années  et  de  la  part  de  respon- 
sabilité de  tous  les  hommes  et  de  toutes  les  opinions  dans  <■  ire  ré- 
cente. Ce  n'est  point  une  lutte  entre  progressistes  et  modérés,  puisque  les 
progressistes  sont  aujourd'hui  très  clair-semés  dans  le  parlement  de  .Madrid: 
c'est  plutôt  une  lutte  entre  toutes  les  fractions  du  parti  conservateur.  Le 
discours  royal  à  l'ouverture  des  chambres  avait  tout  fait  cependant  pour 
écarter  ce  dangereux  conflit  d'opinions;  s'il  n'a  point  réussi,  c'est  qu'il  est 


7l(i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

difficile  sans  cloute  de  se  taire  sur  des  événemens  comme  ceux  qui  se  sont 
accomplis,  et  d'imposer  silence  à  toutes  les  passions.  Tôt  ou  tard  les  partis 
ont  à  s'expliquer.  La  bataille  a  été  livrée  dans  le  sénat,  et  c'est  vraiment  une 
bataille,  car  la  plupart  des  hommes  qui  l'ont  soutenue  sont  des  militaires, 
les  généraux  Narvaez,  O'Donnell,  Coucha,  Serrano,  Ros  de  Olano. 

Qu'on  note  bien  la  situation  respective  des  hommes  et  le  point  de  départ  de 
cette  lutte  pleine  de  péripéties.  11  y  avait  d'un  côté  ceux  qu'on  a  nommés  les 
vicalvaristes,  qui  à  l'origine  ont  pris  part  à  la  révolution,  qui  en  ont  été  les 
modérateurs  pendant  deux  ans,  qui  ont  fini  par  la  dompter  pour  être  bientôt 
dépassés  eux-mêmes  dans  la  réaction,  et  il  y  avait  d'un  autre  côté  les  diverses 
fractions  du  parti  conservateur  jetées  hors  des  affaires  par  les  événemens 
de  1854.  Il  s'agissait  de  savoir  si  ces  événemens  deviendraient  le  texte  de 
récriminations  violentes,  ou  si  l'esprit  de  conciliation  aurait  assez  de  puis- 
sance peur  rapprocher  les  hommes.  Le  discours  royal,  à  l'ouverture  de  la 
session,  allait  au-devant  de  cette  terrible  difficulté  en  jetant  un  voile  sur  les 
discordes  passées  et  en  faisant  appel  à  l'oubli.  La  commission  de  l'adresse 
dans  le  sénat  proposait  une  répons  ■  à  la  reine  dictée  par  le  même  esprit, 
lorsqu'un  sénateur,  le  général  Calonge,  est  venu  allumer  le  feu  par  un  amen- 
dement qui  effaçait  le  m  \\  d'oubli,  et  cet  amendement,  le  général  Calonge 
l'a  commenté  d'une  façon  plus  grave  encore  par  un  discours  où  il  mettait 
directement  en  cause  les  généraux  vicalvaristes  en  appelant  sur  eux  un  châ- 
timent. Vainement  le  président  du  conseil  est  intervenu  aussitôt  pour  re- 
pousser cet  amendement,  qui  a  été  en  effet  immédiatement  rejeté  par  le 
sénat;  vainement  il  a  invoqué  de  nouveau  la  conciliation,  défendant  les  géné- 
raux accusés  au  nom  même  îles  services  qu'ils  avaient  rendus  :  le  coup  était 
porté.  Le  comte  de  Lucena,  le  chef  du  mouvement  militaire  du  Camp  des 
Gardes,  s'est  levé  à  son  tour  pour  accepter  le  défi;  seulement  le  général 
O'Donnell  n'a  point  vu  que  s'il  tenait  simplement  à  repousser  les  accusations 
du  général  Calonge,  la  meilleure  réponse  était  le  vote  du  sénat,  qui  avait 
rejeté  l'amendement,  et  que  s'il  se  tournait  contre  le  gouvernement  lui- 
même,  il  se  donnait  le  fâcheux  vernis  d'une  agression  d'autant  moins  justi- 
fiée que  le  président  du  conseil  avait  hautement  pris  sa  défense.  Le  général 
Narvaez  l'avait  habilement  désarmé.  N'importe,  son  siège  était  fait  évidem- 
ment, il  n'a  pas  su  résister  à  la  tentation.  Le  général  O'Donnell  ne  s'est  point 
contenté  d'exposer  ses  actes  durant  ces  deux  dernières  années  :  il  a  pris  une 
offensive  directe,  personnelle,  contre  le  duc  de  Valence,  qu'il  a  voulu  enve- 
lopper dans  une  sorte  de  solidarité  morale  avec  les  auteurs  du  soulèvement 
militaire  de  1854. 

Une  fois  cette  lutte  ouverte  d'ailleurs,  elle  s'est  bientôt  étendue;  le  champ 
s'est  élargi.  Chacun  a  voulu  expliquer  son  rôle  clans  les  événemens  passés. 
Les  généraux  Ros  de  Olano  et  Concha  se  sont  défendus.  Le  général  San-Mi- 
guel  et  M.  Luzurriaga  ont  plaidé  sans  trop  de  succès  la  cause  de  la  révolu- 
tion de  1854  et  des  cortès  constituantes.  Le  ministre  des  affaires  étrangères, 
M.  Pidal,  et  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Nocedal,  ont  attaqué  les  progres- 
sistes et  le  général  O'Donnell  lui-même,  qu'ils  ont  affecté,  on  ne  sait  trop 
pourquoi,  de  vouloir  confondre  avec  les  révolutionnaires.  La  mêlée  est  de- 
venue universelle.  Qui  a  gagné,  qui  a  perdu  en  définitive  dans  cette  lutte? 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  717 

Certainement  les  hommes  ne  sortent  jamais  intacts  de  semblables  discus- 
sions. Il  est  bien  clair,  comme  nous  le  disions,  que  le  général  O'Donnell  a 
cédé  à  une  mauvaise  inspiration  en  entrant  dans  cette  voie  sur  une  provo- 
cation qui  n'avait  plus  de  sens  après  le  vote  du  sénat.  Il  s'est  affaibli  plus 
qu'il  ne  s'est  fortifié,  et  il  a  fallu  un  discours  aussi  habile  que  modéré  du 
général  Ros  de  Olano  pour  relever  la  cause  des  vicalvaristes.  L'homme  qui 
a  le  plus  gagné  dans  cette  discussion  et  qui  a  eu  visiblement  les  honneurs  de 
la  lutte,  c'est  le  président  du  conseil.  Ayant  à  marcher  entre  tous  les  res- 
sentimens  et  toutes  les  passions,  le  général  Narvaez  a  vraiment  montré 
l'habileté  et  la  modération  d'un  homme  d'état  qui  sent  sa  responsabilité 
comme  chef  de  gouvernement  et  comme  chef  de  parti.  Sans  rien  désavouer 
de  son  opposition  avant  185i,  comme  aussi  sans  accepter  au-delà  de  ce  qui 
lui  revenait  dans  les  événemens,  le  duc  de  Valence  s'est  défendu  contre  les 
accusations  dont  il  était  assailli;  il  a  défendu  les  généraux  vicalvaristes 
contre  ceux  qui  voulaient  les  transformer  en  accusés,  refusant  pour  sa  part 
de  scinder  le  parti  conservateur,  prodiguant  jusqu'au  bout  les  appels  à  la 
conciliation,  et,  chose  à  remarquer,  il  a  été  infiniment  plus  modéré  que  ses 
collègues  MM.  Pidal  et  Nocedal,  qui,  par  leur  humeur  belliqueuse  et  agres- 
sive,  ont  un  peu  trop  pris  en  cette  occasion  le  rôle  de  soldats.  Le  général 
Narvaez  a  réussi,  et  la  discussion  du  sénat  a  fini  plus  heureusement  qu'elle* 
n'avait  commencé. 

Au  fond,  on  ne  peut  le  méconnaître,  un  certain  embarras  planait  sur  ces 
débats.  Tous  les  esprits  flottaient  entre  leurs  instincts  conservateurs  et  le 
souvenir  de  faits  qui  avaient  conduit  fatalement  à  une  révolution.  Certes 
personne  n'avait  envie  de  justifier  un  soulèvement  militaire,  pas  même  ceux 
qui  en  avaient  donné  le  signal  en  1854,  et  on  ne  pouvait  oublier  d'un  autre 
côté  que  l'Espagne  se  trouvait  à  cette  époque  dans  la  situation  la  plus  cri- 
tique, que  la  constitution  n'existait  plus,  que  les  chambres  étaient  suspen- 
dues, que  les  généraux  les  plus  éminens  étaient  exilés,  et  que  chaque  matin 
on  attendait  un  coup  d'état.  Qu'on  oublie  le  passé,  c'est  une  chose  sage;  il 
ne  faut  s'en  souvenir,  comme  l'a  dit  le  général  Narvaez,  que  pour  éviter  les 
fautes  qui  ont  été  commises,  qui  ont  mis  à  une  si  terrible  épreuve  la  mo- 
narchie constitutionnelle  en  Espagne.  La  discussion  de  l'adresse  ouverte  en 
ce  moment  dans  le  congrès  n'aura  point  sans  doute  un  autre  sens  et  un 
autre  dénouement  que  celle  du  sénat.  Le  général  Narvaez  se  trouve  visible- 
ment fortifié  par  ces  débats.  C'est  à  lui  d'achever  l'œuvre  qu'il  a  commencée 
sans  porter  atteinte,  dans  les  réformes  politiques  qui  sont  proposées,  aux 
garanties  légitimes  et  efficaces  du  régime  constitutionnel. 

Au-delà  de  l'Océan-Atlantique,  les  épisodes  ne  manquent  pas,  si  l'on  em- 
brasse d'un  coup  d'oeil  cet  immense  espace  qui  s'étend  du  nord  de  l'Amé- 
rique à  l'extrémité  méridionale  du  Nouveau-Monde.  Ce  sont  des  épisodes 
incohérens,  étranges  parfois,  tels  qu'ils  peuvent  se  produire  sur  une  terre 
où  tout  commence,  et  où  les  intérêts  comme  les  institutions  travaillent  péni- 
blement à  se  dégager  à  travers  des  luttes  qui  prennent  toutes  les  formes. 
Sur  les  côtes  de  l'Océan-Pacifique,  au  Pérou,  une  insurrection  a  éclaté  et 
vit  depuis  quelques  mois  en  face  du  gouvernement  sans  réussir  à  vaincre  et 
sans  être  vaincue.  Le  Mexique  n'est  point  au  bout  de  ses  conflits  et  de  sps 


71 S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

révolutions.  Son  dernier  différend  avec  l'Espagne  n'est  point  encore  réglé; 
un  envoyé  mexicain,  M.  Lafragua,  est  à  Madrid  pour  négocier  la  paix,  et  pen- 
dant ce  temps  le  gouvernement  de  Mexico  vient  d'être  surpris  et  menacé 
par  une  de  ces  tentatives  qui  ne  sont  déjouées  un  instant  que  pour  se  re- 
nouveler infailliblement  le  lendemain.  Dans  le  Nicaragua,  Walker  triomphe- 
t-il.  comme  il  le  fait  dire  quelquefois?  Est-il  battu,  comme  on  le  dit  périodi- 
quement et  comme  on  le  répète  encore  aujourd'hui?  C'est  une  question  qui 
s'agite  depuis  deux  ans  bientôt.  Les  États-Unis  eux-mêmes,  au  milieu  de  leur 
prospérité,  ne  sont  point  exempts  de  luttes  intérieures.  La  secte  bizarre  des 
mormons,  retranchée  dans  son  territoire  d'Ltah,  s'est  mise  en  état  de  résis- 
tance ouverte  au  pouvoir  fédéral,  qui  ne  peut  réussir  à  lui  faire  accepter  un 
gouverneur.  Dans  ce  mouvement  confus,  il  y  a  cependant  quelques  incidens 
qui  intéressent  de  plus  près  l'Europe,  parce  qu'ils  se  lient  à  des  questions 
internationales  ou  à  des  questions  plus  générales  de  prépondérance.  L'an 
dernier,  comme  on  sait,  lord  Clarendon  et  le  représentant  de  l'Union, 
H.  Dallas,  négociaient  et  signaient  à  Londres  un  traité  réglant  toutes  les 
affaires  de  l'Amérique  centrale  et  du  Honduras,  qui  avaient  été  un  moment 
sur  le  point  de  susciter  un  conflit  entre  les  deux  puissances.  Ce  traité,  le 
sénat  de  Washington  l'a  modifié,  et  l'Angleterre  à  son  tour,  bien  que  peu 
dispo  brouiller  avec  les  États-Unis,  vient  de  refuser  de  ratifier  ces 

modifications,  au  moins  en  ce  qui  concerne  particulièrement  les  stipulations 
relatives  5  ige  dans  les  îles  du  Honduras.  11  en  résulte  que  l'Angle- 

terr  les  Êtats-1  nis  se  trouvent  pour  le  moment  entre  l'ancien  traité  Clay- 
ton-Bulwer  et  le  traité  récemment  négocié  par  lord  Clarendon  et  M.  Dallas, 
sans  que  la  question  soit  résolue.  Il  ne  reste  maintenant  d'autre  issue  que 
la  résignation  de  l'Angleterre  aux  changemens  exigés  par  le  sénat  américain, 
ou  une  négociation  nouvelle,  à  laquelle  le  cabinet  de  Washington  ne  saurait 
sérieusement  se  refuser. 

Les  États-Unis  sont  aujourd'hui  engagés  dans  une  autre  querelle,  non  plus 
avec  une  puissance  européenne,  bien  qu'elle  ait  de  l'intérêt  pour  l'Europe, 
mais  avec  une  république  américaine,  avec  la  Nouvelle-Grenade,  à  qui  ap- 
partient l'isthme  de  Panama,  l'un  de  ces  points  vers  lesquels  se  tourne  in- 
cessamment  l'ambition  des  Américains  du  Nord.  Comment  est  née  cette  que- 
relle ?  Elle  est  née  d'un  fait  qui  aurait  dû  contribuer  uniquement  à  la  richesse 
du  pays  et  de  la  fatale  inaptitude  de  ces  républiques  hispano-américaines  â 
profiter  des  heureuses  fortunes  qui  leur  échoient.  L'isthme  de.  Panama  était 
autrefois  pauvre  et  tranquille.  Le  chemin  de  fer  l'a  transformé,  et  il  est  devenu 
un  lieu  de  discorde,  le  prétexte  des  réclamations  incessantes  des  Américains 
du  Nord,  qui  sont  bientôt  parvenus  à  s'y  établir  en  maîtres  et  à  tout  envahir. 
Qu'on  remarque  la  situation  particulière  de  cette  portion  de  la  Nouvelle-Gre- 
nade. Panama  a  été  érigé,  il  y  a  deux  ans,  en  état  fédéral,  c'est-à-dire  à  demi 
indépendant.  Malheureusement  l'isthme  est  arrivé  à  cette  sorte  d'indépen- 
dance lorsque  depuis  longtemps  la  Nouvelle-Grenade  était  occupée  à  se  dé- 
chirer, lorsque,  sous  prétexte  d'établir  la  liberté  universelle,  on  détruisait 
tout  gouvernement,  et  quand,  sous  prétexte  de  décentraliser  les  impôts,  on 
avait  fini  par  les  abolir,  de  telle  façon  que  l'état  nouveau  s'est  trouvé  sans 
moyeu  d'action  et  sans  ressources  d'aucune  espèce  en  face  des  Américains, 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  719 

dominateurs  de  fait  du  pays,  et  en  présence  d'une  afflucnce  permanente 
d'étrangers,  dont  le  passage  à  travers  l'isthme  n'est  pas  toujours  rassurant 
pour  l'ordre  public.  Qu'est-il  arrivé?  La  nécessité  a  parlé,  et  des  impôts  nou- 
veaux ont  été  établis,  soit  par  l'état  de  Panama,  soit  par  le  congrès  général 
de  la  Nouvelle-Grenade.  En  résumé,  ces  impôts  consistent  dans  une  contri- 
bution sur  les  passagers,  dans  un  droit  de  tonnage  et  dans  un  droit  sur  le 
transport  des  correspondances.  Les  Américains  ont  élevé  aussitôt  les  plus 
vives  plaintes  contre  ces  mesures,  dans  lesquelles  ils  voyaient  une  violation 
du  traité  de  concession  du  chemin  de  fer  et  des  conventions  commerciales 
entre  les  États-Unis  et  la  Nouvelle-Grenade.  11  en  était  ainsi  lorsque  l'an  der- 
nier, au  mois  d'avril,  une  rixe  terrible  éclatait  à  Panama  entre  des  voyageurs 
et  la  population,  rixe  provoquée,  il  faut  le  dire,  par  l'un  des  passagers,  et 
où  un  certain  nombre  d'Américains  trouvaient  la  mort.  Nouveau  grief  pour 
les  États-Unis.  Le  gouvernement  de  Washington  envoyait  à  Panama  un  com- 
missaire pour  procéder  à  une  enquête,  et  ce  commissaire  concluait  simple- 
ment par  la  proposition  d'occuper  l'isthme,  ce  qui  était  couper  court  à  toute 
dilfîculté  et  aller  droit  au  but.  Le  gouvernement  de  Bogota  refusait  d'ailleurs 
jusque-là  de  reconnaître  la  légitimité  des  réclamations  élevées  et  soutenues 
énergiquement  par  le  ministre  américain,  M.  Bowlin.  C'est  alors  que  le.  ca- 
binet de  Washington  s'est  décidé  à  envoyer  à  Bogota  un  ministre  extraordi- 
naire, M.  Morse,  pour  prendre  la  direction  de  l'affaire  et  ouvrir  des  négocia- 
tions d'un  caractère  nouveau.  Si  les  États-Unis  n'avaient  pas  admis  tout 
d'abord  le  moyen  expéditif  proposé  parle  commissaire  envoyé  dans  l'isthme, 
M.  Corvvine,  les  instructions  données  à  M.  Morse  ne  s'éloignent  guère  par  le 
fait  de  cet  ordre  d'idées.  Quel  était  en  effet  l'objet  des  négociations  dont  se 
trouvaient  chargés  M.  Morse  et  M.  Bowlin? 

La  question  de  l'indemnité  pour  les  scènes  sanglantes  de  Panama,  bien 
que  servant  toujours  de  prétexte ,  n'était  plus  qu'un  détail  secondaire.  Les 
négociateurs  américains  avaient  à  proposer  à  la  Nouvelle-Grenade  un  traité 
en  vertu  duquel  les  villes  d'Aspinwall  et  de  Panama,  aux  deux  extrémités  de 
l'isthme,  auraient  été  érigées  en  municipalité^  entièrement  indépendantes, 
avec  juridiction  sur  la  portion  de  territoire  traversée  par  le  chemin  de  fer. 
En  cas  de  danger  pour  l'ordre  public  et  d'insuffisance  des  autorités  locales, 
les  consuls  de  l'Union  auraient  pu  requérir  l'intervention  des  forces  améri- 
caines. Les  iles  de  la  baie  de  Panama  auraient  été  cédées  aux  États-Unis 
moyennant  compensation  pécuniaire.  Du  reste,  tout  ce  que  le  gouvernement 
de  la  Nouvelle-Grenade  s'est  réservé  en  fait  de  contrôle  ou  de  redevances 
sur  le  chemin  de  1er  serait  passé  au  gouvernement  de  Washington.  C'était 
simplement,  en  un  mot,  une  cession  de  l'isthme  sous  la  forme  d'une  neutra- 
lisation stipulée  entre  les  deux  pays.  11  est  bien  clair  que,  dès  le  lendemain  du 
jour  où  un  tel  traité  eût  été  signé,  les  Américains  étaient  maîtres  de  l'isthme 
de  Panama.  Les  plénipotentiaires  de  la  Nouvelle-Grenade  n'ont  pas  eu  besoin 
d'une  extrême  perspicacité  pour  saisir  le  sens  et  la  portée  de  ces  ouver- 
tures. Us  ont  nettement  refusé  de  souscrire  à  de  telles  propositions.  Us  se 
sont  bornés  à  accepter  la  pensée  d'une  négociation  pour  garantir  la  sécurité 
du  transit  entre  les  deux  Océans,  dans  l'intérêt  de  toutes  les  nations  étran- 
gères. Dès  que  les  agens  américains  ont  vu  qu'ils  ne  pouvaient  atteindre  leur 


720  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

but,  ils  ont  signifié  au  gouvernement  néo-grenadin  un  ultimatum  par  lequel 
ils  réclament  une  indemnité  considérable  pour  les  scènes  qui  ont  eu  lieu  à 
Panama  l'an  dernier,  et  comme  la  Nouvelle-Grenade  a  refusé  jusqu'ici  de 
payer  cette  indemnité,  parce  qu'elle  attribue  au\  Américains  eux-mêmes 
l'initiative  et  la  responsabilité  de  cette  collision,  le  gouvernement  de  Was- 
hington se  dispose  à  agir  par  la  force.  Il  menace  la  Nouvelle-Grenade  d'un 
blocus,  peut-être  d'une  occupation  de  l'isthme.  Or  ici  la  question  prend  des 
proportions  assez  graves  pour  intéresser  l'Europe.  Que  les  États-I  ois  élèvent 
des  réclamations  contre  certaines  mesures  fiscales,  qu'ils  soient  fondés  à  se 
plaindre  du  peu  de  sécurité  qui  règne  dans  l'isthme,  soit;  il  peut  y  avoir 
dans  leurs  réclamations  une  part  légitime.  On  ne  peut  cependant  méconnaître 
la  situation  singulière  qui  est  faite  à  la  Nouvelle-Grenade  :  si  celte  républi- 
que laisse  le  désordre  régner  sur  son  territoire  et  ne  peut  parvenir  à  garan- 
tir même  la  vie  des  voyageurs,  on  se  plaint,  non  sans  raison;  si  elle  cherche 
à  se  procurer  des  ressources  pour  avoir  des  moyens  sufflsans  d'action  et  de 
surveillance,  on  ne  se  plaint  pas  moins  vivement.  Et  c'est  ainsi  que,  dans 
une  situation  privilégiée,  ces  malheureux  pays  voient  tout  tourner  contre 
eux,  parce  qu'au  lieu  de  s'organiser  et  de  prendre  possession  d'eux-mêmes, 
ils  passent  leur  temps  use  déchirer,  à  dissiper  les  plus  incomparables  élé- 
mens  de  richesse. 

Il  faudrait  maintenant  aller  jusqu'au  Paraguay  pour  assister  à  un  autre 
spectacle  certainement  assez  curieux.  Lu  congrès  extraordinaire  avait  été 
convoqué  pour  élire  un  président  à  la  place  de  M.  Carlos  Antonio  Lopez,  qui 
avait  exprimé  l'intention  d'abdiquer  le  pouvoir.  On  supposait  à  ce  dernier 
la  pensée  de  transmettre  son  autorité  à  son  fils,  le  général  Solano  Lopez; 
mais  dès  la  réunion  du  congrès  une  scène  étrange  s'est  produite  entre  les 
représentons  du  Paraguay  et  le  chef  de  l'état.  M.  Carlos  Antonio  Lopez  a 
tout  d'abord  persisté  à  vouloir  se  démettre  de  ses  fonctions.  Malgré  tout 
cependant  il  a  été  réélu  d'une  voix  unanime.  Ce  vote  unanime  n'a  pu  le 
décider.  Alors  l'assemblée  s'est  tournée  vers  le  fils  du  président,  le  général 
Solano  Lopez;  mais  celui-ci  a  obstinément  refusé  de  se  laisser  élever  à  la 
présidence.  De  guerre  lasse  enfin,  l'assemblée  n'a  plus  eu  d'autre  ressource 
que  de  s'adresser  une  dernière  fois  à  M.  Carlos  Antonio  Lopez;  et  celui-ci  a 
fini,  après  toutes  les  péripéties  électorales,  par  accepter  le  pouvoir  pour 
sept  ans.  Ainsi  s'est  terminée  cette  scène  bizarre  d'une  élection  au  Paraguay. 

CH.   DE  MAZADE. 


V.  de  Mars. 


DERNIERS  TEMPS 


L'EMPIRE  D'OCCIDENT 


I. 

S1D01.VB  APOLLINAIRE  A  ROME.  —  IN  PRÉFET  M:  PRÉTOIRE  DES  GAULES. 


1. 

Après  un  interrègne  de  près  de  deux  ans,  pendant  lequel  l'empire 
d'Occident  sembla  vouloir  s'abîmer,  Rome  apprit  enfin  qu'elle  avait 
un  empereur.  Le  Suève  Ricimer,  qui,  sous  le  nom  de  patrice,  gou- 
vernait ou  pour  mieux  dire  opprimait  l'Italie,  venait  de  faire  sa 
paix  avec  l'empereur  d'Orient,  Léon.  Anthémius  fut  le  produit  de 
leur  réconciliation.  Parti  de  Constantinople  avec  une  suite  brillante 
et  une  petite  armée,  cadeau  fait  à  l'Occident  par  l'Orient,  il  débar- 
qua le  12  avril  de  l'année  467  dans  le  port  de  Ravenne,  où  Ricimer 
l'attendait.  L'armée  d'Italie,  réunie  par  les  soins  du  patrice,  le  pro- 
clama empereur  à  son  débarquement.  Anthémius  arrivait  avec  le  titre 
et  le  manteau  de  césar  que  Léon  lui  avait  conférés  à  son  départ 
comme  une  recommandation  au  choix  des  Occidentaux  et  un  signe 
de  l'unanimité  rétablie  entre  les  deux  moitiés  du  monde  romain,  la 
collation  du  titre  d'auguste  et  l'investiture  du  manteau  impérial  du 
premier  degré  étant  réservées  au  peuple  et  au  sénat  de  Rome,  d'un 
commun  accord  entre  Ricimer  et  Léon.  Ce  retour  à  l'unité  de  l'em- 
pire, à  la  paix  intérieure,  au  gouvernement  régulier,  après  tant  de 

TOUS  IX.  —  15  JUIN  1857.  46 


722 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


bouleversemens  et  de  princes  successivement  assassinés,  semblait 
avoir  donné  aux  Italiens  une  seconde  vie,  et  des  transports  de  joie 
éclataient  de  toutes  parts.  Le  mariage  prochain  de  Ricimer  avec  la 
fille  d'Anthémius,  mariage  désiré  par  les  Romains  dans  un  intérêt 
politique,  demandé  par  Léon,  consenti  par  Anthémius,  non  pour- 
tant sans  beaucoup  d'hésitations,  promettait  aux  idées  de  concorde 
et  aux  espérances  de  paix  domestique  un  gage  que  l'on  croyait 
assuré. 

Différentes  causes,  et  en  premier  ordre  une  sorte  de  peste  qui  sé- 
vissait avec  assez  de  rigueur  sur  le  centre  et  le  midi  de  l'Italie,  ar- 
rêtèrent dans  les  murs  de  Ravenne  Anthémius  et  la  jeune  fiancée 
de  Ricimer  plus  longtemps  sans  doute  que  celui-ci  n'aurait  souhaité, 
plus  longtemps  surtout  que  ne  voulaient  les  habitans  de  Rome,  impa- 
tiens de  placer  sur  les  épaules  de  leur  césar  le  manteau  d'auguste, 
et  sur  la  tète  de  sa  fille  le  flammeum  des  nouvelles  mariées.  L'empe- 
reur grec  (c'est  ainsi  que  beaucoup  d'Occidentaux  prirent  l'habitude 
de  le  désigner,  les  uns  par  une  simple  constatation  de  son  origine 
orientale,  les  autres  dans  une  pensée  d'hostilité  ou  de  critique  et 
comme  pour  taire  de  cette  qualification  un  titre  à  la  défaveur  de 
l'Occident),  l'empereur  grec  mit  à  profit  ce  loisir  forcé  en  étudiant 
un  peu  son  empire.  11  se  fit  rendre  compte  des  principales  affaires 
dont  il  aurait  à  s'occuper  dès  son  début.  Parmi  les  requêtes  sou- 
mises à  sa  décision,  il  s'en  trouva  une  de  la  grande  cité  gauloise 
des  Arvernes,  qui  demandait  l'autorisation  d'envoyer  un  député  à 
l'empereur  pour  l'entretenir  d'une  affaire  municipale  grave  et  em- 
brouillée, à  ce  qu'il  parait,  laquelle,  déjà  jugée  en  Gaule,  était 
portée  en  appel  dans  la  métropole  de  l'empire,  probablement  de- 
vant le  conseil  privé  du  prince.  L'envoi  des  députations,  ou,  comme 
disait  la  loi  romaine,  des  légations  adressées  au  gouvernement  par 
les  provinces  ou  par  les  villes,  devait  être  préalablement  auto- 
risé, soit  afin  d'épargner  le  temps  de  l'empereur,  soit  afin  de 
ménager  l'argent  des  villes  ou  celui  du  trésor  impérial,  car  ces 
légations,  transportées  par  les  chevaux  et  les  voitures  de  la  course 
publique  et  hébergées  tout  le  long  de  la  route  aux  frais  de  l'état, 
ne  laissaient  pas  d'être  une  charge  sur  laquelle  une  administration 
économe  faisait  bien  d'avoir  les  y  eux.  L'Auvergne  désignait  comme 
son  représentant  dans  cette  mission  Sidoine  Apollinaire,  Lyonnais 
d'origine  et  de  domicile,  mais  que  son  mariage  avec  une  fille  de 
l'empereur  Avitus  avait  comme  naturalisé  Arverne,  et  dont  ses 
nouveaux  compatriotes  ne  manquaient  point  d'invoquer  le  patro- 
nage chaque  fois  qu'un  intérêt  de  quelque  importance  était  en 
jeu.  Tout  homme  tant  soit  peu  lettré,  en  Orient  comme  en  Occi- 
dent, connaissait  au  moins  de  nom  le  poète  gaulois,  en  qui  se  résu- 


DERNIERS    TEMPS    DE    L  EMPIRE    D  OCCIDENT.  '  -o 

niait  à  cette  époque  la  gloire  des  lettres  latines,  et  Anthémius  crut 
être  agréable  à  la  Gaule  en  honorant  d'une  distinction  particulière  le 
plus  célèbre  de  ses  enfans.  Non-seulement  la  requête  des  Arvernes 
fut  approuvée,  mais  un  rescrit  particulier  invita  le  poète  à  se  rendre 
en  droite  ligne  à  Ravenne,  sans  attendre  le  départ  de  l'empereur  pour 
la  ville  de  Rome. 

Gaïus  Sollius  Àpollinaris  Sidonius  était  alors  dans  tout  l'éclat 
d'une  gloire  littéraire  mêlée  à  tous  les  événemens  politiques  de 
son  temps,  et  que  rehaussait  encore  l'illustration  de  la  naissance 
et  des  dignités.  Né  à  La  on  dans  les  rangs  d'une  noblesse  (pie  l'on 
estimait  la  première  des  Gaules,  fils  et  petit-fils  de  préfets  du  pré- 
toire et  de  maîtres  des  milices,  Sidoine  avait  reçu  l'éducation  des 
jeunes  Romains  de  sa  classe.  11  avait  étudié  les  lettres,  plaidé  au 
barreau,  porté  les  armes,  parcouru  la  carrière  des  emplois  civils; 
mais  une  vocation  naturelle  le  ramena  toujours  à  la  poésie,  qui,  tout 
en  satisfaisant  le  noble  penchant  de  son  àme,  devint  le  marchepied 
de  sa  fortune.  Sa  réputation  d'homme  d'esprit,  de  correspondant 
épistolaire  élégant  et  fin,  de  versificateur  habile,  était  déjà  bien  éta- 
blie en  Gaule,  lorsque  Avitus,  le  personnage  le  plus  important  de 
l'Auvergne,  ou  pour  mieux  dire  de  toute  l'Aquitaine,  lui  accorda  la 
main  de  Papianilla,  sa  fille.  Bientôt  l'élévation  inespérée  du  beau- 
père,  devenu  empereur  après  le  meurtre  de  Maxime,  conduisit  le 
gendre,  du  petit  théâtre  où  sa  gloire  littéraire  était  bornée,  sur  la 
grande  scène  du  forum  romain.  11  y  prononça  le  panégyrique  d' Avi- 
tus aux  applaudissemens  du  peuple  et  du  sénat,  charmés  de  ses  vers, 
et  Rome  lui  décerna  l'insigne  honneur  d'une  statue  de  bronze  dans 
la  bibliothèque  Llpienne,  à  côté  de  Glaudien,  qu'il  n'égalait  assuré- 
ment point  malgré  ses  saillies  spirituelles  et  son  ingénieuse  facilité. 
Il  fut  dès-lors  le  panégyriste  obligé  des  empereurs;  ce  fut  un  droit 
que  sembla  réclamer  la  puissance,  et  que  Sidoine  ne  sut  jamais  re- 
fuser. En  458,  non-seulement  il  chanta  le  vainqueur  et  le  succes- 
seur d' Avitus,  Majorien,  qui  du  moins  était  grand  par  le  mérite  et 
par  la  clémence;  il  poussa  l'oubli  de  lui-même  jusqu'à  louer  Ricimer, 
dont  l'ingratitude  et  les  noires  trahisons  avaient  précipité  la  ruine 
de  sa  famille.  On  le  blâma,  mais  beaucoup  pardonnèrent  au  besoin 
qu'avait  le  poète  de  la  faveur  des  puissans,  à  l'entraînement  de  sa 
vanité,  à  la  légèreté  innée  de  son  caractère.  Au  fond,  Sidoine  était 
un  homme  droit,  ami  sincère  de  son  pays,  amoureux  de  la  civilisa- 
tion romaine,  dont  il  était  un  des  ornemens,  et  par  instinct  opposé 
aux  Barbares,  qui  lui  apparaissaient  comme  un  épouvantail  pour  la 
civilisation,  pour  les  lettres,  pour  l'orthodoxie  chrétienne;  cependant 
son  jour  de  force  et  de  courage  n'était  pas  venu  :  Sidoine  Apolli- 
naire ne  devait  arriver  au  vrai  patriotisme  que  par  la  religion. 


7"24  r.EVLE    DES    DEUX    MONDES. 

La  réception  du  «  sacré  mandement  (1)  «  (expression  officielle 
pour  désigner  la  dépêche  impériale)  ne  causa  pas  plus  de  joie  à 
Sidoine  que  d'orgueil  à  la  ville  de  Lyon,  sa  patrie:  chacun  voulut 
le  voir,  l'embrasser,  lui  souhaiter  un  bon  voyage  el  un  heureux  re- 
tour. Sur  la  route,  ce  fut  la  même  chose.  Ses  amis,  ses  proches,  l'at- 
tendaient a  chaque  relais  de  la  course  publique,  se  disputant  la 
faveur  de  l'héberger  et  ne  le  laissant  partir  qu'à  grand'peine.  Cet 
empressement  lui  fit  perdre  un  temps  précieux,  qu'il  dut  regretta 
plus  tard.  «  J'allais  bien  lentement,  dit-il  dans  la  lettre  où  il  lait  lt 
récit  de  ce  voyage,  non  pas  que  les  chevaux  lussent  rares,  mais  les 
amis  étaient  trop  nombreux  (2).  »  Dans  les  Alpes,  autres  embarras, 
autres  délais:  les  routes  se  trouvèrent  encombrées  par  une  neige  m 
épaisse  qu'il  fallut  j  creuser  des  tranchées.  Enfin  il  gagna  les  plaines 
de  la  Ligurie,  puis  Pavie,  où  finissait  la  voie  de  terre  et  commençait 
la  voie  fluviale.  I  n  de  ers  bateaux,  à  la  fois  solides  el  légers,  affectés 
aux  transports  publics  et  qu'on  appelait  cursoriœ  le  prit  à  son  bord, 
et  les  eaux  du  Tessin  le  versèrent  rapidement  dans  celles  du  Pô. 

Le  Gaulois  traversait  alors  pour  la  première  l'ois  les  plaines  et  les 
fleuves  de  l'Italie  septentrionale:  tout  était  nouveauté,  tout  était  en- 
chantement pour  lui.  «  L'Ëridan  m'entraînait,  écrivait-il  quelques 
mois  plus  tard  a  un  de  .ses  amis  de  Lyon,  lleronius,  son  confident 
poétique  et  poète  lui-même,  et  tout  en  voguant  je  contemplais  ces 
sœur.-  de  l'haéton  aux  larmes  d'ambre  que  nous  avions  chantée-  .-i 
souvent  la  coupe  en  main:  mais  en  les  voyant  je  ne  pus  m'enipè- 
cher  de  rire  de  nos  folies.  Je  coupai  à  leur  embouchure  le  Lambro 
bourbeux.  l'Adda  azuré,  l'Adige  indomptable  et  le  Mincio  pares- 
seux, fleuves  dont  les  uns  descendent  des  monts  liguriens,  les  autres 
des  collines  euganéennes.  Mon  œil  tâchait  de  sonder  au  passag< 
leurs  gouffres  profonds  et  de  les  suivre  au  loin  sous  les  forêts  de 
chênes  et  d'érables  qui  bordent  leurs  lits.  De  toutes  parts  s'élevait  un 
doux  concert  d'oiseaux  de  rivière  cachés  sous  des  abris  de  roseaux, 
et  dont  les  innombrables  nids,  suspendus  à  la  pointe  des  joncs,  se 
balançaient  au  moindre  souille  comme  des  édifices  aériens  (3;.  Nous 
arrivâmes  bientôt  à  Crémone,  cette  fatale  voisine  dé  Mantoue,  dont 
Tityre  déplorait  la  proximité.  A  Brixillum,  nous  devions  changer  de 
bateau;  nos  rameurs  venètes  nous  quittèrent  pour  faire  place  aux 
mariniers  de  la  province  émilienne.  Nous  ne  fîmes  qu'entrer  et  sortir, 
car  Ravenne  nous  appelait,  Ravenne,  où  nous  nous  dirigeâmes  en 
droite  ligne  de  toute  la  vitesse  de  nos  rames.  »  Sidoine  n'y  trouva 

(1)  «  Sacra  mandata,  sacri  apices.  »  Sidon.  Apoll.,  Epist.,  I,  5. 

(2)  «  Moram  vianti  non  veredorurn  paucïtas,  sed  amicorum  multitude-  l'aciebat.  » 

(3)  «  Nunc  in  juncis  pungeutibus,  nunc  et  in  scirpis  enodibus,  nidorum  strues  impo- 
sita  nutabat.  »  Sid.  Apoll.,  Ibid. 


DERNIERS    TEMPS    DE    L'EMPIRE    D'OCCIDENT.  725 

plus  l'empereur,  parti  pour  Rome  plus  tôt  que  lui-même  n'avait  pensé, 
soit  que  les  ravages  de  la  maladie  se  fussent  ralentis  dans  le  Latium, 
soit  que  les  autres  obstacles  qui  semblaient  devoir  le  retenir  long- 
temps eussent  soudainement  cessé.  Avant  de  se  remettre  en  route 
pour  la  ville  de  Romulus,  le  poète  gaulois  eut  tout  le  loisir  de  visi- 
ter en  détail  celle  d'Honorius  et  de  Yalentinien  III. 

dette  honteuse  capitale  des  derniers  césars,  qui  n'avaient  rien 
trouvé  de  mieux  pour  protéger  l'établissement  d'Auguste  que  les  la- 
gunes de  l'Adriatique  et  les  bourbiers  du  Pô,  Ravenne,  ne  lui  causa 
que  du  dégoût.  Son  air  malsain,  les  cloaques  de  ses  canaux,  d'où 
s'exhalait  au  mouvement  des  rames  et  sous  la  perche  des  mariniers 
une  odeur  empestée,  ses  maisons  mal  assurées  sur  un  sol  toujours 
détrempé,  son  manque  absolu  d'eau  potable,  tout  cela  lui  déplut 
moins  encore  que  les  mœurs  de  ses  habitans,  cupides  et  dissolus. 
l'amollissement  de  ses  soldats,  la  licence  de  son  clergé.  Cette  aver- 
sion pour  Ravenne  ne  le  quitta  plus,  et  il  se  venge  du  séjour  qu'il 
y  lit  malgré  lui  par  des  épigrammes  qu'il  rend  le  plus  acérées  po  - 
sible.  Un  Ravennate,  originaire  de  Céseimes,  nommé  Candidianus, 
lui  ayant  écrit,  à  quelque  temps  de  là,  qu'il  le  félicitait  d'être  à 
Rome,  où  du  moins  il  pouvait  voir  le  soleil,  spectacle  curieux  pour 
un  Lyonnais,  Sidoine,  prenant  fait  et  cause  pour  sa  chère  ville  de 
Lyon,  n'épargne  dans  sa  réponse  ni  le  mauvais  plaisant,  ni  Cé- 
sennes,  ni  surtout  Ravenne,  dont  il  fait  le  tableau  le  moins  flatté. 
En  flagellant  son  ami  Candidianus,  il  châtiait  du  même  coup  la  pré- 
tention surannée  des  Italiens,  qui  ne  voulaient  voir  au-delà  des 
Alpes  qu'une  terre  sauvage  et  des  Barbares.  «  Tes  félicitations,  mon 
cher  Candidianus,  lui  écrit-il,  sont  bien  saupoudrées  de  sarcasmes. 
Tu  te  réjouis  de  ce  que,  devenu  client  de  ton  pays,  j'aperçois  enfin 
le  soleil,  que  nous  connaissons  à  peine,  nous  autres  buveurs  des  eaux 
de  la  Saône,  et  là-dessus  tu  me  reproches  les  brouillards  où  nous 
vivons,  pauvres  Lyonnais,  et  notre  joui-,  dont  les  vapeurs  matinales 
se  dissipent  à  peine  en  plein  midi.  Tu  m'oses  dire  cela,  toi  Césennate, 
dont  la  patrie  est  un  four  plutôt  qu'une  ville.  Tu  nous  as  montré  du 
reste  quel  cas  tu  fais  de  ses  plaisirs  en  t' allant  réfugier  à  Ravenne, 
entre  ces  nuées  de  moucherons  qui  vous  percent  les  oreilles  et  les  gre- 
nouilles vos  concitoyennes,  troupe  bavarde  et  insolente  qui  mêle  si 
agréablement  la  danse  à  ses  coassemens.  Quelle  ville  ou  plutôt  quel 
marais  que  ton  domicile  !  Toutes  les  lois  de  la  nature  y  sont  perver- 
ties. Des  murs  flottans  et  des  eaux  immobiles,  des  tours  qui  marchent 
et  des  navires  à  sec,  des  thermes  à  la  glace  et  des  maisons  où  l'on 
brûle,  voilà  Ravenne.  Les  vivans  y  meurent  de  soif,  et  les  morts  j 
nagent  dans  leurs  fosses.  Parlerai-je  de  ce  qui  s'y  passe?  Les  voleurs 
veillent  et  les  magistrats  dorment;  les  clercs  font  l'usure  comme  des 


726  REVUE    DES    DEL'X    MONDES. 

Syriens,  et  les  Syriens  psalmodient  connue  des  clercs;  enfin  les  eu- 
nuques y  portent  les  armes,  et  les  Barbares  fédérés  la  plume.  La 
ville  où  tu  as  transporté  tes  lares  domestiques  a  pu  trouver  un  terri- 
toire plus  facilement  qu'un  peu  de  terre.  Montre- toi  donc  plus  clé- 
ment envers  ces  innocens  Transalpins,  qui  se  contentent  de  jouir  des 
bienfaits  de  leur  ciel  et  ne  cherchent  pas  à  s'en  glorifier  pour  ra\  aler 
les  autres.  Adieu.  » 

Il  en  sortit  le  plus  tôt  qu'il  put  pour  prendre,  à  travers  les  monta- 
gnes des  Apennins,  la  route  qui  conduisait  à  Rome.  La  vue  du  Rubi- 
con  lui  rappela  son  pays,  il  se  souvint  que  ce  petit  fleuve  avait  été  la 
limite  d'un  grand  état  fondé  en  Italie  par  les  Gaulois,  qui  partagèrent 
pendant  plusieurs  siècles  avec  les  races  italiennes  la  domination  des 
villes  de  l'Adriatique.  Arrivé  sur  le  revers  occidental  de  cette  longue 
chaîne,  il  se  trouva  gravement  incommodé  par  l'air  des  marais  delà 
Toscane,  qu'il  qualifie  de  pestilentiel,  el  l'alternative  de  la  chaleur  du 
jour  et  des  froids  du  soir  et  du  matin  lui  donna  la  fièvre.  «  La  fièvre 
s'acharne  sur  moi,  et  ne  me  laisse  pas  de  relâche,  écrivait-il  à  Iléro- 
nius;  une  soif  ardente  me  ravage  jusque  dans  les  retraites  les  plus 
intimes  du  cœur,  jusque  dans  la  moelle  de  mes  os  qui  bouillonne. 
J'épuiserais,  si  j'en  croyais  mon  désir,  et  le  lac  Fucin,  et  le  Cli- 
tumne,  et  l'Anio,  et  le  Nar,  et  le  Tibre,  et  tous  les  cours  d'eau  que 
je  traverse,  »  Quand  il  atteignit  Rome,  il  était  exténué  et  prêt,  dit-il, 
à  rendre  l'âme.  N'ayant  point  le  courage  d'aller  chercher  un  loge- 
ment dans  l'intérieur  de  la  ville  et  sentant  le  besoin  de  se  reposer, 
il  s'arrêta  hors  des  portes,  dans  le  faubourg  qui  touchait  au  mont 
Vatican.  Sidoine  était  sincèrement  chrétien,  en  même  temps  qu'il 
était  avide  d'émotions  poétiques,  et  dès  que  sa  faiblesse  le  lui  per- 
mit, il  courut  au  tombeau  des  apôtres  saint  Pierre  et  saint  Paul,  le- 
quel était  situé,  comme  on  sait,  au  pied  de  la  montagne,  et  y  pria 
prosterné  dans  une  sorte  d'extase.  Il  nous  raconte  lui-même  que, 
pendant  sa  prière,  il  sentit  une  force  vivifiante  pénétrer  de  proche 
en  proche  dans  tous  ses  membres,  et  qu'il  se  releva  guéri.  Cette 
petite  scène  nous  peint  au  juste  le  poète  gaulois,  souvent  léger  et 
sceptique  dans  la  vie  du  monde,  mais  accessible  comme  chrétien 
aux  sentimens  les  plus  profonds  et  à  toute  la  puissance  de  l'exalta- 
tion religieuse. 

Sidoine  comptait  à  Rome  plus  d'un  ami;  il  avait  connu,  lors  de 
son  premier  voyage,  sous  le  règne  de  l'empereur  Avitus,  plus  d'un 
haut  personnage  qui  lui  aurait  ouvert  son  palais  de  marbre  et  se 
serait  fait  un  honneur  de  l'avoir  pour  hôte;  mais  il  n'en  vit  aucun. 
11  loua  dans  une  auberge  modeste  un  logement  où  il  acheva  sa  con- 
valescence. Rome  semblait  sens  dessus  dessous  ;  toutes  les  affaires 
étaient  suspendues,  les  administrations  vaquaient,  et  le  palais  impé- 


DERNIERS    TEMPS    DE    L'EMPIRE    D'OCCIDENT.  727 

rial  était  inabordable  :  l'empereur  Anthémius  mariait  sa  fille  au  pa- 
trice  Ricimer,  et  les  fêtes  avaient  déjà  commencé.  Le  Transalpin, 
comme  il  nous  le  dit  lui-même,  jugea  à  propos  de  se  cacher  jusqu'à 
ce  que  toute  cette  agitation  fût  passée,  partageant  le  temps  des  ré- 
jouissances entre  un  repos  dont  sa  santé  avait  besoin  et  une  corres- 
pondance qui  nous  est  restée  en  partie. 

II. 

Ricimer,  qui,  depuis  onze  ans,  tenait  l'Italie  et  Rome  sous  sa 
main,  était  né  chez  les  Suèves  d'Espagne,  dans  une  des  familles 
privilégiées  où  ce  peuple  puisait  ses  rois;  il  avait  eu  pour  mère  une 
fdle  du  roi  visigoth  \  allia,  qui  fixa  en  k  18  les  bandes  d'Alaric  dans 
l'Aquitaine,  et  sa  sœur,  mariée  jadis  à  un  chef  burgonde,  était  mère 
de  Gondebaud,  le  plus  intelligent  et  le  plus  puissant  des  quatre 
rois  de  cette  nation  qu'on  appelait  en  Gaule  les  (étr arques.  Rici- 
mer figurait  donc  au  premier  rang  de  cette  aristocratie  barbare 
qui  avait  fait  invasion  dans  la  société  romaine,  que  la  politique  et 
les  mœurs  étaient  forcées  de  reconnaître,  et  que  la  poésie  latine 
elle-même  ne  rougissait  pas  de  célébrer  à  l'égal  du  vieux  patri- 
ciat  étrusque  ou  sabin.  En  effet,  ces  mercenaires,  suèves,  goths, 
huns,  alains,  vandales,  qui  venaient  mettre  leur  sang  au  service 
de  Rome,  apportaient  avec  lui  sous  les  aigles  toutes  les  préten- 
tions vaniteuses  qu'ils  avaient  pu  nourrir  dans  leurs  forêts,  sous 
leurs  tentes  de  peaux.  Lorsqu'ils  étaient  rois,  fds  de  rois,  chefs  de 
haut  parage  dans  leur  pays,  ils  imposaient  leur  importance  au  gou- 
vernement romain  pour  la  collation  des  grades  ou  des  commande- 
mens,  et  à  mesure  que  l'élément  barbare  prit  une  place  plus  large 
dans  la  composition  des  armées  de  l'empire,  Rome  dut  compter  da- 
vantage avec  ces  généalogies  étrangères. 

Il  finit  même  par  exister  au  sein  de  la  société  romaine  deux  no- 
blesses d'origine  en  quelque  sorte  opposée,  mais  marchant  presque 
de  pair  dans  la  considération  publique,  —  l'une  romaine,  en  posses- 
sion des  hautes  charges  administratives,  et  entrant  rarement  dans 
l'armée  :  c'était  la  noblesse  civile,  celle  de  la  paix:  —  l'autre  bar- 
bare, en  possession  des  hauts  emplois  militaires  et  se  glissant  par  eux 
dans  le  sénat  :  c'était  la  noblesse  de  la  guerre.  Si  les  noms  patriciens, 
ceux  des  Sulpicius,  des  Anicius  et  des  Gracques,  résonnaient  bien 
aux  oreilles  du  peuple  de  Rome  et  conduisaient  rapidement  ceux  qui 
les  portaient  aux  charges  de  cour  et  aux  préfectures  du  prétoire  et 
de  la  ville,  l'armée,  à  qui  ils  n'étaient  guère  connus  et  qui  voyait 
habituellement  des  Rarbares  à  sa  tète,  n'imaginait  pas  de  descen- 
dance plus  illustre  pour  un  général  que  celle  d'Alaric  ou  d'Attila.  La 


7"28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

décadence  des  mœurs  romaines  par  l'immixtion  des  Barbares  en  était 
venue  à  ce  point  qu'un  Romain  de  naissance,  pour  être  estimé  du 
soldat,  devait  prendre  des  allures  barbares.  On  semblait  plus  mili- 
taire sous  une  peau  de  mouton  que  sous  une  cuirasse  romaine,  et 
il  fallut  qu'une  loi  d'Honorius  prohibât  sous  les  peines  d'amende  et 
de  bannissement  la  honteuse  usurpation  du  vêtement  des  Goths  par 
des  Romains  dans  les  murs  de  Rome.  En  Orient,  c'étaient  les  Bar- 
bares d'Asie  qui  donnaient  le  ton,  et  les  jeunes  élégans  de  Constan- 
tinople  adoptèrent  le  costume  des  Huns,  leurs  cheveux  rasés,  leur 
lourde  chaussure,  qui  gênait  la  marche  et  faisait  chanceler  d'un  pied 
sur  l'autre,  leur  tunique  flottante  et  à  larges  manches.  Déjà  à  une 
époque  où  l'empire  était  moins  humilié,  on  avait  vu  Aétius  aller 
chercher  dans  une  alliance  barbare  appui  et  protection  pour  sa  for- 
tune :  il  avait  demandé  et  obtenu  en  mariage  une  Visigothe  de  sang 
royal,  hère  Germaine  dont  l'histoire  et  la  poésie  nous  parlent,  qui 
était  sorcière  comme  Véléda,  ambitieuse  et  cruelle  comme  Agrip- 
pine,  et  rivalisait  de  hauteur  avec  les  plus  nobles  matrones  romaines. 
Ce  fut  dans  cette  sorte  de  caste  que  Ricimer  se  trouva  naturellement 
placé  à  son  début  dans  les  armées  de  l'empire. 

11  apprit  la  guerre  sous  ce  même  Aétius,  à  la  grande  école  des 
généraux  de  l'Occident,  où  il  eut  pour  compagnons  Égidius,  Marcel- 
linus  et  Majorien.  Ricimer  s'y  lit  remarquer  par  son  intelligence  et 
son  audace,  mais  aussi  par  son  caractère  ombrageux,  dissimulé,  fé- 
roce même,  incapable  de  souffrir  ni  supérieurs  ni  égaux.  Lorsqu'à 
la  chute  du  maître,  assassiné  par  la  main  de  Valentinien,  les  élèves 
se  dispersèrent,  les  uns  rejetant  le  service  d'un  prince  si  aveugle  et 
si  lâche,  les  autres  se  rendant  indépendans  dans  leurs  provinces, 
comme  Égidius  au  nord  des  Gaules  et  Marcellinus  en  Dalmatie,  le 
Suève  Ricimer,  à  qui  l'honneur  romain  n'était  pas  si  précieux,  con- 
tinua de  servir  l'empereur,  qui  paya  bien  sa  fidélité.  Du  parti  de 
Valentinien  il  passa  sans  hésitation  dans  celui  de  Maxime,  meur- 
trier de  Valentinien;  puis  il  embrassa  la  cause  de  l'empereur  gau- 
lois \vitus,  envoyé  en  Italie  par  les  Visigoths.  A  chaque  nouveau 
règne  correspondait  pour  lui  une  nouvelle  faveur,  et  on  le  vit  en 
peu  d'années  comte,  généralissime  et  patrice.  Quelques  faits  d'armes 
brillans  en  Sicile  et  en  Corse  contre  les  pirates  vandales  semblèrent 
justifier,  sinon  expliquer  l'engouement  dont  il  était  l'objet  de  la  part 
des  princes,  et  au  milieu  des  divisions  de  parti  qui  écartaient  les 
généraux  romains,  ce  Rarbare  parut  un  homme  nécessaire.  Il  com- 
mandait les  troupes  d'Italie  lorsque  Avitus,  accumulant  fautes  sur 
fautes,  s'aliéna  l'esprit  du  sénat  et  du  peuple  de  Rome.  Habile  à 
saisir  l'occasion,  le  patrice  fit  révolter  son  armée,  attaqua  dans 
Plaisance  ce  vieillard,  peu  fait  pour  les  orages  d'un  pareil  trône,  le 


DERNIERS    TEMPS    DE    LEMPIRE    d'oCCIDEM.  7-ÎV» 

força  d'abdiquer  le  principat,  et  mit  à  sa  place  Majorien.  Alors  se 
révéla  le  plan  de  domination  qu'avait  médité  Ricimer,  et  dans  lequel 
il  persévéra  avec  une  épouvantable  constance.  Ne  pouvant,  en  sa 
qualité  de  Barbare,  aspirer  au  pouvoir  impérial,  il  rêva  le  gouverne- 
ment de  l'empire  par  l'asservissement  de  l'empereur,  et  lorsqu'il  lu 
à  son  ancien  compagnon  d'armes  Majorien  le  don  inattendu  de  la 
pourpre,  il  comptait  bien  que  celui-ci  ne  la  porterait  que  sous  son 
bon  plaisir.  Le  grand  cœur  de  Majorien  se  refusa  à  ce  vil  marché;  il 
voulut  régner,  il  régna,  il  se  rendit  populaire,  et  Ricimer  le  fit  tuer. 

Ce  meurtre  fut  suivi  d'un  interrègne  de  trois  mois  pendant  les- 
quels le  Suève  gouverna  seul,  se  trniu  a  seul  en  face  du  sénat  comme 
puissance  rivale  et  armée:  puis  il  alla  prendre  on  ne  sait  où,  pour 
le  proclamer  empereur,  un  Lucanien  nommé  Sévère,  dont  la  bas- 
sesse d'esprit  et  de  condition  semblait  garantir  la  docilité.  Pourtant 
Ricimer  se  lassa  de  sa  créature,  et  après  un  règne  insignifiant  de 
moins  de  quatre  années,  le  poison  fit  pour  Sévère  ce  que  l'épée  avait 
fait  pour  Majorien.  L'interrègne  recommença,  et  ce  qui  rendait  la 
situation  plus  critique,  c'est  que  le  lien  d'unité  était  rompu  entre 
l'Occident  et  l'Orient,  Ricimer  ayant  disposé  du  trône  occidental 
sans  l'agrément  de  Léon,  n'ayant  manifesté  depuis  aucun  souci  de 
de  se  rapprocher,  et  gardant  au  contraire  \is-à-vis  du  gouverne- 
ment de  Constantinople  une  attitude  d'arrogance  et  de  défi  :  le  Bar- 
bare voulait  isoler  l'Italie  pour  la  maîtriser  plus  facilement. 

Ce  berceau  du  monde  romain  présenta  dès-lors  un  spectacle 
étrange  et  terrible.  Un  Suève,  chef  suprême  des  troupes  de  l'em- 
pire, composées  par  ses  soins  et  dans  son  intérêt  de  Burgondes,  de 
Goths,  de  Suèves  surtout,  tenait  sous  sa  main  Rome  et  le  sénat, 
sans  leur  donner  un  prince  et  sans  oser  l'être.  Cette  armée  romaine, 
c'était  la  sienne,  ou  plutôt  c'était  son  peuple  (1).  Il  l'avait  canton- 
née autour  de  Milan,  dans  le  voisinage  des  montagnes  de  Rhétie  el 
de  Norique,  d'où  elle  tirait  ses  recrues  de  Suèves  danubiens,  et  de 
là  le  descendant  d'Arioviste,  dictateur  barbare  de  Rome,  signifiait 
ses  volontés  aux  descendans  de  Jules-César,  ou  venait  les  exprimer 
lui-même  en  plein  sénat.  Bien  que  magistrat  romain  et  tenant  de 
Rome  son  autorité,  il  dédaignait  de  porter  la  toge  ou  la  chlamyde, 
préférant  la  toison  de  pourpre  des  chefs  germains  (2).  Ce  n'était 
assurément  pas  la  première  fois  que  Rome  avait  vu  à  ses  portes 
un  de  ses  généraux  et  une  de  ses  armées  suspendre  les  pouvoirs 
réguliers  de  l'état  et  lui  parler  en  maîtres;  mais  ce  dictateur  cou- 
vert de  peaux  était  un  étranger,  cette  armée  était  un  peuple  barbare, 

(1)  «  Proprio  marte...  »  Sidon.  Apollin.,  Panegyr.  An l hem. ,  v.  35Î. 

(2)  «  Pellitus.  »  Ennod.,  Vit.  S.  Epiphan.,  p.  340,  edit.  Schot. 


730  REVL'E    DES    DEUX    MONDES. 

et  le  jour  où  le  nouveau  Sylla  voudrait  récompenser  ses  vétérans,  la 
conquête  de  l'Italie  serait  consommée.  La  dictature  de  Ricimer  était 
comme  une  dernière  halte  dans  la  marche  incessante  des  nations  bar- 
bares, entre  Stilicon  et  Odoacre. 

Ou  pourrait  se  demander  pourquoi  Ricimer  ne  confisquait  pas 
franchement  pour  lui-même  cette  souveraineté  impériale  qu'il  prê- 
tait aux  autres  à  si  haut  prix,  ou  qu'il  laissait  vacante  pour  n'avoir 
pas  à  la  retirer,  et,  puisqu'il  ne  le  faisait  pas,  quel  sentiment  géné- 
reux ou  quel  préjugé  était  capable  d'arrêter  un  pareil  homme  dans 
la  poursuite  d'un  pareil  but?  Les  faits  de  l'histoire  sont  là  pour  ré- 
pondre. Pendant  cinq  cents  ans  que  dura  l'empire  d'Occident,  au- 
cun Barbare  n'osa  prétendre  au  trône  impérial,  si  ce  n'est  en  235 
le  Goth  Maximin,  proclamé  empereur  dans  une  orgie  de  soldats  en 
révolte  sur  les  bords  du  Rhin,  après  le  meurtre  d'Alexandre  Sévère  : 
Encore  ce  triste  produit  de  la  rébellion,  né  dans  une  province  ro- 
maine, parmi  des  sujets  romains,  ne  mit  jamais  le  pied  en  Italie,  ne 
l'ut  jamais  reconnu  par  le  sénat;  niais  dans  les  temps  réguliers  les 
plus  grands  généraux  de  race  barbare  qui  aient  servi  l'empire,  Ar- 
bogaste,  Stilicon.  \spar  en  Orient,  quelle  que  fût  leur  passion  de 
dominer,  n'élevèrent  jamais  leurs  vœux  jusque-là.  Un  sentiment 
indéfinissable  retenait  le  Barbare  ambitieux  prêt  à  franchir  le  der- 
nier échelon  :  on  eût  dit  que  les  fils  des  races  vaincues  tremblaient 
encore  devant  cette  pourpre  romaine,  signe  de  leur  sujétion  pendant 
tant  de  siècles,  et  qu'ils  craignaient  de  commettre  un  sacrilège  en 
y  portant  la  main.  Ils  laissaient  à  des  Romains  le  soin  de  l'avilir. 

Comme  l'interrègne  créé  par  Ricimer  se  prolongeait  de  mois  en 
mois,  que  tout  était  suspendu  dans  l'administration  des  affaires  pu- 
bliques et  privées,  et  que  l'Italie  n'entrevoyait  point  la  fin  de  ses 
souffrances,  le  sénat  prit  sur  lui  d'envoyer  une  députation  à  l'em- 
pereur Léon  pour  négocier  un  retour  à  l'unité,  rompue  depuis  bien- 
tôt six:  ans,  et  le  prier  de  donner  à  l'Occident  un  empereur,  puisque 
Ricimer  n'en  trouvait  point.  Il  y  avait  dans  cette  démarche  quel- 
que chose  d'inaccoutumé,  de  hardi,  un  indice  du  réveil  possible 
de  l'Italie  :  Ricimer  ne  s'y  trompa  point  et  se  tint  prudemment  à 
l'écart,  sachant  bien  qu'après  tout  le  nouvel  empereur  tomberait 
sous  son  pouvoir,  comme  les  autres,  et  que,  quoi  qu'on  fit,  il  n'ar- 
riverait rien  que  ce  qui  lui  plairait.  Au  reste,  le  sénat  se  montra 
publiquement  plein  de  déférence  et  de  respect  pour  sa  personne; 
l'empereur  Léon  parut  avoir  oublié  ses  anciens  griefs,  et  le  pa- 
trice,  traité  en  puissance  égale  au  sénat  lui-même,  laissa  la  négo- 
ciation suivre  son  cours  sans  essayer  de  la  troubler.  Quand  Léon 
proposa  le  choix  d'Anthémius,  Ricimer  l'agréa.  Il  agréa  de  même  et 
avec  une  sorte  d'empressement  l'idée  de  son  mariage  avec  la  fille 


DERNIERS  TEMPS  DE  I.'eMPIRE  D' OCCIDENT.  "31 

du  futur  empereur,  soit  qu'il  fut  flatté  d'une  alliance  qui  mêlerait 
au  sang  des  rois  suèves  et  visigoths  le  vieux  sang  des  césars  orien- 
taux, de  qui  la  jeune  fille  descendait,  soit  que  la  position  qu'on  lui 
livrait  si  près  du  trône  calmât  pour  le  moment  ses  ombrages.  Qu'im- 
portaient d'ailleurs  des  arrangemens  secondaires  qui  ne  changeaient 
point  le  fond  des  choses?  Ricimer  savait  qu'il  était  et  resterait  maître 
en  Occident. 

Le  candidat  que  l'empire  d'Orient  offrait  à  celui  d'Occident  n'était 
pas  dans  le  monde  romain  un  mince  personnage  comme  Sévère  ou 
un  parvenu  de  mérite  comme  Majorien  :  on  eût  dit  que  Constanti- 
nople,  flattée  de  la  déférence  que  Home  lui  témoignait,  avait  voulu 
faire  un  choix  digne  de  toutes  deux.  Anthemius,  gendre  d'empereur, 
était  lui-même  de  race  impériale;  sa  famille,  originaire  de  Galatie, 
était  alliée  à  celle  du  grand  Constantin;  un  de  ses  ancêtres,  Procope, 
cousin  de  Julien,  avait  en  33(5  disputé  le  trône  d'Orient  à  Valens; 
son  père  et  son  aïeul  tenaient  le  premier  rang  à  la  cour  byzantine, 
et  lui-même  dès  sa  jeunesse  joignait  assez  de  distinction  personnelle 
à  son  illustration  et  à  sa  fortune  pour  que  le  vieil  et  respectable  em- 
pereur Marcien  lui  accordât  la  main  de  sa  fille.  11  fut  dès-lors  comme 
le  lieutenant  de  son  beau-père,  et  à  la  mort  de  celui-ci  il  eût  pu, 
dit-on,  lui  succéder  sans  beaucoup  d'effort,  quoiqu'un  parti  puis- 
sant se  déclarât  pour  Léon:  il  préféra  s'abstenir,  et  non-seulement  il 
ne  combattit  point  son  rival,  mais  il  le  servit  généreusement.  Ce  bon 
procédé  établit  entre  eux  une  amitié  sincère,  et  quand  les  députés 
du  sénat  de  Rome  arrivèrent  à  Constantinople,  Léon  saisit  avec  bon- 
heur l'occasion  de  rendre  à  son  ancien  protecteur  service  pour  ser- 
vice, ou  du  moins  trône  pour  trône  :  il  le  proposa  au  choix  des 
Occidentaux. 

Anthemius  commandait  alors  la  flotte  orientale  en  croisière  dans 
la  mer  Egée,  pour  couvrir  les  cotes  de  la  Grèce  et  de  l'Asie  contre 
les  déprédations  de  Genséric.  La  négociation  marcha  donc  à  son 
insu,  et  lorsqu'il  rentra  dans  Constantinople  sur  un  ordre  de  Léon, 
tout  était  arrangé,  et  il  dépendait  de  lui  d'être  empereur.  Son  con- 
sentement fut  obtenu,  à  ce  qu'il  paraît,  sans  grande  difficulté;  mais 
l'idée  de  donner  sa  fille  en  mariage  à  Ricimer  le  trouva  moins  obéis- 
sant. Ce  qu'on  racontait  des  affaires  d'Italie  et  du  caractère  du  pa- 
trice,  sans  effrayer  l'homme  d'état,  confiant  en  lui-même  et  résolu 
a  faire  face  à  la  lutte,  si  la  lutte  se  présentait,  pouvait  à  juste  titre 
émouvoir  le  père.  On  peut  croire  aussi  que  la  jeune  Grecque,  élevée 
clans  le  palais  de  Constantinople,  au  milieu  des  délicatesses  et  des 
adulations  de  l'Orient,  n'envisageait  pas  sans  répugnance  cette  union 
avec  a  un  Barbare  vêtu  de  peaux,  »  comme  si  la  fille  et  la  petite- 
lille  du  grand  Théodose  n'avaient  pas  subi  un  sort  pareil,  l'une  en 


732  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

épousant  de  son  plein  gré  le  Visigoth  Ataûlf ,  l'autre  en  se  résignant 
à  devenir  la  bru  de  Genséric.  Il  est  vrai  que  Ricimer  ne  paraissait 
point  d'humeur  à  se  laisser  adoucir  comme  le  roi  des  Goths  par  la 
tendresse,  et  à  prendre,  aux  genoux  d'une  belle  Romaine,  des  leçons 
de  respect  pour  Rome  et  d'enthousiasme  pour  la  civilisation.  Quoi 
qu'il  en  soit,  \nthémius  balança  longtemps,  et  après  son  consente- 
ment tardif  il  parlait  encore  de  ce  mariage  comme  d'un  sacrifice  que 
lui  avait  arraché  l'intérêt  des  Romains  (l).  Ces  hésitations,  ces  pa- 
roles, mal  interprétées  par  un  homme  ombrageux,  purent  jeter  de  la 
froideur  entre  le  futur  gendre  et  le  beau-père. 

Un  grand  projet  de  Léon  se  rattachait  dans  son  esprit  à  L'éléva- 
tion d'Anthémius  et  au  rétablissement  de  l'unité  romaine,  le  projet 
de  châtier  Genséric,  qui,  maître  absolu  des  mers  de  la  Grèce  et  de 
l'Italie,  tenait  les  deux  moitiés  de  l'empire  en  état  de  blocus,  détrui- 
sait leur  commerce  et  promenait  le  ravage  sur  toutes  leurs  côtes. 
affranchir  la  Grèce  de  la  tyrannie  des  pirates  vandales,  les  pour- 
suivre dans  leurs  repaires,  en  Sardaigne,  en  Sicile,  à  Cartilage  sur- 
tout, brûler  leurs  vaisseaux  dans  leurs  ports,  les  battre  sur  terre  et 
les  chasser  enfin  d'Afrique,  c'était  un  vœu  que  formait  Léon,  une  idée 
qu'il  méditait  depuis  longtemps,  mais  à  l'accomplissement  desquels 
il  sentait  bien  qu'il  devait  renoncer  sans  l'union  des  deux  empires  et 
la  mise  en  commun  de  leurs  armées  et  de  leurs  flottes.  Anthémius, 
qui  dans  cette  alliance  contre  Genséric  avait  pour  mission  particu- 
lière de  venger  les  injures  de  Rome,  s'y  était  engagé  de  grand  cœur, 
et  le  projet  ne  rencontrait  d'ailleurs  aucune  opposition  de  la  part  de 
Ricimer,  ennemi  personnel  des  Vandales  et  de  leur  roi.  Tout  allait 
bien  jusque-là;  mais  Léon,  sous  le  prétexte  de  venir  en  aide  à  l'Italie, 
épuisée  de  soldats,  avait  fait  accompagner  Anthémius  par  une  divi- 
sion de  l'armée  orientale  bien  dévouée  à  ses  intérêts,  et  qui  devait 
servir  d'auxiliaire  aux  Italiens  dans  les  opérations  delà  guerre  d'Afri- 
que :  toutefois,  dans  les  circonstances  où  elle  était  envoyée,  on  au- 
rait aisément  pu  la  prendre  pour  une  garde  de  sûreté,  chargée  de 
veiller  sur  le  prince  grec  au  milieu  des  troupes  d'Occident.  Cette 
mesure,  prudente  peut-être,  avait  un  caractère  de  défiance  qui  dut 
blesser  Ricimer  et  ses  soldats.  Au  reste,  ces  deux  hommes  semblaient 
destinés  à  se  froisser  sans  cesse  par  le  seul  contact  de  leurs  carac- 
tères. Ricimer  en  toutes  choses  était  l'opposé  d'Anthémius.  Celui-ci, 
vif,  impétueux  comme  un  enfant  de  l'Asie,  s'emportait  souvent  sans 
beaucoup  de  raison,  et  l'habitude  d'être  obéi  l'avait  rendu  opiniâtre 
dans  ses  avis;  Ricimer  discutait  peu,  ne  se  fâchait  point,  mais  ne 

(1)  On  peut  consulter  dans  Ennodius  la  conversation  qu'eut  plus  tard  Anthémius 
avec  saint  Épiphane.  Vit.  S.  Epipfum.,  p.  339  et  seqq.,  édit.  Schot. 


DERNIERS    TEMPS    DE    L'EMPIRE    D'OCCIDENT.  733 

voyait  jamais  que  sa  volonté,  quelle  qu'elle  fût,  et  ne  souffrait  point 
qu'on  en  eût  une  autre.  Lorsque  plus  tard  leur  mésintelligence 
éclata  au  dehors,  il  ne  désignait  plus  son  beau-père  que  par  le  so- 
briquet de  G alate  furieux ,  rejetant  sur  les  défauts  de  ce  caractère, 
qu'il  savait  irriter  à  propos,  tout  ce  qu'il  préparait  fatalement  lui- 
même  dans  le  secret  de  ses  desseins. 

Les  difficultés  de  toute  sorte  qui,  pour  un  œil  aussi  exercé  que 
celui  d'Anthémius,  durent  se  révéler  dès  son  arrivée  à  Ravenne,  con- 
coururent à  l'y  retenir  et  à  retarder  son  départ  pour  Rome;  mais, 
contraint  de  céder  aux  appels  réitérés  du  sénat  et  du  peuple,  à  l'im- 
patience de  l'Italie,  enfin  à  la  nécessité  de  prendre  un  parti,  il  se 
mit  en  route  avant  que  la  peste  eût  cessé  complètement  de  sévir. 
Rome  l'accueillit  comme  un  sauveur.  Sa  promotion  au  rang  d'au- 
guste eut  lieu  vers  le  commencement  d'août,  dans  la  plaine  de  Ron- 
trote,  à  trois  milles  de  la  ville,  au  milieu  d'un  concours,  immense  de 
peuple  qui  saluait  de  ses  acclamations  l'aurore  du  nouveau  principat. 
L'empressement  affectueux  dont  il  se  vit  l'objet  dissipa  dans  l'esprit 
d'Anthémius  les  inquiétudes  du  père  en  même  temps  que  les  pré- 
occupations de  l'empereur;  il  ne  songea  plus  qu'à  poursuh  re  sa  for- 
tune jusqu'au  bout,  et  la  cérémonie  des  noces  succéda  bientôt  à  celle 
de  l'intronisation.  Sidoine  Apollinaire  arriva  comme  les  fêtes  du  ma- 
riage commençaient.  «  Aie  voici  en  plein,  écrivait-il  à  son  ami  Héro- 
nius,  dans  les  noces  du  patrice  Ricimer,  qui  épouse  la  fille  de  notre 
prince  toujours  auguste,  espérance  donnée  à  la  sécurité  publique. 
Tu  penses  bien  qu'au  milieu  de  cette  joie  de  chacun  et  de  tout  le 
monde,  des  ordres,  des  classes,  des  individus,  ton  Transalpin  a  pré- 
féré se  cacher,  et  tandis  qu'il  trace  pour  toi  ces  lignes,  il  entend  au 
loin  l'écho  des  vers  fescennins  qui  font  retentir  de  leur  chant  les 
théâtres,  les  marchés,  les  prétoires,  les  places,  les  temples,  les  gym- 
nases. Comme  pour  contraster  avec  tout  ce  fracas,  les  études  se  tai- 
sent, les  affaires  se  reposent,  les  juges  sont  muets,  les  audiences  des 
légations  sont  renvoyées  indéfiniment;  il  n'y  a  plus  de  brigue  d'au- 
cune sorte,  et  les  affaires  sérieuses  n'ont  plus  qu'à  se  promener  parmi 
les  bouffonneries  des  histrions.  Déjà  la  vierge  a  été  livrée  par  son 
père;  l'époux  a  pris  sa  couronne,  le  consulaire  sa  robe  palmée,  les 
compagnes  de  l'épouse  la  cyclade  d'usage  (1);  le  sénateur  se  pavane 
sous  sa  toge,  et  le  plébéien  dépouille  la  vile  casaque  pour  revêtir  l'ha- 
bit de  fête.  Néanmoins  toute  la  pompe  des  noces  n'a  point  fait  ex- 
plosion, car  l'épousée  doit  encore  passer  de  la  maison  du  père  dans 
celle  du  mari.  Quand  la  fête  sera  terminée,  je  te  tiendrai  au  cou- 

(I)  «  Jam  cyclade  pronuba,  jam  toga  senator  honoratur.  »  Sidon.  Apoll.,  Epist.  i, 
S  ad  fin.  —  La  cyclade  était  une  robe  arrondie  par  le  bas  et  garnie  d'un  galon  de  pour- 
pre :  c'était  le  vêtement  des  matrones  qui  assistaient  l'épousée  le  jour  des  noces. 


73A  REVUE    DES    DEl'X    MOMIES. 

ranl  de  mes  travaux,  si  toutefois  la  fin  de  la  solennité  doit  clore 
aussi  ces  vacances  très  occupées  de  toute  une  ville.  » 

Le  temps  des  affaires  revint,  et  Sidoine  fil  ses  visites.  Il  n'eut  qu'à 
se  montrer  pour  retrouver  de  chauds  amis  ou  de  riches  patrons  qui 
tinrent  à  honneur  de  le  loger  sous  leur  toit;  il  choisit  entre  toutes  la 
maison  d'un  ancien  préfet  de  la  ville,  nommé  Paulus,  homme  aussi 
savant  que  respectable.  C'était  une  bonne  fortune  pour  Paulus  d'a- 
voir sous  sa  main  le  poète  illustre  dont  il  apercevait  chaque  jour  la 
statue  sur  le  forum  de  Trajan,  et  dont  il  enviait  sans  doute  la  fa- 
cile abondance;  c'était  un  égal  bonheur  pour  le  Gaulois  de  pouvoir 
s'entretenir  avec  son  hôte  de  ses  occupations  favorites  comme  avec 
un  juge  compétent,  car  Paulus  lui-même  était  poète,  ou  du  moins 
s'efforçait  de  l'être.  On  était  alors  dans  cette  période  d'extrême  dé- 
cadence où  la  littérature,  après  avoir  passé  de  l'inspiration  à  l'art, 
est  descendue  de  l'art  au  métier.  Une  nouvelle  rhétorique  se  crée;  la 
subtilité  des  pensées  ne  suffit  plus;  il  faut  la  recherche  du  style,  les 
oppositions  de  mots,  les  contournemens  sa\  animent  agencés,  les  con- 
sonnances,  les  expressions  techniques,  l'obscurité  enfin;  la  littérature 
n'est  plus  que  le  jargon  de  quelques  adeptes.  Sidoine  Apollinaire 
était  expert  en  ce  genre,  mais  il  trouva  son  maître  dans  Paulus.  L'un 
lit  payer,  l'autre  paya  son  hospitalité  par  un  échange  de  jeux  d'es- 
prit, d'épigrammes,  de  vers  et  de  prose  sur  tous  les  sujets.  «  Mon 
hôte,  disait  Sidoine  dans  une  de  ses  lettres  à  son  confident  Héro- 
nius,  est  bien  le  premier  homme  du  monde  en  tout  genre  de  savoir 
et  d  art.  Bon  Dieu,  comme  il  sait  glisser  une  énigme  dans  une  pro- 
tion,  une  figure  de  rhétorique  dans  un  lieu  commun,  une  coupe 
savante  dans  un  vers!  Quel  parfait  mécanicien,  et  comme  il  fait 
i  vre  de  ses  doigts  (1)!  »  Cet  habile  homme  était  en  même  temps 
un  fort  bon  homme,  qui  se  prit  de  goût  pour  Sidoine,  et  s'attacha 
à  rendre  fructueux,  pour  l'Auvergne  et  pour  lui,  le  séjour  qu'il  fai- 
sait dans  la  ville  éternelle.  L'empereur,  plongé  dans  les  préoccu- 
pations de  son  gouvernement,  n'était  plus  abordable,  et,  suivant 
toute  apparence,  il  avait  oublié  l'affaire  des  Arvernes  et  le  député 
mandé  par  ses  ordres  à  Ravenne.  Paulus  chercha  une  combinaison 
qui  pût  lui  rappeler  l'un  et  l'autre,  et  obtenir  à  Sidoine  une  au- 
dience impériale  ardemment  souhaitée  par  celui-ci.  Il  en  parla  à 
qu  elques  familiers  du  palais  d'Anthémius,  qui  étaient  aussi  ses  amis, 
et  il  s'organisa  autour  du  Gaulois  une  petite  conspiration  innocente, 
dans  laquelle  en  définitive  chacun  devait  trouver  son  compte,  l'em- 
p  sreur  comme  le  poète,  et  les  protecteurs  comme  le  protégé. 


(1)  «BoneDeus,  quse  ille  propositionibus  aenigmata,  sententiis  schemata,  versilms 
commata,  digitis  mechanemata  facit!  »  Sidon.  Apoll.,  Epis  t.  i,  9. 


DERNIERS    TEMPS    DE    L'EMPIRE    D'OCCIDENT.  "35 

Quoique  Paulus  fût  bien  en  cour,  il  ne  manquait  pas  d'hommes 
pour  qui  l'abord  du  palais  était  plus  facile,  et  dont  l'intervention,  au 
point  de  vue  des  affaires,  serait  plus  efficace  près  du  conseil  privé 
ou  des  bureaux  de  la  chancellerie  impériale.  Après  avoir  passé  en 
revue  avec  Sidoine  tous  les  membres  du  sénat,  Paulus  arrêta  son 
choix  sur  deux  consulaires  qui  tenaient  la  tète  de  l'ordre  illustre, 
et,  suivant  son  expression,  étaient,  dans  le  rang  des  dignitaires 
civils,  princes  après  le  prince  qui  portait  la  pourpre.  11  introduisit 
bientôt  son  ami  près  de  ces  deux  personnages,  qui  mirent  gracieu- 
sement au  service  des  affaires  d'Auvergne  et  du  député  de  cette 
province  leur  immense  crédit.  Grâce  à  la  familiarité  qui  s'établit 
entre  eux,  et  dont  Sidoine  fit  la  confidence  à  son  correspondant 
transalpin,  nous  pouvons  nous  représenter  aujourd'hui  deux  types 
curieux  d'hommes  politiques,  pris  dans  cette  Rome  qui  va  périr, 
qui  se  débattait  si  douloureusement  sous  l'étreinte  d'un  Barbare, 
mais  où  la  vie  sociale  marchait  toujours  comme  le  mouvement  d'une 
machine  puissante  montée  pour  des  siècles  par  un  bras  vigoureux. 

Ils  se  nommaient  Gennadius  Aviénus  et  Cécina  Basilius.  Le  pre- 
mier descendait  de  Valérius  Gorvinus,  le  second  de  Décius,  ou  du 
moins  ils  prétendaient  en  descendre,  ce  qu'on  leur  accordait  assez 
volontiers,  car  les  peuples  ne  voient  pas  sans  regret  disparaître  des 
noms  historiques  dont  la  gloire  se  confond  avec  celle  de  la  patrie. 
Ge  qui  était  plus  incontestable  que  la  généalogie  d'Aviénus,  c'était 
l'honneur  insigne  que  lui  avait  fait  en  452  le  sénat  romain  en  l'en- 
voyant, de  compagnie  avec  le  pape  saint  Léon,  vers  Attila,  maître 
de  la  Haute-Italie,  pour  détourner  le  roi  des  Huns  de  son  projet 
d'attaquer  Rome.  Basilius  et  lui,  égaux  en  crédit,  égaux  en  dignités, 
attiraient  également  tous  les  regards,  et  l'on  ne  parlait  jamais  de  l'un 
sans  penser  aussitôt  à  l'autre.  Tous  deux  étaient  parvenus  au  con- 
sulat, la  distinction  suprême  et  le  faite  des  grandeurs.  On  notait  ce- 
pendant entre  ces  deux  hommes,  comparables  pour  la  fortune,  de 
grandes  différences  de  caractère  et  de  considération.  Le  bonheur 
a\ait  été  pour  beaucoup  dans  la  carrière  d'Aviénus,  le  mérite  dans 
celle  de  son  rival,  et  l'on  disait  malignement  que  les  dignités  étaient 
accourues  au-devant  du  premier  avec  un  empressement  plein  de 
grâce,  tandis  que  le  second  les  avait  enlevées  de  force  et  tardive- 
ment, mais  toutes  d'un  seul  coup.  L'ne  foule  de  cliens  stationnait 
aux  portes  de  leurs  maisons  suivant  l'ancien  usage,  et  les  précédait, 
les  flanquait,  les  suivait,  dès  qu'ils  en  avaient  franchi  le  seuil;  c'é- 
tait comme  une  tribu,  comme  une  armée  qui  leur  faisait  cortège  à 
travers  la  ville.  Cependant  des  sentimens  bien  divers  agitaient  l'un  et 
l'autre  camp;  les  cliens  d'Aviénus  n'avaient  dans  leur  patron  qu'une 
confiance  timide,  ceux  de  Basilius  croyaient  fermement  en  lui.  En- 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

touré  de  fils,  de  gendres  et  de  frères  qu'il  poussait  de  son  mieux, 
Aviénus  rendait  au  favoritisme  ce  qu'il  en  avait  reçu;  niais  le  soin 
réclamé  par  ses  candidats  domestiques  ne  lui  laissait  plus  assez  de 
temps  ni  de  crédit  pour  s'occuper  efficacement  des  autres.  11  pro- 
mettait beaucoup  et  tenait  peu.  Basilius,  tout  entier  à  ses  protégés, 
guettait  l'occasion  de  les  servir  et  ne  la  manquait  pas  :  aussi  préfé- 
rait-on la  clientèle  des  Décius  à  celle  des  Con  inus.  Tous  deux  d'ail- 
leurs étaient  facilement  accessibles,  affables  et  sans  faste.  Près 
d' Aviénus,  on  obtenait  sans  trop  de  peine  une  familiarité  protec- 
trice; pus  de  Basilius,  une  protection  réelle.  Sidoine,  après  avoir 
étudié  les  deux  caractères  et  pesé  la  double  situation,  fit  son  choix 
en  homme  sensé  :  il  rendit  au  descendant  de  Yalerius  Corvinus  les 
hommages  d'un  homme  du  monde  et  porta  ses  affaires  chez  basilius. 
Un  jour  que  ce  sénateur  et  lui  parcouraient  les  pièces  jointes  à  la 
requête  des  \rvernes,  et  dissertaient  sur  les  chances  favorables  ou 
contraires  il' une  affaire  qui  présentait  beaucoup  de  difficultés,  Basi- 
lius s'interrompit  tout  à  coup  :  «  Voici,  dit-il,  les  calendes  de  jan- 
vier  qui  approchent,  et  notre  prince  va  prendre  son  consulat  d' avè- 
nement. Allons,  mon  cher  Sollius,  à  l'ouvrage!  Si  intéressant  que 
soit  tout  ce  i';itias  dont  VOUS  \ous  êtes  chargé,  il  faut  le  quitter  pour 
quelques  instans;  il  faut  réveiller  la  vieille  muse  en  faveur  du  nou- 
veau consul,  je  l'exige  de  vous,  mon  ami.  Malgré  le  peu  de  temps 
qui  vous  reste  encore  pour  vous  préparer,  prenez  en  main  voir. 
lyre  et  rendez-nous  des  sons,  ne  fussent-ils  que  tumultuaires.  Je 
vous  promets  pour  cela  bon  accueil  près  du  prince,  bonnes  dis- 
positions chez  les  autres,  et  je  me  charge  du  succès.  Croyez-en 
mon  expérience,  cher  Sollius,  ce  petit  jeu  peut  devenir  au  fond  très 
sérieux  (1).  »  Basilius,  en  protecteur  avisé,  faisait  sa  cour  à  l'em- 
pereur en  même  temps  qu'il  servait  son  client  :  il  procurait  aux  dé- 
buts du  nouveau  règne  un  éclat  littéraire  qui  n'avait  pas  manque  ;> 
ceux  d'Avitus  et  de  Majorien;  il  fournissait  enfin  à  Anthémius  l'oc- 
casion ou  le  prétexte  de  verser  sur  un  enfant  de  la  Gaule  quelque 
faveur  extraordinaire  qui  glorifierait  en  même  temps  ce  pays,  et, 
pensait-il,  la  requête  des  Arvernes  ne  s'en  trouverait  pas  plus  mal. 
Sidoine  comprit  tout  cela  d'un  mot  et  se  mit  au  travail.  Son  hôte  ap- 
plaudit aune  résolution  qu'il  avait  sans  doute  préparée;  sans  doute 
aussi  il  aida  le  poète  de  sa  critique  et  de  ses  conseils,  et  les  salles  de 
la  maison  de  Paulus  retentirent  nuit  et  jour  de  la  cadence  des  hexa- 
mètres et  du  fracas  des  coupes  à  effet. 

(1)  «  Si  quid  experte  credis,  multa  tibi  séria  hoc  ludo  promovebuntur.  »  Sidoii.  Apoll., 
Epist.,  \,  9. 


UEUMERS    TEMPS    DE    L EMPIRE    D'OCCIDENT.  737 


III. 


Le  consulat  gardait  encore,  au  milieu  de  la  décrépitude  de  Rome, 
quelque  chose  de  ses  splendeurs  originelles.  C'était  toujours  la  su- 
prême magistrature  devant  laquelle  s'inclinait  jusqu'à  la  puissance, 
des  césars,  car  les  empereurs  populaires  se  faisaient  gloire  de  suivre 
à  pied  la  litière  des  nouveaux  consuls  lors  de  leur  entrée  en  charge  : 
Julien  et  Théodose  avaient  donné  cet  exemple.  Malheureusement  les 
honneurs  du  consulat  ne  duraient  qu'un  jour;  le  lendemain,  tout  ren- 
trait dans  l'ordre  que  des  nécessités  successives  et  fatales  avaient  im- 
posé au  monde  romain.  Ainsi  réduite  à  la  valeur  d'un  pur  cérémonial 
et  d'un  hommage  offert  au  passé,  l'entrée  en  charge  des  magistrats 
consulaires  mettait  encore  en  émoi  tous  les  habitans  de  Rome.  Au 
matin  des  calendes  de  janvier,  dès  que  le  crépuscule  commençait  à 
paraître,  grands  ou  petits  sortaient  de  leurs  maisons  pour  aller  sa- 
luer dans  la  sienne  l'heureux  personnage  qui  devait  attacher  son 
nom  à  la  nouvelle  année.  Les  sénateurs  s'y  rendaient  en  corps,  vêtus 
de  la  toge  et  précédés  de  licteurs  qui  écartaient  avec  leurs  faisceaux 
la  foule,  déjà  nombreuse  dans  les  rues  et  sur  les  places;  les  soldats 
partaient  de  leurs  casernes  en  longues  files,  sans  armes  ni  insignes 
militaires,  mais  costumés  de  larges  robes  blanches,  dont  le  bord,  re- 
levé et  rejeté  sur  l'épaule  gauche,  s'attachait  par  derrière  à  une  cein- 
ture; les  hommes  qualifiés  étalaient  les  marques  de  leur  rang,  la  plèbe 
ses  plus  belles  parures.  I  ne  litière  de  six  ou  huit  porteurs  à  casa- 
ques bariolées  stationnait  près  de  la  demeure  du  consul,  pour  le  con- 
duire aux  diverses  stations  qu'il  devait  parcourir  avec  son  cortège. 
La  première  était  le  Capitole,  où  s'accomplissait  la  cérémonie  de 
l'inauguration;  de  là  il  passait  à  la  curie,  où  le  sénat  siégeait  quel- 
ques instans  sous  sa  présidence,  puis  au  grand  Forum,  où  il  haran- 
guait le  peuple  du  haut  des  rostres.  Au  forum  de  Trajan,  il  pro- 
cédait à  quelques  affranchissemens  d'esclaves  par  la  formule  du 
soufflet,  et  la  journée  se  terminait  soit  au  théâtre,  soit  au  cirque, 
où  le  consul  payait  sa  bienvenue  par  des  représentations  somp- 
tueuses qui  souvent  dérangeaient  sa  fortune.  Tel  était  le  cérémonial 
usité  encore  au  ve  siècle.  Quand  le  prince  daignait  être  consul,  l'en- 
trée en  charge  tirait  un  éclat  tout  particulier  des  panégyriques  en 
vers  et  en  prose  qui  s'y  prononçaient,  de  l'allluence  du  cortège,  de  la 
magnificence  du  palais  où  l'on  venait  saluer  le  nouveau  magistrat. 
enfin  du  site  même  où  s'élevait  ce  palais. 

La  demeure  des  césars,  bâtie  par  Auguste  et  agrandie  par  ses  suc- 
cesseurs, occupait,  comme  on  sait,  le  sommet  du  mont  Palatin,  et 

TOME    IT.  *' 


738 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


de  ses  portiques  de  marbre  la  vue  pouvait  embrasser  toute  la  ville  de 
Rome.  En  face  et  à  l'orient,  l'œil  rencontrait  d'abord  la  roche  Tar- 
péienne  et  le  Capitule;  au-dessous,  dans  la  dépression  de  la  vallée, 
les  quatre  forums  de  Trajan,  d'Auguste,  de  César  et  de  la  républi- 
que, celui-ci  reconnaissable  aux  proues  de  navires  qui  garnissaient 
sa  tribune;  à  droite,  l'amphithéâtre  de  Titus,  dressant  au-dessus  des 
Ilots  de  maisons  sa  masse  imposante;  à  gauche,  le  Grand-Cirque, 
l'aqueduc  et  les  oaumachies  de  Néron;  de  tous  côtés,  des  théâtres, 
des  temples,  des  jardins,  des  thermes,  vastes  comme  des  provinces  (1), 
et  dans  le  lointain  la  ligne  de  murailles  crénelées  qui  dessinait  le 
cours  du  Tibre.  Les  poètes  chantèrent  fréquemment  ce  magnifique 
spectacle  comme  une  des  pompes  réservées  au  consulat  des  césars. 
«  Que  cet  aspect  a  de  majesté!  s'écriait  Claudien,  célébrant  en  /i()/i 
le  sixième  consulat  d'Honorius.  Cette  foule  de  temples  rangés  en 
cercle  autour  du  palais  ne  semblent-ils  pas  autant  de  postes  avancés 
qui  protègent  La  demeure  du  prince?...  Contemplez  là-bas  l'or  ciselé 
des  portes  du  Capitole  et  sous  les  auti  ls  de  Jupiter  Tonnant  les  géans 
suspendus  à  la  roche  Tarpéienne.  Aux  faites  superbes  de  ces  temples 
qui  usurpent  les  plaines  de  l'air,  un  peuple  de  statues  semble  s';  ^i- 
ter  dans  les  nuages.  Que  de  colonnes  rostrales  tapissées  de  l'airain 
des  vaisseaux!  que  d'arcs  de  triomphe  chargés  des  dépouilles  des 
nations!  Quels  travaux  audacieux  la  main  de  l'homme  a  jetés  sur  ces 
montagnes,  comme  pour  dominer  la  nature!  Partout  le  reflet  de  l'or 
éblouit  les  regards,  et  son  scintillement  continuel  fatigue  nos  pau- 
pières tremblantes.  » 

Bien  des  choses  s'étaient  passées  depuis  le  jour  où  Claudien  récitait 
ces  vers,  et  il  eût  à  peine  reconnu  cette  Rome  qu'il  peignait  si  res- 
plendissante. La  reine  du  monde  avait  été  saccagée  deux  fois;  ses 
richesses  étaient  dispersées;  l'or  ne  brillait  plus  sur  ses  monumens, 
dépouillés  par  les  Barbares;  le  Capitole  même  avait  perdu  la  moitié  de 
son  toit  de  bronze  doré,  enlevée  par  Genséric  et  conduite  triompha- 
lement à  Carthage.  Ce  peuple  de  statues  descendu  de  ses  bases  gisait 
mutilé  dans  tous  les  recoins  de  Rome;  une  partie  reposait  au  fond 
des  mers  de  Lybie,  car  le  roi  vandale,  à  son  départ,  en  avait  chargé 
un  vaisseau  que  la  tempête  engloutit  en  chemin.  On  ne  voyait  plus 
au  loin  que  débris  de  maisons,  toits  effondrés,  amphithéâtres  percés 
de  brèches,  colonnes  noircies  par  la  fumée;  partout  s'apercevait  la 
trace  des  incendies  allumés  par  les  Goths,  réveillés  par  les  Vandales. 
Le  palais  impérial  lui-même  présentait  sur  ses  marbres  plus  d'un 
signe  de  dévastation.  Les  églises  seules  avaient  été  respectées,  et  la 
croix  brillait  sans  insulte.  Au  couchant  du  mont  Palatin,  sur  le  pla- 

(1)  «  In  ruodum  provinciarum.  »  Ammian.  Marcellin.,  1.  xvi. 


DERNIERS    TEMPS    DE    L'EMPIRE   d'oCCIDENT.  739 

teau  du  Cœlius,  la  basilique  de  Latran  s'élevait  intacte  au-dessus  de 
ces  ruines,  comme  le  Capitole  d'une  Rome  nouvelle  contre  laquelle 
les  Barbares  ne  prévaudraient  point.  Ces  marques  de  l'abaissement 
de  la  patrie  contristèrent  sans  doute  plus  d'un  cœur  romain,  lors- 
qu'au matin  du  1er  janvier  4(58  le  sénat  et  le  peuple  se  pressaient 
sous  le  péristyle  du  palais  pour  saluer  Anthémius  consul.  Un  autre 
spectacle  non  moins  douloureux  les  attendait  au  dedans,  —  Ricimer 
partageant  avec  Anthémius  les  hommages  de  Rome. 

Ce  fut  dans  une  des  salles  du  palais,  en  présence  de  l' empereur, 
du  sénat  et  des  plus  illustres  citoyens,  que  Sidoine  Apollinaire,  in- 
troduit par  ses  patrons,  prononça  le  panégyrique  qu'il  avait  com- 
posé. On  sait  que  ce  genre  d'ouvrage,  lorsqu'il  était  en  vers,  con- 
sistait à  encadrer  dans  une  allégorie  mythologique,  autour  de  l'éloge 
du  héros,  des  descriptions  de  lieux,  de  peuples,  de  batailles,  des 
tableaux  de  mœurs,  des  digressions  historiques  ou  philosophiques, 
en  un  mot  tous  les  hors -d' œuvre  élégans  dont  un  talent  facile  et 
harmonieux  pouvait  couvrir  la  nudité  du  sujet.  La  poésie  latine  nous 
a  laissé  à  cet  égard,  dans  les  panégyriques  de  Claudien,  des  mo- 
dèles parfaits,  que  l'on  admirait  et  imitait  au  ve  siècle.  Sans  doute, 
au  point  de  vue  du  goût,  une  saine  critique  littéraire  condamne  ce 
genre  de  composition,  vide  et  guindé,  qui  n'échappe  à  la  froideur 
que  par  une  inspiration  factice,  ou  à  la  platitude  que  par  l'emphase, 
et  qu'un  grand  talent  fait  seul  tolérer;  mais  l'histoire  n'a  pas  le  droit 
de  se  montrer  si  sévère.  Une  grande  partie  de  ce  que  nous  savons  sur 
les  mœurs  du  ve  siècle  nous  a  été  fournie  par  les  panégyriques.  C'est 
là  surtout  que  nous  pouvons  étudier  le  côté  bai  baie  de  l'histoire  ro- 
maine, si  l'on  me  permet  une  si  bizarre  alliance  de  mots.  En  effet, 
le  panégyriste,  obligé  de  parler  du  temps  présent  à  ses  contempo- 
rains, est  véridique  même  quand  il  travaille  à  ne  pas  l'être,  et  ses  ré- 
ticences sont  quelquefois  une  révélation.  A  ce  titre,  Claudien  est  un 
historien  précieux  pour  l'étude  de  son  temps.  Je  dirai  la  même  chose 
de  Sidoine  Apollinaire,  inférieur  en  talent  à  Claudien,  mais  mêlé  plus 
que  lui  aux  affaires  publiques,  et  par  là  plus  digne  encore  d'être 
écouté.  Or,  des  trois  panégyriques  composés  par  le  poète  lyon- 
nais, aucun  ne  présente  plus  d'intérêt  historique  que  celui  d" Anthé- 
mius; aucun  ne  fut  prononcé  dans  des  circonstances  générales  plus 
importantes  pour  le  monde  romain.  Envisagé  de  cette  façon,  le  pané- 
gyrique d' Anthémius  n'est  peut-être  pas  le  trait  le  moins  saillant  du 
tableau  que  j'essaie  de  retracer  ici. 

Pour  bien  comprendre  ce  poème,  il  faut  se  mettre  au  point  de  vue 
de  l'auditoire  auquel  il  était  destiné.  Ce  que  cette  foule  venait  fêter 
dans  la  personne  d' Anthémius,  c'était  le  retour  à  l'unité  du  monde 
romain,  représenté  en  Occident  par  ['empereur  grec,  et  dont  le  ma- 


740  REVUE  DES  DEl  X  MONDES. 

riage  de  Ricimer  semblaitle  gage.  Cette  pensée  était  au  fond  de  toutes 
les  espérances,  au  fond  de  toutes  les  joies;  on  la  retrouve  aussi  dans 
le  panégyrique,  et  non-seulement  elle  en  forme  pour  ainsi  dire  l'in- 
spiration dominante,  mais  elle  s'y  produit  sous  un  aspect  très  (Mi- 
lieux historiquement,  sur  lequel  j'appellerai  un  moment  l'attention. 
Rome  n'avait  jamais  aimé  Constantinople ,  en  qui  elle  s'obstinait 
à  voir  une  rivale  plutôt  qu'une  lille.  Les  peuples  dépendans  de  ces 
deux  métropoles  transformèrent  ces  rivalités  de  villes  en  rivalités 
d'empires,  et  le  fier  sénat  du  Capitule  n'épargna  longtemps  ni  sa  co- 
lère ni  son  dédain  au  sénat  grec,  qui  l'avait  dépouillé  d'une  moitié 
de  ses  conquêtes.  La  jalousie  se  tourna  en  humiliation  amère  pour 
l'Occident,  lorsque  celui-ci,  entamé  sur  toutes  ses  frontières,  sévit 
décliner  rapidement,  tandis  que  son  rival,  favorisé  par  une  situation 
meilleure  et  mieux  gouverné  peut-être,  restait  paisible  et  florissant. 
Rome  put  même  se  plaindre  que  dans  plus  d'une  circonstance  Con- 
stantinople s'était  garantie  «les  invasions  qui  la  menaçaient  en  les  dé- 
tournant sur  l'Italie.  Cette  secrète  désaffection  des  peuples  avait  per- 
mis à  Ricimer  d'opérer  entre  les  deux  gouvernemens  une  séparation 
effective,  sans  que  Rome  s'en  préoccupât  beaucoup.  Cependant  les 
malheurs  qui  suivirent  cette  rupture  de  l'unité,  l'insolente  tyrannie 
«1rs  Suèves,  l' empoisonnement  de  Sévère  après  le  meurtre  de  Majo- 
rien,  l'impossibilité  de  trouver  un  empereur  aux  conditions  qu'y 
mettait  le  dictateur,  ramenèrent  l'Italie  au  sentiment  de  sa  vraie  si- 
tuation. Rome  tourna  ses  regards  autour  d'elle,  et  son  isolement 
l'épouvanta.  Ce  fut  alors  que  le  sénat  lit  près  de  l'empereur  d'Orient 
cette  démarche  qui  lui  valut  Anthémius,  démarche  grave,  insolite, 
douloureuse  pour  l'orgueil  des  Occidentaux,  car  elle  contenait  l'aveu 
de  leur  faiblesse,  elle  proclamait  l'impuissance  de  Rome  à  se  gou- 
verner elle -même.  Enfin,  la  fausse  honte  surmontée,  on  n'avait  eu 
qu'à  se  féliciter  de  ce  qu'on  avait  fait  :  la  lille  s'était  montrée  secou- 
rable  à  sa  mère;  elle  lui  donnait  un  empereur,  une  armée;  elle  s'al- 
liait avec  elle  pour  la  destruction  de  Genséric;  elle  voulait  enfin  con- 
quérir jusqu'à  Ricimer  lui-même  à  la  concorde  en  l'attachant  par  un 
lien  d'affection  au  raffermissement  du  monde  romain.  Voilà  ce  qui 
ressortait  des  derniers  événemens,  ce  que  tout  le  monde  sentait  et 
disait,  et  ce  que  nous  retrouvons  sous  des  formes  tantôt  allégori- 
ques, tantôt  parfaitement  nettes,  dans  les  vers  de  Sidoine  Apollinaire. 
L'intention  se  révèle  dès  le  début  par  cette  apostrophe  à  Constan- 
tinople : 

«  Salut,  s'écrie  le  poète,  salut  appui  des  sceptres,  reine  de  l'Orient,  Rome 
de  ton  univers!  Tu  n'es  plus  seulement  pour  le  Romain  des  contrées  de  l'aurore 
le  siège  vénéré  de  son  gouvernement;  ton  prix  est  bien  plus  grand  aujour- 


DERNIERS    TEMPS   DE    L'EMPIRE    D'OCCIDENT.  741 

d'hui  :  en  nous  donnant  pour  prince  un  de  tes  fils,  tu  t'es  rendue  chère  à  tout 
le  peuple  de  Quirinus,  tu  es  vraiment  la  mère  de  l'empire.  La  terre  qui  te 
porte  soutient  aussi  le  Rhodope  et  l'Hémus,  terre  de  Thrace  fertile  en  héros! 
Là  le  froid  endurcit  les  hommes.  C'est  un  berceau  de  neige  qui  reçoit  l'en- 
fant à  sa  naissance;  c'est  la  glace  qui  raffermit  ses  membres  délicats.  A  peine 
connaît-il  la  mamelle  de  sa  mère;  la  veine  d'un  coursier  le  nourrit;  il  y  suce 
au  lieu  de  lait  un  sang  fortifiant,  et  avec  ce  sang  la  passion  de  la  guerre... 
\insi  croissent  les  en  fans  de  Mars! 

«  Mais  toi  qu'environnnent,  comme  une  double  ceinture,  les  mers  de  l'Eu- 
rope et  de  l'Asie,  tu  participes  à  l'un  et  à  l'autre  climat,  et  le  souffle  glace 
des  aquilons  de  Thrace  s'adoucit  sur  ta  plage  aux  tièdes  haleines  que  t'en- 
voie Chalcédoine.  Cependant  Suse  tremble  à  ton  nom,  et  le  Perse,  fils  d'Aché- 
menès,  prosterné  et  suppliant,  abaisse  devant  toi  le  croissant  de  sa  tiare. 
L'Indien,  à  la  chevelure  humide  de  parfums,  travaille  pour  t'embellir;  il  dés- 
arme à  ton  profit  la  gueule  de  ses  nourrissons  farouches  pour  en  tirer  l'ivoire 
recourbé,  et  l'éléphant  déshonoré  va  porter  ses  défenses  en  tribut  aux  rives 
du  Bosphore.  En  vain  ton  peuple  se  déploie  dans  une  vaste  enceinte  de  mu- 
railles, il  y  est  encore  trop  à  l'étroit,  et  il  a  fallu  qu'un  môle  immense  lui 
ouvrît  une  voie  sur  la  mer  :  les  flots  repoussés  au  loin  mugissent  contre  une 

terre  qu'ils  ne  connaissaient  pas Thétis  d'un  côté  t'ouvre  des  ports  et  te 

sert  de  défense,  de  l'autre  une  contrée  fertile  t'entoure  de  ses  moissons. 
Ville  heureuse,  qui  es  entrée  en  partage  des  triomphes  de  Rome!  Nous  ne 
nous  en  plaignons  plus.  Que  l'empire  reste  ainsi  divise!-  :  les  plateaux  de  la 
balance  se  font  équilibre;  tu  les  as  rendus  égaux  en  prenant  nos  poids!...  » 

Anthémius,  né  à  Constantinople,  y  avait  passé  son  enfance  :  le 
poète  part  de  là  pour  nous  décrire  avec  détail  l'éducation  d'un  noble 
romain  d'Orient  au  v«  siècle.  Ce  morceau  est  très  intéressant  au 
point  de  vue  de  l'histoire;  il  nous  donne  rémunération  des  auteurs 
qu' Anthémius  avait  étudiés,  ou  plutôt  était  censé  avoir  étudiés,  pour 
devenir,  comme  il  était,  un  parfait  Romain  de  Byzance.  Nous  \  voyons 
qu'un  jeune  Byzantin  de  haute  classe  était  tenu  de  savoir  le  latin 
tout  aussi  bien  que  le  grec,  et  que  malgré  sa  propension  naturelle 
à  étudier  les  lettres  grecques,  qui  lui  fournissaient  d'ailleurs  les 
grands  modèles  de  l'art,  son  éducation  politique  le  portait  de  préfé- 
rence vers  la  littérature  latine,  l'histoire  de  Rome  étant  devenue  celle 
du  monde  entier.  Ainsi  les  historiens  que  Sidoine  suppose  avoir  été 
placés  dans  les  mains  d' Anthémius  enfant  ne  sont  ni  Hérodote,  ni 
Thucydide,  ni  Xénophon,  mais  Salluste,  Tite-Live  et  Tacite  :  «  Ta- 
cite, qu'on  ne  peut  nommer  sans  éloge,  »  ajoute  le  poète.  L'orateur 
par  excellence  pour  cet  élève  qui  parlait  grec,  ce  n'est  pas  Démos- 
thènes,  mais  Cicéron;  le  poète,  c'est  Virgile,  chantre  de  César  et 
d'Énée,  et  Sidoine  lui  associe  Plaute,  en  qui  circule  la  vieille  sève  la- 
tine; ses  critiques  sont  Quintilien  et  Varron.  La  littérature  grecque 
est  réservée  pour  l'étude  de  la  philosophie,  qu'elle  embrasse  d'ail- 


7/|2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leurs  tout  entière;  les  chefs  d'école  sont  mentionnés  par  le  poète 
l'un  après  l'autre,  et  cette  revue  lui  inspire  parfois  des  traits  d'une 
mâle  vigueur  :  «  L'âme  de  Socrate,  dit-il,  revit  dans  le  Phédon,  on 
l'\  voit  méprisant  des  fers  auxquels  elle  va  échapper.  La  mort  elle- 
même  tremble  devant  le  glorieux  coupable,  et  le  bourreau  qui  lui 
tend  le  poison  pâlit  en  contemplant  sa  sérénité.  » 

Au  sortir  des  écoles,  Ànthémius  fait  ses  premières  armes  sous  la 
direction  de  son  père,  puis  il  épouse  la  fille  de  l'empereur  Marcien; 
alors  les  grands  commandemens  lui  arrivent,  et  avec  eux  les  occa- 
sions de  se  signaler.  Il  combat  les  Goths  près  du  Danube,  les  Huns 
dans  un  vallon  de  la  Thrace,  où  les  bandes  d'Hormidac  sont  dé- 
truites. Cette  guerre  procure  au  panégyriste  une  occasion  de  nous 
peindre  les  Huns,  et  il  en  use  sans  discrétion;  mais  je  passe  rapi- 
dement sur  tout  cela  pour  arriver  aux  affaires  d'Occident,  la  partie 
délicate  de  l'ouvrage,  celle  qui  répondait  aux  préoccupations  de  l'as- 
semblée, et  qu'attendaient  sans  doute  avec  impatience  et  l'empereur 
et  le  sénat,  et  Ricimer  lui-même. 

Wan1  d'aborder  ce  sujel  difficile,  le  poète  se  recueille;  il  sent  le 
besoin  d'invoquer  Apollon  et  les  Muses.  Plus  les  événemens  de  ce 
monde  sont  graves,  plus  leurs  causes  sont  voilées;  plus  nous  devons 
nous  adresser  aux  immortels  pour  en  connaître  le  secret  :  «  Apollon, 
s'écrie-t-il,  assiste-moi,  monte  ta  lyre!...  Et  vous,  vierges  de  Casta- 
lie,  apprenez-moi  quelle  divinité  nous  a  envoyé  Anthémius,  et  par 
quelle  m\  stérieuse  influence  l'union  refleurit  entre  deux  empires  que 
la  discorde  avait  séparés!...  »  Disons  d'abord  que  ces  formules  de 
mystagogue  païen  se  reproduisent  plusieurs  fois  dans  le  poème  de 
Sidoine,  entièrement  composé  sur  un  plan  mythologique,  et  où  il  se- 
rait impossible  de  distinguer  la  main  d'un  chrétien.  Pourtant  ce 
chrétien  était  sincère,  il  croyait  avoir  été  guéri  de  la  fièvre  quatre 
mois  auparavant  par  une  fervente  prière  au  tombeau  des  apôtres,  et 
le  temps  n'était  pas  éloigné  où  il  devait  porter  lui-même  avec  gloire 
et  sainteté  le  pallium  des  évêques.  Ajoutons  que  cet  emploi  des  for- 
mules païennes,  considérées  comme  lieu  commun  poétique,  pouvait 
bien  n'être  pas  aussi  innocent  alors  qu'il  l'est  de  nos  jours,  qu'au 
v"  siècle  il  répondait  à  des  croyances  encore  vivaces  non-seulement 
dans  le  peuple,  mais  dans  les  hautes  classes  de  la  société,  et  que 
beaucoup  de  membres  du  sénat  de  Rome  étaient  ouvertement  ou  se- 
crètement polythéistes.  La  poésie  officielle,  en  dépit  du  changement 
de  religion,  restait  païenne,  et  faisait  résonner  aux  oreilles  des  em- 
pereurs chrétiens,  dans  les  cérémonies  de  l'état,  des  paroles  que 
partout  ailleurs  les  lois  eussent  punies  comme  des  blasphèmes.  Elle 
faisait  profession  publique  d'un  culte  dont  les  temples  étaient  inter- 
dits. Le  polythéisme,  condamné  par  les  lois  et  de  plus  en  plus  chassé 


DERNIERS    TEMPS   DE    L'EMPIRE    D'OCCIDENT.  ~4S 

des  mœurs,  conservait  un  dernier  sanctuaire  dans  les  formules  de 
l'école.  . 

Après  avoir  ainsi  recouru  aux  vieux  oracles,  éclairé  par  eux,  le 
poète  commence.  Sévère,  dit-il,  cédant  aux  lois  de  la  nature  (n'ou- 
blions pas  qu'il  parlait  devant  Ricimer),  venait  d'augmenter  le  nom- 
bre des  dieux.  A  cette  nouvelle,  l'Italie  alarmée  quitte  les  sommets 
de  l'Apennin,  où  elle  réside,  et  se  dirige  vers  les  grottes  verdoyantes 
au  fond  desquelles  le  Tibre,  couronné  de  mousse  et  de  roseaux, 
épanche  ses  premières  ondes.   L'Italie  que  nous  dépeint  Sidoine 
n'est  plus  cette  mère  jeune  et  puissante  du  cygne  de  Mantoue  :  Ma- 
gna parens  frugum...  magna  virûm!  Les  années  et  les  douleurs  1  ont 
affaiblie  :  elle  marche  à  pas  lents,  sans  casque  et  sans  cuirasse,  le 
bras  appuyé  sur  un  orme  couronné  de  pampres,  son  bâton  de  vieil- 
lesse; mais  jusque  dans  sa  décrépitude  l'Italie  est  toujours  féconde. 
L'abondance  la  suit;  partout  où  elle  pose  le  pied,  la  terre  se  couvre 
de  fruits  et  de  fleurs,  le  vin  coule  par  ruisseaux.  A  son  aspect,  le 
Tibre  étonné  laisse  tomber  sa  rame  et  son  urne;  il  veut  parler,  mais 
elle  le  prévient  et  lui  adresse  ces  mots  : 

«  Je  vi.us  réclamer  ton  assistance,  lui  dit-elle.  Que  mes  intérêts  soient  les 
tiens!  Le  chef  qui  nous  gouvernait  n'est  plus  :  hâte-toi,  va  trouver  Rome,  en- 
gage-la par  tes  prières,  par  tes  pleurs,  s'il  le  faut,  à  suivre  désormais  de 
meilleurs  conseils.  Dis-lui  qu'elle  se  délasse  enfin  de  cet  orgueil  fastueux  qui 
nous  perd,  qu'elle  daigne  se  faire  aimer  davantage.  Apprends-lui  quels  se- 
cours elle  doit  implorer,  dans  quelle  partie  de  l'univers  elle  doit  chercher 
un  chef.  Tous  ceux  qu'elle  a  pris  dans  mon  hémisphère  ont  vu  la  fortune 
de  l'empire  crouler  sous  eux!  Qu'elle  s'adresse  aujourd'hui  à  l'Orient  ! 

«  Combien  d'ennemis  m'assiègent  de  toutes  parts!  D'un  côté,  le  V  andaleme 
presse  et  revient  chaque  année  nous  rendre  les  maux  que  nous  fîmes  jadis  à 
Carthage.  Par  un  bizarre  renversement  des  choses,  le  Caucase,  transplante 
sous  le  ciel  de  Lybie,  sert  aujourd'hui  d'instrument  aux  fureurs  de  cette  ville 
jalouse.  Sans  doute  Ricimer  est  là,  mais  il  est  seul...  L'invincible  Ricimer, 
chargé  de  toutes  nos  destinées,  repousse  lui  seul  et  avec  des  troupes  qui  sont 
à  lui  les  pirates  errans  dans  nos  campagnes;  mais  à  peine  les  a-t-il  chasses, 
qu'ils  reviennent  :  maîtres  d'éviter  le  combat,  ils  le  rendent  éternel,  et,  fu- 
gitifs, ils  semblent  poursuivre  leur  vainqueur.  Comment  souffrir  un  ennemi 
qui  nous  refuse  à  la  fois  la  paix  et  la  guerre?  Car,  ne  nous  abusons  point,  il 
ne  traitera  jamais  avec  Ricimer,  qu'il  abhorre,  et  si  tu  veux  connaître  les 
raisons  de  sa  haine,  écoute-moi. 

«  L'orgueilleux  Genséric  fait  sonner  bien  haut  le  nom  d'un  père  incertain  : 
la  seule  chose  certaine,  c'est  qu'il  est  né  d'une  femme  esclave;  or,  pour  se 
trouver  le  fils  d'un  roi,  il  faut  qu'il  proclame  l'adultère  de  sa  mère.  De  la 
vient  sa  noire  jalousie  contre  Ricimer  :  il  lui  envie  sa  naissance,  parce  que 
deux  royaumes  l'appellent  à  régner,  les  Suèves  du  côté  de  son  père,  les 
Goths  du  côté  de  sa  mère.  Il  se  souvient  aussi  que  dans  les  veines  du  guer- 
rier qui  me  défend  coule  le  sang  de  Vallia,  ce  roi  fameux,  terreur  des  Van- 


REyUE    DES    DEUX    MONDES. 

mtt  dans*  LTh  r''r''"S  ^  Ahli,1S'  C6lUi  qui  Ieur  infli»ea  «»  si  n*  *M* 
>    I.  ns  1,  >  champs  de  Tartesse,  et  couvrit  de  leurs  cadavres  les  roches 

i,  '       d      V       I  ''""""U'"'  a"X  anCienDeS  dér0Utes' le  P*ate  -»— it-il  ou- 
■    son  desastre  récent  près  d'Agrigente,  quand  Ricimer  lui  prouva  qu'il 
mment  le  petit-fils  de  ce  roi  goth  qui  ne  vit  jamais  que  S  dos  de 
Vau.alesJU ;=e  de  Ricimer  égale  i  nos  veu*  celle  de  «arcellus,  |  5 

sur'  aoÏf^ÏÏÏÏ  ï  'm"""''  "T*"  '"^  CeS  Barbares'  »5rêts  à  faire  ir™P«°n 
(  n  on  „,,,.  .  ,  i  0strogoth  se  contiem  encoreen  pan  c,estP 

a    ,     ,  le  ppan]     u  c  farouche  ^  ^^  ^  4 

!.  ;     '       '  ,Ta;"-  E1  "uand  "«  Perpétuel,  le  Vandale,  et  son  compa- 

n  •        ,    '      S;  "  ;";"'S  r  Pll,er'  me  déchirer J™*»  <^  *  entrailles,  qui 
»•'  rangées  Ces!  lui.  Pourtant  Ricimer  n'est  qu'un  homme;  seul   il  peut 
etarder  mes  malheurs,  il  ne  saurait  les  conjurer.  linons  faut  un  pic 
armé  qai  ne  commande  pas  la  guerre,  mais  qui  la  fasse,  qui  marche  lui- 
même  devan    ses  étendards,  et  qui,  , s  rendant  nos  anciens  droits,  nous 

donne  les  flottes  que  nous  n'avons  plus  depuis  longtemps,  et  fasse  régner 
notre  pavillon  où  Ton  ne  connaîl  plus  que  celui  des  Barbares.  » 

Ce  discours,  placé  dans  La  bouche  de  la  déesse,  contient  un  tableau 
^ct  de  la  situation  de  l'Occident.  Le  poète  met  à  nu  ce  qu'ilyade 
plus  sensible,  de  plus  irritable  dans  la  politique  de  ce  temps  et  il 
ne  cramt   pas  d'j   toucher;   chacune  de  ses  paroles  est  un  trait  qui 
porte.  Il  proclame  au  uom  de  l'Italie  ee  qu'elle  attend  du  nouveau 
prince;  il  lui  enseigne  son  devoir,  et  ce  devoir,  c'est  de  régner  en 
maître,  de  ne  voir  près  de  lui  que  des  sujets,  de  restituer  a  l'empire 
ses  armées  qui  ont  cesse  de  |,,i  appartenir,  de  ne  point  laisser  à  des 
mains  étrangères  le  soin  de  porter  l'aigle  romaine  devant  l'ennemi 
Presses  al  empereur  en  présence  de  Ricimer,  de  tels  conseils  ne 
manquaient  point  de  courage,  quelles  que  fussent  d'ailleurs  les  flat- 
teries dont  le  poète  savait  les  envelopper  pour  adoucir  le  dictateur 
Que  demandaient-ils  en  effet,  sinon  la  fin  de  la  dictature?  Ce  mor- 
ceau nous  signale  encore  un  des  dangers  de  cette  immixtion  de  rois 
barbares  aux  affaires  de  l'empire,  qu'ils  prenaient  insolemment  pour 
champ  clos  dans  leurs  querelles.  Enfin  Rome  v  reçoit,  pour  sa  du- 
reté et  son  orgueil,  des  leçons  d'une  juste  sévérité,  a  Consulte  les 
temps,  lui  dit  le  poète,  laisse  là  ton  faste  hors  de  saison;  retiens  les 
lambeaux  de  ton  empire  qui  s'en  va;  retiens  les  deux  moitiés  du 
monde  romain  qui  se  séparent;  sache  te  faire  aimer!  »  C'était  le  cri 
de  tout  1  Occident. 

Le  dieu  du  Tibre  va  donc  trouver  le  génie  de  la  ville  éternelle:  la 
déesse  Rome,  dea  Borna,  reposait  au  milieu  de  ses  vieux  symboles, 
Mars,  les  jumeaux  Romulus  et  Rémus,  la  louve  Ilia;  elle  entend  de 
la  bouche  du  ileuve,  son  vassal,  les  conseils  que  lui  adresse  l'Italie 
bon  cœur  s  émeut;  couvrant  d'un  casque  sa  tète  chargée  de  tours  et 


DERNIERS    TEMPS    DE    L'EMPIRE    d' OCCIDENT.  745 

revêtant  sa  cuirasse,  elle  s'élance  dans  l'air  qui  la  transporte  aux 
rivages  de  l'Océan-Indien.  Là,  dans  un  palais  de  cristal  et  d'or,  au 
milieu  des  (leurs  et  des  parfums,  siège,  sur  un  trône  de  pourpre,  la 
lampe  du  jour  à  la  main,  l'Aurore,  génie  de  l'empire  d'Orient.  A  l'as- 
pect de  Rome,  l'épouse  de  Tithon  s'effraie;  mais  Rome  la  rassure  par 
des  paroles  mêlées  de  douceur  et  de  reproche,  car  la  démarche 
semble  douloureuse  au  cœur  de  la  déesse. 

«  Ne  crains  rien,  lui  dit-elle,  ce  n'est  pas  la  guerre  qui  m'amène  ici;  je  ne 
viens  ni  emprisonner  l'Araxe  sous  mes  ponts,  ni  faire  boire  aux  soldats  ita- 
liens les  eaux  du  Gange.  Artaxarte  avec  ses  campagnes  peuplées  de  tigres, 
le  royaume  de  Porus,  l'Hydaspe  et  Bactres,  et  les  remparts  de  Sémiramis  ne 
trembleront  point  au  bruit  de  mes  clairons;  je  n'ambitionne  point  le  palais 
des  Arsacides,  et  ne  veux  point  donner  le  mot  d'ordre  aux  portes  de  Ctési- 
phon.  Cet  hémisphère  ne  m'appartient  plus,  je  te  l'ai  cédé;  mais  aussi  n'ai-je 
pas  mérité  par  là  que  tu  protèges  ma  vieillesse? 

«  Le  pays  que  bornent  le  Tigre  et  l'Euphrate  est  aujourd'hui  ton  patri- 
moine :  il  fut  jadis  le  mien,  je  l'avais  payé  du  sang  de  Crassus.  Tu  possèdes 
l'Arménie  et  le  Pont  :  demande  à  Sylla  ce  qu'ils  m'ont  coûté.  Te  parlerai-je 
de  la  mer  Egée,  de  ses  îles  et  de  ses  rivages?  Tu  règnes  sur  la  Crète,  que 
Métellus  m'a  conquise;  sur  la  Cilicie,  que  me  soumit  le  grand  Pompée;  sur 
les  Isaures  et  les  Syriens,  domptés  par  Servilius  avec  l'épée  de  mes  légions. 
Crédule  que  j'étais,  j'ai  transporté  à  ton  profit  le  testament  d'Attale!  Je  t'ai 
abandonné  l'antique  Étolie  et  l'Épire,  et  les  campagnes  arrosées  par  l'Aché- 
loiis;  tu  dictes  des  lois  à  l'Illyrie  et  à  la  Macédoine,  et  les  descendans  de  Paul- 
Émile  vivent  encore  dans  mes  murs!  L'Egypte  t'ouvre  ses  greniers  comme 
si  tu  avais  gagné  la  victoire  d'Actium;  la  Judée  t'obéit  comme  si  Vespasien 
et  Titus  avaient  été  tes  généraux.  Et  puisque  tu  domines  la  terre  des  Doriens, 
et  l'Achaïe,  et  l'isthme  heureux  qui  sépare  les  deux  mers  de  la  Grèce,  ra- 
conte-moi, je  te  prie,  quel  Mummius  byzantin  t'a  donné  Corinthe!  Tu  es  riche, 
et  tu  vois  affluer  dans  tes  ports  les  marchandises  de  l'île  de  Chypre,  conquête 
des  Catons  :  je  suis  pauvre,  et  n'ai  gardé  des  Catons  que  leur  gloire. 

«  Mais  laissons  de  côté  le  passé  et  ses  regrets  :  si  tu  veux  assoupir  nos 
vieilles  querelles,  accorde-moi  Anthémius.  Qu'il  règne  sur  mon  univers, 
comme  Léon  sur  le  tien!  Que  le  divin  Marcien,  dont  l'astre  brille  aujourd'hui 
dans  les  cieux,  contemple  sa  fille  Euphémie  revêtue  de  la  pourpre  qu'ont 
portée  ses  ancêtres!  Fais  plus,  et  qu'une  alliance  privée  raffermisse  l'al- 
liance publique!  Que  Ricimer  devienne  le  gendre  de  mon  empereur!  Leur 
noblesse  est  pareille,  et  si  la  vierge  de  Byzance  est  de  sang  royal,  le  défen- 
seur de  l'Italie  l'est  aussi.  Consens  à  cet  hy menée,  l'Afrique  recouvrée  sera 
la  dot » 

Alors  l'épouse  de  Tithon  fait  entendre  ces  courtes  paroles  :  «  0  nia 
mère,  le  sacrifice  que  tu  me  demandes  est  grand  !  Mais  prends,  em- 
mène avec  toi  ce  chef  dont  l'assistance  m'était  si  chère;  seulement 
montre-toi  plus  douce  envers  moi,  et  tenons  mieux  les  rênes  du 


7/|(i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gouvernement  on  ne  les  séparant  plus!  »  C'était  la  moralité  du  poème 
et  celle  de  la  situation. 

Les  deux  déesses  se  donnent  la  main;  Antbémius  devient  empe- 
reur d'Occident,  Ricimer  épouse  sa  fille,  et  de  grands  préparatifs 
d'armes  vont  effrayer  Genséric  dans  Garthage.  «  0  prince,  ajoute  le 
poète  en  terminant,  je  renvoie  à  une  prochaine  époque  la  suite  de 
mes  chants.  Quand  tu  seras  consul  pour  la  troisième  fois  et  que  ton 
gendre  le  sera  pour  la  seconde,  mon  audace  croissant  avec  vos  suc- 
cès, je  dirai  en  quel  nombre  sont  tes  vaisseaux  et  tes  soldats,  et 
tout  ce  que  tu  auras  accompli  de  grandes  choses,  et  en  combien 
peu  de  temps.  »  Vœux  superflus!  ce  chant  devait  être  le  dernier  du 
poète,  et  le  sort  ne  réservait  point  à  son  héros  un  troisième  con- 
sulat. 

C'est  ainsi  que  le  député  de  la  cité  gauloise  des  Arvemes  se  trouva 
mêlé  par  hasard  à  une  des  dernières  catastrophes  de  l'empire  d'Oc- 
cident. Les  conseils,  les  encouragemens,  les  leçons  qu'il  adressait 
aux  Romains  sous  une  enveloppe  mythologique,  furent  accueillis 
avec  faveur.  On  applaudit  aux  beaux  vers  dont  le  poème  brille  par 
intervalle;  on  applaudit  peut-être  davantage  aux  mauvais,  qui  cha- 
touillaient le  faux  goût  du  siècle.  Le  succès  dut  être  bien  grand  près 
de  l'empereur  et  près  du  sénat,  puisque  le  jour  même  Anthémius 
consul  signait  un  rescrit  qui  nommait  Sidoine  Apollinaire  préfet  de 
Rome. 

IV. 

Sa  préfecture  ne  présenta  rien  de  remarquable  qu'un  incident  de 
nature  grave,  à  la  vérité,  et  qui  compromit  un  instant  sa  respon- 
sabilité de  magistrat.  Les  arrivages  de  blé  ayant  manqué  à  raison 
des  hostilités  ouvertes  entre  les  flottes  romaine  et  vandale,  la  gêne 
des  subsistances  se  fit  sentir  dans  la  ville;  déjà  la  multitude  s'agitait, 
et  la  peur  gagna  Sidoine  :  «  Je  tremble  que  la  faim  du  peuple  romain 
n'éclate  par  quelque  tonnerre  sous  les  voûtes  de  l'amphithéâtre, 
écrivait-il  à  un  de  ses  amis,  et  que  la  disette  publique  ne  soit  attri- 
buée au  malheur  de  mon  administration.  »  On  voit  qu'il  s'agissait  là 
de  sa  gloire  et  peut-être  de  sa  vie  :  les  élémens  vinrent  à  son  se- 
cours. Cinq  transports  sortis  de  Blindes  avec  un  chargement  de  blé 
et  de  miel,  ayant  franchi  sans  obstacle  le  détroit  de  Sicile,  furent 
amenés  par  les  vents  du  côté  d'Ostie.  Sidoine,  averti  à  temps,  dé- 
pêcha un  homme  de  confiance  pour  mettre  la  main  sur  ces  bâtimens 
et  leur  faire  remonter  le  cours  du  Tibre  :  l'apparition  des  navires 
calma  l'effervescence  populaire.  L'alimentation  de  Rome  était  deve- 
nue le  soin  principal  et  presque  unique  des  préfets  de  la  ville  dans 


DERNIERS    TEMPS    DE    L  EMPIRE    D  OCCIDENT. 


747 


ces  derniers  temps,  et  ce  soin  ne  leur  permettait  pas  toujours  de  dor- 
mir en  paix.  Symmaque  nous  raconte  que,  durant  sa  préfecture,  il 
faisait  le  guet  du  haut  des  collines  du  Tibre,  pour  apercevoir  le  pre- 
mier les  bienheureux  navires  qui  devaient  tirer  ses  administrés  d'une 
disette,  et  lui  d'une  mortelle  inquiétude.  Si  les  difficultés  étaient  déjà 
grandes  du  temps  de  Symmaque,  elles  le  devinrent  bien  davantage 
lorsque  Genséric  eut  enlevé  au  peuple  romain  le  premier  de  ses  gre- 
niers, Carthage,  et  que  ses  flottes  purent  bloquer  le  second,  Alexan- 
drie. 

Quant  à  l'affaire  pour  laquelle  Sidoine  était  venu  en  Italie,  et  dont 
il  ne  parle  plus  dans  ses  lettres,  on  peut  croire  qu'elle  se  termina 
comme  il  l'avait  souhaité.  Le  crédit  d'un  préfet  de  Rome  valait  bien 
à  cet  égard  le  patronage  de  Gennadius  ou  la  science  de  Cécina.  Gé- 
néreux et  expansif  comme  un  poète,  Sidoine  s'empressa  de  mettre  sa 
nouvelle  fortune  au  service  de  ses  compatriotes  transalpins,  et  non- 
seulement  il  secondait  leur  ambition  quand  ils  en  montraient,  mais 
il  les  aiguillonnait,  il  les  poussait  à  briguer  des  charges  publiques, 
persuadé  que  la  patrie  gauloise  trouverait  son  compte  dans  l'acti- 
vité et  dans  le  succès  de  ses  enfans.  11  pensait  aussi,  non  sans  raison, 
qu'une  des  plaies  de  ce  siècle,  c'était  le  découragement  ou  la  non- 
chalance des  gens  de  bien,  qui  laissait  le  champ  libre  aux  intrigues 
des  aventuriers  politiques. 

Sidoine  avait  en  Gaule  un  ami  de  jeunesse  nommé  Eutropius,  qui, 
dégoûté  du  spectacle  du  monde,  était  allé  s'enterrer  dans  un  coin 
de  sa  province,  où  il  partageait  son  temps  entre  la  culture  de  ses 
domaines  (il  était  du  reste  fort  riche)  et  l'étude  du  philosophe  Plo- 
tin.  Pendant  une  partie  du  jour,  Eutropius  menait  la  vie  d'un  vrai 
paysan,  labourant,  semant,  fauchant  de  ses  mains,  et  pendant  l'autre 
celle  d'un  sophiste,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'étaler  dans  sa  de- 
meure rustique  une  galerie  d'images  représentant  ses  aïeux,  tous 
gens  titrés  et  honorés  à  leur  époque  des  plus  hautes  dignités  de  l'em- 
pire. Sidoine  blâmait  cette  vie,  qu'il  traitait  de  lâche:  il  écrivit  de 
Rome  à  Eutropius  pour  le  gourmander,  le  tirer  de  sa  torpeur  et 
l'appeler  vers  lui.  Oubliant  le  goût  des  vieux  Romains  pour  la  char- 
rue, il  demande  à  son  ami  s'il  croit  honorer  cette  galerie  d'images, 
toutes  vêtues  de  la  toge  des  sénateurs,  en  se  faisant  le  compagnon 
de  ses  bouviers,  ou  bien  si  ces  hommes  sévères,  dont  l'activité  avait 
servi  l'état  aux  dépens  de  leur  repos,  n'auraient  pas  flétri  son  oisi- 
veté philosophique,  ou  plutôt  sa  paresse  et  son  abandon  de  la  patrie. 
k  Allons!  ajoute-t-il,  secoue-moi  ce  sommeil  déshonorant  pour  ton 
nom;  viens  t'enrôler  à  mes  côtés  dans  la  milice  palatine,  et  joins-moi 
une  préfecture  à  la  philosophie!  C'est  un  dicton  de  nos  provinces 
qu'une  bonne  année  dépend  encore  plus  d'un  bon  magistrat  que 


748  REVUE    DES    DLl\    MONDE.-. 

d'à. il-  bonne  récolte  :  voilà  pourquoi  je  te  désire.  N'as-tu  pas  honte 
n'avoir  aperçu  qu'une  fois  dans  ta  jeunesse  Rome,  le  domicili 
des  lois,  le  gymnase  des  lettres,  le  centre  des  dignités,  la  tète  du 
ide,  la  patrie  de  la  liberté,  — Rome,  notre  ville  à  tous,  et  la  seul< 
dans  l'univers  qui  ne  tienne  pour  étrangers  que  les  Rarbares  et  les 
aves?  »  Le-  aiguillons  du  poète  tirèrent  le  philosophe  de  sa  soli- 
tude :  il  vinl  à  Rome,  oublia  Plotin,  s'enrôla,  comme  disait,  son  ami, 
dans  la  milice  palatine,  devint  fonctionnaire,  et  donna  un  bon  et 
•  préfel  au  prétoire  d  sa  Gaules.  Quant  à  Sidoine,  sorti  de  charge 
a  I  expiration  de  l'année  /|08,  il  reçut  d'Anthémius  le  titre  de  pa- 
trice,  titre  simplement  honorifique  dans  ce  cas,  mais  qui  était  pour 
un  Romain  de  ce  temps  le  couronnement  de  toutes  les  dignil 

e  468  vit  naître  en  (laide  une  affaire  très-grave, 
étrangère  à  Sid  tine,  mais  à  laquelle  il  vint  se  mêler  fort  inconsidé- 
lent.  Cette  -rande  préfecture  avait  à  sa  tète  en  ce  moment  un 
Gaulois  nomme  \rvandus,  qui  l'avait  administrée  déjà  une  première 
lois  pendant  quatre  années  .1  avec  une  sorte  de  popularité,  et  q 
Ricimer  avait  replace  sur  son  siège  lors  du  dernier  interrègne,  soil 
pour  être  île  à  la  province,  soil  pour  -e  délivrer  de  toute  in- 

quiétude à  cet  égard,  pi  n.-ant  avoir  l'ait  choix  d'un  homme  habile  et 
expérimenté.  1  ne  telle  laveur  mit  le  comble  à  la  présomption,  déjà 
fort  gr;  ode,  d'Arvandus;  il  se  crut  un  de  ces  personnages  avec  les- 
quel  ■  les  gouvernemens  -ont  obligés  de  compter  dans  les  temps  diffi- 
ciles, et  il  afficha  très  haut  son  importance.  C'était  un  homme  d'une 
légèreté  incroyable,  facile  dan-  ses  relations,  mais  sans  sûreté,  pro- 
ie de  parole.-  qu'il  se  souciait  peu  de  tenir  et  d'un  argent  qui  ne 
lui  appartenait  pas,  du  reste  infatué  de  lui-même  et  traitant  avec  un 
hautain  mépris  les  conseillers  et  les  conseils.  Déjà  criblé  de  dettes 
pendant  sa  première  prélecture,  il  s'abîma  tout  a  fait  dans  celle-ci,  ne 
s' épargna^  aucune  folle  dépense,  bientôt  une  armée  de  créanciers 
fondit  sur  lui,  le  harcelant  sans  relâche  et  mettant  pour  ainsi  dire  le 
prétoire  des  Gaules  en  état  de  blocus.  Le  préfet  chercha  d'abord  a 
les  apaiser  au  moyen  de  quelque-  détournemens  de  deniers:  puis, 
les  dépenses  continuant,  les  exactions  se  multiplièrent  et  s'étendirent 
atout.  Vrvandus  comptait  sur  la  préoccupation  actuelle  des  esprits 
et  sur  les  catastrophes  à  venir  pour  dérober  aux  yeux  ses  méfaits, 
ou  leur  assurer  l'impunité.  Le  scandale  de  ses  dilapidations  devint 
bientôt  si  criant,  qu'au  défaut  de  l'autorité  centrale  les  notables  de  la 
province  commencèrent  à  se  consulter  pour  dresser  contre  Arvandùs 
une  accusation  de  péculat.  Sur  ces  entrefaites,  le  gouvernement  ro- 

(1)  Au  moment  de  son  procès,  Arvandùs  avait  été  préfet  cinq  ans  en  cumulant 
deux  préfectures.  «  Privilegiis  geminae  praefecturae  quam  per  quinquennium  repetitis 
fascibus  rexerat,  exauguratus.  »  Sid.  Apoll.  Epist.  i.  7. 


DERNIERS    TEMPS    1)E    L'EMPIRE    DOCCIDENT. 


749 


main  se  constitue,  Anthémius  arrive  d'Orient,  et  le  préfet  des  Gaules 
se  voit  menacé  d'un  jugement  criminel,  ou  tout  au  moins  d'une  dis- 
grâce. 

Dans  cette  situation,  Awandus  prêta  l'oreille  aux  insinuations  qui, 
de  la  part  du  roi  des  Visigoths,  Euric,  et  de  ses  ministres,  assiégeaient 
incessamment  la  fidélité  des  fonctionnaires  romains,  grands  ou  pe- 
tits. Les  allées  et  venues  de  certains  personnages  suspects  d'intel- 
ligence avec  les  Barbares  ayant  alarmé  les  bons  citoyens,  on  observa 
le  préfet,  on  épia  toutes  ses  démarches,  et  un  jour  on  parvint  à  inter- 
cepter une  lettre  sans  signature,  mais  écrite  au  nom  d'An  andus  de  la 
main  de  son  secrétaire  el  destinée  au  roi  des  Goths.  Dans  cotte  pièce, 
remplie  d'excitations  à  la  guerre,  le  correspondant  d'Euric  lui  conseil- 
lait d'abord  de  ne  point  reconnaître  l'empereur  grec  (c'est  ainsi  qu'il 
désignait   tothémius,  récemment  débarqué),  puis  de  lui  déclarer  la 
:rre.  11  lui  démontrait  aussi  la  nécessité  de  tomber  axant  tout  sur 
le  petit  état  breton  armoricain,  en  qui  la  domination  romaine  trou- 
vait un  auxiliaire  utile  el  dévoué.  Enfin  il  s'efforçait  de  prouver  a 
un   homme  qui  ne  rêvait  que  conquêtes  et  invasion   de  la  Gaule 
qu'en  toute  sécurité  de  conscience  et  d'après  le  droit  des  nations,  d 
pouvait  ce  pays,  quand  il  lui  plairait,  avec  le  peuple  i 

Burgondes.  D'autres  avis,  d'une  audace  non  moins  criminelle, 
naient  compléter  ceux-ci,  provocations  dangereuses,  capables  non- 
seulement  d'aiguillonner  la  cupidité  d'un  roi  belliqueux,  tel  qu'étail 
celui  de  Toulouse,  mais  de  lever  les  scrupules  du  Barbare  le  plus  dé- 
bonnaire. La  lettre  interceptée  resta  secrète  entre  les  mains  de  1 1 
qui  la  possédaient  jusqu'à  ce  que  le  moment  fût  venu  d'en  faire 
usage,  de  sorte  qu'Arvandus  put  supposer  ou  qu'elle  était  perdue 
pour  tout  le  monde,  ou  qu'elle  était  arrivée  à  son  adresse. 

I  ne  province  mécontente  de  ses  magistrats,  fut-ce  son  gouvernem 
ou  président,  fut-ce  même  le  préfet  du  prétoire,  pouvait  les  mettre 
en  accusation  et  les  poursuivre  au  siège  du  gouvernement  romain, 
de\ant  les  tribunaux  institues  pour  connaître  des  crimes  public.-. 
C'était  l'assemblée  représentative  de  la  province,  le  conseil  provin- 
cial.  comme  on  l'appelait,  qui  prononçait,  après  examen,  la  mise  en 
accusation  du  fonctionnaire;  puis  une  deputation  choisie  parle  con- 
seil se  rendait  à  Rome  pour  soutenir  devant  le  tribunal  compétent 
les  dires  de  la  province,  articuler  les  preuves,  assurer  le  châtiment 
du  magistrat  prévaricateur.  Une  constitution  d'Honorius,  rendue 
en  411,  avait  réglé  la  composition  et  la  tenue  du  conseil  des  sept 
provinces  gauloises,  qui  siégeait  dans  la  métropole  d'Arles,  et  rem- 
plaçait l'assemblée  générale  des  trois  Gaules  depuis  que  le  territoire 
transalpin  avait  été  démembré  par  les  Barbares.  Soit  que  l'époque 
fixée  pour  sa  session  ordinaire  et  annuelle  fût  arrivée,  soit  que  le  gou- 


"50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vernement  central,  à  la  demande  des  notables  habitans,  eût  accordé 
une  session  extraordinaire,  le  conseil  des  sept  provinces  se  réunit  dans 
la  métropole  d'Arles,  à  l'effet  d'examiner  la  conduite  d'Arvandus.  Les 
faits  de  péculat  étaient  patens,  nombreux,  ses  accusateurs  avaient 
les  mains  pleines  de  pièces  d'une  évidence  irrécusable  :  Arvandus  fut 
donc  décrété  d'accusation  par  un  vote  unanime;  mais  rétonnement 
l'ut  grand  lorsque  quelques  membres  du  conseil  produisirent  la  lettre 
interceptée,  où  chacun  put  reconnaître  par  ses  yeux  l'écriture  du 
secrétaire  du  préfet.  On  s'écria  de  toutes  parts  qu'il  y  avait  là  tra- 
hison infâme  et  crime  de  lèse-majesté,  et  que  ce  second  chef  d'accu- 
sation devait  être  joint  au  premier.  On  fit  venir  le  secrétaire,  qui 
confessa  sans  hésiter  que  la  lettre  avait  été  écrite  de  sa  main,  mais 
sous  la  dictée  de  son  maître.  Aussitôt  un  décret  de  double  accusa- 
tion fut  rendu  pour  crime  de  péculat  et  crime  de  lèse-majesté;  mais 
on  s'engagea  par  serment  à  garder  le  silence  sur  le  second  grief  dans 
la  crainte  qu* Arvandus,  se  voyant  découvert,  ne  se  sauvât  chez  les  Vi- 
sigoths  :  le  même  silence  fut  imposé  au  secrétaire  sous  les  menaces 
les  plus  terribles.  Cela  fait,  on  nomma,  pour  porter  le  décret  à  Rome 
et  soutenir  l'accusation  devant  lesjuges,  trois  citoyens  notables  entre 
tous,  Tonantius  Ferréolus,  de  Lyon,  ancien  préfet  du  prétoire  des 
Gaules,  l'Arverne  Thaumastus,  de  la  famille  Avita  et  parent  de  Si- 
doine Apollinaire,  et  Pétronius,  d'Arles,  qui  passait  pour  un  juris- 
consulte consommé.  Arvandus,  qui  crut  jusqu'au  bout  qu'il  ne 
s'agissait  que  d'une  action  de  péculat,  qui  pensait  d'ailleurs  s'être 
mis  à  couvert  de  toutes  les  preuves,  manifestait  à  peine  quelques 
inquiétudes,  quand  il  se  vit  arrêter  et  embarquer  pour  l'Italie  sous 
la  garde  de  ses  propres  soldats. 

Le  préfet  des  Gaules,  tant  sa  légèreté  était  grande,  ne  réfléchit 
pas  un  seul  moment  sur  sa  situation.  Tout  le  long  de  la  route,  on 
l'entendit  plaisanter  sur  lui-même  et  sur  ses  accusateurs,  et  la  tra- 
versée, très  souvent  orageuse  des  bouches  du  Rhône  aux  côtes  de 
la  Toscane,  s'étant  passée  sans  accident,  il  répétait  à  tout  propos  : 
«  Doutez-vous  maintenant  de  mon  innocence,  quand  vous  voyez  les 
élémens  s'apaiser  en  ma  faveur  et  m'obéir  comme  des  esclaves?  » 
\  son  entrée  dans  Rome,  on  le  remit  à  la  garde  de  Flavius  Asellus, 
comte  des  largesses  sacrées,  et,  en  considération  de  sa  dignité,  le 
Capitule  lui  fut  assigné  pour  prison.  11  attendit  là  fort  doucement 
et  en  pleine  quiétude  d'esprit  que  les  députés  gaulois  arrivassent  à 
leur  tour  dans  la  métropole  impériale  :  ils  ne  tardèrent  pas  beau- 
coup, et  après  les  visites  et  les  préliminaires  d'usage  le  procès  s'in- 
struisit devant  un  tribunal  de  dix  membres,  chargé  alors  de  con- 
naître des  accusations  capitales  contre  les  sénateurs. 

C'était  dans  les  premiers  mois  de  l'année  4(59,  et  Sidoine,  sorti  de 


DERNIERS    TEMPS    DE    l/ EMPIRE    D'OCCIDENT.  751 

sa  préfecture,  n'avait  pas  encore  quitté  Rome.  Il  avait  connu  Arvan- 
dus  au-delà  des  Alpes,  et  faisait  profession  d'amitié  pour  lui.  La 
double  accusation  sous  le  poids  de  laquelle  le  magistrat  gaulois 
était  amené  en  Italie,  l'ardeur  extrême  que  manifestaient  les  pro- 
vinces transalpines,  le  choix  de  leur  députation,  où  figuraient  des 
personnages  considérables,  amis  ou  païens  de  Sidoine,  tout  cela 
semblait  conseiller  à  l' ex-préfet  de  Rome  non  pas  de  renier  son  ami, 
mais  de  mettre  la  plus  grande  réserve  dans  sa  conduite  entre  l'accu- 
sateur et  l'accusé.  Cette  réserve  était  simple  et  naturelle  de  la  part 
d'un  homme  honnête  que  devaient  révolter  les  crimes  dont  on  char- 
geait Arvandus;  mais  Sidoine,  vaniteux  et  inconséquent,  vit  surtout 
dans  ce  procès  l'occasion  de  jouer  un  rôle  et  de  montrer  son  cré- 
dit. «  Arvandus  est  mon  ami,  se  disait-il,  et  je  prouverai  que  Sidoine 
dans  la  prospérité  n'abandonne  point  ses  amis  malheureux.  »  Sous 
l'empire  de  ce  sentiment  plus  orgueilleux  que  tendre,  il  se  pro- 
clama le  patron  d'Arvandus  et  se  crut  un  héros.  Le  pire  de  tout 
cela,  c'est  qu'il  ne  se  faisait  pas  d'illusion  sur  la  probité  de  son 
ami,  dont  il  qualifie  l'administration  de  dévastatrice.  «  Je  me  dois  à 
moi-même  de  lui  rester  fidèle,  »  répétait-il  à  tout  venant,  et  il  ajou- 
tait par  une  flatterie  déguisée  sous  un  faux  semblant  de  liberté  : 
k  Je  montrerai  que  sous  un  bon  prince  on  peut  aimer  un  accusé  de 
lèse-majesté  et  le  dire.  »  Du  moins  eùt-il  pu  ne  se  faire  ni  le  conseil 
de  l'accusé,  ni  le  révélateur  de  la  partie  secrète  de  l'accusation,  ni 
l'instigateur  d'un  mensonge,  mais  il  ne  sut  s'abstenir  de  rien.  De 
compagnie  avec  un  certain  Auxanius,  jurisconsulte  de  Rome  et  qui 
paraît  avoir  été  l'un  des  conseils  d'Arvandus,  il  alla  trouver  l'ancien 
préfet  des  Gaules  et  l'entretint  de  cette  lettre  interceptée  dont  l'ac- 
cusation ne  parlait  qu'avec  mystère,  se  proposant  d'en  faire  usage 
à  l'improviste,  pour  surprendre  l'accusé  et  l'accabler  de  son  propre 
aveu.  C'était  en  effet  là  le  plan  de  Ferréolus  et  de  ses  deux  collè- 
gues, la  lettre  ainsi  que  les  circonstances  qui  l'avaient  fait  tomber 
entre  leurs  mains  étant  tenues  sous  un  profond  secret,  afin  d'agir 
instantanément  et  énergiquement  sur  l'accusé  et  sur  les  juges.  On 
se  bornait  à  dire  qu'il  y  avait  dans  cette  lettre  une  accusation  de 
lèse-majesté  portée  par  Arvandus  contre  lui-même,  et  que  les  juris- 
consultes qui  l'avaient  vue  regardaient  la  condamnation  comme 
assurée.  Auxanius  et  Sidoine  n'en  savaient  pas  davantage.  «  arvan- 
dus, lui  disaient-ils,  écoute-nous  :  prends  bien  garde  au  piège  qu'on 
veut  te  tendre;  abstiens-toi  de  tout  aveu,  quel  qu'il  soit.  Le  silence 
et  une  dénégation  absolue  peuvent  seuls  te  sauver.  »  Cette  prudence 
n'était  point  du  goût  d'Arvandus.  Tantôt  souriant  de  pitié,  tantôt 
s'emportant  contre  ses  amis  avec  une  colère  dédaigneuse  :  «  Lais- 
sez-moi, s'écriait-il,  épargnez-moi  de  si  lâches  avis;  hommes  dégé- 


"52  REVUE    DES    DEL'X    MONDES. 

nérés,  indignes  de  pères  qui  se  sont  illustrés  dans  les  affaires,  lais- 
sez-moi  les  miennes,  où  vous  n'entendez  rien  :  vous  n'êtes  que  de 
vils  procureurs.  \r\  andus  a  pour  lui  sa  conscience,  et  cela  lui  suffit. 
11  permettra  peut-être  à  ses  avocats  de  plaider  sur  les  prétendus  faits 
de  concussion;  quant  à  l'accusation  de  lèse-majesté,  il  la  réserve 
pour  lui  et  ne  s'en  inquiète  guère.  »  Tel  fut  le  succès  de  la  démarche 
de  Sidoine,  juste  récompense  de  sa  vaniteuse  sollicitude.  11  sortit 
de  la  demeure  d'  Vrvandus  triste  et  humilié,  comme  un  médecin  qui 
voulait  sauver  un  fou  et  que  le  fou  a  jeté  à  la  porte  :  c'est  lui-même 
qui  nous  fournit  cette  comparaison. 

Une  coutume  des  temps  républicains,  conservée  malgré  de  si  nom- 
breuses révolutions,  voulait  que  les  accusateurs  d'un  magistrat,  les 
députés  d'une  province  pillée,  d'une  ville  blessée  dans  son  honneur  ou 
dans  son  intérêt,  se  présentassent  à  Rome  dans  un  attirail  fait  pour 
exciter  la  pitié,  et  visitassent  ainsi  leurs  juges  et  les  hauts  fonction- 
naires dont  le  patronage  pouvait  les  servir.  La  députation  gauloise 
eut  soin  de  se  conformer  à  l'usage  :  on  la  voyait  traverser  les  rues 
et  les  places  en  habit  de  deuil,  la  chevelure  négligée,  le  \isage 
triste  et  sévère,  attirant  sur  elle  par  l'humilité  de  son  maintien  la 
commisération  ou  du  moins  la  sympathie  publique.  Arvandus  au 
contraire  affichait  à  tous  les  regards  une  impudente  sécurité.  Mis 
en  liberté  provisoire,  il  semblait  avoir  pris  domicile  au  Forum:  c'esl 
là  qu'on  l'apercevait  chaque  jour,  vêtu  d'une  robe  blanche  élégam- 
ment drapée,  courant  à  droite  et  à  gauche,  échangeant  des  saints. 
interpellant  les  passans,  et  provoquant  tout  le  premier  les  félici- 
tations sur  son  acquittement  prochain.  Parfois  il  interrompait  sa 
promenade  pour  entrer  dans  les  boutiques  qui  garnissaient  la  place, 
marchandait  des  bijoux,  faisait  déployer  des  étoffes  de  soie,  donnait 
son  avis  sur  quelque  belle  pièce  d'orfèvrerie,  touchait  à  tout,  con- 
trôlait, estimait  tout,  et,  entremêlant  son  dialogue  de  déclamations 
contre  les  temps  et  les  lois,  se  plaignait  des  juges,  du  sénat,  du 
prince  lui-même,  qui  ne  prenait  point  souci  de  le  venger  avant  de 
l'avoir  entendu. 

Cependant  arrive  le  jour  du  procès,  et  dans  la  curie,  transformée 
en  cour  de  justice,  les  décemvirs  prennent  place  sur  leur  tribunal,  le 
sénat  étant  au  grand  complet.  Bientôt  on  appelle  les  parties  :  l'ac- 
cusé et  ses  défenseurs  devaient  être  introduits  dans  la  salle  par  un 
côté,  les  accusateurs  par  l'autre.  Arvandus  s'élance  le  premier,  et 
se  présente  avec  un  front  rayonnant,  bien  peigné,  bien  poncé,  tan- 
dis que  les  trois  Gaulois,  à  moitié  vêtus  de  noir  et  le  visage  triste  et 
pâle,  attendaient  modestement  l'huissier  des  décemvirs.  Avant  l'ou- 
verture de  l'audience,  on  autorise  ceux  des  comparans  qui  étaient 
de  rang  préfectoral  à  prendre  place  sur  les  bancs.  Aussitôt  Arvandus, 


DERNIERS    TEMPS    DE    L'EMPIRE    D'OCCIDENT.  753 

montant  précipitamment  les  degrés,  court  avec  une  effronterie  mal- 
adroite s'asseoir  presque  au  milieu  de  ses  juges;  Ferréolus  au  con- 
traire, bien  que  l'égal  d'Arvandus  en  dignité,  va  se  ranger  avec  ses 
deux  collègues  à  l'extrémité  des  derniers  bancs,  faisant  voir  par  là 
que,  s'ils  étaient  sénateurs,  ils  n'oubliaient  point  pour  cela  leur  rôle 
d'accusateurs  et  de  députés  :  tout  le  monde  applaudit  à  leur  sage 
réserve.  Sur  ces  entrefaites,  les  débats  sont  ouverts,  et  les  députés 
debout  exposent  l'objet  de  leur  mission;  ils  lisent  d'abord  le  décret 
provincial  qui  les  institue,  passent  à  l'énumération  des  griefs,  spé- 
cifient les  faits  de  péculat,  articulent  les  preuves,  et  arrivent  enfin 
à  la  lettre  qui  était  le  coup  secret  de  l'accusation.  La  lecture  en  est 
à  peine  commencée,  qu'An  andus  s'écrie  brusquement  et  sans  pro- 
vocation que  c'est  lui  qui  l'a  dictée.  «  Cela  est  de  toute  évidence, 
répondent  les  députés,  c'est  Arvandus  qui  a  dicté  cette  lettre  in- 
fâme. »  Lui,  comme  frappé  de  vertige,  demande  quel  crime  con- 
tiennent ces  pages,  et  répète  deux  ou  trois  fois  qu'elles  sont  bien 
de  lui.  «  0  juges,  dit  alors  un  des  accusateurs  en  élevant  la  voix, 
vous  entendez  l'aveu  du  coupable;  il  se  reconnaît  criminel  de  lèse- 
majesté.  »  Cette  scène  parut  faire  sur  les  juges  une  profonde  im- 
pression. La  lecture  de  la  lettre  ayant  été  achevée,  on  cita  les  textes 
de  lois  qui  définissaient  le  crime  de  lèse-majesté,  qui  en  préci- 
saient les  circonstances,  qui  en  établissaient  les  peines.  Ce  fut  alors 
qu' Arvandus  se  repentit,  mais  trop  tard,  de  sa  loquacité  inquali- 
fiable; il  pâlit  en  entendant  la  loi  comme  à  la  découverte  d'une  chose 
nouvelle  et  inattendue.  Ce  préfet  du  prétoire  des  Gaules,  vieilli 
dans  les  honneurs,  ignorait  à  ce  point  le  droit  de  son  pays,  qu'il 
croyait  l'application  des  lois  de  lèse-majesté  bornée  aux  attentats 
contre  le  prince  et  à  l'usurpation  de  la  pourpre.  Le  commentaire  de 
Ferréolus  ou  de  Pétronius  le  tira  de  son  erreur,  son  enivrement  se 
dissipa;  toute  cette  poussière  de  futilité  et  de  confiance  en  soi-même 
tomba  pour  ne  laisser  voir  qu'un  abattement  misérable.  11  deman- 
dait grâce,  il  suppliait,  et  les  bras  étendus  vers  l'assemblée  il  con- 
jurait tout  le  monde  de  l'épargner.  C'était  un  triste  spectacle  que 
celui  de  cet  homme  couvert  d'or  et  de  soie,  de  ce  suppliant  si  soi- 
gneusement paré,  qu'attendaient  la  prison  publique  et  pour  le  moins 
les  latomies  et  les  ergastules  d'esclaves.  Les  décemvirs  prirent  du 
temps  pour  délibérer  et  prononcer  le  jugement.  Toute  audition  de 
témoins  devenait  inutile  par  la  reconnaissance  de  la  lettre;  le  crime 
«'■tait  constant,  il  entraînait  la  peine  de  mort,  et  la  mort  fut  décrétée. 
L  n  sénatus-consulte,  rendu  sur  la  proposition  de  Tibère,  accor- 
dait au  condamné  à  la  peine  capitale  un  délai  de  dix  jours  entre 
l'arrêt  et  l'exécution;  ce  délai  avait  été  successivement  étendu  à 
trente  :  c'était  un  bénéfice  que  tout  condamné  pouvait  invoquer,  et 

TOME    IX.  48 


754  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'Arvandus  réclama  du  fond  de  sa  prison.  Ces  trente  jours  d'at- 
tente fuient  pour  lui  une  longue  et  cruelle  torture  qui  lui  mettait 
sous  les  yeux  jusque  dans  ses  rêves  le  croc,  les  gémonies,  le  lacet  et 
l'horrible  figure  du  bourreau  (1).  Ici  encore  Sidoine  Apollinaire  vint 
à  son  secours.  Soit  mécontentement  de  l'indocilité  de  son  ami,  soit 
plutôt  vergogne  de  jouer  devant  le  sénat  le  rôle  de  patron  d'un  tel 
homme  dans  une  telle  cause,  l'ancien  préfet  de  Rome  n'avait  point 
voulu  assister  au  jugement,  et  sous  un  prétexte  quelconque  il  avait 
quitté  la  ville:  mais  après  la  condamnation  il  écrivit  à  l'empereur 
pour  obtenir  en  faveur  du  coupable,  sinon  une  grâce  entière,  du 
moins  celle  du  dernier  supplice,  et  à  son  retour  à  Rome  il  lit  près 
d'Anthémius  les  plus  pressantes  démarches  :  il  réussit.  Arvandus, 
après  avoir  vu  ses  biens  confisqués  (ce  n'était  pas  ce  qui  le  gênait  le 
plus),  fut  frappé  du  bannissement  perpétuel  :  «  11  eût  dû  mourir  de 
honte,  il  a  la  force  de  vivre,  »  dit  à  ce  sujet  son  protecteur,  qui  ne 
l'épargne  pas  trop  clans  ses  lettres.  Tout  le  monde  blâma  Sidoine  de 
sa  nouvelle  intervention,  moins  excusable  encore  que  la  première, 
puisqu'elle  sauvait  de  la  mort  un  traître  avéré,  un  grand  coupable, 
dont  la  punition  eût  été  salutaire  à  ses  pareils.  Qu'importait  l'exil  à 
cet  homme  qui  <  alculait  si  bien  le  déclin  de  l'empire  et  croyait  à  sa 
chute  prochaine?  Du  lieu  de  son  bannissements  il  attendrait  chaque 
jour,  l'œil  fixé  sur  la  mer,  qu'un  vaisseau  d'Arles  ou  de Carthage  vînt 
lui  apporter  sa  délivrance  n\ec  la  nouvelle  que  Rome  n'était  plus. 
Dans  l'espérance  de  ces  traîtres  qui  trafiquaient  de  la  patrie  au  profit 
des  Rarbares,  un  tel  châtiment,  c'était  l'impunité. 

Sidoine  lui-même  dut  regretter  amèrement  sa  faiblesse,  lorsque, 
rentré  en  Gaule,  il  vit  s'agiter  autour  de  lui  cette  multitude  de  Gau- 
lois, agens  des  Visigoths,  dont  l'issue  de  ce  procès  sembla  redoubler 
l'audace.  Il  quitta  Rome  vers  le  milieu  de  469,  quand  déjà  l'aspect 
des  affaires  s'assombrissait,  qu'un  échec  menaçait  les  armes  d'An- 
thémius  en  Afrique,  et  que  la  concorde  avait  cessé  d'exister  entre  le 
gendre  et  le  beau-père.  Il  regagna  Lyon  le  cœur  plein  de  tristes  pres- 
sentimens;  il  y  tomba  juste  au  milieu  d'une  fête  barbare  qui  ne  contri- 
bua pas  à  l'en  distraire  :  c'était  le  mariage  d'un  prince  frank,  nommé 
Sigismer,  avec  la  fille  de  celui  des  quatre  rois  burgondes  qui  avait 
fixé  dans  cette  ville  sa  résidence  et  le  siège  de  sa  domination.  Sidoine 
vit  le  jeune  fiancé  arriver  aux  portes  de  la  cité,  où  le  reçurent  en 
grand  apparat  les  officiers  burgondes.  Sigismer  était  de  haute  taille, 
d'apparence  vigoureuse  et  sanguine,  avec  de  longs  cheveux  d'un 
rouge  ardent  qui  pendaient  en  boucles  au-dessous  de  son  casque;  il 

(1)  «  Uncum  et  gemonias,  et  laqueum  per  horas  turbuleuti  carnificis  Lorrescens.  » 
Sidon.  Apollin.,  Epist.,  I,  7. 


DERNIERS    TEMPS    DE    L'EMPIRE    D'OCCIDENT.  755 

avait  pour  vêtement  une  tunique  de  soie  blanche  brodée  d'or,  re- 
couverte d'un  manteau  de  pourpre,  et  le  harnais  de  son  cheval  étin- 
celait  d'or  et  de  pierreries.  A  son  entrée,  il  voulut  descendre  de 
cheval  et  gagner  à  pied,  par  honneur  pour  son  beau-père,  le  pré- 
toire, où  celui-ci  l'attendait.  Les  nobles  franks  qui  lui  faisaient  cor- 
tège étaient,  ainsi  que  leurs  suivans,  en  tenue  de  guerre  complète  : 
justaucorps  bariolé  descendant  à  peine  au  jarret,  sayon  vert  garni  de 
franges  rouges,  jambards  de  cuir  non  tanné  fixés  par  des  attaches 
au-dessus  de  la  cheville  et  au-dessous  du  genou,  et  garnissant  le 
devant  de  la  jambe  sans  couvrir  le  mollet;  leur  bras  droit,  nu  jus- 
qu'au coude,  tenait  une  lance  à  crochets;  un  bouclier  de  cuivre 
doré,  à  bords  d'argent,  était  passé  dans  leur  bras  gauche,  et  un  long 
sabre  pendait  aux  chaînes  de  leur  ceinturon.  Ils  traversèrent  dans 
cet  équipage  les  rues  de  la  ville  de  Lyon,  dont  le  pavé  retentissait 
du  cliquetis  de  leurs  armes.  Le  prétoire  où  le  roi  burgonde  les  atten- 
dait n'était  autre  que  l'ancien  palais  des  empereurs  romains,  celui 
d'Auguste,  de  Claude,  de  Sévère,  bâti  non  loin  de  l'autel  consacré 
par  la  Gaule  au  génie  de  Rome  et  dis  césars.  Des  hôtes  royaux,  che- 
velus et  armés,  qui  n'entendaient  point  le  latin  et  commandaient  aux 
Romains  en  langue  germanique,  y  tenaient  maintenant  leur  cour,  y 
donnaient  leurs  fêtes,  y  célébraient  leurs  mariages.  Sidoine  n'avait 
quitté  les  Rarbares  en  Italie  que  pour  les  retrouver  en  Gaule  :  ils 
étaient  partout. 

Ce  spectacle  lui  pesait.  Aussi,  avant  que  la  cérémonie  ne  fût  ter- 
minée, il  partit  pour  l'Auvergne,  où  il  avait  résolu  de  passer  le  reste 
de  ses  jours  dans  la  paisible  retraite  d'Avitacum,  entre  son  lac  et  son 
bois  de  pins  sillonné  de  cascades,  entre  sa  bibliothèque  et  une  so- 
ciété choisie  qui  s'occuperait  d'études  plutôt  que  d'affaires.  11  vou- 
lait retravailler  ses  vers,  revoir  ses  lettres  et  en  donner  une  édition 
corrigée  à  laquelle  il  attachait  sa  gloire;  il  se  mit  à  l'œuvre,  et  c'est 
cette  édition  que  nous  possédons  aujourd'hui.  Cependant  le  travail 
de  correction  fut  plus  d'une  fois  interrompu,  et  plus  d'une  fois  les 
idées  du  poète  furent  ramenées  vers  la  politique  par  les  symptômes 
de  dissolution  qu'il  apercevait  autour  de  lui,  et  surtout  par  l'an- 
nonce de  nouvelles  catastrophes  au  siège  de  l'empire. 

Auedée  Thierry. 


LE  PAYSAGE 


ET 


LES  PAYSAGISTES 


RUYSDAEL,  CLAUDE  LORRAIN,  NICOLAS  POUSSIN. 


Michel-Ange  disait  que  les  peintres  de  figure  n'avaient  pas  à  se 
préoccuper  du  paysage,  et  qu'ils  feraient  des  arbres  et  des  monta- 
gnes dès  qu'ils  le  voudraient.  11  y  a  sans  doute  un  peu  d'exagéra- 
tion dans  ces  paroles:  cependant  elles  contiennent  une  part  évi- 
dente de  vérité.  Les  peintres  qui  ont  appliqué  leur  intelligence  à 
l'étude,  à  l'expression  de  la  figure  humaine,  abordent  sans  effort  la 
représentation  du  paysage,  tandis  que  les  paysagistes  échoueraient 
neuf  fois  sur  dix  s'ils  tentaient  la  représentation  de  la  figure  hu- 
maine. Gomme  les  arts  du  dessin  sont  appelés  vulgairement  arts 
d'imitation,  à  l'exception  de  l'architecture,  qui  se  dérobe  à  cette 
définition,  il  n'est  pas  sans  intérêt  d'étudier  les  artistes  qui  ont  ex- 
cellé dans  le  paysage.  Ce  sera  la  plus  sûre  manière  de  démontrer 
l'insuffisance  de  l'imitation.  Cette  question,  traitée  dans  le  domaine 
de  la  figure,  laisse  debout  un  grand  nombre  d'objections,  car  les 
partisans  de  l'imitation  pure  peuvent  toujours  dire  que  la  volonté, 
l'imagination  doivent  intervenir  dans  la  disposition  des  personnages, 
et  n'ont  rien  à  voir  dans  la  représentation  d'un  chêne  ou  d'un  orme. 
11  faut  donc  suivre  les  partisans  de  l'imitation  littérale  sur  le  terrain 
du  paysage  pour  trancher  la  question  d'une  manière  décisive.  Au- 


LE    PAYSAGE    ET    LES    PAYSAGISTES.  757 

jourd'hui  l'imitation  est  à  l'ordre  du  jour.  Ceux  qui  parlent  de 
l'idéal  sont  traités  de  rêveurs.  Il  n'est  pas  hors  de  propos  de  cher- 
cher dans  l'histoire  de  la  peinture  des  argumens  en  faveur  de  la 
thèse  que  nous  soutenons  depuis  longtemps.  Si  nous  arrivons  à 
prouver  que  l'imitation  pure  est  insuffisante  dans  le  paysage,  nous 
avons  cause  gagnée,  et  nous  pouvons  nous  dispenser  d'insister  en 
parlant  de  la  peinture  d'histoire.  Procédant  à  la  manière  des  géo- 
mètres, qui  font  passer  un  cercle  par  trois  points,  je  ferai  passer  ma 
pensée  par  trois  noms,  qui  représentent  trois  faces  diverses  du  pay- 
sage :  Ruysdaèl,  Claude  Gellée,  Nicolas  Poussin.  Si  l'étude  de  ces 
trois  maîtres  nous  donne  raison,  nous  serons  assuré  d'avoir  répondu 
à  toutes  les  objections;  si  elle  ne  justifie  pas  nos  affirmations,  nous 
plierons  le  genou  devant  les  doctrines  que  nous  avons  combattues. 

Mais,  avant  de  parler  de  Ruysdaèl,  de  Claude  Gellée,  de  Nicolas 
Poussin,  il  importe  de  considérer  sous  quels  aspects  peut  s'offrir 
le  paysage.  Sans  cette  étude  préliminaire  et  générale,  l'étude  in- 
dividuelle de  ces  trois  grands  maîtres  demeurerait  sans  profit,  ou 
du  moins  ne  résoudrait  pas  la  question  que  nous  venons  de  poser. 
De  tous  les  problèmes  que  la  peinture  peut  aborder,  il  est  hors  de 
doute  que  la  représentation  du  paysage  est  un  des  plus  faciles.  Il 
est  évident  en  effet  qu'un  chêne  immobile  est  plus  aisé  à  saisir,  à 
représenter  qu'une  figure  humaine,  dont  les  niouveiiiens  sont  gou- 
vernés par  la  passion.  Cependant  il  ne  faut  pas  s'abuser  sur  la  na- 
ture de  ce  problème.  Le  même  paysage,  offert  à  des  intelligences 
diversement  douées,  produit  des  impressions  diverses,  et  si  je  ne 
me  trompe,  la  diversité  de  ces  impressions  représente  fidèlement  le 
développement  intellectuel  des  spectateurs.  Il  y  a  des  peintres  qui 
n'aperçoivent  rien  au-delà  de  la  scène  offerte  à  leurs  yeux  :  ils  voient, 
ils  regardent,  ils  se  souviennent  de  ce  qu'ils  ont  vu;  ne  leur  deman- 
dons rien  de  plus,  car  leur  intelligence  ne  saurait  aller  au-delà.  Ils 
se  rappellent  fidèlement  la  mousse  qui  couvre  le  pied  du  chêne,  les 
lichens  qui  enveloppent  la  tige,  et  sont  capables  de  reproduire  ce 
qu'ils  ont  vu;  mais  si  vous  leur  demandez  ce  que  signifie  le  paysage 
qu'ils  ont  étudié,  ils  vous  répondront  ingénument  qu'ils  n'en  savent 
rien,  et  ils  seront  sincères.  Ne  craignez  pas  qu'ils  se  calomnient, 
ils  sont  de  très  bonne  foi.  Ils  se  rappellent  ce  qu'ils  ont  vu,  et  ne 
mentent  pas  quand  ils  affirment  qu'ils  ne  peuvent  rien  voir  au- 
delà.  Il  faut  leur  tenir  compte  de  leur  franchise  et  ne  pas  leur  de- 
mander ce  qu'ils  ignorent. 

Il  y  a  dans  l'aspect  de  la  nature  des  sources  d'émotion  qui  ne  sont 
pas  à  la  portée  de  toutes  les  intelligences.  La  forme  d'une  montagne, 
la  profondeur  d'une  vallée,  qui  ne  signifient  rien  pour  un  spectateur 
étranger  à  toutes  les  passions,  ont  un  sens  très  nettement  déterminé 


758  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  le  spectateur  qui  a  connu  les  agitations  de  la  vie.  Nous  aurions 
mauvaise  grâce  à  nous  en  étonner,  car  les  aspects  de  la  nature  pren- 
nent un  sens  différent  selon  la  vie  que  nous  avons  menée.  Quand 
nous  avons  concentré  toute  notre  attention  sur  le  bien-être  maté- 
riel, il  est  tout  naturel  que  nos  regards  s'attachent  à  la  physionomie 
extérieure  d'un  paysage  sans  rien  chercher  au-delà.  Si  notre  vie 
n'est  pas  demeurée  à  l'abri  des  passions,  nous  cherchons  à  notre 
insu  dans  la  nature  l'image  de  nos  joies  et  de  nos  souffrances.  Ce 
que  nous  voyons  ne  suffit  pas  à  notre  pensée,  nous  voulons  aperce- 
voir quelque  chose  au-delà.  Une  fois  engagée  dans  cette  voie,  l'in- 
telligence humaine  dédaigne  l'imitation  littérale,  et  c'est  chose  toute 
simple.  Dès  qu'elle  associe  la  nature  à  ses  souffrances  et  lui  demande 
un  témoignage  de  sympathie,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  qu'elle 
ne  s'applique  pas  à  reproduire  servilement  ce  qu'elle  voit.  Le  spec- 
tateur qui  cherche  dans  les  plaines  et  dans  les  montagnes  l'écho  de 
sa  pensée  ne  peut  1rs  représenter  comme  un  spectateur  indifférent  : 
il  est  amené  à  son  insu  à  leur  prêter  les  sentimens  qui  l'animent. 
Quand  les  plantes  n'expriment  pas  la  pensée  qui  le  domine,  il  n'hé- 
site pas  à  modifier  la  forme  réelle  pour  témoigner  ce  qu'il  éprouve. 
(/est  là  ce  que  j'appellerai  le  second  pas  du  paysage. 

Mais  l'aspect  de  la  nature  peut  susciter  des  sentimens  d'un  ordre 
plus  élevé  chez  les  intelligences  plus  richement  douées.  Il  y  a  des 
spectateurs  qui  ne  se  contentent  pas,  en  traduisant  leurs  souvenirs, 
de  modifier  la  forme  des  plaines  et  des  montagnes  pour  exprimer  leurs 
sentimens  personnels,  mais  qui  introduisent  dans  le  paysage  des  ac- 
teurs animés  de  leurs  sentimens.  Les  peintres  compris  dans  cette 
famille  étudient  la  nature  comme  s'ils  voulaient  se  contenter  de  la 
représentation  littérale  de  ce  qu'ils  ont  vu;  seulement  ils  ajoutent  à 
leurs  souvenirs  quelque  chose  de  plus  élevé,  qui  marque  leur  place 
parmi  les  artistes  les  plus  éminens.  Comme  ils  ne  croient  pas  trou- 
ver dans  la  forme  des  montagnes  et  des  vallées  librement  interprétée 
l'expression  complète  de  leurs  sentimens,  ils  se  proposent  un  but 
pMs  haut,  plus  difficile  à  toucher,  —  la  nature  associée  à  la  pensée 
des  personnages  et  la  physionomie  des  personnages  réfléchie  dans 
la  nature. 

Ces  trois  manières  d'envisager  le  paysage  correspondent  à  trois 
momens  de  l'histoire  de  la  peinture.  Ce  n'est  pas  moi  qui  les  ima- 
gine, je  ne  fais  que  me  souvenir.  Ce  que  j'exprime  sous  une  forme 
générale  se  trouve  représenté  par  trois  grands  noms  :  Ruysdaël, 
Claude  Gellée,  Nicolas  Poussin.  Il  s'agit  maintenant  de  justifier,  par 
l'analyse  de  leurs  ouvrages,  ce  que  je  viens  d'affirmer.  Cette  tâche, 
quoique  délicate,  ne  présente  pas  des  obstacles  nombreux,  car  cha- 
cun de  ces  trois  maîtres  se  sépare  si  nettement  des  deux  autres, 


LE   PAYSAGE    ET    LES   PAYSAGISTES.  759 

qu'on  n'a  pas  besoin  d'insister  pour  caractériser  la  physionomie  qui 
lui  appartient.  Ruysdaël  représente  la  nature  telle  qu'on  la  voit, 
sous  l'aspect  qui  frappe  tous  les  yeux.  Claude  Gellée  ne  se  contente 
pas  de  la  réalité,  et  cherche  à  l'ennoblir  en  associant  aux  chênes 
majestueux,  aux  ormes  séculaires,  les  ruines  des  temples  sillonnés 
par  le  feu  du  ciel  et  couronnés  de  mousse.  Nicolas  Poussin  vise  plus 
haut  que  Claude  Gellée.  Il  cherche  dans  l'histoire,  profane  ou  sacrée, 
des  personnages  qui  traduisent  sa  pensée,  et  comme  il  possède  l'imi- 
tation de  la  nature  aussi  bien  que  Ruysdaël,  comme  il  connaît  l'em- 
ploi des  ruines  aussi  bien  que  Claude  Gellée,  il  produit  une  impres- 
sion plus  profonde  que  ces  deux  maîtres.  Voilà  ce  qui  est  vrai  pour 
les  hommes  du  métier,  ce  qui  n'est  pas  aussi  vrai  pour  les  gens  du 
monde.  Le  jour  où  la  hiérarchie  que  je  viens  d'établir,  et  qui  ne 
m'appartient  pas,  deviendra  populaire,  la  cause  du  paysage  réel 
sera  perdue  sans  retour:  mais  pour  que  cette  opinion  devint  po- 
pulaire, il  faudrait  que  Ruysdaël,  Claude  Gellée  et  Nicolas  Poussin 
fussent  connus  de  la  foule:  par  malheur,  ils  sont  généralement  igno- 
rés, ou  ne  sont  connus  que  d'une  manière  superficielle  parle  plus 
grand  nombre  de  ceux  qui  visitent  notre  musée  du  Louvre.  Ruysdaël 
signifie  la  vérité  même,  Claude  Gellée  signifie  la  rêverie,  Nicolas 
Poussin  signifie  la  pensée  philosophique  dédaignant  l'imitation  de 
la  réalité.  11  s'agit  pour  nous  d'estimer  ces  trois  maîtres  de  façon  à 
poser  la  question  en  termes  précis. 

On  rencontre  chaque  jour  des  gens  qui  se  donnent  pour  éclairés, 
qui  raisonnent  d'ailleurs  d'une  manière  satisfaisante  sur  un  grand 
nombre  de  matières,  et  qui,  en  parlant  du  paysage,  avancent  et  sou- 
tiennent les  idées  les  plus  singulières.  11  est  vrai  qu'ils  en  parlent 
d'autant  plus  librement,  qu'ils  n'en  connaissent  pas  l'histoire.  Rien 
ne  met  à  l'aise  comme  ignorer  :  on  n'est  arrêté  par  aucun  scrupule. 
Ceux  qui  ont  pris  la  peine  d'étudier  hésitent  à  chaque  instant;  ceux 
qui  ont  négligé  ce  soin  vulgaire  s'expriment  avec  une  hardiesse  qui 
abuse  bien  des  auditeurs.  Contens  d'eux-mêmes,  ne  bronchant  jamais, 
ils  vont  en  avant  sans  apercevoir,  sans  redouter  les  ronces  du  che- 
min :  heureux  privilège  de  l'ignorance,  qui  ne  connaît  pas  le  doute 
et  s'applaudit  de  toutes  ses  paroles!  Ceux  qui  n'ont  jamais  feuilleté 
l'histoire  du  paysage  croient  et  affirment  qu'il  n'y  a  rien  à  tenter 
au-delà  de  l'imitation,  lorsqu'il  s'agit  d'exprimer  l'aspect  d'une  val- 
lée ou  d'une  forêt.  C'est  une  illusion  qu'il  sera  difficile  de  dissiper. 
Cependant  le  moment  est  opportun  pour  engager  la  discussion  sur  ce 
terrain.  La  peinture  historique  ou  religieuse  n'a  pas  aujourd'hui 
pour  les  amateurs,  pour  ceux  qui  achètent  des  tableaux,  la  même 
importance  que  le  paysage.  Les  scènes  de  la  Bible  et  du  moyen  âge 
sont  traitées  par  eux  comme  des  antiquailles;  tout  ce  qui  ne  relève 


760  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ni  de  Fontainebleau  ni  de  Compiègne  ne  vaut  pas  une  heure  d'atten- 
tion. Il  n'est  donc  pas  hors  de  propos  de  montrer  à  ces  amans  pas- 
sionnés de  la  nature  que  les  plus  habiles  paysagistes  n'ont  pas  ré- 
duit leur  tâche  à  l'imitation,  et  que  la  valeur  de  leurs  ouvrages  croit 
en  raison  directe  de  leur  estime  pour  l'idéal.  S'il  en  était  autrement, 
il  suffirait  d'avoir  de  bons  yeux,  une  main  docile  pour  étonner,  pour 
charmer  les  regards.  Et  néanmoins  nous  avons  parmi  nous  des  peintres 
qui  copient  un  fût  de  colonne  renversée  plus  exactement  que  Claude 
(iellée,  une  plante  grimpante  avec  plus  d'adresse  qu'Adrien  van  Os- 
tade.  Pourquoi  donc  n'ont-ils  pas  réussi  à  nous  plaire  comme  A  an 
Ostade  et  Claude  Gellée?  Ce  n'est  pas  le  maniement  du  pinceau  qui 
leur  fait  défaut  :  ils  connaissent  tous  les  secrets  de  leur  métier,  tous 
les  secrets  compris  dans  la  pratique  matérielle;  mais  il  parait  qu'il 
leur  manque  quelque  chose,  quelque  chose  qui  ne  s'apprend  pas,  qui 
ne  s'enseigne  dans  aucun  atelier,  que  la.  méditation  peut  seule  révé- 
ler, —  l'intelligence  et  l'expression  de  l'idéal.  Van  Ostade  ne  compte 
pas  parmi  les  peintres  idéalistes,  et  pourtant  il  a  payé  son  tribut  au 
principe  qui  semble  aujourd'hui  dédaigné.  Quoiqu'il  se  préoccupât 
vivement  de  l'imitation,  il  ne  transcrivait  pas  ce  qu'il  voyait.  Ses 
paysages  d'automne,  qui  excitent  depuis  longtemps  l'admiration  des 
connaisseurs,  ne  sont  pas  de  pures  copies.  Jamais  la  nature,  dans  les 
plus  riches  contrées,  ne  s'est  présentée  avec  cette  splendeur  et  cette 
variété,  et  ce  qui  est  vrai  pour  Adrien  van  Ostade  est  encore  plus 
vrai  ou  du  moins  plus  évident  pour  Claude  Lorrain. 

Il  y  a  dans  les  toiles  de  ce  maître  que  nous  possédons  au  Louvre, 
comme  dans  les  œuvres  signées  du  même  nom  qui  décorent  à  Rome 
la  galerie  Doria  et  se  recommandent  par  nne  conservation  parfaite, 
une  grandeur  qui  ne  se  rencontre  jamais  dans  la  réalité.  A  quoi 
tient  l'attrait  de  ces  admirables  compositions?  Ce  n'est  pas  à  l'exac- 
titude littérale  de  l'imitation.  Ce  qui  donne  tant  de  prix  aux  œuvres 
de  Claude  Lorrain,  c'est  qu'elles  expriment  constamment  une  pen- 
sée. On  demande  comment  les  terrains  et  le  feuillage,  l'ombre  et  la 
lumière  peuvent  exprimer  une  pensée  :  c'est  une  question  qui  ne 
doit  pas  être  discutée  en  face  des  œuvres  du  pinceau,  mais  bien  sur 
le  terrain  même  des  souvenirs  personnels.  Qui  donc,  parmi  ceux  qui 
ont  voyagé,  n'a  pas  gardé  mémoire  de  forêts  ou  de  montagnes,  de 
vallées  ou  de  rivières  qui  traduisaient  fidèlement  l'état  de  son  âme? 
Eh  bien!  l'homme  qui  pense,  l'homme  qui  est  ému,  qui  compte 
dans  son  passé  des  scènes  navrantes  ou  joyeuses,  ne  peut  pas  ma- 
nier le  pinceau  et  retracer  ce  qu'il  a  vu  sans  y  inscrire  l'émotion 
qui  l'agitait  à  l'heure  où  il  contemplait  le  spectacle  qu'il  tente  de 
rappeler.  Il  ne  dépend  pas  de  lui  d'agir  autrement;  il  cède  au  be- 
soin de  consacrer  ce  qu'il  a  éprouvé  en  présence  de  la  nature  ina- 


LE  PAYSAGE  ET  LES  PAYSAGISTES.  761 

nimée,  et  je  me  sers  ici  d'une  expression  vulgaire,  manifestement 
inexacte,  car  les  forêts  ne  sont  pas  inanimées.  S'il  négligeait  d'ex- 
primer ce  qu'il  sentait  en  même  temps  qu'il  représente  ce  qu'il  a 
vu,  il  ne  serait  pas  satisfait  de  son  œuvre.  11  comprendrait  qu'en 
parlant  aux  yeux  sans  rien  dire  au  cœur,  il  aurait  fait  une  composi- 
tion muette,  et  ce  n'est  pas  ici  un  jeu  de  mots,  comme  pourraient  le 
croire  les  partisans  de  l'imitation  littérale.  Quand  je  déclare  muette- 
une  composition  qui  s'adresse  aux  yeux  et  ne  suscite  aucun  senti- 
ment, je  dis  ce  que  je  pense,  rien  de  plus,  rien  de  moins.  Je  n'es- 
saie pas  d'étonner  le  lecteur  par  une  combinaison  de  paroles  habi- 
tuées à  ne  pas  se  rencontrer.  Je  parle  d'après  les  impressions  que 
j'ai  reçues.  Chaque  fois  que  j'ai  contemplé  les  œuvres  de  Claude  Gel- 
lée,  j'ai  compris  qu'il  n'avait  pas  vu  sans  émotion  ce  que  je  voyais  sur 
la  toile  signée  de  son  nom,  et  je  comprenais  en  même  temps  qu'il 
avait  corrigé,  qu'il  avait  effacé  tout  ce  qui  ne  s'accordait  pas  avei 
l'état  de  sa  pensée.  Dans  Ruysdaël  sans  doute,  le  côté  spiritualiste 
est  moins  évident  que  dans  Claude  Gellée;  cependant  il  est  impos- 
sible de  le  méconnaître,  et  comme  le  maître  hollandais  excelle  dans 
l'imitation,  comme  il  reproduit  la  couleur  des  terrains,  la  forme  des 
plantes  avec  une  précision  qui  n'a  jamais  été  dépassée,  c'est  un  des 
argumens  les  plus  utiles  qu'on  puisse  invoquer  pour  démontrer  la 
nécessité  de  la  pensée  dans  la  composition  du  paysage. 

Mes  paroles  trouveront  bien  des.  oreilles  sourdes  ou  inattentives. 
Ce  n'est  pas  une  raison  pour  abandonner  la  défense  de  ce  qui  esl 
pour  moi  la  vérité.  Le  succès  obtenu  aujourd'hui  par  les  œuvres  de 
pure  imitation  ne  m'a  pas  converti.  Le  paysage  réel  n'est  à  mes  yeux 
qu'un  paysage  incomplet.  J'ai  beau  admirer  l'habileté  de  la  main, 
compter  les  bourgeons  qui  vont  éclater,  ou  les  nervures  îles  feuilles 
transparentes  agitées  parla  brise  :  je  demeure  tiède  et  indifférent,  si 
la  toile  qui  est  devant  moi  n'exprime  pas  une  pensée.  Ce  n'est  pas 
que  je  conseille  aux  paysagistes  de  concevoir  une  idée  «  priori  et  de 
chercher  dans  la  nature  des  moyens  d'interprétation  pour  cette  idée. 
Le  travail  ainsi  ordonné  produirait  bien  rarement  des  œuvres  dignes 
de  notre  sympathie.  Je  crois  que  les  plus  belles  toiles  du  Lorrain  et 
de  Nicolas  Poussin  ont  été  conçues  clans  d'autres  conditions.  En 
suivant  les  rives  du  Tibre,  en  regardant  la  campagne  romaine  du 
haut  du  Monte-Mario,  ils  ont  senti  se  réveiller  en  eux  le  souvenir 
d'une  scène  attendrissante  ou  grave,  et  sans  le  savoir,  ils  ont  assou- 
pli ce  qu'ils  voyaient  à  la  nature  intime  de  leurs  souvenirs.  Tous 
ceux  qui  ont  parcouru  la  campagne  romaine  comprendront  la  légi- 
timité de  mon  affirmation.  En  se  promenant  dans  les  montagnes  de 
Subiaco  et  de  Civitella,  on  croit  d'abord  rencontrer  des  Poussin  tout 
faits.  Qu'on  grave  dans  sa  mémoire  l'image  de  ce  qu'on  a  vu,  ou 


762  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'on  essaie  de  la  fixer  sur  le  papier  à  l'aide  du  crayon  ou  du  pin- 
ceau, et  l'on  s'étonne  de  ne  pas  trouver  au  logis  la  réalité  aussi 
splendide,  aussi  expressive  qu'on  l'avait  cru  d'abord.  Pourquoi? 
C'est  que  le  Lorrain  et  le  penseur  des  Andelys  ne  s'en  tenaient  pas 
au  témoignage  de  leurs  yeux,  et  agrandissaient,  souvent  à  leur  insu, 
ce  qui  s'offrait  à  leurs  regards.  Olevano,  C.ennazzano,  la  Gervara 
sont  des  matériaux  excellons  pour  un  peintre  habile;  mais  le  bon 
sens  ne  permet  pas  de  croire  qu'ils  donnent  des  tableaux  tous  faits. 
Il  manque  à  l'aspect  de  la  plus  riche  nature  une  expression  précise, 
et  pour  que  la  réalité  devienne  oeuvre  d'art,  il  faut  absolument  que 
l'intelligence  détermine  ce  qui  est  indécis.  11  est  bon  d'avoir  par- 
couru la  campagne  romaine  et  visité  les  montagnes  et  les  collines 
qui  entourent  Tivoli  et  Frascati  pour  mesurer  l'intervalle  qui  sépare 
la  réalité  la  plus  belle  des  œuvres  du  pinceau  qui  font  autorité.  En. 
comparant  ce  qui  csi  sorti  des  mains  de  l'homme  à  ce  qui  est  sorti 
des  mains  de  Dieu,  on  arrive  sans  effort  à  sentir  tout  le  néant  de 
l'imitation  littérale.  11  n'est  pas  donné  au  pinceau  de  reproduire  la 
transparence  de  l'air,  le  mouvement  des  feuilles,  les  gerçures  et  les 
crevasses  des  terrains.  Il  n'y  a  pour  le  peintre  de  paysage  qu'un 
moyen  de  nou>  émouvoir,  c'est  de  ne  pas  engager  la  lutte  avec  la 
nature  et  de  prendre  la  forme  des  choses  comme  une  langue  qui  doit 
traduire  sa  pensée.  C'est  ainsi  que  procédaient  Claude  Gellée,  Nicolas 
Poussin,  et  si  Ruysdaël  n'occupe  pas  dans  l'histoire  un  rang  aussi 
élevé,  c'est  qu'il  ne  savait  pas  interpréter  ce  qu'il  avait  vu  d'une 
manière  aussi  puissante,  c'est  qu'il  n'écrivait  pas  sa  pensée  en  termes 
aussi  précis. 

Tous  ceux  qui  s'intéressent  au  développement  des  arts  du  dessin 
s'affligent  avec  raison  des  doctrines  qui  dominent  aujourd'hui  le 
paysage.  Il  ne  faut  pourtant  pas  imputer  ces  doctrines  à  l'abaisse- 
ment de  l'intelligence.  La  meilleure  part  de  cette  aberration  revient 
évidemment  à  la  photographie.  Le  soleil  dessine  la  forme  des  objets 
plus  exactement  que  les  plus  habiles  crayons,  il  les  modèle  d'une 
manière  plus  précise  que  les  plus  habiles  pinceaux,  et  comme  l'imi- 
tation est  plus  facile  à  comprendre  que  l'interprétation,  on  ne  doit 
pas  s'étonner  que  la  photographie  ait  excité  une  admiration  si  vive. 
L'œuvre  du  soleil,  envisagée  comme  document,  est  une  chose  excel- 
lente, dont  il  ne  faut  pas  médire;  si  l'on  veut  y  voir  l'équivalent  de 
l'art  le  plus  parfait,  on  se  trompe  d'une  manière  absolue.  Le  soleil 
reproduit  sur  le  papier  tout  ce  qu'il  atteint  par  sa  lumière.  L'œil  hu- 
main n'aperçoit  pas  tous  les  détails  que  nous  donne  la  photogra- 
phie :  c'est  là  une  vérité  acquise  à  la  discussion;  mais  le  soleil  ne 
choisit  pas,  et  l'art  doit  choisir.  C'est  pourquoi  dans  le  domaine  du 
paysage,  comme  dans  le  domaine  de  la  figure,  le  soleil  vaut  moins 


LE    PAYSAGE    ET    LES    TAYSAGISTES.  763 

que  l'art.  Qu'on  prenne  les  œuvres  les  plus  parfaites  de  la  Grèce  et 
de  l'Italie,  qu'on  les  étudie  en  les  comparant  à  la  nature,  et  quel- 
ques heures  suffiront  pour  démontrer  que  Phidias  et  Raphaël  n'ont 
pas  copié  ce  qu'ils  voyaient.  S'ils  avaient  pu  atteindre  par  leur  re- 
gard et  reproduire  par  le  ciseau  ou  le  pinceau  ce  que  le  soleil  atteint 
par  sa  lumière,  aurions-nous  le  Parthénon  et  les  chambres  du  Va- 
tican? Pour  le  croire,  pour  le  dire,  il  faudrait  ignorer  toutes  les 
conditions  qui  régissent  la  peinture  et  la  sculpture.  L'art  ne  doit  pas 
transcrire  ce  qu'il  voit,  mais  choisir  ce  qui  lui  convient  et  répudier 
ce  qui  ne  lui  convient  pas;  en  d'autres  termes,  il  doit  retenir  pour 
son  usage  ce  qui  est  conforme  à  son  but  et  négliger  tout  ce  qui  lui 
est  inutile.  Le  soleil  procède  autrement  :  il  touche  à  tout  ce  qu'il 
éclaire  et  transcrit  tout  ce  qu'il  a  touché;  il  n'omet  rien,  ne  sacrifie 
rien,  car  il  agit  sans  volonté,  sans  dessein  préconçu,  et  ceux  qui 
voient  dans  la  photographie  quelque  chose  de  supérieur  à  la  pein- 
ture confessent  à  leur  insu  qu'ils  ne  comprennent  rien  à  la  pein- 
ture. Je  ne  voudrais  pas  désoler  les  gentilshommes  campagnards  et 
les  roturiers  enrichis  qui  possèdent  un  appareil  photographique  et 
occupent  leurs  loisirs  en  fixant  sur  le  papier  l'image  de  leur  famille 
ou  de  leur  parc  (l'est  un  délassement  très  innocent,  que  je  leur  par- 
donne volontiers.  Cependant  je  dois  leur  dire  que  les  feuilles  de 
papier  qui  décorent  leurs  salons  et  les  ravissent  en  extase  n'ont  rien 
à  démêler  avec  la  peinture.  Si  le  front  ou  le  nez  de  leur  progéniture 
est  orné  d'une  verrue,  le  soleil  la  copie  avec  une  exactitude  scrupu- 
leuse. C'est  là  sans  doute  un  avantage  précieux  pour  la  ressem- 
blance :  il  n'y  a  pourtant  pas  de  quoi  se  pâmer  d'aise.  Quand  le 
soleil  a  dessiné  toutes  les  gerçures  des  lèvres,  toutes  les  rides  des 
tempes,  le  portrait  reste  encore  à  faire,  car  l'œu>  re  du  soleil  a  cela 
de  singulier  qu'elle  exprime  sans  pitié  les  détails  que  nos  yeux  n'a- 
perçoivent pas. 

11  ne  faut  donc  voir  dans  la  photographie  qu'un  document  à  con- 
sulter, document  très  fidèle  dans  le  sens  absolu  du  mot,  puisqu'il 
ne  révèle  rien  d'imaginaire,  mais  qui  nous  abuse  en  nous  offrant  les 
choses  sous  un  aspect  que  nos  regards  ne  peuvent  contrôler.  Mal- 
heureusement la  photographie  est  acceptée  aujourd'hui  comme  une 
autorité  sans  appel.  Les  œuvres  du  pinceau,  on  peut  le  dire  sans  exa- 
gération, sont  estimées  en  raison  directe  de  leur  conformité  avec  la 
photographie,  et  je  n'hésite  pas  à  dire  que  la  découverte  de  Da- 
guerre,  si  estimable  d'ailleurs  au  point  de  vue  scientifique,  a  puis- 
samment contribué  à  la  corruption  du  goût  public.  Je  rends  pleine 
justice  aux  mérites  de  la  photographie,  je  sais  les  services  que  lui 
doit  l'histoire  de  l'architecture;  la  collection  des  monumens  de 
l'Egypte,  rapportée  par  M.  Thénard,  est  assurément  une  des  plus 


76A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

précieuses  qu'on  puisse  mentionner,  et  je  reconnais  volontiers  que 
le  crayon  n'aurait  pas  mieux  fait.  Toutefois  la  photographie,  qui 
suffit  à  la  représentation  des  monumens,  à  la  représentation  des 
montagnes,  ne  réussit  pas  à  rendre  aussi  fidèlement  la  vie  des 
plantes:  dès  que  la  brise  vient  à  souffler*  le  soleil  ne  transcrit  pas 
un  bouquet  de  palmiers  comme  il  transcrit  le  profil  des  sphinx.  Or 
c'est  là  précisément  ce  que  les  gens  du  monde  paraissent  ignorer; 
ils  consultent  la  photographie  comme  un  oracle,  et  toutes  les  fois 
qu'ils  ne  retrouvent  pas  sur  la  toile  ce  que  la  photographie  leur  a 
montré,  ils  se  déclarent  mécontens.  Les  peintres  qui  ne  sont  pas 
assez  opulens  ou  assez  résolus  pour  résister  au  goût  corrompu  des 
gens  du  monde  se  proposent  l'imitation  comme  but  suprême,  et  ac- 
créditent l'erreur  que  leur  bon  sens  condamne.  C'est  ainsi  que  le 
paysage  s'est  détourné  de  sa  voie  légitime.  Pour  le  ramener  dans  le 
droit  chemin,  il  faut  s'attacher  à  remettre  en  honneur  les  peintres 
éminens  qui  l'ont  illustré,  et  qui  malheureusement  ne  sont  pas  es- 
timés aujourd'hui  à  leur  juste  valeur. 

Ruysdaël,  qui  excelle  pourtant  dans  l'imitation,  quoiqu'il  pour- 
suive un  dessein  plus  élevé,  Ruysdaël,  comparé  à  la  photographie, 
est  déclaré  inexact,  incomplet,  etceu\  qui  aiment  la  réalité  littérale- 
ment transcrite  diraient  volontiers,  s'ils  l'osaient,  que  ses  œuvres  sont 
des  ébauches.  Quanta  Claude  Gellée,  quant  à  Nicolas  Poussin,  pour 
qui  l'imitation  n'a  pas  la  même  importance,  on  les  traite  encore  plus 
légèrement.  Je  me  souviens  d'avoir  entendu  dire  par  des  hommes 
qui  se  donnaient  pour  sensés,  qui  par  les  habitudes  de  leur  vie  n'exci- 
taient ni  scandale  ni  surprise,  que  la  renommée  du  Lorrain  et  de  Ni- 
colas Poussin  était  une  mystification  organisée  aux  dépens  de  niais 
par  quelques  beaux  esprits.  Cette  affirmation  paraîtra  singulière,  et 
pourtant  je  n'invente  rien.  Il  y  a  vraiment  parmi  nous  des  peintres 
qui  se  trompent  à  ce  point,  et  qui  refusent  de  bonne  foi  d'accepter 
comme  légitime  la  renommée  de  ces  deux  maîtres  illustres.  Deman- 
dez-leur pourquoi  ils  pensent  ainsi,  ils  ne  seront  pas  embarrassés  de 
répondre.  Ils  vous  diront  que  les  œuvres  de  ces  deux  maîtres  n'ont 
pas  de  type  dans  la  nature,  et  que  la  gloire  qui  s'attache  à  leur  nom 
est  une  chose  convenue  entre  les  affiliés,  mais  qui  ne  repose  sur  au- 
cun fondement  solide.  Les  détromper  n'est  pas  facile,  car  ils  ont 
d'excellentes  raisons  pour  persister  dans  leur  méprise.  La  prédilec- 
tion des  amateurs  pour  l'imitation  littérale  leur  vient  en  aide.  Pour- 
quoi consentiraient-ils  à  changer  d'avis?  Ce  qui  se  passe  sous  nos 
veux  n'est-il  pas  de  nature  à  les  affermir  dans  la  doctrine  qu'ils  dé- 
fendent? Une  galerie  est  mise  en  vente.  Quels  sont  les  tableaux  qui 
excitent  la  convoitise  des  amateurs?  A  quelle  école  appartiennent 
les  toiles  couvertes  d'or?  Elles  ne  viennent  ni  de  Florence,  ni  de 


LE  PAYSAGE  ET  LES  PAYSAGISTES.  765 

Rome  :  l'idéal  tient  trop  de  place  dans  l'école  florentine  et  dans  l'é- 
cole romaine.  Les  amateurs  se  disputent  les  œuvres  de  la  déca- 
dence, qui  n'ont  rien  à  démêler  avec  l'idéal;  les  Flamands,  les  Hol- 
landais qui  ne  relèvent  ni  de  Rubens,  ni  de  Rembrandt,  allument  la 
fièvre  des  enchères  :  comment  les  partisans  de  l'imitation  ne  se  ren- 
draient-ils pas  à  cet  argument  victorieux?  Les  toiles  qui  se  vendent 
si  cher  sont  évidemment  excellentes  !  L'argent  sait  où  il  va  :  il  n'irait 
pas  chercher  des  œuvres  sans  valeur.  Si  les  Flamands  et  les  Hol- 
landais de  second  et  de  troisième  ordre  ont  plus  de  faveur  sur  le 
marché  que  les  Florentins,  les  Romains,  les  Vénitiens  et  les  Lom- 
bards, c'est  qu'on  est  revenu  au  bon  sens,  c'est-à-dire  à  l'imitation. 
Les  maîtres  italiens,  abusés  par  les  traditions  grecques,  poursui- 
vaient la  chimère  de  l'idéal.  On  sait  aujourd'hui,  grâce  à  Dieu,  ce 
que  vaut  cette  folle  manie.  Une  tulipe  bien  imitée  se  vend  plus  cher 
qu'un  Saint  Jérôme  en  prière.  C'est  là  un  fait  irrécusable  qui  ré- 
pond à  toutes  les  arguties.  Dira-t-on  que  tous  les  amateurs  se  trom- 
pent, que  les  riches  n'y  entendent  rien,  et  que  pour  avoir  raison  il 
n'est  pas  nécessaire  de  posséder  une  galerie?  C'est  une  objection 
spécieuse,  mais  qui  ne  doit  pas  effrayer  les  partisans  de  l'imitation. 
Ceux  qui  ont  vu  les  œuvres  italiennes,  qui  en  gardent  le  souvenir,  ne 
sauraient  avoir  dans  les  questions  de  goût  l'autorité  de  ceux  qui  pos- 
sèdent une  galerie,  et  peuvent  chaque  jour  s'éclairer  par  la  contem- 
plation de  leurs  trésors.  La  Hollande  et  la  Flandre  dominent  si  bien 
l'Italie,  que  la  lutte  ne  s'engage  pas  entre  Rubens  et  Rembrandt 
d'une  part,  et  les  chefs  des  écoles  romaine  ou  florentine  de  l'autre. 
Amsterdam  et  Anvers  comprenaient  si  bien  la  vérité  dans  le  domaine 
de  la  peinture,  que  les  hommes  de  second  ordre  qui  ont  respiré  l'air 
de  ces  villes  privilégiées  réunissent  aujourd'hui  la  majorité  des  suf- 
frages. Qu'on  ne  parle  pas  d'engouement  :  ceux  qui  dénouent  les  cor- 
dons de  leur  bourse  ou  fouillent  dans  leur  portefeuille  pour  témoi- 
gner leur  préférence  ne  sont  pas  à  dédaigner.  Lue  table  couverte 
de  légumes  leur  plaît  mieux  qu'une  scène  biblique  ou  évangélique. 
Qui  oserait  leur  donner  tort?  Fst-ce  qu'ils  ont  négligé  de  s'éclairer? 
L'excellence  de  la  photographie  est  si  bien  établie  pour  les  ama- 
teurs, et  malheureusement  aussi  pour  un  grand  nombre  de  peintres, 
que  je  n'espère  pas  la  réduire  aujourd'hui  à  sa  juste  valeur.  Pour 
dessiller  les  yeux  de  ses  admirateurs  engoués,  il  faudra  certainement 
renouveler  plus  d'une  fois  la  discussion;  mais  quand  on  a  pour  soi 
la  raison,  le  bon  sens,  l'expérience,  le  goût,  on  ne  doit  pas  se  dé- 
courager. J'aime  à  penser  d'ailleurs  que  mes  paroles  ne  resteront 
pas  sans  écho.  Ce  que  je  dis,  d'autres  le  diront,  et  les  oreilles  les 
plus  rebelles  finiront  par  entendre.  Les  partisans  les  plus  résolus  de 
l'imitation,  qui  ne  révent  rien  au-delà  d'une  copie  littérale  de  la 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nature,  auront  beau  s'obstiner  dans  leur  opinion  :  bon  gré,  mal  gré. 
ils  seront  forcés  de  céder  à  l'évidence.  Quand  les  hommes  les  plus 
habiles,  qui  reproduisent  avec  une  adresse  merveilleuse  le  tronc 
d'un  chêne,  les  brins  de  mousse  et  le  lichen,  verront  la  foule  passer 
indifférente  devant  leurs  tours  de  force,  il  faudra  bien  qu'ils  chan- 
gent d'avis  pour  ressaisir  leur  popularité.  A  cet  égard,  je  suis  sans 
inquiétude  :  le  temps  fera  ce  que  mes  paroles  ne  peuvent  faire  au- 
jourd'hui. Je  me  fie  à  la  bonté  de  ma  cause  pour  achever  ce  que  je 
commence. 

Les  objections  ne  manquent  pas.  L'intervention  de  la  pensée  dans 
le  paysage  est  traitée  de  rêverie  par  des  hommes  d'un  mérite  réel, 
que  je  louerai  toujours  avec  empressement,  parce  qu'ils  ont  dé- 
pensé les  plus  belles  années  de  leur  vie  dans  un  travail  sérieux. 
Je  rends  pleine  justice  à  la  persévérance  de  leurs  efforts,  et  je  re- 
connais sans  hésiter  qu'ils  possèdent  une  part  de  la  vérité;  mais 
cette  part  est-elle  la  plus  belle?  La  solution  n'esl  pas  difficile  à  devi- 
ner. Ou  les  trois  maîtres  que  j'ai  choisis,  et  qui  sont  les  plus  illus- 
tres dans  le  domaine  du  paysage,  ont  abusé  leurs  contemporains  et 
la  postérité,  ou  l'imitation  n'est  que  la  moitié  de  l'art.  Ceux  qui  ex- 
cellent dans  l'imitation  disposent  d'un  moyen  s;ms  doute  très  puis- 
sant, mais  ils  se  méprennent  sur  l'emploi  de  ce  moyen.  Doués  d'un 
regard  pénétrant,  au  lieu  de  chercher  le  but  vers  lequel  ils  doivent 
marcher,  ils  comptent  les  cailloux  et  les  brins  d'herbe  du  chemin. 
\  l'heure  où  nous  parlons,  ils  peuvent  railler  nos  théories  tout  à  leur 
aise  :  ils  ont  pour  eux  le  succès,  et  l'engouement  des  amateurs  leur 
donne  beau  jeu  contre  nous:  mais  nous  avons  pour  nous  les  œuvres 
consacrées  depuis  longtemps  par  une  légitime  admiration,  et  nous 
ne  craignons  pas  les  railleries.  Dans  le  domaine  du  paysage  comme 
dans  le  domaine  de  la  peinture  historique  ou  religieuse,  la  renom- 
ne  s'attache  qu'à  l'expression  de  la  pensée.  Un  regard  attentif, 
une  main  habile  ne  donnent  que  des  succès  de  courte  durée.  Ruys- 
daël,  le  Lorrain.  Nicolas  Poussin  se  proposaient  un  but  moins  facile 
à  toucher  que  l'imitation  littérale,  et  leur  gloire  n'est  pas  entamée. 

Toute  œuvre  qui  n'a  pas  un  caractère  personnel  est  condamnée  à 
périr,  c'est-à-dire  à  tomber  dans  l'oubli.  Or,  quoique  tous  les 
hommes  voués  à  la  pratique  de  la  peinture  n'envisagent  pas  la  réa- 
lité vivante  ou  inanimée  sous  le  même  aspect,  il  est  pourtant  hors 
loute  qu'ils  ne  sauraient  apporter  une  grande  variété  dans  la  re- 
présentation de  ce  qu'ils  voient.  Tant  qu'ils  demeurent  sur  le  ter- 
rain de  l'imitation,  quelle  que  soit  la  diversité  de  leurs  facultés, 
l'inégalité  de  leurs  forces,  la  comparaison  ne  s'établit  qu'entre  la 
copie  et  le  modèle.  Quel  que  soit  le  degré  d'habileté,  c'est  toujours 
une  œuvre  impersonnelle.  Dès  que  la  pensée,  dès  que  l'émotion  n'in- 


LE  PAYSAGE  ET  LES  PAYSAGISTES. 


767 


terviennent  pas,  l'histoire  n'a  pas  à  s'occuper  de  pareilles  tentatives. 
Les  contemporains  peuvent  applaudir,  la  postérité  n'en  sait  rien, 
n'en  veut  rien  savoir. 

Ceux  qui  cherchent  dans  le  paysage  le  portrait  d'un  coin  de  bois, 
d'un  pré,  d'une  rivière  ou  d'une  colline,  croient  volontiers  qu'il  est 
impossible  de  concilier  l'imitation  et  l'expression.  Ils  s'imaginent 
que  voir  et  penser  sont  deux  actes  contradictoires;  ils  oublient  que 
l'impression  produite  en  nous  par  les  choses  est  d'autant  plus  vive, 
d'autant  plus  profonde,  que  nos  facultés  morales  appartiennent  à  un 
ordre  plus  élevé.  Eh  bien  !  pourquoi  ceux  qui  sentent  vivement, 
ceux  qui  comprennent  mieux  et  plus  vite  que  la  foule  ne  tradui- 
raient-ils pas  sur  la  toile  ce  qu'ils  ont  vu  aussi  fidèlement  que  les 
hommes  doués  de  facultés  vulgaires?  C'est  une  erreur  accréditée,  je 
le  sais  bien,  mais  dont  le  crédit  ne  m'inspire  aucun  respect.  Ceux 
qui  vivent  sans  penser  ne  copient  pas  mieux  que  ceux  qui  pensent 
après  avoir  vu,  mais  ils  copient  autrement,  je  le  reconnais  volon- 
tiers. Ils  tâchent  de  reproduire  tout  ce  que  leurs  yeux  ont  aperçu, 
tandis  que  les  peintres  habitués  à  contempler  tour  à  tour  ce  qui  est 
devant  eux  et  ce  qui  est  en  eux  choisissent  dans  la  nature  les  par- 
ties qui  intéressent  et  négligent  les  parties  sans  importance.  Est-ce 
donc  là  un  signe  d'infériorité?  On  ne  s'étonnera  pas  que  j'en  doute. 
Les  Hollandais,  qui  ont  excellé  dans  la  représentation  des  plantes 
et  des  animaux,  ne  se  classent  pas  en  raison  de  leur  exactitude,  mais 
en  raison  de  l'intérêt  qu'ils  ont  su  mettre  dans  leurs  ouvrages.  S'il 
en  était  autrement,  la  photographie  dominerait  tous  les  maîtres,  et 
tout  espoir  de  lutter  avec  elle  serait  insensé. 

Si  la  photographie  domine  tous  les  maîtres,  si  les  peintres  sont 
d'autant  plus  habiles  qu'ils  se  rapprochent  davantage  de  cette  re- 
présentation impersonnelle  de  la  nature,  l'éducation  des  paysagistes 
ne  doit  plus  avoir  qu'un  seul  but  :  augmenter  la  puissance  du  re- 
gard. Quant  à  la  docilité  de  la  main,  c'est  quelque  chose  sans  doute; 
la  longueur  des  phalanges,  la  délicatesse  du  toucher,  ne  sont  pas 
sans  importance,  mais  ne  peuvent  se  comparer  à  la  puissance  du 
regard.  Est-ce  là  que  veulent  en  venir  les  partisans  exclusifs  de  l'imi- 
tation? Le  paysage  ne  doit-il  plus  compter  parmi  les  arts  libéraux, 
c'est-à-dire  parmi  ceux  qui  relèvent  de  la  pensée?  J'aime  à  croire 
que  les  admirateurs  les  plus  ardens  de  la  réalité  littérale  reculeraient 
devant  cette  conséquence  :  ils  ne  consentiraient  pas  à  ranger  la  pein- 
ture de  paysage  parmi  les  métiers.  Cependant,  à  voir  le  train  que 
suivent  les  choses,  on  pourrait  craindre  que  l'intelligence  ne  fût 
bientôt  considérée  comme  superflue  pour  l'exercice  de  cette  profes- 
sion. Ceux  qui  manient  le  pinceau,  comme  ceux  qui  mettent  leur 
orgueil  à  posséder  une  galerie,  ne  semblent  pas  faire  grand  cas  de  la 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

composition.  Inventer  leur  paraît  une  chose  secondaire:  les  toiles 
qui  nous  viennent  des  Alpes  ou  des  Pyrénées  s'adressent  aux  yeux. 
et  ceux  qui  les  signent  ne  songent  guère  à  susciter  en  nous  des  pen- 
sées nouvelles. 

(le  qui  se  passe  ne  m'étonne  pas.  Je  crois  que  la  peinture  de  pa\  - 
sage  est  engagée  dans  une  route  qui  ne  mène  ni  à  la  vérité  ni  à  la 
renommée;  mais  il  n'était  pas  difficile  de  prévoir  ce  qui  arrive. 
Pendant  que  Louis  David  demandait  aux  statues  antiques  la  régé- 
nération de  la  peinture  historique,  le  paysage^  dont  il  n'avait  aucun 
souci,  tachait  d'atteindre  à  la  noblesse  en  négligeant  l'imitation  de  la 
nature.  Les  œuvres  qui  prétendaient  au  grand  style,  et  qu'on  ad- 
mirait sur  parole,  n'obtiennent  aujourd'hui  que  notre  indifférence, 
quand  elles  n'excitent  pas  notre  hilarité.  Les  peintres  de  nos  jours 
qui  s'occupent  de  paysage  ont  voulu  réagir  contre  le  faux  goût  de 
l'époque  impériale.  L'intention  était  excellente:  mais  en  cherchant 
le  style  naît,  ils  ont  trouvé  le  style  prosaïque.  Sans  doute  ils  sont 
plus  près  de  la  vérité  que  leurs  devanciers  immédiats;  ils  se  trom- 
pent pourtant  s'ils  croient  conquérir  une  place  glorieuse  en  s' arrê- 
tant au  point  où  ils  sont  parvenus.  Le  paysage  de  l'époque  présenti'. 
quoique  très  supérieur  au  paysage  de  l'époque  impériale,  ne  mérite 
pas  encore  d'être  comparé  aux  plus  belles  œuvres  du  genre.  Tant 
qu'il  ne  consentira  pas  à  devenir  poétique,  ou,  pour  parler  plus  exac- 
tement, tant  qu'il  n'essaiera  pas  de  le  devenir,  il  ne  sera  pour  les 
esprits  élevés  qu'un  art  secondaire.  Il  sera  rangé  parmi  les  passe- 
temps  agréables,  et  ne  sera  vraiment  rien  de  plus.  Il  a  de  plus 
hautes  prétentions,  et  la  faveur  dont  il  jouit  est  pour  lui  sans  doute 
un  argument  victorieux;  toutefois,  s'il  \eut  prendre  dans  l'histoire 
de  la  peinture  un  raiii;  aussi  élevé  que  les  œuvres  de  Ruysdaë!  el 
de  Nicolas  Poussin,  il  faut  absolument  qu'il  renonce  à  ses  habitude!  - 
à  ses  prédilections. 

D'ailleurs  la  question  qui  s'agite  aujourd'hui  à  propos  du  paysage 
n'est  pas  nouvelle.  Pour  peu  que  nous  consultions  l'histoire  îles 
formes  diverses  de  l'imagination,  nous  retrouvons  la  même  question 
à  propos  de  la  sculpture,  de  la  poésie.  Dans  le  passé  comme  dans  le 
présent,  nous  voyons  l'imitation  et  l'idéal  se  disputer  le  domaine 
de  l'art.  J'ai  dit  ce  que  je  pense  de  l'imitation  dans  la  sculpture,  et 
pour  donner  à  mon  avis  une  autorité  que  personne  ne  pût  contes- 
ter, j'ai  résumé  en  quelques  pages  l'histoire  de  l'art  grec.  Je  n'ai 
pas  à  revenir  sur  ce  point.  Dans  la  poésie,  l'imitation  et  l'idéal  ont 
eu  le  même  sort  que  dans  la  sculpture.  Si  j'avais  à  présenter  des 
argumens  à  l'appui  de  cette  affirmation,  je  n'aurais  vraiment  que 
l'embarras  du  choix.  Je  trouve  chez  une  nation  voisine  une  démons- 
tration sans  réplique.  L'imitation  et  l'idéal  sont  représentés  en  An- 


LE    PAYSAGE    ET    LES    PAYSAGISTES.  769 

gleterre  par  deux  hommes  qui  ont  eu  chacun  leur  part  de  popula- 
rité, mais  dont  la  valeur  est  fort  inégale  :  j'ai  nommé  Byron  et 
Crabbe.  Ceux  qui  tiennent  pour  l'imitation  mettent  Crabbe  bien  au- 
dessus  de  Byron,  et  le  client  qu'ils  ont  pris  sous  leur  protection  pos- 
sède assez  de  talent  pour  justifier  leur  sympathie.  Cependant,  mal- 
gré tout  le  mérite  qui  recommande  les  œuvres  de  Crabbe,  le  nom 
de  Byron  est  demeuré  plus  grand  que  celui  du  poète  qu'on  a  voulu 
lui  donner  pour  rival.  Pourquoi?  C'est  que  Byron  ne  se  contentait 
pas  de  raconter  ce  qu'il  avait  vu,  mais  s'efforçait  constamment  de 
l'agrandir,  de  le  transformer,  et,  dans  le  domaine  poétique,  l'au- 
torité de  l'Angleterre  ne  vaut  pas  moins  que  l'autorité  de  la  Grèce 
dans  le  domaine  de  la  sculpture.  Une  nation  qui  peut  mettre  dan- 
la  balance  Shakspeare,  Hilton  et  Byron  n'est  pas  à  dédaigner.  Les 
plus  sceptiques  auraient  mauvaise  grâce  à  récuser  son  autorité.  Les 
.rimes  de  Crabbe  sont  l'image  de  la  réalité  fidèlement,  littérale- 
ment transcrite,  et  cette  image  n'a  pas  gardé  la  popularité  qu'elle 
avait  acquise.  Les  œuvres  de  Byron  s'élèvent  au-dessus  de  la  réalité, 
et  gardent  encore  aujourd'hui  l'importance  qu'elles  avaient,  il  y  a 
trente-trois  ans,  quand  Byron  mourut  en  défendant  l'indépendance 
de  la  Grèce. 

Mais  il  ne  faut  pas  insister  trop  longtemps  sur  l'histoire  de  la 
poésie  à  propos  de  l'histoire  du  paysage,  car  les  partisans  de  l'imi- 
tation ne  manqueraient  pas  de  répudier  cette  comparaison  comme 
inopportune.  La  seule  manière  de  traiter  la  question  qui  nous  oc- 
cupe maintenant,  c'est  d'établir  nettement  la  nature  des  arts  du 
dessin.  J'ai  parlé  de  la  photographie  et  des  dangers  qu'elle  pré- 
sente. Ces  dangers  sont  connus  depuis  longtemps  de  tous  ceux  qui 
aiment  la  peinture,  et  je  dois  ajouter  qu'ils  étaient  prévus  dès  U 
premier  jour.  Cependant  il  ne  faut  pas  s'abuser  sur  la  valeur  de  la 
photographie  envisagée  comme  moyen  d'imitation.  L'œuvre  du  so- 
leil, admirée  comme  un  prodige  de  fidélité  et  qui  reproduit  en  effet 
les  détails  que  le  regard  humain  n'atteindra  jamais,  que  le  pinceau 
ne  saurait  copier,  l'œuvre  du  soleil  est  parfois  infidèle.  Quand  la 
photographie  s'adresse  aux  monumens,  elle  fait  ce  que  le  pinceau 
ne  pourrait  pas  faire;  dès  qu'elle  s'adresse  à  la  vie,  elle  est  obligée 
de  confesser  son  impuissance.  Elle  transcrit  la  forme  de  la  pierre, 
elle  est  inhabile  à  transcrire  les  animaux  et  les  plantes,  car  la  vie, 
c'est  le  mouvement,  et  le  mouvement  se  dérobe  à  la  photographie.  Eh 
bien  !  ce  qui  échappe  au  soleil  échapperait  au  pinceau,  si  le  pinceau 
voulait  reproduire  la  réalité  tout  entière;  mais  le  peintre,  forcé  de 
s'avouer  vaincu  tant  qu'il  demeure  sur  le  terrain  de  l'imitation  lit- 
térale, domine  la  photographie  dès  qu'il  ajoute  la  pensée  au  témoi- 
gnage des  yeux.  11  choisit  parmi  les  mouvemens  des  plantes  et  des 


770  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

animaux  ceux  qu'il  peut  rendre,  et  néglige  sans  regret  ceux  qui 
délient  l'imitation.  La  puissance  du  pinceau  n'est  pas  illimitée;  les 
arts  du  dessin  ne  sont  pas  destinés  à  reproduire  ce  que  nous  voyons, 
mais  à  faire  un  choix  parmi  les  objets  qui  s'offrent  à  notre  vue,  et 
quand  ils  ont  choisi,  leur  tâche  n'est  pas  achevée.  Quand  ils  n'ont 
rien  à  exprimer,  ils  n'exercent  aucune  action  sur  les  esprits  élevés. 

Dans  un  paysage  comme  dans  un  tableau  d'histoire,  c'est  la  réa- 
lité qui  saisit  la  foule,  je  ne  veux  pas  le  contester.  On  croit  fer- 
mer la  bouche  aux  défenseurs  de  l'idéal  en  produisant  cet  argu- 
ment; on  oublie  que  le  sentiment  de  la  beauté,  qui  sommeille  chez 
le  plus  grand  nombre,  a  besoin  pour  s'éveiller  d'études  nombreuses, 
d'études  assidues.  L'utile  est  compris  de  tous,  le  vrai  n'arrive  pas 
à  toutes  les  intelligences.  Le  sentiment  du  beau  se  développe  dans 
des  conditions  encore  plus  rares  que  le  sentiment  du  vrai.  Les  par- 
tisans de  l'imitation  littérale  sont  donc  mal  venus  à  citer  le  témoi- 
gnage de  la  foule  comme  excellent,  comme  décisif  :  ce  qui  plaît 
aux  esprits  délirais  n'est  pas  à  la  portée  de  la  foule.  Pourquoi  s'en 
étonner?  La  foule  a  d'autres  soucis  que  l'étude  de  la  beauté.  Le 
temps  lui  manque  pour  entreprendre  L'éducation  de  toutes  les  fa- 
cultés qu'elle  possède.  Si  le  temps  ne  lui  manquait  pas,  elle  arri- 
verait à  comprendre  dans  une  certaine  mesure  les  questions  les 
plus  délicates  de  la  science  et  de  l'art;  je  dis  dans  une  certaine 
mesure,  parce  que  tous  les  hommes  ne  sont  pas  doués  de  facultés 
égales.  Dans  le  mouvement  de  la  vie  moderne,  il  est  facile  de  com- 
prendre que  les  conditions  de  la  beauté  sont  ignorées  du  plus  grand 
nombre.  Il  n'est  donc  pas  surprenant  que  sur  mille  spectateurs  il 
s'en  trouve  dix  tout  au  plus  qui  ne  considèrent  pas  l'imitation 
comme  le  but  suprême  des  arts  du  dessin.  C'est  le  contraire  qui  de- 
vrait nous  frapper  de  stupeur.  Lne  branche  d'arbre,  une  grappe  de 
raisin  habilement  copiées  s'adressent  à  toutes  les  intelligences.  Lne 
pensée  qui  prend  pour  interprète  l'aspect  d'une  vallée  ou  d'une 
montagne  ne  s'adresse  qu'aux  intelligenes  préparées  par  l'étude  à 
la  perception  de  la  beauté. 

Je  ne  me  suis  jamais  incliné  devant  le  succès.  Aussi  la  popularité 
qui  s'attache  maintenant  au  paysage  d'imitation  ne  change  pas  les 
notions  que  j'ai  puisées  dans  l'histoire  de  la  peinture.  Ce  qui  était 
\  rai  pour  moi  quand  dominait  la  tradition  mal  comprise  du  haut 
style  reste  vrai  même  aujourd'hui,  en  présence  de  l'imitation  qui 
prévaut,  et  comme  je  n'ai  pas  encore  réussi  à  propager  ma  pensée 
en  demeurant  sur  le  terrain  de  la  théorie  pure,  comme  en  parlant 
des  artistes  vivans,  j'ai  rencontré  une  vive  résistance,  j'ai  recours 
maintenant  à  l'autorité  de  l'histoire.  Les  vérités  théoriques  exigent 
trop  d'attention  pour  être  saisies  la  première  fois  qu'elles  s'offrent 


LE    PAYSAGE    ET   LES    PAYSAGISTES.  771 

aux  lecteurs,  et  quand  on  parle  des  -artistes  vivans,  on  s'expose  trop 
souvent  au  reproche  d'injustice.  On  a  beau  s'exprimer  avec  une 
bonne  foi  parfaite,  ne  rien  dire  en-deçà,  ne  rien  dire  au-delà  de  sa 
pensée  :  quand  on  ne  ratifie  pas  les  éloges  prodigués  au  portrait 
d'une  villa  ou  d'une  prairie,  on  passe  facilement  pour  un  homme 
sans  goût  ou  sans  bienveillance.  Sur  le  terrain  de  l'histoire,  on  se 
meut  plus  librement. 

Personne,  je  l'espère,  ne  m'accusera  de  vouloir  dénigrer  Ruys- 
daël. Si  je  ne  le  place  pas  sur  la  même  ligne  que  Nicolas  Poussin, 
on  pourra  dire  tout  au  plus  que  je  ne  m'y  connais  pas,  ce  qui  ne 
sera  pas  pour  moi  un  sujet  de  chagrin;  on  ne  dira  pas  qu'en  par- 
lant du  maître  hollandais,  je  sers  des  rancunes  qui  n'osent  s'avouer. 
Pourvu  qu'on  ne  mette  pas  en  doute  ma  sincérité,  je  fais  bon  mar- 
ché des  reproches  les  plus  vifs.  J'ai  trop  douté  avant  d'affirmer  pour 
m* étonner  que  ma  pensée  ne  soit  pas  acceptée  sans  résistance.  Les 
objections  ne  m'effraient  pas.  Je  fais  de  mon  mieux  pour  les  réfu- 
ter, quand  elles  me  semblent  mal  fondées.  Quand  elles  me  parais- 
sent-légitimes,  je  me  rends  à  l'évidence.  La  discussion  n'est  pour 
moi  qu'une  forme  nouvelle  donnée  à  l'étude.  Je  crois  que  Jacques 
Ruysdaël  n'a  pas  la  même  valeur  que  Claude  Lorrain,  que  Nicolas 
Poussin.  Avant  d'arriver  à  cette  conclusion,  je  n'ai  rien  négligé  pour 
m'éclairer.  Ai-je  tort  de  penser  ainsi?  ai-je  tort  de  placer  l'idéal  au- 
dessus  de  l'imitation?  Si  la  comparaison  du  présent  et  du  passé  ve- 
nait me  démontrer  que  je  me  suis  trompé,  je  n'hésiterais  pas  à  le 
reconnaître,  car,  dans  les  questions  de  goût  comme  dans  les  ques- 
tions scientifiques,  les  faits,  en  se  multipliant,  peuvent  modifier  une 
pensée  qui  d'abord  semblait  vraie.  Toutefois  j'ai  lieu  de  croire  que 
Ruysdaël,  Claude  Lorrain  et  Nicolas  Poussin  représentent  le  déve- 
loppement du  paysage.  Les  œuvres  des  peintres  vivans  se  rattachent 
pour  la  plupart  au  maître  hollandais.  Ce  que  je  dirai  de  lui  ne 
pourra  donc  manquer  de  les  atteindre,  (.tuant  aux  deux  maîtres  fran- 
çais, leurs  disciples  sont  aujourd'hui  peu  nombreux. 

On  peut  demander  pourquoi  Claude  Lorrain  et  Nicolas  Poussin, 
au  lieu  de  chercher  en  France  le  cadre  ou  le  sujet  de  leurs  composi- 
tions, ont  préféré  le  paysage  d'Italie.  Ce  n'est  pas  chez  eux  pur  ca- 
price :  ils  avaient  trop  de  gravité  dans  le  caractère  pour  se  décider 
légèrement.  Quel  était  donc  le  motif  de  leur  préférence?  Il  n'est  pas 
douteux  pour  ceux  qui  ont  quitté  leur  clocher  qu'on  ne  trouve  dans 
notre  pays  d'admirables  points  de  vue.  Les  montagnes  du  Dauphiné, 
les  montagnes  de  l'Auvergne,  offrent  sans  contredit  des  sujets  d'é- 
tude dignes  du  pinceau  le  plus  habile.  Cependant,  quand  on  a  vu 
la  campagne  romaine,  on  est  forcé  de  reconnaître  que  l'Italie  pré- 
sente, sinon  plus  de  grandeur,  au  moins  plus  de  simplicité.  Or,  dès 


775 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


qu'il  s'agit  d'encadrer  l'expression  d'une  pensée  dans  un  paysage, 
la  simplicité  acquiert  une  immense  importance.  Est-ce  la  campagne 
romaine  qui  a  déterminé  le  caractère  habituel  des  compositions 
signées  de  ces  deux  noms  illustres?  Est-ce  au  contraire  la  nature 
même  de  leur  génie  qui  a  porté  ces  deux  hommes  si  richement  doués 
à  préférer  l'Italie  à  la  France?  Je  croirais  volontiers  que  chacune  de 
ces  deux  solutions  renferme  une  part  de  vérité.  Nous  avons  des  mon- 
tagnes et  des  vallées  qu'on  ne  peut  contempler  sans  ravissement; 
mais  trop  souvent  les  détails  sont  tellement  nombreux  et  tellement 
variés,  qu'ils  suffisent  pour  occuper  l'attention.  11  n'est  pas  défendu 
d'en  supprimer  une  partie,  mais  comme  ils  intéressent  par  leur  as- 
pect original,  le  peintre  se  laisse  aller  au  plaisir  de  les  conserver. 
11  ne  sent  pas  le  besoin  d'animer  ce  qu'il  voit  en  cherchant  dans  la 
nature  l'expression  d'une  pensée  purement  humaine.  La  simplicité 
de  la  campagne  romaine  invite  à  la  méditation.  Les  ruines  des  aque- 
ducs, les  montagnes  qui  se  découpent  à  l'horizon  et  qui  paraissent 
voisines,  quoique  placées  souvent  à  dix  lieues  de  distance,  les  plantes 
sauvages  qui  envahissent  la  plaine,  tout  oblige  l'homme  à  se  replier 
sur  lui-même.  S'il  tient  le  crayon  ou  le  pinceau,  il  sent  le  besoin 
d'encadrer  dans  ce  paysage  solennel  quelque  scène  empruntée  au 
passé,  ou  bien,  si  l'histoire  ne  lui  est  pas  familière,  il  s'abandonne 
à  sa  rêverie,  et  veut  associer  à  l'expression  de  ses  souvenirs  person- 
nels la  forme  des  ruines,  la  ligne  des  montagnes  et  la  plaine  qui  ne 
connaît  plus  le  soc  de  la  charrue. 

Je  ne  m'étonne  donc  pas  que  Nicolas  Poussin  et  Claude  Lorrain 
aient  préféré  le  paysage  romain  au  paysage  de  leur  pays.  Cepen- 
dant, tout  en  m'expliquant  cette  préférence,  je  ne  voudrais  pas  con- 
seiller aux  peintres  français  de  traiter  des  sujets  du  même  ordre  en 
les  plaçant  dans  le  même  cadre.  Ce  qui  me  semblerait  expédient 
pour  donner  au  paysage  de  notre  temps  l'élévation,  la  grandeur  et 
la  simplicité  qui  lui  manquent,  ce  serait  d'étudier  l'Italie  avant 
d'imiter  ce  que  nous  avons  sous  les  yeux.  Cet  avis  pourra  sembler 
singulier  à  plus  d'un  lecteur.  Toutefois  je  crois  qu'il  n'étonnera  pas 
ceux  qui  ont  l'habitude  de  réfléchir.  Quel  devrait  être  en  effet  le  fruit 
naturel  de  cette  étude  préliminaire?  Le  peintre  qui  tenterait  l'imi- 
tation de  l'Auvergne  ou  du  Dauphiné,  après  avoir  visité  l'Italie, 
serait  amené  à  son  insu  à  simplifier  ce  qu'il  aurait  devant  lui.  Avec 
le  secours  de  ses  souvenirs,  il  agrandirait  le  modèle  qu'il  aurait 
choisi,  au  lieu  de  le  copier.  Et  qu'on  ne  vienne  pas  dire  que  l'ap- 
plication d'une  telle  méthode  s'opposerait  au  développement  des 
génies  originaux  :  autant  vaudrait  affirmer  que  la  lecture  des  poètes 
de  l'antiquité  empêche  l'expression  d'une  pensée  nouvelle.  Le  spec- 
tacle de  la  nature  italienne  rend  au  paysagiste  le  même  service  que 


LE   PAYSAGE    ET   LES    PAYSAGISTES.  773 

la  connaissance  des  œuvres  lyriques  ou  tragiques  des  siècles  d'Au- 
guste ou  de  Périclès  à  ceux  qui  veulent  écrire  des  odes  ou  des 
drames.  L'étude  n'étouffe  pas  l'originalité.  Il  serait  imprudent  sans 
doute  de  conseiller  aux  paysagistes  français  une  soumission  absolue 
envers  leurs  plus  illustres  devanciers,  mais  il  n'est  pas  inopportun 
de  leur  recommander  comme  excellente  la  source  où  ils  ont  puisé. 
Que  nos  contemporains  apprennent  à  parler  la  langue  de  Poussin 
et  du  Lorrain,  et  le  pinceau  traduira  sans  effort  leurs  sentimens  et 
leurs  pensées.  Or,  pour  connaître  la  langue  de  ces  deux  maîtres, 
il  ne  suffit  pas  de  contempler  leurs  œuvres;  il  faut  encore  voir  ce 
qu'ils  ont  vu ,  c'est-à-dire  savoir  comment  leur  style  s'est  formé. 
Par  l'étude  simultanée  de  ce  qu'ils  ont  créé  et  des  élémens  dont  ils 
disposaient,  on  n'arrive  pas  à  surprendre  le  secret  de  leur  génie  : 
il  y  a  toujours   dans  ces  natures  privilégiées  quelque  chose  qui 
échappe  à  nos  investigations;  on  arrive  du  moins  à  comprendre  la 
nécessité  de  ne  pas  s'en  tenir  à  l'imitation  littérale,  et  c'est  déjà 
un  grand  pas  de  fait.  Puisqu'en  face  d'une  nature  grande,  simple, 
sévère,  ils  ont  senti  le  besoin  de  ne  pas  transcrire  ce  qu'ils  avaient 
devant  les  yeux,  à  plus  forte  raison  doit-on  suivre  leur  méthode  en 
face  d'une  nature  moins  simple,  moins  sévère  et  moins  grande.  La 
théorie  se  trouve  ainsi  confirmée  par  l'expérience,  et  le  doute  n'est 
plus  permis.  On  sait  pourquoi  ils  ont  ajouté  leur  pensée  au  témoi- 
gnage de  leurs  yeux,  et  l'on  ne  veut  plus  réduire  le  rôle  du  pinceau 
à  la  copie  servile  de  la  nature.   Les  œuvres  de  ces  deux  maîtres 
que  nous  possédons  au  Louvre  enseignent  cette  vérité  aux  esprits 
clairvoyans.  La  vue  de  l'Italie,  comparée  à  la  vue  de  leurs  œuvres, 
dessille  les  yeux  mêmes  qui  n'ont  pas  une  grande  puissance,  et  je 
ne  suis  pas  seul  de  mon  avis,  car  les  plus  habiles  ont  suivi  la  route 
que  j'indique. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'en  parlant  de  l'Italie,  j'ai  insisté  sur  le 
caractère  de  la  campagne  romaine  sans  nommer  les  autres  parties 
de  ce  beau  pays.  Il  existe  en  effet  une  différence  profonde  entre  le 
paysage  romain  et  le  paysage  napolitain  par  exemple.  Le  voyageur 
qui  n'est  pas  habitué  à  se  rendre  compte  des  impressions  qu'il  re- 
çoit peut  d'abord  préférer  le  paysage  napolitain  au  paysage  romain  : 
il  se  laisse  éblouir  par  la  splendeur  de  la  lumière.  S'il  est  habitué 
à  réfléchir  sur  ce  qu'il  voit  et  s'il  connaît  Rome,  il  ne  tarde  pas  à 
comprendre  que  pour  le  peintre  la  pureté  des  contours  vaut  mieux 
que  la  lumière  la  plus  splendide.  Quelques  instans  avant  le  coucher 
du  soleil,  quand  on  regarde  du  haut  du  Pausilippe  Ischia  et  Capri, 
dont  la  couleur  change  de  minute  en  minute  et  passe  du  rose  tendre 
au  bleu,  puis  au  gris,  on  est  saisi  d'admiration.  Ischia  et  Capri  sont 
à  vingt-cinq  milles,  et  la  lumière,  en  les  inondant,  les  rapproche  de 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'œil,  on  croit  qu'on  va  les  toucher;  mais  on  n'aperçoit  jamais  la 
forme  de  ces  deux  îles  comme  celle  des  montagnes  qui  se  découpent 
à  l'horizon  de  la  campagne  romaine.  C'est  pourquoi  Claude  Lorrain 
et  Nicolas  Poussin  ont  été  bien  avisés  en  choisissant  pour  cadre  de 
leurs  compositions  les  bords  du  Tibre,  Albano,  L'Ariccia.  Salvator 
Rosa,  dont  les  gens  du  monde  ont  singulièrement  exagéré  le  mérite, 
se  plaisait  à  reproduire  le  paysage  napolitain,  et,  quoiqu'il  ait  sou- 
vent fait  preuve  de  talent,  il  n'a  jamais  rien  produit  qui  fut  empreint 
d'une  vraie  grandeur.  La  nature  de  ses  facultés,  son  éducation  ne 
sont  pas  les  seules  causes  auxquelles  nous  devions  attribuer  le  ca- 
ractère de  ses  compositions  :  le  choix  du  cadre  est  d'une  immense 
importance.  Or,  dans  le  paysage  napolitain,  les  lignes  harmonieuses 
ne  se  présentent  pas  fréquemment;  ce  qui  s'offre  à  nos  yeux  est  plu- 
tôt bizarre  que  beau.  Cette  singularité  de  lignes  se  retrouve  dans  les 
ouvrages  de  Salvator  Rosa.  Sans  parler  de  l'exécution,  qui  lais-' 
beaucoup  à  désirer,  et  qui  étonne  plus  souvent  qu'elle  ne  charme, 
nous  sommes  obligé  de  reconnaître  qu'il  satisfait  bien  rarement  aux 
conditions  de  l'harmonie  linéaire.  Pour  les  partisans  de  l'imitation 
pure,  c'est  une  chose  toute  simple,  et  qui  ne  soulève  aucune  objec- 
tion. Salvator  a  copié  ce  qu'il  voyait  habituellement,  et  l'on  est  mal 
venu  à  blâmer  la  fidélité  de  son  pinceau;  mais  Salvator,  qui  ne 
compte  pourtant  pas  parmi  les  peintres  de  premier  ordre,  ne  faisait 
pas  li  de  l'idéal  :  il  s'efforçait  à  sa  manière  d'agrandir  ce  qu'il  voyait. 
S'il  n'a  pas  mieux  réussi,  ce  n'est  pas  faute  de  bon  vouloir. 

Les  environs  de  Florence  et  la  Toscane  tout  entière,  sans  offrir  la 
même  grandeur  que  la  campagne  romaine,  présentent  pourtant  à  la 
peinture  plus  de  ressources  que  le  royaume  de  tapies.  Parmi  les 
diverses  parties  de  l'Italie,  c'est  la  seule  qui  se  rapproche  du  pay- 
sage  romain  par  l'harmonie  linéaire.  Quand  on  a  gravi  la  pente  qui 
mène  ta  Fiesole,  on  aperçoit  des  motifs  nombreux,  simples,  variés, 
qui  sollicitent  le  pinceau.  A  Pise,  le  peintre  se  trouve  encore  plus 
heureusement  placé.  Je  ne  parle  pas  des  palais  qui  charment  le  re- 
gard par  leur  élégance  plus  encore  que  par  leur  richesse,  je  parle 
des  montagnes  dont  le  bleu  sombre  se  détache  sur  l'azur  du  ciel. 
C'est  un  spectacle  qui  ravit  les  plus  indifférens  et  ne  s'oublie  jani;  i-. 
Ce  n'est  pas  aussi  beau  que  les  environs  de  Rome  ou  de  Subiaco, 
mais  c'est  un  cadre  excellent  pour  celui  qui  sait  manier  le  pinceau 
de  façon  à  révéler  sa  pensée  en  prenant  pour  interprète  la  nature 
qu'il  a  devant  lui. 

Les  plaines  opulentes  de  la  Lombardie,  très  dignes  d'étude  pour 
l'agronome,  n'offrent  pas  au  peintre  un  bien  vif  intérêt.  Quant  à 
\enise,  c'est  un  spectacle  dont  le  type  ne  se  retrouve  nulle  part. 
qu'on  se  rappelle  avec  bonheur:  mais  ce  n'est  pas  en  se  promenant 


LE    PAYSAGE    ET   LES   PAYSAGISTES.  775 

sur  le  Grand-Canal  qu'on  peut  concevoir  l'idée  d'un  beau  paysage. 
Le  Lido  se  prête  à  la  rêverie,  et  ne  serait  pour  la  peinture  qu'un 
thème  indigent. 

Il  faut  donc  préférer  pour  l'étude,  pour  l'imitation,  pour  le  déve- 
loppement de  la  pensée,  les  plaines  et  les  montagnes  que  Poussin  et 
Claude  Lorrain  ont  préférées.  C'est  le  parti  le  plus  sage,  et,  quoi  que 
puissent  dire  les  partisans  de  l'originalité  absolue,  la  vue  du  Campo- 
Vaccino  et  du  Colisée,  du  lac  de  Nemi  et  de  la  tour  crénelée  d'Ostie 
est  sans  danger  pour  ceux  mêmes  qui  se  proposent  de  représenter 
la  Bretagne  et  la  Normandie.  Ce  qu'il  y  a  de  salutaire  pour  l'esprit 
dans  le  séjour  de  Rome,  dans  l'exploration  des  environs,  ce  n'est  pas 
seulement  ce  qu'on  voit  :  les  souvenirs  qui  s'éveillent  à  chaque  pas 
donnent  le  goût  de  la  méditation,  et  la  méditation  mène  à  l'amour 
des  grandes  choses.  Quand  on  a  vécu  parmi  les  ruines  pendant 
quelques  mois,  on  traite  avec  dédain,  c'est-à-dire  avec  justice,  tout 
ce  qui  est  mesquin.  Est-ce  donc  là  vraiment  un  danger  dont  il  faille 
s'alarmer?  Les  peintres  doivent-ils  éviter  Rome,  s'ils  veulent  garder 
une  physionomie  individuelle?  Ceux  qui  le  croient  tombent  dans  une 
étrange  méprise,  et  se  font  de  l'originalité  une  singulière  image. 
S'ils  prenaient  la  peine  d'analyser  ce  qu'ils  affirment,  ils  sentiraient 
qu'ils  confondent  deux  choses  fort  diverses,  — l'impersonnalité,  qui 
se  réfugie  dans  l'imitation,  et  l'originalité  vraie,  qui  se  compose  de 
mémoire  et  de  volonté. 

Le  peintre  qui,  en  maniant  le  pinceau,  consulte  sa  mémoire,  ou 
qui,  se  défiant  de  sa  mémoire,  veut  voir  à  chaque  instant  ce  qu'il  a 
résolu  de  copier  et  se  dispense  d'intervenir  dans  son  œuvre  par  sa 
volonté,  peut-il  se  vanter  de  posséder  une  physionomie  individuelle? 
Pour  le  croire  de  bonne  foi,  il  faudrait  commencer  par  changer  la 
valeur  des  mots.  Qu'il  trouve,  à  force  de  patience,  un  procédé  parti- 
culier pour  imiter  l'écorce  du  hêtre  ou  du  bouleau,  et  qu'il  baptise 
son  procédé  du  nom  d'originalité,  je  ne  m'en  plaindrai  pas;  s'il  ne 
vise  pas  plus  haut,  s'il  se  contente  à  si  bon  marché,  je  lui  pardon- 
nerai son  innocent  orgueil,  mais  il  ne  sera  jamais  pour  moi  qu'un 
habile  ouvrier.  Pour  atteindre  à  l'originalité,  d'autres  facultés  sont 
requises,  des  facultés  d'un  ordre  plus  élevé.  Tout  homme  qui  ne  met 
pas  dans  son  œuvre  l'empreinte  de  sa  volonté  doit  renoncer  à  cette 
prétention.  La  patience  seule  est  de  la  volonté,  lorsqu'elle  s'applique 
au  travail;  mais  dans  le  domaine  esthétique  toute  volonté  qui  n'est 
pas  la  forme  active  d'une  pensée  ne  mérite  aucune  attention,  et  tant 
qu'on  n'aura  pas  trouvé  l'expression  d'une  pensée  dans  l'écorce  du 
hêtre  ou  du  bouleau,  il  faudra  se  résigner  à  ne  pas  compter  ceux 
qui  l'imitent  fidèlement  parmi  les  peintres  originaux.  La  méprise 
que  je  relève  s'explique  aisément  par  de  récentes  mésaventures.  11 


//"  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

est  arrivé  à  plus  d'un  de  ne  pas  mesurer  ses  forces  et  de  se  croire 
appelé  à  de  hautes  destinées.  Un  paysagiste  à  peine  parvenu  à 
la  virilité  l'ait  le  voyage  d'Italie  après  avoir  copié  heureusement  des 
pâturages  de  Normandie.  Plein  de  confiance,  enhardi  par  les  succès 
de  sa  jeunesse,  il  traite  au  retour  des  sujets  qui  ne  sont  pas  à  sa 
portée.  Il  échoue,  il  s'étonne,  il  s'afflige;  ses  amis  partagent  son 
étonnement  et  son  chagrin.  L'échec  n'est  pas  douteux.  Est-ce  le 
peintre  qui  a  tort?  Non  vraiment.  Le  public  se  trompe-t-il  en  décla- 
rant l'œuvre  nouvelle  moins  digne  d'attention  que  ses  sœurs  aînées? 
Non,  le  public  a  raison.  Le  seul  tort  de  l'auteur,  c'est  d'avoir  visité 
l'Italie,  d'avoir  troublé  par  un  voyage  imprudent  la  sérénité  de  son 
intelligence.  Avant  cette  folle  équipée,  il  avait  le  regard  pénétrant, 
la  main  sûre.  Il  faisait  tout  ce  qu'il  voulait,  et  n'échouait  jamais 
dans  l'accomplissement  de  son  dessein.  Depuis  qu'il  a  franchi  les 
\lpes,  tout  est  changé;  son  regard  est  moins  pénétrant,  sa  main  hé- 
site. On  dirait  qu'il  aperçoit  la  nature  à  travers  un  voile,  et  que  son 
pinceau  refuse  de  lui  obéir.  Qu'il  eût  agi  plus  sagement  en  copiant 
toute  sa  vie  les  pâturages  de  Normandie! 

Ai-je  besoin  d'écrire  la  péroraison  de  cette  belle  harangue?  —  11 
faut  se  défier  de  l'Italie.  —  On  n'oublie  qu'une  chose,  c'est  que  les 
plus  grands  spectacles  ne  suscitent  pas  de  grandes  pensées  dans 
toutes  les  intelligences.  Les  mésaventures  que  je  rappelle  ne  prouvent 
rien,  sinon  qu'au-delà  comme  en-deçà  des  Alpes  on  garde  ses  facul- 
tés primitives.  Cette  conclusion  ne  vaut  pas  un  blasphème.  Ne  pro- 
file pas  qui  veut  des  lectures  les  plus  instructives;  est-ce  une  raison 
pour  maudire  les  livres,  qui  demeurent  inutiles  pour  les  intelligences 
vulgaires?  Pourquoi  les  Italiens,  en  face  d'une  nature  qui  se  prête 
si  admirablement  à  la  peinture  du  paysage,  n'ont-ils  jamais  engagé 
une  lutte  sérieuse  avec  la  Hollande  et  la  France  dans  cette  partie  de 
l'art?  C'est  une  question  qui  se  présente  naturellement,  et  qui  n'est 
pas  sans  intérêt.  Il  semble  en  effet  qu'ils  étaient  mieux  placés  que 
pei  sonne  pour  tenter  l'imitation  de  la  nature  inanimée  ou  de  la  na- 
ture muette.  Et  cependant  l'Italie  ne  compte  pas  un  paysagiste  émi- 
nent!  L'imagination  ne  lui  manque  pas,  Dieu  merci!  L'Italie  tient  le 
premier  rang  dans  la  peinture  historique;  elle  réunit  au  plus  haut 
point  toutes  les  facultés  nécessaires  pour  réussir  dans  toutes  les  par- 
ties de  l'art.  Est-ce  dédain  de  sa  part?  Aurait-elle  pris  pour  vraie 
la  parole  de  Michel-Ange?  Je  répugne  à  le  penser.  Je  crois  plutôt 
que  les  Italiens,  habitués  à  contempler  les  merveilles  de  leur  cli- 
mat, sont  arrivés  à  leur  insu  à  une  sorte  de  satiété,  et  ne  sentent 
pas  le  besoin  d'imiter  ce  qu'ils  ont  devant  les  yeux  depuis  leurs  pre- 
mières années.  Pour  tenter  la  peinture  de  paysage,  il  ne  faut  pas 
seulement  aimer  ce  qu'on  voit,  il  faut  encore  le  regarder  avec  eu- 


LE    PAYSAGE    ET    LES    PAYSAGISTES.  777 

riosité.  Or  les  Italiens  sont  depuis  longtemps  blasés  sur  les  beautés 
de  leur  pays  :  ils  aiment  ce  qu'ils  ont  devant  les  yeux,  ils  ne  songent 
pas  à  le  regarder. 

Cette  explication  de  leur  infériorité  clans  le  paysage  ne  serait 
pourtant  pas  sans  réplique.  Je  ne  parle  pas  des  argumens  tirés  de 
l'histoire  même  de  la  peinture  :  les  paysages  de  Dominiquin  qui  se 
voient  à  la  villa  Aldobrandini  prouvent  que  les  Italiens  ne  sont  pas 
inhabiles  dans  ce  genre;  mais  pour  que  l'explication  proposée  lût 
vraiment  satisfaisante,  et  fermât  la  bouche  aux  plus  sceptiques,  il 
faudrait  supprimer  l'exemple  de  la  Hollande,  qui  compte  un  grand 
paysagiste,  une  foule  de  paysagistes  habiles,  et  qui  cependant  n'a 
cherché  qu'en  elle-même  des  sujets  d'imitation.  L'absence  de  cu- 
riosité ne  suffit  donc  pas  pour  se  rendre  compte  de  l'infériorité  de 
l'Italie  dans  le  domaine  du  paysage.  Il  faut  chercher  ailleurs  la  cause 
du  fait  qui  nous  occupe.  La  satiété  n'est  pas  à  négliger;  maison 
pourrait  à  bon  droit  demander  pourquoi  l'Italie  serait  demeurée  in- 
différente au  spectacle  de  la  nature,  tandis  que  la  Hollande  s'en  pré- 
occupait. Je  crois  que  l'histoire  particulière  de  l'Italie  répond  à 
toutes  les  objections.  Le  gouvernement  pontifical  devait  naturelle- 
ment encourager  la  peinture  religieuse,  et  les  trésors  dont  il  dispo- 
sait, trésors  renouvelés  par  la  piété  des  fidèles,  avaient  une  destina- 
tion marquée  d'avance,  la  décoration  des  églises.  Les  plus  grands 
génies  de  la  peinture  représentaient  sur  les  murailles  du  Vatican,  de 
la  chapelle  Sixtine,  les  scènes  de  l'Ancien  Testament  ou  de  l'Évan- 
gile. Quand  on  récapitule  tout  ce  qu'il  y  a  de  talent  dépensé  dans  les 
églises  de  Rome,  on  s'explique  aisément  que  le  temps  ait  manqué 
à  l'Italie  pour  s'occuper  du  paysage.  Toutes  ses  pensées,  tousses 
efforts  dans  le  domaine  de  la  peinture  se  portaient  vers  les  sujets  re- 
ligieux. Devons-nous  le  regretter?  Jamais  la  Genèse,  l'Exode,  l'Évan- 
gile, n'ont  été  interprétés  plus  habilement  que  par  les  maîtres  ita- 
liens. Et  quand  ces  génies  privilégiés  abandonnaient  l'Écriture  sainte 
pour  aborder  la  légende,  ils  n'étaient  pas  moins  heureux.  Les  pay- 
sages de  Dominiquin,  justement  admirés,  ne  tiennent  qu'une  très 
petite  place  dans  la  vie  de  l'auteur.  La  Tribune  de  Saint-André-della- 
Valle,  la  chapelle  de  Saint-Basile  à  Grotta-Ferrata,  suffiraient  à  sa 
gloire.  C'est  là  qu'il  a  mis  le  sceau  de  son  génie.  Quand  il  quittait  la 
ligure  humaine  pour  la  nature  muette,  ce  n'était  pas  chez  lui  un  libre 
choix  :  il  acceptait  une  commande  qu'il  ne  pouvait  refuser. 

Je  ne  m'étonne  donc  pas  que  l'Italie  ne  compte  pas  un  paysagiste 
du  même  ordre,  que  Claude  Lorrain  et  Poussin;  elle  a  dépensé  tout 
son  génie  dans  les  sujets  bibliques.  Ceux  qui  auraient  tenté  de  re- 
présenter la  nature  inanimée  se  seraient  trouvés  aux  prises  avec  la 
plus  dure  condition  :  ils  n'auraient  pu  compter  que  sur  les  encoura- 
gemens  des  particuliers;  mais  à  Rome,  comme  ailleurs,  l'exemple  des 


778  REVL'E    DES    DEUX    MONDES. 

grands  est  suivi  par  tous  ceux  qui  approchent  des  grands.  Un  coin  de 
l'Italie  copié  par  un  pinceau  habile  n'aurait  attiré  que  les  regards  de 
quelques  voyageurs  opulens,  et  ce  n'était  pas  assez  pour  décider  le 
génie  national  à  se  frayer  une  route  nouvelle.  Or  la  Hollande  et  la 
France  étaient  placées  dans  d'autres  conditions.  Pour  elles,  la  pein- 
ture religieuse  n'était  pas  le  seul  moyen  de  s'illustrer  et  d'ajouter  à 
la  célébrité  une  vie  douce  et  facile  :  elles  ont  traité  les  sujets  bibli- 
ques avec  moins  d'habileté,  mais  presque  aussi  souvent  que  la  patrie 
de  Michel-Ange  et  de  Raphaël,  car  les  traditions  chrétiennes  sont  une 
mine  féconde  dont  les  peuples  de  l'Europe  se  partagent  les  fdons  sans 
les  épuiser.  Seulement  le  génie  français,  le  génie  hollandais,  pou- 
vaient tenter  l'imitation  de  la  nature  muette  sans  redouter  l'indiffé- 
rence ou  le  dédain.  Comme  le  gouvernement  n'était  pas  confondu 
avec  la  religion,  ils  n'étaient  pas  obligés  d'interroger  à  toute  heure 
le  Pentateuque  et  l'Évangile,  sous  peine  de  voir  leurs  œuvres  mé- 
connues ou  délaissées.  Pour  un  Hollandais  enrichi  par  le  commerce, 
un  paysage  pris  dans  une  terre  qu'il  possède  a  tout  l'intérêt  d'un 
portrait  de  famille.  Bien  des  Français  nés  dans  la  richesse  sont  hol- 
landais sur  ce  point.  Il  était  donc  naturel  que  l'imagination  et  le 
talent  des  peintres  se  tournassent  de  ce  côté.  Il  est  vrai  que  la  re- 
présentation d'une  maison  de  campagne  soumise  au  contrôle  du 
propriétaire  n'est  pas  précisément  un  paysage  dans  le  sens  le  plus 
élevé  du  mot;  mais  c'est  le  point  de  départ,  comme  la  copie  d'une 
figure.  Comme  le  peintre  ne  peut  exprimer  sa  pensée  qu'en  se  ser- 
vant de  l'imitation  ainsi  que  l'orateur  de  la  parole,  la  représentation 
fidèle  d'un  champ,  d'une  prairie,  d'un  moulin  ou  d'un  ruisseau  n'est 
pas  à  dédaigner.  C'est  la  formation  d'une  langue.  Celui  qui  la  parle 
correctement  est  en  mesure  de  nous  intéresser,  pourvu  qu'il  ait 
quelque  chose  à  nous  dire.  S'il  n'a  pas  le  goût  de  la  réflexion,  s'il 
n'est  pas  doué  d'une  imagination  active,  il  nous  laisse  indifférens, 
comme  les  écrivains  qui  savent  assembler  les  mots  dans  un  ordre 
merveilleux,  mais  qui  ne  savent  ni  éclairer  l'intelligence  ni  émou- 
voir le  cœur. 

Les  conditions  du  paysage  telles  que  les  ont  comprises  Claude  Lor- 
rain et  Nicolas  Poussin  sont  d'une  nature  tellement  élevée,  qu'elles 
réduisent  à  leur  juste  valeur  les  paroles  attribuées  à  Michel-Ange. 
Sans  doute  les  compositions  où  la  figure  est  le  sujet  principal  tien- 
nent le  premier  rang  dans  la  peinture,  mais  cela  n'est  vrai  que 
d'une  manière  générale,  et  quand  il  s'agit  d' œuvres  signées  de  ces 
noms,  il  faut  que  la  règle  fléchisse.  Pourquoi  en  effet  la  figure  tient- 
elle  le  premier  rang  dans  la  peinture?  Ce  n'est  pas  seulement  parce 
qu'elle  offre  au  pinceau  un  plus  grand  nombre  de  difficultés  qu'un 
arbre  ou  une  montagne;  c'est  aussi  et  surtout  parce  qu'en  raison 
même  de  sa  nature,  elle  est  soumise  à  des  expressions  diverses.  Or 


LE  PAYSAGE  ET  LES  PAYSAGISTES.  779 

Claude  Lorrain  et  Nicolas  Poussin,  en  faisant  du  paysage  l'inter- 
prète de  leur  pensée  au  lieu  de  dépenser  toute  leur  habileté  dans 
l'imitation  des  plantes  et  des  terrains,  l'ont  placé  au  même  rang 
que  la  peinture  de  figure.  Si  le  grand  Florentin  avait  pu  contempler 
des  œuvres  conçues  dans  de  telles  conditions,  il  n'aurait  pas  traité 
le  paysage  avec  tant  de  dédain  ;  il  aurait  reconnu  dans  ces  œuvres 
l'application  de  sa  méthode.  Qu'on  ne  se  méprenne  pas  pourtant  :  il 
y  aurait  quelque  chose  de  puéril  à  vouloir  établir  une  parenté  entre 
les  procédés  du  Florentin  et  les  procédés  des  deux  peintres  français. 
La  méthode  dont  je  parle  ici  est  purement  intellectuelle.  Michel- 
Ange  n'aimait  pas  l'imitation  :  s'il  savait  copier,  il  ne  copiait  pas; 
il  ne  prenait  le  pinceau  que  pour  exprimer  une  pensée.  La  forme  et 
le  mouvement  lui  obéissaient;  il  ne  les  dénaturait  pas,  il  les  assou- 
plissait. Ce  n'est  pas  dans  son  habileté  seule  qu'il  faut  chercher  le 
principe  de  son  excellence,  mais  clans  l'énergie  de  sa  volonté.  Claude 
Lorrain  et  Poussin,  qui  savaient  imiter  la  nature  muette  aussi  habi- 
lement que  Michel-Ange  la  figure,  voulaient,  comme  lui,  mettre  le 
sceau  de  leur  pensée  dans  chacune  de  leurs  œuvres.  J'ai  donc  raison 
de  dire  qu'ils  suivaient  sa  méthode.  Quant  à  leurs  procédés,  ils  n'ont 
rien  à  démêler  avec  la  question  qui  nous  occupe. 

Dans  les  arts  du  dessin,  comme  dans  la  musique,  comme  dans  la 
poésie,  la  valeur  des  œuvres  se  mesure  d'après  la  part  faite  à  l'in- 
telligence. Il  parait  qu'à  l'époque  de  la  renaissance  comme  aujour- 
d'hui, la  plupart  des  peintres  qui  se  proposaient  l'imitation  de  la 
nature  muette  ne  faisaient  pas  à  l'intelligence  une  part  très  opu- 
lente. Le  dédain  de  l'auteur  du  Jugement  dernier  pour  les  praticiens 
étrangers  à  toute  réflexion  ne  doit  donc  pas  nous  étonner.  Tous  les 
esprits  élevés,  à  quelque  partie  de  l'invention  qu'ils  aient  voué  leurs 
facultés,  trouveraient  autour  d'eux  des  praticiens  qui  mettent  le 
métier  au-dessus  de  l'art,  ou  qui  plutôt  confondent  l'un  avec  l'autre, 
et  n'ont  jamais  entrevu  l'importance  et  le  rôle  de  la  pensée.  Le  sen- 
timent de  leur  supériorité,  lors  même  qu'ils  n'excelleraient  pas  dans 
tous  les  détails  matériels  de  leur  profession,  leur  permet  de  railler 
ceux  qui  se  prennent  pour  des  maîtres  et  n'ont  jamais  rien  inventé. 
Les  deux  paysagistes  français  qui  représentent  avec  Ruysdaël  l'in- 
terprétation de  la  nature  muette  sous  sa  forme  la  plus  parfaite  dé- 
fient le  dédain  des  peintres  de  figures.  Le  problème  qu'ils  se  propo- 
saient n'est  pas  moins  difficile  à  résoudre  que  celui  de  la  peinture 
historique.  En  groupant  des  personnages,  on  veut  exprimer  des  pas- 
sions :  c'est  là  sans  doute  une  tâche  laborieuse,  mais  on  a  devant  les 
yeux  ou  dans  ses  souvenirs  ce  qu'on  essaie  de  traduire.  Quand  il 
s'agit  de  rendre  l'impression  qu'on  a  reçue  à  l'aspect  d'une  forêt, 
d'associer  le  spectateur  à  sa  rêverie,  c'est  une  rude  besogne.  C'est 
pour  avoir  posé  ce  problème  dans  toute  sa  franchise,  c'est  pour  l'a- 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voir  résolu  que  Claude  Lorrain  et  Poussin  ont  pris  rang  à  côté  des 
peintres  d'histoire.  Depuis  qu'ils  ont  écrit  leur  pensée,  il  n'est  plus 
permis  de  traiter  le  paysage  comme  un  genre  secondaire.  Si  les  con- 
ditions qu'ils  avaient  acceptées,  qui  expliquent  l'élévation  de  leurs  ou- 
vrages, n'étaient  pas  aujourd'hui  méconnues  ou  négligées  par  ceux 
qui  croient  avoir  agrandi  leur  domaine,  les  peintres  d'histoire  ne 
parleraient  pas  si  légèrement  de  la  nature  inanimée.  D'ailleurs  l'ou- 
bli ou  l'ignorance  de  ces  conditions  se  rattache  à  une  question  plus 
générale,  à  l'éducation  des  artistes.  Gomment  l'idéal  tiendrait-il  la 
place  qui  lui  appartient  dans  le  paysage,  quand  il  joue  dans  l'ensei- 
gnement un  rôle  si  modeste?  Les  concours  institués  pour  l'encoura- 
gement du  paysage  historique  prouvent  assez  clairement  qu'à  l'école 
de  Paris,  la  pratique  matérielle  du  métier  a  plus  d'importance  que 
la  pensée.  Les  figures  indiquées  par  le  programme,  et  qui  doivent 
servir  à  la  représentation  d'une  scène  mythologique,  sont  traitées  de 
manière  à  ne  pas  trop  occuper  l'attention.  On  dirait  que  les  élèves 
sont  invités  à  ne  pas  détourner  les  regards  du  spectateur  de  la 
forme  et  de  la  couleur  des  plantes  et  des  montagnes  :  s'ils  reçoivent 
un  tel  conseil,  ils  n'en  tiennent  que  trop  de  compte:  mais  le  paysage 
proprement  dit  manque  de  vie.  Quelques  masses  traditionnelles, 
d'une  couleur  quelquefois  heureuse,  forment  tout  l'intérêt  de  la  com- 
position. Les  exceptions  qu'on  pourrait  citer  ne  démentiraient  pas  la 
justice  de  nos  plaintes.  Tant  qu'on  n'aura  pas  changé  l'éducation 
générale  des  artistes,  il  ne  faut  pas  espérer  qu'ils  comprennent  de 
bonne  heure  l'importance  de  la  pensée. 

Ruysdaël  était  d'un  caractère  mélancolique,  et  son  caractère  se 
retrouve  dans  ses  ouvrages.  A  voir  le  soin  religieux  avec  lequel  il  a 
rendu  tous  les  détails  que  lui  offrait  la  nature  hollandaise,  on  serait 
tenté  de  croire  qu'il  n'a  rien  cherché  au-delà  de  l'imitation,  et  cepen- 
dant, quand  on  étudie  l'ensemble  de  ses  œuvres,  il  demeure  évident 
qu'il  a  visé  plus  haut.  De  tous  les  paysagistes  de  son  pays,  c'est  à  coup 
sûr  celui  qui  accordait  le  plus  d'importance  à  la  pensée.  Choisissait-il 
autour  de  lui  les  sites  qui  répondaient  à  l'état  de  son  âme,  et  se  dis- 
pensait-il presque  toujours  d'abord  de  la  composition  dans  le  sens  le 
plus  libre  du  mot?  Cette  conjecture  ne  blesse  en  rien  la  raison.  Ruys- 
daël,  qui  avait  abandonné  la  profession  de  médecin  pour  se  livrer 
tout  entier  à  la  peinture,  était  porté,  par  sa  nature  et  par  sa  première 
éducation,  vers  les  idées  les  plus  élevées;  mais,  sans  se  livrer  à  de 
grands  efforts  d'invention,  il  pouvait  rendre  ce  qu'il  sentait.  11  ne 
copiait  pas  ce  qu'il  voyait  pour  le  seul  plaisir  de  le  copier,  mais  il 
imitait  ce  qu'il  avait  devant  les  yeux  pour  traduire  l'impression  qu'il 
avait  reçue,  et  à  mesure  qu'il  avançait  dans  son  oeuvre,  il  corrigeait 
dans  son  modèle  ce  qui  ne  s'accordait  pas  avec  son  dessein;  il  sup- 
primait ce  qui  lui  semblait  inutile,  agrandissait  ce  qui  lui  paraissait 


LE  PAYSAGE  ET  LES  PAYSAGISTES.  781 

mesquin;  il  exagérait  ce  qui  n'était  qu'indiqué.  Doué  d'un  discerne- 
ment très  fin,  il  crayonnait  dans  ses  promenades  les  coins  de  plaine 
ou  de  forêt  qui  disaient,  dans  unelangue  sans  paroles,  ce  qu'il  vou- 
lait dire  avec  le  pinceau.  Rentré  dans  son  atelier,  il  apercevait  dans 
son  croquis  des  lacunes  qui'd'abord  ne  l'avaient  pas  frappé.  Alors, 
sans  essayer  de  composer  un  paysage  de  toutes  pièces,  il  transcrivait 
sur  la  toile  ce  qu'il  avait  crayonné,  n'allant  pas  au-delà  d'un  sim- 
ple trait.  Affermi  dans  sa  première  pensée,  éclairé  de  plus  en  plus 
sur  ce  qui  manquait  à  la  réalité,  il  attendait  pour  peindre  que  la  mé- 
ditation eût  achevé  l'ébauche  qu'il  avait  rencontrée  dans  ses  pro- 
menades. L'heure  venue  de  se  mettre  à  l'œuvre,  il  consultait  ses 
souvenirs,  mais  sans  se  croire  obligé  de  les  suivre.  Cette  manière  de 
procéder  n'est  pas  timidité,  mais  prudence.  Ruysdaël  ne  sentait  pas 
en  lui-même  une  imagination  assez  puissante  pour  marcher  sans 
autre  guide  que  sa  volonté;  mais  en  même  temps  qu'il  se  défiait  de 
ses  forces,  il  comprenait  la  nécessité  de  ne  pas  s'en  tenir  à  l'imita- 
tion :  aussi  dans  ses  toiles,  qui  sont  toujours  vivantes,  nous  admi- 
rons tout  à  la  fois  la  précision  de  la  forme  et  la  simplicité  de  l'or- 
donnance. 

Les  deux  mérites  que  je  relève  dans  Ruysdaël  sont  les  mérites 
d'un  observateur  attentif  et  d'un  homme  habitué  à  la  réflexion.  Per- 
sonne aujourd'hui  ne  possède  une  habileté  supérieure  dans  le  ma- 
niement du  pinceau,  et  l'on  voudrait  pourtant  réduire  la  peinture  à 
ce  qui  n'était  pour  Ruysdaël  que  la  moitié  de  sa  tâche  !  Le  premier 
paysagiste  de  la  Hollande,  celui  qui  représente  l'imitation  de  la  na- 
ture de  la  manière  la  plus  excellente,  avait  plus  de  clairvoyance  et 
de  modestie;  il  avait  beau  reproduire  avec  une  incomparable  finesse 
les  détails  qu'il  avait  aperçus  :  il  ne  s'abusait  pas  sur  l'insuffisance 
de  l'imitation,  il  comprenait  qu'il  avait  autre  chose  à  faire  pour  que 
son  œuvre  fût  vraiment  sienne.  11  voulait  que  le  spectateur  sentit, 
en  regardant  sa  toile,  ce  que  l'auteur  avait  senti  lui-même.  La  na- 
ture lui  parlait  une  langue  mystérieuse  qui  ne  s'adresse  qu'aux  âmes 
d'élite.  Cette  langue  qu'il  avait  entendue,  dont  il  avait  pénétré  le 
sens,  il  s'efforçait  de  la  rendre  intelligible  à  tous.  11  n'allait  pas  aux 
champs,  il  ne  s'enfonçait  pas  dans  l'ombre  des  forêts  pour  chercher 
l'expression  d'une  idée  préconçue;  il  rapportait  dans  son  atelier  les 
sentimens  qu'avait  suscités  en  lui  le  spectacle  des  rochers  ou  le  bruit 
des  flots,  et  s'appliquait  à  les  traduire.  La  simplicité  de  Ruysdaël 
s'élève  rarement  jusqu'à  la  grandeur.  Cependant  la  contemplation 
de  ses  œuvres  laisse  dans  l'âme  un  souvenir  fortifiant.  La  mélancolie 
qu'elles  respirent  n'a  rien  qui  pousse  au  découragement  :  elles  réveil- 
lent le  souvenir  de  nos  douleurs;  mais  il  y  a  tant  de  sève  et  tant  de 
force  dans  les  branches  dont  l'ombre  se  projette  sur  le  terrain,  que 
nous  sentons  le  besoin  de  vivre  à  notre  tour  d'une  vie  énergique.  La 


782  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tristesse,  au  lieu  de  nous  afïaiblir,  nous  relève.  L'étude  de  Ruysdaël 
est  doublement  salutaire  :  elle  donne  au  goût  plus  de  délicatesse, 
à  la  pensée  plus  de  vigueur.  On  apprend  de  lui  à  trier  les  détails, 
à  ne  pas  leur  attribuer  une  importance  égale  et  constante.  Son  regard 
ne  négligeait  rien,  son  pinceau  ne  transcrivait  pas  tout  ce  que  son 
œil  avait  aperçu.  Il  comprend  la  vie  des  plantes  et  la  rend  avec  une 
évidence,  une  splendeur  qui  n'ont  jamais  été  surpassées.  Or  le  spec- 
tacle de  la  vie  ainsi  révélée  suscite  en  nous  le  désir  de  voir,  le  be- 
soin d'agir.  Les  œuvres  de  ce  maître,  qui  a  mis  l'empreinte  de  son 
âme  dans  les  compositions  mêmes  que  les  ignorans  prennent  pour 
impersonnelles,  nous  émeuvent  comme  la  nature,  tant  il  y  a  de  vé- 
rité, de  fraîcheur,  de  jeunesse,  dans  les  branches  que  le  vent  sou- 
lève, ou  que  viennent  éclairer  les  derniers  rayons  du  soleil.  Pour 
produire  en  nous  une  émotion  si  profonde,  un  regard  pénétrant, 
une  mémoire  fidèle,  une  main  docile  ne  suffiront  jamais. 

Claude  Lorrain  comprenait  autrement  que  Ruysdaël  l'interpréta- 
tion de  la  nature.  Il  ne  se  contentait  pas  de  corriger  ce  qui  lui  sem- 
blait mesquin,  d'effacer  ce  qui  lui  paraissait  inutile  :  son  génie,  plus 
hardi  que  celui  du  peintre  hollandais,  agissait  avec  une  liberté  qui 
s'appellerait  présomption,  si  la  postérité  ne  lui  avait  donné  raison. 
Ce  qu'il  voyait  n'était  pas  pour  lui  un  sujet  d'imitation,  mais  un  su- 
jet de  composition.  Le  crépuscule  du  matin,  le  crépuscule  du  soir, 
la  splendeur  de  midi,  l'heure  solennelle  qui  précède  le  coucher  du 
soleil,  ont  trouvé  dans  son  pinceau  un  interprète  éloquent  et  fidèle; 
mais  ce  qui  caractérise  sa  manière,  ce  qui  lui  assigne  parmi  les- 
paysagistes  une  place  à  part,  c'est  la  puissance  souveraine  avec  la- 
quelle il  disposait  de  tout  ce  qu'il  avait  vu.  Les  forêts  et  les  mon- 
tagnes ne  lui  suffisaient  pas,  les  derniers  rayons  du  soleil  réfléchis 
dans  les  flots  ne  contentaient  pas  son  imagination.  Avant  de  se 
mettre  à  l'œuvre,  il  avait  une  pensée  préconçue,  et  pour  la  rendre 
il  associait  les  ruines  de  l'art  humain  à  l'éternelle  beauté,  à  la  séré- 
nité permanente  de  l'art  divin.  Les  colonnes  mutilées  d'un  temple 
magnifique  à  côté  d'une  forêt  que  chaque  printemps  rajeunit  occu- 
pent le  premier  plan;  à  l'horizon,  des  montagnes  lointaines,  dont  les 
lignes  pures  et  harmonieuses  reposent  le  regard  et  portent  dans  l'âme 
du  spectateur  une  émotion  religieuse  et  profonde.  Si  jamais  l'insuf- 
fisance de  l'imitation  fut  reconnue  franchement,  c'est  à  coup  sûr  par 
Claude  Lorrain.  Il  n'essayait  pas  de  copier  ce  qu'il  voyait,  mais  de 
traduire  l'impression  qu'il  avait  reçue.  Quant  aux  personnages  qu'il 
plaçait  dans  ses  compositions,  il  ne  leur  attribuait  pas  une  grande 
importance  :  tantôt  il  s'en  servait  pour  donner  la  mesure  des  ruines 
qui  occupaient  le  premier  plan,  tantôt  pour  expliquer  la  pensée  qu'il 
avait  voulu  rendre.  Deux  figures  dans  une  barque  voguant  douce- 
ment et  protégées  contre  l'ardeur  du  jour  par  les  arbres  de  la  rive 


LE  PAYSAGE  ET  LES  PAYSAGISTES.  783 

offraient  l'image  du  bonheur.  Le  procédé  de  Claude  Lorrain  est  un 
procédé  tout  personnel.  L'auteur  immortel  des  admirables  paysages 
qui  nous  éblouissent  par  leur  splendeur  n'a  jamais  tenté  de  lutter 
avec  la  nature.  11  savait  trop  bien  qu'il  serait  vaincu  s'il  engageait 
un  pareil  combat.  Il  voyait  dans  la  lumière,  dans  la  forme  des 
plantes  et  des  montagnes,  dans  l'aspect  des  ruines,  un  moyen  de 
rendre  ce  qu'il  sentait,  et,  au  lieu  de  transcrire  ses  souvenirs,  il  les 
consultait  comme  un  vocabulaire.  Ce  qu'il  peignait  était  en  lui  avant 
d'être  sur  la  toile.  Sa  main  n'obéissait  pas  à  sa  mémoire,  mais  à  sa 
volonté.  Il  sacrifiait  sans  regret  tout  ce  qui  ne  devait  pas  servir  à 
l'expression  de  sa  pensée. 

Le  peintre  hollandais  rapportait  dans  son  atelier  le  thème  de  la 
composition  qu'il  allait  ébaucher,  et  sa  volonté  n'intervenait  qu'après 
sa  mémoire.  Claude  Lorrain  écoutait  plus  souvent  et  plus  librement 
son  imagination.  Avec  ses  souvenirs,  avec  ses  rêveries,  il  formait  un 
type  de  bonheur  ou  de  tristesse,  et  quand  il  voulait  rendre  visible 
à  tous  ce  qu'il  avait  aperçu  au  dedans  de  lui-même,  il  se  tournait 
vers  la  nature  pour  donner  plus  de  précision  à  sa  pensée.  Le  té- 
moignage de  ses  yeux  n'était  pour  lui  qu'un  auxiliaire,  jamais  un 
guide  impérieux.  C'est  à  l'emploi  de  ce  procédé  que  nous  devons 
l'unité  merveilleuse  de  toutes  ses  œuvres.  Il  savait  d'avance  ce  qu'il 
allait  faire.  11  ne  commençait  pas  par  copier  pour  effacer,  pour  sup- 
primer, pour  ajouter;  le  modèle  était  en  lui.  Ce  qu'il  demandait  à  la 
nature,  c'étaient  les  traits  dont  il  devait  se  servir  pour  en  dessiner 
les  contours,  les  couleurs  qu'il  avait  choisies,  mais  qu'elle  possé- 
dait. Un  tel  procédé,  je  le  reconnais  volontiers,  n'est  pas  à  la  portée 
de  toutes  les  intelligences.  Pour  agir  ainsi,  il  faut  une  puissance  qui 
n'est  pas  commune.  Cependant  les  peintres  qui  se  livrent  à  la  pra- 
tique du  paysage  et  que  la  gloire  de  Claude  Lorrain  pourrait  tenter 
douent  en  prendre  leur  parti.  Il  n'y  a  pas  moyen  de  faire  ce  qu'il 
a  fait,  ou  quelque  chose  d'équivalent,  sans  passer  par  la  route  qu'il 
a  suivie.  Ils  ne  trouveront  pas  dans  la  réalité  ce  qu'ils  trouvent  dans 
ses  œuvres.  Les  scènes  les  plus  grandes,  les  sites  les  plus  majes- 
tueux, laissent  apercevoir  des  détails  que  le  goût  condamne,  et  dont 
le  pinceau  ne  doit  tenir  aucun  compte.  Pour  tout  dire  en  un  mot, 
la  nature  offre  à  l'art  des  thèmes  nombreux,  d'une  infinie  variété: 
elle  ne  lui  offre  pas  de  modèles.  Voilà  ce  que  Ruysdaël  entrevoyait, 
ce  que  Claude  Lorrain  voyait  clairement.  Intervention  permanente 
de  la  pensée  dans  l'expression  de  la  forme,  l'imitation  envisagée 
comme  moyen,  jamais  comme  but,  c'est  à  ces  termes  précis  qu'il  faut 
réduire  le  procédé  de  ce  maître  illustre.  Il  connaissait  tous  les  as- 
pects de  la  nature,  et  savait  les  reproduire  comme  s'il  n'eût  pas  eu 
en  tête  un  projet  plus  élevé;  mais  cette  notion  et  cette  faculté  n'é- 
taient pour  lui  que  des  instrumens.  Ses  souvenirs,  il  les  transfor- 


784  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mait  quand  l'heure  était  venue  d'exprimer  sa  volonté.  11  disposait 
si  librement  de  tout  ce  qu'il  avait  vu  que  la  nature  semblait  lui 
obéir.  Il  creusait  les  vallées,  il  abaissait  les  montagnes,  il  attachait  au 
tronc  des  arbres  des  branches  d'une  souplesse  inconnue,  d'une  nier- 
veilleuse  élégance,  et  tout  cela  si  simplement  que  jamais  chez  lui 
l'invention  ne  semble  bizarre.  11  est  trop  savant  pour  étonner; 
quand  il  crée,  on  dirait  qu'il  se  souvient  :  génie  excellent  qui  a 
voulu  dans  la  mesure  de  sa  puissance,  qui  a  réalisé  tout  ce  qu'il 
avait  conçu. 

Le  procédé  de  Nicolas  Poussin,  plus  savant  encore  que  celui  de 
Claude  Lorrain,  n'est  pas  facile  à  définir.  Poussin  ne  conçoit  pas  le 
paysage  sans  ligures  :  il  n'étudie  pas  la  nature,  comme  le  peintre 
hollandais,  pour  la  corriger,  pour  l'agrandir  en  la  transcrivant,  et 
j'espère  que  le  mot  corriger  ne  sera  pas  pris  pour  une  impiété.  Il  ne 
se  préoccupe  pas,  comme  Claude  Lorrain,  de  la  distribution  de  la 
lumière.  Ce  qui  domine  tous  ses  paysages,  ce  qui  les  explique,  ce 
qui  en  démontre  le  mérite  infini,  c'est  l'accord  établi  entre  la  nature 
muette  et  les  personnages.  Qu'il  s'adresse  aux  traditions  païennes 
ou  aux  traditions  chrétiennes,  il  comprend  toujours  de  la  même 
façon,  il  pratique  toujours  avec  le  même  respect  la  loi  que  je  viens 
d'énoncer.  Chez  lui,  le  paysage  sans  les  figures  serait  vide,  les  figures 
sans  le  paysage  présenteraient  un  caractère  incomplet.  Qu'on  prenne 
le  Polyphème,  le  Diogène,  et  l'on  pourra  facilement  vérifier  ce  que 
j'avance.  Dans  chacune  de  ces  trois  compositions,  la  nature  muette 
€t  les  personnages  sont  unis  par  un  lien  tellement  indissoluble,  qu'il 
serait  impossible  de  les  séparer.  Les  paysages  de  Nicolas  Poussin 
n'ont  pas  autant  de  réalité  que  ceux  de  Ruysdaël,  autant  de  splen- 
deur que  ceux  de  Claude  Lorrain.  Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  qu'il 
n'ait  pas  obtenu  la  même  popularité  que  ces  deux  maîtres,  car  il 
s'adresse,  par  la  nature  même  de  ses  conceptions,  à  des  esprits  plus 
délicats.  Il  n'a  pas  pour  lui  le  charme  de  la  couleur.  Au  premier  as- 
pect, ses  paysages  déroutent  par  leur  austérité  les  spectateurs  fri- 
voles; mais  si  l'on  prend  la  peine  de  les  étudier,  la  surprise  fait 
bientôt  place  à  l'enchantement.  Toutes  les  parties  de  chacun  de  ces 
poèmes,  car  le  Diogène,  le  Polyphème,  sont  de  vrais  poèmes,  sont 
tellement  conçues,  tellement  ordonnées,  qu'elles  n'ont  pas  de  valeur 
absolue.  Jamais  la  théorie  du  sacrifice  n'a  été  plus  franchement  ac- 
ceptée, plus  franchement  pratiquée.  Ruysdaël  supprime  ce  qui  lui 
parait  inutile  :  c'est  un  premier  pas  vers  la  vérité.  Claude  Lorrain 
interroge  sa  mémoire  au  lieu  de  s'en  tenir  au  témoignage  immédiat 
de  ses  yeux,  et  compose  avant  de  se  mettre  à  l'œuvre  :  c'est  un  se- 
cond pas  plus  hardi  que  le  premier.  Nicolas  Poussin  est  allé  plus 
loin  que  Ruysdaël  et  Claude  Lorrain.  Il  ne  s'est  pas  contenté  de  sup- 
primer ce  qui  lui  semblait  inutile,  il  ne  s'est  pas  borné  à  composer 


LE    PAYSAGE    ET    LES    PAYSAGISTES.  78» 

avant  de  se  mettre  à  l'œuvre,  en  prenant  pour  but  suprême  et  défi- 
nitif un  effet  de  lumière  :  il  a  voulu  produire,  et  il  produit  con- 
stamment une  impression  morale.  Et  comment  arrive-t-il  à  réaliser 
ce  prodige?  En  sacrifiant  résolument,  dans  les  souvenirs  dont  il  dis- 
pose, tout  ce  qui  pourrait  affaiblir  l'expression  de  sa  pensée. 

Le  Buisson,  l'Entrée  d'une  forêt,  la  Cascade,  prouvent  (pie  Ruys- 
daël n'ignorait  pas  la  théorie  du  sacrifice.  Le  Port  de  Messine,  la 
Danse  au  bord  de  l'eau,  le  Troupeau  à  l'abreuvoir,  démontrent  sur- 
abondamment que  Claude  Gellée  savait  effacer  ce  qui  lui  semblait 
superflu;  mais  toutes  ces  compositions,  consacrées  depuis  longtemps 
par  une  admiration  légitime,  n'ont  pas  dans  l'ordre  intellectuel  la 
même  valeur  que  le  Diogène  et  le  Polypkéme.  Poussin,  qui  ne  fait 
pas  un  chêne  avec  autant  de  précision  que  Ruysdaël,  qui  ne  sait 
pas,  comme  Claude  Lorrain,  inonder  de  lumière  la  mer,  le  ciel,  les 
forêts  et  les  montagnes,  occupe  pourtant  un  rang  plus  élevé  que 
ces  deux  maîtres,  parce  que  la  pensée  rayonne  dans  toutes  ses  œu- 
vres. Aujourd'hui  que  l'imitation  domine  dans  notre  école  de  pay- 
sage, le  rêveur  des  Andelys  esl  assez  mal  mené.  La  mode  est  de  par- 
ler de  lui  très  légèrement.  Railler  ce  qu'il  a  fait  passe  pour  un  trait 
de  bon  goût.  Réfuter  une  telle  méprise  serait  mal  employer  son 
temps;  le  plus  sage  est  de  sourire.  Ceux  qui  se  moquent  de  Nicolas 
Poussin  se  calomnient  à  leur  insu.  Ils  avouenl  sans  le  savoir  que 
leur  intelligence  ne  conçoit  rien  au-delà  du  témoignage  des  yeux. 
C'est  à  coup  sur  une  condition  assez  peu  digne  d'envie,  et  pourtant 
ils  s'obstinent  à  n'en  pas  vouloir  d'autre.  A  quoi  bon  troubler  leur 
joie?  Ils  proclament  leur  infirmité,  et  s'enorgueillissent  de  l'avoir 
proclamée.  S'ils  pouvaient  deviner  jusqu'où  va  leur  modestie,  ils 
seraient  bien  étonnés;  mais  l'heure  de  la  clairvoyance  n'a  pas  en- 
core sonné  pour  eux,  et  tous  nos  avertissemens  seraient  perdus.  Nos 
paroles  s'adressent  à  ceux  qui  veulent  s'éclairer,  et  la  moquerie  ne 
révèle  pas  le  désir  de  s'instruire.  Aimer  Poussin,  reconnaître  et  ad- 
mirer tout  ce  qu'il  y  a  d'élevé  dans  ses  compositions,  c'est  à  mes 
yeux  la  preuve  d'un  goût  pur  et  délicat:  médire  de  lui  est  un  aveu 
involontaire  d'infériorité.  Ruysdaël ,  qui  excelle  dans  l'imitation  de 
la  nature,  qui  étonne  le  regard  par  la  précision  des  détails,  réveille 
en  nous  des  souvenirs;  Claude  Lorrain,  moins  près  de  la  réalité  que 
Ruysdaël,  introduit  notre  intelligence  dans  une  région  supérieure; 
Nicolas  Poussin,  moins  habile  dans  le  sens  matériel,  occupe  dans 
l'histoire  une  place  plus  considérable,  parce  que  la  valeur  des  œu- 
vres humaines  se  mesure  à  l'intervention  de  la  pensée.  Si  l'exacti- 
tude de  l'imitation  devait  assigner  les  rangs,  Ruysdaël  dominerait 
Claude  Lorrain,  Claude  Lorrain  dominerait  Poussin.  La  ra  :  res- 
crit  une  hiérarchie  toute  différente  :  c'est  le  développi       ; 

TOME  IX.  •    | 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pensée  qui  assigne  les  rangs,  et  Nicolas  Poussin  se  trouve  naturelle- 
ment le  premier. 

Or,  si  les  idées  que  j'ai  développées  et  que  j'ai  tâché  de  rendre 
claires  ont  été  bien  saisies  par  le  lecteur,  il  ne  doit  rester  aucun 
doute  dans  son  esprit  sur  la  nature  des  conclusions  auxquelles  je 
veux  arriver.  Le  paysage,  comme  la  peinture  d'histoire,  comme  la 
peinture  religieuse,  comme  la  sculpture,  est  obligé  de  recourir  à 
l'idéal.  Dans  ce  domaine,  qui  semble  se  dérober  à  l'intervention  de  la 
pensée,  comme  dans  les  autres  domaines,  où  le  rôle  de  l'imagination 
parait  plus  important,  l'imitation  la  plus  parfaite  ne  saurait  produire 
une  œuvre  d'art.  Ce  que  j'ai  dit  des  marbres  grecs  comparés  aux  sta- 
tues modernes,  je  dois  le  dire  des  toiles  de  Ruysdaël,  de  Claude 
Gellée,  de  Nicolas  Poussin,  comparées  aux  toiles  que  les  amateurs 
se  disputent  sous  nos  yeux.  Tant  que  le  paysage  n'abandonnera 
pas  la  voie  où  il  s'est  engagé,  tant  que  l'idéal  n'aura  pas  repris 
l'importance  qui  lui  appartient,  l'expression  de  la  nature  muette 
sera  toujours  à  l'état  rudimentaire.  Ce  que  Phidias,  Polyclète  et 
Praxitèle  démontrent  pour  la  figure  humaine  taillée  dans  le  paros, 
Ruysdaël,  Claude  Lorrain  et  Nicolas  Poussin  le  démontrent  pour 
les  plantes  et  les  roches  imitées  à  l'aide  du  pinceau.  Personne  n'a 
jamais  imité  la  nature  plus  habilement  que  Ruysdaël,  et  pour- 
tant Ruysdaël  n'émeut  pas  le  spectateur  aussi  puissamment  que 
Claude  Lorrain.  Pourquoi,  si  ce  n'est  parce  que  Claude  Lorrain  ac- 
corde à  l'idéal  plus  d'importance  que  le  peintre  hollandais?  Pour- 
quoi Claude  Lorrain,  malgré  la  splendeur  de  ses  œuvres,  demeure- 
t-il  au-dessous  de  Mcolas  Poussin,  si  ce  n'est  parce  qu'il  n'attribue 
pas  a  la  pensée  un  rôle  aussi  élevé  que  le  rêveur  des  Andelys?  Ou 
l'histoire  ne  signifie  rien,  ou  elle  doit  nous  éclairer  sur  le  sens  du 
présent.  Les  trois  plus  grands  paysagistes  du  inonde,  qui  vivaient 
au  xvne  siècle,  sont  des  argumens  que  personne  n'a  le  droit  de  n 
ser.  Les  hommes  qui  pratiquent  aujourd'hui  l'art  qu'ils  ont  pratiqué 
n'oseraient  pas  se  vanter  de  posséder  des  facultés  supérieures;  mais 
ils  se  méprennent  sur  le  but  du  paysage,  comme  les  sculpteurs  se 
méprennent  sur  le  but  de  la  sculpture,  et  quand  ils  ont  copié  lui 
tronc  d'arbre  sans  omettre  une  rugosité,  sans  oublier  un  lichen,  ils 
s'applaudissent  et  se  glorifient.  Ils  ne  disent  pas  :  Nous  valons  mieux 
que  Ruysdaël,  Claude  Lorrain  et  Nicolas  Poussin:  niais  ils  disent  : 
Ils  se  trompaient,  et  nous  savons  le  chemin  qui  mène  à  la  vérité.  — 
Eh  bien!  la  clairvoyance  n'est  pas  de  leur  côté. 

Les  trois  grands  paysagistes  du  xvne  siècle,  doués  de  facultés 
inégales,  avaient  aperçu  le  but  suprême  de  l'art  qu'ils  pratiquaient. 
Le  maître  hollandais  ne  l'a  pas  touché,  et  cependant  ses  œuvres  ex- 
citent encore  aujourd'hui  une  légitime  admiration.  Claude  Gellée, 


LE  PAYSAGE  ET  LES  PAYSAGISTES.  "87 

plus  hardi  que  le  maître  hollandais,  occupe  à  hon  droit  un  rang 
plus  élevé.  Nicolas  Poussin,  venu  plus  tôt  que  les  deux  autres,  puis- 
qu'il est  né  dix  ans  avant  Claude  Gellée,  quarante-six  ans  avant 
Ruysdaël,  a  proclamé  dans  le  paysage  la  souveraineté  de  la  pensée, 
et  ses  œuvres  ont  démontré  que  la  raison  était  pour  lui.  Ses  toiles, 
malgré  le  mérite  qui  les  recommande,  sont  aujourd'hui  dédaignées 
par  la  foule  :  c'est  un  malheur  sans  doute,  une  méprise  dont  le  goût 
doit  s'affliger;  mais  le  mérite  n'a  rien  a  démêler  avec  la  popularité. 
Que  les  toiles  de  Watteau  el  de  Boucher  soient  couvertes  d'or  dans 
les  enchères,  et  que  les  toiles  de  Poussin  trouvent  à  graiul'peine 
quelques  acheteurs  courageux,  1rs  conditions  de  la  vérité  ne  sont 
pas  changées.  L'idéal  n'a  rien  perdu  de  son  importance.  La  mode 
est  aujourd'hui  à  l'imitation.  C'est  un  mauvais  signe  pour  l'intelli- 
gence publique.  Ce  que  nous  blâmons  ne  saurait  durer.  Le  sens 
moral  se  relèvera,  le  sens  poétique  reprendra  dans  les  arts  du  des- 
sin une  autorité  qui  n'a  jamais  été  méconnue  que  par  l'ignorance. 
Quand  ce  jour  sera  venu,  ceux  qui  blasphèment  aujourd'hui 
noms  de  Claude  Gellée,  de  Nicolas  Poussin,  rougironl  de  leurs  blas- 
phèmes: ils  comprendront  qu'ils  n'ont  jamais  entrevu  la  vérité,  et 
se  tairont  pour  échapper  aux  railleries. 

L'imitation  est  à  l'invention,  dans  le  paysage  comme  dans  la 
sculpture,  ce  que  le  langage  est  à  l'éloquence,  et  ce  n'est  pas  ici 
une  comparaison  capricieuse,  mais  une  comparaison  qui  repose  sur 
la  réalité.  Ceux  qui  savent  imiter  la  nature  muette  sont  pareils  à 
ceux  qui  connaissent  les  lois  du  langage  :  ils  sont  prêts  à  parler,  ils 
disposent  de  la  ligne  et  de  la  couleur  comme  les  grammairiens  dis- 
posent des  mots;  mais  qui  pourrait  mesurer  l'intervalle  qui  sépare 
la  grammaire  de  l'éloquence?  Qui  pourrait  dire  de  combien  de  pas 
se  compose  la  route  qui  mené  de  l'imitation  à  l'invention?  Ceux  qui 
copient  un  chêne  ou  une  génisse  avec  une  merveilleuse  habileté,  qui 
transcrivent  avec  une  fidélité  littérale  la  mousse  et  les  pâquerettes, 
et  qui  croient  dépasser  Ruysdaël  et  Poussin,  ont  à  mon  avis  autant 
de  bon  sens  qu'un  maître  d'école  qui,  pour  avoir  étudié  pendant  dix 
ans  les  formes  du  langage,  se  mettrait  au-dessus  de  Pascal  et  de 
Bossuet.  Ruysdaël,  Claude  Lorrain,  Nicolas  Poussin,  représentent 
l'éloquence.  Ils  savent  parler,  et  ne  parlent  jamais  sans  avoir  quel- 
que chose  à  dire.  Les  habiles,  les  applaudis  de  nos  jours  savent 
comment  il  faut  parler;  mais  pour  être  éloquens,  il  leur  manque  une 
bagatelle,  —  une  pensée  à  exprimer. 

Glstave  Planche. 


LA  PRINCESSE 


PROMÉTHÉE 


L'n  soir,  entre  quatre  et  cinq  heures,  dans  le  coin  d'un  salon  qui 
eut  sa  gloire  comme  Babylone  et  comme  Tyr,  et  qui  a  disparu  comme 
ces  cités,  j'entendis  parler  de  lady  Byron.  On  disait  que  l'auteur  de 
Don  Juan  s'était  donné  des  torts  bien  graves  envers  elle,  on  la  plai- 
gnait, on  la  béatifiait,  on  offrait  comme  holocauste  à  son  souvenir 
la  mémoire  flagellée  et  déchirée  de  son  glorieux  époux.  J'étais  à  cet 
âge  où  les  moins  bons  d'entre  nous  ne  sont  pas  encore  aptes  à  s'en- 
rôler dans  la  grande  légion  des  pharisiens,  où  la  passion  éternelle 
de  tous  les  hommes  divins  nous  arrache  des  élans  d'une  pitié  en- 
thousiaste et  profonde.  En  moi-même,  je  pris  parti  pour  Byron,  et 
je  me  dis  qu'il  se  commettait  devant  moi,  à  coup  sûr,  une  des 
iniquités  quotidiennes  qui  sont  le  fond,  l'âme,  la  vie  de  ce  cpi'on 
nomme  la  conversation. 

Plus  tard,  bien  loin  de  l'heure  et  des  lieux  où  mon  cœur  sentit  la 
rapide  étreinte  des  émotions  que  je  retrouve  aujourd'hui,  des  faits 
inattendus  ont  donné  raison  aux  instincts  de  ma  jeunesse.  Ces  faits, 
j'essaie  maintenant  de  les  recueillir.  Puissent-ils  avoir  pour  d'au- 
tres l'éloquence  qu'ils  ont  eue  pour  moi!  Ce  ne  sera  pas  d'une  seule 
apologie  qu'ils  se  chargeront,  car  dans  ce  monde  nulle  existence 
n'est  isolée,  nul  homme  n'est  le  représentant  de  sa  seule  pensée, 
nulle  victime  n'est  immolée  pour  ses  seules  vertus  ou  ses  seules  fautes. 
—  Connaissez-vous  le  prince  Prométhée  Polesvoï? 


LA    PRINCESSE    PROMETHEE.  780 

Son  nom  éveillait  en  mon  esprit,  avant  l'instant  où  je  fus  appelé 
à  le  voir,  des  souvenirs  un  peu  confus,  je  l'avoue,  mais  cependant 
assez  vifs.  Je  savais  qu'il  existait  en  Russie  un  poète  moins  correct 
peut-être  que  Pouchkine,  mais  d'une  veine  plus  originale  et  plus 
hardie,  qui  n'avait  pas  craint,  dès  ses  débuts,  de  monter  sur  le  tré- 
pied où  l'on  est  assailli  par  ce  qu'ont  de  plus  puissant  et  de  plus 
orageux  les  souilles  de  l'inspiration.  Polesvoï  a  écrit  de  grandes 
compositions  théâtrales  où,  remontant  aux  sources  mêmes  de  l'art 
dramatique,  il  prend  pour  matière  l'histoire  de  son  siècle,  et  pour 
personnage  suprême  sa  nation.  Son  Incendie  de  Moscou  faisait  ré- 
pandre, il  y  a  quelques  années,  à  un  public  russe,  les  larmes  qu'ar- 
rachaient jadis  aux  yeux  des  Grecs  la  célèbre  tragédie  des  Perses. 
A  ces  gigantesques  tentatives  il  a  joint  maints  autres  essais.  Sa  pe- 
tite pièce,  le  Troisième  Amour,  dénote  une  science  singulière  du 
cœur  féminin  en  ce  temps-ci.  Quelle  que  soit  d'ailleurs  la  manière 
dont  on  le  juge,  ce  qui  est  certain  et  ce  que  je  veux  uniquement 
établir,  c'est  qu'il  appartient  à  cette  race  d'hommes,  en  même 
temps  aimée  et  maudite  du  ciel,  que  Dieu  répand  parmi  nous,  comme 
les  étoiles  dans  son  firmament,  pour  briller,  mais  d'une  lumière 
vacillante,  disparaissant  dans  les  tempêtes,  pâlissant  au  passage  des 
moindres  nuées,  et,  alors  même  que  tout  est  paix  et  douceur  autour 
d'elles,  que  l'air  est  pur  et  transparent,  rayonnant  d'une  lueur 
inquiète  dont  on  se  sent  presque  aussi  attendri  que  charme. 

Ne  cherchez  point  en  Russie  des  gens  de  lettres  proprement  dits. 
La  classe  des  génies,  tantôt  bienfaisans,  tantôt  malfaisans,  qui  chez 
nous  ont  remué  tant  de  choses,  n'existe  point  dans  ce  pays-là.  Il 
n'est  pas  permis  à  une  créature  terrestre  de  s'y  faire  uniquement 
esprit.  Polesvoï  a  suivi  la  carrière  des  armes  que  lui  imposait  la 
condition  oii  il  était  né.  Il  s'est  montré  un  brillant  soldat,  et  cela 
devait  être;  malgré  l'histoire  plus  ou  moins  vraie  d'Horace  et  de  son 
bouclier,  un  grand  poète,  j'en  suis  sûr,  sera  d'ordinaire  un  vaillant 
homme;  le  même  élan  arrache  à  la  terre,  pour  la  porter  au-devant 
des  puissances  inconnues,  l'âme  valeureuse  et  l'âme  inspirée.  .Main- 
tenant, d'où  venait  à  notre  héros  ce  nom  étrange  de  Prométhée? 
D'une  fantaisie  de  son  père,  le  prince  Démétrius  Polesvoï,  qui,  sem- 
blable à  presque  tous  ceux  dont  sont  nées  des  créatures  de  génie, 
fut  lui-même  un  être  tout  rempli  d'une  intelligence  puissante  et 
singulière.  Admirateur  passionné  des  lettres  antiques  et  particuliè- 
rement du  théâtre  grec,  le  prince  Démétrius,  malgré  la  dissertation 
de  Tristram  Shandy,  ne  craignit  pas  d'imposer  à  son  fils  le  nom 
plein  de  mystérieuse  grandeur  qui  rappelle  les  premières  et  funestes 
amours  de  l'âme  humaine  et  de  l'idéal. 

Il  y  avait  devant  Sébastopol  un  officier  d'artillerie  dont  une  hum- 


790  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ble  colonne  au  fond  d'un  ravin  et  un  petit  article  du  Courrier  Nan- 
tais sont  aujourd'hui  toute  la  gloire.  Raymond  de  Caylo,  c'est  ainsi 
qu'il  s'appelait,  tenait  à  la  Russie  par  une  alliance  assez  proche. 
Une  de  ses  tantes  avait  épousé  ce  prince  Démétrius  Polesvoï  dont 
j'ai  parlé  à  l'instant.  Cela  n'empêchait  point  Raymond  d'envoyer 
consciencieusement  le  plus  d'obus  et  de  boulets  possible  aux  défen- 
seurs du  tsar,  sans  s'inquiéter  s'il  avait  parmi  eux  quelque  cousin. 
C'était  du  reste  un  homme  d'un  esprit  original,  élevé  et  un  peu 
exalté,  grand  partisan  du  comte  Joseph  de  Maistre,  pensant  comme 
lui  sur  la  guerre,  persuadé  comme  lui  que  le  sang  humain  n'est 
jamais  répandu  inutilement,  qu'il  efface  une  faute  et  fait  apparaître 
une  vertu  sur  tout  point  de  ce  monde  où  il  coule.  Un  soir  de  ce 
premier  hiver  où  chaque  heure  de  tant  d'existences  fut  marquée 
par  une  souffrance  et  par  une  lutte,  Raymond  était  dans  sa  tente, 
écoutant  d'une  oreille  distraite  le  bruit  de  la  toile  fouettée  par  la 
neige  et  secouée  par  le  vent,  quand  un  message  inattendu  le  tira 
brusquement  de  sa  rêverie.  Un  soldat  lui  remit  un  petit  mot  d'une 
écriture  inconnue,  trahissant  une  main  tremblante  comme  celle  d'un 
malade  ou  d'un  blessé  :  «  Si  vous  avez  envie,  disait  ce  billet,  de  voir 
un  parent  fort  mal  accommodé,  et  contraint  à  faire  dans  votre  ar- 
mée un  séjour  involontaire,  venez  à  l'ambulance  du  quartier-géné- 
ral. Ce  paient  n'est  pas  un  prisonnier  très  sûr.  La  mort  et  lui  se  font 
des  signes,  et  il  est  capable  d'être  libre  d'une  heure  à  l'autre.  Hâtez- 
vous  donc,  mon  cher  cousin.  »  Vu  bas  de  ces  lignes,  on  lisait  fort 
distinctement  le  nom  de  Prométhée  Polesvoï. 

Raymond  se  mit  sur-le-champ  en  route  à  travers  vent,  neige  et 
ténèbres.  11  parvint  à  cette  sorte  de  toiture  moitié  en  toile,  moitié 
en  planches,  qui  produisait  un  si  étrange  effet  en  s' élevant  directe- 
ment du  sol.  Ce  toit  couvrait  une  grande  tranchée;  cette  tranchée 
était  l'ambulance.  Raymond  parcourut  ce  long  corridor  que  venait 
d'encombrer  une  affaire  dont  les  derniers  coups  de  fusil  se  faisaient 
encore  entendre.  Il  aperçut  dans  un  coin  de  ce  sombre  gîte,  entre 
une  couverture  tachée  de  boue  et  un  drap  couvert  de  sang,  une 
figure  qui  lui  fit  dire  :  «  Voilà  celui  que  je  cherche.  »  Polesvoï  a  un 
regard  dont  il  est  impossible  de  ne  pas  s'inquiéter.  Ses  prunelles 
fauves,  inondées  d'une  flamme  noire,  tantôt  s'arrêtent  sur  vous,  ar- 
dentes et  immobiles  comme  si  elles  allaient  s'élancer  hors  de  leur 
orbite,  tantôt  s'agitent  à  droite  et  à  gauche,  possédées  du  mouve- 
ment des  bêtes  carnassières  que  l'on  enferme  dans  des  cages.  Ces 
singuliers  yeux  pourtant,  malgré  leur  habituelle  sauvagerie,  ont 
parfois  une  expression  pleine  de  douceur  :  alors,  comme  la  musique 
des  maîtres  allemands,  ils  portent  sur  leur  fluide  rêveur  tout  un 
monde  de  choses  passionnées  et  tristes.  La  bouche,  par  instans  mo- 


LA    PRINCESSE    PROMÉTHEE.  791 

queuse,  a  toujours  de  la  bonne  grâce;  on  sent  une  porte  destinée 
à  des  paroles  élégantes  et  Mères.  Le  visage  ne  cesse  jamais  d*ètre 
pâle:  il  semble  fait  de  cette  chair  dont  parle  la  Bible,  qui  a  senti 
passer  le  souille  des  esprits  et  qui  est  restée  livide. 

Si  Raymond  comprit  qu'il  était  en  présence  de  Polesvoï,  le  Russe, 
de  son  côté,  reconnut  sans  hésitation  son  cousin,  et  d'une  voix  en- 
jouée, qu'on  ne  se  fut  certes  pas  attendu  à  entendre  dans  un  pareil 
lieu,  sortant  d'une  semblable  bouche  : 

—  Je  vous  salue,  dit-il,  monsieur  le  vicomte  de  Caylo,  et  je  vous 
remercie  d'avoir  si  promptement  répondu  à  mon  appel.  Je  nie  féli- 
cite de  n'avoir  jamais  médit  de  la  guerre;  c'est  par  excellence  la 
mère  des  aventures,  ce  qui  fait  qu'elle  nous  envoie  aussi  bien  les 
bonnes  que  les  mauvaises  rencontres. 

Et  comme  Raymond  lui  prenait  la  main  :  —  Je  vous  ai  reconnu, 
ajouta-t-il  avec  un  accent  qui  cette  fois  avait  quelque  chose  de  sin- 
gulièrement ému,  à  votre  regard  et  à  vos  cheveux,  qui  ont  vivement 
éveillé  en  moi  le  souvenir  de  ma  mère. 

Puis  il  continua,  en  reprenant  son  premier  ton  :  —  J'ai  une  balle 
dans  la  cuisse  qui  a  fort  endommagé  un  de  mes  os,  et  un  cinq)  de 
baïonnette  dans  la  poitrine  qui  est  d'une  portée  très  mystérieuse. 
J'ai  voulu  en  quittant  ce  monde,  mon  cher  cousin,  vous  dire  en 
même  temps  bonjour  et  adieu,  puis  aussi  vous  demander  un  petit 
service  que  voici. 

Alors  il  expliqua  en  peu  de  mots  à  son  parent  qu'après  l'avoir  fait 
prisonnier,  on  lui  avait  pris  tous  les  papiers  qu'il  avait  sur  lui,  dans 
l'espoir  sans  doute  de  trouver  quelques  documens  précieux.  Or  ce 
qui  était  sur  sa  poitrine,  et  ce  que  la  baïonnette  même  avait  percé, 
ne  pouvait  intéresser  en  rien  les  assiégeans  de  Sébastopol  :  c'était 
une  lettre  en  français  d'une  femme  qu'il  aimait  de  toute  son  âme. 

—  Votre  lettre  vous  sera  rendue,  s'écria  Caylo,  et  vous  ne  mour- 
rez pas,  mon  cousin,  car  les  gens  qui  sont  aimés  ne  meurent  pas,  à 
ce  que  l'on  assure. 

—  Je  vous  ai  dit  que  j'aimais,  mais  non  pas  que  j'étais  aimé,  ré- 
pondit Prométhée  avec  un  sourire  dont  s'illuminèrent  son  pâle  \  i- 
sage  et  jusqu'à  ce  grabat  sanglant  sur  lequel  il  était  étendu.  Je  ne 
suis  pas  sur,  au  contraire,  que  ma  mort  ne  soit  pas  un  soulagement 
pour  celle  qui  a  été  la  domination  capricieuse,  changeante  et  adorée 
de  toute  ma  vie.  Peu  importe  du  reste  :  nous  n'avons  le  temps,  ni 
vous  ni  moi,  l'un  de  faire,  l'autre  de  recevoir  des  aveux.  Que  je  re- 
voie cette  écriture,  qui  a  été,  je  puis  le  dire  même  en  ces  derniers 
jours,  l'unique  source  de  mes  émotions;  que  je  ne  laisse  pas  à  des 
étrangers  le  plaisir  profane  de  commenter  ces  paroles  d'amour, 
choses  vivantes,  sublimes,  sacrées,  pour  les  cœurs  où  elles  doivent 


792  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

être  enfermées,  et  vaines  apparences,  formes  ridicules  et  misérables 
pour  les  esprits  où  les  transporte  un  jeu  indiscret  des  destinées! 
Enfin  que  j'aie  cette  lettre,  mon  ami,  que  je  l'embrasse  encore  une 
fois,  que  je  la  bride,  puis  que  j'aille  en  rejoindre  les  cendres!  Tel 
est  mon  seul  désir  en  ce  moment.  Partez,  et  je  tâcherai  de  vivre  jus- 
qu'à votre  retour. 

Raymond  s'éloigna,  l'esprit  préoccupé  et  le  cœur  tout  rempli  d'é- 
motion. Il  se  sentait  avec  étonnement  une  bizarre  énergie  d'en- 
trailles pour  ce  parent  inattendu.  Sans  être  soi-même  la  passion, 
lorsqu'on  vit  tout  à  coup  près  d'elle,  on  s'aperçoit  aussitôt  que  l'on 
est  transformé.  On  est  renouvelé,  rajeuni;  on  respire  à  pleins  pou- 
mons des  bouffées  d'un  air  âpre  et  puissant,  semblable  à  celui  qui 
nous  vient  des  grandes  cimes  à  travers  le  chemin  des  montagnes.  Le 
soir  même,  Raymond  obtenait  la  lettre  réclamée  et  l'autorisation  de 
faire  transporter  son  cousin  sous  sa  tentée  Le  prisonnier  était  confié 
aux  soins  de  son  parent  jusqu'au  moment  où  il  pourrait  supporter 
une  traversée. 

Malgré  leur  gravité,  les  blessures  de  Polesvoï  n'étaient  point  mor- 
telles. Au  bout  de  quelques  jours,  il  y  avait  sur  le  lit  dressé  auprès 
du  lit  de  Caylo  un  malade  de  la  société  la  plus  attachante.  Le  Russe 
et  le  Français  s'oubliaient  dans  des  causeries  démesurées.  Cependant 
Raymond  étant  obligé  d'aller  aux  tranchées,  son  hôte  alors  restait 
seul.  Pour  occuper  de  longs  et  tristes  loisirs,  Prométhée,  dont  la  gué- 
rison  faisait  chaque  jour  des  progrès,  avait  demandé  de  quoi  écrire. 
Soulevé  sur  sa  couche,  enveloppé  dans  des  couvertures,  il  consacrait 
des  journées  entières  à  un  passe -temps  qui  lui  semblait  toutefois 
bien  moins  tenir  du  travail  que  de  la  rêverie  et  du  souvenir.  Quand 
on  les  a  vues,  ces  pages  couvertes  par  une  écriture  tantôt  lente,  tan- 
tôt hâtive,  où  l'on  surprend  chaque  élan  et  chaque  défaillance  d'une 
âme  tour  à  tour  esclave  et  maîtresse  de  sa  douleur,  quand  un  fu- 
neste événement  les  a  produites  au  jour,  ce  n'est  ni  un  roman,  ni  un 
drame  qu'elles  nous  ont  donné.  Raymond  avait  complété  l'histoire 
qu'on  va  lire  avec  des  paroles  où  l'on  sentait  une  double  vie,  celle 
du  cœur  dont  elles  étaient  sorties,  celle  du  cœur  qui  les  avait  rerues; 
mais  toute  existence  va  en  s'effaçant  dans  ce  monde,  même  cette 
existence  idéale  qui  est  le  dernier  refuge  de  nos  espérances;  tout  se 
refroidit,  même  la  pensée.  Voici  ce  qui  me  semblait  si  vivant,  et  ce 
qui  peut-être  est  glacé  déjà. 

IL 

Le  prince  Polesvoï  subissait  le  charme  magnétique  dont  Paris 
est  doué  comme  l'Océan.  Paris  l'avait  attiré  du  fond  de  la  Russie. 


LA    PRINCESSE    PROMETHEE.  793 

C'est  là  qu'il  devait  trouver  l'apparition  si  redoutable  et  si  désirée 
dont  un  moraliste  français  a  mis  l'existence  en  doute.  Dès  ses  dé- 
buts dans  la  vie  parisienne,  il  rencontra  la  princesse  Anne  de  Chef- 
fai.  On  sait  que  Mme  de  Chelïai  s'appelait  M!U  de  Béclin,  car  tout  le 
monde  connaît  sa  mère,  la  célèbre  Isaure,  qui  a  joué  un  rôle  si  im- 
portant dans  la  vie  de  notre  pauvre  Prométhée.  M.  de  Béclin,  tout 
en  étant  cet  héroïque  Vendéen  dont  le  nom  se  mêle  aux  laits  les  plus 
douloureusement  glorieux  de  notre  histoire,  sacrifia  un  peu  à  ce  que 
tant  de  gens  appellent,  avec  une  résignation  pleine  de  douceur,  les 
exigences  de  la  société  actuelle.  11  épousa  sous  la  restauration  la  fille 
d'Odouard  le  banquier,  à  la  grande  joie  des  journaux  libéraux  du 
temps,  qui  annoncèrent  L'alliance  du  Vendéen  et  du  financier,  en  di- 
sant qu'un  heureux  mariage  réunissait  deux  familles  de  partisans. 
Du  reste,  Odouard,  quoiqu'il  eût  fait  d'excellentes  affaires  avec  la  ré- 
publique et  avec  l'empire,  songeait  depuis  très  longtemps  au  retour 
possible  des  fils  de  saint  Louis:  il  était  d'une  opposition  élégante, 
faisait  des  visites  à  Coppet,  citait  M.  de  Chateaubriand.  Enfin,  pour 
honorer  le  moyen  âge  aux  premières  heures  de  sa  résurrection,  il 
avait  donné  à  sa  fille  le  nom  d'Isaure.  Ce  fut  cette  Isaure  qui  vint, 
avec  quelques  millions  et  sa  harpe,  habiter  l'hôtel  de  Béclin. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  grand  marquis, — caries  familiers  de  M.  de 
Béclin  lui  donnaient  quelquefois  cette  appellation  de  M.  de  Montross, 
—  le  grand  marquis,  dis-je,  aurait  épousé  une  descendante  des  rois 
de  Grenade,  que  sa  fille  n'eût  pas  apporté  en  naissant  une  plus  pro- 
fonde et  plus  complète  distinction:  on  ne  peut  comparer  \iiue  a  per- 
sonne. C'est  une  de  ces  créatures  que  les  romanciers  mettent  habi- 
tuellement dans  leurs  livres  en  hors-d' œuvre,  t\  pes  charmans  que  se 
réserve  la  pensée  même  du  poète  pour  sa  plus  intime,  sa  plus  chère 
et  sa  plus  complète  expression,  habitantes  d'un  monde  à  part,  qui 
font  pâlir  toutes  les  héroïnes  près  de  qui  elles  sont  placées.  Vous 
avez  nommé  Fenella,  Rébecca,  Mignon,  et  vous  n'avez  encore  qu'une 
idée  incomplète  d'Anne  de  Béclin,  car  son  suprême,  son  divin  mé- 
rite, c'est  d'être  elle.  Plus  d'un  peintre  a  fait  son  portrait,  niais  son 
image  n'existe  que  dans  un  cœur  d'où  l'on  ne  peut  point  l'arracher. 
Là  elle  est  tout  entière,  depuis  cette  sombre  chevelure  aux  ardens 
reflets,  toute  baignée  d'électricité  amoureuse,  jusqu'à  ces  petits 
pieds  où  se  mêlent  une  dignité  de  patricienne  et  une  grâce  de  bo- 
hème. 

M.  de  Béclin  voulut  donner  pour  mari  à  sa  fdle  le  fils  d'un  de  ses 
compagnons  d'armes.  Malheureusement  le  prince  de  Chefl'ai,  que  nos 
contemporains  ont  connu,  n'avait  rien  du  guerrier  illustre  qui  par- 
tagea avec  le  prince  de  Talmont  l'heureuse  fortune  de  rajeunir  la 
gloire  d'un  vieux  nom  par  un  héroïsme  poussé  jusqu'au  martyre.  Le 


"94  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mari  d'Anne  était  un  petit  homme  maigre  et  sec,  à  la  tournure  et 
après  tout  à  l'existence  d'homme  d'affaires.  Il  avait  inventé  un  nou- 
veau système  pour  préparer  la  cochenille.  D'une  humeur  fort  aca- 
riâtre, il  intentait  de  continuels  procès  à  ses  voisins  :  ce  fut  son  unique 
manière  de  guerroyer.  Dieu  seul  sait  les  secrets  des  femmes,  mais 
\nne,  quand  le  prince  de  Cheflai  mourut,  était  en  droit  de  ne  pas 
avoir  encore  aimé. 

Ce  fut  un  soir,  je  pourrais  dire  chez  qui,  mais  peu  importe,  qu'elle 
rencontra  Prométhée.  Le  Russe  était  alors  au  plus  vif  de  ses  ovations 
parisiennes.  On  avait  traduit  de  lui  deux  ou  trois  bluettes  d'un  tour 
bizarre  et  passionné,  qui,  sans  donner  une  mesure  bien  exacte  de  son 
talent,  pouvaient  le  faire  deviner  toutefois,  et  puis  qui  avaient  ce  mé- 
rite tout  puissant  de  s'adresser  particulièrement  aux  préoccupations 
éternelles  des  femmes.  Polesvoï,  comme  on  dit  dans  son  pays,  fut 
donc  enguirlandé  à  ses  premiers  pas  parmi  nous.  11  essuyait  depuis 
deux  heures  toute  sorte  d'interpellations  chargées  de  coquetterie  fla- 
grante et  d'intentions  secrètes  sur  ses  héroïnes,  sur  ses  héros,  sur 
cet  homme  qui  devait  se  tuer,  sur  cette  femme  qui  devait  mourir  de 
chagrin,  sur  cette  intrigue  si  coupable,  sur  cet  amour  si  malheu- 
reux, sur  tous  les  sujets  enfin  qu'on  peut  aborder  avec  un  roman- 
cier, quand  il  sentit  l'atteinte  magnétique  d'un  regard  s' échappant 
de  deux  grands  yeux  noirs  placés  en  face  de  lui.  Au  bout  d'un  in- 
stant, il  était  présenté  à  celle  qui  avait  dirigé  ce  trait  silencieux,  et 
se  trouvait  en  pleine  conversation  avec  l'auteur  de  la  blessure.  Vou- 
lez-vous que  je  vous  raconte  une  toilette?  Je  prends  Dieu  à  témoin 
que  je  le  pourrais,  tant  sa  personne  tout  entière  était  empreinte  ce 
jour-là  du  charme  qui  défie  l'oubli.  Une  guirlande  de  fleurs  de  pê- 
cher suivait  les  contours  de  sa  chevelure,  et  son  épaule  pâle,  frisson- 
nante, sortait  d'une  robe  nuancée  de  rose.  Debout,  appuyée  à  une 
cheminée,  elle  avançait  un  petit  pied  qui  évidemment  commençait 
une  guerre  d'avant-garde.  Elle  voulait  lui  plaire  du  reste;  depuis, 
elle  le  lui  a  bien  des  fois  avoué  dans  ces  momens  où  ils  se  sont  rap- 
pelé, avec  des  élans  d'une  trop  rapide  tendresse,  l'heure  mar- 
quée par  leurs  destins  à  tous  deux  pour  leur  rencontre  en  cette 
vie.  Elle  voulait  lui  plaire,  et  du  premier  coup  elle  eut  dépassé  son 
but.  Polesvoï  s'enivra  de  cette  parole  incomparable,  fine,  subtile  et 
colorée,  qui  se  glisse  dans  vos  pensées,  les  caresse,  s'y  joue  comme 
le  sylphe  dans  une  chevelure  aimée.  Évidemment  ils  parlèrent  d'a- 
mour. Elle  eut  de  ces  sourires  resplendissans  de  promesses  et  de  ces 
regards  voilés  de  douceur  qu'on  retrouve  dans  son  âme  bien  des  an- 
nées après  en  avoir  subi  l'attrait  et  d'ordinaire  reconnu  le  néant. 
Quant  à  lui,  il  eut  fort  peu  de  ce  qu'on  appelle  l'esprit.  Dans  ce  sa- 
lon, près  de  cette  cheminée,  il  s'était  trouvé  tout  à  coup  aussi  loin 


LA    PRINCESSE    PROMÉTHÉE.  795 

du  monde,  avec  celle  qui  le  captivait,  que  s'il  eût  été  près  d'une  fon- 
taine au  fond  des  bois.  Cependant  il  fallut  qu'il  sortit  de  cet  entre- 
tien pour  se  faire  présenter  à  la  marquise  de  Béclin.  Isaure  se  piquait 
d'aimer  la  poésie  et  d'être  bienveillante  pour  les  poètes  :  elle  déploya 
dans  son  accueil  à  Polesvoï  les  plus  étudiées  et  les  plus  éprouvées 
de  ses  grâces.  Elle  recevait  toutes  les  semaines;  on  chantait  chez 
elle.  Assurément  Prométhée  devait  aimer  la  musique,  car  les  vers, 
les  chants,  l'harmonie  s'épanchent  de  la  même  source.  Ainsi  dit-elle 
à  peu  près  avec  un  enthousiasme  qui  faisait  onduler  sur  sa  tète  des 
marabouts  ossianiques.  Eh  bien!  je  crois  qu'en  vérité  Polesvoï  la 
trouva  séduisante;  il  y  avait  un  reflet  de  sa  fdle  chez  elle.  Quelles 
ruines,  quelle  masure,  quel  nid  à  belettes  et  à  vipères  le  reflet  d'un 
pareil  astre  n'aurait-il  pas  illuminé! 

Ce  fut  à  la  fin  d'une  journée  d'hiver,  dans  le  coin  d'un  salon  en- 
vahi par  l'ombre,  qu'ils  scellèrent  d'un  baiser  aux  délices  troublées 
et  furtives,  mais  ardentes  et  sans  bornes,  une  union  de  plus  parmi 
ces  unions  secrètes  qui  étendent  leurs  réseaux  invisibles  à  travers 
les  régions  mondaines.  Pendant  six  semaines,  ils  s'étaient  rencontrés 
chaque  soir.  Les  mêmes  travers  leur  avaient  arraché  le  même  sou- 
rire, les  mêmes  hontes  leur  avaient  inspiré  le  même  dédain.  Les 
mêmes  pensées,  les  mêmes  sons,  les  avaient  remplis  du  même  ennui 
ou  du  même  plaisir.  Ils  le  cro\  aient  du  moins,  car  ces  étranges  res- 
semblances de  goût,  ces  conformités  merveilleuses  de  nature  où 
tous  les  couples  humains  s'obstinent  à  placer  l'origine  de  leurs  mo- 
biles sympathies,  ne  sont  qu'illusions  destinées  à  être  durement 
châtiées  par  ces  puissances  qmon  oublie  toujours  d'appeler  à  la 
naissance  des  amours.  Ainsi  Anne,  malgré  tout  ce  qu'il  y  avait  en 
elle  d'élevé,  de  fier,  d'étranger  et  parfois  d'hostile  aux  vulgarités 
les  plus  puissantes,  les  plus  tyranniques,  les  plus  encensées,  Anne 
était  la  fille  d'un  monde  dont  les  fleurs  les  plus  brillantes  doivent 
leur  naissance  à  la  pluie  d'or.  Ce  n'était  pas  au  temps  où  il  couchait 
à  travers  les  broussailles  de  la  Vendée  qu'André  de  Béclin  l'avait 
appelée  à  la  vie.  Anne  était  née  d'un  héros  depuis  longtemps  séparé 
de  la  misère,  du  danger,  de  la  souffrance,  de  toutes  les  austères  et 
glorieuses  compagnes  de  sa  jeunesse.  L'énergique  et  courte  devise 
du  blason  paternel,  par  le  fer,  avait  un  peu  perdu  de  sa  valeur  au 
bas  d'armoiries  qui  auraient  pu  avoir  deux  sacs  rebondis  pour  sup- 
ports. Enfin  elle  appartenait,  en  dépit  d'elle,  à  une  autre  loi  qu'à 
cette  loi  d'enthousiasme  idéal  et  de  dévouement  absolu  qu'on  pour- 
rait appeler  l'ancien  testament  de  l'honneur. 

Prométhée  disait  quelquefois  en  riant  qu'il  était  le  houzard  de  la 
ballade,  l'amoureux  trépassé  de  Lénore.  Voué  au  culte  de  ce  qu'il  y 
a  de  plus  mystérieux  en  ce  monde,  de  la  guerre  d'abord,  puis  de  ce 


796  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'on  appelle,  suivant  les  esprits  et  les  temps,  l'art,  la  pensée,  l'in- 
telligence, la  poésie,  il  était  assurément  plus  séparé  de  certains 
esprits  qu'un  spectre  de  n'importe  quel  vivant.  L'Espagnol  de  La 
Fontaine  qui  brûla  sa  maison  pour  embrasser  sa  dame  ne  lui  sem- 
blait faire  une  chose  ni  grande,  ni  folle,  mais  bien  toute  naturelle. 
Comprenez-vous  maintenant  ce  que  devait  déchaîner  sur  un  pareil 
homme  un  grand  amour  né  à  minuit,  auprès  d'une  cheminée,  entre 
un  candélabre  et  une  table  chargée  d'albums,  car  c'est  bien  ainsi 
qu'est  né  le  maître  tout-puissant  de  ce  pau\re  homme?  11  nous  l'ap- 
prend lui-même,  notre  Prométhée,  dans  une  sorte  de  sonnet  mosco- 
vite qui  repose  sur  une  idée  ingénieuse,  mais  peut-être  d'un  goût 
trop  profane  : 

»  Pourquoi  le  dieu  qui  devait  venir  changer  ma  vie  et  apprendre 
des  choses  inconnues  à  mon  âme  n'a-t-il  pas  choisi  une  étable  pour 
lieu  de  sa  naissance?  Hélas!  la  où  pour  la  première  fois  je  l'ai  re- 
connu et  adoré,  on  respirait  non  point  cet  air  salutaire  qui  rend  les 
forces  aux  malades,  mais  au  contraire  cet  air  malsain,  chargé  de 
parfums  excitans,  où  se  développent  toutes  sortes  de  liè\  res  qui 
rongent  le  cerveau  et  le  cœur.  L'innocente  brebis  ne  faisait  pas  en- 
tendre son  bêlement,  le  bœuf  utile  n'avançait  pas  sa  tète  vénérable, 
l'âne  seul  dressait  ses  oreilles,  et  quel  âne  encore!  A  coup  sûr,  ce 
n'était  pas  l'animal  bon  et  candide  qui  mérita  de  prendre  part  à  un 
dix  in  triomphe.  » 

\u\  premiers  jours  de  sa  liaison  avec  la  princesse  de  Cheffai,  Po- 
lesvoï  fut  bien  loin  de  trouver  un  obstacle  dans  M"10  de  Béclin.  (l'était 
au  contraire,  de  la  part  d'isaure,  toute  sorte  d'empressemens  et  de 
caresses  pour  le  poète  russe.  Prouiéthée  comparait  assez  bizarre- 
ment certaines  douairières  émérites  à  des  pachas  un  peu  blasés  qui, 
pour  se  distraire  du  vieux  harem,  —  c'est  ainsi  qu'il  nommait  l'a- 
ction des  amis  connus  et  usés,  —  attirent  par  tous  les  moyens 
possibles  quelques  objets  nouveaux,  fleurs  éphémères  d'un  sérail 
innocent  où  un  cœur  sénile  cherche  et  retrouve  un  peu  de  jeunesse. 
Les  pachas  en  question  emploient  volontiers  à  la  complète  de  ces 
objets  ceux-là  mêmes  qui  doivent  se  prêter  avec  le  plus  de  chagrin 
à  leurs  caprices  despotiques.  Ainsi  ce  sont  d'habitude  les  membres 
de  l'ancien  harem  qui  sont  condamnés  au  rôle  d'écumeurs  pour  en- 
richir le  jeune  sérail.  In  poète,  un  musicien,  un  étranger  en  vo 
tombent,  en  traversant  un  salon,  dans  une  embuscade  de  vieux 
sigisbés  qui  les  transportent  de  vive  force  aux  pieds  de  la  puissance 
dont  ils  sont  les  ministres.  Le  lendemain  du  jour  où  il  avait  ren- 
contré Anne,  trois  hommes  que  je  vais  nommer  tout  à  l'heure  fon- 
dirent sur  Polesvoï  à  l'ambassade  de  Prusse,  en  lui  déclarant  qu'il 
était  impérieusement  réclamé  par  la  marquise  de  Béclin.  L'enlève- 


LA    PRINCESSE    PROMÉTHÉE.  797 

ment  était  facile.   Pendant  un  mois,  il  n'y  eut  pas  un  vendredi 
d'Isaure  où  l'on  ne  rencontrât  Prométhée. 

Un  de  ces  vendredis,  précisément  le  dernier,  a  laissé  dans  l'âme 
de  Polesvoï  une  impression  profonde  et  singulière.  C'était  le  jour  où 
pour  la  première  fois  il  venait,  disait-il,  de  toucher  à  sa  part  de 
bonheur  terrestre.  Depuis  plusieurs  heures,  il  attendait  avec  une 
anxiété  voluptueuse,  que  quelques  personnes  comprendront  peut- 
être  en  se  rappelant  certains  souvenirs,  l'instant  où  il  allait  revoir, 
au  milieu  de  tous,  comme  une  étrangère,  celle  qui  faisait  plus  par- 
tie de  sa  vie,  qui  était  plus  à  lui  à  coup  sûr  que  l'enveloppe  même 
de  son  âme.  Cet  instant  arriva,  et  jamais,  on  peut  le  dire,  Anne 
n'avait  été  aussi  belle.  Les  plus  indifférens  remarquaient  en  elle  le 
mystérieux  éclat  que  répand  cette  parure  invisible  qui,  à  toutes  les 
fiançailles  du  cœur,  est  le  présent  divin  de  l'amour.  On  faisait  le  ven- 
dredi soir  de  la  musique  chez  Mm*  de  Béclin.  Un  ténor  de  qualité  imita 
de  son  mieux  les  héros  de  la  Scala.  Un  artiste  sérieux  tira  de  la 
basse  toutes  les  ressources  de  la  mélodie  humaine.  Enfin  Isaure  fit 
apporter  une  grande  machine  qui  fut  reconnue  pour  la  harpe  des 
anciens  temps,  et,  penchée  sur  cet  instrument  vénérable,  contem- 
porain de  ses  succès,  témoin  antique  de  sa  gloire,  elle  se  livra  pen- 
dant près  d'une  heure  à  d'harmonieux  épanebemens.  Tels  étaient  le 
recueillement  amoureux  de  Prométhée,  la  force  toute-puissante  de 
sa  vie  intime,  qu'il  supporta  sans  l'ombre  d'une  souffrance  cette 
dernière  épreuve  musicale,  qui  clouait  autour  de  lui  sur  tous  les 
\isages  le  sourire  douloureux  du  martyre.  \nne,  quand  il  partit, 
sembla  lui  donner  la  poignée  de  main  banale  que  tant  d'hommes 
avaient  reçue  d'elle;  mais  Dieu  seul  sait  les  ard<  os  secrets  qu'é- 
changèrent en  ce  moment  leurs  doigts.  Polesvoï  avait  sur  ses  traits 
toute  la  joie  qu'un  visage  peut  exprimer,  quand  il  rencontra  sur  son 
passage,  devant  une  colonne,  près  d'une  porte  aux  draperies  rele- 
vées, un  groupe  qui  lui  rappela  tout  à  coup  les  trois  sorcières  de 
Macbeth.  Les  trois  hommes  dont  j'ai  promis  de  dire  les  noms,  les 
trois  desservans  du  culte  d'Isaure,  — lord  Oswald  Folbrook,  le  ba- 
ron Amable  de  Clémencin,  le  comte  Tancrède  de  Plangenest,  — 
serrés  les  uns  contre  les  autres  et  comme  enlacés,  attachaient  sur 
lui  des  regards  étranges.  Ces  trois  tètes  parfaitement  rasées,  en- 
tourées de  cols  empesés  d'où  elles  s'élançaient  comme  des  monstres 
de  leurs  conques,  surmontées  enfui  d'une  végétation  fantastique  par 
des  perruques  aux  anneaux  multiples,  ces  trois  têtes  avaient  tout 
le  sinistre  de  choses  grotesques.  Tout  en  souriant,  Prométhée  fut 
saisi  d'une  frayeur  secrète.  —  Voilà  une  mauvaise  apparition!  dit- 
il.  Un  sot  et  vilain  enfer  se  déchaînera  contre  mon  bonheur. 


798  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


III. 


Lord  Folbrook  portait  une  perruque  toute  semblable  à  celle  qui 
distingue  le  portrait  de  Talma  dans  le  rôle  de  Hamlet  au  foyer  du 
Théâtre- Français.  La  mélancolie  Scandinave  qui  régnait  dans  sa 
coiffure  rappelait  le  tour  sérieux  que,  dans  sa  jeunesse,  Oswald 
s'était  toujours  efforcé  de  donner  à  ses  amours.  L'Anglais  avait  été 
le  plus  grave,  le  plus  décent,  le  plus  austère  des  hommes  à  bonnes 
fortunes.  Dans  la  succession  de  menuets  auxquels  ses  aventures  ga- 
lantes peuvent  si  justement  se  comparer,  c'était  toujours  avec  la 
même  solennité  qu'il  avait  emmené  et  ramené  sa  danseuse.  Ce  mé- 
rite, du  reste,  avait  suffi  pour  lui  conquérir  dans  la  société  française 
une  situation  fort  considérable.  Lord  Folbrook  appartenait  à  cette 
troupe  d'hommes  privilégiés,  lévites  des  cultes  reconnus,  orgueil  et 
espoir  des  salons,  qui,  au  lieu  du  trouble  et  de  la  crainte,  font  ré- 
gner la  sécurité  et  l'ordre  là  où  leurs  passions  s'établissent.  Ces 
sages  Werthers  obtiennent  des  Charlottes  tout  ce  qu'ils  peuvent  dé- 
sirer sans  se  brouiller  avec  les  Alberts,  qui,  au  contraire,  s'attachent 
à  leurs  pas  et  font  retentir  des  hosannah  derrière  leur  marche  triom- 
phante. 

A  d'autres  titres,  le  baron  Amable  de  Clémencin  avait  place  dans 
cette  armée.  Ce  n'était  pas  le  menuet  toutefois,  c'était  plutôt  la  ga- 
votte que  le  baron  Amable  avait  dansée  dans  le  royaume  des  amours. 
Préfet  pendant  quelques  mois,  M.  de  Clémencin  avait  dédié  au  comte 
de  Fontanes  un  volume  de  poésies  fugitives  «  où  l'on  sentait,  di- 
sait-il, que  la  muse  des  Parny  et  des  Dorât  s'était  attendrie  aux  ré- 
cits ù' Attila  et  de  René.  »  Par  un  caprice  de  raison  et  d'équité,  le 
ministre  de  ce  poète  administrateur  le  rendit  un  jour  tout  entier 
aux  lettres.  Dès  lors  Clémencin  s'empara  du  rôle  pris  sous  la  res- 
tauration par  l'auteur  du  Génie  du  Christianisme.  «  Ils  ont  peur  de 
l'intelligence,  s'écriait-il,  malheur  à  eux  !  Je  leur  serai  fidèle  cepen- 
dant. »  Et  c'est  ainsi  qu'il  vécut  jusqu'en  1830,  où,  abandonnant 
tout  à  coup  son  modèle,  il  prit  place  un  beau  jour  parmi  les  pairs 
du  nouveau  gouvernement.  «  Je  ne  dois  plus  rien,  disait-il  avec  la 
sombre  expression  d'un  preux  vaincu  qui  aurait  brisé  son  épée  en 
frappant  les  ennemis  de  son  roi,  je  ne  dois  plus  rien  à  des  gens  qui 
ont  quitté  le  sol  français.  » 

Voilà  qui  nous  amène  naturellement  à  celui  qu'on  nommait  le  che- 
valeresque Tancrède  de  Plangenest.  C'est  le  privilège  de  quelques 
hommes  de  notre  époque  de  s'être  déclarés  et  fait  déclarer  cheva- 
leresques sans  qu'il  soit  possible  de  comprendre  pourquoi.  Le  rem- 
plaçant de  Plangenest,  un  honnête  métayer  appelé  Serge  Gaulien, 


LA    PRINCESSE    PROMETHEE.  799 

avait  été  tué  à  Trocadero  :  voilà  l'unique  rapport  que  le  preux  Tan- 
crède  avait  eu  jamais  avec  la  carrière  des  armes.  Il  est  un  fait  cepen- 
dant que  je  ne  dois  pas  passer  sous  silence  :  quand  Mmc  la  duchesse 
de  Berri  vint  voir  s'il  y  avait  encore  en  France  des  bras  au  service 
de  sa  cause,  le  comte  de  Plangenest  écrivit  à  un  ami  une  lettre  dont 
il  autorisait  la  publication.  Pendant  quelques  jours,  il  y  eut  à  Paris 
un  certain  nombre  de  maisons  où  l'on  se  dit  le  soir  :  «  Avez-vous  lu 
la  belle  lettre  de  Tancrède?  C'est  ferme,  c'est  digne,  c'est  honnête. 
En  vérité  Tancrède  a  pris  une  noble  attitude;  puissent  ses  sages 
conseils  être  écoutés  !  »  Tancrède  faillit  avoir  à  défendre  devant  la 
police  correctionnelle  sa  courageuse  manifestation;  mais  la  lutte 
judiciaire  elle-même  lui  fut  épargnée,  et  sa  fameuse  épitre  resta  le 
monument  unique  de  ses  combats  pour  la  légitimité. 

Folbrook  et  Plangenest,  voilà  les  deu\  hommes  qui  avaient  exercé 
sur  Mm<!  de  Béclin  les  plus  sérieuses  et  les  plus  durables  dominations. 
Entre  leurs  deux  règnes  s'était  glissée  la  souveraineté  éphémère  de 
Clémencin,  comme  une  chansonnette  entre  deux  romances.  Toutefois 
aucune  inimitié  réelle  n'avait  séparé  et  surtout  ne  séparait  plus  ces 
trois  possesseurs  différens  d'un  même  royaume.  Loin  de  là,  rappro- 
chés en  même  temps  par  la  bonne  et  la  mauvaise  fortune,  ils  avaient 
fini  par  former  une  sorte  de  triumvirat  destiné  à  exercer  d'une  ma- 
nière permanente  une  haute  direction  sur  le  cœur  d'Isaure.  Ce  con- 
seil des  trois  s'attribuait  la  surveillance  el  au  besoin  la  répression 
sévère  de  toutes  les  fantaisies,  de  tous  les  entraînemens  dont  une 
âme  féminine  n'est  jamais  exempte,  surtout  à  Paris,  où  il  a' 
point  de  femme  qui  ne  s'obstine  jusqu'à  ses  derniers  jours  à  vouloir 
rester  colombier  pour  toute  la  bande  des  caprices,  des  illusions  et 
des  amours.  Il  faudrait  ne  rien  savoir  des  choses  de  la  vie,  ne  rien 
comprendre  aux  instincts  qui  diviseront  éternellement  les  hommes, 
pour  ne  pas  se  rendre  compte  de  la  profonde  malveillance  dont  les 
triumvirs  devaient  être  animés  contre  Polesvoï.  Il  fut  décidé  que 
Mme  de  Béclin  renoncerait  au  plus  tôt  à  son  faible  pour  ce  dange- 
reux étranger,  qui,  si  l'on  n'y  prenait  garde,  apporterait  dans  sa 
maison  le  plus  redoutable  de  tous  les  fléaux. 

Vous  le  connaissez,  ce  mal  :  Anne  en  était  atteinte  déjà  quand 
s'éveillèrent  les  soupçons  de  ses  amis  et  les  inquiétudes  de  sa  mère. 
Prométhée,  dès  les  débuts  de  sa  passion,  servit  puissamment  ceux 
qui  l'attaquaient:  ses  allures  firent  plus  que  toutes  les  remontrances 
du  triumvirat  pour  changer  en  hostilités  contre  lui  la  vive,  mais 
frêle  bienveillance  dont  l'avait  gratifié  Isaure.  Imaginez-vous  qu'il 
eut  la  folie  de  vouloir  vivre  entièrement  pour  son  amour.  Habitué, 
avec  cette  superbe  des  poètes,  à  reléguer  dans  le  néant  tout  ce  qui 
était  obstacle  au  développement  de  sa  pensée,  aux  expansions  de 


800  REVUE    DES    DEIX    MONDES. 

son  cœur,  il  méconnaissait,  il  outrageait,  il  ne  comptait  pour  rien 
les  personnes  et  les  choses  les  plus  sacrées.  Il  avait  proposé  sérieu- 
sement à  celle  qu'il  aimait  de  manquer  pour  la  troisième  fois  aux 
samedis  de  la  duchesse  d'Estornaux,  de  si  vénérables  samedis!  Il 
l'avait  empêchée  d'assister  aux  adieux  faits  au  public  de  l'Opéra  par 
la  plus  célèbre  cantatrice  de  l'époque.  Il  s'était  livré  à  des  railleries 
usées  et  de  mauvais  goût  sur  l'ennui  de  rendre  et  de  recevoir  des 
visites.  Enfin  c'était  un  système  tout  entier  d'isolement  qu'il  n'a- 
vait pas  craint  de  conseiller  à  la  princesse  de  Cheffai,  et  cela  pour- 
quoi? Pour  l'obséder  sans  merci  ni  trêve  de  son  éternelle  passion, 
comme  s'il  n'y  avait  pas  temps  pour  tout.  Ce  dernier  argument  était 
le  coup  formidable,  la  botte  irrésistible  de  ses  adversaires.  Le  crime 
le  plus  irrémissible  qu'il  y  ait  dans  le  monde,  c'est  d'y  interver- 
tir l'ordre  assigné  à  tous  les  actes  de  la  vie  par  des  lois  dont  nul  ne 
doit  s'affranchir.  —  Ceux  qui  ont  fait  ces  lois  ont  été  si  indulgens  et 
si  sages!  vous  disent  les  gens  experts  avec  des  sourires  de  matrones. 
Attendez  :  dans  ce  grand  ballet  où  vous  avez  votre  personnage  à  rem- 
plir, toutes  les  figures  ont  leur  tour.  Pour  Dieu!  ne  les  brouillez  pas. 
—  C'est  ce  que  ne  veut  point  comprendre  l'incorrigible  engeance 
dont  faisait  partie  Prométhée. 

Mais  que  disait-elle?  car  je  m'aperçois  que  l'on  doit  à  peine  con- 
naître son  caractère.  On  ne  parle  jamais  avec  mesure  des  êtres  qui 
vous  remplissent  :  ce  sont  à  leur  sujet  tantôt  des  paroles  sans  fin,  et 
tantôt  des  silences  absolus,  comme  si  chacun  devait  goûter  les 
épanchemens  ou  deviner  les  réticences  de  votre  cœur.  Eh  bien! 
Anne  était  en  proie  à  de  rudes  et  fréquens  combats.  Son  amour  pour 
Polesvoï  la  dominait,  sans  toutefois  détruire  en  elle  des  habitudes 
nées  de  son  éducation  et  de  sa  nature.  Cet  amour  au  vol  démesuré, 
aux  ailes  d'une  puissance  inconnue,  l'avait  traitée  comme  Lucifer, 
en  un  jour  d'étrange  désir,  traita  le  Dieu  dont  il  était  jaloux  :  il  l'a- 
vait emmenée  sur  la  plus  haute  et  la  plus  solitaire  des  cimes  pour 
lui  montrer  de  là  toutes  les  pompes  de  ce  monde.  Seulement,  ce 
qu'il  lui  avait  proposé,  c'était  de  s'éloigner  de  ces  splendeurs  pour 
toujours,  et  non  point  d'en  faire  son  cortège.  Cette  proposition,  il 
faut  l'avouer,  lui  avait  plu  médiocrement.  Anne  était  de  ces  femmes 
qui  renouvellent,  sans  cesse  à  l'endroit  de  la  passion  la  fable  du  Bû- 
cheron et  la  Mort.  —  Viens,  disent-elles,  je  t'attends,  je  suis  prête; 
ton  poignard  pour  me  délivrer  de  cette  vie,  ou  bien  tes  coursiers  ar- 
dens  pour  me  réunir,  loin  de  tous  et  de  tout,  à  ce  qui  m'aime!  —  La 
passion  arrive,  et  on  lui  demande  une  épingle  pour  rattacher  un 
nœud  de  ruban.  Si  au  moins  on  la  remerciait  poliment,  et  en  lui 
promettant  de  ne  plus  l'appeler,  quand  on  a  obtenu  d'elle  ce  petit 
service!  C'est  qu'il  n'en  est  point  ainsi,  loin  de  là.  Comme  on  la 


LA    PRINCESSE    PROMÉTHÉE.  801 

trouve  pleine  de  charme  et  de  grâce,  quand  elle  veut  bien  se  con- 
tenir un  peu;  comme  elle  a  des  regards  que  l'on  se  rappelle  pour 
éprouver  de  douces  chaleurs,  et  des  mots  que  l'on  se  répète  pour  sen- 
tir de  tendres  frissons;  comme  elle  est  la  vraie  source  de  toutes  les 
émotions  exquises;  comme  la  Malibran,  après  tout,  n'aurait  jamais 
chanté  sans  elle  cette  romance  du  Saule,  qui  aujourd'hui  vous  tire 
encore  vos  meilleures  larmes;  comme  elle  est  enfin  l'ennemie  la 
plus  acharnée  et  la  plus  intelligente  de  l'ennui,  on  supplie  la  pas- 
sion de  rester,  on  la  garde,  sans  songer  à  la  captivité  où  on  la  re- 
tient, ni  aux  tortures  qu'on  lui  impose. 

Mme  de  Cheffai  ne  pouvait  point  se  passer  de  Polesvoï,  qui  do  son 
côté  ne  comprenait  rien  aux  heures  sur  lesquelles  ne  rayonnait  pas 
le  regard  adoré  de  sa  maîtresse.  Quand,  après  des  luttes  incroya- 
bles, des  travaux  gigantesques,  pour  prévenir  telle  visite,  abréger 
telle  autre,  arracher  enfin  aux  indiscrets,  aux  importuns,  aux  en- 
nuyeux, les  précieux  lambeaux  de  leur  vie,  ils  se  trouvaienl  seuls, 
c'était  une  première  explosion  de  bonheur  dont  il  semblait  que 
leurs  cœurs  allaient  éclater.  Par  malheur,  le  moment  arrivait  bien 
vite  où  le  grain,  ce  terrible  grain  qui  est  toujours  dans  le  ciel  des 
amoureux,  se  faisait  nuage,  puis  tempête.  Alors,  pauvres  oiseaux 
effarouchés,  les  joyeux  élans,  les  douces  saillies,  s'enfuyaient  loin 
d'eux  à  tire-d'aile,  les  tendres  pensées  s'arrêtaient  tremblantes  sur 
leurs  lèvres;  tout  se  taisait  pour  laisser  passer  l'ouragan  dans  ces 
régions  tout  à  l'heure  si  vivantes,  et  maintenant  si  désolées.  C'était 
de  la  même  manière  que  s'élevaient  d'habitude  ces  tourmentes  :  — 
Pourquoi  êtes-vous  si  peu  à  moi?  disait  Polesvoï.  —  .Manière,  ré- 
pondait-elle, trouve  déjà  que  je  suis  trop  àvous.  —  Ah!  s'écriail  le 
poète,  votre  mère  vous  a  élevée  dans  sa  détestable  religion  :  vous 
avez  son  amour  et  son  respect  pour  le  monde. 

Attaquée  avec  cette  franchise,  Anne  se  défendait  alors  avec  une 
suprême  énergie.  —  Dans  votre  affection  égoïste,  disait-elle,  \ 
voudriez  m' enlever  à  tout  ce  qui  m'entoure,  même  à  ces  amis  que... 

Là  s'élevaient  les  interruptions  de  Prométhée.  des  insupporl 
surveillans  qui,  sous  le  nom  d'amis,  s'installent  auprès  des  femm  . 
faisant  une  guerre  sans  merci  à  tout  ce  qui  menace  leur  domination 
soporifique,  lui  causaient  d'indicibles  irritations.  La  discussion  pre- 
nait bientôt  ses  allures  les  plus  violentes;  on  y  jetait  ces  brandons 
qui  dans  le  foyer  des  colères  répandent  les  plus  vives  clartés,  c'est- 
à-dire  les  noms  propres.  Prométhée  accusait  de  ses  maux  les  Cl  - 
mencin,  les  Plangenest,  les  Folbrook.  Anne  prenait  alors  intrépide- 
ment la  défense  des  trois  vieillards.  Quelquefois  elle  en  venait  à 
dire  :  —  Ils  représentent  un  dévouement  dont  vous  n'avez  pas  même 
l'intelligence.  —  A  ce  mot  répondait  ce  cri  :  —  Comment  a\ez-\ous 

TOMS    IX.  51 


802  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pu  m' aimer?  —  Enfin  on  descendait  de  cercle  en  cercle  jusqu'aux 
profondeurs  les  plus  désolées  de  l'enfer  des  amans.  Arrivés  là,  on 
remontait  quelquefois  d'un  coup  d'aile  aux  espaces  les  plus  lumineux 
des  régions  heureuses.  Ces  brusques  transitions  sont  le  privilège  des 
jeunes  amours.  Les  vieilles  attaches  ne  permettent  plus  cette  rapi- 
dité de  mouvemens.  Quand  on  est  réduit  à  les  subir,  on  ne  tombe 
plus  de  l'empyrée  qu'à  la  façon  de  Yulcain,  en  se  cassant  une  jambe, 
et  l'on  n'y  remonte  que  lentement,  pour  y  être  à  jamais  écloppé. 

Anne  et  Prométhée  s'aimaient  donc  malgré  ces  querelles  fré- 
quentes. D'ailleurs  ils  avaient  des  heures,  même  des  journées  en- 
tières, de  ce  bonheur  sans  bornes,  inoui,  qui  donne  aux  amans  de 
v  rais  vertiges,  et  leur  fait  adresser  au  destin  toute  sorte  de  provo- 
cations insensées.  Quelquefois  inclinée  sur  son  cœur,  la  bouche  ap- 
puyée à  son  oreille,  elle  lui  disait  de  ces  mots  que  les  êtres  humains 
peut-être  n'ont  pas  le  droit  d'échanger  entre  eux.  Tel  fut  enfin  l'em- 
pire de  la  passion  sur  cette  femme,  destinée  pourtant  à  commettre 
de  si  cruelles  offenses  envers  l'amour,  qu'elle  conçut  le  plus  étrange 
projet.  Voici  en  quelle  occasion.  Pendant  que  Polesvoï  s'isolait  dans 
son  affection,  les  grands  événemens  de  la  vie  publique  dont  se  res- 
sentent toutes  les  existences  privées  s'accomplissaient  autour  de  lui; 
sa  nation  marchait  vers  une  lutte  inévitable  avec  la  France.  Un 
grand  nombre  de  Russes  avaient  déjà  quitté  Paris.  Prométhée  ser- 
vait dans  un  régiment  de  grenadiers.  D'un  jour  à  l'autre,  il  allait 
être  forcé  à  son  tour  de  quitter  la  France,  et  de  reléguer  les  joies 
de  son  cœur  au-delà  des  chances  d'une  longue  guerre. 

Un  jour  où  elle  avait  pris  héroïquement  le  parti  de  faire  défendre 
sa  porte,  la  princesse  de  Cheffai  s'empara  des  deux  mains  de  Poles- 
voï, assis  auprès  d'elle  sur  un  petit  canapé  tout  rempli  de  tendres 
souvenirs,  et  lui  tint  à  peu  près  ce  langage  : 

—  Mon  ami,  je  veux  devenir  votre  femme.  Notre  amour  est 
menacé  de  la  plus  cruelle  des  séparations.  Dans  un  temps  qui 
s'avance  avec  une  rapidité  effrayante,  il  y  aura  entre  nous  toute 
sorte  de  choses  désolantes,  la  distance,  le  péril,  que  sais-je?  la 
mort  peut-être,  mon  Dieu  ! 

A  ce  mot,  lâchant  brusquement  les  mains  de  Polesvoï,  elle  poussa 
un  cri,  fit  de  ses  doigts  délicats  un  voile  attendrissant  pour  son 
visage,  et  se  mit  à  sangloter  avec  un  mouvement  d'épaules  char- 
mant. 

—  Oui,  la  mort!...  reprit-elle  ensuite  en  arrachant  ses  traits  à 
leur  gracieux  rideau  et  en  laissant  voir  ces  belles  larmes,  joyaux 
divins  de  quelques  douleurs  privilégiées  qui  ornent  les  yeux  où  elles 
apparaissent,  au  lieu  de  les  gâter.  Eh  bien!  je  ne  veux  pas  des  hu- 
miliations, je  ne  veux  pas  des  amertumes  d'un  chagrin  que  je  serais 


LA    PRINCESSE    PROMETIIEE.  803 

obligée  de  cacher.  N'importe  ce  que  fasse  de  vous  l'absence,  quand 
je  ne  vous  verrai  plus,  je  veux  vous  pleurer,  et  j'entends  que  per- 
sonne n'insulte  à  ma  tristesse;  je  tiens  à  ce  qu'on  la  respecte  au 
contraire,  comme  ma  compagne  loin  de  mon  bonheur,  comme  ma 
gardienne  loin  de  mon  appui...  M'approuves-tu,  mon  bien-aimé? 

Autrefois  Polesvoï,  quand  il  était  d'humeur  joyeuse,  si  on  lui 
parlait  de  mariage,  déclamait  volontiers  la  tirade  de  Bénédict  dans 
Beaucoup  de  bruit  pour  rien  ;  «  Si  jamais  je  soumets  ma  tète  au 
joug,...  qu'on  barbouille  mon  portrait  pour  en  faire  une  enseigne, 
et  qu'on  écrive  au-dessous  :  Ici  l'on  voil  Bénédict,  l'homme  marie! 
Était-il  d'une  humeur  sérieuse,  lorsqu'on  traitait  avec  lui  le  même 
sujet,  il  disait  sur  les  motifs  qui  l'attachaient  au  célibat  maintes 
choses  énergiques  et  sensées.  Il  est  certain  que  sa  nature  ne  le  des- 
tinait pas  à  être  un  desservant  de  l'hyménée.  Rien  de  plus  opposé 
à  cet  esprit  toujours  amoureux  de  l'imprévu,  à  ce  cœur  sans  cesse 
offensé  par  la  réalité.  Toutes  les  fois  cependant  qu'elle  ne  le  froissait 
point  clans  son  amour,  Anne  exerçait  sur  lui  un  empire  sans  bornes. 
11  ne  songea  pas  un  seul  instant  à  repousser  ce  qui  du  reste  était 
propre  a  lui  inspirer  une  vénération  singulière,  le  caprice  d'une  ar- 
dente passion.  —  Vous  savez  combien  je  vous  appartiens,  lui  dit-il; 
si  un  lien  auquel  je  n'avais  jamais  pensé,  tant  je  regarde  comme 
puissant,  comme  indestructible  celui  qui  existe  entre  nous,  peut  vous 
apporter  le  moindre  bonheur,  vous  ôter  la  moindre  amertume,  ne 
tardons  pas  un  moment  à  le  former.  —  Puis  il  eut  un  mouvemenl  dont 
Anne  fut  touchée,  et  qui  mit  sur  son  visage  mie  expression  incon- 
nue à  sa  maîtresse,  car  c'était  l'introduction  dans  cet  amour  de 
tout  un  ordre  nouveau  d'émotions,  c'était,  derrière  les  régions  divi- 
nement fantasques  de  la  passion,  l'apparition  de  ce  que  j'appellerai 
les  lieux  communs  sacrés  de  la  vie.  Il  tira  de  son  doigt  un  anneau 
d'argent  assez  curieusement  travaillé,  et  le  remit  à  la  princesse 
de  Chelfai  en  s'agenouillant  devant  elle.  —  Voici,  lit-il,  qui  me  vient 
de  ma  mère;  mon  cher  amour,  vous  êtes  une  de  ces  femmes  dans 
lesquelles  se  résume  ici-bas  la  vie  de  chacun  de  nous. 

Telles  furent  leurs  fiançailles.  Ce  premier  acte  du  mariage  leur 
avait  paru  divin  à  tous  deux,  parce  qu'il  s'était  passé  uniquement 
entre  eux,  comme  les  actes  habituels  de  leur  tendresse.  Seulement 
la  voie  où  ils  s'étaient  engagés  ne  peut  être  suivie  dans  le  mys- 
tère :  c'est  pour  cela  qu'elle  effarouche  tant  de  cœurs.  Anne  fut 
forcée  de  mettre  son  dessein  au  grand  jour,  et  tout  d'abord  de  le 
révéler  à  sa  mère.  Ce  fut  la  plus  terrible  de  ses  épreuves.  Dans  les 
vagues  inquiétudes,  dans  les  secrètes  défiances  que  lui  avait  fait 
concevoir  l'attachement  de  sa  fille  pour  Polesvoï,  Isaure  n'avait  ja- 
mais songé  à  l'événement  qu'on  lui  fit  entrevoir  tout  à  coup.  — 


N04  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Gomment!  la  princesse  de  Cheffai,  veuve,  c'est-à-dire  dans  les  plus 
heureuses  conditions  possibles  pour  jouir  d'une  grande  fortune  et 
d'un  beau  nom,  allait  s'enchaîner  à  un  poète  barbare  (c'est  ainsi 
que  dans  ses  colères  pindariques  Clémencin  appelait  Prométhée), — 
à  un  homme  sans  bisaïeul  (c'était  une  expression  empruntée  au 
courroux  aristocratique  de  Plangenest),  —  à  un  Tartare  endetté 
(c'était  le  mot  par  lequel  s'exhalait  l'indignation  positive  de  Fol- 
brook).  11  y  eut  entre  M™"  de  Béclin  et  sa  fille  un  de  ces  entretiens 
appartenant  aux  sanglantes  comédies  qui  se  jouent  hors  du  théâtre. 
Anne  voulut  clore  par  un  argument  irrésistible  l'orageuse  discus- 
sion où  son  bonheur  était  le  jouet  de  milles  passions  déchaînées. 
Elle  pensa  que  sa  mère,  esclave  des  habitudes  sociales  de  son 
époque,  n'oserait  jamais  appeler  à  son  secours,  même  dans  une 
situation  désespérée,  l'audacieuse  immoralité  du  dernier  siècle,  et, 
forte  de  cette  pensée,  elle  s'écria  tout  à  coup,  avec  l'accent  héroïque 
d'une  femme  déchirant  sa  pudeur,  comme  Gaton  déchira  ses  en- 
trailles :  —  On  ne  peut  me  blâmer  pourtant  de  prendre  pour  époux 
celui  dont  je  suis  déjà  la  femme. 

—  Quelle  est  cette  folie?  repartit  intrépidement  Isaure.  Je  connais 
trop  les  principes  que  vous  avez  reçus  de  moi  pour  croire  chez  vous 
à  un  entraînement  coupable. 

Et  à  toutes  les  affirmations  d'Anne  Mn,e  de  Béclin  opposait  une 
violence  croissante  de  négations.  11  fallut  cependant  que  cette  lutte 
eût  un  terme.  Dans  toute  l'ardeur  alors  d'une  affection  qui  fut  à  coup 
sûr,  sinon  la  plus  constante,  du  moins  la  plus  vive  de  sa  vie,  Mme  de 
Cheffai  montra  une  opiniâtreté  de  résolution  fort  rare  chez  toutes 
les  femmes  et  particulièrement  chez  elle.  Son  amour  cette  fois  rem- 
porta une  victoire,  victoire  funeste  comme  toutes  celles  qui  se  rem- 
portent dans  les  régions  du  cœur,  où  le  sentiment  triomphant  paie 
presque  toujours  son  succès  par  des  blessures  mortelles. 

Malgré  l'avis  de  Clémencin,  Polesvoï  n'était  pas  un  poète  plus 
barbare  que  Goethe  ou  lord  Byron;  malgré  l'assertion  de  l'iangenest, 
il  possédait  un  bisaïeul  qui  avait  été  même  un  homme  fort  vaillant; 
enfin,  malgré  le  mot  de  Folbrook,  s'il  tenait  de  don  Juan,  ce  n'était 
point  par  les  créanciers.  Assurément  toutefois  on  n'aurait  pu,  en 
langage  vulgaire,  appeler  Prométhée  un  bon  parti  pour  la  princesse 
de  Cheffai.  En  lui  donnant  son  nom  moscovite,  il  lui  faisait  perdre 
cette  fleur  toute  particulière  d'élégance  qui  n'appartiendra  jamais 
qu'à  la  noblesse  française,  et  la  fdle  d'Isaure  aimait  à  respirer  cette 
fleur-là;  puis,  en  devenant  princesse  russe,  Anne  s'exposait  à  être 
réclamée  un  jour  par  sa  nouvelle  patrie.  Or  lisez  les  Mille  et  Une 
Xitits,  vous  y  verrez  que  les  femmes  marines,  quand  elles  se  ma- 
rient aux  habitans  de  la  terre,  restent  sous  le  charme  des  flots;  un 


LA    PRINCESSE    PROMÉTHÉE.  805 

beau  jour,  en  se  promenant  aux  bords  des  mers,  elles  se  penchent 
sur  l'onde,  et  les  voilà  qui  disparaissent  :  c'est  ainsi  que  sont  les 
Parisiennes  quand  on  veut  les  arracher  à  Paris.  Polesvoï  fit  toutes 
ces  réflexions  sans  revenir  sur  son  consentement  aux  projets  de  celle 
qu'il  adorait.  Il  se  jeta  dans  le  mariage  avec  cette  mélancolique  in- 
trépidité qu'il  mettait  à  se  jeter  dans  toutes  les  aventures  où  ses  des- 
tinées l'appelaient. 

Ce  fut  deux  jours  après  avoir  pris  solennellement  et  définitive- 
ment Anne  pour  femme  que  Prométhée  quitta  Paris.  La  cérémonie 
môme  de  ses  noces  avait  eu  le  plus  triste  caractère.  Point  de  mère 
désolée  dont  les  larmes  n'eussent  été  cent  fois  préférables  a  l'expres- 
sion de  maussaderie  implacable  dont  s'était  année  Isaure  pour  con- 
duire sa  fille  à  l'autel.  Cependant,  lorsqu'au  sortir  de  l'église  les  deux 
époux  s'enfermèrent  seuls  dans  la  vaste  maison  qu'habitait  Anne  au 
fond  du  faubourg  Saint-Germain,  un  bonheur  d'une  espèce  inconnue 
s'abattit  sur  eux.  Pour  la  première  fois,  ils  allaient  posséder  toute 
une  série  d'heures  que  nul  ne  songerait  à  leur  disputer.  Avec  cette 
sublime  imprévoyance  des  grandes  passions,  ils  contemplaient  sans 
épouvante  la  terrible  séparation  qui  était  au  bout  de  leur  joie.  11  n'y 
a  que  les  journées  de  bataille  qui  rappellent  un  peu  ces  immenses 
journées  des  amours  heureuses,  si  rapides  et  si  remplies,  qui  s'éva- 
nouissent comme  des  minutes  pour  vous  apparaître  ensuite  sem- 
blables à  des  siècles,  tant  elles  reviennent  chargées  de  souvenirs  et 
projetant  une  ombre  gigantesque  sur  toute  votre  vie!  Rien  ne  trou- 
bla les  parfaites  délices  de  ces  momens.  11  n'\  eut  pas  entre  eux, 
même  à  l'état  latent,  une  irritation,  une  amertume,  un  malentendu. 
Dans  ce  sépulcre  où  les  axaient  ensevelis  la  solitude  et  l'amour,  c'était 
la  vie  qu'ils  axaient  trouvée,  la  \ ie  dans  toute  sa  plénitude;  ils  n'a- 
vaient plus  à  réprimer  la  morsure  d'un  seul  de  ces  soucis  blessans, 
d'une  seule  de  ces  souffrances  mesquines,  véritables  vers  engourdis 
par  la  corruption  humaine  pour  détruire  sur  la  terre  toute  félicité 
que  Dieu  y  laisse  tomber.  Quand  arriva  enfin  un  terrible  instant, 
ils  eurent  la  consolation  qu'au  lieu  d'être  chassés  de  leur  paradis, 
comme  tant  d'époux,  par  les  dards  de  mille  petits  ennuis,  ils  furent 
frappés  par  le  glaive  d'une  grande  douleur. 

La  nuit  était  déjà  tombée  depuis  une  heure  quand  il  lui  dit  adieu. 
Elle  était  au  coin  de  la  cheminée,  dans  une  chambre  à  laquelle  il  ne 
veut  plus  penser.  11  s'arracha  tout  à  coup  de  ses  bras,  sortit  brus- 
quement, puis,  s' arrêtant  au  seuil  même  de  la  pièce  qu'il  venait  de 
quitter,  il  l'entendit  qui  pleurait  dans  l'ombre.  Lue  porte  seule  était 
entre  lui  et  celle  dont  il  s'éloignait  pour  un  temps  incertain  et  in- 
connu. 11  pouvait  la  revoir  encore,  tout  de  suite,  par  un  mouvement 
aussi  rapide  que  son  désir,  ou  peut-être  ne  plus  la  revoir  que  dans 


806  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

*m 

des  années,  changée  d'âme,  changée  de  visage,  peut-être  ne  plus  la 
revoir  jamais.  A  cette  pensée  qui  lui  éti  oignit  le  cœur,  il  ne  put  se 
refuser  la  joie  navrante  d'évoquer  pour  une  dernière  fois  cette  ap- 
parition adorée.  Il  rentra  dans  ces  lieux  pleins  de  leur  amour;  elle 
poussa  un  cri;  il  l'enleva  de  terre,  et  la  pressa  sur  son  cœur  à  demi 
morte;  puis  il  partit  enfin  d'un  pas  rapide,  sans  regarder  derrière  lui, 
décidé  à  repousser  de  toute  son  énergie  la  cruelle  fantaisie  d'un  nou- 
veau retour.  Dans  la  voiture  qui  l'emportait,  il  songeait  en  pleurant 
à  cette  chambre  remplie  de  ténèbres,  de  tendresse  et  de  sanglots  où 
étaient  restés  sa  femme  et  son  bonheur  :  la  femme  évanouie,  le  bon- 
heur mort. 


IV. 

Comme  une  voix  qui  change  tout  à  coup,  qui  devient  plus  intime, 
plus  pénétrante,  plus  profonde  en  arrivant  au  point  délicat  et  sacré 
d'une  confidence,  ici  le  ton  de  notre  histoire  se  transforme,  le  récit 
prend  une  forme  directe  Au  lieu  de  parler  de  lui  comme  d'un  étran- 
ger, Polesvoï  dit  je  et  moi.  Les  pages  où  il  s'est  exprimé  ainsi  ne 
sont  pas  nombreuses;  je  les  soupçonne  d'avoir  été  écrites  en  un  seul 
jour,  et  ce  jour,  je  crois  même  le  connaître  :  si  je  ne  me  trompe,  c'é- 
tait un  dimanche.  Caylo  était  à  la  tranchée.  Il  y  avait  dans  l'air  cette 
tristesse  sans  limites,  cet  ennui  poignant,  cette  mélancolie  désespé- 
rée dont  les  heures  dominicales  ont  seules  le  secret,  et  qu'elles  se- 
couent de  leurs  ailes,  même  au  fond  des  déserts.  Je  sais  des  voya- 
geurs qui,  brouillés  avec  toute  notion  du  temps,  se  sont  écriés  sou- 
dain en  traversant  des  steppes  sous  l'action  subite  d'un  spleen  sans 
cause  :  «  Ce  doit  être  dimanche  aujourd'hui,  a 

Du  reste,  le  dimanche  dont  je  veux  parler  se  manifestait  autre- 
ment sur  le  plateau  de  la  Chersonèse  que  par  cette  révélation  ma- 
gnétique. Par  momens,  à  travers  le  bruit  du  canon,  un  son  de  clo- 
ches arrivait  de  Sébastopol.  A  coup  sur,  les  cloches  de  René  n'ont 
jamais  porté  à  travers  les  bois  plus  de  rêveries  que  n'en  jetaient  à 
travers  notre  éternel  champ  de  bataille  ces  notes  plaintives,  appel 
lointain  de  ceux  qui  priaient  h  ceux  qui  mouraient.  Le  ciel  qui  en- 
veloppait le  camp,  et  que  l'on  voyait,  entre  les  tentes,  s'unir  dans 
de  mornes  horizons  à  une  terre  dépouillée,  était  d'un  gris  uniforme 
et  implacable.  Le  seul  point  où  l'on  y  sentît  la  vie  était  une  tache 
blafarde  indiquant  la  présence  occulte  d'un  soleil  malveillant,  ré- 
solu à  ne  pas  se  montrer.  Prométhée  eut  une  sorte  d'abattement 
suprême.  Ses  blessures  lui  faisaient  éprouver  un  malaise  en  harmo- 
nie avec  les  souffrances  de  cette  lugubre  journée.  Ce  n'était  point  la 
douleur  aiguë  de  la  chair  déchirée,  du  sang  violemment  enlevé  aux 


IA    PRINCESSE    PROMÉTHÉE.  807 

veines,  c'étaient  cette  ingrate  défaillance,  ce  lourd  affaissement  qui 
répondent,  dans  l'état  corporel,  à  ce  qu'on  appelle,  dans  l'état  mys- 
tique, l'absence  de  toute  consolation  et  de  toute  grâce.  Suivant  son 
habitude,  il  s'était  arrangé  sur  son  lit  pour  écrire,  puis  la  plume 
■'était  échappée  de  sa  main.  Pressant  entre  ses  lèvres  le  bout  d'un 
cigare  éteint,  il  semblait  avoir  laissé  son  esprit  tomber  dans  l'océan 
des  rêves  sans  couleur  et  sans  forme,  quand  il  fit  brusquement  sur 
lui-même  un  effort  victorieux;  ses  yeux,  devenus  un  moment  immo- 
biles, reprirent  leur  mouvement  étrange.  Sa  plume,  morte  et  gisante, 
se  retrouva,  par  une  résurrection  soudaine,  debout  et  active.  Il  écri- 
vit jusqu'au  soir,  en  proie  à  une  de  ces  fièvres  si  puissantes  qu'elles 
usent  une  chose  immortelle,  c'est-à-dire  l'âme  où  des  souilles  in- 
connus les  allument  et  les  éteignent.  Le  soir  venu,  voici  ce  qu'il 
avait  écrit  : 

(i  Ce  que  j'éprouvai  en  la  quittant,  ce  fut  une  douleur  qui  me 
semblait  au-dessus  des  forces  humaines,  mais  qui  me  parait  une 
sorte  de  joie  aujourd'hui,  quand  je  la  compare  à  ce  que  j'ai  senti 
depuis.  En  effet,  si  c'était  dans  toute  ma  partie  mortelle,  dans  toute 
la  région  terrestre  de  ma  vie  une  obscurité,  une  désolation  aussi 
profonde  que  le  deuil  dont  se  couvrit  la  nature  le  jour  où  un  hôte 
divin  nous  abandonna,  c'était  dans  mon  être  idéal  au  contraire  une 
lumière  nouvelle,  comme  une  volupté  semblable  à  celle  des  martj  rs. 
Rivé,  à  travers  le  temps,  à  travers  l'espace,  à  une  âme  dont  il  me 
semblait  entendre  les  frémissemens  lointains  répondre  aux  moind 
frémissemens  delà  mienne,  jamais  je  n'avais  compris  comme  alors 
la  puissance  des  choses  invisibles.  La  pensée  que  cette  chaîne  m; 
rieuse,  qui  devait,  d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  unir  son  existence 
à  la  mienne,  pût  être  brisée  un  jour,  ne  s'offrail  même  poinl  à  mon 
esprit.  Je  vécus  pendant  des  mois  entiers  dans  cette  illusion,  d'où  na- 
quit ce  que  j'appellerai  l'âge  héroïque  de  mes  amours. 

«  Si  quelque  chose  pouvait  me  maintenir  sous  ce  charme,  con- 
server et  multiplier  autour  de  moi  les  horizons  du  jardin  magique, 
c'était  assurément  les  lettres  que  je  recevais  d'elle.  A  présent  en- 
core, je  n'ai  pas  de  paroles  pour  exprimer  ce  que  me  fait  toujours 
éprouver  son  écriture.  Derrière  ces  mots,  dont  chacun  alors  rayon- 
nait d'une  pensée  d'amour,  je  voyais  son  regard  doux  comme  le 
matin  et  plein  de  mystère  comme  la  nuit,  je  retrouvais  son  sourire 
salué  par  toutes  les  voix  de  mon  cœur;  enfin  je  sentais  par  instans 
ses  lèvres  répandant  en  moi  tout  à  coup  la  mort  passagère  du  bai- 
ser. Il  n'était  point  de  soins  ingénieux  qu'elle  n'employât  pour  me 
faire  parvenir  le  plus  promptement  et  le  plus  régulièrement  pos- 
sible ces  chères  lettres.  Elle  avait  mis,  je  crois,  dans  ses  intérêts 
toutes  les  diplomaties  européennes.  Malgré  l'immense  variété  des 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

obstacles  que  la  guerre  créait  à  la  correspondance  d'une  Fran- 
çaise et  d'un  Russe,  ses  messages  me  suivaient  partout.  Ce  perpé- 
tuel commerce  a\ec  un  être  adoré  avait  produit  en  moi  le  plus 
étrange  phénomène  de  double  vie.  J'étais  en  Grimée  au  débarque- 
ment des  Français;  là,  malgré  les  émotions  de  la  grande  lutte  où  je 
me  trouvais  engagé,  je  pourrais  bien  jurer  que  sa  pensée  ne  se  re- 
tira pas  de  moi  un  seul  instant.  Tout  en  sentant  pour  la  guerre  l'in- 
vincible tendresse  que  m'inspire  jusque  dans  ses  rigueurs  cette 
mère  des  seules  vertus  dont  je  n'aie  pas  encore  reconnu  le  néant, 
je  ne  me  suis  jamais  séparé  de  ma  passion  pour  ma  femme,  pour 
ma  maîtresse  absente,  même  sous  le  feu,  les  pieds  dans  le  sang  et 
la  tète  dans  la  fumée. 

<(  Ainsi  le  plus  vif  souvenir  assurément  que  m'ait  laissé  la  journée 
d'Alma,  c'est  une  souffrance  qui   me  vint  d'elle,  la  première  de 
toutes  celles  dont  devait  se  composer  mon  supplice.  Le  soir  arri- 
vait, la  bataille  était  perdue  pour  nous,  notre  armée  opérait  sa  re- 
traite sous  le  feu  de  l'artillerie  française,  et  toutefois,  je  l'avouerai, 
il  \   avait  comme  une  sorte  de  jouissance  dans  les  sentimens  qui 
alors  remplissaient  mon  cœur.  J'avais  la  conscience  d'avoir  fait  de 
mon  mieux  pendant  tout  le  temps  du  combat;  prêt  à  paraître  devant 
Dieu  depuis  six  heures,  je  me  sentais  l'àme  agrandie,  pacifiée,  déga- 
gée des  amertumes  mesquines  dont  naissent  les  seules  tristesses  que 
je  redoute.  Ma  douleur,  que  ne  corrompait  rien  de  bas,  rien  de  vul- 
gaire, rien  d'égoïste,  me  semblait  une  de  ces  douleurs  d'élection  que 
l'on  reçoit  comme  de  terribles,  mais  précieux  présens  du  ciel.  Puis 
il  y  avait  une  majesté  émouvante  dans  les  spectacles  qui  m'étaient 
offerts.  Le  soleil  d'automne,  qui  se  couchait  dans  une  mer  lumi- 
neuse, me  parlait,  dans  un  magnifique  langage,  du  monde  éternel 
pour  lequel  tant  d' cames  vaillantes  venaient  de  partir.  Les  hommes 
qui  m'entouraient  avaient  cette  expression  de  morne  intrépidité,  de 
dévouement  silencieux,  que  j'aime,  car  elle  me  console  de  toutes  les 
grimaces  qui  d'ordinaire  altèrent  la  physionomie  humaine.  Le  bruit 
de  quelques  boulets  qui  de  temps  en  temps  trouaient  nos  rangs,  de 
quelques  fusées  qui,  décrivant  une   courbe  enflammée,   venaient 
éclater  au-dessus  de  nos  tètes,  me  causaient,  —  pourquoi  n'en  con- 
viendrais-je  pas?  je  ne  suis  pas  le  premier  qui  ait  senti  de  cette  ma- 
nière, —  me  causaient,  dis-je,  cette  impression  des  nobles  choses, 
des  rares  et  poétiques  beautés  qui,  suivant  Montaigne,  font  frisson- 
ner «  l'enfant  bien  nourri.  »  Enfin,  j'en  demande  pardon  aux  dieux 
de  la  patrie,  non,  je  n'étais  point  malheureux. 

«  Eh  bien!  ce  fut  en  ce  moment  que  je  reçus  une  lettre  qui  chassa 
de  ma  pensée  cette  sérénité  dont  j'étais  lier,  ce  calme  que  je  savou- 
rais, et  changea  pour  moi  l'aspect  de  tout  ce  qui  m'environnait.  Un 


LA    PRINCESSE    PROMETHEE. 


809 


courrier  de  Simphéropol  avait  apporté  au  général  des  dépêches  si 
urgentes,  qu'on  était  venu  les  lui  remettre  sur  le  champ  de  bataille. 
Parmi  ces  dépêches  était  un  de  ces  billets  si  attendus,  si  désirés, 
qu'Anne  trouvait  toujours  un  moyen  sûr  et  nouveau  de  me  faire 
parvenir.  Je  déchirai  avec  précipitation  une  frêle  enveloppe  que  je 
vis,  avec  un  chagrin  superstitieux,  le  vent  prendre  et  emporter  du 
côté  de  la  mer,  car  j'aimais  à  ne  rien  perdre  de  ce  qui  venait  d'elle, 
et  je  lus  sa  lettre  sans  tirer  comme  d'habitude  une  impression  dis- 
tincte de  ma  première  lecture.  Les  mots  tracés  par  sa  main  me  cau- 
saient, au  premier  abord,  une  sorte  d'éblouissement  qui  m'empêchait 
d'en  saisir  le  sens.  Je  m'aperçus  bien  pourtant  que  j'éprouvais  une 
émotion  d'un  ordre  insolite,  tenant  de  l'irritation  et  du  malaise. 
Anne  s'était  laissée  conduire  par  sa  mère  chez  la  duchesse  de  Plan- 
genest,  la  belle-sœur  de  Tancrède.  «  11  y  avait  là,  me  disait-elle, 
fort  peu  de  monde,  on  y  chassait  à  courre  cependant,  et  je  crois  que 
l'on  y  jouait  un  peu  la  comédie.  »  Quand  elle  ne  m'aurait  point  dit 
de  quel  lieu  venait  sa  lettre,  j'aurais  pu  le  deviner  sans  peine.  Ce 
n'étaient  point  seulement  quelques  détails  mondains  apparaissant 
pour  la  première  fois  dans  notre  correspondance  qui  m'apprenaient 
sous  quelle  influence  celle  que  j'aimais  était  placée  :  non,  le  coup 
funeste  porté  loin  de  moi  à  mes  amours  m'était  révélé  d'une  ma- 
nière plus  intime  et  plus  certaine.  Anne,  qui  depuis  mon  départ 
s'était  montrée  la  compagne  héroïque  de  ma  vie,  qui  était  entrée, 
avec  cette  divine  intelligence  de  la  femme,  dans  tous  les  secrets  de 
mon  âme,  semblait  tout  à  coup  étrangère  et  presque  hostile  à  cer- 
taines parties  de  ma  nature.  Ces  émotions  sacrées  du  devoir  et  du 
péril  qui  étaient  si  loin  de  nie  séparer  d'elle,  auxquelles  au  con- 
traire j'associais  toujours  sa  pensée,  excitaient,  au  lieu  de  sa  sym- 
pathie ordinaire,  des  reproches,  des  plaintes,  comme  de  l'ironie. 
Elle  s'était,  disait-elle,  unie  à  un  guerrier  d'Ossian  qui  l'oubliait 
pour  la  sanglante  déesse  des  batailles.  Elle  m'aurait  voulu  dans 
l'esprit  un  tour  plus  conforme  à  l'allure  ordinaire  des  tendresses 
humaines.  En  me  répétant  tout  bas  chacune  de  ses  paroles,  je  sen- 
tais peu  à  peu  un  trouble  effrayant  s'élever  des  profondeurs  de  mon 
âme,  qui  se  remplissait  d'agitations  et  de  ténèbres.  Avec  ce  merveil- 
leux instinct  des  êtres  destinés  aux  grandes  souffrances,  j'embrassai 
dans  toute  leur  étendue,  je  sentis  dans  toute  leur  énergie  les  chagrins 
que  me  gardait  l'avenir.  En  un  mot,  j'eus  la  vision  de  ma  douleur. 
«  Ainsi  la  fin  de  cette  journée  s'écoula  pour  moi  loin  du  sol  que  je 
foulais,  loin  des  gens  qui  m'entouraient.  Je  me  rappelle  à  peine  ma 
rentrée  nocturne  parmi  une  population  consternée.  Les  gens  qui 
passaient  devant  mon  cheval  me  semblaient  des  fantômes,  les  réa- 
lités de  ma  vie  étaient  à  des  distances  énormes  de  mon  corps.  Dès 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  je  fus  seul  en  mon  logis,  je  me  mis  à  lui  écrire.  Je  l'avouerai, 
ma  lettre  était  violente.  Pour  la  première  fois,  je  me  livrais  loin 
d'elle  à  une  amertume  qu'un  regard,  une  parole,  un  sourire  ne  pou- 
vait plus  m'enlever.  Quand  cette  lettre  fut  partie,  j'éprouvai  un  vrai 
remords.  Les  querelles  à  distance  m'ont  toujours  paru  quelque  chose 
d'odieux  et  d'insensé;  mais  je  me  dis  avec  une  douloureuse  consola- 
tion que  je  n'avais  pas  ouvert  la  voie  où  désormais  marcherait  fata- 
lement notre  amour.  Avec  cette  cruelle  faculté  de  l'esprit  qui,  dans 
les  souffrances  morales,  rend  certains  hommes  semblables  au  méde- 
cin atteint  d'un  mal  dont  il  connaît  toutes  les  péripéties,  je  m'expli- 
quai ce  qui  se  passait  dans  la  plus  chère  partie  de  moi-même,  dans 
l'être  où  je  vivais  et  où  j'allais  mourir. 

«  Anne  m'échappait.  Les  gens  et  les  choses  auxquels  je  l'avais  ar- 
rachée me  la  reprenaient.  Comment  avais-je  pu  espérer  un  instant 
que  mon  souvenir  aurait  le  pouvoir  de  défendre  ce  que  je  défendais 
moi-même  avec  tant  de  peine,  quand  toute  attaque  me  trouvait  pré- 
sent? Ce  lien  auquel  j'avais  consenti  malgré  ma  répugnance  secrète, 
bien  loin  de  m'ètre  favorable,  était  peut-être  ce  qu'il  y  avait  de  plus 
redoutable  pour  moi.  En  devenant  ma  femme,  c'était  un  sacrifice 
qu'elle  axait  accompli.  Sa  mère  le  lui  répétait  chaque  jour,  et  Anne 
était  de  ces  natures  que  les  sacrifices  ne  rivent  pas,  mais  enlèvent 
au  contraire  à  ceux  pour  qui  on  les  fait.  Elle  avait  dépensé,  dans  un 
acte  qui  lui  avait  paru  sublime,  les  plus  vives  forces  de  son  amour. 
A  présent  qu'elle  aurait  eu  réellement  besoin,  pour  m' envoyer  sa  vie 
à  travers  l'espace,  de  ce  souffle  tout  puissant,  de  cette  inspiration 
soutenue  du  cœur  qu'on  appelle  l'esprit  romanesque,  elle  avait  re- 
pris sa  manière  habituelle  de  sentir,  elle  écoutait  avec  une  approba- 
tion secrète  la  voix  qui  lui  disait  :  Assez  d'exaltation,  assez  d'enthou- 
siasme !  Il  est  temps  de  renoncer  aux  routes  excentriques  où  vous 
avez  failli  vous  égarer...  De  là  sa  rentrée,  aux  applaudissemens  uni- 
versels, sur  le  vieux  théâtre  des  Oswald,  des  Tancrède  et  des  Isaure, 
dans  le  rôle  d'une  femme  sensée  supportant  avec  une  tristesse  dis- 
crète l'absence  de  son  mari.  Elle  ne  voulut  pas  cependant  accepter 
à  mes  yeux  un  tel  personnage  avec  trop  de  facilité.  Après  la  lettre 
dont  je  fus  blessé  à  l'Aima,  la  lettre  qu'elle  m'écrivit  contenait  ces 
litanies,  répétées  tant  de  fois,  sur  les  souffrances  que  l'on  contient 
dans  le  monde  au  risque  de  faire  éclater  son  cœur.  Je  me  rappelai 
qu'en  un  temps  bien  loin  de  nous,  je  lui  avais  dit  un  soir  avec  un 
sourire  :  «  Ma  chère  enfant,  ne  me  racontez  jamais  pareilles  choses; 
presque  toutes  les  femmes,  si  on  les  croyait,  seraient  dans  le  monde 
comme  ce  jeune  Spartiate  au  repas  public,  elles  sentiraient  sous 
leurs  robes  des  morsures  dont  leur  visage  ne  dirait  rien.  Je  n'ajoute 
point  foi  à  ces  morsures-là.  » 


LA    PRINCESSE    PROMETHEE.  811 

«  Je  ne  veux  pas  calomnier  pourtant  celle  à  qui  j'ai  dû,  après 
tout,  des  jouissances  exquises,  et  dont  il  nie  semble  aujourd'hui  en- 
core que  je  ne  puis  pas  être  à  jamais  séparé.  Les  souffles  glacés  qui 
faisaient  rage  contre  son  amour  ne  l'éteignirent  pas  tout  à  coup; 
par  instant  la  précieuse  flamme  jetait  de  nouveau  d'adorables  lueurs. 
Avec  la  divine  crédulité  des  grandes  passions,  je  me  reprenais  alors 
à  rêver  de  bonheur  sans  trouble  et  de  tendresse  sans  fin.  J'avais 
reçu,  à  de  courts  intervalles,  deux  lettres  où  je  croyais  avoir  re- 
trouvé tout  entière  la  souveraine  des  seules  heures  vivantes  de  mon 
passé.  Aussi,  soumettant  comme  d'habitude  à  la  pensée  qui  me  do- 
minait ce  que  pouvaient  avoir  de  plus  émouvant,  de  plus  sérieux, 
de  plus  formidable,  les  choses  dont  j'étais  environné,  j'avais  recouvré 
une  sorte  de  bien-être  intime  à  travers  les  préoccupations  de  cha- 
que jour.  Rien  ne  saurait  mieux  le  prouver  que  l'étal  de  mon  es- 
prit à  l'instant  où  je  reçus  le  second  coup  dont  je  ne  devais  pas  me 
relever  cette  fois.  Par  une  singulière  fatalité,  c'étail  le  soir  d'inker- 
man.  Mon  régiment  avait  fait  contre  les  assiégeans  cette  grande 
sortie  destinée  à  seconder  l'escaladé  du  plateau.  Encore  une  fois  la 
victoire  s'était  déclarée  contre  nous,  et  j'avais  vu  mes  meilleurs  sol- 
dats tomber  sur  cette  terre  aride,  couverte  de  pierres  et  de  boulots, 
qui  séparait  nos  travaux  du  camp  ennemi.  L'action  avait  cessé  de- 
puis longtemps,  il  était  tard,  le  jour  commençait  à  tomber;  mais 
comme  on  craignait  de  l'assaillant  quelque  coup  d'emportement  et 
d'audace,  toutes  nos  troupes  étaient  restées  sous  les  armes.  Pour 
moi,  je  bivouaquais  dans  un  petit  cimetière  situé  à  l'extrémité  de  la 
ville.  Ce  lieu,  forcément  mélancolique  d'ordinaire,  ne  présentait 
certes  pas  alors  un  aspect  qui  pût  disposer  à  la  gaieté.  Par  m 
quelques  bouffées  d'un  vent  humide  s' échappant  d'un  ciel  pluvieux 
inclinaient  sur  les  tombes  des  branches  dépouillées  de  feuilles.  Çà 
et  là  des  hommes  étaient  couchés,  dont  la  capote  entr' ouverte  lais- 
sait voir  une  poitrine  déchirée,  ou  dont  la  tète  pâle,  se  détachant  sur 
une  flaque  de  sang,  semblait  entourée  d'une  sorte  d'auréole  rouge, 
caries  projectiles  arrivaient  dans  ce  champ  de  repos,  transformé  en 
théâtre  de  guerre;  souvent  une  pierre  tumulaire  brisée  en  éclats  de- 
venait un  engin  aussi  dangereux  que  les  boulets  et  les  obus.  La 
mort  active,  la  mort  militante,  le  cavalier  de  l'Apocalypse  venait  ré- 
veiller, dans  cet  endroit  désolé,  la  mort  qui  s'étend  sur  le  sépulcre 
après  avoir  fini  son  œuvre.  Eh  bien!  j'assistais  sans  horreur  à  ce 
genre  de  spectacle  qu'un  secret  instinct  nous  fait  souhaiter  quand 
Dieu  ne  nous  l'a  pas  envoyé  encore.  Assis  sur  un  tertre  funèbre,  je 
me  disais,  avec  un  sentiment  de  gratitude  pour  mes  destinées,  que 
je  voyais  de  mes  yeux,  que  je  touchais  ce  qui  a  préoccupé  tant 
d'éminens  esprits,  et  ce  qu'ils  n'ont  pu  reproduire  qu'en  le  créant 


812 


revi:e  des  deux  mondes. 


par  des  efforts  surhumains  :  «  0  peuple  de  mon  âme,  s'écrie  quel- 
que part  un  poète  slave,  qui  a  fait  suivant  moi  des  élégies  d'une 
singulière  beauté;  spectres  de  mon  esprit,  lutins  de  mon  cœur, 
gnomes  bizarres  sortis  des  profondeurs  de  ma  pensée,  quand  vous 
formez  ces  danses  qui  me  font  oublier  les  heures,  c'est  toujours  à  la 
lueur  du  même  astre,  sous  les  rayons  de  mon  amour!  »  Le  poète 
slave  a  parlé  pour  moi.  C'était  à  la  clarté  de  ma  passion  que  se 
jouaient  mes  rêveries  du  cimetière. 

«  Mais  voici  qu'un  soldat  arrive  et  me  remet  une  lettre  d'elle.  Un 
obus  éclate  auprès  de  cet  homme  et  de  moi,  l'obus  nous  couvre  tous 
les  deux  de  terre.  Qu'importe?  je  défierais  quoi  que  ce  soit  de  m'ar- 
racher  à  ce  que  j'éprouve.  11  y  a  encore  assez  de  jour  au  ciel  pour 
que  je  puisse  lire.  Ah!  la  terrible  lettre!...  xoici  une  nouvelle  bles- 
sure, et  plus  profonde  encore  que  ma  blessure  de  l'Aima.  Ces  que- 
relles à  travers  l'espace ,  ces  querelles  prévues,  redoutées,  que  je 
devais  éviter  à  tout  prix,  s'élevaient  ardentes  et  implacables.  Elle 
répondait  à  ce  que  je  lui  avais  écrit  il  y  avait  six  semaines,  à  ce 
qu'avaient  suivi  depuis  les  paroles  les  plus  tendres,  avec  une  colère 
qui  me  navrait,  et  qui,  je  le  sentais,  détruisait  désormais  entre 
nous  toute  possibilité  d'harmonie.  Je  pus  reconnaître,  par  les  cruels 
épanchemens  de  son  courroux,  quels  progrès  avait  faits  en  elle  ce 
qui   pouvait  le  plus  m' affliger...   Il  y  avait  certains  passages  qui 
me  faisaient  entendre  Mme  de  Béclin  résumant  les  délibérations  de 
ses  amis.   On  m'accusait  de  ne  rien   comprendre   aux  tendresses 
délicates  et  dévouées,   d'être   une   de  ces  natures  orgueilleuses, 
rongées  par  un  égoïsme  chagrin  et  bizarre,  qui  ne  cherchent  dans 
l'amour  qu'un  moyen  d'exercer  de  capricieuses  dominations.  J'étais 
à  travers  le  monde  réel  un  échappé  de  mauvais  roman.  11  fallait  me 
reléguer  dans  ces  régions  chimériques  d'où  je  n'aurais  jamais  dû  sor- 
tir. A  quoi  bon  me  répéter  tous  ces  reproches?  La  violence  même 
des  paroles  affaiblit  rapidement  mon  courroux,  qui  se  noya  bientôt 
dans  une  immense  tristesse.  Je  répondis  en  disant  dans  quels  lieux 
ces  reproches  cruels  m'étaient  parvenus.  Quoiqu'on  m'accusât  de  ne 
pas  appartenir  à  ce  monde,  je  pensais,  en  regardant  la  pluie  de  fer 
tombée  à  mes  pieds,  toucher  un  peu  plus,  par  les  nobles  côtés  du 
moins,  aux  réalités  de  cette  vie  que  certaines  gens  dont  je  reconnais- 
sais l'influence  sur  ce  que  j'aimais.  Du  reste,  puisque  je  n'étais  bon 
qu'à  reléguer  dans  le  pays  des  rêves,  la  mort  se  chargerait,  je  l'es- 
pérais, de  faire  de  moi  quelque  chose  de  semblable  à  un  rêve,  c'est- 
à-dire  un  souvenir.  Pût  ce  souvenir  n'être  pas  un  remords  pour  celle 
qui  n'avait  pas  craint  un  jour  de  faire  traverser  à  sa  colère  des  es- 
paces que  l'amour  seul  aurait  dû  avoir  la  force  de  franchir! 

«  Rien  de  triste  et  de  stérile  comme  la  lutte  contre  les  lois  impla- 


LA    PRINCESSE    PROMÉTHÉE.  813 

cables  qui  amènent  les  révolutions-de  nos  cœurs.  Ni  la  résignation, 
ni  la  résistance,  ni  l'énergie,  ni  la  faiblesse  ne  pouvaient  empêcher 
mon  empire  de  s'écrouler  dans  la  seule  région  où  j'aie  jamais  dé- 
siré la  toute-puissance.  Quelques  paroles  m' arrivèrent  encore,  toutes 
pleines  des  parfums  du  passé  :  je  les  accueillais  toujours  avec  joie, 
mais  avec  une  joie  mélancolique.  Elles  avaient  pour  moi  le  charme 
douloureux  de  ces  caresses  sans  vie  que  gardent  longtemps  parfois, 
après  la  mort  de  l'amour,  les  lèvres  et  le  regard  de  ceux  qui  ont  aimé. 
Une  rencontre  passagère  avait  seule  existé  entre  moi  et  celle  à  qui 
j'avais  cru  m' unir  par  une  étreinte  immortelle.  Des  destinées  oppo- 
sées nous  réclamaient  tous  deux  avec  une  égale  violence.  Plus  le 
danger,  la  méditation,  la  rêverie  et  tout  un  enchaînement  étrange 
de  grands  faits  m'emportaient  dans  les  océans  sans  limites,  plus  elle 
était  attachée  aux  rivages  où  je  l'avais  laissée,  par  la  distraction,  par 
les  vains  bruits  et  par  toute  la  série  vulgaire  des  petits  événemens  de 
l'existence.  Voilà  ce  que  je  sentais  avec  désespoir;  puis  je  sentais 
aussi,  avec  une  colère  impuissante,  la  conspiration,  en  permanence 
autour  d'elle,  de  toutes  les  banalités,  de  toutes  les  hypocrisies.  Un 
incident,  à  coup  sûr  bien  imprévu,  nie  montra  l'activité  et  le  succès 
de  ce  complot  contre  mon  bonheur. 

«  J'ai  connu  à  Venise,  il  y  a  près  de  dix  ans,  la  signora  Claudia 
Salenti.  Cette  célèbre  cantatrice  était,  non  pas  alors  dans  tout  l'éclat 
de  son  talent  ni  de  sa  renommée,  mais,  ce  qui  valait  peut-être  mieux, 
dans  tout  l'attrait  de  sa  jeunesse.  Grande,  svelte,  un  peu  maigre, 
elle  avait  une  chevelure  épaisse  et  tordue  de  ce  blond  sombre  qui 
a  des  reflets  de  bronze  florentin.  Son  visage,  d'une  teinte  vigou- 
reuse, mais  où  il  n'y  avait  de  carmin  que  sur  ses  Lèvres,  -'accordait 
merveilleusement  avec  ses  cheveux.  Ses  grands  yeux,  d'un  noir  in- 
fernal, semblaient  renfermer  la  mort  pour  ceux-ci,  la  ruine  pour 
ceux-là,  et  la  damnation  pour  tous.  Cependant  la  Salenti  était  au 
demeurant  une  excellente  fille,  menant  à  bien  les  affections  de  toute 
nature  qui  souriaient  à  ses  heureux  débuts.  Un  hasard  me  rappro- 
cha d'elle,  et  un  autre  hasard  voulut  que  je  n'en  devinsse  pas  amou- 
reux. Je  venais  de  faire  quelques  folies.  Fut-ce  une  déesse  logée  dans 
mon  cœur  ou  le  diable  établi  dans  ma  bourse  qui  m'empêcha  de 
songer  à  ses  faveurs,  je  n'en  sais  trop  rien  aujourd'hui.  Du  reste, 
les  seules  femmes  qui  me  fassent  comprendre  les  affections  plato- 
niques sont  les  femmes  galantes  avec  leurs  allures  semblables  aux 
nôtres,  et  ce  qui  est  certain,  c'est  que  je  devins  tout  simplement 
l'ami  de  la  Salenti.  Pendant  quelques  mois,  je  la  vis  souvent;  puis 
je  fus  entièrement  séparé  d'elle,  et  je  puis  dire  que  son  souvenir 
m'avait  rarement  visité  depuis  dix  ans.  Seulement  cet  hôte  fugitif  de  . 
ma  pensée  était  toujours  le  bienvenu,  car  avec  la  signora  Salenti  je 


814  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

revoyais  Venise,  mes  jeunes  années,  et  tout  un  coin  de  cette  vie  où 
j'ai  dormi,  sous  des  arbres  qui  ne  fleuriront  plus  pour  moi,  d'un 
sommeil  plein  de  songes  charmans  et  légers. 

«  Tout  récemment,  la  Salenti  s'est  imaginé  de  venir  à  Paris,  où 
elle  a  trouvé,  dit-on,  cet  enthousiasme  qui  est  assurément  la  plus 
précieuse  de  toutes  les  monnaies  françaises.  Il  parait  que  son  talent 
et  sa  beauté  ont  pris  un  développement  merveilleux.  Sa  vie  est  une 
série  de  triomphes.  Le  bonheur  dispose  à  la  sensibilité,  quelquefois 
même  à  un  peu  de  mélancolie.  Tout  à  coup  une  nuit,  à  la  fin  d'un 
souper  qui  avait  suivi  une  de  ses  ovations  les  plus  éclatantes,  l'ex- 
cellente fille  se  mit  à  songer  à  ses  amis  absens.  Elle  avait  justement 
pour  convives  quelques-uns  de  mes  compagnons  de  plaisir.  Mon 
nom,  quand  il  sortit  de  sa  bouche,  éveilla  une  vive  et  bruyante  sym- 
pathie.—  J'ai  envie  du  lui  écrire,  dit  Claudia,  que  nous  avons  bu 
à  sa  santé.  —  On  accueillit  cette  pensée  avec  l'ardeur  qu'éveille 
en  pareille  occasion  toute  idée  imprévue,  et  l'on  m'adressa  séance 
tenante  une  lettre  qui  sentait  les  rapides  tendresses  du  vin,  mais 
qui  cependant  m'inspira  une  sorte  de  reconnaissance.  Cette  missive 
me  parvint  un  soir  où  j'étais  à  table  avec  quelques  officiers;  seule- 
ment notre  repas  avait  lieu  dans  un  bastion,  et  un  obus  venait  d'en- 
dommager un  peu  la  toiture  de  notre  réduit.  Je  lus  tout  haut  la 
lettre  de  la  Salenti.  De  toutes  parts  on  me  cria  de  lui  répondre.  J'a- 
vais été  au  feu  toute  la  journée,  et  comme  cela  m' arrivait  souvent, 
après  ces  longues  heures  de  combat,  je  me  sentais  au  cœur  un  sou- 
lagement passager.  On  m'apporta  une  mauvaise  plume  et  une  feuille 
d'un  grossier  papier  dont  la  moitié  venait  d'être  remplie  par  les 
adieux  d'un  blessé  à  sa  mère.  J'allumai  un  cigare,  et  sur  le  coin 
même  de  la  table,  j'écrivis  à  la  Salenti  quelques  vers  que,  Dieu 
merci,  j'ai  à  peu  près  oubliés.  Je  sais  seulement  que  je  terminais 
en  lui  disant  :  «  Nous  vivons  sur  cette  terre  dans  des  pays  bien  dif- 
férens,  ma  bonne  Claudia,  toi  sous  une  pluie  de  Heurs,  moi  sous 
une  pluie  de  fer;  mais  il  est  une  région  idéale  où  nous  nous  re- 
trouvons à  certaines  heures,  nous  y  arrivons  tous  deux  portés  sur 
ces  doux  et  pâles  rayons  du  passé  que  l'on  appelle  les  souvenirs. 
Là  les  joies  et  les  tristesses  de  nos  jeunes  années  forment  autour  de 
nous  un  chœur  harmonieux,  car  le  temps  a  donné  un  sourire  à  nos 
tristesses  et  des  larmes  à  nos  joies.  » 

«  Je  ne  songeais  plus  guère  ni  à  ces  vers,  ni  à  la  Salenti,  quand 
je  reçus  de  Paris  une  lettre  foudroyante.  Ma  réponse  à  Claudia 
n'avait  pas  joui  de  l'obscurité  qu'elle  méritait  :  cette  poésie  cri- 
méenne  avait  semblé  piquante,  et  un  journal  s'était  empressé  de 
l'imprimer.  Voilà  ce  qu'Anne  m'apprenait  avec  des  amertumes  et  des 
colères  qui  vraiment  m'étaient  inconnues.  Ce  n'était  plus  à  un  Slave 


LA    PRINCESSE    PROMÉTHÉE.  815 

qu'elle  avait  eu  le  malheur  de  s'unir,  c'était  à  un  bohémien.  Paris 
tout  entier  la  plaignait,  sa  mère  se  voilait  la  face,  et  ses  amis  ne 
parlaient  plus  de  moi  qu'à  voix  basse.  Ils  comprenaient  maintenant 
ces  défiances  instinctives  que  je  leur  avais  tout  de  suite  inspirées. 
On  voyait  enfin  à  quelle  race  funeste  j'appartenais;  ma  nature  repa- 
raissait comme  celle  d'un  Huron  dont  on  aurait  essayé  de  faire  un 
galant  homme.  «  Je  n'espère  même  pas,  m'écrivait  Anne,  vous  faire 
comprendre  jusqu'à  quel  point  vous  m'avez  blessée.  Ainsi  l'âme  de 
la  signora  Salenti  était  la  sœur  de  l'âme  que  j'ai  prise  un  instant 
pour  la  moitié  de  la  mienne!  Pourrai-je  vous  pardonner  jamais?  Je 
ne  le  crois  pas.  Ces  malheureux  vers  resteront  éternellement  dans 
ma  mémoire.  La  forme  idéale  que  vous  donnez  à  votre  tendresse 
pour  une  femme  méprisable  était  ce  qui  pouvait  le  plus  m'oflenser. 
Vous  avez  détruit  notre  passé,  vous  m'avez  atteinte  et  frappée  jus- 
que dans  mes  rêveries  les  plus  chères,  en  conviant  une  courtisane  à 
venir  errer  avec  vous  dans  le  paj  s  des  souvenirs.  » 

<(  Je  répondis  à  Anne  :  «  Que  vos  amis,  pour  parler  votre  laie, 
médisent  de  la  poésie  comme  de  la  guerre,  je  le  comprends;  qu'ils 
me  croient  d'une  race  funeste,  j'en  suis  fier;  mais  que  vous  parta- 
giez leurs  pensées,  que  vous  répétiez  leurs  propos,  c'est  la  ci'  qui  nie 
donne  un  découragement  suprême,  chasuble  de  damne  dont  je  n'es- 
père plus  m' affranchir.  Voilà  plusieurs  fois  que  vous  m'écrivez  de 
terribles  choses,  sans  songer  qu'à  cette  distance  où  vous  êtes  d'un 
lieu  où  les  morts  commencent  à  devenir  plus  nombreux  que  les 
vivans,  vous  courez  grand  risque  de  maltraiter  un  cadavre!  » 

(i  Ma  lettre  ne  finissait  pas  la,  mais  telles  lurent  les  seules  lignes 
que  je  conservai.  Je  me  sentais  écrasé  par  ces  luîtes  où  je  perdais  ce 
sang  d'immortel  qui  fait  les  vertus  de  notre  âme,  ma  foi  dans  l'amour, 
ma  tendresse  pour  la  poésie,  et  jusqu'à  mon  culte  pour  la  guerre. 
C'est  ce  dernier  sentiment  toutefois  auquel  je  m'attachai  avec  le 
plus  d'énergie.  Si  le  danger  ne  m' apparaissait  plus  gai,  radieux, 
paré  d'un  prestige  printanier  comme  l'espérance,  il  s'offrait  encore 
à  moi  avec  les  charmes  austères  de  la  consolation.  Un  jour,  en  le 
cherchant  peut-être  avec  un  redoublement  d'ardeur,  je  reçus  une 
blessure  qui  me  lit  tomber  entre  les  mains  clés  Français.  La  mort 
s'est  écartée  de  moi,  comme  elle  s'écarte  toujours  de  tous  les  suppli- 
ciés du  destin.  Dans  l'oisiveté  et  dans  la  solitude  du  prisonnier,  ne 
sachant  qui  appeler  à  mon  aide  contre  l'inexorable  ennui  des  heures 
présentes,  c'est  à  ma  douleur  même  que  je  me  suis  adressé.  J'ai 
évoqué  l'une  après  l'autre  toutes  les  souffrances  ensevelies  au  fond 
de  mon  âme  :  elles  ont  répondu  à  mon  appel,  maintenant  elles  sont 
à  mon  chevet.  J'écoute  leurs  accens,  et  je  crois  presque  par  instant 
qu'elles  me  charment   comme  ces  filles  mystérieuses  de  l'Océan 


81(5  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

charmaient  l'être  misérable  et  divin  dont  mon  père  m'a  donné  le 
nom.  » 

V. 

Un  boulet  emporta  Raymond  de  Caylo,  et  fit  passer  dans  de  nou- 
velles mains  les  feuilles  qu'on  vient  de  lire.  Prométhée  lui  avait 
laissé  ces  confidences  avec  l'indifférence  de  quelques  poètes  pour 
ce  qu'ils  ont  écrit  dans  l'unique  intention  de  se  soulager.  Envoyé 
d'abord  à  Gonstantinople  comme  prisonnier,  puis  rendu  à  l'armée 
russe  par  un  échange,  le  prince  Polesvoï  est  retourné  en  France 
après  la  prise  de  Sébastopol.  Il  avait  prévenu  sa  femme  de  son  re- 
tour. 11  trouva  déserte  la  maison  où  il  comptait  la  revoir.  On  lui  re- 
mit un  mot  dans  lequel  Anne  lui  annonçait  qu'elle  avait  été  obligée 
d'accompagner  sa  mère  en  Italie.  La  marquise  de  Béclin  axait 
éprouvé  le  besoin  de  visiter  Florence  au  moment  où  son  gendre  la 
menaçait  de  son  arrivée.  Prométhée  se  fit  ouvrir  la  chambre  où  il 
avait  quitté  avec  tant  d'angoisses  celle  dont  il  croyait  que  la  mort 
seule  aurait  pu  le  séparer.  11  s'assit  dans  le  fauteuil  où  il  s'était  mis 
à  genoux  devant  elle  pour  lui  dire  adieu,  et  les  deux  mains  sur  ses 
yeux ,  d'où  coulaient  silencieusement  des  larmes,  il  se  sentit  des- 
cendre jusque  dans  les  profondeurs  les  plus  secrètes  de  la  tristesse 
humaine. 

La  princesse  Prométhée  est  complètement  passée  aujourd'hui  à 
l'état  de  lady  Byron.  Elle  a  pour  partisans  déclarés  tous  les  adver- 
saires sans  merci  des  puissances  inquiètes  dont  elle  a  débarrassé 
son  existence,  c'est-à-dire  de  la  passion  et  du  génie.  Et  comme  de- 
puis quelque  temps  elle  semble  supporter  avec  une  sérénité  par- 
faite le  veuvage  précoce  qu'elle  s'est  imposé,  on  s'est  même  mis  à 
la  plaindre,  car  le  monde  a  pour  les  tristesses  qui  se  réfugient  dans 
son  sein  des  compassions  merveilleuses.  Les  victimes  qui  se  promè- 
nent dans  ses  fêtes,  qu'il  est  sûr  de  rencontrer  à  leur  poste,  aux 
avant-scènes  des  théâtres  fréquentés,  sur  les  divans  des  salons  en 
vogue,  lui  inspirent  toute  sorte  d'attendrissemens  respectueux. 
Anne  est-elle  dédommagée,  par  les  triomphes  glacés  auxquels  la 
voici  vouée  désormais,  des  joies  brûlantes  qu'elle  a  perdues?  C'est 
vraiment  ce  que  je  ne  puis  croire.  Je  suis  persuadé  qu'elle  res- 
semble à  cette  race  d'artistes  sans  foi  qui  tout  à  coup  sacrifient 
leur  talent  aux  petits  intérêts  de  cette  vie.  Le  Dieu  qu'ils  ont  im- 
molé s'agite  longtemps  au  fond  de  leur  cœur.  Ils  le  sentent  tressail- 
lir par  momens  sous  le  poids  écrasant  des  vanités  qu'ils  ont  amon- 
celées pour  l'ensevelir;  mais  un  jour  ces  sourdes  révoltes  s'apaisent. 
Le  Titan,  pour  parler  le  langage  de  Jean-Paul,  ne  laisse  aucun  ves- 


LA    PRINCESSE    PROMÉTHÉE.  817 

tige  de  son  passage  dans  l'âme  où  il  a  régné.  Les  pygmées  ont  pris 
définitivement  sa  place,  "ai  toujours  trouvé  un  sens  profond  dans 
les  peintures  consacrées  par  le  siècle  dernier  aux  dessus  de  portes. 
Tous  ces  Cupidons  sans  ailes,  parés  d'attributs  différens,  représen- 
tent la  vie  réduite  aux  proportions  que  l'esprit  mondain  lui  donne. 
Celui-ci  porte  un  casque  et  une  épée,  cet  autre  un  bonnet  carré  et 
une  robe,  il  y  en  a  même  un  qui  a  un  capuchon  d'ermite.  Puisse  le 
maître  de  saint  Augustin,  l'époux  de  sainte  Thérèse,  l'hôte  mysté- 
rieux des  Thébaïdes,  épargner  à  Prométhée  le  chagrin  de  voii  le 
petit  drôle  régner  à  son  heure  sur  la  princesse  Polesvoï  ! 

Ài-je  besoin  de  dire  qu'on  juge  notre  Slave  avec  plus  de  sévérité 
que  jamais?  11  faut,  répète-t-on,  qu'il  ait  bien  mal  agi  vis-à-vis  de 
sa  femme  pour  qu'elle  se  soit  ainsi  séparée  de  lui.  Maintenant  que 
son  bonheur  est  détruit,  ces  propos  ne  l'inquiètent  guère.  11  subit 
dans  l'isolement  cette  loi  incessante  de  la  création  que  le  ciel  fait 
peser  sur  les  poètes.  Récemment  il  a  écrit  sur  le  Prométhée  antique 
la  meilleure,  suivant  moi,  de  toutes  ses  odes.  On  y  trouve  ce  pas- 
sage qui  peint  d'une  manière  complète  la  situation  actuelle  de  son 
esprit  : 

«  Dans  la  solitude  où  je  souffre  comme  toi,  héros  moderne  des 
anciens  jours,  tes  consolateurs,  ou,  pour  mieux  dire,  tes  tentateurs, 
sont  venus  me  trouver.  J'ai  reconnu  lo,  Mercure  et  le  vieil  Océan. 
lo  est  toujours  cette  femme  sensible  qui  prétend  guérir  l'un  après 
l'autre  les  cœurs  malades  avec  l'élixir  inépuisable  de  son  amour. 
Mercure  est  toujours  ce  faquin  cynique  pour  qui  tout  trouble  inté- 
rieur naît  d'un  seul  principe  qu'il  s'agit  d'étouffer  sans  retard.  —  de 
la  conscience.  Enfin  le  vieil  Océan  est  aujourd'hui,  comme  au  temps 
même  de  la  fable,  ce  personnage  sensé  qui  vous  conseille  de  ne  pas 
engendrer  la  mélancolie,  en  évitant  les  nobles  pensées,  ces  mères 
désolées  des  grandes  souffrances,  pour  vous  attacher  aux  pensées 
banales,  ces  mères  joyeuses  des  petits  bonheurs.  Eh  bien!  j'ai  dit 
au  vieil  Océan  :  «  Je  garderai  les  compagnes  farouches  de  mon  âme, 
car  je  poursuis  d'une  haine  implacable  Les  vulgarités  de  la  \ie.  » 
J'ai  dit  à  Mercure  :  «  Emporte  tes  poisons  contre  la  conscience,  car 
j'ai  voué  une  tendresse  reconnaissante  à  cette  austère  gardienne  de 
nos  cœurs.  »  Et  d'une  voix  moins  sévère  j'ai  ajouté  :  «  lo,  va  por- 
ter à  d'autres  ton  amour  passager  qui  fait  les  heureux,  car  les  des- 
tins m'ont  consacré  à  l'amour  immortel  qui  fait  les  martyrs.  » 

Paul  de  Molènes. 


52 


MILTON 


SON  GENIE  ET  SES  ŒUVRES 


Aux  confins  de  la  renaissance  effrénée  qui  finit  et  de  la  poésie  ré- 
gulière qui  commence,  entre  les  concetti  monotones  de  Cowley  et  les 
galanteries  correctes  de  Waller,  paraît  un  esprit  puissant  et  superbe, 
préparé  pour  la  révolution  par  la  logique  et  l'enthousiasme,  préparé 
par  la  révolution  pour  l'épopée  et  l'éloquence;  libéral,  protestant, 
moraliste  et  poète;  qui  célèbre  la  cause  d'Algernon  Sidney  et  de 
Locke  avec  l'inspiration  de  Spenser  et  de  Shakspeare;  héritier  d'un 
âge  poétique,  précurseur  d'un  âge  austère;  debout  entre  le  siècle  du 
rêve  désintéressé  et  le  siècle  de  l'action  pratique,  pareil  à  son  Adam, 
qui,  entrant  sur  la  terre  hostile,  écoute  derrière  lui,  dans  l'Éden 
fermé,  les  concerts  expirans  du  ciel. 

John  Milton  n'est  point  une  de  ces  âmes  fiévreuses,  impuissantes 
contre  elles-mêmes,  que  la  verve  saisit  par  secousses,  que  la  sensi- 
bilité maladive  précipite  incessamment  au  fond  de  la  douleur  ou  de 
la  joie,  et  que  leur  tumulte  condamne  à  peindre  le  délire  et  les  con- 
trariétés des  passions.  La  science  immense  et  la  logique  grandiose, 
voilà  son  fond.  L'antiquité  sacrée  et  profane,  les  langues,  l'iiistoire 
et  les  littératures  modernes,  les  sciences  nouvelles,  l'horrible  far- 
deau de  la  législation  et  de  la  théologie,  il  a  tout  porté  sans  fléchir. 
Sous  ce  poids,  il  s'est  trouvé  plus  fort.  Les  faits  accumulés  par  l'éru- 
dition étaient  groupés  en  lui  par  la  logique.  Raisonneur  infatigable, 
il  a  construit  des  édifices  de  démonstrations  dont  les  rudes  assises 
et  les  solides  attaches  témoignent  d'une  énergie  qui  n'est  plus.  Sur 
cette  base  s'éleva  sa  poésie.  Apercevant  des  choses  mieux  ordonnées 


MILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES    OEUVRES.  819 

et  plus  nombreuses  que  les  autres  hommes,  il  apercevait  des  choses 
plus  grandes.  Tant  d'idées  et  d'images  régulièrement  disposées  for- 
maient un  horizon  immense  qu'il  embrassait  d'un  coup  d'œil.  Cette 
vue  magnifique  l'exaltait;  il  éprouvait  la  sensation  du  sublime;  son 
âme  débordait,  et  l'ample  fleuve  de  la  poésie  lyrique  coulait  hors 
de  lui,  impétueux,  uni,  splendide  comme  une  nappe  d'or. 

I.  —  l'homme. 

Cette  disposition  dominante  fit  son  caractère.  Fondé  sur  la  logique 
et  sur  la  science,  Milton  eut  la  force,  car  l'homme  qui  se  nourrit  in- 
cessamment de  démonstrations  solides  es1  capable  de  croire,  do  vou- 
loir et  de  persévérer  dans  sa  croyance  et  dans  sa  volonté:  il  no  tourne 
pas  à  tout  événement  et  à  toute  passion,  comme  cet  être  changeant 
et  maniable  qu'on  appelle  un  poète:  il  demeure  assis  dans  des  prin- 
cipes fixes,  il  est  capable  d'embrasser  une  cause  et  d'\  rester  atta- 
ché, quoi  qu'il  arrive,  jusqu'au  bout.  Nulle  séduction,  nulle  é tion, 

nul  accident,  nul  changemenl  n'altère  In  stabilité  de  sa  conviction 
ou  la  lucidité  de  sa  connaissance.  \u  premier  jour,  au  dernier  jour, 
dans  tout  l'intervalle,  il  garde  intact  le  système  entier  de  ses  idées 
claires,  et  la  vigueur  logique  de  son  cerveau  t'ait  la  vigueur  virile  de 
son  cœur.  Lorsque  chez  lui  le  raisonnement  série  engendre  la  sen- 
sation du  sublime,  chez  lui  la  grandeur  s'ajoute  à  la  force.  11  aime 
ses  opinions  non-seulement  avec  constance,  niais  avec  enthousiasme. 
Il  les  juge  non-seulement  vraies,  mais  sacrées.  ||  combal  pour  elles 
non-seulement  en  soldat,  mais  en  prêtre.  Il  esl  passionné,  dévoué, 
religieux,  héroïque.  On  a  vu  rarement  un  tel  mélange;  on  l'a  vu  plei- 
nement dans  Milton. 

11  eut  la  fermeté,  la  rudesse,  la  fierté  et  la  sérénité  île  la  force.  Il 
alla  en  Italie  avant  la  guerre  civile,  et.  par  gravité  et  convenance,  il 
évitait  les  disputes  de  religion;  mais  si  l'on  attaquait  sa  propre 
croyance,  il  la  défendait  ardemment,  jusque  dans  Rome,  à  deux  pas 
de  l'inquisition  et  du  Vatican.  Quand  la  révolution  éclata,  il  revint  en 
grande  hâte,  par  vertu,  et  pour  chercher  le  péril,  comme  un  soldat 
qui,  au  bruit  des  armes,  court  à  son  poste.  Il  s'attaqua  d'abord  aux 
plus  grands  et  railla  avec  hauteur  et  mépris  l'épiscopat  et  ses  défen- 
seurs. Réfuté  et  attaqué,  il  redoubla  d'amertume,  et  brisa  ceux  qu'il 
avait  renversés.  Il  foula  toujours  ses  adversaires,  dédaigneusement 
et  durement,  à  titre  d'ignorans  et  d'esprits  infirmes.  Il  sentit  partout 
le  pouvoir  de  sa  science  et  de  sa  logique,  et  partout  le  fit  sentir. 
«  Les  rois,  dit-il  au  commencement  de  l'Iconoclaste,  quoique  forts  en 
légions,  sont  faibles  en  argumens,  étant  accoutumés  dès  le  berceau  à 
se  servir  de  leur  volonté  comme  de  leur  main  droite,  et  de  leur  rai- 


8"20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

son  comme  de  leur  main  gauche.  Quand,  par  un  accident  inattendu, 
ils  sont  réduits  à  ce  genre  de  combat,  ils  n'offrent  qu'un  débile  et 
petit  adversaire.  »  Néanmoins,  pour  l'amour  de  ceux  qui  se  laissent 
accabler  par  ce  nom  éblouissant  de  majesté,  il  consentit  «  à  ramasser 
le  gant  du  roi  Charles,  »  et  l'en  souffleta  de  manière  à  faire  repentir 
les  imprudens  qui  l'avaient  lancé.  Bien  loin  de  fléchir  sous  l'accusa- 
tion de  meurtre,  il  la  releva  et  s'en  para.  Il  étala  le  régicide,  l'éta- 
blit sur  un  char  de  triomphe,  et  le  fit  jouir  de  toute  la  lumière  du 
ciel.  Il  raconta  avec  un  ton  de  juge  «  comment  ce  roi  persécuteur  de 
la  religion,  oppresseur  des  lois,  après  une  longue  tyrannie,  avait  été 
vaincu  les  armes  à  la  main  par  son  peuple,  mené  en  prison;  puis, 
comme  il  n'offrait,  ni  par  ses  actions,  ni  par  ses  paroles,  aucune 
raison  pour  faire  mieux  espérer  de  sa  conduite,  condamné  par  le 
souverain  conseil  du  royaume  à  la  peine  capitale:  enfin  frappé  de  la 
hache  devant  les  portes  mêmes  de  son  palais...  Jamais  monarque 
assis  sur  le  plus  haut  trône  fit-il  briller  une  majesté  plus  grande 
que  celle  dont  éclata  le  peuple  anglais,  lorsque,  secouant  la  super- 
stition antique,  il  prit  ce  roi  ou  plutôt  cet  ennemi,  qui  seul  de  tous 
les  mortels  revendiquai!  pour  lui  le  droit  divin,  l'impunité,  l'enlaça 
dans  ses  propres  lois,  l'accabla  d'un  jugement,  et,  le  trouvant  cou- 
pable, ne  craignit  point  de  le  livrer  au  supplice  auquel  il  eût  livré 
les  autres?  »  Après  avoir  justifié  l'exécution,  Milton  la  sanctifia;  il 
la  consacra  par  les  décrets  du  ciel  après  l'avoir  autorisée  par  les  lois 
de  la  terre.  De  l'abri  du  droit,  il  la  porta  sous  l'abri  de  Dieu.  C'est 
ce  Dieu  qui  abat  «  les  rois  effrénés  et  superbes,  et  qui  les  déracine 
avec  toute  leur  race.  »  —  «  Relevés  tout  d'un  coup  par  sa  main  \  isible 
vers  le  salut  et  la  liberté  presque  perclus,  guidés  par  lui,  vénéràteurs 
de  ses  divins  vestiges  imprimés  partout  devant  nos  yeux,  nous 
sommes  entrés  dans  une  voie  non  obscure,  mais  illustre,  ouverte  et 
manifestée  par  ses  auspices.  »  Ainsi  établi  dans  une  conviction  rai- 
sonnée,  il  resta  inébranlable  aux  chances.  Il  supporta  tout,  et  ne  se 
repentit  de  rien.  Il  vit  sa  république  détruite,  ses  amis  proscrits,  sa 
vie  menacée,  ses  doctrines  maudites,  le  dégoût  de  la  liberté,  l'en- 
thousiasme de  la  servitude,  un  peuple  entier  précipité  aux  genoux 
d'un  jeune  libertin  incapable  et  traître.  Au  lieu  de  renier  ce  qu'il 
avait  fait,  il  s'en  glorifia;  au  lieu  de  s'abattre,  il  se  rasséréna;  au 
lieu  de  faiblir,  il  se  fortifia.  «  Cyriac,  disait-il  (1),  voilà  trois  ans 
aujourd'hui  que  ces  yeux,  quoique  purs  au  dehors  de  toute  tache  et 
de  toute  souillure,  privés  de  leur  lumière,  ont  cessé  de  voir.  Soleil, 
lune,  étoile,  l'homme,  la  femme,  durant  toute  l'année,  rien  n'appa- 
raît plus  à  leurs  globes  inutiles.  Pourtant  je  ne  murmure  point 

(1)  xme  sonnet,  1554. 


HILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES   OEUVRES.  821 

contre  la  main  ou  la  volonté  du  ciel,  ni  je  ne  rabats  rien  de  mon 
courage  ou  de  mon  espérance.  Debout  et  ferme,  je  vogue  droit  en 
avant.  Qui  me  soutient,  demandes-tu?  La  conscience,  ami,  de  les 
avoir  perdus,  épuisés  pour  la  défense  de  la  liberté,  ma  noble  tâche, 
dont  l'Europe  parle  d'un  bord  à  l'autre.  Cette  seule  pensée  me  con- 
duirait à  travers  la  vaine  mascarade  du  monde,  content,  quoique 
aveugle,  quand  je  n'aurais  pas  de  meilleur  guide.  »  Ses  biographes 
témoignent  qu'il  répéta  jusqu'au  bout  ces  fortes  paroles.  Il  «  s'ar- 
mait de  lui-même  (1),  »  et  «  la  cuirasse  de  diamant  »  qui  avait  dé- 
fendu l'homme  fait  contre  les  blessures  de  la  bataille  défendait  le 
vieillard  contre  les  doutes,  les  découragemens  et  les  tentations  de  la 
défaite  et  de  l'adversité. 

La  force  de  conviction  qui  soutient  l'homme  contre  les  séductions 
honteuses  l'aveugle  contre  les  laits  palpables,  et  dans  un  héros  on 
trouve  souvent  un  théoricien.  Milton  n'est  pas  un  homme  d'état, 
raisonneur  prudent,  les  yeux  appliqués  sur  les  événemens,  mesu- 
rant le  possible,  usant  de  la  logique  pour  la  pratique.  11  est  spécu- 
latif et  chimérique.  Enfermé  dans  ses  idées,  il  ne  voit  qu'elles  et 
s'éprend  d'elles.  Quand  il  plaide  contre  les  évêques,  il  veut  qu'on 
les  extirpe  à  l'instant,  sans  précaution,  sans  ménagemens,  sans  ré- 
serve; il  exige  qu'on  établisse  le  culte  presbytérien  à  l'instant,  sans 
précaution,  sans  ménagemens,  sans  réserve.  C'est  le  commande- 
ment de  Dieu,  c'est  le  devoir  de  tout  fidèle.  Prenez  garde  de  badiner 
avec  Dieu  ou  de  temporiser  avec  la  foi.  Concorde,  douceur,  liberté, 
piété,  il  voit  sortir  du  culte  nouveau  tout  un  essaim  de  vertus.  Que 
le  roi  ne  craigne  rien  :  son  pouvoir  en  sera  plus  ferme.  Vingt  mille 
assemblées  démocratiques  prendront  garde  d'attenter  contre  son 
droit  (2).  Ces  idées  font  sourire.  On  reconnaît  l'homme  de  parti 
qui,  sur  l'extrême  penchant  de  la  restauration,  quand  «  toute  la 
multitude  était  folle  du  désir  d'avoir  un  roi,  »  publiait  «  le  moyen 
aisé  et  tout  prêt  d'établir  une  libre  république,  »  et  en  décrivait  le 
plan  tout  au  long.  On  reconnaît  le  théoricien  qui,  pour  faire  insti- 
tuer le  divorce,  n'avait  recours  qu'à  l'Écriture,  et  prétendait  changer 
la  constitution  civile  d'un  peuple  en  changeant  le  sens  accepté  d'un 
verset.  Les  yeux  fermés,  le  texte  sacré  dans  la  main,  Milton  marche 
de  conséquence  en  conséquence,  foulant  les  préjugés,  les  inclina- 
tions, les  habitudes,  les  besoins  îles  hommes,  comme  si  le  raisonne- 
ment ou  l'esprit  religieux  était  tout  l'homme,  comme  si  l'évidence 
produisait  toujours  la  croyance,  comme  si  la  croyance  aboutissait 
toujours  à  la  pratique,  comme  si,  dans  le  combat  des  doctrines,  la 
sainteté  ou  la  vérité  donnait  aux  doctrines  la  victoire  et  la  royauté. 

(1)  Sonnets  italiens,  vi,  4. 

(2)  Of  Re formation,  277. 


822  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pour  comble,  il  esquissa  un  traité  de  l'éducation  où  il  proposa  d'en- 
seigner à  tous  les  élèves  toutes  les  sciences,  tous  les  arts,  et,  qui 
plus  est,  toutes  les  vertus..  «  Le  maître  qui  aura  le  talent  et  l'élo- 
quence convenables  pourra,  en  un  court  espace,  les  gagner  à  un 
courage  et  à  une  diligence  incroyables,  versant  dans  leurs  jeunes 
poitrines  une  si  libérale  et  si  noble  ardeur,  que  beaucoup  d'entre 
eux  ne  pourront  manquer  d'être  des  hommes  renommés  et  sans 
égaux.  »  Milton  avait  enseigné  pendant  plusieurs  années  et  à  plu- 
sieurs reprises.  Pour  garder  de  pareilles  illusions  après  de  pareilles 
expériences,  il  fallait  être  insensible  à  l'expérience  et  prédestiné  aux 
illusions. 

C'est  pourquoi  il  fut  généreux.  Ce  qui  détruit  le  dévouement,  c'est 
l'expérience,  car  L'expérience  analyse  la  \ertu,  et  la  vertu  analysée 
ne  subsiste  guère.  Le  doute  vient,  la  réflexion  naît;  on  sourît  de  son 
enthousiasme,  on  voil  qu'il  a  eu  pour  source  la  chaleur  du  sang,  la 
lièvre  de  la  logique  ou  les  images  de  la  poésie;  on  se  tient  tran- 
quille, et  l'on  regarde  le  monde  aller,  ou,  si  l'on  agit,  on  perce  ses 
propres  motifs,  et  l'on  cesse  de  se  trouver  sublime.  Milton  eut  la  cha- 
leur du  sang  comme  un  soldat  qui  combat,  la  fièvre  de  la  logique 
comme  un  théoricien  qui  prouve,  les  images  delà  poésie  comme  un 
lyrique  qui  s'emporte;  il  \  avait  chez  lui  tous  les  ressorts  de  la 
vertu,  et  l'analyse  ne  vint  casser  chez  lui  aucun  de  ces  beaux  res- 
sorts. Il  s'exposa  le  premier  contre  tous  les  partis  vainqueurs,  con- 
tre les  ni\  alistes  dans  son  Truite  de  la  Réforme,  contre  les  presbyté- 
riens dans  son  Traité  sur  la  Censure,  contre  tout  le  monde  dans  son 
Traité  du  Divorce.  Il  perdit  la  vue  volontairement,  en  écrivant,  quoi- 
que malade,  pour  le  peuple  anglais  contre  Saumaise.  11  vécut  en 
homme  austère,  dans  le  travail  et  dans  l'étude,  à  l'abri  des  débau- 
ches et  des  plaisirs  du  temps,  n'ayant  d'autre  divertissement  que  la 
conversation  des  savans  et  des  politiques,  les  accords  de  son  orgue 
et  la  lecture  des  plus  nobles  poètes.  Il  dévoua  sa  poésie  à  l'éloge 
des  grands  sentimens  et  des  actions  sublimes.  «  Je  me  confirmai 
moi-même,  dit-il  (1),  dans  l'opinion  que  celui  qui  veut  bien  écrire 
sur  des  choses  louables,  doit,  pour  ne  pas  être  frustré  de  son  espé- 
rance, être  lui-même  un  vrai  poème,  c'est-à-dire  un  ensemble  et  un 
modèle  des  choses  les  plus  honorables  et  les  meilleures,  n'ayant  pas 
la  présomption  de  chanter  les  hautes  louanges  des  hommes  héroï- 
ques ou  des  cités  fameuses  sans  avoir  en  lui-même  l'expérience  et 
la  pratique  de  tout  ce  qui  est  digne  de  louange.  »  Entre  tous,  il  aima 
Pétrarque  et  Dante  à  cause  de  leur  pureté.  «  Je  me  dis  à  moi-même 
que  si  l'impudicité  dans  la  femme,  que  saint  Paul  appelle  la  gloire 
de  l'homme,  est  un  si  grand  scandale  et  un  si  grand  déshonneur, 

(1)  Apology  for  Smectymnns. 


HILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES    OEUVRES.  823 

certainement  clans  l'homme,  qui  est  à  la  ibis  l'image  et  la  gloire  de 
Dieu,  elle  doit  être,  quoique  communément  on  ne  pense  pas  ainsi, 
un  vice  bien  plus  déshonorant  et  bien  plus  infâme.  »  Il  pensa  «  que 
toute  âme  noble  et  libre  doit  être  de  naissance  et  sans  serment  un 
chevalier  »  pour  la  pratique  et  la  défense  de  la  chasteté,  et  il  porta 
sa  virginité  dans  le  mariage  (1).  Aux  endroits  les  plus  forts  de  ses 
traités  les  plus  libres,  il  loua  la  vertu  en  homme  qui  l'exerce;  il  fut 
partout  moraliste  en  même  temps  que  révolutionnaire,  et  ne  réclama 
l'indépendance  qu'au  nom  du  devoir  et  du  droit.  Lorsqu'il  justifia 
le  meurtre  de  Charles  Ier,  il  consacra  la  hache  et  regarda  l'échafaud 
comme  un  autel;  il  fit  de  cette  exécution  le  commencement  d'une  ère 
sainte,  et  appela  ses  concitoyens  à  la  pratique  de  toute  perfection  : 
(t  Les  deux  plus  grandes  pestes  de  la  vie  humaine  et  les  plus  hos- 
tiles à  la  vertu,  la  tyrannie  et  la  superstition,  Dieu  vous  en  a  affran- 
chis les  premiers  des  hommes;  il  vous  a  inspiré  assez  de  grandeur 
d'âme  pour  juger  d'un  jugement  illustre  votre  roi  prisonnier  vaincu 
par  vos  armes,  pour  le  condamner  et  le  punir,  les  premiers  des 
mortels.  Après  une  action  si  glorieuse,  vous  ne  devez  penser  ni  faire 
rien  de  bas  ni  de  petit,  rien  qui  ne  soit  grand  et  élevé.  Pour  attein- 
dre cette  gloire,  la  seule  voie  est  de  montrer  que,  comme  vous  avez 
vaincu  vos  ennemis  par  la  guerre,  de  même  vous  pouvez  dans  la 
paix,  plus  courageusement  que  tous  les  autres  hommes,  abattre 
l'ambition,  l'avarice,  le  luxe,  tous  les  vices  qui  corrompent  la  for- 
tune prospère  et  tiennent  subjugués  le  reste  des  mortels,  —  et  que 
vous  avez  pour  conserver  la  liberté  autant  de  modération,  de  tem- 
pérance et  de  justice  que  vous  avez  eu  de  valeur  pour  repousser  la 
servitude.  »  On  voit  que  chez  lui  la  religion  apparaît  toujours  en 
même  temps  que  la  vertu  :  elle  la  couronne  parce  qu'elle  l'engendre. 
Elle  le  consola  et  l'occupa  jusqu'au  bout  par  la  pensée  de  Dieu,  du 
salut  et  de  l'éternité.  Toute  poétique  et  protestante,  elle  le  promena 
dans  le  ciel  sublime,  parmi  les  visions  de  saint  Jean  et  les  dogmes 
calvinistes  de  la  damnation,  du  péché  et  de  la  grâce.  Après  lui  avoir 
inspiré  des  in-folios  de  dialectique  enthousiaste,  elle  lui  inspira  des 
épopées  d'exaltation  raisonneuse,  et  manifesta  son  caractère  et  son 
génie  en  offrant  une  matière  à  sa  logique,  à  sa  force,  à  son  imagi- 
nation et  à  sa  grandeur. 

II.   —    LE  PROSATEUR. 

J'ai  sous  les  yeux  le  redoutable  volume  où,  quelque  temps  après 
la  mort  de  Milton,  on  a  rassemblé  sa  prose  (2).  Quel  livre!   Les 

(1)  Voir  passim  son  Traité  du  Divorce,  qui  est  transparent. 

(2)  Voici  les  titres  des  principaux  écrits  en  prose  de  Milton  :  History  of  Reformation, 
—  the  Reason  of  Church  government  urged  against  prelacy,  —  Animadversions  upon  the 


824  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chaises  craquent  quand  on  le  pose,  et  celui  qui  l'a  manié  une  heure  en 
a  moins  mal  à  la  tète  qu'aux  bras.  Encore  faut-il  songer  que  l'auteur 
fut  singulièrement  lettré,  élégant,  voyageur,  philosophe,  homme  du 
monde  pour  son  temps.  Je  pense  involontairement  aux  portraits  des 
théologiens  du  siècle,  âpres  figures  enfoncées  dans  l'acier  par  le  dur 
burin  des  maîtres,  dont  le  front  géométrique  et  les  yeux  fixes  se  dé- 
tachent avec  un  relief  violent  hors  d'un  panneau  de  chêne  noir.  Je 
les  compare  aux  visages  modernes,  où  les  lignes  fines  et  complexes 
semblent  frissonner  sous  le  contact  changeant  de  sensations  ébau- 
chées et  d'idées  innombrables.  J'essaie  de  me  figurer  la  lourde  édu- 
cation latine,  les  exercices  physiques,  les  rudes  traitemens,  les  idées 
rares,  les  dogmes  imposés,  qui  occupaient,  opprimaient,  fortifiaient, 
endurcissaient  autrefois  la  jeunesse,  et  je  crois  voir  un  ossuaire  de 
mégathériums  et  de  mastodontes  reconstruits  par  Guvier. 

La  race  des  vivans  a  changé.  Notre  esprit  fléchit  aujourd'hui  sous 
l'idée  de  cette  grandeur,  de  cette  barbarie,  et  nous  découvrons  que 
la  barbarie  fut  alors  la  cause  de  la  grandeur.  Comme  autrefois, 
dans  la  vase  primitive  et  sous  le  dôme  des  fougères  colossales,  on 
vit  les  monstres  pesans  tordre  péniblement  leurs  croupes  écailleuses 
et  de  leurs  crocs  informes  s'arracher  des  pans  de  chair,  nous  aper- 
cevons aujourd'hui  à  distance,  du  haut  de  la  civilisation  sereine,  les 
batailles  des  théologiens  qui,  cuirassés  de  syllogismes,  hérissés  de 
textes,  se  couvraient  d'ordures  et  travaillaient  à  se  dévorer. 

Au  premier  rang  combattit  Milton,  prédestiné  à  la  barbarie  et  à  la 
grandeur  par  sa  nature  personnelle  et  par  les  mœurs  environnantes, 
capable  de  manifester  en  haut  relief  la  logique,  le  style  et  l'esprit 
du  siècle.  C'est  la  vie  des  salons  qui  a  dégrossi  les  hommes  :  il  a 
fallu  la  société  des  dames,  le  manque  d'intérêts  sérieux,  l'oisiveté, 
la  vanité,  la  sécurité,  pour  mettre  en  honneur  l'élégance,  l'urbanité, 
la  plaisanterie  fine  et  légère,  pour  enseigner  le  désir  de  plaire ,  la 
crainte  d'ennuyer,  la  parfaite  clarté,  la  correction  achevée,  l'art  des 
transitions  insensibles  et  des  ménagemens  délicats,  le  goût  des  ima- 
ges convenables,  de  l'aisance  continue  et  de  la  diversité  choisie.  Ne 
cherchez  dans  Milton  rien  de  pareil.  La  scolastique  n'est  pas  loin; 
elle  pèse  encore  sur  ceux  qui  la  détruisent.  Sous  cette  armure  sé- 
culaire, la  discussion  marche  pédantesquement,  à  pas  comptés.  On 
rouimence  par  poser  sa  thèse,  et  Milton  écrit  en  grosses  lettres,  en 
tête  de  son  Traité  du  Divorce,  la  proposition  qu'il  va  démontrer  : 
«  Qu'une  mauvaise  disposition,  incapacité  ou  contrariété  d'esprit, 
provenant  d'une  cause  non  variable  en  nature,  empêchant  et  devant 
probablement  empêcher  toujours  les  bienfaits  principaux  de  la  so- 

remonstrant,  — Doctrine  and  discipline  of  Divorce,  —  Tetrachordon,  —  Tractnte  of  Edu- 
cation, —  Areopagitica,  —  Tenure  of  Kings  and  Magistrates,  —  Iconoclastes,  —  Hislory 
of  Britain,  —  Thésaurus  linguœ  tatinœ,  —  History  of  Moscovy,  —  De  Logicd  Arte,  etc. 


HILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES    OEUVRES.  825 

ciété  conjugale,  lesquels  sont  la  consolation  et  la  paix,  est  une  plus 
grande  raison  de  divorce  que  la  frigidité  naturelle,  spécialement 
s'il  n'y  a  point  d'enfans  et  s'il  y  a  consentement  mutuel.  »  Là-des- 
sus arrive,  légion  par  légion,  l'armée  disciplinée  des  argumens. 
Bataillons  par  bataillons,  ils  passent  numérotés  avec  des  étiquettes 
visibles.  11  y  en  a  une  douzaine  à  la  file,  chacun  avec  son  titre  en 
caractères  tranchés  et  la  petite  brigade  de  subdivisions  qu'il  com- 
mande. Les  textes  sacrés  y  tiennent  la  grande  place.  On  les  discute 
mot  à  mot,  le  substantif  après  l'adjectif,  le  verbe  après  le  substantif, 
la  préposition  après  le  verbe;  on  cite  des  interprétations,  des  auto- 
rités, des  exemples,  qu'on  range  entre  des  palissades  de  divisions 
nouvelles.  Et  cependant  l'ordre  manque,  la  question  n'est  point  ra- 
menée à  une  idée  unique:  on  ne  voit  point  sa  route;  les  preuves  se 
succèdent  sans  se  suivre;  on  est  plutôt  fatigué  que  convaincu.  On 
reconnaît  que  l'auteur  parle  à  des  gens  d'Oxford,  laïques  ou  piètres, 
élevés  dans  les  disputes  d'apparat,  capables  d' attention  obstinée, 
habitués  à  digérer  les  livres  indigestes.  Ils  se  trouvent  bien  dans  ce 
fourré  épineux  de  broussailles  scolastiques:  ils  s'y  liaient  leur  route, 
un  peu  à  l'aveugle,  endurcis  contre  les  meurtrissures  qui  nous  rebu- 
tent et  n'ayant  point  l'idée  du  jour  que  nous  demandons  partout. 

Chez  de  si  massifs  raisonneurs,  on  ne  cherchera  point  l'esprit. 
L'esprit  est  l'agilité  de  la  raison  victorieuse:  ici,  parce  que  tout  est 
puissant,  tout  est  lourd.  Quand  Milton  veut  plaisanter,  il  a  l'air  d'un 
piquier  de  Cromwell  qui,  entrant  dans  un  salon  pour  danser,  tom- 
berait sur  son  nez  de  tout  son  poids  et  de  tout  le  poids  de  son  ar- 
mure. 11  y  a  peu  de  choses  aussi  stupides  que  ses  Remarques  sur 
un  Contradicteur.  Au  bout  d'une  réfutation,  son  adversaire  con- 
cluait par  ce  trait  d'esprit  théologique  :  «  Voyez,  mon  frère,  vous 
avez  péché  toute  la  nuit  avec  Simon  sans  rien  prendre.  ><  Et  Milton 
réplique  glorieusement  :  «  Si,  en  péchant  avec  Simon  l'apôtre,  nous 
ne  pouvons  rien  prendre,  regardez  ce  que  \ous  prenez,  vous,  avec 
Simon  le  magicien ,  car  il  vous  a  légué  tous  ses  hameçons  et  tous 
ses  instrumens  dépêche.  »  Un  gros  rire  sauvage  éclatait.  Les  assis- 
tans  apercevaient  de  la  grâce  dans  cette  façon  d'insinuer  que  l'ad- 
versaire était  simoniaque.  Un  peu  plus  haut,  celui-ci  posait  ce  di- 
lemme :  »  Dites-moi,  cette  liturgie  est-elle  bonne  ou  mauvaise?  — 
Elle  est  mauvaise.  Réparez  la  corne  de  votre  dilemme  achéloien, 
comme  vous  pourrez,  pour  la  première  charge.  »  Les  savans  s'émer- 
veillaient de  la  belle  comparaison  mythologique,  et  l'on  se  réjouis- 
sait de  voir  l'adversaire  finement  comparé  à  un  bœuf,  à  un  bœuf 
vaincu,  à  un  bœuf  païen.  A  la  page  suivante,  l'adversaire  disait,  en 
façon  de  reproche  spirituel  et  railleur  :  «  Vraiment,  mes  frères,  vous 
n'avez  pas  bien  pris  la  hauteur  du  pôle.  —  Rien  d'étonnant,  répond 
Milton,  il  y  en  a  beaucoup  d'autres  qui  ne  prennent  pas  bien  la  hau- 


826  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

leur  de  votre  pôle,  mais  qui  prendront  mieux  le  déclin  de  votre  élé- 
vation. »  Il  \  a  de  suite  trois  calembours  du  même  goût;  cela  pa- 
raissait gai.  Ailleurs,  Saumaise  criant  que  le  soleil  n'avait  jamais  vu 
de  crime  comparable  au  meurtre  du  roi,  Milton  lui  conseillait  ingé- 
nieusement de  s'adresser  encore  au  soleil,  non  pour  éclairer  les  for- 
laits  de  l'Angleterre,  mais  pour  réchauffer  la  froideur  de  son  style. 
La  lourdeur  exl  raordinaire  de  ces  gentillesses  annonce  des  esprits  en- 
core empêtrés  dans  l'érudition  naissante.  La  réforme  est  le  commen- 
cement de  la  libre  pensée,  mais  elle  n'en  est  que  le  commencement. 
La  critique  n'est  point  née;  l'autorité  pèse  encore  par  toute  la  moitié 
de  son  poids  sur  les  esprits  les  mieux  affranchis  et  le  plus  téméraires. 
Milton,  pour  prouver  qu'on  peut  faire  mourir  un  roi,  cite  Oreste,  les 
lois  de  Publicola  et  la  mort  de  Néron.  Son  histoire  d'Angleterre  est 
l'amas  de  toutes  les  traditions  et  de  toutes  les  fables.  En  toute  cir- 
constance, il  offre  pour  preuve  un  texte  de  l'Écriture;  son  audace  est 
de  se  montrer  grammairien  hardi,  commentateur  héroïque.  Il  est 
aveuglément  protestant,  comme  d'autres  sont  aveuglément  catholi- 
que. 11  laisse  a  la  chaîne  la  haute  raison,  mère  des  principes;  il  n'a 
délivré  que  la  raison  subordonnée,  interprète  des  textes.  Pareil  aux 
créatures  énormes  demi-formées,  enl'ans  des  premiers  âges,  il  est 
encore  à  moitié  homme  et  à  moitié  limon. 

Est-ce  ici  que  nous  rencontrerons  la  politesse?  C'est  la  dignité  élé- 
gante qui  répond  à  l'injure  par  l'ironie  calme,  et  respecte  l'homme 
en  transperçant  la  doctrine.  Milton  assomme  grossièrement  son  ad- 
versaire. Un  pédant  hérissé,  né  de  l'accouplement  d'un  lexique  grec 
et  d'une  grammaire  syriaque,  Saumaise  avait  dégorgé  contre  le 
peuple  anglais  un  vocabulaire  d'injures  et  un  in-folio  de  citations. 
Milton  lui  répondit  du  même  style  :  il  l'appela  «histrion,  charlatan, 
professeur  d'un  sou  (1),  cuistre  payé,  homme  de  rien,  coquin,  être 
sans  neur.  scélérat,  imbécile,  sacrilège,  esclave  digne  des  verges  et 
de  la  fourche,  a  Le  dictionnaire  des  gros  mots  latins  y  passa.  «  Toi  qui 
sais  tant  de  langues,  qui  parcours  tant  de  volumes,  qui  en  écris  tant, 
tu  n'es  pourtant  qu'un  âne.  »  Trouvant  l'épithète  jolie,  il  la  répéta 
et  la  sanctifia  :  «  0  le  plus  bavard  des  ânes,  tu  arrives  monté  par 
une  femme,  assiégé  par  les  tètes  guéries  des  évèques  que  tu  avais 
blessés,  petite  image  de  la  grande  bête  de  l'Apocalypse!  »  Il  finit  par 
l'appeler  bête  féroce,  apostat  et  diable  :  «  Ne  doute  pas  que  tu  ne 
suis  réservé  à  la  même  fin  que  Judas,  et  que,  poussé  par  le  déses- 
poir plutôt  que  par  le  repentir,  dégoûté  de  toi-même,  tu  ne  doives 
un  jour  te  pendre,  et,  comme  ton  émule,  crever  par  le  milieu  du 
ventre.  »  On  croit  entendre  les  mugissemens  de  deux  taureaux. 

Ils  en  avaient  la  férocité.  Milton  haïssait  à  plein  cœur;  il  combattit 

(1)  «  Prof  essor  tiiobolaris.  » 


MILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES    OEUVRES.  827 

de  la  plume,  comme  les  côtes-de-fer  de  l'épée,  pied  à  pied,  avec  une 
rancune  concentrée  et  une  obstination  farouche.  Les  évèques  et  le 
roi  payaient  alors  onze  années  de  despotisme.  Chacun  se  rappelait 
les  bannissemens,  les  confiscations,  les  supplices,  la  loi  violée  systé- 
matiquement et  sans  relâche,  la  liberté  du  sujet  assiégée  par  un 
complot  soutenu,  l'idolâtrie  épiscopale  imposée  aux  consciences 
chrétiennes,  les  prédicateurs  fidèles  chassés  dans  les  déserts  de 
l'Amérique  ou  livrés  au  bourreau  et  au  pilori  (1).  De  tels  souvenirs. 
tombant  sur  des  âmes  puissantes,  imprimèrent  en  elles  des  haines 
inexpiables,  et  les  écrits  de  Milton  témoignent  d'un  acharnement 
que  nous  ne  connaissons  plus.  L'impression  que  laisse  son  Icono- 
claste (2)  est  accablante.  Phrase  par  phrase,  durement,  amèrement, 
le  roi  est  réfuté  et  accusé  jusqu'au  bout.  s'in<  que  l'accusation  lié— 
chisse  une  seule  minute,  sans  qu'on  accorde  à  l'accusé  la  moindre 
bonne  intention,  la  moindre  e\mse,  la  moindre  apparence  de  jus- 
tice, sans  que  l'accusateur  s'écarte  <'t  se  repose  un  instanl  dans  des 
idées  générales.  C'est  un  combat  corps  à  corps,  où  tout  mot  porte 
coup,  prolongé,  obstiné,  sans  élan,  sans  faiblesse,  d'une  inimitié 
âpre  et  fixe,  où  l'on  ne  songe  qu'à  blesser  fort  et  à  tuer  sûrement. 
Contre  les  évèques,  qui  étaient  vivans  et  puissans,  sa  haine  s'épancha 

(1)  Je  transcris  un  de  ces  griefs  et  une  de  ces  plaintes  (*).  Le  lecteur  jugera  par  la 
grandeur  des  outrages  de  la  grandeur  des  ressentimens  : 

«  L'IiumMe  pétition  du  docteur  Alexandre  Leighton,  prisonnier  dans  la  Flotte. 

«  Il  remontre  humblement  .- 

«  Que  le  17  février  1630  il  fut  appréhendé,  revenant  du  sermon,  par  un  mandat  de 
la  haute  commission,  et  trainé  le  long  des  rues  avec  des  haches  et  des  bâtons  jusqu'à  la 
prison  de  Londres.  —  Que  le  geôlier  de  Newgate,  étant  appelé,  lui  mit  les  fers  et  l'em- 
mena de  haute  force  dans  un  trou  à  chien,  infi  t  i  t  tombant  en  ruines,  plein  de  rats  et 
de  souris,  n'ayant  de  joui  que  par  un  petit  grillage,  le  toit  étant  effrondré,  de  sorte  que 
la  pluie  et  la  neige  battaient  sur  lui,  n'ayant  point  de  lit,  ni  de  place  pour  faire  du  feu, 
hormis  les  ruines  d'une  vieille  cheminée  qui  fumait  :  dans  ce  lamentable  endroit,  il  fut 
enfermé  environ  quinze  semaines,  personne  n'ayant  permission  de  venir  le  voir,  jusqu'à 
ce  qu'tnliu  sa  femme  seule  fut  admise.  —  Que  le  quatrième  jour  après  son  emprisonne- 
ment, le  poursuivant,  avec  une  grande  multitude,  vint  dans  sa  maison  pour  cher- 
cher des  livres  de  jésuites,  et  traita  sa  femme  d'une  façon  si  barbare  et  si  inhumaine 
qu'il  a  honte  de  la  raconter,  qu'ils  dépouillèrent  toutes  les  chambres  et  toutes  les  per- 
sonnes, portant  un  pistolet  sur  la  poitrine  d'un  enfant  de  cinq  ans  et  le  menaçant  de 
le  tuer  s'il  ne  découvrait  les  livres...  —  Que  pour  lui  il  fut  malade,  et,  dans  l'opinion 
de  quatre  médecins,  empoisonné,  parce  que  tous  ses  cheveux  et  sa  peau  tombèrent. 
—  Qu'au  plus  fort  de  cette  maladie  la  cruelle  sentence  fut  prononcée  contre  lui  et  exé- 
cutée le  26  novembre,  où  il  reçut  sur  son  dos  nu  trente-six  coups  d'une  corde  à  trois 
brins,  ses  mains  étant  liées  à  un  poteau.  —Qu'il  fut  debout  près  de  deux  heures  au  pilori 
par  le  froid  et  par  la  neige,  puis  marqué  d'un  fer  rouge  au  visage,  le  nez  fendu  et  les 
oreilles  coupées.  Qu'après  cela  il  fut  emmené  par  eau  à  la  Flotte  et  enfermé  dans  une 
chambre  telle  qu'il  y  fut  toujours  malade,  et  au  bout  de  huit  ans  jeté  dans  la  prison 
commune.  »  Il  avait  soixante-douze  ans. 

(2)  Réponse  au  Portrait  royal,  ouvrage  attribué  au  roi,  en  faveur  du  roi. 

(•)  Keal,  Bislory  ofthe  Puritans,  II,  19. 


8'28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  violemment  encore,  et  l'âcreté  des  métaphores  venimeuses  suffit 
à  peine  à  l'exprimer.  Milton  les  montra  «  étalés  et  se  chauffant  au  so- 
leil de  la  richesse  et  de  l'avancement  »  comme  une  couvée  de  reptiles 
impurs.  «  La  lie  empoisonnée  de  leur  hypocrisie,  mêlée  en  une 
masse  pourrie  avec  le  levain  aigri  des  traditions  humaines,  est  l'œuf 
de  serpent  d'où  éclora  quelque  part  un  antechrist  aussi  difforme  que 
la  tumeur  qui  le  nourrit.  » 

Tant  de  grossièretés  et  de  balourdises  étaient  comme  une  cui- 
rasse extérieure,  indice  et  défense  de  la  force  et  de  la  vie  surabon- 
dantes qui  remplissaient  ces  membres  et  ces  poitrines  de  lutteurs. 
aujourd'hui  l'esprit,  plus  délié,  est  devenu  plus  débile;  les  convic- 
tions, moins  raides,  sont  devenues  moins  fortes.  L'attention,  délivrée 
de  la  scolastique  pesante  et  de  la  Bible  tyrannique ,  s'est  trouvée 
plus  molle.  Les  croyances  et  les  volontés,  dissoutes  par  la  tolérance 
universelle  et  par  les  mille  chocs  contraires  des  idées  multipliées, 
ont  engendré  le  style  exact  et  fin,  instrument  de  conversation  et  de 
plaisir,  et  chassé  le  style  poétique  et  rude,  arme  de  guerre  et  d'en- 
thousiasme. Si  nous  avons  effacé  chez  nous  la  férocité  et  la  sottise, 
nous  avons  diminué  chez  nous  la  force  et  la  grandeur. 

La  force  et  la  grandeur  éclatent  chez  Milton,  étalées  dans  ses  opi- 
nions et  dans  son  style,  sources  de  sa  croyance  et  de  son  talent. 

Cette  superbe  raison  aspirait  à  se  déployer  sans  entraves;  elle 
demanda  que  la  raison  pût  se  déployer  sans  entraves.  Elle  réclama 
pour  l'humanité  ce  qu'elle  souhaitait  pour  elle-même,  et  revendiqua 
dans  tous  ses  écrits  toutes  les  libertés.  Dès  l'abord  il  attaqua  les  pré- 
lats ventrus  (1),  «  parvenus  scolastiques,  »  persécuteurs  de  la  dis- 
cussion libre,  tyrans  gagés  des  consciences  chrétiennes.  Par-dessus 
la  clameur  de  la  révolution  protestante,  on  entendit  sa  voix  qui  ton- 
nait contre  la  tradition  et  l'obéissance.  11  railla  durement  les  théolo- 
giens pédans,  adorateurs  dévots  des  vieux  textes,  qui  prennent  un 
martyrologe  moisi  pour  un  argument  solide  et  répondent  à  une  dé- 
monstration par  une  citation.  11  déclara  que  la  plupart  des  pères 
furent  des  intrigans  turbulens  et  bavards,  qu'assemblés,  ils  ne  va- 
laient pas  mieux  qu'isolés,  que  leurs  conciles  sont  des  amas  de 
menées  sourdes  et  de  disputes  vaines;  il  répudia  leur  autorité  et  leur 
exemple,  et  pour  seule  interprète  de  l'Écriture  institua  la  logique. 
Puritain  contre  les  évèques,  indépendant  contre  les  presbytériens, 
il  fut  toujours  le  maître  de  sa  pensée  et  l'inventeur  de  sa  croyance. 
Nul  n'a  plus  aime,  pratiqué  et  loué  l'usage  libre,  entier  et  hardi  de 
la  raison.  11  l'exerça  jusqu'à  la  témérité  et  jusqu'au  scandale.  11  se 
révolta  contre  la  coutume  (2),  reine  illégitime  de  la  croyance  hu- 

(1)  Of  Rcformation  in  England. 

(2)  The  Doctrine  and  Discipline  of  Divorce. 


MILTOX,     SON    (.lsME    ET    SES    OEUVRES.  829 

maine,  ennemie  née  et  acharnée  de  la  vérité,  porta  la  main  sur  le 
mariage,  et  demanda  le  divorce  en  cas  de  contrariété  d'humeurs.  11 
déclara  «  que  l'Erreur  soutient  la  Coutume,  que  la  Coutume  accré- 
dite l'Erreur,  que  les  deux  réunies,  soutenues  par  le  vulgaire  et 
nombreux  cortège  de  leurs  sectateurs,  accablent  de  leurs  cris  et  de 
leur  envie,  sous  le  nom  de  fantaisie  et  d'innovation,  les  découvertes 
du  raisonnement  libre.  »  Il  montra  que  »  lorsqu'une  vérité  arrive  au 
monde,  c'est  toujours  à  titre  de  bâtarde,  à  la  honte  de  celui  qui 
l'engendre,  jusqu'à  ce  que  le  Temps,  qui  n'est  point  le  père,  mais 
l'accoucheur  de  la  Connaissance,  déclare  l'enfant  légitime  et  verse 
sur  sa  tête  le  sel  et  l'eau.  »  11  tint  ferme  par  trois  ou  quatre  écrits 
contre  le  débordement  des  injures  et  des  anathèmes,  el  au  même 
moment  osa  plus  encore.  11  attaqua  devant  le  parlement  la  censure, 
œuvre  du  parlement  (1);  il  parla  en  homme  qu'on  blesse  et  qu'un 
opprime,  pour  qui  l'interdiction  publique  est  un  outrage  person- 
nel, qu'on  enchaîne  en  enchaînant  la  nation.  Il  ne  veut  point  que  la 
plume  d'un  censeur  gagé  insulte  de  son  approbation  la  première 
page  de  son  livre.  Il  hait  cette  main  ignorante  et  commandante,  et 
réclame  la  liberté  d'écrire  au  même  titre  que  la  liberté  de  penser. 
«  Quel  avantage  un  homme  a-t-il  sur  un  enfant  à  l'école,  si  nous 
n'avons  échappé  à  la  férule  que  pour  tomber  sous  la  baguette  d'un 
imprimatur,  si  des  écrits  sérieux  et  élaborés,  pareils  au  thème  d'un 
petit  garçon  de  grammaire  sous  son  pédagogue,  ne  peinent  être 
articulés  sans  l'autorisation  tardive  et  improvisée  d'un  censeur  dis- 
trait? Quand  un  homme  écrit  pour  le  public,  il  appelle  à  son  aide 
toute  sa  raison  et  toute  sa  réflexion;  il  cherche,  il  médite,  il  s'en- 
quiert,  ordinairement  il  consulte  et  confère  avec  les  plus  judicieux 
de  ses  amis.  Tout  cela  achevé,  il  a. soin  de  s'instruire  dans  son  sujet 
aussi  pleinement  qu'aucun  de  ceux  qui  ont  écrit  avant  lui.  Si  dans 
cet  acte,  le  plus  consommé  de  son  zèle  et  de  sa  maturité,  nul  âge, 
nulle  diligence,  nulle  preuve  antérieure  de  capacité  ne  peul  l'exemp- 
ter de  soupçon  et  de  défiance,  à  moins  qu'il  ne  porte  toutes  ses  re- 
cherches méditées,  toutes  ses  veilles  prolongées,  toute  sa  dépense 
d'huile  et  de  labeur  sous  la  vue  hâtive  d'un  censeur  sans  loisir, 
peut-être  de  beaucoup  plus  jeune  que  lui,  peut-être  de  beaucoup 
son  inférieur  en  jugement,  peut-être  n'ayant  jamais  connu  la  peine 
d'écrire  un  livre,  —  en  sorte  que,  s'il  n'est  pas  repoussé  ou  négligé, 
il  doive  paraître  à  l'impression,  comme  un  novice  sous  son  précep- 
teur, avec  la  main  de  son  censeur  sur  le  dos  de  son  titre,  comme 
preuve  et  caution  qu'il  n'est  pas  un  idiot  ou  un  corrupteur,  —  ce  ne 
peut  être  qu'un  déshonneur  et  une  dégradation  pour  l'auteur,  pour 
le  livre,  pour  les  privilèges  et  la  dignité  de  la  science.  » 

(1)  Dans  son  Areopagitiea. 


830  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ouvrez  donc  toutes  les  portes;  que  le  jour  se  fasse,  que  chacun 
pense  et  jette  sa  pensée  à  la  lumière!  Ne  vous  effrayez  pas  des  di- 
vergences, réjouissez-vous  de  ce  grand  labeur;  pourquoi  insulter 
les  travailleurs  du  nom  de  schismatiques  et  de  sectaires?  «  Quand 
on  bâtissait  le  temple  du  Seigneur,  et  que  les  uns  fendaient  les  cèdres, 
les  autres  coupaient  cl  équarrissaienl  le  marbre,  \  avait-il  des  hommes 
assez  déraisonnables  pour  oublier  que  les  pierres  et  les  poutres  de- 
vaient subir  mille  séparations  et  divisions  avant  que  la  maison  de 
Dieu  fût  bâtie?  Et  quand  les  pierres  sont  industrieusemcnt  assem- 
blées, elles  ne  peuvent  être  continues,  mais  seulement  contiguës,  du 
moins  en  ce  monde.  Bien  plus,  la  perfection  consiste  en  ce  que  de 
ces  mille  diversités  limitées,  de  ces  mille  différences  fraternelles 
sans  disproportion  notable,  naisse  l'heureuse  et  gracieuse  symétrie 
qui  embellit  tout  l'ensemble  et  tout  l'édifice.  »  Milton  triomphe  ici 
par  s\  mpathie;  il  éclate  en  images  magnifiques,  il  déploie  dans  son 
Style  la  force  qu'il  aperçoit  autour  de  lui  et  en  lui-même.  Il  loue  la 
révolution,  et  sa  louange  semble  un  chant  de  trompette  sorti  d'une 
poitrine  d'airain.  «  Regardez  maintenant  cette  vaste  cité,  une  cité  de 
refuge,  la  maison  patrimoniale  de  la  liberté,  ceinte  et  entourée  par 
la  protection  de  Dieu.  Les  arsenaux  de  la  guerre  n'y  ont  point  plus 
d'enclumes  et  de  marteaux  travaillant  à  fabriquer  la  cuirasse  et 
l'épée  de  la  justice  qui  s'arme  pour  la  défense  de  la  vérité  assiégée, 
qu'il  n'y  a  de  plumes  et  de  têtes  veillant  auprès  de  leurs  lampes 
studieuses,  méditant,  cherchant,  roulant  de  nouvelles  inventions  et 
de  nouvelles  idées,  pour  les  présenter  en  tribut  d'hommage  et  de 
foi  à  la  réforme  qui  approche.  Que  peut-on  demander  de  plus  à  une 
nation  si  maniable  et  si  ardente  à  chercher  la  connaissance?  Que 
manque-t-il  à  un  sol  si  plantureux  et  engrossé  de  telles  semences, 
sinon  de  sages  et  fidèles  laboureurs  pour  faire  un  peuple  éclairé, 
une  nation  de  sages,  de  prophètes  et  de  grands  hommes?...  11  me 
semble  voir  une  noble  et  puissante  nation  se  levant  comme  un 
homme  fort  après  le  sommeil  et  secouant  les  boucles  de  sa  cheve- 
lure invincible.  Il  me  semble  la  voir  comme  un  aigle  qui  revêt  son 
héroïque  jeunesse,  qui  allume  ses  yeux  inéblouis  dans  le  plein 
rayon  du  soleil,  qui  arrache  les  écailles  de  ses  paupières,  qui  baigne 
sa  vue  longtemps  abusée  à  la  source  même  de  la  splendeur  céleste, 
pendant  que  tout  le  ramas  des  oiseaux  craintifs  et  criards,  et  aussi 
ceux  qui  aiment  le  crépuscule,  voltigent  à  l'entour,  étonnés  de  ce 
qu'il  veut  faire,  et  dans  leurs  croassemens  envieux  tâchent  de  pré- 
dire une  année  de  sectes  et  de  schismes.  »  C'est  Milton  qui  parle, 
et,  sans  le  savoir,  c'est  Milton  qu'il  décrit. 

Chez  un  écrivain  sincère,  les  doctrines  prédisent  le  style.  Les 
sentimens  et  les  besoins  qui  forment  et  règlent  ses  croyances  con- 
struisent et  colorent  ses  phrases.  Le  même  génie  laisse  deux  fois  la 


MILTON,    SON    GENIE    ET    SES    OEUVRES.  83i 

même  empreinte,— dans  la  pensée,  puis  dans  la  forme.  La  puissance 
de  logique  et  d'enthousiasme  qui  explique  les  opinions  de  Milton 
explique  son  génie.  Le  sectaire  et  l'écrivain  sont  un  seul  homme, 
et  on  va  retrouver  les  facultés  du  sectaire  dans  le  talent  de  l'écrivain. 
Quand  une  idée  s'enfonce  dans  un  esprit  logicien,  elle  y  végète  et 
fructifie  par  une  multitude  d'idées  accessoires  et  explicatives  qui 
l'entourent,  s'attachent  entre  elles,  et  forment  comme  un  fourré  et 
une  forêt.  Les  phrases  de  Milton  sont  immenses  :  il  lui  faut  des  pé- 
riodes d'une  page  pour  enfermer  le  cortège  de  tant  de  raisons  en- 
chaînées e1  de  métaphores  accumulées  autour  de  la  pensée  com- 
mandante. Dans  ce  grand  enfantement,  le  cœur  et  l'imagination 
s'ébranlent  :  en  raisonnant,  Milton  s'exalte,  et  la  phrase  part  comme 
une  catapulte,  doublant  la  force  de  son  élan  par  l'énormité  de  son 
poids.  Je  n'oserais  traduire  devant  un  lecteur  moderne  les  gigantes- 
ques périodes  qui  ouvrent  le  Traité  delà  Réforme.  Nous  n'avons  plus 
ce  souffle;  nous  n'entendons  que  de  petites  phrases  courtes;  nous  ne 
savons  pas  maintenir  notre  attention  sur  un  même  point  pendant  tout.' 
une  page.  Nous  voulons  des  idées  maniables:  nous  avons  quitte  la 
grande  épée  à  deux  mains  de  nos  pères,  et  nous  ne  portons  plus 
qu'un  léger  fleuret.  Je  doute  pourtant  que  la  perçante  phrase  de 
Voltaire  soit  plus  mortelle  que  le  tranchant  de  cette  masse  de  fer. 
«  Si  dans  des  arts  moins  nobles  et  presque  mécaniques  celui-là  n'esl 
pas  estimé  digne  du  nom  d'architecte  accompli  ou  d'excellent  pein- 
tre qui  ne  porte  point  une  àme  généreuse  au-dessus  du  souci 
vile  (1)  des  gages  et  du  salaire,  à  bien  plus  forte  raison  devons-nous 
traiter  d'imparfait  et  indigne  prêtre  celui  qui  est  si  loin  d'être 
contempteur  du  lucre  ignoble,  que  toute  sa  théologie  est  façonnée  et 
nourrie  par  l'espérance  mendiante  et  bestiale  d'un  èvêché  ou  d\u\r 
prébende  grasse.  »  Si  les  prophètes  de  Michel-Ange  parlaient,  ce 
serait  de  ce  style,  et  vingt   l'ois  en  lisant  l'écrivain  on  aperçoit  le 
sculpteur. 

La  puissante  logique  qui  étend  les  périodes  soutient  les  images. 
Que  Shakspeare  et  les  poètes  nerveux  rassemblent  un  tableau  dans 
le  raccourci  d'une  expression  fuyante,  brisent  leurs  métaphores  par 
de  nouvelles  métaphores,  et  fassent  apparaître  coup  sur  coup  dans 
la  même  phrase  la  même  idée  sous  cinq  ou  six  vêtemens,  la  brusque 
allure  de  leur  imagination  incertaine  autorise  ou  explique  ces  cou- 
leurs changeantes  et  ces  entrecroisemens  d'éclairs.  Phas  conséquent 
et  plus  maître  de  lui-même,  Milton  développe  jusqu'au  bout  les  fils 
qu'ils  rompent.  Chacune  de  ses  images  s'étale  en  un  petit  poème, 
sorte  d'allégorie  solide,  dont  toutes  les  parties  attachées  concentrent 
toutes  leurs  lumières  sur  l'idée  unique  qu'elles  doivent  embellir  ou 

(1)  Le  mot  anglais  est  plus  vrai  et  plus  frappant  :  peasantly  regard. 


832  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

éclairer.  «  Les  prélats,  dit-il,  sortis  d'une  vie  basse  et  plébéienne, 
devenant  tout  d'un  coup  seigneurs  de  palais  somptueux,  d'ameuble- 
mens  splendides,  de  tables  délicieuses,  de  cortèges  princiers,  ont 
jugé  la  simple  et  grossière  vérité  de  l'Évangile  indigne  d'être  plus 
longtemps  dans  la  compagnie  de  leurs  seigneuries,  à  moins  que  la 
pauvre  et  indigente  matrone  ne  fût  mise  en  de  meilleurs  habits  :  ils 
chargèrent  de  tresses  indécentes  son  chaste  et  modeste  voile  qu'en- 
touraient les  rayons  célestes,  et,  dans  un  attirail  éblouissant,  la  pa- 
rèrent de  toutes  les  fastueuses  séductions  d'une  prostituée  (1).  »  Les 
métaphores  ainsi  soutenues  prennent  une  ampleur,  une  pompe  et 
une  majesté  singulières.  Elles  se  déploient  sans  se  froisser,  comme 
les  larges  plis  d'un  manteau  d'écarlate  baigné  de  lumière  et  frangé 
d'or. 

Ne  prenez  point  ces  métaphores  pour  un  accident.  Milton  les  pro- 
digue, comme  un  pontife  qui  dans  son  culte  étale  les  magnificences, 
et  gagne  les  yeux  pour  gagner  les  cœurs.  Il  a  été  nourri  dans  la  lec- 
ture de  Spenseï ,  de  Drayton,  de  Shakspeare,  de  Beaumont,  de  tous 
les  plus  éclatans  poètes,  et  le  (lot  d'or  de  l'âge  précédent,  quoique 
apauvri  tout  à  l'entour  et  ralenti  en  lui-même,  s'est  élargi  comme 
un  lac  eu  s' arrêtant  dans  son  cœur.  Comme  Shakspeare,  il  imagine 
à  tout  propos,  hors  de  propos  même,  et  scandalise  les  classiques 
et  les  Français.  «  Les  corrupteurs  de  la  foi,  dit-il,  ne  pouvant  se 
rendre  eux-mêmes  célestes  et  spirituels,  ont  rendu  Dieu  terrestre  et 
charnel;  ils  ont  changé  son  essence  sacrée  et  divine  en  une  forme 
extérieure  et  corporelle;  ils  l'ont  consacrée,  encensée,  aspergée:  ils 
L'ont  revêtue  non  des  robes  de  la  pure  innocence,  mais  de  surplis 
et  d'autres  habillemens  di'-lnmiés  et  fantastiques,  de  palliums,  de- 
mitres,  d'or,  de  clinquant,  ramassés  dans  la  vieille  garde-robe 
d'Aaron  ou  dans  le  vestiaire  des  Gamines.  Alors  le  prêtre  fut  obligé 
d'étudier  ses  gestes,  ses  postures,  ses  liturgies,  ses  simagrées,  jus- 
qu'à ce  que  l'âme,  s'ensevelissant  ainsi  dans  le  corps  et  se  livrant 
aux  délices  sensuelles,  eût  bientôt  abaissé  son  aile  vers  la  terre. 
Là,  voyant  les  commodités  qu'elle  recevait  du  corps,  son  visible  et 
sensuel  collègue,  et  trouvant  ses  ailes  brisées  et  pendantes,  elle 
s'affranchit  de  la  peine  de  monter  dorénavant  au  haut  de  l'air,  ou- 
blia son  vol  céleste,  et  laissa  l'inerte  et  languissante  carcasse  se 
traîner  sur  la  vieille  route  clans  le  rebutant  métier  d'une  mécanique 
conformité.  »#Si  l'on  ne  découvrait  pas  ici  des  traces  de  brutalité 
théologique,  on  croirait  lire  un  imitateur  du  Phèdre,  et  sous  la  co- 
lère fanatique  on  reconnaît  les  images  de  Platon.  Il  y  a  telle  phrase 
qui.  par  la  beauté  virile  et  l'enthousiasme,  rappelle  le  ton  de  la 

(1)  C'est  au  commencement  de  la  guerre  civile  que  Milton  écrivait  ceci  :  il  n'était  pas 
encore  républicain. 


MILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES   OEUVRES.  833 

République.  «  Je  ne  puis  louer,  dit-il,  une  vertu  fugitive  et  cloîtrée, 
inexercée  et  inanimée,  qui,  ne  sortant  jamais  de  sa  retraite,  jette 
les  yeux  sur  son  adversaire,  puis  s'esquive  de  la  carrière  où,  dans 
la  chaleur  et  la  poussière,  les  coureurs  se  disputent  la  guirlande 
immortelle.  »  Mais  il  n'est  platonicien  que  par  la  richesse  et  l'exal- 
tation. Pour  le  reste,  il  est  homme  de  la  renaissance,  pédant  et  âpre, 
outrageant  le  pape,  qui,  après  la  donation  de  Pépin  le  Bref,  «  ne 
cessa  de  mordre  et  d'ensanglanter  les  successeurs  de  son  cher  sei- 
gneur Constantin  par  ses  malédictions  et  ses  excommunications 
aboyantes;  »  il  est  mythologue  dans  la  défense  de  la  presse,  montrant 
que  jadis  «  nulle  Jimon  envieuse  ne  s'asseyait  les  jambes  croisées  à 
l'accouchement  d'une  intelligence,  a  Peu  importe  :  ces  images  sa- 
vantes, familières,  grandioses,  quelles  qu'elles  soient,  sont  puis- 
santes et  naturelles.  La  surabondance  comme  la  rudesse  ne  lait  que 
manifester  ici  la  vigueur  et  l'élan  lyrique  que  le  caractère  de  Mil- 
ton  avait  prédits. 

D'elle-même  la  passion  suit;  l'exaltation  l'apporte  avec  les  images. 
Les  audacieuses  expressions,  les  excès  de  style,  font  entendre  la 
voix  vibrante  de  l'homme  qui  souffre,  qui  s'indigne  et  qui  veut. 
<(  Les  livres,  dit-il  dans  son  Aréopagitique,  ne  sont  pas  absolu- 
ment des  choses' mortes;  ils  contiennent  en  eux  une  puissance  de 
vie  pour  être  aussi  actifs  que  l'âme  dont  ils  sont  les  enfans.  Bien 
plus,  ils  conservent  comme  dans  une  fiole  l'efficacité  et  l'essence  la 
plus  pure  de  cette  vivante  intelligence  qui  les  a  engendrés.  Je  sais 
qu'ils  sont  aussi  animés  et  aussi  vigoureusement  productifs  que  les 
dents  de  ce  dragon  fabuleux,  et  qu'étant  semés  ici  ou  la.  ils  peux  eut 
faire  pousser  des  hommes  armés.  Kl  cependant,  d'autre  paît,  il  \aut 
presque  autant  tuer  un  homme  qu'un  bon  livre.  Celui  qui  tue  un 
homme  tue  une  créature  raisonnable,  image  de  Dieu;  mais  celui  qui 
détruit  un  bon  livre  tue  la  raison  elle-même,  tue  l'image  de  Dieu 
dans  l'œil  où  elle  habite.  Beaucoup  d'hommes  vivent,  fardeaux  inu- 
tiles de  la  terre;  mais  un  bon  livre  est  le  précieux  sang  vital  d'un 
esprit  supérieur,  embaumé  et  conservé  religieusement  comme  un 
trésor  pour  une  vie  au-delà  de  sa  vie...  Prenons  donc  garde  à  la 
persécution  que  nous  élevons  contre  les  vivans  travaux  des  hommes 
publics,  ne  répandons  pas  cette  vie  incorruptible,  gardée  et  amas- 
sée dans  les  livres,  puisque  nous  voyons  que  cette  destruction  peut 
être  une  sorte  d'homicide,  quelquefois  un  martyre,  et,  si  elle  s'étend 
à  toute  la  presse,  une  espèce  de  massacre  dont  les  ravages  ne  s'ar- 
rêtent pas  au  meurtre  d'une  simple  vie,  mais  frappent  la  quintes- 
sence éthérée  qui  est  le  souffle  de  la  raison  même,  en  sorte  que  ce 
n'est  point  une  vie  qu'ils  égorgent,  mais  une  immortalité.  » 

Cette  énergie  est  sublime;  l'homme  vaut  la  cause,  et  jamais  une 

TIIMR    IX.  53 


83/l  REVUE    DES    DE!  \    MONDES. 

plus  liante  éloquence  n'égala  une  plus  haute  vérité.  Des  expressions 
terribles  viennent  accabler  les  oppresseurs  des  livres,  les  profana- 
teurs de  la  pensée,  les  assassins  de  la  liberté,  «  le  concile  de  Trente 
et  l'inquisition,  dont  l'accouplement  a  engendré  ou  parfait  ces  cata- 
logues et  ces  index  expurgatoires,  qui  fouillent  à  travers  les  en- 
trailles de  tant  de  vieux  et  bons  auteurs  par  une  violation  pire  que 
tous  les  attentats  contre  leurs  tombes.  »  Des  expressions  égales  fla- 
gellent les  esprits  charnels  qui  croient  sans  penser  et  font  de  leur 
servilité  leur  religion.   H  y  a  tel  passage  qui,  par  sa  familiarité 
amère,  rappelle  Swift,  et  le  dépasse  de  toute  la  hauteur  de  l'imagi- 
nation et  du  génie:  mais  c'est  à  peine  s'il  daigne  railler  un  instant. 
L'ironie,  si  poignante  qu'elle  soit,   lui  semble   faible.  Ecoutez-le, 
quand  il  revient  à  lui-même,  quand  il  rentre  dans  L'invective  ouverte 
ei  sérieuse,  quand  après  le  fidèle  charnel  il  accable  le  prélat  char- 
nel. «  La  table  de  la  commmunion,  changée  en  une  table  de  sépara- 
tion, est  debout  comme  une  plate-forme,  exhaussée  sur  le  front  du 
chœur,  fortifiée  d'un  boulevard  et  d'une  palissade  pour  écarter  l' at- 
touchement profane  des  laïques,  pendant  que  le  prêtre  obscène  et 
repu  n'a  pas  scrupule  de  tortiller  et  (le  mâcher  le  pain  sacramentel 
aussi  familièrement  qu'un  biscuit  de  sa  taverne.  »  11  triomphe  en 
songeant  que  toutes  ces  profanations  seront  payées.  L'atroce  doc- 
trine de  Calvin  a  li\é  de  nouveau  les  yeux  des  hommes  sur  le  dogme 
de  la  malédiction  et  de  la  damnation  éternelle.  L'enfer  à  la  main, 
Milton   menace:   il  s'enivre  de  justice  et  de  vengeance  parmi  les 
abîmes  qu'il  ouvre  et  les  flammes  qu'il  brandit.  «  Ils  seront  jetés 
éternellement  dans  le  plus  noir  et  le  plus  profond  gouffre  de  l'enfer, 
sous  le  règne  outrageux,  sous  les  pieds,  sous  les  dédains  de  tous  les 
autres  damnés,  qui,  dans  l'angoisse  de  leurs  tortures,  n'auront  pas 
d'autre  plaisir  que  d'exercer  une  frénétique  et  bestiale  tyrannie  sur 
eux,  leurs  serfs  et  leurs  nègres,  et  ils  resteront  dans  cette  condition 
pour  toujours,  les  plus  vils,  les  plus  profondément  abîmés,  les  plus 
dégradés,  les  plus  foulés  et  les  plus  écrasés  de  tous  les  esclaves  de 
la  perdition.  »  La  fureur  ici  monte  au  sublime,  et  le  Christ  de  Mi- 
chel-Ange n'est  pas  plus  inexorable  et  plus  vengeur. 

Comblons  la  mesure;  joignons,  comme  il  le  fait,  les  perspectives 
du  ciel  aux  visions  des  ténèbres  :  le  pamphlet  devient  un  hymne. 
«  Quand  je  rappelle  à  mon  esprit,  dit-il,  comment  enfin,  après  tant 
de  siècles  pendant  lesquels  le  large  et  sombre  cortège  de  l'Lrreur 
avait  presque  balayé  toutes  les  étoiles  hors  du  firmament  de  l'église, 
la  brillante  et  bienheureuse  Réforme  lança  son  rayon  à  travers  la 
noire  nuit  épaissie  de  l'ignorance  et  de  la  tyrannie  anti-chrétienne, 
il  me  semble  qu'une  joie  souveraine  et  vivifiante  doit  entrer  à  Ilots 
dans  la  poitrine  de  celui  qui  lit  ou  qui  écoute,  et  que  la  suave 


MILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES    OEUVRES.  835 

odeur  de  l'Évangile  ramené  baigne  son  âme  de  tous  les  parfums  du 
ciel.  »  Surchargées  d'ornemens,  prolongées  à  l'infini,  ces  périodes 
sont  des  chœurs  triomphans  d'alléluias  angéliques  chantés  par  des 
voix  profondes  au  son  de  dix  mille  harpes  d'or.  Au  milieu  de  ses  syl- 
logismes, Milton  prie,  soutenu  par  l'accent  des  prophètes,  entouré 
par  les  souvenirs  de  la  Bible,  ravi  des  splendeurs  de  1'  ^pocalj  pse, 
mais  retenu  à  la  porte  de  l'hallucination  par  la  science  et  la  logique, 
au  plus  haut  de  l'air  serein  et  sublime,  sans  monter  dans  la  région 
brûlante  où  l'extase  fond  la  raison,  avec  une  majesté  d'éloquence  et 
une  grandeur  solennelle  que  rien  ne  surpasse,  dont  la  perfection 
prouve  qu'il  est  entré  dans  son  domaine,  et  au-delà  du  prosateur 
promet  le  poète  :  «  Toi  qui  sièges  dans  une  gloire  et  dans  une  lu- 
mière inaccessibles,  père  des  anges  et  des  hommes!  et  toi  aussi,  roi 
tout-puissant,  rédempteur  de  ce  reste  perdu  dont  ta  as  pris  la  na- 
ture, ineffable  et  immortel  amour!  toi  enfui,  troisième  substance  de 
la  divine  inlinitude,  esprit  illuminateur,  la  joie  et  la  consolation  de 
toute  chose  créée!  regarde  cette  pauvre  église  épuisée  et  presque 
expirante!  Oh!  ne  leur  laisse  pas  achever  leurs  pernicieux  desseins. 
Ne  permets  pas  qu'ils  nous  enveloppent  encore  une  fois  dans  ce 
nuage  obscur  de  ténèbres  infernales  où  nous  n'apercevrons  plus  le 
soleil  de  ta  vérité,  où  jamais  nous  n'espérerons  l'aurore  consolatrice, 
où  jamais  nous  n'entendrons  plus  chanter  l'oiseau  de  ton  matin!... 
Qui  ne  t'aperçoit  aujourd'hui  dans  ta  marche  éclatante,  au  milieu  de 
ton  sanctuaire,  entre  ces  candélabres  d'or  longtemps  obscurcis  chez 
nous  par  la  violence  de  ceux  qui  les  avaient  saisis,  attirés  plutôt 
par  le  désir  de  leur  or  que  par  l'amour  de  leur  rayonnante  clarté? 
Viens  donc,  ô  toi  qui  as  les  sept  étoiles  dans  ta  main  droite;  éta- 
blis tes  prêtres  choisis,  selon  leur  ordre  et  leurs  rites  antiques, 
pour  accomplir  devant  tes  yeux  leur  office  et  verser  religieusement 
l'huile  consacrée  dans  les  lampes  saintes  toujours  brûlantes.  Tu  as 
envoyé  pour  cette  œuvre,  par  toute  la  contrée,  un  esprit  de  prière 
sur  tes  serviteurs,  et  tu  as  éveillé  leurs  vœux,  comme  le  bruit  d'une 
multitude  d'eaux  autour  de  ton  trône.  Oh!  achève,  et  accomplis  tes 
glorieux  actes.  Sors  de  tes  chambres  royales,  ô  prince  de  tous  les 
rois  de  la  terre;  revêts  les  robes  visibles  de  ta  majesté  impériale, 
prends  en  main  le  sceptre  universel  que  ton  père  t'a  transmis,  car 
maintenant  la  voix  de  ta  fiancée  t'appelle,  et  toutes  les  créatures 
soupirent  pour  être  renouvelées.  »  Ce  cantique  de  supplications  et 
d'allégresse  est  une  effusion  de  magnificences,  et,  en  sondant  toutes 
les  littératures,  vous  ne  rencontrerez  guère  de  poètes  égaux  à  ce 
prosateur. 

Est-ce  un  prosateur?  La  dialectique  empêtrée,  l'esprit  pesant  et 
maladroit,  la  rusticité  fanatique  et  féroce,  la  grandeur  épique  des 
images  soutenues  et  surabondantes,  le  souffle  et  les  témérités  de  la 


836  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

passion  implacable  et  toute -puissante,  la  sublimité  de  l'exaltation 
religieuse  et  lyrique,  on  ne  reconnaît  point  à  ces  traits  un  homme 
né  pour  expliquer,  persuader  et  prouver.  La  scolastique  et  la  gros- 
sièreté du  temps  ont  émoussé  ou  rouillé  sa  logique.  L'imagination  et 
l'enthousiasme  l'ont  emporté  et  enchaîné  dans  les  métaphores.  Ainsi 
égaré  ou  gâté,  il  n'a  pas  pu  produire  d' œuvre  parfaite;  il  n'a  écrit 
que  des  pamphlets  utiles,  commandés  par  l'intérêt  pratique  et  la  haine 
présente,  et  de  beaux  morceaux  isolés,  inspirés  par  la  rencontre 
d'une  grande  idée  et  par  l'essor  momentané  du  génie.  Pourtant,  dans 
ces  débris  abandonnés,  l'homme  apparaît  tout  entier.  L'esprit  sys- 
tématique et  lyrique  se  peint  dans  le  pamphlet  comme  dans  le  poème; 
la  faculté  d'embrasser  des  ensembles  et  d'en  être  ébranlé  reste  égale 
en  Milton  dans  ses  deux  carrières,  et  vous  allez  voir  dans  le  Paradis 
et  dans  le  Cornus  ce  que  vous  avez  prévu  dans  le  Traité  de  la  Réforme 
et  dans  les  Remarques  sur  l'Opposant. 

III.    —   LE    POÈTE. 

«  Celui,  dit  Milton,  qui  connaît  la  vraie  nature  de  la  poésie  dé- 
couvre bientôt  quelles  méprisables  créatures  sont  les  rimeurs  vul- 
gaires, et  quel  religieux,  quel  glorieux,  quel  magnifique  usage  on 
peut  faire  de  la  poésie  dans  les  choses  divines  et  humaines...  »  — 
«  Elle  est  un  don  inspiré  de  Dieu,  rarement  accordé,  et  cependant 
accordé  à  quelques-uns  dans  chaque  nation,  pouvoir  placé  à  côté  de 
la  chaire  pour  planter  et  nourrir  en  un  grand  peuple  les  semences 
de  la  vertu  et  de  l'honnêteté  publique,  pour  apaiser  les  troubles  de 
l'âme  et  remettre  l'équilibre  dans  les  émotions,  pour  célébrer  en 
hautes  et  glorieuses  hymnes  le  trône  et  le  cortège  de  la  toute-puis- 
sance de  Dieu,  pour  chanter  les  victorieuses  agonies  des  martyrs  et 
des  saints,  les  actions  et  les  triomphes  des  justes  et  pieuses  natures 
qui  combattent  vaillamment  parla  foi  contre  les  ennemis  du  Christ.)) 

Milton  a  fait  comme  il  promettait.  Les  poèmes  profanes  qu'il  fit 
avant  les  guerres  civiles  sont  l'éloge  de  la  vertu;  les  poèmes  sacrés 
qu'il  fit  après  les  guerres  civiles  sont  l'éloge  de  la  religion.  Sa  pre- 
mière œuvre  est  une  ode  sur  la  naissance  du  Christ.  Son  poème  de 
l' Allegro  ne  célèbre  que  les  joies  poétiques  de  l'âme.  11  a  partout 
loué  la  piété,  l'amour  chaste,  la  générosité,  la  force  héroïque.  Ce  ne 
fut  point  par  scrupule,  mais  par  nature;  le  sublime  était  son  do- 
maine. Son  besoin  et  sa  faculté  dominante  furent  d'apercevoir  la 
grandeur;  il  se  donna  lajoie  d'admirer,  comme  Shakspéare  se  donna 
la  joie  de  créer,  comme  Swift  se  donna  la  joie  de  détruire,  comme 
Spenser  se  donna  la  joie  de  rêver. 

Comment  admirer?  Il  faut  sortir  de  ce  bas  monde,  car  ce  qui  est 
réel  est  petit,  et  ce  qui  est  familier  parait  plat.  Reculons  les  person- 


MILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES    ŒUVRES.  837 

nages  jusqu'à  l'extrémité  de  l'antiquité  sacrée  ou  fabuleuse.  La  dis- 
tance ajoutera  à  leur  taille,  et  l'habitude,  cessant  de  les  mesurer, 
cessera  de  les  avilir.  Le  fds  de  Circé,  Cornus,  couronné  de  lierre, 
dieu  des  bois  retentissans  et  de  l'orgie  tumultueuse;  Samson,  le 
contempteur  des  géans,  l'élu  du  Dieu  fort,  l'exterminateur  des  ido- 
lâtres, passeront  devant  les  yeux  comme  des  statues  surhumaines, 
et  l'éloignement,  frustrant  nos  mains  curieuses,  préservera  notre 
admiration  et  leur  majesté.  Montons  plus  loin  et  plus  haut,  à  l'ori- 
gine des  choses,  parmi  les  êtres  éternels,  jusqu'aux  commencemens 
de  la  pensée  et  de  la  vie,  jusqu'aux  combats  de  Dieu,  dans  le  monde 
inconnu  où  les  sentimens  et  les  êtres,  élevés  au-dessus  de  la  portée 
de  l'homme,  échappent  à  son  jugement  et  à  sa  critique  pour  com- 
mander sa  vénération  et  sa  terreur.  Que  le  chant  soutenu  des  vers 
solennels  déploie  les  actions  de  ces  vagues  Qgures;  nous  éprouve- 
rons la  même  émotion  que  dans  une  cathédrale,  quand  l'orgue  pro- 
longe ses  roulemens  sous  les  arches,  et  qu'à  travers  l'illumination 
des  cierges,  les  nuages  d'encens  brouillent  les  formes  colossales  des 
piliers. 

Mais  dans  les  sujets  divins  les  images  sont  humaines.  On  poète  a 
beau  inventer,  c'est  de  sa  terre  qu'il  tire  les  matériaux  de  son  ciel. 
Il  n'a  que  des  objets  vulgaires  pour  composer  des  objets  sublimes, 
et  le  grandiose  de  l'ensemble  ne  se  rencontre  point  dans  les  détails. 
Comment  faire  pour  l'y  mettre?  Si  les  choses  réelles  nous  laissent 
froids,  c'est  que  la  beauté  y  est  rare,  accumulons-y  la  beauté; 
d'elle-même  l'indifférence  se  change  en  admiration.  Voici,  dans 
Lycidas,  une  \allée  fleurie  et  reposée.  La  description  la  transfi- 
gure, et  notre  émotion  multipliée  égale  la  profusion  de  ses  splen- 
deurs. 

«  Vous,  creuses  vallées,  où  de.  doux  chuchotemens  habitent  —  dans  1rs 
ombrages,  dans  les  vents  folâtres,  dans  les  sources  jaillissantes,  — dont 
Sirius  brûlant  épargne  le  frais  giron,  —  jetez  ici  tuus  les  émaux  de  vos  yeux 
rayonnans,  —  qui  sur  le  gazon  vert  boivent  les  rosées  parfumées,  —  et 
empourprez  tout  le  sol  de  fleurs  printanières!  —  Apportez  la  primevère 
hâtive  qui  meurt  vierge,  —  l'astragale  touffue  et  le  pâle  jasmin,  —  l'œillet 
blanc,  la  pensée  bigarrée  de  jais,  —  l'ardente  violette,  la  rose  musquée,  le 
chèvrefeuille  paré.  —  avec  le  coucou  allaugui  qui  penche  sa  tète  pensive, — 
et  tenues  les  (leurs  qui  portent  une  broderie  mélancolique.  —  Dites  à  l'ama- 
rante d'ouvrir  toute  sa  beauté,  —  aux  narcisses  de  remplir  leurs  coupes 
de  pleurs.  » 

Nous  ne  voyez  ici  que  de  l'abondance.  Ailleurs  l'abondance  s'enfle 
jusqu'au  débordement.  Il  se  fait  dans  cet  esprit  comme  une  végéta- 
tion de  fleurs  orientales  dont  l'entassement  et  l'énormité  écrasent 
tout  le  luxe  de  nos  parterres  européens. 

«Pourquoi  la  nature  a-t-elle  épanché  ses  largesses  — d'une  main  si  pleine 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  jamais  retirée,  —  couvrant  la  terre  de  parfums,  de  fruits,  de  troupeaux. 
—  comblant  les  mers  de  frais  innombrables,  —  et  mis  à  l'œuvre  des  millions 
de  vers  industrieux  —  qui,  dans  leurs  vertes  prisons,  tissent  la  fine  cheve- 
lure de  la  soie?  —  Pourquoi  dans  ses  propres  reins  a-t-elle  entassé  l'or  adoré 
du  monde,  —  sinon  pour  plaire  et  rassasier  le  goût  multiplié?  —  Si  nous 
vivions  d'abstinence,  comme  ses  bâtards,  non  comme  ses  fils,  —  toute  sur- 
ohargée  de  son  propre  poids,  —  elle  étoufferait  suffoquée  de  sa  fertilité 
perdue;  —  la  mer  regorgeante  s'enflerait,  et  les  diamans  abandonnés  — 
viendraient  flamboyer  sur  le  front  de  l'abîme,  —  et  le  fleuronner  de  tant 
d'étoiles,  que  les  êtres  d'en  bas  —  s'accoutumeraient  à  la  lumière,  et  monte- 
raient enfin  —  pour  fixer  sur  le  soleil  leurs  yeux  inéblouis.  » 

Des  épithètes  immenses,  à  la  façon  d'Eschyle,  marchent  comme 
un  cortège  royal  devant  l'idée  qu'elles  agrandissent  et  qu'elles  an- 
noncent. «  Les  belles  nymphes,  roses  vivantes  des  bois,  aux  bro- 
dequins d'argent,  aux  jupes  de  fleurs,  »  —  «  les  brùlans  séraphins 
aux  éblouissantes  rangées,  »  —  «  les  angéliques  trompettes  ton- 
nantes dressées  vers  le  ciel  :  »  il  n'y  a  point  dans  le  Promélhée  ni 
dans  les  Sept  Chefs  de  mots  plus  audacieux  ni  plus  amples.  Les 
vastes  spectacles  de  la  campagne  se  concentrent  en  personnages 
allégoriques  et  vivans,  subitement  et  naturellement  créés,  comme 
dans  l'élan  des  religions  primitives.  D'un  coup  d'œil,  Milton  em- 
brasse «  les  îles  ceintes  par  la  mer,  qui,  comme  de  riches  diamans 
variés,  incrustent  la  poitrine  nue  de  l'abîme,  »  —  «  le  soir  enca- 
puchonné de  gris  qui,  semblable  à  un  triste  pèlerin  sous  sa  robe 
monastique,  se  lève  derrière  les  roues  fuyantes  du  soleil.  »  L'être 
ainsi  formé  prèle  au  paysage  son  unité,  et  ce  paysage  lui  prête  son 
étendue.  La  nature  ainsi  transformée  n'offre  plus  que  des  grandeurs 
et  n'excite  plus  que  des  admirations. 

L'admiration  est  un  sentiment  calme,  car  les  objets  qui  nous 
émeuv  eut  nous  communiquent  quelque  chose  de  leur  nature,  et  de- 
vant les  choses  grandes  nous  nous  sentons  grands.  L'enthousiasme  de 
Milton  n'a  rien  d'excessif  et  de  maladif  comme  celui  de  Shakspeare. 
Il  est  serein,  parce  qu'il  s'appuie  sur  la  raison  et  sur  la  force.  Il 
s'étale  en  longues  phrases  où  l'idée,  amplement  développée,  ne  re- 
tranche rien  à  son  cortège  et  ne  presse  aucun  de  ses  pas.  Il  harangue 
et  il  explique;  ses  plus  hautes  hymnes  ont  la  lenteur  d'une  mélopée 
et  la  gravité  d'une  déclamation.  Son  style  ressemble  à  la  musique 
d'un  orgue,  et  il  semble  qu'un  de  ces  personnages  en  donne  l'idée 
par  ces  vers  : 

«  Dans  la  profondeur  des  nuits,  quand  l'assoupissement  —  a  enchaîné  les 
sens  des  mortels,  j'écoute  —  l'harmonie  de  la  sirène  céleste,  —  qui,  assise 
sur  les  neuf  sphères  enroulées,  —  chante  pour  celles  qui  tiennent  les 
ciseaux  de  la  vie  —  et  font  tourner  les  fuseaux  de  diamant  —  où  s'enroule 
la  destinée  des  dieux  et  des  hommes.  —  Telle  est  la  douce  contrainte  de 
l'harmonie  sacrée  —  pour  charmer  les  filles  de  la  Nécessité,  —  pour  main- 


MILTON,    SO?V    (IKNIE    ET    SES    OEUVRES.  839 

teilir  la  Nature  chancelante  dans  sa  loi,-  et  pour  conduire  la  danse  mesu- 
rée de  ce  bas  monde  -  aux  accens  célestes  que  nul  ne  peut  entendre,  - 
nul  formé  de  terre  humaine,  tant  que  son  oreille  grossière  n'est  point 
purifiée.  » 

Ce  style  serein,  ce  talent  d'agrandir,  ce  besoin  du  sublime,  se 
sont  d'abord  exercés  sur  des  sujets  païens.  Ils  convenaient  au  poète. 
Jeune  encore,  éloigné  des  affaires,  mal  saisi  par  l'âpre  puritanisme, 
imbu  de  la  Grèce  sa  mère  et  de  ses  frères  les  riches  poètes  de  la 
renaissance,  tout  charmé  par  l'élévation  de  Platon  et  par  la  beauté 
des  dieux  antiques,  il  s'attarda  parmi  les  vers  latins  et  italiens;  il 
écrivit  une  noble  élégie,  Lycidas,  deux  petits  poèmes  achevés,  l  Al- 
legro et  le  Penseroso,  et  rencontra  enfin  sa  plus  belle  œuvre,  le 

Cornus. 

Ici,  du  premier  élan,  nous  sommes  dans  les  Cieux.  I  n  esprit  i 
cendu  au  milieu  des  bois  sauvages  prononce  cette    de 

«  Devant  1.-  seuil  étoile  du  palais  de  Jupiter  —  est  ma  demeure,  parmi  ces 
formes  immortelles,  -  esprits  éthérés,  qui  vivent  lumineux  -  dans  des 
sphères  sereines  d'air  paisible  et  pur,  -  au-dessus  de  la  fumée  et  du  tu- 
multe de  ce  coin  obscur  -  que  les  hommes  appellent  la  terre,  .'■table  vile  — 
où  confinés  et  empestés  par  leurs  bas.es  pensées,  -  ils  luttent  pour  con- 
server une  frêle  et  fiévreuse  vie,  -  oubliant  la  couronne  que  la  vertu  donne 
-  après  ces  Vicissitudes  mortelles,  à  ses  vrais  serviteurs,  -  au  milieu  des 
dieux  trônant  sur  leurs  sièges  sacrés.  » 

De  tels  personnages  ne  peuvent  point  parler-,  ils  chantent.  Le 
drame  qu'ils  prononcent  est  un  opéra  antique  composé,  comme  le 
Prométhée,  d'hymnes  solennels.  Le  spectateur  est  transporté  hors 
du  monde  réel.  Ce  ne  sont  point  des  hommes  qu'il  écoute,  mais  des 
sentimens.  Il  assiste  à  un  concert  comme  dans  Shakspeare.  Le  Cornus 
continue  le  Songe  d'une  Nui I  d'été,  comme  un  chœur  viril  de  voix 
profondes  continue  la  symphonie  ardente  et  douloureus 3S  instru- 

mens.  „    ,  .,, 

a  Dans  les  sentiers  embrouillés  de  cette  foret  sourcilleuse,  ou 
l'ombre  frissonnante  menace  les  pas  du  voyageur  perdu,  n  erre  une 
noble  dame,  séparée  de  ses  deux  frères,  troublée  par  les  cris  sau- 
vages et  par  la  turbulente  joie  qu'elle  entend  dans  le  lointain.  C  est 
le  fils  de  Circé  l'enchanteresse,  le  sensuel  Cornus,  qui  danse  et  se- 
coue des  torches  parmi  les  clameurs  des  hommes  changés  en  brutes; 
c'est  l'heure  «  où  les  lacs  et  les  mers,  avec  leurs  troupeaux  écailleux, 
mènent  autour  de  la  lune  leurs  rondes  ondoyantes,  pendant  que 
sur  les  sables  et  les  pentes  brunies  sautillent  les  prestes  fées  et  les 
nains  pétulans.  »  Elle  s'effraie,  elle  s'agenouille,  et  «  dans  les  noirs 
nuages  qui  tournent  leur  bordure  d'argent  sur  la  nuit,  »  elle  aper- 
coit  l'Espérance  aux  blanches  mains,  la  Foi  aux  regards  purs,  et  la 


840  REVUE    DES    DEL'X    MONDES. 

Charité,  formes  mystérieuses  et  célestes  qui  veillent  sur  sa  vie  et  sur 
son  honneur. 

Elle  appelle  ses  frères;  «  le  doux  et  solennel  accent  de  sa  voix  vi- 
brante s'élève  comme  une  vapeur  de  riches  parfums  distillés,  et 
glisse  sur  l'air,  dans  la  nuit,  »  au-dessus  des  vallées  «  brodées  de 
violettes  »  jusqu'au  dieu  débauché  qu'elle  transporte  d'amour.  Il 
accourt  déguisé  en  pâtre  : 

«  Se  peut-il  qu'un  mélange  mortel  d'argile  terrestre  —  exhale  l'enchante- 
ment divin  de  pareils  accens?  —  Sûrement  quelque  chose  de  divin  habite 
dans  cette  poitrine.  —  Comme  ils  flottaient  doucement  sous  les  ailes  —  du 
silence,  à  travers  la  voûte  vide  de  la  nuit!  —  Souvent  j'ai  entendu  ma  mère 
Circé  avec  les  trois  sirènes  —  au  milieu  des  naïades  aux  robes  de  fleurs,  — 
cueillant  leurs  herbes  puissantes  et  leurs  poisons  mortels,  —  emporter  par 
leurs  chants  l'âme  captive  — dans  le  bienheureux  élysée;  Scylla  pleurait,  — 
les  vagues  aboyantes  se  taisaient  attentives,  —  et  la  cruelle  Charybde  mur- 
murait un  doux  applaudissement...  —  Mais  un  ravissement  si  sacré  et  si 
profond,  —  une  telle  volupté  de  bonheur  sans  ivresse,  je  ne  l'ai  jamais  res- 
sentit-, 'i 

Ce  sont  déjà  les  chants  célestes.  Nul  n'a  aussi  bien  rendu  l'effet 
de  la  musique  sainte.  Milton  fait  comprendre  ce  mot  de  Platon,  son 
maître,  que  les  airs  vertueux  enseignent  la  vertu. 

Le  fils  de  Circé  a  emmené  la  noble  dame  trompée,  et  l'assied  im- 
mobile dans  un  palais  somptueux,  devant  une  table  exquise.  Captive 
et  tentée,  elle  l'accuse,  elle  résiste,  elle  l'insulte,  et  le  style  prend 
un  accent  d'indignation  héroïque  pour  flétrir  l'offre  du  tentateur. 

«  Quand  la  débauche,  —  par  des  regards  impurs,  des  gestes  immo- 
destes et  un  langage  souillé,  —  mais  surtout  par  l'acte  ignoble  et  prodigué 
du  péché,  —  laisse  entrer  l'infamie  au  plus  profond  de  l'homme,  —  l'âme 
cadavéreuse  s'infecte  par  contagion,  —  ensevelie  dans  la  chair  et  abrutie, 
jusqu'à  ce  qu'elle  perde  entièrement  —  le  divin  caractère  de  son  premier 
être.  —  Telles  sont  les  lourdes  et  humides  ombres  funèbres  —  que  l'on  voit 
souvent  sous  les  voûtes  des  charniers  et  dans  les  sépulcres,  —  attardées  et 
assises  auprès  d'une  tombe  nouvelle,  —  comme  par  regret  de  quitter  le  corps 
qu'elles  aimaient.  » 

Confondu,  il  s'arrête,  et  au  même  instant  les  frères,  conduits  par 
l'Esprit  protecteur,  se  jettent  sur  lui  l'épée  nue.  Il  fuit,  emportant 
sa  baguette  magique.  Pour  délivrer  la  dame  enchantée,  on  appelle 
Sabrina,  la  naïade  bienfaisante,  qui,  «  assise  sous  la  froide  vague 
cristalline,  noue  avec  des  tresses  de  lis  les  boucles  de  sa  chevelure 
d'ambre.  »  Elle  s'élève  légèrement  de  son  lit  de  corail,  et  son  char 
de  turquoise  et  d'émeraude  «  la  pose  sur  les  joncs  de  la  rive,  entre 
les  osiers  humides  et  les  roseaux.  »  Touchée  par  cette  main  froide 
et  chaste,  la  dame  sort  du  siège  maudit  qui  la  tenait  enchaînée;  les 
frères  avec  la  sœur  régnent  paisiblement  clans  le  palais  de  leur  père, 


MILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES    OEUVRES.  841 

et  l'Esprit  qui  a  tout  conduit  prononce  cette  ode  où  la  poésie  con- 
duit à  la  philosophie,  où  la  voluptueuse  lumière  d'une  légende 
orientale  baigne  l'élysée  des  sages,  où  toutes  les  magnificences  de 
la  nature  s'assemblent  pour  ajouter  une  séduction  à  la  vertu. 

«  Je  revole  maintenant  vers  l'Océan  —  et  les  climats  heureux  qui  s'éten- 
dent —  là  où  le  jour  ne  ferme  jamais  les  yeux,  —  là-haut,  dans  les  larges 
champs  du  ciel.  —  Là  je  respire  l'air  limpide  —  au  milieu  des  riches  jardins 

—  d'Hespérus  et  de  ses  trois  filles,  —  qui  chantent  autour  de  l'arbre  d'or. 

—  Parmi  les  ombrages  frissonnans  et  les  bois,  —  folâtre  le  printemps  joyeux 
et  paré;  —les  Grâces  et  les  Heures  au  sein  rose  —  apportent  ici  toutes  leurs 
largesses.  —  L'été  immortel  y  habite,  —  et  les  vents  d'ouest,  de  leur  aile 
parfumée,  —  jettent  le  long  des  allées  de  cèdres  —  la  senteur  odorante  du 
nard  et  de  la  myrrhe.  —  Là  Iris  de  son  arc  humide  —  arrose  les  rives  em- 
baumées où  germent—  des  fleurs  de  teintes  plus  mêlées  —  que  n'en  peut 
montrer  son  écharpe  brodée,  —  et  humecte  d'une  rosée  élyséenne  —les  lits 
d'hyacinthes  et  de  roses  —  où  souvent  repose  le  jeune  Adonis,  —  guéri  de  sa 
profonde  blessure,  —  dans  un  doux  sommeil,  pendant  qu'à  lerre  —  reste 
assise  et  triste  la  reine  assyrienne.  —  Bien  au-dessus  d'eux,  dans  une  lumière 
rayonnante,  —  le  divin  Amour,  son  glorieux  fils,  s'élève,  —  tenant  sa  chère 
Psyché  ravie  en  une  douce  extase.  —  Mortels  qui  voulez  me  suivre,  —  ai- 
mez la  vertu,  elle  seule  est  libre,  —  elle  seule  peut  vous  apprendre  à  mon- 
ter —  plus  haut  (pie  l'harmonie  des  sphères.  —  Ou,  si  la  vertu  était  faible, 
—  le  eiel  lui-même  s'inclinerait  pour  l'aider.  » 

Devais-je  marquer  des  maladresses,  des  bizarreries,  des  expres- 
sions chargées,  héritage  de  la  renaissance,  une  dispute  philoso- 
phique, œuvre  du  raisonneur  disciple  de  Platon?  Je  n'ai  point  senti 
ces  fautes;  tout  s'effaçait  devant  le  spectacle  de  la  renaissance  riante. 
transformée  et  conservée  par  la  philosophie  austère,  ei  du  sublime 
adoré  sur  un  autel  de  fleurs. 

L'âge  est  venu.  Vingt  années  de  combats  et  de  malheurs  ont  en- 
foncé cette  âme  dans  les  idées  religieuses.  La  mythologie  a  fait  place 
à  la  théologie,  l'habitude  de  la  dissertation  a  fini  par  abaisser  l'es- 
sor lyrique,  l'érudition  accrue  a  fini  par  surcharger  le  génie  origi- 
nal. Le  poète  ne  chante  plus  en  vers  sublimes,  il  raconte  ou  ha- 
rangue en  vers  graves.  11  n'invente  plus  un  genre  personnel,  il  imite 
la  tragédie  ou  l'épopée  antique.  11  rencontre  clans  Samson  une  tra- 
gédie froide  et  haute,  dans  le  Paradis  regagné  une  épopée  froide  et 
noble,  et  compose  un  poème  imparfait  et  sublime,  le  Paradis  perdu. 

Plût  à  Dieu  qu'il  eût  pu  l'écrire,  comme  il  l'essaya,  en  façon  de 
drame,  ou  mieux,  comme  le  Prométhée  d'Kschyle,  en  forme  d'opéra 
lyrique!  Il  y  a  tel  sujet  qui  commande  tel  style:  si  vous  résistez, 
vous  détruise?  votre  œuvre,  trop  heureux  quand,  dans  l'ensemble 
déformé,  le  hasard  produit  et  conserve  de  beaux  morceaux.  Pour 
mettre  en  scène  le  surnaturel,  il  ne  faut  point  rester  dans  son  as- 


8/l"2  REVUE    DES    11E1  \    MONDES. 

siette  ordinaire;  vous  avez  l'air  de  ne  point  croire,  si  vous  y  restez. 
C'est  la  vision  qui  le  révèle,  et  c'est  le  style  de  la  vision  qui  doil 
l'exprimer.  Quand  Spenser  écrit,  il  rêve.  J'écoute  les  .concerts  bien- 
heureux de  sa  ouisique  aérienne,  et  le  cortège  changeant  de  ses  ap- 
paritions fantastiques  se  déroule  comme  une  vapeur  devant  mes  veux 
complaisans  et  éblouis.  Quand  Dante  écrit,  il  est  halluciné,  et  ses 
cris  d'angoisse,  ses  ravissemens,  l'incohérente  succession  de  ses 
fantômes  infernaux  ou  mystiques,  me  transportent  avec  lui  dans  le 
monde  invisible  qu'il  décrit.  L'extase  senle  rend  visibles  et  croya- 
bles les  objets  de  l'extase.  Si  vous  me  .racontez  les  exploits  de  Dieu 
comme  ceux  de  Cromwell,  d'un  ton  soutenu  et  grave,  je  n'aperçois 
point  Dieu,  et  comme  il  fait  toute  votre  œuvre,  je  n'aperçois  rien  du 
tout.  Je  juge  que  VOUS  avez  accepté  une  tradition,  que  vous  l'ornez 
de  fictions  réfléchies,  que  vous  êtes  un  prédicateur,  non  un  pro- 
phète, un  ((('('orateur,  non  un  poète.  Je  découvre  que  vous  chantez 
Dieu  comme  le  vulgaire  le  prie,  suivant  i\\u<  formule  apprise,  non 
par  un  tressaillement  spontané.  Changez  de  stj  le,  ou  plutôt  changez 
d'émotion.  Reproduisez  en  vous-même  l'antique  exaltation  despsal- 
mistes  et  des  apôtres,  recréez  la  divine  légende,  ressentez  l'ébranle- 
ment sublime  par  lequel  l'esprit  inspiré  et  désorganisé  produit  Dieu. 
\u  même  instant,  le  grand  vers  lyrique  roulera  chargé  de  magni- 
ficences. Ainsi  troublés,  nous  n'examinerons  point  si  c'est  Adam  ouïe 
Messie  qui  parle,  nous  n'exigerons  point  qu'ils soienl  réels  et  con- 
struits par  une  main  de  psychologue,  nous  ne  nous  soucierons  point 
de  leurs  actions  puériles  ou  étranges.  Nous  serons  jetés  hors  de  nous- 
mêmes,  nuis  participerons  à  votre  déraison  créatrice,  nous  serons 
entraines  par  le  lot  des  images  téméraires  ou  soulevés  par  l'entas- 
sement des  métaphores  gigantesques;  nous  serons  troublés  comme 
Eschyle,  lorsque  son  Prométhée  foudroyé  entend  l'universel  concert 
des  fleuves,  des  mers,  des  forets  et  des  créa! mes  qui  le  pleurent,  — 
comme  David  devant  Jéhovah,  «  qui  emporte  mille  ans  ainsi  qu'un 
torrent  d'eau,  pour  qui  les  âges  sont  une  herbe  fleurie  le  matin  et 
séchée  le  soir.  » 

Mais  le  siècle  de  l'inspiration  métaphysique,  écoulé  depuis  long- 
temps, n'axait  point  reparu  encore.  Bien  loin  dans  le  passé  dispa- 
raissait Dante,  bien  loin  dans  l'avenir  s'enfonçait  Goethe.  On  n'a- 
percevait point  encore  le  Faust  panthéiste  et  la  vague  nature  qui 
engloutit  les  êtres  changeans  dans  son  sein  profond;  on  n'aperce- 
vait plus  le  paradis  mystique  et  l'immortel  amour  dont  la  lumière 
idéale  baigne  lésâmes  rachetées.  Le  protestantisme  n'avait  ni  altéré 
ni  renouvelé  la  nature  divine:  conservateur  du  symbole  accepté  et 
de  l'ancienne  légende,  il  n'avait  transformé  (pie  la  discipline  ecclé- 
siastique et  le  dogme  de  la  grâce.  11  n'avait  appelé  le  chrétien  qu'au 
salut  personnel  et  à  la  liberté  laïque.  II  n'avait  que  refondu  l'homme, 


HILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES    OEUVRES.  843 

il  n'avait  point  recréé  Dieu.  Ce  n'était  point  une  épopée  divine  qu'il 
pouvait  produire,  mais  une  épopée  humaine.  Ce  n'était  point  les 
combats  et  les  œuvres  du  Seigneur  qu'il  pouvait  chanter,  mais  les 
tentations  et  le  salut  de  l'âme.  Au  temps  du  Christ  jaillissaient  les 
poèmes  cosmogoniques,  au  temps  de  Milton  jaillissaient  les  confes- 
sions psychologiques.  \u  temps  «lu  Christ,  chaque  imagination  pro- 
duisait une  hiérarchie  d'êtres  surnaturels  et  une  histoire  du  monde; 
au  temps  de  Milton,  chaque  cœur  racontail  la  suite  de  ses  tressaille- 
mens  et  l'histoire  de  la  grâce.  L'érudition  et  la  réflexion  jetèrent 
Milton  dans  un  poème  métaphysique  qui  n'était  point  de  son  siècle, 
pendant  que  L'inspiration  et  l'ignorance  révélaienl  à  Bunyan  le  récit 
psychologique  qui  convenait  à  son  siècle,  et  le  génie  du  grand 
homme  se  trouva  plus  faible  que  la  naïveté  du  chaudronnier. 

C'est  que  son  poème,  ayant  supprimé  l'illusion  lyrique,  laisse  en- 
trer l'examen  critique.  Libres  d'enthousiasme,  nous  jugeons  ses  per- 
sonnages;  nous  exigeons  qu'ils  soient  vivans,  réels,  complets,  d'ac- 
cord avec  eux-mêmes,  comme  ceux  d'un  roman  ou  d'un  drame. 
N'écoulant  plus  des  odes,  nous  voulons  voir  des  objets  et  des  aines  : 

nous  demandons  qu'Eve  et  \dam  el  sentent  couronnement 

a  leur  nature  primitive,  que  Dieu.  Satan  et  le  \i  issent  et  sen- 

tent conformément  a  leur  nature  surhumaine.  \  cette  tâche,  Shaks- 
peare  suffirait  à  peine:  Milton.  logicien  et  raisonneur,  v  succombe. 
Il  l'ait  des  discours  corrects,  solennels,  et  ne  lait  lien  de  plus:  ses 

personnages  sont  des  harangues,  et  dans  leurs  sentimens  en  ne 
trouve  «pie  des  monceaux  de  puérilités  et  de  contradictions. 

Èveei  \d.iin,  le  premier  couple!  .l'approche,  et  je  crois  trouver 
l'Eve  et  l'Adam  de  Raphaël,  imités,  disenl  les  biographes,  par  Mil- 
ton, superbes  enfans,  vigoureux  el  voluptueux,  nus  sous  la  lumi 
immobiles  et  occupés  devanl  les  grands  paysages,  l'œil  luisant  e1 

vague,  sans  plus  de  pensée  que  le  taurea i  la  cavale  couchés  sur 

l'herbe  auprès  d'eux.  J'écoute,  et  j'entends  un  ménage  anglais,  deux 
raisonneurs  du  temps,  le  colonel  Hutchinson  el  sa  femme.  Bon  Dieu! 
habillez-les  bien  vite.  Des  gens  si  cultive- auraient  invente  avant 
toute  chose  les  culottes  et  la  pudeur.  Quel-  dialogues!  Des  disser- 
tations achevées  par  des  gra<  ieusetés,  des  sermons  réciproques  ter- 
mines par  des  révérence-.  Quelles  révérence:-:  Des  complimens 
philosophiques  el  des  sourires  moraux,  ci  .le  cédai,  dit  Eve,  et  de- 
puis ce  temps  je  sens  combien  la  beauté  esl  surpassée  par  la  grâce 
virile  et  par  la  sagesse,  qui  seule  est  véritablement  belle!  »  Cher 
et  savant  poète,  vous  eussiez  été  satisfait  si  quelqu'une  de  vos  trois 
femmes,  bonne  écolière,  vous  eût  débité  en  manière  de  conclusion 
cette  solide  maxime  théorique.  Elles  vous  l'ont  débitée:  tenez,  voici 
une  scène  de  votre  ménage  :  «  Ainsi  dit  la  mère  du  genre  humain,  et 
avec  des  regards  pleins  d'un  charme  conjugal  non  repoussé  dans 


8/|/|  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  doux  abandon,  elle  s'appuie,  embrassant  à  demi  notre  premier 
père;  lui,  ravi  de  sa  beauté  et  de  ses  charmes  soumis,  sourit  avec 
un  amour  digne,  et  presse  sa  lèvre  matronale  d'un  pur  baiser,  o 
Cet  Adam  a  passé  par  l'Angleterre  avant  d'entrer  dans  le  paradis 
terrestre.  Il  y  a  étudié  la  rvspectabilily,  il  y  a  étudié  la  tirade  mo- 
rale. Écoutez  cet  homme  qui  n'a  pas  encore  goûté  à  l'arbre  de  la 
science.  Un  bachelier  dans  son  discours  de  réception  ne  pronon- 
cerait pas  mieux  et  plus  noblement  un  plus  grand  nombre  de  sen- 
tences vides.  »  Ma  belle  compagne,  l'heure  de  la  nuit  et  toutes  les 
créatures  retirées  à  présent  dans  le  sommeil  nous  avertissent  d'aller 
prendre  un  repos  pareil,  puisque  Dieu  a  établi  pour  les  hommes 
le  retour  alternatif  du  repos  et  du  travail,  comme  de  la  nuit  et  du 
jour,  et  que  la  rosée  opportune  du  sommeil,  par  sa  douce  et  assou- 
pissante pesanteur,  abaisse  maintenant  nus  paupières.  Les  autres 
créatures,  tout  le  long  du  jour,  vivent  oishes,  inoccupées,  et  ont 
moins  besoin  de  repos.  L'homme  a  son  travail  journalier  de  corps 
et  de  pensée,  institué  d'en  haut,  qui  déclare  sa  dignité  et  le  souci 
du  ciel  sur  toutes  ses  voies,  pendant  que  les  autres  êtres  vaguenl 
sans  emploi,  et  que  Dieu  ne  demande  aucun  compte  de  leurs  ac- 
tions. »  Tics  utile  et  très  excellente  exhortation  puritaine!  Voilà  de 
la  vertu  et  de  la  morale  anglaises,  et  chaque  famille  le  soir  pourra  la 
lire  en  guise  de  Bible  à  ses  enfans.  Adam  est  le  vrai  chef  de  famille, 
électeur,  député  à  la  chambre  des  communes,  ancien  élève  d'Oxford, 
consulté  au  besoin  par  sa  femme,  et  lui  versant  d'une  main  pru- 
dente les  solutions  scientifiques  dont  elle  a  besoin.  Cette  nuit,  par 
exemple,  sa  compagne  a  fait  un  mauvais  rêve,  et  Adam,  en  bonnet 
carré,  lui  administre  cette  docte  potion  psychologique  :  «  Sache  que 
dans  l'âme  il  y  a  beaucoup  de  facultés  inférieures  qui  servent  la 
Raison  comme  leur  souveraine.  Parmi  celles-ci,  l'Imagination  tient  le 
principal  office;  avec  toutes  les  chose-  extérieures  que  les  sens  re- 
présentent, elle  crée  des  formes  aériennes  que  la  Raison  assemble  ou 
sépare,  et  dont  elle  compose  tout  ce  que  nous  affirmons  ou  nions. 
Souvent  en  son  absence  l'Imagination,  qui  tâche  de  la  contrefaire, 
veille  pour  l'imiter;  mais,  assemblant  mal  ces  formes,  elle  ne  pro- 
duit souvent  qu'une  œuvre  incohérente,  principalement  en  songe, 
par  un  mélange  bizarre  de  paroles  et  d'actions  présentes  ou  pas- 
sées. »  —  H  y  a  de  quoi  rendormir  la  pauvre  Eve.  Son  mari,  voyant 
cet  effet,  ajoute  en  casuiste  accrédité  :  «  Ne  sois  pas  triste;  le  mal 
peut  entrer  et  passer  dans  l'esprit  de  Dieu  et  de  l'homme  sans  leur 
aveu,  et  sans  laisser  aucune  tache  ou  faute  derrière  lui.  »  Vous  re- 
connaissez l'époux  protestant  confesseur  de  sa  femme. 

Le  lendemain  arrive  un  ange  en  visite.  Adam  dit  à  Eve  d'aller  à 
la  provision  :  elle  discute  un  instant  le  menu  en  bonne  ménagère, 
un  peu  fière  de  son  potager.  «  Il  confessera  que  sur  la  terre  Dieu  a 


MILT0N,    SON    GÉNIE    ET    SES    OEUVRES.  8/j5 

répandu  ses  largesses  autant  que  dans  le  ciel.  »  Voyez  ce  joli  zèle 
d'une  lady  hospitalière.  «  Elle  part  avec  des  regards  empressés,  en 
toute  hâte.  Comment  faire  le  choix  le  plus  délicat?  Avec  quel  ordre 
industrieux,  pour  éviter  la  confusion  des  goûts,  pour  ne  pas  les  mal 
assortir,  pour  qu'une  saveur  suive  une  saveur  relevée  par  le  plus 
heureux  contraste?  »  Elle  fabrique  du  vin  doux,  du  poiré,  des  crè- 
mes, répand  des  fleurs  et  des  feuilles  sous  la  table.  La  bonne  ména- 
gère, comme  elle  gagnera  des  voix  parmi  les  écuyers  de  campagne, 
quand  Adam  se  présentera  pour  le  parlement!  Adam  est  de  l'oppo- 
sition, whig,  puritain.  «  Il  va  au-devant  de  l'ange  sans  autre  cortège 
que  ses  propres  perfections,  portant  en  lui-même  toute  sa  cour,  plus 
solennelle  que  l'ennuyeuse  pompe  des  princes,  avec  la  longue  file 
de  leurs  chevaux  superbes  et  de  leurs  valets  chamarrés  d'or.  »  Le 
poème  épique  se  trouve  changé  en   un   poème  politique,  et  nous 
venons  d'écouter  une  épigramme  contre  le  pouvoir.  Les  salutations 
sont  un  peu  longues;  heureusement,  les  mets  étant  crus,  «  il  n'y  a 
point  de  danger  que  le  dîner  refroidisse.  »  L'ange,  quoique  éthéré, 
mange  comme  un  fermier  du  Lincolnshire,  «  non  pas  en  apparence, 
ni  en  fumée,  selon  la  vulgaire  glose  des  théologiens,  mais  avec  la 
vive  hâte  d'une  faim  réelle  et  une  chaleur  concoctive  pour  assimi- 
ler la  nourriture,  le  surplus  transpirant  aisément  avec  sa  substance 
spirituelle.  »  A  table,  Eve  écoute  les  histoires  de  l'ange,  puis  discrète- 
ment elle  s'en  va  au  dessert,  quand  on  \  a  parler  politique.  Les  dames 
anglaises  apprendront  par  son  exemple  à  reconnaître  sur  le  visage 
de  leur  mari  «  quand  il  va  aborder  d'abstruses  pensées  studieuses.  » 
Leur  sexe  ne  monte  pas  si  liant.  I  ne  femme  sage,  aux  explications 
d'un  étranger,  «  préfère  les  explications  de  son  mari.  »  Cependant 
Adam  écoute  un  petit  cours  d'astronomie  :  il  finit  par  conclure,  en 
Anglais  pratique,  «  que  la  première  sagesse  est  de  connaître  les 
objets  qui  nous  environnent  dans  la  vie  journalière,  que  le  reste  est 
fumée  vide,  pure  extravagance,  et  nous  rend,  dans  les  choses  qui 
nous  importent  le  plus,  inexpérimentés,  inhabiles  et  toujours  incer- 
tains. » 

L'ange  parti,  Eve,  mécontente  de  son  jardin,  veut  y  faire  des 
réformes,  et  propose  à  son  mari  d'y  travailler,  elle  d'un  côté,  lui 
d'un  autre.  «  Eve,  dit-il  avec  un  sourire  d'approbation,  rien  ne 
pare  mieux  une  femme  que  de  songer  aux  biens  de  la  maison,  et  de 
pousser  son  mari  à  un  bon  travail.  »  Mais  il  craint  pour  elle,  et  vou- 
drait la  garder  à  son  côté.  Elle  se  mutine  avec  une  petite  pique  de 
vanité  fière,  comme  une  jeune  miss  qu'on  ne  voudrait  pas  laisser 
sortir  seule.  Elle  l'emporte,  part  et  mange  la  pomme.  C'est  à  ce  mo- 
ment que  les  discours  interminables  fondent  sur  le  lecteur,  aussi 
nombreux  et  aussi  froids  que  des  douches  de  pluie  en  hiver.  J'aime- 
rais presque  autant  me  trouver  dans  une  arène  de  théologie,  livré 


S46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  bêtes.  Le  serpent  séduit  Eve  par  une  collection  d'enthymèmes 
dignes  du  scrupuleux  ChiUmgworth ,  et  là-dessus  la  fumée  syllo- 
gistique  moule  dans  cette  pam  re  tête.  «  La  défense  de  Dieu,  se  dit- 
elle,  recommande  encore  ce  fruit,  puisqu'elle  infère  le  bien  qu'il 
communique  et  notre  besoin,  car  un  bien  inconnu  certes  n'est  pas 
possédé,  ou  s'il  est  possédé  et  encore  inconnu,  c'est  comme  s'il  n'était 
point  possédé  du  tout.  De  telles  prohibitions  ne  lient  point.  »  Eve, 
vous  sortez  d'Oxford,  \ous  avez  appris  la  loi  dans  les  auberges  du 
Temple,  vous  avez  jeté  votre  bonnet  de  docteur  par-dessus  les  mou- 
lins, et  vous  courez  les  champs  avec  votre  mari  en  robe,  poursuivis 
tous  deux  par  le  dictionnaire  ampliûcatif. 

Contre  l'envahissement  des  dissertations,  sauvons-nous  dans  le 
ciel.  Les  dissertations  nous  \  suivent  :  ni  le  ciel,  ni  la  terre,  ni  l'en- 
fer lui-même  ne  suffiront  à  les  réprimer. 

De  tous  les  personnages  que  l'homme  puisse  mettre  en  scène, 
Dieu  est  le  plus  beau.  Les  cosmogonies  des  peuples  sont  de  sublimes 
poèmes,  et  le  génie  des  artistes  n'atteint  sa  limite  que  lorsqu'il  est 
soutenu  par  ces  conceptions.  Les  poèmes  sacrés  des  Hindous,  les 
prophéties  de  la  Bible,  l'Edda,  l'Olympe  d'Hésiode  et  d'Homère,  les 
visions  de  Dante  sont  des  fleurs  rayonnantes  où  brille  concentrée 
une  civilisation  entière,  et  toute  émotion  disparaît  devant  la  sensa- 
tion foudroyante  par  laquelle  elles  jaillissent  du  plus  profond  de 
notre  cœur,  \ussi  rien  de  plus  triste  que  la  dégradation  de  ces  no- 
bles idées,  tombées  dans  la  régularité  des  formules  et  sous  la  disci- 
pline du  culte  populaire.  Rien  de  plus  petit  qu'un  Dieu  rabaissé  jus- 
qu'à n'être  qu'un  roi  et  qu'un  homme;  rien  de  plus  laid  que  le 
Jéhovah  hébraïque,  défini  par  la  pédanterie  théologique,  réglé  dans 
ses  actions  d'après  le  dernier  manuel  du  dogme,  pétrifié  par  l'inter- 
prétation littérale,  étiqueté  comme  une  pièce  vénérable  clans  un  mu- 
sée d'antiquité  . 

Le  Jéhovah  de  Milton  est  un  roi  grave  qui  représente  convenable- 
ment, à  peu  près  comme  Charles  I".  La  première  fois  qu'on  le  ren- 
contre, au  troisième  livre,  il  est  au  conseil,  et  expose  une  affaire. 
Vu  style,  on  aperçoit  sa  belle  robe  fourrée,  sa  barbe  en  pointe  par 
Van-Dyck,  son  fauteuil  de  velours  et  son  dais  doré.  Il  s'agit  d'une 
loi  qui  a  de  mauvais  effets,  et  sur  laquelle  il  veut  justifier  son  gou- 
vernement. Adam  va  manger  la  pomme;  pourquoi  avoir  exposé  Adam 
à  la  tentation?  Le  royal  orateur  disserte  et  démontre.  «  Adam  est 
capable  de  se  soutenir,  quoique  libre  de  tomber.  Tels  j'ai  créé  tous 
les  pouvoirs  éthéréens,  tous  les  esprits,  ceux  qui  se  sont  soutenus 
et  ceux  qui  sont  tombés.  Librement  les  uns  se  sont  soutenus,  libre- 
ment les  autres  sont  tombés.  Sans  cette  liberté,  quelle  preuve  sin- 
cère eussent-ils  pu  donner  de  leur  vraie  obéissance,  de  leur  con- 
stante foi,  de  leur  amour,  si  l'on  n'avait  vu  d'eux  que  des  actions 


HILTON,    SUN    GÉNIE    ET    SES    OEUVRES.  847 

forcées  et  point  dictions  voulues?  Quel  éloge  auraient-ils  pu  rece- 
voir? Quel  plaisir  aurais-je  retiré  d'une  obéissance  ainsi  payée,  si  la 
volonté  et  la  raison  (la  raison  aussi  est  choix),  inutiles  et  vaines, 
toutes  deux  dépouillées  de  liberté,  toutes  deux  rendues  passives, 
eussent  servi  la  nécessité  et  non  pas  moi?  Ils  ont  donc  été  créés 
dans  l'état  que  demandait  l'équité,  et  ne  peuvent  justement  accuser 
leur  créateur,  ni  leur  nature,  ni  leur  destinée,  comme  si  la  prédesti- 
nation maîtrisait  leur  volonté  fixée  par  un  décret  absolu  ou  par  une 
prescience  supérieure;  ils  ont  eux-mêmes  décrété  leur  propre  ré- 
volte; je  n'y  ai  point  part.  Si  je  l'ai  prévue,  la  prescience  n'a  point 
d'influence  sur  leur  faute,  qui,  non  prévue,  n'eût  pas  été  moins  cer- 
taine... Ainsi,  sans  la  moindre  impulsion,  sans  la  moindre  apparence 
de  fatalité,  sans  qu'il  \  ail  rien  de  prévu  par  moi  immuablement, 
ils  pèchent,  auteurs  en  toutes  choses,  soit  qu'ils  jugent,  soit  qu'ils 
choisissent.»  Le  lecteur  moderne  n'est  pas  si  patient  que  les  Trônes, 
les  Séraphins  et  les  Dominations:  c'est  pourquoi  j'arrête  à  moitié  la 
harangue  royale.  On  voit  que  le  Jéhovah  de  Milton  est  fils  du  théo- 
logien Jacques  Ier,  très  versé  dans  les  disputes  des  arminiens  e1  des 
gomaristes,  très  habile  sur  le  distinguo,  et  par-dessus  tout  incom- 
parablement ennuyeux.  Pour  faire  écouter  de  telles  tirades,  il  doit 
paver  cher  ses  conseillers  d'état.  Son  fils,  le  prince  de  Galles,  lui  ré- 
pond respectueusement  du  même  -t\  le.  Combien  le  Dieu  de  Goethe, 
demi-abstraction,  demi-légende,  source  d'oracles  sereins,  vision  en- 
trevue sur  une  pj  ramide  de  strophes  extatiques  (1),  rabaisse  ce  Dieu 
homme  d'affaires,  homme  d'école  et  homme  d'apparat!  Je  lui  fais 
trop  d'honneur  en  lui  accordant  ces  titres.  Il  en  mérite  un  autre 
quand  il  envoie  Raphaël  avertir  \dam  que  Satan  lui  veut  du  mal. 
«Qu'il  sache  cela,  dit-il,  de  peur  que.  transgressant  volontairement, 
il  ne  prenne  pour  prétexte  la  surprise,  n'ayant  été  ni  éclairé,  ni 
prévenu!  »  Ce  Dieu  n'est  qu'un  maître  d'école  qui,  prévoyant  le  so- 
lécisme de  son  élève,  lui  rappelle  d'avance  la  règle  de  la  grammaire, 
pour  avoir  le  plaisir  de  le  gronder  sans  discussion.  Du  reste,  en  bon 
politique,  il  avait  un  second  motif,  le  même  que  pour  ses  anges  : 
c'était  «  par  pompe,  à  titre  de  roi  suprême,  pour  accompagner  ses 
hauts  décrets  et  façonner  notre  prompte  obéissance.  »  Le  mot  est . 
lâché.  Vous  voyez  ce  qu'est  le  ciel  de  Milton  :  un  Whitehall  de  va- 
lets brodés.  Les  anges  sont  des  musiciens  de  chapelle,  ayant  pour 
métier  de  chanter  des  cantates  sur  le  roi  devant  le  roi,  «  gardant 
leur  place  tant  que  dure  leur  obéissance,  »  se  relayant  pour  faire  de 
la  musique  toute  la  nuit  autour  de  son  lit!  Quelle  vie  pour  ce  pauvre 
roi!  et  quelle  cruelle  condition  que  de  subir  pendant  toute  l'éternité 
ses  propres  louanges!  Pour  se  distraire,  le  Dieu  de  Milton  s'amuse 

(l)  Fin  du  deuxième  Faust.  —  Prologue  dans  le  ciel. 


&ÛS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  couronner  roi,  hing -partner ,  si  l'on  veut,  son  fils.  Relisez  le 
passage,  et  dites  s'il  ne  s'agit  pas  d'une  cérémonie  du  temps.  Toutes 
les  troupes  sont  sous  les  armes,  chacun  à  son  rang,  «  portant  bla- 
sonnés  sur  leurs  étendards  des  actes  de  zèle  et  de  fidélité,  »  sans 
doute  la  prise  d'un  vaisseau  hollandais,  la  défaite  des  Espagnols 
aux  Dunes.  Le  roi  présente  son  fils,  «  l'oint,  »  le  déclare  «  son 
vice-gérant.  »  «  Que  tous  les  genoux  plient  devant  lui:  quiconque 
lui  désobéit  me  désobéit,  »  et  ce  jour-là  même  est  chassé  du  pa- 
lais. —  a  Tout  le  monde  parut  satisfait,  mais  tout  le  monde  ne  l'était 
pas.  »  ÎNéanmoins  «  ils  passèrent  le  jour  en  chants,  en  danses,  puis 
de  la  danse  passèrent  à  un  doux  repas.  »  Milton  décrit  les  tables,  les 
mets,  le  vin,  les  coupes.  C'est  une  fête  populaire;  je  regrette  de  n'y 
point  trouver  les  feux  de  joie,  les  cloches  qui  sonnent  comme  à  Lon- 
dres, et  j'imagine  qu'on  \  but  à  la  santé  du  nouveau  roi.  Là-des- 
sus Satan  fait  défection;  il  emmène  ses  troupes  à  l'autre  bout  du 
pays,  comme  Lambert  ou  Monk,  «  dans  les  quartiers  du  nord,  »  pro- 
bablement en  Ecosse,  traversant  des  régions  bien  administrées,  «  des 
empires  avec  leurs  shérifs  et  leurs  lords  lieutenans.  »  Le  ciel  est  di- 
visé comme  une  bonne  carte  de  géographie.  Satan  disserte  devant  ses 
officiers  contre  la  royauté,  lutte  dans  un  tournoi  de  harangues  contre 
Abdiel,  bon  royaliste  qui  réfute  «ses  argumens  blasphématoires,» 
et  s'en  va  rejoindre  son  prince  à  Oxford.  Bien  armé,  il  se  met  en 
marche  avec  ses  piquiers  et  ses  artilleurs  pour  attaquer  la  place 
forte  de  Dieu.  Les  deux  partis  se  taillent  à  coups  d'épée,  se  jettent 
par  terre  à  coups  de  canon,  s'assomment  de  raisonnemens  politiques. 
Ces  tristes  anges  ont  l'esprit  aussi  discipliné  que  les  membres:  ils  mil 
passé  leur  jeunesse  à  l'école  du  syllogisme  et  à  l'école  de  peloton. 
Satan  a  des  paroles  de  prédicant  :  «Dieu  a  failli,  dit-il;  donc,  quoique 
nous  l'ayons  jusqu'ici  jugé  omniscient,  il  n'est  pas  infaillible  dans  la 
connaissance  de  l'avenir.  »  11  a  des  paroles  de  caporal  instructeur  : 
«  Avant-garde,  ouvrez  votre  front  à  droite  et  à  gauche!  »  Il  fait  des 
calembours  aussi  lourds  que  ceux  d'un  Harrison,  ancien  boucher 
devenu  officier.  Quel  ciel!  11  y  a  de  quoi  dégoûter  du  paradis;  au- 
tant vaudrait  entier  dans  le  corps  des  laquais  de  Charles  Ier  ou  dans 
le  corps  des  cuirassiers  de  Cromwell.  On  y  trouve  des  ordres  du 
jour,  une  hiérarchie,  une  soumission  exacte,  des  corvées  (1),  des  dis- 
putes, des  cérémonies  réglées,  des  prosternemens,  une  étiquette, 
des  armes  fourbies,  des  arsenaux,  des  dépôts  de  chariots  et  de  mu- 
nitions. Était-ce  la  peine  de  quitter  la  terre  pour  retrouver  là-haut 
la  charronnerie,  la  maçonnerie,  l'artillerie,  le  manuel  adminis- 
tratif, l'art  de  saluer,  et  l'almanach   royal?  Sont-ce  là  «  les  choses 


(1)  Par  exemple  celle  de  Raphaël  aux  portes  de  l'enfer.  Il  s'ennuya  fort,  et  fut  a  très 
joyeux  »  de  revenir  au  ciel. 


HILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES    OEUVRES.  SA  9 

que  l'œil  n'a  point  vues,  que  l'oreille  n'a  point  entendues,  que  le 
cœur  n'a  point  rêvées?  »  Qu'il  y  a  loin  de  cette  friperie  monarchique 
aux  apparitions  de  Dante,  aux  âmes  qui  flottent  parmi  des  chants 
comme  des  étoiles,  aux  lueurs  qui  se  confondent,  aux  roses  mysti- 
ques qui  rayonnent  et  disparaissent  dans  l'azur,  au  monde  impal- 
pable où  toutes  les  lois  de  la  vie  terrestre  s'anéantissent,  insondable 
abîme  traversé  de  visions  fugitives,  pareilles  aux  abeilles  dorées  qui 
glissent  dans  la  gerbe  du  profond  soleil!  N'est-ce  pas  un  signe  de 
l'imagination  éteinte,  de  la  prose  commencée,  du  génie  pratique  qui 
naît  et  remplace  la  métaphysique  par  la  morale?  Quelle  chute!  Pour 
la  mesurer,  relisez  un  vrai  poème  chrétien,  l'Apocalypse.  J'en  copie 
dix  lignes;  jugez  de  ce  qu'il  est  devenu  dans  l'imitateur  : 

«  Alors  je  me  tournai  pour  voir  d'où  venait  la  voix  qui  im:  parlait,  et 
m'étant  tourné,  je  vis  sept  chandeliers  d'or, 

«  Et  au  milieu  des  sept  chandeliers  quelqu'un  qui  ressemblait  au  Fils  de 
l'homme,  vêtu  d'une  longue  robe  et  ceint  <ur  la  poitrine  d'une  ceinture  d'or. 

«  Sa  tête  et  ses  cheveux  étaient  blancs  comme  de  la  laine  blanche  e1 
comme  la  neige,  etsesyeux  étaient  comme  une  flamme  de  feu. 

«  Ses  pii'ds  étaient  semblables  à  l'airain  le  plus  fin,  qui  serait  dans  une 
fournaise  ardente,  et  sa  voix  était  comme  le  bruit  des  grosses  eaux. 

«  Il  avait  dans  sa  main  droite  sept  étoiles;  épée  aiguë  à  deux  tran- 
chons sortait  de  sa  bouche,  et  son  visage  resplendissait  comme  le  soleil 
quand  il  luit  dans  sa  force. 

«  Dès  que  je  l'eus  vu*  je  tombai  à  ses  pieds  comme  mort.  » 

N'ayez  point  crainte.  En  composant  sa  caserne  céleste,  Milton 
n'est  pas  tombé  mort. 

Mais  si  les  habitudes  invétérées  et  innées  d'argumentation  logi- 
que, jointes  à  la  théologie  littérale  du  temps,  l'ont  empêché  d'at- 
teindre à  l'illusion  lyrique  ou  de  créer  des  âmes  vivantes,  la  magni- 
ficence de  son  imagination  grandiose,  jointe  aux  passions  puritaines, 
lui  a  fourni  un  personnage  héroïque,  plusieurs  hymnes  sublimes,  et 
des  paysages  que  personne  n'a  surpassés.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  beau 
dans  ce  paradis,  c'est  l'enfer,  et  dans  cette  histoire  de  Dieu  le  pre- 
mier rôle  est  au  diable.  Le  diable  ridicule  du  moyen  âge,  enchan- 
teur cornu,  sale  farceur,  singe  trivial  et  méchant,  chef  d'orchestre 
dans  un  sabbat  de  vieilles  femmes,  est  devenu  un  géant  et  un  héros. 
Comme  un  Cromwell  vaincu  et  banni,  il  reste  admiré  et  obéi  par 
ceux  qu'il  a  précipités  dans  l'abîme;  s'il  demeure  maître,  c'est  qu'il 
en  est  digne.  Plus  ferme,  plus  entreprenant,  plus  politique  que  les 
autres,  c'est  toujours  de  lui  que  partent  les  conseils  profonds,  les 
ressources  inattendues,  les  actions  courageuses.  C'est  lui  qui  dans 
le  ciel  a  inventé  les  armes  foudroyantes  et  gagné  la  victoire  du  se- 
cond jour;  c'est  lui  qui  dans  l'enfer  a  relevé  ses  trou]  tentées 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  conçu  la  perdition  de  l'homme;  c'est  lui  qui,  franchissant  les 
portes  gardées  et  le  chaos  infini  parmi  tant  de  dangers  et  par  toutes 
les  ruses,  a  révolté  l'homme  contre  Dieu  et  gagné  à  l'enfer  le  peuple 
entier  des  nouveaux  vivans.  Quoique  défait,  il  l'emporte,  puisqu'il 
a  ravi  au  monarque  d'en  haut  le  tiers  de  ses  anges  et  presque  tous 
les  fils  de  son  Adam.  Quoique  blessé,  il  triomphe,  puisque  le  ton- 
nerre, qui  a  brisé  sa  tète,  a  laissé  son  cœur  invincible.  Quoique 
[dus  faible  en  force,  il  reste  supérieur  en  vertu,  puisqu'il  préfère 
l'indépendance  souffrante  a  la  servilité  heureuse,  et  qu'il  embrasse 
sa  défaite  et  ses  tortures  comme  une  gloire,  comme  une  liberté  et 
comme  un  bonheur.  Ce  sont  là  les  lières  et  sombres  passions  poli- 
tiques des  puritains  constans  et  abattus;  Milton  les  axait  ressenties 
dans  les  vicissitudes  (h'  la  guerre,  et  les  exilés  réfugiés  parmi  les 
panthères  et  les  sauvages  de  l'Amérique  les  trouvaient  vivantes  et 
dressées  au  plus  profond  de  leur  cœur. 

v  Est-ce  là  la  région,  le  sol,  le  climat  —  que  nous  devons  échanger  contre  le 
ciel?  Cette  obscurité  morne  —  contre  cette  splendeur  céleste?  Soit  fait!  puis- 
que celui  —  qui  maintenant  est  souverain  peut  faire  et  ordonner  à  son  gré 

—  ce  qui  sera  juste.  Le  plus  loin  de  lui  est  le  mieux  —  pour  ceux  que  la  rai- 
son a  faits  ses  égaux,  pour  ses  égaux  que  la  force  —  a  faits  ses  vaincus. 
Adieu,  champs  heureux,  —  où  la  joie  pour  toujours  habite!  Salut,  horreurs! 
salut,  —  monde  infernal!  Et  toi,  profond  enfer,  —  reçois  ton  nouveau  posses- 
seur! une  âme  —  qui  ne  sera  changée  ni  par  le  lieu,  ni  par  le  temps!  —  L'âme 
est  à  elle-même  sa  propre  demeure,  et  peut  faire.  —  en  soi  du  ciel  un  enfer 
et  de  l'enfer  un  ciel.  —  Qu'importe  où  je  suis,  si  je  suis  toujours  le  même, 

—  et  ce  que  je  dois  être,  tont,  hors  l'égal  de  celui  —  que  le  tonnerre  a  fait 
plus  grand?  Ici  du  moins —  nous  serons  libres;  le  maître  absolu  n'a  pas 
bâti  ceci  —  pour  nous  l'envier,  ne  nous  chassera  pas  d'ici.  —  Ici  nous  pou- 
vons régner  tranquilles,  et  à  mon  choix,  —  régner  est  digne  d'ambition,  fût-ce 
dans  l'enfer.  —  Mieux  vaut  régner  dans  l'enfer  que  servir  dans  le  ciel.  » 

Cet  héroïsme  sombre,  cette  dure  obstination,  cette  poignante  iro- 
nie, ces  bras  orgueilleux  et  raidis  qui  serrent  la  douleur  comme  une 
maitresse,  cette  concentration  du  courage  invaincu  qui,  replié  en 
lui-même,  trouve  tout  en  lui-même,  cette  puissance  de  passion  et 
cet  empire  sur  la  passion  seront  des  traits  du  caractère  anglais,  de 
la  littérature  anglaise,  et  vous  les  retrouverez  plus  tard  dans  le 
Lara  et  dans  le  Conrad  de  lord  Byron. 

Autour  de  lui  comme  en  lui,  tout  est  grand.  L'enfer  de  Dante 
n'est  qu'un  atelier  de  tortures,  où  les  chambres  superposées  descen- 
dent par  étages  réguliers  jusqu'au  dernier  puits.  L'enfer  de  Milton 
est  immense  et  vague,  «  donjon  horrible,  flamboyant  comme  une 
grande  fournaise;  point  de  lumière  dans  ces  flammes,  mais  plutôt 
des  ténèbres  visibles  qui  découvraient  des  aspects  de  désolation. 


MILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES   OEUVRES.  851 

régions  de  deuil,  ombres  lugubres,  »  mers  de  feu,  «  continens 
glacés,  qui  s'allongent  noirs  et  sauvages,  battus  de  tourbillons 
éternels  de  grêle  âpre,  qui  ne  fond  jamais,  et  dont  les  monceaux 
semblent  les  ruines  d'un  ancien  édifice.  »  Les  anges  s'assemblent, 
légions  innombrables,  pareils  à  «  des  forêts  de  pins  sur  les  monta- 
gnes, la  tète  excoriée  par  la  foudre,  qui,  imposans,  quoique  dépouil- 
lés, restent  debout  sur  la  lande  brûlée.  »  Milton  a  besoin  du  gran- 
diose et  de  l'infini;  il  le  prodigue.  Ses  yeux  ne  sont  à  l'aise  que  dans 
l'espace  sans  limite,  et  il  n'enfante  que  des  colosses  pour  le  peu- 
pler. Tel  est  Satan  vautré  sur  la  houle  de  la  mer  livide. 

«  Aussi  grand  que  cette  créature  de  l'Océan, — Léviathan,  que  Dieu  entre 
toutes  ses  œuvres  —  créa  la  plus  énorme  parmi  tout  ce  qui  nage  dans  les 
courans  de  la  mer...  —  Parfois,  lorsqu'il  sommeille  sur  l'écume  de  Norvège, 

—  le  pilote  de  quelque  petit  esquif  perdu  dans  la  nuit,  —  le  prenant  pour 
une  ile,  au  récit  des  matelots,  —  enfonce  l'ancre  dans  son  écorce  écailleuse, 

—  et  s'amarre  à  son  cùté  sous  le  vent,  pendant  que  la  nuit  —  assiège  la  mer 
et  retarde  le  matin  désiré.  » 

Spenser  a  trouvé  des  figures  aussi  grandes,  mais  il  n'a  pas  le  sé- 
rieux tragique  qu'imprime  dans  un  protestant  l'idée  de  l'enfer.  Nulle 
création  poétique  n'égale  pour  l'horreur  et  le  grandiose  le  spectacle 
que  rencontre  Satan  au  sortir  de  son  cachot. 

«  Enfin  apparaissent  —  les  bornes  de  l'enfer,  hautes  murailles  qui  mon- 
tent jusqu'à  l'horrible  toit,  —  et  les  portes  trois  fois  triples,  palissadées  de 
feu  circulaire,  — et  pourtant  non  consumées.  Devant  les  portes  était  assise 

—  de  chaque  côté  une  formidable  ligure.  —  L'une  semblait  une  femme 
jusqu'à  la  ceinture  et  belle,  —  mais  finissait  ignoblement  en  replis  écailleux, 

—  volumineux  et  vastes,  serpent  armé  —  d'un  mortel  aiguillon.  A  sa  cein- 
ture, —  une  meute  de  chiens  d'enfer  éternellement  aboyaient  —  de  leurs 
larges  gueules  cerbéréennes  béantes,  et  sonnaient  —  une  hideuse  volée,  <■[ 
cependant,  quand  ils  voulaient,  ils  rentraient  rampans,  —  si  quelque  chose 
troublait  leur  bruit,  dans  son  ventre,  —  leur  chenil,  et  de  là  encore  aboyaient 
et  hurlaient,  —  au  dedans,  invisibles. 

«  L'autre  forme,  —  si  l'on  peut  appeler  forme  ce  qui  n'avait  point  de 
forme,  —  distincte  dans  les  membres,  dans  les  articulations,  dans  la  stature, 

—  ou  substance,  ce  qui  paraissait  une  ombre... 

«  Elle  était  debout,  noire  comme  la  nuit,  —  farouche  comme  dix  furies, 
terrible  comme  l'enfer,  —  et  secouait  un  dard  formidable.  Ce  qui  semblait 
sa  tête  —  portait  l'apparence  d'une  couronne  royale.  —  Satan  approchait 
maintenant,  et  de  son  siège,  —  le  monstre,  avançant  sur  lui,  vint  aussi  vite 

—  avec  d'horribles  enjambées.  L'enfer  trembla  comme  il  marchait.  —  L'en- 
nemi, intrépide,  admira  ce  que  ceci  pouvait  être,  —  admira,  ne  craignit  pas.  » 

Le  souffle  héroïque  du  vieux  combattant  des  guerres  civiles  anime 
la  bataille  infernale,  et  si  l'on  demandait  pourquoi  Milton  crée  de 


852  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  grandes  choses  ((Lie  les  autres,  je  répondrais  que  c'est  parce 
qu'il  a  un  plus  grand  cœur. 

De  là  le  sublime  de  ses  paysages.  Si  l'on  ne  craignait  le  paradoxe, 
on  dirait  qu'ils  sont  une  école  de  vertu.  Spenser  est  une  glace  unie 
qui  nous  remplit  d'images  calmes.  Shakspeare  est  un  miroir  brûlant 
qui  nous  blesse  coup  sur  coup  de  visions  multipliées  et  aveuglantes. 
L'un  nous  distrait,  l'autre  nous  trouble.  Milton  nous  élève.  La  force 
des  objets  qu'il  décrit  passe  en  nous;  nous  devenons  grands  par 
sympathie  pour  leur  grandeur.  Tel  est  l'elïet  de  sa  création  du 
monde.  Le  commandement  efficace  et  serein  du  Messie  laisse  sa 
trace  dans  le  cœur  qui  l'écoute,  et  l'on  se  sent  plus  de  vigueur  et 
plus  de  santé  morale  à  l'aspect  de  cette  grande  œuvre  de  la  sa- 
gesse et  de  la  volonté. 

«  Ils  étaient  debout,  sur  le  sol  céleste,  et  du  rivage  —  ils  contemplèrent 
le  vaste  incommensurable  abfme,  —  tumultueux  comme  la  mer,  noir,  dé- 
vasté,  sauvage-,  —  du  haut  jusqu'au  fond  retourné  par  des  vents  furieux  — 
et  par  des  vagues  soulevées  comme  des  montagnes,  pour  assaillir  —  la  hau- 
teur du  ciel,  et  avec  le  centre  confondre  les  pôles.  —  «  Silence,  vous, 
vagues  troublées,  et  toi,  abîme,  paix!  —  dit  la  parole  créatrice;  votre  dis- 
corde liait.  » 

«  —  Que  la  lumière  soit!  dit  Dieu,  et  soudain  la  lumière  —  éthérée, 
première  des  choses,  quintessence  pure,  —  s'élança  de  l'abîme,  et  de  son 
orient  natal  —  commença  à  voyager  à  travers  l'obscurité  aérienne,  —  en- 
fermée dans  un  nuage  rayonnant. 

«  —  La  terre  était  formée,  mais  dans  les  entrailles  des  eaux  —  encore 
enclose,  embryon  inachevé,  —  elle  n'apparaissait  pas.  Sur  toutes  les  faces 
de  la  terre,  —  le  large  Océan  coulait,  non  oisif,  mais  d'une  chaude —  humeur 
fécondante,  il  adoucissait  tout  son  globe,  —  et  la  grande  mer  fermentait  pour 
concevoir,  —  rassasiée  d'une  moiteur  vivifiante,  quand  Dieu  dit  :  —  «  Ras- 
semblez-vous maintenant,  eaux  qui  êtes  sous  le  ciel,  —  en  une  seule  place,  et 
que  la  terre  sèche  apparaisse!  »  —  Au  même  moment,  les  montagnes  énormes 
apparaissent —  surgissantes,  et  soulèvent  leurs  larges  dos  nus  — jusqu'aux 
nuages;  leurs  cimes  montent  dans  le  ciel.  —  Aussi  haut  que  se  levaient  les 
collines  gonflées,  aussi  bas — s'enfonce  un  fond  creux,  large  et  profond,  — 
ample  lit  des  eaux.  Elles  y  roulent —  avec  une  précipitation  joyeuse,  hâtives 
—  comme  des  gouttes  qui  courent,  s'agglomérant  sur  la  poussière.  » 

(le  sont  là  les  paysages  primitifs,  mers  et  montagnes  immenses 
et  nues,  comme  Raphaël  en  trace  dans  le  fond  de  ses  tableaux  bibli- 
ques. Milton  embrasse  les  ensembles  et  manie  les  masses  aussi  aisé- 
ment que  son  Jéhovah. 

Quittez  ces  spectacles  surhumains  ou  fantastiques.  Un  simple  cou- 
cher de  soleil  les  égale.  Milton  le  peuple  d'allégories  solennelles  et 
de  ligures  royales,  et  le  sublime  naît  du  poète  comme  tout  à  l'heure 
il  naissait  du  sujet. 


HILTON,    SON    GÉNIE    ET    SES    OEUVRES.  853 

«  Le  soleil  tombait,  vêtissant  d'or  et  de  pourpre  reflétés  —  les  nuages  qui 
entouraient  le  cortège  de  son  trône  occidental.  —  Alors  se  leva  le  soir  tran- 
quille, et  le  crépuscule  gris  —  habilla  toutes  les  choses  de  sa  grave  livrée. 

—  Le  silence  le  suivit,  car  oiseaux  et  bêtes,  —  les  uns  sur  leurs  lits  de 
gazon,  les  autres  dans  leurs  nids,  —  s'étaient  Mirés,  tous,  excepté  le  rossi- 
gnol qui  veille.  —  Tout  le  long  de  la  nuit,  il  chanta  sa  mélodie  amoureuse. 

—  Le  silence  était  charmé.  Bientôt  le  firmament  brilla — de  vivans  saphirs. 
Hespérus,  qui  conduisait  —  l'armée  étoilée,  s'avançait  le  plus  éclatant,  jus- 
qu'à ce  que  la  lune  —  se  leva  dans  sa  majesté  entre  les  nuages,  puis  enfin, 

—  reine  visible,  dévoila  sa  clarté  sans  rivale,  —  et  sur  l'obscurité  jeta  son 
manteau  d'argent.  » 

Les  changemens  de  la  lumière  sont  devenus  ici  une  procession 
religieuse  d'êtres  vagues  qui  remplissent  l'âme  de  vénération,  \insi 
sanctifié,  le  porte  prie.  Debout  auprès  du  berceau  nuptial  d'Eve  et 
d'Adam,  il  salue  «  l'amour  conjugal,  loi  mystérieuse,  vraie  source  de 
la  race  humaine,  par  qui  la  débauche  adultère  fut  chassée  loin  des 
hommes  pour  s'abattre  sur  les  troupeaux  des  brutes,  qui  fonde  en 
raison  loyale,  juste  et  pure,  les  chères  parentés  et  toi  tes  les  ten- 
dresses du  père,  du  fils,  du  frère.  »  11  le  justifie  par  l'exemple  des 
saints  et  des  patriarches.  Il  immole  devant  lui  l'amour  acheté  et  la 
galanterie  folâtre,  les  femmes  déshonorées  et  les  filles  de  cour.  Nous 
sommes  à  mille  lieues  de  Shakspeare,  et  dans  cette  louange  protes- 
tante de  la  famille,  de  l'amour  légal,  «  des  douceurs  domestiques,  » 
de  la  piété  réglée  et  du  home,  nous  apercevons  une  nouvelle  littéra- 
ture et  un  autre  temps. 

Étrange  grand  homme  et  spectacle  étrange  !  Fondé  sur  deux  fa- 
cultés contraires,  le  raisonnement  solide  et  l'imagination  enthou- 
siaste, il  dérive  l'une  de  l'autre,  et  monte  par  la  logique  à  l'exal- 
tation. Tics  fier,  très  rude,  très  ferme,  il  est  chimérique,  passionné, 
généreux,  et  serein  comme  tout  raisonneur  retiré  en  lui-même, 
comme  tout  enthousiaste  insensible  à  l'expérience  et  épris  du  beau. 
Jeté  par  le  hasard  d'une  révolution  dans  la  politique  et  dans  la 
théologie,  il  réclame  pour  les  autres  la  liberté  dont  a  besoin  la 
raison  puissante,  et  heurte  les  entraves  publiques  qui  enchaînent 
son  élan  personnel.  Par  sa  force  d'intelligence,  il  est  plus  capable 
que  personne  d'entasser  la  science;  par  sa  force  d'enthousiasme,  il 
est  plus  capable  que  personne  de  sentir  la  haine.  Ainsi  armé,  il  se 
lance  dans  la  controverse  avec  toute  la  lourdeur  et  toute  la  barbarie 
du  temps;  mais  cette  superbe  logique  étale  son  raisonnement  avec 
une  ampleur  merveilleuse,  et  soutient  ses  images  avec  une  majesté 
inouie.  Cette  imagination  exaltée,  après  avoir  versé  sur  sa  prose  un 
flot  de  figures  magnifiques,  l'emporte  dans  un  torrent  de  -  assion 
jusqu'à  l'ode  furieuse  ou  sublime,  sorte  de  chant  d'archange  adora- 


854  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

teur  ou  vengeur.  Le  hasard  d'un  trône  conservé,  puis  rétabli,  le 
porte  avant  la  révolution  dans  la  poésie  païenne  et  morale,  après 
la  révolution  dans  la  poésie  chrétienne  et  morale.  Dans  l'une  et 
dans  l'autre,  il  cherche  le  sublime  et  inspire  l'admiration,  parce  que 
le  sublime  est  l'œuvre  de  la  raison  enthousiaste,  et  que  l'admiration 
est  l'enthousiasme  de  la  raison.  Dans  l'une  et  dans  l'autre,  il  y  atteint 
par  l'entassement  des  magnificences,  par  l'ampleur  soutenue  du 
chant  poétique,  par  la  grandeur  des  allégories,  par  la  hauteur  des 
sentimens,  par  la  peinture  des  objets  infinis  et  des  émotions  héroï- 
ques. Dans  la  première,  lyrique  et  philosophe,  possesseur  d'une 
liberté  poétique  plus  large  et  créateur  d'une  illusion  poétique  plus 
forte,  il  produit  des  odes  et  des  chœurs  presque  parfaits.  Dans  la 
seconde,  épique  et  protestant,  enchaîné  par  une  théologie  stricte, 
privé  du  style  qui  rend  le  surnaturel  visible,  dépourvu  de  la  sensi- 
bilité dramatique  qui  crée  des  âmes  variées  et  vivantes,  il  accumule 
des  dissertations  froides,  change  l'homme  et  Dieu  en  machines  ortho- 
doxes et  vulgaires,  et  ne  retrouve  son  génie  qu'en  prêtant  à  Satan 
son  âme  républicaine,  en  multipliant  les  paysages  grandioses  et  les 
apparitions  colossales,  en  consacrant  la  poésie  à  la  louange  de  la  re- 
ligion et  du  devoir. 

Placé  par  le  hasard  entre  deux  âges,  il  participe  à  leurs  deux  na- 
tures, comme  un  fleuve  qui,  coulant  entre  deux  terres  différentes, 
se  teint  de  leurs  deux  couleurs.  Poète  et  protestant,  il  reçut  de  l'âge 
qui  finissait  le  libre  souffle  poétique,  et  de  l'âge  qui  commençait  la 
sévère  religion  politique.  Il  employa  l'un  au  service  de  l'autre,  et 
déploya  l'inspiration  ancienne  en  des  sujets  nouveaux.  Dans  son 
œuvre,  on  reconnaît  deux  \nuleterres  :  l'une  passionnée  pour  le  beau, 
livrée  aux  émotions  de  la  sensibilité  effrénée  et  aux  fantasmagories 
de  l'imagination  pure,  sans  autre  règle  que  les  sentimens  naturels, 
sans  autre  religion  que  les  croyances  naturelles,  volontiers  païenne, 
souvent  immorale,  telle  que  la  montrent  Sidney,  Shakspeare,  Spen- 
ser,  et  toute  la  superbe  moisson  de  poètes  qui  couvrit  le  sol  pendant 
cinquante  ans;  l'autre  munie  d'une  religion  pratique,  dépourvue 
d'invention  métaphysique,  toute  politique,  ayant  le  culte  de  la  règle, 
attachée  aux  opinions  mesurées,  sensées,  utiles,  étroites,  louant  les 
vertus  de  famille,  armée  et  raidie  par  une  moralité  rigide,  préci- 
pitée dans  la  prose,  élevée  jusqu'au  plus  haut  degré  de  puissance, 
de  richesse  et  de  liberté.  A  ce  titre,  ce  stjle  et  ces  idées  sont  des 
monumens  d'histoire.  Ils  concentrent,  rappellent  ou  devancent  le 
passé  et  l'avenir;  dans  l'œuvre  d'un  grand  homme,  on  découvre  les 
événemens  et  les  sentimens  de  plusieurs  siècles  et  d'une  nation. 

H.  Taine. 


PRISE  DE   NARAH 


SOUVEKIRS    DINE    EXPEDITION 


DANS  LE  DJEBEL-AURES 


Au  moment  où  l'attention  publique  est  ramenée  vers  1'  Algérie  par 
l'intérêt  des  nouvelles  opérations  militaires  qui  viennent  de  s'y  ac- 
complir, peut-être  trouvera-t-on  quelque  à-propos  dans  le  récit  d'un 
épisode  déjà  ancien  et  peu  connu,  mais  qui  mérite  une  place  dans 
l'histoire  des  innombrables  faits  d'armes  de  notre  conquête  africaine. 
On  pourra  ainsi  mieux  comprendre  ce  genre  de  luttes  qu'un  siège 
récent  et  à  jamais  mémorable  ne  doit  pas  faire  oublier,  car  c'est  de 
là,  c'est  de  cette  rude  école  que  sont  partis  nos  soldats,  éprouvés 
et  aguerris,  pour  vaincre  sur  un  plus  grand  théâtre;  c'est  la  qu'ils 
sont  revenus  pour  continuer,  dans  de  plus  obscurs  combats,  de  ser- 
vir le  pays  et  d'illustrer  son  drapeau. 

Vers  la  fin  de  l'année  1849,  tout  le  sud  de  la  province  de  Constan- 
tine  était  en  pleine  insurrection.  Le  sac  de  Zaatcha  avait  bien  avancé 
nos  affaires  dans  le  désert  (1),  mais  il  ne  terminait  pas  la  guerre  dans 
la  région  montagneuse  qui  comprend  :  à  l'est  le  pâté  des  Aurès,  vé- 
ritable Kabylie;  à  l'ouest  le  Hodna,  le  pays  des  Ouled-Sultan,  des 
Ouled-Ali-ben-Sabour  et  des  Oùled-Sellem.  Cette  partie  occidentale, 
moins  difficile  à  faire  rentrer  dans  l'ordre,  fut  d'abord  parcourue 

(1)  Voyez  le  Siège  de  Zaatcha  dans  la  Revue  du  1er  avril  1851. 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  la  colonne  expéditionnaire  du  siège  de  Zaatcha,  sous  le  com- 
mandement du  colonel  Canrobert.  Un  mois  d'efforts  et  de  fatigues 
suffit  pour  y  assurer  le  succès  complet  de  nos  armes. 

Cependant  les  plus  fâcheuses  nouvelles  arrivaient  du  côté  de 
l'est  :  la  guerre  sainte  s'y  allumait  sous  l'inspiration  de  chefs  fana- 
tiques, la  ville  de  Narah  en  était  le  foyer.  Les  Ziban,  à  peine  soumis 
et  encore  frémissans,  suspendaient  le  paiement  des  contributions 
que  la  victoire  leur  avait  imposées.  Pour  arrêter  les  progrès  de  l'in- 
cendie, il  fallait  L'étouffer  au  plus  vite  en  s' engageant  dans  l'Aurès. 
Cette  tâche  revenait  à  une  partie  des  troupes  qui,  depuis  cinq  mois, 
n'avaient  cessé  de  combattre.  Après  un  seul  jour  de  repos  à  Batna, 
elles  se  remirent  en  marche. 

Le  pays  où  on  allait  opérer,  situé  au  sud-est  de  la  province  de 
Constantine,  vers  la  frontière  de  Tunis,  contraste  singulièrement, 
par  sa  nature  et  par  son  aspect,  avec  le  désert,  auquel  il  confine. 
Il  comprend  deux  longues  vallées  étroites  qu'entourent  de  hautes 
montagnes  :  ce  son!  les  vallées  del'Oued-Abdi  et  de  l'Oued-Abiad  (1), 
dont  les  eaux,  prenant  leur  source  aux  mêmes  lieux,  coulent  du 
nord  au  sud  presque  parallèlement,  et  vont  se  perdre  ensemble  dans 
le  Sahara.  Cette  contrée  fertile  et  pittoresque  est  occupée  par  de 
grandes  tribus  kabyles  qui  habitent  de  gros  villages  entourés  de 
jardins  où  se  cultivent  tous  les  produits  dos  pays  méridionaux.  Ces 
tribus  l'ont  aussi  le  commerce  de  haïks  et  de  riches  tapis  qui  se  fa- 
briquent dans  leurs  villes,  et  Narah,  que  nous  devions  attaquer, 
était  le  représentant  de  cette  richesse  agricole  et  industrielle,  en 
même  temps  que  le  centre  de  la  résistance  qui  s'organisait  contre 
nous. 

Rien  n'est  plus  favorable  à  la  guerre  défensive  que  le  terrain  dé- 
coupé, accidenté,  qui  s'étend  dans  ce  long  espace  formé  par  les 
deux  vallées.  L'ennemi,  hors  de  la  portée  de  nos  armes,  y  prépare 
secrètement  et  sûrement  ses  moyens  d'action.  Attaché  au  sol  géné- 
reux qui  lui  donne  en  abondance  tous  les  fruits  dont  il  a  besoin, 
sans  communication  avec  le  dehors,  ne  nous  voyant  que  de  loin  et 
jugeant  mal  nos  forces,  doublement  protégé  par  la  distance  et  par 
des  murailles  infranchissables,  il  s'y  croit  à  l'abri  et  compte  sur 
l'impunité. 

Cette  situation  des  habitans  de  l'Aurès,  comme  de  toutes  les  po- 
pulations des  montagnes  de  l'Algérie,  leur  a  presque  constamment 
assuré  une  sorte  d'indépendance,  aussi  bien  sous  la  conquête  ro- 
maine que  sous  la  domination  turque.  Les  Romains  n'avaient  l'ait 
que  les  cerner  dans  une  ceinture  de  postes  fortifiés  dont  on  retrouve 

(1)  Oued,  rivière,  cours  d'eau. 


LA    PRISE    DE    NARAIl. 


857 


encore  la  place  marquée  par  des  raines,  et  le  grand  établissement  de 
la  troisième  légion  Auguste  à  Lambessa,  au  pied  des  pentes  nord  de 
l'Aurès,  était  admirablement  situe  pour  contenir  ces  populations 
barbares.  De  Lambessa,  en  deux  marches,  on  atteignait  la  tète  des 
vallées  de  l'Oued-Abiad  et  de  l'Oued-Abdi. 

Les  Romains  s'étaient  avancés  aussi  dans  l'intérieur.  Où  n'avaient- 
ils  pas  pénétré?  En  1850,  une  colonne  française,  sous  les  ordres 
du  général  Saint- Arnaud,  descendait,  à  travers  mille  difficultés, 
le  lit  de  l'Oued-Abiad.  Elle  venait  de  franchir  les  affreuses  gorges 
de  Tiranimin,  et  chacun  pensait  avec  orgueil  que  c'était  la  pre- 
mière fois  qu'une  expédition  régulière  traversait  ce  pays  inconnu, 
lorsqu'on  se  trouva  devant  une  inscription  latine  gravée  dans  le 
roc.  Elle  apprenait  à  nos  soldats  qu'ils  avaient  été  devancés  par 
une  nombreuse  année  romaine  qui,  du  temps  des  Antonins,  avail 
franchi  cet  impraticable  passage,  grâce  aux  travaux  des  cohortes 
auxiliaires. 

Plus  tard,  on  retrouve  encore  dans  l'histoire  de  l'Afrique  la  trace 
des  incursions  et  des  luttes  dont  l'Aurès  a  été  1.'  théâtre  ou  le  point 
de  départ.  Lors  du  bouleversement  produit  par  la  conquête  vandale, 
les  populations  des  montagnes  s'affranchirent  complètement  et  se 
répandirent  dans  les  plaines  de  la  Numidie.  A  la  restauration  byzan- 
tine,  Salomon,  le  plus  habile  lieutenant  de  Bélisaire,  lit  deux  expé- 
ditions dans  le  nord  de  l'Aurès,  en  535  et  539.  11  y  battit  le  fameux 
chef  Jauda.  D'après  l'historien  Procope,  l'Aurès  pouvait  mettre  en 
campagne  2,000  cavaliers  et  30,000  fantassins.  Procope  comprenait, 
il  est  vrai,  sous  le  nom  d'Aurès,  non-seulemenl  le  groupe  central, 
auquel  le  nom  est  resté,  mais  encore  toutes  les  branches  qui  s'en 
détachent,  la  chaîne  des  Ouled-Sultan,  du  Metléli  et  du  Djebel-Amar 
à  l'occident,  le  Djebel-Chechar,  le  Djebel-Zarif  à  l'orient. 

Le  vovageur  arabe  Benlakahl,  clans  le  \c  siècle,  donne  à  l'Aurès 
une  longueur  de  12  journées.  —  Ses  habitans  sont  médians,  dit-il, 
et  oppriment  les  Berbères  du  voisinage.  Marmol  enfin  ne  les  traite 
pas  mieux  :  «  Les  habitans  sont  des  sauvages  dont  toute  la  félicité 
consiste  à  voler  sur  les  chemins  et  à  tuer  les  passans.  » 

De  cette  race  cruelle  et  guerrière,  nos  prédécesseurs  en  Afrique, 
les  Turcs,  ne  vinrent  jamais  entièrement  à  bout.  Ils  n'exerçaient  sur 
elle  qu'une  domination  précaire.  La  contribution  qu'ils  en  tiraient 
était  un  simple  signe  de  vassalité.  La  riche  vallée  de  l'Abdi  payait 
seulement  1,100  bacela,  c'est-à-dire  2,750  francs,  encore  pas  en  ar- 
gent; elle  s'acquittait  en  fournissant  des  mulets.  Lors  du  recouvre- 
ment de  l'impôt,  la  colonne  turque,  composée  de  125  fantassins  et  du 
goum  des  Ouled-Saïcl  et  des  Ouled-Fahdel,  conduits  par  le  chef  de 
la  famille  des  Ouled-Kassem,  la  seule  famille  noble  de  cette  région, 


8Ô8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

longeait  les  pentes  nord  de  l'Aurès  et  allait  s'installer  à  Krenchla, 
d'où  elle  réglait  ses  affaires. 

11  fallut  bien  du  temps  à  la  conquête  française  pour  en  venir  là  et 
reprendre  dans  ces  contrées  lointaines  le  rôle,  même  incomplet, 
l'autorité,  si  souvent  méconnue,  de  la  domination  turque.  Après  la 
prise  de  Constantine  en  L836,  le  bey  Àbmet  y  trouva  un  refuge, 
et  de  là  il  ne  cessa  de  nous  susciter  les  plus  dangereux  ennemis. 
11  y  resta  en  sûreté,  mais  sans  repos,  jusqu'au  moment  (1848)  où 
il  fut  pris,  avec  sa  petite  année  et  sa  smala,  par  le  colonel  Canrobert 
dans  la  \  allée  de  l'Oued-Abiad. 

Ce  n'est  qu'à  partir  de  1843  que  les  rapports  des  Français  avec 
les  populations  de  l'Aurès  avaient  pris  un  caractère  suivi  et  officiel. 
\u  commencement  de  cette  année,  le  gouverneur  de  Constantine, 
le  général  Baraguey  d'Hilliers,  donna  pour  la  première  fois  l'investi- 
ture au  scheik  El-Arbi-ben-Boudiaf,  ainsi  qu'à  quatre  autres  chefs 
des  Ouled-Abiad.  En  recevant  le  burnous,  ils  s'engageaient  à  nous 
fournir  des  troupes  au  besoin.  Ben-Boudiaf  mettait  300  cavaliers  à 
notre  disposition,  et  s'obligeait  à  recouvrer  pour  30,000  francs  de 
contributions. 

Lorsqu'on  1  Slxh  la  prise  de  Biskara  par  M.  le  duc  d' Auniale  nous  eut 
assuré  la  possession  de  tout  le  désert  de  la  province  de  Constantine, 
le  dernier  kalil'at  d'Abd-el-kader  dans  les  Ziban,  Mahomed-Seghrir, 
chercha  aussi  un  asile  dans  les  gorges  de  l'Aurès.  Avec  des  forces 
déjà  réduites  par  la  désertion,  mais  pourtant  encore  nombreuses,  il 
était  venu  y  prêcher  la  guerre  sainte  après  avoir  prudemment  caché 
une  partie  de  ses  richesses  à  Mechounèche,  au  débouché  de  la  val- 
ire  de  l'Oued-Abiad,  dans  le  Sahara.  C'est  là  qu'eut  lieu  une  des 
affaires  de  guerre  les  plus  glorieuses  de  notre  armée  d'  Uïique,  dans 
laquelle  le  capitaine  Espinasse,  atteint  de  quatre  coups  de  feu,  fut 
sauvé  par  M.  le  duc  d'Aumale,  qui  vint  bravement  à  son  secours 
avec  son  frère,  M.  le  duc  de  Montpensier,  blessé  à  ses  côtés.  Après 
l'affaire  de  Mechounèche,  deux  des  principales  tribus  de  l'Aurès 
renoncèrent  à  la  lutte,  niais  leur  exemple  ne  fut  pas  suivi  :  le  reste 
du  pays  s'agita  bientôt,  soulevé  par  les  nouvelles  intrigues  d'Ah- 
met,  l'ex-bey  de  Constantine,  et  du  kalil'at  Mahomed-Seghrir,  bat- 
tus et  jamais  découragés.  Ils  vinrent  tous  deux,  au  commencement 
de  mai,  attaquer  le  camp  fiançais,  pendant  que  M.  le  duc  d'Aumale 
était  occupé  chez  les  Ouled- Sultan.  Le  jeune  prince  était  sur  ses 
gardes,  il  réunit  tout  de  suite  sa  cavalerie,  la  porta  en  avant  par  un 
mouvement  rapide,  et,  la  faisant  suivre  de  son  infanterie,  arriva  sur 
l'ennemi  sans  lui  laisser  le  temps  de  se  reconnaître,  et  l'obligea  de 
nouveau  à  se  soumettre.  Toutefois,  en  recevant  les  gages  d'obéis- 
sance forcée  des  montagnards  de  l'Aurès,  le  prince  écrivait  à  la  date 


LA    PRISE    DE    NARAH. 


859 


du  2  juin  184â  :  «  Les  Djebel -Aurès  ne  sauraient  être  considérés 
comme  soumis;  la  résistance  y  est  seulement  décomposée  et  non  dé- 
truite. » 

Le  jeune  commandant  de  la  province  de  Constantine  ne  se  trom- 
pait pas  dans  ses  prévisions.  Il  fallut,  peu  de  temps  après,  revenir 
encore  en  armes  dans  l' Aurès.  C'est  le  général  Bedeau  qui  y  ramena 
nos  troupes  (1845).  La  résistance  alors  fut  peu  énergique.  Après 
l'avoir  vaincue,  on  organisa  le  pays  en  deux  commandemens.  La 
partie  orientale  reçut  pour  clief  Arbi-Boudiaf,  de  la  famille  des  Ou- 
led-Kassem;  la  partie  occidentale,  Bel-Abbès,  fils  d'un  marabout  de 
Menah,  qui  avait  joui  d'un  grand  renom  de  sainteté.  Le  jeune  Bel- 
Abbès  n'hérita  ni  des  vertus  ni  de  l'influence  de  son  père;  il  se  lais- 
sait trop  entraîner  au  courant  des  mœurs  faciles  qui  régnent  dans 
ces  contrées.  C'est  à  Menah,  sorte  de  Capoue  du  pays  kabyle,  que 
se  pratique  le  divorce  à  la  guerba.  Quand  une  femme  ne  veut  plus  de 
son  mari,  elle  va  à  la  fontaine,  rendez-vous  de  toutes  les  intrigues 
amoureuses,  avec  sa  peau  de  bouc,  sa  guerba.  Au  lieu  de  la  remplir 
d'eau,  elle  la  gonfle  de  vent,  puis  elle  revient,  accompagnée  de 
l'amant  dont  elle  a  fait  choix,  vers  le  maître  qu'elle  est  résolue  à 
quitter,  jette  contre  le  mur  l'outre  vide,  et  prononce  la  malédiction  : 
Imàl-Bouikl  «  que  Dieu  maudisse  ton  père!  »  C'est  une  formule  de 
congé  définitif.  Le  mari  ne  peut  pas  en  appeler,  et  il  n'a  rien  à  ré- 
clamer de  celle  qui  l'abandonne  que  la  dot  qu'il  a  payée,  c'est-à-dire 
quelques  bocela,  que  fixe  souvent  la  djemma,  l'assemblée  des  nota- 
bles. Une  dot  ne  s'élève  guère  à  plus  de  25  ou  30  baceta  (la  baceta  est 
de  2  fr.  50  cent.).  C'est  pour  accroître  leur  population  que  les  Ou- 
led-Abdi  facilitent  le  plus  possible  le  mariage  en  se  donnant  entre 
eux  leurs  filles  au  plus  bas  prix.  Les  conditions  pour  un  étranger 
sont  bien  moins  favorables  que  pour  un  homme  de  la  tribu.  Dans 
un  pays  où  les  mariages  sont  si  faciles,  où  le  divorce  s'accomplit 
avec  des  formes  si  expéditives,  l'adultère  n'a  point  d'excuse  ni  de 
pardon;  le  mari  a  le  droit  de  tuer  quiconque  dans  sa  maison  outrage 
son  honneur.  Une  aventure  de  ce  genre,  suivie  du  meurtre  d'un  pa- 
rent de  Bel-Abbès,  caïd  de  Menah,  fut  une  des  causes  de  la  première 
révolte  de  Narah.  Ce  soulèvement,  précurseur  de  celui  des  Ziban, 
éclata  au  printemps  de  1S49. 

Le  colonel  Carbuccia,  de  si  regrettable  mémoire,  commandait 
alors  la  subdivision  de  Batna.  Voulant  étouffer  le  feu  avant  qu'il  écla- 
tât, il  partit  brusquement  à  quatre  heures  du  soir  par  Ksour  et  la 
vallée  de  Bouzina.  Le  lendemain,  à  la  chute  du  jour,  il  était  au  pied 
de  Narah,  ayant  franchi  en  vingt-quatre  heures,  avec  de  l'infanterie, 
un  espace  de  près  de  vingt  lieues,  à  travers  un  pays  hérissé  d'ob- 
stacles. C'est  une  des  courses  les  plus  rapides  et  les  plus  hardies 


860 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


qui  aient  été  accomplies  en  Afrique  par  nos  fantassins,  ces  mar- 
cheurs incomparables.  Enlevant  sa  petite  troupe  après  ne  lui  avoir 
donné  qu'un  moment  de  repos,  le  colonel  Garbuccia  escaladait  la 
terrasse,  presque  à  pic,  qui  sépare  Narah  de  Menah,  arrivait  devant 
les  murs  de  la  ville  insurgée,  j  Lançait  quelques  obus,  et  revenait 
avant  la  nuit  camper  dans  la  vallée.  Le  lendemain,  il  la  remontait 
et  rentrait  à  Batna  après  avoir  montré  ses  baïonnettes  à  toutes  les 
tribus  de  l'Abdi,  surprises  de  cette  brusque  apparition.  Narah,  il  est 
vrai,  ne  s'était  pas  soumise  :  en  nous  retirant  aussi  promptement, 
nous  laissions  les  choses  à  peu  près  dans  le  même  état;  mais  le  mou- 
vement insurrectionnel  ne  se  propagea  point.  11  fallut  la  grande  ré- 
volte qui  s'alluma  dans  le  sud  de  la  province  de  Constantine  pour 
tout  incendier. 

Nulle  pari  plus  qu'a  Narah  la  cause  du  marabout  Bou-Zian,  le  hé- 
ros de  la  défense  de  Zaatcha,  n'excita  d'ardentes  sympathies.  Les 
habitans  des  oasis  des  Ziban  et  ceux  des  monts  Aurès  ont  la  même 
origine  berbère;  d'autres  liens  les  unissent  aussi.  Les  Ouled-Sada, 
nom  des  gens  de  Narah.  avaient  autrefois  envoyé  une  petite  colo- 
nie à  Zaatcha,  dont  la  zaouia  (1),  qui  a  joué  un  si  grand  rôle  dans 
le  siège,  s'appelait  Sidi-Sada.  11  y  avait  entre  les  deux  villes  une 
sorte  de  parente.  Dans  différentes  affaires  où  les  habitans  de  Zaatcha 
se  trouvèrent  engagés  contre  nous,  ceux  de  Narah  figurent  comme 
auxiliaires  et  se  font  bravement  tuer  dans  leurs  rangs.  Nous  ne  con- 
naissons pas  exactement  leur  participation  aux  luttes  sanglantes  du 
siège  de  Zaatcha,  mais  nous  savons  qu'ils  y  avaient  envoyé  avec 
leurs  combattans  des  convois  de  munitions  et  de  vivres.  Les  Ouled- 
Sada  de  la  montagne  se  croyaient  solidaires  des  Ouled-Sada  de  la 
plaine.  La  gloire  de  Zaatcha  était  la  leur,  et  ils  se  battirent  avec 
désespoir.  Après  et  malgré  la  destruction  de  la  \ille,  les  meneurs  de 
la  révolte  disaient  qu'en  annonçant  la  mort  de  Bou-Zian  et  de  Sidi- 
Moussa,  on  s'était  trompé  deux  fois,  et  qu'on  avait  exposé  comme 
têtes  de  ces  glorieux  chefs  celles  de  combattans  vulgaires.  Bou-Zian, 
croyait-on,  allait  réparaître  et  relever  le  drapeau  de  la  guerre  sainte 
abattu  dans  le  sang  des  martyrs  de  Zaatcha.  Le  crédule  fanatisme 
des  Kabyles  était  enflammé  par  ces  récits  mensongers.  Il  était  évi- 
dent que  la  poudre  allait  parler  de  nouveau. 

Le  colonel  Canrobert,  chef  de  la  subdivision,  conduisant  lui- 
même  la  colonne  expéditionnaire,  se  mit  en  marche  le  "25  décembre 
L849:  Nos  troupes  ne  pouvaient  pas  avoir  un  meilleur  guide  que  le 
jeune  colonel  des  zouaves,  illustré  par  ses  récens  succès  militaires, 
déjà  connu  des  Arabes  par  l'autorité  qu'il  avait  exercée  à  une  autre 

(1)  A  la  fois  couvent  et  collège,  habité  par  des  religieux  guerriers  et  savans. 


LA    PKISE    DE    \AR\II.  861 

époque  dans  ce  même  commandement  de  Batna,  et  qui  l'y  avait 
rendu  à  ce  point  populaire,  que  les  Aurésiens,  dans  leurs  transac- 
tions, pour  marquer  une  date,  disaient  souvent  :  am  Kamroubert 
(c'était  l'année  de  Canrobert).  Sa  petite  armée  comprenait  les  5e  et 
8e  bataillons  de  chasseurs  à  pied,  deux  bataillons  de  zouaves,  deux 
bataillons  du  8e  de  ligne,  un  bataillon  de  la  légion  étrangère,  un 
escadron  de  chasseurs  d'Afrique,  un  de  spahis,  et  quatre  pièces  de 
montagne.  Les  bataillons,  fort  réduits  par  les  combats  et  les  fati- 
gues, présentaient  à  peine  un  effectif  de  4,000  hommes;  mais  les 
troupes  dont  ils  se  composaient  étaient  singulièrement  aguerries,  le 
souvenir  de  ce  qu'ils  axaient  fait  à  Zaatcha  les  remplissait  d'ardeur: 
chef  et  soldats,  s'inspirant  une  mutuelle  confiance,  étaient  prêts  à 
tout  oser. 

C'est  le  cas  de  dire  en  passant  combien  les  nécessités  des  armées 
actuelles  nuisent  à  la  facilité  et  à  la  promptitude  des  opérations  en 
Ugérip.  surtout  quand  on  aborde  les  pays  de  montagnes.  Les  hommes 
sont  habitués  à  une  nourriture  fortifiante,  les  armes  dont  ils  se  ser- 
vent exigent  de  grands  approvisionnemens,  les  comptabilité-  des 
compagnies  sont  tenues  à  jour  comme  en  garnison,  la  paie  se  fait 
avec  de  l'argent  transporté  à  dos  de  mulets;  enfin  le  service  des  am- 
bulances doit  être  assuré  avec  tous  les  soins  que  réclame  l'huma- 
nité, et  que  la  science  moderne  n'a  pas  simplifiés.  De  là  l'obliga- 
tion pour  un  chef  de  colonne  de  traîner  avec  lui  un  immense  convoi 
i  t  de  porter  son  attention  sur  mille  détails  dont  les  hommes  du  mé- 
tier comprennent  seuls  l'importance. 

Le  colonel  Canrobert,  dont  la  sollicitude  pour  le  soldat  en  cam- 
pagne est  une  des  qualités  militaires  les  mieux  reconnues,  était  alors 
parfaitement  secondé  par  un  jeune  chef  d'état-major,  le  capitaine 
liesson.  Le  plan  du  commandant  était  de  prendre  la  vallée  de  l'Abdi 
à  sa  naissance  et  de  la  descendre  vers  Narah,  après  avoir  forcé  suc- 
cessivement à  l'obéissance  tous  les  villages  de  la  vallée  supérieure. 

Le  jour  de  son  départ,  la  colonne  expéditionnaire  alla  camper  à 
Neze-Dira,  au  pied  de  bois  magnifiques;  elle  avait  longé  en  passant 
les  ruines  de  Lambessa.  connues  alors  seulement  par  les  fouilles  et 
ipports  de  Carbuccia. 

Le  26  décembre,  de  grand  matin,  on  se  mit  en  mouvement  pour 
gravir  le  défilé  du  Plomb  (Tenut-Ressas),  qui  conduit  de  la  plaine 
dans  l'Abdi.  Là  nous  attendaient  nos  premières  épreuves;  nous  étions 
déjà  à  une  assez  grande  hauteur  :  à  mesure  que  nous  montions,  le 
froid  le  plus  vif  se  faisait  sentir:  les  difficultés  du  chemin  forçaient 
à  chaque  instant  la  colonne  à  s'arrêter.  On  profitait  de  ces  temps 
de  halte  pour  aplanir  la  route  et  réchauffer  les  hommes,  dont  les 
membres  commençaient  à  s'engourdir,  à  de  grands  feux  allumés 


862  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  les  arbres  d'une  forêt  qui  se  trouvait  fort  à  propos  sur  notre 
passage.  A  peine  cependant  avait-on  atteint  le  sommet  du  défilé,  que 
d'épais  tourbillons  de  neige,  comme  il  en  tombe  pendant  l'hiver  sur 
les  plus  hautes  montagnes,  vinrent  obscurcir  l'air  au  point  de  rendre 
la  marche  impossible.  Il  fallut  s'arrêter  dans  ce  site  sauvage,  au  mi- 
lieu de  rochers  arides,  et  y  faire  reposer  le  soldat.  Le  colonel  Canro- 
bert  partagea  ensuite  sa  colonne  en  plusieurs  fractions;  il  donna  des 
guides  à  chacune  d'elles,  et  s'engagea  lui-même  à  la  tête  de  son 
avant-garde  pour  sonder  le  chemin,  flanqué  de  précipices  affreux 
que  la  neige  dérobait  aux  regards.  On  mit  près  de  sept  heures  à 
défiler  à  travers  ces  obstacles,  et  nous  étions  tous  exténués  de  fa- 
tigue quand  on  atteignit  Babli,  le  premier  village  de  la  vallée  sur  la 
lise  gauche  de  l'Abdi,  où,  adossé  à  la  crête  des  rochers  et  perché 
comme  un  nid  de  vautours,  se  dressait  au-dessus  de  nos  tètes  le 
burilj  des  Ouled-Azouz. 

L'ordre  de  marche  suivi  par  le  colonel  Canrobert  était  parfaite- 
ment approprié  au  terrain.  Celui  de  la  journée  du  26  décembre  don- 
nera un  aperçu  de  ses  dispositions  tactiques.  11  était  ainsi  réglé  : 
une  compagnie  d'élite  du  1"  bataillon  du  8e  de  ligne,  précédée  des 
guides  de  la  colonne,  suivie  de  la  section  du  génie  pour  aplanir  la 
route  en  cas  de  besoin,  et  d'une  demi -section  de  chasseurs  à  pied 
du  5e  se  servant  d'armes  à  longue  portée,  1er  et  2e  bataillons  du 
8e  de  ligne,  l'artillerie,  2e  bataillon  de  zouaves,  l'ambulance,  la  ca- 
valerie, 1er  bataillon  de  zouaves,  le  train,  demi-bataillon  de  la  légion 
étrangère,  les  bagages  des  corps,  demi -bataillon  de  la  légion,  la 
moitié  du  convoi  arabe,  demi -bataillon  du  5e  chasseurs  à  pied,  se- 
conde moitié  du  convoi  arabe,  demi -bataillon  du  5e  chasseurs,  le 
troupeau,  8e  bataillon  de  chasseurs.  L'on  voit  tout  de  suite  les 
avantages  de  cet  habile  fractionnement  pour  l'attaque  comme  pour 
la  défense.  L'artillerie,  l'ambulance,  le  convoi,  les  bagages,  le  trou- 
peau, sont  encadrés  et  surveillés.  Le  chef  de  la  colonne,  ayant  l'en- 
nemi en  tète,  a  sous  la  main  une  réunion  de  troupes  toujours  prête 
à  enlever  une  position  sans  être  gênée  par  aucun  embarras,  et  par- 
tout où  les  Kabyles  pourront  se  présenter,  en  face,  sur  nos  flancs  ou 
sur  nos  derrières,  ils  trouveront  une  résistance  également  solide  et 
protectrice  de  notre  marche. 

Le  27,  on  gagna  El-Haoua,  en  se  prolongeant  sous  les  villages  de 
Bougrara,  Haïdoussa,  Tenùt-el-Abid  (le  défilé  des  Nègres),  Fedjel- 
Gadhi,  tous  situés  sur  des  penchans  abrupts  ou  sur  des  rocs  à  pic, 
dans  le  pays  le  plus  sauvage,  le  plus  pittoresque,  qui  d'ailleurs,  pour 
beaucoup  d'entre  nous,  n'était  pas  une  nouvelle  connaissance.  Ceux 
de  nos  camarades  qui  avaient  fait  la  campagne  de  1845  nous  mon- 
traient sur  les  crêtes  de  gauche  la  trace  de  leur  premier  passage,  les 


LA    PRISE    DE    NARAH. 


863 


ruines  des  maisons  de  Haïdoussa,  qu'ils  avaient  incendiéi  -  un 

assez  vif  combat.  Cette  journée  du  '21  décembre,  dans  laquelle  on  lit 
à  peine  quelques  lieues,  doit  compter  parmi  les  plus  pénibles  que 
nous  ayons  eu  à  supporter.  L'avant-garde  s'était  mise  en  mouve- 
ment à  onze  heures  et  demie,  ce  fut  seulement  à  huit  heures  du  soir 
que  l' arrière-garde  arriva  au  campement.  Pendant  tout  ce  temps-là, 
on  avait  marché  lentement,  en  silence,  par  une  saison  rigoureuse, 
sans  route  tracée,  suivant  avec  peine  quelques  sentiers  escarpés, 
s' attendant  toujours  à  la  rencontre  d'un  ennemi  embusqué  qu'on  ne 
peut  ni  prévenir  ni  éviter,  s' offrant  individuellement  à  ses  coups 
sur  un  terrain  qui  ne  permet  à  la  troupe  ni  de  se  déployer  ni  de  se 
concentrer,  et  exposé  a  tous  les  dangers  qu'offre,  au  milieu  de  tels 
obstacles,  rallongement  d'une  colonne  de  quatre  mille  soldats  et  de 
cinq  cents  chevaux  ou  mulets,  sans  compter  le  troupeau,  qui  che- 
mine homme  par  homme,  bëte  par  bête,  et  pas  à  pas. 

Les  villages  que  nous  dépassons  le  lendemain.  Tiskilui,  Okrib, 
Rbieh,  etc.,  protestent  de  leur  obéissance.  Continuant  de  descendre, 
nous  apprenons  que  le  gros  bourg  de  Chir  se  dispose  à  résister. 

Chir,  situé  sur  la  rive  droite  de  l'Abdi  et  appuyé  à  la  montagm  . 
coupait  notre  route.  11  fallait  l'enlever  de  vive  force  ou  le  tourner 
par  la  hauteur,  en  défilant  par  un  chemin  en  corniche  sous  le  feu 
continu  des  maisons.  Au  moment  de  l'atteindre,  le  colonel  Canro- 
bert  se  porta  en  tête  de  ses  troupes  pour  leur  faire  prendre  position, 
lorsqu'on  vit  tout  à  coup  les  babitans  en  masse  sortir  sans  armes, 
en  nous  saluant  du  cri  bien  connu  de  semi,  senti  (amis,  ami 

Afin  de  régler  les  affaires  des  villages  que  nous  laissions  derrière 
nous,  on  séjourna  le  29  et  le  30  à  Chir.  Le  commandant  aurait  |  i 
châtier  les  habitans  pour  l'air  de  résistance  qu'ils  s'étaient  donné, 
et  que  notre  attitude  décidée  avait  seule  déconcerté;  mais  il  pré- 
féra se  montrer  bon  et  généreux,  se  contentant  d'exiger  de  la  paille 
et  du  grain  pour  les  besoins  de  sa  colonne.  Il  savait  que  la  partie  \i- 
rile  de  chaque  village  s'échappait  à  notre  approche  pour  grossir  le 
centre  de  résistance  qui  se  préparait  à  Narah,  et  il  espérait  bien 
avoir  là  l'occasion  de  faire  un  exemple  salutaire  et  suffisant. 

Toutes  les  nouvelles,  à  mesure  que  nous  avancions,  s'accordaient 
a  présenter  Narah  comme  résolue  à  braver  nos  menaces  et  à  se 
porter  aux  dernières  extrémités.  Les  contingens  de  l'Oued- \biad 
étaient  accourus  se  renfermer  dans  ses  murs;  les  armes  et  les  mu- 
nitions ne  manquaient  pas  plus  que  les  combattans.  Une  position 
jugée  inexpugnable  par  ceux  qui  l'occupaient  ajoutait  h  l'ardeur  de 
la  défense.  Du  côté  de  l'attaque,  il  est  \  rai,  l'ardeur  n'était  pas  inoins 
vive.  Depuis  notre  entrée  dans  les  Aurès,  on  n'avait  pas  tiré  un  coup 
de  fusil;  il  n'v  avait  eu  que  des  fatigues  et  des  souffrances.  On  ac- 


86A  REVUE    DES    DEOX    MONDES. 

cueillait  donc  avec  joie  l'espoir  d'une  lutte  prochaine.  11  faut  sou- 
vent à  l'armée  la  distraction  de  la  poudre  pour  ranimer  et  relever  le 
soldat,  dont  le  courage  se  détend  assez  vite  après  de  longues  mar- 
ches sans  rencontres. 

Le  30,  on  fit  une  reconnaissance  dans  la  direction  de  la  ville. 
L'ennemi  ne  bougeait  pas,  il  nous  attendait  sur  son  terrain.  Le  len- 
demain, toute  la  colonne  se  mit  en  mouvement  et  vint  camper  sur 
l'Oued-Abdi,  un  peu  au-dessus  du  débouché  du  ravin  de  Narah,  à  un 
endroit  appelé  Chelma,  non  loin  de  ilenah.  Là  on  attendit  en  vain  les 
soumissions.  (Iliaque  jour,  les  Arabes  venaient  tirer  sur  nos  avant- 
postes  et  sur  les  troupes  envoyées  en  reconnaissance.  D'abord  ils  ne 
nous  faisaient  pas  grand  mal,  et  nous  ne  leur  répondions  que  faible- 
ment, afin  de  ménager  les  munitions;  mais  comme  ils  devenaient  plus 
entreprenans  et  plus  dangereux,  il  fallut  riposter,  et  bientôt  on  obli- 
gea ces  nuées  d'oiseaux  de  proie  à  s'envoler  dans  leurs  montagnes. 

\\ant  de  porter  le  coup  décisif,  le  chef  de  l'expédition  voulut  es- 
sayer,  comme  à  Zaatcha,  d'amener  l'ennemi  à  composition  en  le 
frappant  dans  ses  intérêts  les  plus  précieux,  en  dévastant  au  lieu 
de  tuer.  11  envoya  du  camp  des  corvées  armées  pour  détruire  les 
magnifiques  jardins  fruitiers  que  cultivaient  les  gens  de  Narah,  et 
qui  s'étendent  en  gradins  artistement  disposés  sur  les  pentes,  jus- 
qu'au lit  de  la  rivière.  Lne  pareille  destruction,  qui  ruinait  en  quel- 
ques heures  le  fruit  de  longues  années  de  travail,  la  principale 
richesse  du  pays,  aurait  dû  faire  fléchir  les  plus  opiniâtres  :  elle  ne 
servit  qu'à  irriter,  qu'à  fortifier  en  eux  l'esprit  de  résistance. 

Dès  le  3  janvier  1850,  on  se  prépara  à  l'attaque  de  vive  force.  Il 
n'y  avait  plus  à  perdre  un  jour.  Le  temps  était  devenu  tout  à  coup 
rigoureux,  ainsi  qu'il  arrive  dans  ces  contrées  élevées,  où  la  tempé- 
rature passe  souvent  par  les  plus  brusques  variations.  La  pluie  et  le 
froid  assiégeaient  déjà  notre  petit  camp,  où  les  vivres  n'abondaient 
pas.  Le  soldat,  depuis  quelque  temps,  était  réduit  à  la  ration  de 
biscuit,  qu'il  faisait  cuire  avec  la  viande  des  maigres  bœufs  de  notre 
troupeau.  Le  peu  de  vin  qu'on  avait  apporté  si  difficilement  à  dos  de 
mulets  devait  être  réservé  pour  les  malades,  et  l'eau  de  l'Oued-Abdi 
était  presque  glacée.  Pour  des  troupes  qui  avaient  accompli  cinq 
mois  de  campagne  sans  relâche,  ces  premières  atteintes  de  l'hiver 
devenaient  fort  pénibles.  L'absence  de  toutes  nouvelles  ajoutait  à  la 
souifrance  des  privations  une  certaine  tristesse,  et  chacun  attendait 
avec  impatience  le  moment  de  l'action,  comme  prélude  de  celui  du 
retour. 

L'avant-veille  du  jour  qui  avait  été  fixé  pour  l'attaque,  des  chefs 
ennemis  étant  venus  dans  notre  camp  en  parlementaires,  le  colonel 
Canrobert,  après  les  avoir  engagés  à  se  soumettre,  essaya  de  leur 


I.A    PRISE    DE    NA11AII. 


865 


inspirer  une  confiance  trompeuse.  «  Je  sais  mieux  que  personne,  leur 
dit-il,  que  je  ne  puis  vous  attaquer  dans  votre  position  de  Narah, 
attendu  que  je  n'ai  ni  assez  de  monde,  ni  assez  de  canons;  mais  je 
détruirai  vos  jardins,  et  dans  trois  mois,  quand  vos  arbres  seront 
couverts  de  fruits  et  vos  champs  de  récoltes,  je  reviendrai  avec  des 
forces  plus  considérables,  et  je  ruinerai  tout.  »  Puis,  leur  montrant 
une  baïonnette-sabre  de  nos  chasseurs  à  pied  :  «  Comment  croyez- 
vous  pouvoir  jamais  résister  a  des  armes  pareilles,  maniées  en 
nombre  suffisant  par  ceux  qui  Les  portent?  Ces  paroles,  loin  de 
convaincre  des  chefs  fanatiques,  leur  donnèrent,  comme  on  le  vou- 
lait, l'idée  de  notre  impuissance  momentanée  dans  Follensive,  et  ils 
sortirent  de  notre  camp  avec  ces  airs  de  dédain  superbe  particuliers 
à  un  ennemi  qui  se  croit  invincible.  Le  Ix  au  matin,  toutes  les  dispo- 
sitions étaient  prises  pour  la  journée  du  lendemain,  qui  de%ait  être 

décisive.  , 

Trois  villages  situés  dans  une  gorge  profonde,  dont  les  eaux  des- 
cendent à  la  rive  gauche  de  l'Oued-Abdi,  forment  la  Mlle  de  Narah 
(ville  de  feu).  Les  deux  moins  importais,  ceux  des  Ouled-buii- Ab- 
dallah et  des  Dar-ben-Labareth,  s'allongent  a  droite  et  a  gauche  .-iu- 
les flancs  de  la  montagne.  Au  milieu,  sur  un  rocher  qui  surgit  du 
fond  .lu  ravin,  comme  une  sorte  d'île,  à  près  de  200  pieds  au-des- 
sus du  thalweg,  se  groupent  serrées  les  cent  maisons  du  village 
principal,  Tenût-el-D'jemma.  C'est  la  situation  isolée  et  inaccessible 
de  cette  espèce  de  citadelle,  qu'ils  croyaient  inexpugnable,  qui  avait 
donné  aux  gens  de  cette  petite  république  une  conhance  bien  chè- 
rement expiée. 

\\ant  d'arriver  aux  villages  supérieurs,  à  une  élévation  de  plus 
de  500  mètres  au-dessus  de  l'Oued-Abdi  en  partant  du  bas  de  la 
vallée,  il  faut  gravir  des  pentes  en  gradins,  dont  les  dernières  sonl 
de  véritables  escaliers  étroits  et  tortueux  taillés  dans  le  roc.  Des 
tours  en  pierres,  solidement  construites  et  disposées  avec  une  cer- 
taine habileté,  couvrent  et  commandent  tous  les  abords  du  ravin, 
dans  le  lit  duquel  s'étagent  avec  un  art  remarquable  de  verts  el 
riches  jardins.  Parvenu  au  haut  de  ces  positions  culminantes,  dont 
le  sommet  est  le  mont  Tanout,  qui  surplombe  la  ville,  on  voit  celle- 
ci  dans  le  fond  d'une  sorte  d'entonnoir,  et  c'est  sous  le  feu  des  haln- 
tans  qu'il  faut  descendre  presqu'à  pic  et  à  découvert. 

Trois  chemins  conduisent  à  Narah  de  la  vallée  de  lOued-Abdi. 
L'un,  sur  la  rive  droite,  escalade  des  mamelons  escarpes  et  rocail- 
leux, où  le  fantassin  marche  péniblement  en  s' aidant  de  ses  mains, 
où  le  cavalier  traîne  son  cheval  derrière  lui.  Les  deux  autres,  qui  ne 
sont  guère  plus  praticables,  suivent  les  contreforts  de  la  rive  gauche 
et  aboutissent  aux  maisons  des  Ouled-Sidi-Abdallah. 

55 


866  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'Oued-Narab  a  sa  source  dans  un  col  qui  mène,  à  travers  le  Dje- 
bel-Lazerek,  dans  le  bassin  de  l'Oued-Abiacl.  Derrière  ce  col,  nommé 
Tauzougart  (le  col  des  jujubiers  sauvages),  se  trouvaient  de  nom- 
breux villages,  Tazemelt,  Ain-Roumia,  Iguelfen,  Taugbanimt,  situés 
sur  le  versant  sud  du  Djebel  -Lazerek.  Les  gens  de  Narah  y  avaient 
fait  passer  leurs  familles,  leurs  troupeaux,  et  y  avaient  caché  leurs 
biens  les  plus  précieux,  les  croyant  à  l'abri  de  toute  atteinte.  Eux- 
mêmes,  aides  des  nombreux  contingens  de  l'Oued-Ahiad,  venus  à 
leur  secours,  occupaient  fortement  leur  \ille. 

Ces  renseignemens  fournis  par  les  espions  de  M.  Seroka,  chargé 
des  allai  ns  arabes  de  la  colonne,  déterminèrent  le  plan  d'attaque. 
Trois  colonnes  sans  bagages  et  pourvues  de  deux  journées  de  vivres 
devaient  surprendre  et  enlever  les  positions  de  Narah  à  la  pointe 
du  jour,  en  attaquant  par  trois  cotés  différens.  Si  elles  ne  réussis- 
saient pas  à  emporter  le  village  principal  par  un  coup  de  vigueur, 
elles  remonteraient  le  ravin,  se  réuniraient  vers  le  col  pour  le  fran- 
chir à  tire-d'aile  et  tomber  à  l'improviste  sur  Taughanitnt  et  Iguel- 
fen, où  l'on  ferait  une  razzia  de  toutes  les  richesses  appartenant  à 
l'ennemi.  Cette  opération  en  dehors  des  prévisions  de  la  défense  de- 
vait produire  un  effet  certain.  Outre  qu'on  atteignait  Narah  dans  ses 
biens,  par  l'enlèvement  des  familles  on  pouvait  l'amener  à  la  sou- 
mission. Toutefois  le  plan  n'eut  pas  besoin  d'être  exécuté  comme 
il  avait  été  conçu;  la  vaillance  de  nos  soldats  l'abrégea  singulière- 
ment. 

Le  h  au  soir,  le  colonel  Canrobert  réunit  auprès  de  sa  tente  les 
chefs  de  corps  pour  leur  expliquer  ses  projets  et  les  détails  d'exé- 
cution qu'il  leur  confiait;  puis,  se  rendant  avec  eux  sur  un  mamelon 
de  la  rive  droite  de  l'Abdi,  il  leur  montra  le  faîte  d'une  maison  se 
détachant  des  ombres  de  la  montagne,  qui  indiquait  seule  la  vraie 
position  de  Narah.  Dès  le  matin,  nos  soldats  avaient  construit  des 
retranchemens  en  pierres  sèches  pour  mettre  à  l'abri  de  toute  atteinte 
sérieuse  nos  bagages  et  nos  approvisionnemens,  qu'on  devait  laisser 
à  la  garde  des  hommes  les  moins  valides,  formant  un  effectif  de 
800  hommes  et  appuyés  par  un  obusier  de  montagne. 

Ce  fut  une  grande  joie  dans  le  camp,  lorsque  l'on  y  connut  les 
ordres  de  combat  pour  le  lendemain.  Les  soldats  sont  comme  les 
enfans,  tout  changement  leur  plaît:  d'ailleurs  ils  voyaient  dans  ce 
dernier  effort  qu'ils  allaient  tenter  la  fin  assurée  d'une  existence 
nomade  de  cinq  mois  pleine  d'épreuves  et  de  souffrances.  Chaque 
homme  avait  reçu  le  soir,  comme  gratification,  une  ration  extraordi- 
naire de  sucre  et  de  café.  La  difficulté,  dans  ces  gorges  sans  routes, 
de  faire  arriver  du  vin,  dont  le  soldat  est  toujours  très  friand  en 
campagne,  n'avait  pas  permis  d'autre  distribution.  Le  soldat  le  sa- 


LA    PRISE    DE   NARAH.  867 

vait  :  aussi  il  se  contenta  de  ce  qu'on  voulait  bien  lui  donner.  Toute 
la  première  partie  de  la  nuit  se  passa  à  faire  bouillir  le  café  auprès 
de  grands  feux  de  bivouac;  c'était  sa  distraction,  c'était  son  seul 
plaisir,  car,  dans  son  insouciance,  et  avec  la  légèreté  d'esprit  qui 
lui  est  propre,  il  se  préoccupe  bien  peu  de  la  mort  qui  l'attend 
dans  quelques  heures.  L'officier  seul,  plus  sérieux  et  plus  pénétré 
de  l'importance  de  ses  devoirs,  se  livre  au  repos  pour  ménager  ses 
forces,  qui  lui  sont  bien  plus  nécessaires  qu'à  ceux  qui  obéissent. 
Trois  colonnes,  avons-nous  dit,   devaient  attaquer  Narâta  à  la 
pointe  du  jour  par  trois  côtés  différens.  La  première,  sous  les  or- 
dres du  colonel  Carbuccia  (1),  composée  du  5<  bataillon  de  chas- 
seurs, du  3e  bataillon  de  la  légion  étrangère  et  d'une  compagnie 
de  zouaves,  se  réunissait,  le  5  janvier  1850,  vers  trois  heures  du 
matin.  Les  hommes  étaient  sans  sac;  ils  emportaient  seulement  des 
cartouches  et  des  vivres  roulés  dans  une  demi-couverture  de  cam- 
pement. On  avait  calculé  qu'il   fallait  à  la  première  colonne  plus 
de  quatre  longues  heures  do  marche  pour  prendre  la  ville  à  revers 
avant  le  jour.  Cette  troupe  remonta  d'abord  sur  un  espace  de  près 
d'une  lieue  le  cours  de  l'Àbdi,  puis  se  jeta  tout  à  coup  à  droite  dans 
les  montagnes;  elle  était  précédée  de  guides  arabes,  que  l'appât 
du  gain  rend  capables  de  tout  braver,  el  qui,  marchant  en  avant, 
exposés  aux  premiers  coups,  s'acquittent  hardiment  de  leur  dan- 
gereux métier.  Pendant  cette  lente  ascension,  qu'éclaira  heureuse- 
ment la  clarté  de  la  lune,  il  fallut  vaincre  à  chaque  pas  de  nouvelles 
difficultés;  on  était  forcé  de  descendre  et  de  remonter  successive- 
ment des  précipices  affreux,  qui  devenaient,  à  mesure  qu'on  avan- 
çait, plus  impraticables.  Plusieurs  fois  on  crut  qu'il  faudrait  y  re- 
noncer; mais  le  coup  d'œil  sur  et  la  prompte  intelligence  du  chef 
d'état-major  Besson  (2),  rectifiant  au  besoin,  sur  un  terrain  qu'il 
devinait  plutôt  qu'il  ne  le  connaissait,   les  mouvemens  incertains 
de  l'avant-garde,  surmontèrent  tous  les  obstacles.  L'ennemi,  il  est 
vrai,  supprima  celui  qui  était  le  plus  à  craindre,  —  sa  propre  dé- 
fense: ne  croyant  pas  qu'une  marche  en  colonne  fût  possible  à  tra- 
vers des  rochers  où  il  fallait  se  servir  presque  constamment  des 
mains  pour  avancer,  il  nous  laissa  tourner  tranquillement  toutes  ses 
positions.  Nous  arrivâmes  ainsi,  avant  le  lever  du  soleil,  sur  la  hau- 
teur qui  contourne  et  domine  Narah,  attendant  que  les  deux  autres 
corps  fussent  engagés  sérieusement  avec  les  assiégés  pour  forcer 
l'une  des  entrées  de  la  ville,  et  restant  en  même  temps  à  portée  du 

(1)  Devenu  général,  il  fut  une  des  premières  victimes  de  la  guerre  d'Orient. 
%  Lieateaant-coloael.  major  de  tranchée  devant  Sdbastopol,  atteint  de  deux  coups 
de  feu  à  l'assaut  de  Malaksf. 


868  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

col  que  l'on  devait  franchir,  si  nous  ne  réussissions  pas  d'un  seul 
coup  de  main. 

Vers  cinq  heures,  la  deuxième  colonne,  sous  les  ordres  du  com- 
mandant Bras-de-Fer,  formée  du  8e  bataillon  de  chasseurs  à  pied,  du 
1"  bataillon  de  zouaves,  de  trente  sapeurs  du  génie,  d'une  section 
d'artillerie  de  montagne,  d'un  détachement  de  chasseurs  à  cheval 
et  de  spahis,  se  mettait  en  mouvement  vers  le  sentier  qui  gravit  les 
pentes  de  la  rive  droite  du  ravin.  L'ambulance  et  quelques  mulets 
haut  le  pied  venaient  à  la  suite.  Il  y  avait  à  franchir  de  ce  côté 
l'arête  flanquée  par  les  blockhaus  en  pierre,  puis  à  escalader  le 
rocher  du  Tanout.  L'ordre  était  donné  de  filer  sans  s'arrêter  et  sans 
s'occuper  des  défenses;  l'arrière-garde  devait  faire  main-basse  sur 
les  hommes  qui  s'j  trouveraient.  C'était  une  scène  saisissante  que 
cette  marche  dans  l'ombre,  à  travers  un  pareil  pays,  à  pareille 
heure.  Le  temps  était  froid,  mais  sec;  la  plupart  des  hommes  tous- 
saient, les  armes  cliquetaient.  On  se  demandait,  non  sans  anxiété, 
comment  avec  un  pareil  bruit  on  parviendrait  à  tromper  l'attention 
vigilante  de  l'ennemi;  mais  en  se  portant  à  deux  cents  pas  sur  notre 
liane,  l'on  n'entendait  plus  qu'un  bruit  sourd,  vague,  que  les  ve- 
dettes kabyles  pouvaient  prendre  pour  le  murmure  de  l'Abdi. 

Bientôt  on  arrive  au  pied  du  mamelon  où  était  le  premier  poste; 
on  monte  en  silence,  à  pas  de  loup  :  rien  ne  bouge.  On  rase  le 
deuxième,  le  troisième  blockhaus  :  rien...  Tout  est  désert.  L'en- 
nemi a  jugé  l'attaque  trop  difficile  par  le  Tanout,  et  a  cru  que  nous 
ne  pouvions  la  tenter  que  par  la  route  de  Menah  à  Narah.  Il  s'est 
d'ailleurs  souvenu  que  les  troupes  de  Carbuccia  avaient  suivi  cette 
route  quelques  mois  auparavant,  et,  persuadé  que  nous  ferons  de 
même  cette  fois,  ou  plutôt  que,  suivant  la  parole  du  colonel  Can- 
robert,  nous  reviendrons  à  l'époque  de  la  moisson,  il  a  dégarni  ses 
embuscades.  Nos  soldats  atteignent  donc  sans  temps  d'arrêt  la  base 
du  rocher.  La  voie  est  si  étroite,  si  rapide,  que  le  cavalier  est  obligé 
de  mettre  pied  à  terre  et  de  tenir  son  cheval  par  la  bride  :  c'est  un 
véritable  escalier  dont  les  degrés  sont  taillés  dans  la  montagne. 

Dans  le  même  temps,  la  troisième  colonne,  qui  obéit  au  chef  de 
bataillon  de  Lavarande  (1),  ayant  auprès  de  lui  son  adjudant-major 
Troyon  (2),  chemine  sur  les  escarpemens  de  la  rive  gauche,  de  ma- 
nière à  prêter  le  secours  de  ses  feux  à  celle  qui  s'élève  sur  la  droite. 
Elle  comprend  le  2e  bataillon  de  zouaves,  le  1"  bataillon  du  8e  de 
ligne,  renforcés  de  la  compagnie  de  grenadiers  du  2e  bataillon,  d'une 
pièce  de  montagne,  et  de  cinquante  chasseurs  d'Afrique. 


(11  Depuis  général,  tué  devant  Sébastopol. 

(2)  Depuis  chef  de  bataillon,  tué  à  la  bataille  de  l'Aima. 


LA    PRISE    DE    NARAH.  S69 

L'exécution  de  ce  mouvement  concentrique  était  complète  au  com- 
mencement du  jour.  \  l'heure  marquée,  presqu'au  même  moment, 
les  trois  tètes  de  colonnes  débouchaient  en  vue  de  Narah.  Le  chef  de 
l'expédition  avait  marché  au  centre  avec  les  troupes  du  comman- 
dant Bras-de-Fer;  il  se  tenait  derrière  le  premier  peloton  qui  servait 
d'éclaireur,  se  trouvant  ainsi  plus  à  même  de  diriger  toutes  ses 
forces.  L'aube  commençait  à  blanchir,  et  sur  le  fond  du  ciel  plus 
clair,  le  Tanout  dessinait  sa  crête  nue.  On  \it  alors  assez  distincte- 
ment au-dessus  de  nos  tètes  des  ombres  se  lever,  se  baisser...  C'é- 
taient les  vedettes  ennemies,  qui,  entendant  bruire  à  leurs  pieds, 
cherchaient  à  sonder  l'obscurité  de  la  vallée  et  prêtaient  l'oreille. 
Enfin  un  cri  terrible  d'alarme  s'élève  dans  l'espace  la  mousque» 
terie  s'allume  dans  l'ombre.  L'avant-garde,  qui  montait  avec  le 
colonel  Canrobert,  se  découvre;  les  cris  :  A  la  baïonnette!  reten- 
tissent; les  clairons  sonnent,  les  tambours  battent  la  charge,  les 
hommes  s'élancent.  A  peine  cependant  les  musiques  de  la  deuxiè 
colonne  ont-elles  entonné  l'air  enivrant  de  l'attaque,  que  celles 
de  la  première,  qu'a  dirigée  Carbuccia,  leur  répondent  derrière 
l'ennemi.  Le  sommet  du  Tanout.  abordé  résolument,  est  franchi; 
nos  soldats  se  précipitent  vers  Narah,  ils  roulent  comme  des  ava- 
lanches :  leur  élan  est  irrésistible.  Les  Kabyles  qui  occupaient  les 
abords  du  village,  surpris,  entraînés,  tourbillonnent  et  s'enfuient, 
les  uns  en  remontant  le  ravin,  les  autres  en  regagnant  la  \ille.  Le 
Se  bataillon  de  chasseurs  à  pied,  le  l"  de  zouaves,  les  sapeurs  du 
génie  de  la  colonne  du  centre,  se  jettent  à  la  poursuite  de  ces  der- 
niers, et  malgré  le  feu  à  bout  portant  qui  part  des  murailles  cré- 
nelées, ils  couronnent  vaillamment  le  rocher  et  les  terrasses.  Au 
même  instant,  des  compagnies  du  5e  bataillon  de  chasseurs,  du 
8e  de  ligne  et  de  la  légion  étrangère,  qui  formaient  la  tête  de  la 
première  colonne,  que  j'avais  l'honneur  de  commander,  pénètrent 
par  la  porte  opposée.  Le  commandant  de  Lavarande,  avec  le  2e  ba- 
taillon de  zouaves,  se  jette,  de  son  côté,  dans  le  village  des  Ouled- 
Sidi-Ahdallah,  qui  forme  la  partie  est  de  Narah,  pendant  qu'une 
partie  du  même  bataillon,  avec  quatre  compagnies  du  8e  de  ligne, 
après  avoir  emporté  le  village  des  Dar-ben-Labareth,  sur  la  gauche, 
achève  l'investissement  de  la  place  en  coupant  la  route  à  l'ennemi. 
Celui-ci  essaie  de  remontera  travers  les  jardins:  mais  le  commandant 
Levassor  Sorval,  secondé  par  deux  officiers  d'une  rare  valeur,  les 
capitaines  de  Cargouët  et  Alpy  (1),  avec  le  5"  bataillon  de  chas- 

(I)  Depuis  chefs  de  bataillon  l'un  et  l'autre  et  tués  devant  Sébastopol.  Le  brave  de 
C  irgouét,  la  veille  de  sa  mort,  avait  par  son  testament  laissé  une  partie  de  sa  foitune 
«  i  partager  entre  ceux  de  ses  soldats  qui  seraient  blessés  dans  l'affaire  où  il  allait  pro- 
bablement succomber  lui-même.  » 


870  REVUE    DES    DEUX    MONDE?, 

seurs  et  trois  compagnies  de  la  légion  étrangère,  longe  les  hauteurs 
de  la  rive  droite  du  ravin,  et  cerne  aussi  les  fuyards,  qu'un  peloton 
de  cavalerie  sabrait  sur  la  rive  gauche.  Rien  de  plus  étrange  ni  de 
plus  émouvant  que  le  spectacle  qui  se  déroulait  alors  sous  nos  yeux, 
et  dont  ne  perdront  jamais  le  souvenir  ceux  qui  en  ont  été  les  té- 
moins. Sur  le  fond  verdoyant  de  la  montagne  se  dessinaient  les 
dolmans  bleus  de  nos  chasseurs  d'Afrique,  les  vêtemens  rouges  des 
femmes,  les  burnous  blancs  des  Arabes,  tous  confondus  dans  un 
pêle-mêle  affreux;  les  cris  des  soldats,  les  gémissemens  des  vic- 
times, dominés  par  le  bruit  de  la  fusillade,  se  répétaient  en  échos 
prolongés  jusqu'au  fond  de  la  vallée,  et  le  soleil  levant  éclairait  de 
ses  pâles  rayons  cette  scène  confuse  et  sanglante. 

Sets  les  neuf  heures  du  matin,  nous  étions  maîtres  de  Narah.  Le 
feu  fut  aussitôt  mis  aux  maisons.  En  un  clin  d'œil,  une  ceinture  de 
flammes  environna  la  ville,  et  en  empêchant  nos  troupes  d'y  rester, 
sauva  beaucoup  de  gens  qui  avaient  cherché  un  refuge  dans  la  mos- 
quée. Cependant  il  ne  se  fit  qu'un  trop  grand  massacre  des  habi- 
tans.  Une  fois  le  soldat  animé  par  le  sang,  rien  ne  l'arrête;  la  ven- 
geance trouve  alors  son  excuse.  Quelques-uns,  moins  inhumains, 
ramenaient  vers  ceux  de  leurs  camarades  qui  n'avaient  pu  prendre 
part  au  pillage  des  femmes  et  des  enfans,  mais  en  petit  nombre,  car 
il  en  était  resté  fort  peu  au  milieu  des  assiégés.  Une  jeune  fille, 
entre  autres,  avait  été  enlevée  par  des  zouaves;  elle  était  entièrement 
nue,  soit  qu'elle  eût  été  dépouillée  de  ses  vêtemens,  soit  que  le  temps 
lui  eût  manqué  pour  s'en  couvrir  :  les  zouaves  l'enveloppèrent  du 
caban  d'ordonnance,  lui  firent  une  place  à  leurs  feux  de  bivouac,  et 
respectèrent  sa  faiblesse.  On  remarqua  aussi  une  autre  jeune  fille 
bien  digne  de  pitié;  elle  était  d'une  beauté  singulière,  et  le  fin  tissu 
de  sa  robe  blanche  dénotait  une  naissance  élevée.  Une  balle  l'avait 
frappée  en  pleine  poitrine,  et  elle  s'était  traînée  sur  la  plate-forme 
d'un  rocher  isolé  pour  éviter  l'incendie  qui  dévorait  sa  maison.  Il 
fut  impossible  de  la  secourir  :  on  l'aperçut  de  loin  se  débattant  dans 
les  angoisses  de  la  mort  et  tombant  après  d'affreuses  souffrances, 
sans  avoir  proféré  un  seul  cri.  Un  pauvre  Kabyle,  plus  heureux, 
échappa  miraculeusement  à  une  mort  presque  certaine.  Il  avait  été 
fait  prisonnier,  et  se  trouvait  gardé  à  vue  au  milieu  d'une  compa- 
gnie de  soldats.  Observant  ce  qui  se  passait  près  de  lui,  il  profite 
d'un  moment  favorable  et  se  sauve  à  toutes  jambes,  mais  non  sans 
essuyer  le  feu  de  plus  de  trente  hommes  qui  tirent  sur  lui  presque 
à  bout  portant  sans  pouvoir  l'atteindre.  D'autres  durent  leur  salut 
à  l'humanité  des  chefs,  entre  autres  le  taleb  (1)  de  Menah,  qui  s'était 

(1)  Espèce  d'instituteur  communal. 


LA    l'RISE    DE    NARAH.  871 

glissé  dans  les  rochers  à  la  suite  de  nos  soldats  pour  être  témoin  du 
combat,  et  qui,  pris  pour  un  ennemi,  faillit,  malgré  ses  innocentes 
lunettes  de  maître  d'école,  périr  victime  de  sa  curiosité. 

Jusqu'à  trois  heures  du  soir,  on  occupa  une  partie  des  troupes  à 
la  destruction  des  villages  et  des  fertiles  jardins  qui  avaient  été  la 
richesse  des  Kabyles  de  Narah.  La  prise  de  la  ville  fut  annoncée 
par  vingt  et  un  coups  de  canon  qu'on  dirigea  contre  les  maisons  pour 
en  activer  l'incendie.  Cette  décharge  retentissant  dans  ces  haute- 
montagnes,  portée  au  loin  par  leurs  brin  ans  échos,  annonçait  à  tout 
le  pays  notre  victoire,  qui  fut  saluée  par  les  acclamations  de  notre 
petite  armée. 

Quand  tout  fut  fini,  les  trois  colonnes  redescendirent  ensemble  les 
pentes  qui  conduisaient  au  camp  par  le  chemin  direct  de  Menai),  em- 
menant avec,  elles  un  convoi  de  nos  morts  et  de  nos  blessés.  Ces  sol- 
dats qui  avaient  passé  une  partie  de  la  nuit  à  marcher,  la  matinée  à 
combattre  et  à  vaincre,  la  journée  à  tuer,  incendier  et  dévaster,  ren- 
traient silencieux,  connue  si  la  fatigue  de  cette  longue  marche  et  le 
souvenir  des  cruelles  émotions  d'une  pareille  lutte  eussent  comprimé 
dans  leurs  cœurs  ces  explosions  de  joie  qui  suivent  ordinairement 
le  succès,  et  qui  rendent  les  troupes  si  bruyantes  et  si  gaies.  En  ar- 
rivant au  camp,  à  la  nuit,  chacun  pensait  à  prendre  un  repos  bien 
nécessaire:  mais  le  temps  et  les  ressources  ne  permettaient  point  ces 
repas  dont  le  soldat  goûte  si  bien  en  de  pareils  niomens  l'influence 
réparatrice,  heureux  encore  si  son  tour  de  service  ne  l'oblige  pas  à 
veiller  aux  avant-postes  et  aux  grand' gardes  pour  ceux  gui  donnent 
dans  le  camp  après  une  journée  d'épreuves  et  de  combats! 

Le  lendemain,  on  enterra  les  morts,  parmi  lesquels  si'  trouvaient 
deux  officiers,  tués  des  premiers  a  l'assaut  de  Narah.  On  ache\ 
détruire  les  plantations,  peut-être  aurait-on  mieux  fait  de  les  con- 
fisquer au  profit  de  nos  allies  de  Menait,  et  on  fit  sauter  les  block- 
haus, dernières  traces  matérielles  de  la  défense.  Vers  quatre  heures 
du  soir,  la  neige  commença  à  tomber  abondamment,  et  couvrit  toutes 
les  terres.  I  o  peu  plus  tôt,  nous  étions  prisonniers  dans  ces  monta- 
tagnes  infranchissables,  et  la  saison  rendait  impossible  ce  coup  de 
main,  si  glorieux  pour  nous,  si  nécessaire  pour  la  paix.  Nous  avions 
eu  l'heureuse  chance  de  profiter  du  dernier  beau  jour.  C'est  ainsi  que 
la  Providence  joue  constamment  le  grand  rôle  dans  les  vicissitudes 
de  la  guerre;  ce  n'est  pas  sans  raison  qu'en  invoquant  sa  toute- 
puissance,  on  l'appelle  le  Dieu  des  armées. 

Nous  fumes  retenus  par  le  mauvais  temps  jusqu'au  10  janvier.  Le 
colonel  Canrobert  en  profita  pour  régler  les  affaires  de  Menah  et  du 
pays  vaincu.  Depuis  notre  succès,  tous  les  principaux  chefs  étaient  à 


872 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ses  pieds.  Il  n'en  abusa  pas  pour  leur  imposer  de  dures  conditions  (1). 
Ceux-ci  le  remercièrent  :  «  Tu  es  fort,  lui  disaient-ils,  tu  es  géné- 
reux, sois  béni!  »  Dans  l'intention  de  les  tenter,  le  colonel  leur  dit  : 
<(  Mais  si  je  me  trouvais  seul  avec  un  faible  bataillon,  séparé  de  mon 
armée,  que  me  feriez-vous?  »  Tous  se  turent.  Un  seul,  plus  hardi  et 
plus  franc,  se  jeta  à  ses  pieds  et  lui  dit  :  «  Seigneur,  pardonne  ma 
franchise,  mais  nous  ne  pourrions  alors  surmonter  notre  instinct,  et 
nous  t' égorgerions  !  »  En  faut-il  plus  pour  faire  comprendre  et  excu- 
ser les  cruelles  représailles  auxquelles  nous  étions  si  souvent  en- 
traînés? 

Le  H,  on  voulut  reconnaître  la  route  directe  qui  ramène  à  Batna 
parTagourt,  en  franchissant  les  versans  des  montagnes  occidentales 
de  l'Oued- Abdi.  et  qui  avait  été  suivie  par  le  colonel  Carbuccia  à  sa 
dernière  expédition;  mais  la  route  avait  disparu  sous  la  neige.  Nous 
étions  forcés  de  redescendre  la  vallée  jusque  dans  le  Sahara. 

Le  10  jan\ier  au  soir,  nous  campions  à  Tiloukache,  après  avoir 
traversé  le  matin  la  joiie  ville  de  Menah,  dont  les  habitans,  depuis 
longtemps  en  rivalité  avec  les  gens  de  Narah,  s'étaient  montrés  fa- 
vorables à  nos  armes.  La  population  féminine,  si  remarquable  là  par 
sa  beauté  et  curieuse  comme  partout,  se  montrait  aux  fenêtres,  aux 
balcons,  pour  nous  voir  passer.  Le  taleb,  qui  avait  failli  payer  bien 
cher  la  curiosité  de  voir  comment  les  Français  s'y  prenaient  pour 
enlever  une  position  comme  Narah,  était  à  son  école,  où  il  se  con- 
tentait d'apprendre  à  lire  aux  enfans.  Un  taleb,  selon  les  Arabes, 
n'est  pas  un  homme;  qu'a-t-il  à  se  mêler  aux  guerriers?  Une  mère 
disait  un  jour  à  son  mari  :  «  Notre  fille  veut  à  toute  force  goûter 
du  mariage;  c'est  une  rage,  une  frénésie,  mais  comment  faire?  (Les 
guerriers,  les  jeunes  gens  de  la  tribu  étaient  en  razzia,  en  guerre.) 
—  Comment  faire?  dit  le  père.  Donnons -la  au  taleb  en  attendant 
que  nous  puissions  la  donner  à  un  homme.  » 

11  n'y  a  pas  de  position  plus  pittoresque  que  celle  de  Menah,  s'é- 
levant  au-dessus  de  l'Abdi  avec  sa  ceinture  de  vergers  plantés  et 
étages  comme  des  escaliers.  La  principale  mosquée  de  la  ville  est 
une  ancienne  église  chrétienne.  Il  y  a  encore  des  inscriptions  sur  les 
piliers  qui  soutiennent  la  toiture  de  l'édifice.  Il  s'y  trouve  aussi  de 
nombreuses  traces  de  constructions  romaines,  dont  les  lettres  que 
nous  parvenions  à  déchiffrer  nous  monnaient  qu'une  pensée,  comme 
un  reflet  de  l'immortalité,  avait  survécu  à  la  ruine  même  d'un  em- 
pire. 

(1)  Il  a  été  défendu  aux  gens  de  Narah  de  reconstruire  leur  ville  détruite;  ils  ne 
peuvent  bâtir  qu'au  pied  des  montagnes,  sur  l'Abdi  même. 


LA.    PRISE    DE    XARAH. 


Le  11,  nous  allions  camper  à  Gueddila,  riante  oasis  située  au- 
dessus  de  celle  deDjemora,  qui  compte  près  de  cent  nulle  palmiers. 
En  atteignant  le  lendemain  l'oasis  des  Beni-Souck,  un  spectacle  aussi 
charmant  qu'inattendu  s'offrit  à  nos  regards  :  nous  nous  trouvions 
tout  à  cou»  au  milieu  de  la  plus  riche  végétation,  au  sortir  des  at- 
fréux  rochers  à  travers  lesquels  nous  n'avions  cessé  de  cheminer  de- 
puis notre  départ.  Dans  cette  oasis,  que  baigne  l'Abdi,  les  hab.tans 
font  couler  l'eau  d'un  coté  de  la  rivière  à  l'autre  au  moyen  de  troncs 
de  dattiers  creusés  et  soutenus  par  des  poteaux.  Des  vignes  et  d  au- 
tres plantes  s'enlacent  à  ces  aqueducs  aériens  et  jettent  entre  les 
arbres  des  deux  rives  une  arcade  de  verdure,  de  fruits  et  de  fleurs 
Le  torrent  au  milieu  duquel  la  colonne  se  frayait  un  passage  tonnait 
ça  et  la  de  larges  miroirs  qui  répétaient  à  nos  pieds  cette  magnbqae 
décoration.  À  Narah,  nous  laissions  l'hiver;  nous  trouvâmes  1  été  a 
Gueddila,  et  surtout  à  Branis,  où  nous  bivouaquâmes  le  11. 

C'est  au  mois  de  mai  que  le  voyageur,  allant  prendre  1  Aboi  a  sa 
source  et  le  descendant  jusqu'à  l'endroit  où  il  se  perd  dans  les  sables, 
près  de  Biskara,  serait  témoin  de  merveilleux  contrastes  Au  pied 
du  Tenût-Ressas,  la  neige  couvre  encore  les  champs;  dans  les  jardins 
,,,.  Bahli,  nias  de  neige,  mais  le  sol  es.  sans  végétation;  a  Menah,  la 
terre  prend  déjà  cette  teinte  verte  du  blé  qui  commence  a  pousser, 
à  Diemora,  les  tiges  sont  élevées,  les  épis  se  forment;  à  Branis,  Us 
commencent  a  jaunir:  à  Biskara,  on  moissonne.  Unsi,  dans  1  espace 
de  deux  journée,  de  cheval,  on  serrai!,  comme  dans  un  d.omma, 
se  succéder  toutes  les  saisons. 

Le  13,  la  colonne  quitta  la  vallée  de  l'Abdi.  en  laissanl  Biskara 
sur  notre  gauche,  pour  gagner  El-Outaïa,  un  des  prenne,  s  postes  que 
ron  rencontre  à  l'entrée  du  désert.  El-Outaïa  a  été  prive,  par  les 
malheurs  de  la  guerre,  de  son  antique  fore,  de  palmiers,  et  n  ollre 
plus  qu'un  triste  et  misérable  aspect.  Nous  y  apprîmes  du  vieux 
Dheïna,  un  de  nos  plus  Mêles  serviteurs  dans  ces  lointains  parages, 
que  dans  la  nuit  du  5  au  6  il  aval,  observé  dans  1  Aures  une  grande 
teinte  rouge  de  sang.  Déjà  l'on  faisait  courir  des  bruits  fâcheux  sur 
l'expédition.  Dheïna  fit  éveiller  tout  son  monde  et  leur  dit  :  «  Re- 
gardez; voici  Narah  qui  brûle!  Allons  dormir  tranquilles  sous  nos 
tentes,  la  paix  est  rétablie  dans  le  pays.  » 

D'El-Outaïa,  nous  repassâmes  par  El-Kantara.  Longtemps  avant 
d'atteindre  ce  défilé,  une  des  portes  du  désert,  nous  aperçûmes  es 
montagnes  du  Tell,  que  couronnaient  de  gros  nuages  amoncelés 
sur  leurs  hautes  cimes,  lorsqu'un  ciel  d'une  pureté  éclatante  éclai- 
rait de  ses  feux  les  autres  points  de  l'horizon.  Les  chefs  arabes  qui 
nous  accompagnaient  nous  rappelèrent  à  ce  sujet  une  de  leurs  lé- 


S7&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gendes.  Le  Tell  ayant  un  jour  voulu  épouser  la  plaine  du  Sahara, 
celle-ci  le  repoussa  en  disant  :  —  Comment?  moi  qui  suis  une  jeune 
fille  toujours  souriante,  aux  yeux  bleus  "et  pleins  de  rayons,  j'irais 
épouser  un  homme  sombre,  maussade  comme  toi,  dont  le  front  est 
toujours  chargé  de  nuages!  Une  pareille  union  ne  pourra  jamais 
me  convenir. 

Nous  retrouvâmes  à  Ksour  la  neige  et  l'hiver.  Enfin  le  16  janvier 
1850  nous  étions  de  retour  au  chef-lieu  de  la  subdivision,  où  nous 
retrouvions  le  repos,  qui  nous  était  bien  nécessaire,  mais  sans  les 
charmes  et  les  distractions  des  autres  villes  de  l'Algérie. 

\  Batna,  qui  a  pris  depuis  une  certaine  importance  par  le  voisi- 
nage de  Lambessa,  devenu  un  lieu  de  déportation,  mais  qui  n'offrait 
alors  qu'un  assemblage  de  baraques  et  de  tentes,  un  beau  lion  ap- 
privoisé se  promenait  dans  les  rues;  les  soldats  du  camp  aimaient  à 
jouer  avec  lui  et  à  le  caresser.  11  se  tenait  ordinairement  dans  le 
voisinage  de  la  demeure  du  commandant  supérieur,  où  on  lui  por- 
tait régulièrement  à  manger.  Ce  lion  captif  et  soumis,  heureux 
de  vivre  au  milieu  de  nous,  était  l'image  assez  fidèle  du  triomphe 
de  la  civilisation  française  sur  la  barbarie  des  Arabes.  Dès  cette 
époque  en  effet,  après  la  prise  el  la  destruction  de  Zaatcha  et  de  Psa- 
rah,  la  France  était  maîtresse  de  tout  le  pa\  s  qui  s'étend  du  littoral 
de  la  mer  à  l'intérieur  du  désert,  entre  les  deux  états  de  Tunis  et  du 
Maroc,  à  l'exception  de  la  Kabylie  proprement  dite.  Cette  partie  de 
l'Algérie,  réservée  pour  de  derniers  coups,  comme  la  plus  difficile  à 
soumettre,  a  été  depuis,  presque  chaque  année,  le  théâtre  de  nou- 
veaux exploits  pour  notre  armée  d'Afrique.  La  guerre  d'Orient  avait 
seule  reculé  la  fin  de  cette  lutte,  que  le  maréchal  Randon  aura  l'hon- 
neur de  terminer,  car,  à  eu  juger  par  les  dernières  opérations,  dont 
l'épisode  que  nous  venons  de  raconter  aura  du  moins  pu  servir  à 
donner  une  idée,  la  Kabylie  subit  à  son  tour  l'ascendant  de  notre 
force  et  se  soumet  à  notre  influence,  après  avoir  offert  une  victoire 
de  plus  aux  frères  d'armes  qui  nous  ont  remplacés  sur  cette  terre 
d'Afrique,  où  ne  cessent  de  les  suivre  nos  souvenirs  et  nos  vœux! 

Charles  Bociier. 


LES  SEIGNEURS 

DAKSAKOVA 

CUR0S1QIE  DTNE  FAHILLE  RISSE  SOIS  CATHERINE  11. 


Semiinaia 


Khronika  i  Vospominaniu  [Chronique  et  Souvenirs),  par  M.  Aksakof,  Moscou  1836. 


On  peut  distinguer  deux  périodes  dans  le  laborieux  travail  qu  ac- 
complit depuis  deux  siècles  sur  elle-même  la  société  russe,  pour 
concilier  son  antique  génie  avec  1-  exigences  de  lapc^^°: 
derne.  Durant  la  première  période,  qui  s'étend  de  Pierre  Le  Grand  à 
Catherine  II,  le  mouvement  réformateur  garde  un  caractère  purement 

gouvernemental  en  quelque  sorte;  il  -  concentre  dans  ce  qu  on 
pourrait  appeler  la  Russie  officielle,  et  c'est  1  influence  occidentale 
L'on  s'applique   presque  exclusivement  a    faire   triompher.   Avec 
notre  siècle  commence  la  seconde  période,  qui  se  coutume  encore  : 
les  Ru^se;  portent  alors  leur  attention,  non  plus  seulement  sur  1  Lu- 
vope,  mais  sur  eux-mêmes,  sur  les  ressources  ou  sur  les  obstacles 
qu'oppose  l'esprit  national  à  tous  ceux  qu,  veulent  sincèrement  le 
SS  moral  et  intellectuel  delà  Russie.  Cette  lots  le  gouvernement 
n'est  plus  seul  préoccupé  de  l'œuvre  réformatrice,  il  est  seconde  par  a 
soc    té  tout  entière.  Qu'est-ce  donc,  se  demande-t-on,  que  cette  ,  ,eil  e 
Russie    a  laquelle  Pierre  et  Catherine  voulaient  substituer  brusque- 
ment une  Russie  nouvelle?  N'y  aurait-il  point  la  des  forces  morales, 
te  traditions  puissantes  qu'où  a  trop  dédaignées?  Il  n  est  certes  pas 
sans  intérêt  de  le  savoir.  Si  l'on  ne  trouve  dans  la  vieille  Russie  que 
barbarie  et  ignorance,  ceux  qui  voulaient  rompre  complètement  avec 


876 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


elle  avaient  raison;  si  au  contraire  quelques  influences  bienfaisantes, 
quelques  instincts  de  progrès  moral  pouvaient  en  être  dégagés,  à 
quoi  bon  se  priver  du  concours  de  ces  élémens  précieux,  et  ne  pas 
donner  au  mouvement  réformateur  en  Russie  cette  base  solide  du 
caractère  national,  sans  Laquelle  les  plus  utiles  tentatives  de  ce  genre 
échouent  tôt  ou  tard? 

La  question  se  pose  nettement,  on  le  voit;  mais  avant  de  cher- 
cher à  la  résoudre  à  l'aide  d'un  livre  accueilli  récemment  avec  un  in- 
térêt particulier  par  le  public  russe,  et  qui  nous  transporte  sous  le 
règne  de  Catherine  II,  dans  cette  Russie  du  passé  si  imparfaitement 
connue  encore,  rappelons  un  moment,  pour  apprécier  plus  équita- 
blement  les  grandes  mesures  administratives  de  la  célèbre  tsarine, 
quelle  en  était  la  vraie  portée,  quel  en  était  le  principal  but.  Exciter 
l'attention  de  l'Europe,  telle  était  la  préoccupation  dominante  de  Ca- 
therine. Pour  arriver  à  ses  lins,  elle  employa  deux  moyens,  les  con- 
quêtes et  les  réformes.  On  sait  quels  succès  obtinrent  les  armées 
russes  sous  le  règne  de  cette  souveraine.  La  Russie  doit  à  Cathe- 
rine II  une  partie  de  son  vaste  territoire.  Après  avoir  réuni  à  l'em- 
pire la  Crimée,  les  plaines  du  Kouban,  les  plus  fertiles  provinces  de 
la  Pologne,  Catherine  II  assurait  encore  à  la  Russie,  peu  de  jours 
avant  sa  mort,  la  possession  de  la  Courlande.  Comme  réformatrice, 
Catherine  n'est  pas  moins  célèbre  que  comme  conquérante,  et  tout 
le  monde  connaît  son  programme.  C'est  des  écrits  de>  philosophes 
français  (pie  Catherine  s'était  inspirée:  elle  effrayait  même  par  la 
hardiesse  de  ses  vues  les  hommes  qui  étaient  alors  en  France  au 
timon  des  affaires  (I).  Bien  mieux,  elle  avait  annonce  le  désir  de 
transporter  dans  son  empire  le  foyer  même  des  principes  qui  me- 
naçaient d'embraser  la  France.  Elle  avait  proposé  à  D'Alembert  de 
continuer  dans  ses  états  la  publication  de  l'Encyclopédie.  «  La  lu- 
mière nous  vient  du  Nord,  »  se  disaient  avec  enthousiasme  les  écri- 
vains qui  combattaient  alors  en  France  les  abus  du  despotisme. 
L'édifice  dont  Pierre  le  Grand  avait  tracé  le  plan  gigantesque,  et 
auquel  ses  successeurs  avaient  à  peine  su  ajouter  quelques  assises, 
Catherine  se  croyait  appelée  à  le  terminer.  La  tâche  était  immense, 
mais  rien  ne  pouvait  l'effrayer.  «  Dans  l'étendue  de  la  Russie,  écri- 
vait-elle à  l'un  de  ses  spirituels  correspondais,  un  an  n'est  qu'un 
jour.  »  Aussi  pressait-elle  de  tout  son  pouvoir  la  réalisation  des  ré- 
formes qu'elle  voulait  introduire  dans  l'administration  du  pays.  Quel 
pouvait  en  être  le  résultat?  C'est  ce  qu'il  reste  à  examiner. 

L'état  de  la  Russie  pendant  que  Catherine  poursuivait  l'exécution 


il)  La  déclaration  de  principes  que  Catherine  II  publia  en  1768  sous  le  titre  ^In- 
struction pour  It  rode  fut  défendue  en  France  par  la  censure. 


LES    SEIGNEURS    D'AKSAKOVA.  877 

de  ses  plans  audacieux  est  resté  presque  inconnu  aux  voyageurs  qui 
visitèrent  alors  cet  empire.  Ce  qu'ils  purent  observer  à  leur  aise,  ce 
qu'ils  se  complurent  à  décrire,  c'est  la  cour  de  l'Ermitage,  avec  sps 
splendeurs  et  ses  intrigues.  A  l'avènement  de  Paul  Ier  seulement,  on 
entrevit  quelque  chose  de  la  vérité;  on  remarqua  entre  les  plans  si 
pompeusement  proclamés  et  l'état  réel  du  pays  un  contraste  aflli- 
geant.  Pouvait-on  s'en  étonner?  Ne  savait-on  pas  que  l'instigatrice  de 
ces  changemens  était  la  même  souveraine  qui  créait  des  villes  d'un 
trait  de  plume  (1)?  Catherine  avait  réussi  a  éblouir  l'Europe,  à  flatter 
ce  goût  d'ostentation  qui  caractérise  les  classes  supérieures  en  Rus- 
sie, et  c'est  tout  ce  qu'elle  se  proposait.  «  L'impératrice  Catherine  II, 
a  d'il  Nicolas  Gogol  dans  ses  Lettres  à  mes  amis,  a  eu  surtout  en  Mie 
d'exposer  la  Puissie  aux  regards  de  l'Europe.  Cette  remarque  de 
Gogol  est  juste:  au  fond,  Catherine  ne  pratiquait  guère  les  maximes 
dont  elle  se  faisait  l'apôtre  exaltée,  et  celle  qui  invitait  les  sa\ans  de 
l'Europe  à  lui  adresser  des  projets  sur  l'émancipation  des  paysans 
soumettait  sans  scrupule  au  servage  toute  la  population  d'une  des 
plus  vastes  provinces  de  l'empire.  En  ne  contestant  pas  ce  qui  se 
mêlait  souvent  de  sincère  et  de  généreux  à  ses  intentions,  on  est 
forer  de  reconnaître  que  le  principe  exclusif  de  ses  réformes  devait 
les  faire  échouer.  Il  \  avait  incompatibilité  entre  l'état  moral  des 
populations  russes  et  l'œuvre  entreprise.  Il  \  avait  d'autre  part  utilité 
peut-être  à  ne  pas  négliger  absolument  les  ressources  qu'oll'raient 
les  vieilles  coutumes  et  les  qualités  distinctives  de  la  société  qu'on 
cherchait  à  transformer.  Les  écrivains  russes  du  dernier  siècle  n'osè- 
rent malheureusement  émettre  contre  les  réformes  de  Catherine  que 
des  objections  assez  superficielles.  Les  révélations  de  détail  ne  man- 
quèrent pas  sans  doute  chez  quelques-uns  de  ces  écrivains,  chez  Von 
\  isin  notamment;  ce  qui  manqua,  ce  furent  les  \  ues  générales,  ce  fut 
la  notion  de  l'ensemble.  Était-ce  assez  que  de  constater  l'insuffisance 
de  certaines  réformes  administratives".'  Non  sans  doute.  C'est  par 
l'état  moral  où  Catherine  laissa  la  société  russe  que  cette  souveraine 
doit  être  jugée.  De  toutes  les  classes  de  cette  société,  prenons  celle 
qui  subit  le  plus  directement  son  influence.  La  noblesse  ne  fut-elle 
pas  sous  son  règne  partagée  pour  ainsi  dire  en  deux  groupes  dis- 
tincts, l'un  pénétré  d'un  matérialisme  d'origine  trop  visiblement 
étrangère,  l'autre  inaccessible  à  l'esprit  de  réforme  et  gardant  au 
fond  des  provinces  une  sorte  d'indépendance  sainage?  Pour  exer- 
cer une  action  utilement  réformatrice,  il  eût  fallu  se  placer  entre 
les  témérités  philosophiques  et  la  timidité  routinière.  Catherine  ne 

(1)  C'est  ainsi  que  la  tsarine  couvrit  la  Sibérie  de  villes  imaginaires,  qu'un  oukase 
de  1797  dut  replacer  au  rang  de  villages. 


878  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sut  pas  prendre  cette  attitude;  elle  se  soucia  peu  d'introduire  en 
Russie  des  réformes  praticables,  elle  ménagea  même  l'inertie  du 
vieu \  génie  russe  (1),  à  la  condition  que  les  idées  et  les  mœurs  de 
la  cour  de  Louis  XV  auraient  accès  à  l'Ermitage.  Aussi,  en  dehors 
des  conquêtes  et  du  prestige  des  armes,  n'a-t-elle  légué  à  son  em- 
pire  que  des  créations  éphémères  à  côté  de  mœurs  profondément 
altérées.  «  Si  Catherine  avait  encore  vécu  âge  d'homme,  disait  le 
prince  Ghterbatof,  elle  aurait  conduit  la  Russie  au  tombeau.  »  C'est 
là  un  jugement  bien  sévère,  mais  qui  ne  saurait  étonner  depuis  qu'un 
curieux  document,  interrogé  avec  un  empressement  significatif  par 
le  public  lusse,  est  venu  jeter  la  plus  triste  lumière  sur  le  désaccord 
que  nous  signalons  entre  les  plans  de  Catherine  et  les  vrais  besoins 
(\u  pays. 

L'auteur  de  ce  livre,  M.  Aksakof,  avait  commencé  par  publier 
quelques  esquisses  où  l'influence  des  littératures  étrangères  et  d'un 
goût  trop  prononcé  pour  le  genre  descriptif  avait  laissé  de  nom- 
breuses traces.  Plus  récemment,  on  avait  vu  M.  Aksakof  suivre  une 
voie  meilleure  et  donner,  sous  la  forme  de  récits  de  chasse  et  de 
pêche,  des  tableaux  empreints  d'un  vif  sentiment  des  beautés  sau- 
\  âges  de  la  nature  russe  sur  les  confins  de  l'Asie.  Il  était  évident  que 
cet  écrivain  mûrissait  son  talent  par  des  études  patientes.  L'ouvrage 
nouveau  dont  nous  voudrions  parler  montre  en  lui,  non  plus  seule- 
ment un  simple  interprète  des  scènes  de  la  nature,  mais  un  peintre 
habile  du  cœur  humain.  Quoique  disciple  de  Gogol,  dont  il  était 
l'ami,  l'auteur  n'a  rien  de  l'humeur  satirique  de  son  maître,  et  c'est 
avec  une  sérénité  parfaite  qu'il  envisage  son  sujet  sous  les  faces  les 
les  plus  diverses.  Les  fragmens  dont  est  composé  le  volume  de 
\1.  Ûtsakof  sont  classés  dans  deux  divisions  :  la  première  porte  le 
nom  de  Chronique,  la  seconde  celui  de  Souvenirs,  et  l'auteur  nous 
déclare  qu'aucun  lien  n'existe  entre  les  deux  parties  de  son  li\  re. 
Ce  n'est  là,  disons-le  tout  de  suite,  qu'un  moyen  de  dérouter  le 
lecteur.  M.  Aksakof  a  puisé  tous  ces  renseignemens  dans  l'histoire 
de  sa  famille,  et  comme  nous  n'avons  point  les  mêmes  ménagemens 
à  garder,  nous  replacerons  tous  les  personnages  de  ce  tableau 
dans  le  cadre  qui  leur  convient;  nous  nous  attacherons  surtout  à 
faire  ressortir  les  traits  qui  caractérisent  le  mieux  leur  état  moral, 

(1)  Pour  flatter  le  vieux  parti  russe,  Catherine  alla  jusqu'à  lancer  dans  ses  écrits 
quelques  traits  satiiiques  contie  les  modes  fiançaises  et  les  vices  de  son  époque.  Au 
fond,  ces  démonstrations  n'av.dent  rien  de  séiieux,  venant  d'une  souveraine  qui,  dès 
l'âge  de  treize  ans,  faisait  de  Bayle  sa  leclure  favorite.  Il  en  était  de  ces  concessions 
faites  par  Catherine  à  l'espiit  national  comme  du  costume  russe  de  fantaisie  qu'elle 
portait  à  certaines  époques  solennelles.  Le  vieux  paiti  russe  savait  à  quoi  s'en  tenir  sur 
cette  tactique,  et  il  ne  cessa  jamais  de  protester  en  secret  contie  les  influences  étrangères 
qui  dominaient  à  la  cour. 


LES    SEIGNEURS    D'AKSAKOVA.  879 

tout  en  cherchant  à  conserver  le  tour  simple  et  expressif  qui  distin- 
gue la  plume  du  conteur  russe.  M.  Aksakof,  qu'on  ne  l'oublie  point, 
n'a  pas  écrit  un  roman  :  ce  qu'il  nous  donne,  c'est  une  chronique, 
la  chronique  d'une  famille  russe  sous  Catherine  II,  et  à  l'histoire  de 
cette  famille,  qui  est  la  sienne,  l'auteur  ajoute  quelques  détails  sur 
son  éducation  et  sa  jeunesse.  Plaçons-nous  maintenant  au  milieu  des 
personnages  dont  il  trace  le  portrait.  Ce  qu'ils  nous  apprendront  sur 
eux-mêmes  nous  éclairera  peut-être  sur  l'avenir  du  mouvement  de 
réforme  commencé  avec  notre  siècle,  mouvement  qui  tire  sa  prin- 
cipale force  d'un  sentiment  plus  vrai,  d'une  connaissance  plus  com- 
plète des  traditions  et  des  coutumes  de  l'ancienne  société  russe. 
A  défaut  de  l'intérêt  d'une  action  suivie,  les  récits  de  M.  Aksakof 
ont  celui  de  tableaux  fidèles,  et  des  faits  caractéristiques  servent  en 
quelque  sorte  de  commentaire  à  chacun  des  portraits  réuni-  flans 
son  livre. 


I. 

La  Chronique,  qui  forme  la  première  partie  de  l'ouvrage  de  M.  Ak- 
sakof, se  divine  elle-même  en  plusieurs  fragmens,  dont  le  premier 
nous  met  en  présence  du  grand-père  de  l'auteur.  L'aïeul  de  M.  Ak- 
sakof est  le  type  parlait  de  l'ancien  propriétaire  russe,  vivant  au 
milieu  de  ses  paysans,  lier  de  son  antique  origine  et  nourrissant  un 
secret  dédain  pour  la  nouvelle  race  d'hommes  qui  s'élève  autour 
de  lui.  Apres  avoir  servi  quelque  temps  dans  l'armée.  Stépane  Mi- 
khaïlovitch s'est  retiré  au  fond  du  gouvernement  de  Simbirsk,  dans 
un  domaine  peuple  de  cent  quatre-vingts  paysans  et  donne  à  ses 
ancêtres  par  les  tsars.  On  l'\  trouve  établi  au  commencement  du 
règne  de  l'impératrice  Catherine,  avec  sa  famille,  composée  de 
sa  femme,  Anna  Vassilievna,  et  de  quatre  enfans,  dont  un  fils. 
L'administration  de  cette  propriété  est  sa  principale  occupation,  et 
Stépane  Mikhaïlovitch  a  toutes  les  qualités  physiques  et  morales  que 
réclame  une  pareille  tâche. 

«  Stépane  Mikhaïlovitch  était  d'une  taille  au-dessous  de  la  moyenne;  mais 
sa  poitrine  saillante,  ses  épaules  d'une  largeur  peu  commune,  ses  mains  aux 
veines  gonflées  et  son  corps  musculeux  lui  donnaient  une  apparence  athlé- 
tique. Lorsque  dans  sa  jeunesse  il  se  livrait,  avec  ses  camarades  du  régiment, 
à  des  exercices  d'adresse,  ceux-ci  le  saisissaient  souvent  tous  à  la  l'ois  et  se 
cramponnaient  après  lui;  mais  il  les  jetait  bas  en  un  tour  de  main,  et  ils  tom- 
baient autour  de  lui  comme  tombent,  au  premier  souffle,  les  gouttes  de  pluie 
qui  chargent  les  feuilles  d'un  chêne.  Une  figure  régulière,  de  grands  yeux 
d'un  bleu  foncé,  qui  s'entlammaient  au  moindre  mouvement  de  colère,  mais 
dont  l'expression  était  pleine  de  douceur  lorsque  le  calme  succédait  à  la  pas- 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sion,  dos  sourcils  épais  et  une  bouche  aux  contours  gracieux,  une  épaisse 
chevelure  blonde,  tout  cela  donnait  uses  traits  une  séduisante  expression 
de  franchise  et  d'honnêteté.  Personne  ne  doutait  de  sa  parole;  elle  était  plus 
sûre  que  tous  les  engagemens  religieux  ou  civils.  Comme  tous  les  proprié- 
taires de  cette  époque,  il  n'avait  aucune  instruction  et  ne  connaissait  même 
que  très  imparfaitement  les  règles  de  la  grammaire,  mais  il  avait  un  esprit 
sain  et  lucide.  Apres  avoir  servi  quelques  années  dans  l'armée,  il  en  était 
sorti  avec  le  grade  de  quartier-maître.  A  cette  époque,  les  nobles  restaient 
longtemps  soldats  ou  sous-officiers,  lorsqu'ils  n'étaient  pas  inscrits  au  service 
dès  le  berceau,  et  dans  ce  cas  ils  étaient  promus  dans  la  ligne  avec  le  grade 
de  capitaine  dès  qu'ils  avaient  obtenu  le  grade  de  sergent  dans  la  garde.  Les 
états  de  service  de  Stépane  Mikhaïlovitch  me  sont,  inconnus:  tout  ce  que  j'en 
ai  appris,  c'est  qu'il  avait  été  souvent  envoyé  à  la  poursuite  des  brigands  qui 
infestaient  les  bords  du  Volga,  et  que  dans  toutes  ces  expéditions  il  avait  fait 

preuve  de  c >age  et  de  sagacité'.  Les  brigands,  qui  avaient  appris  à  le  con- 

naitre  à  leurs  dépens,  le  craignaienl  comme  le  feu.  Lorsqu'il  avait  pris  la  di- 
rection de  ses  liions,  il  avait  montré  beaucoup  de  sagesse  dans  Paccomplis- 

- ut  de  ses  nouveaux  devoirs.   \u  bout  de  quelques  mois,  il  axait  conquis 

l'estime  el  l'affection  de  tous  les  propriétaires  voisins  par  les  nobles  qualités 
de  son  caractère.  Personne  ne  s'adressait  à  lui  vainement;  ses  ambars(l) 
étaient  ouverts  à  tout  le  monde,  (i  Prends  ce  que  tu  veux,  disait-il,  tu  me  le 
rendras  à  la  première  bonne  récolte,  et  si  cela  te  gêne,  nous  n'en  reparle- 
rons plus,  h  il  n'obligeait  pas  d'ailleurs  indistinctement  tous  ceux  qui  s'adres- 
saient a  lui;  comme  il  avait  horreur  du  mensonge,  les  hommes  qui  essayaient 
de  le  tromper  étaient  indignement  chassés  de  sa  maison.  La  règle  de  con- 
duite qu'il  s'était  imposée  à  l'égard  des  paysans  qu'il  prenait  en  défaut  était 
conforme  aux  idées  de  l'époque.  «  Les  propriétaires  qui  infligent  à  leurs  pay- 
sans îles  corvées  supplémentaires,  disait-il.  font  un  mauvais  calcul,  car  ils 
appam  riss  tnt  leurs  serfs  e1  se  font  tort  à  eux-mêmes.  Les  amendes  ou  l'exil 
ne  valent  pas  mieux.  »  Quant  à  livrer  un  paysan  à  la  police,  il  n'y  fallait  pas 
songer.  Une  pareille  punition  eût  paru  inouie  à  cette  époque,  tout  le  village 
serait  accouru  pour  accompagner  le  malheureux  coupable,  comme  s'il  s'était 
agi  de  le  porter  en  terre,  et  celui-ci  n'eût  point  manqué  de  se  croire  désho- 
noré pour  le  reste  de  ses  jours  ('.>).  C'est  pourquoi  Stépane  Mikhaïlovitch 
faisait  administrer  des  chàtimens  corporels  à  ses  paysans  dans  son  domaine; 
mais  il  était  rarement  obligé  d'en  venir  à  cette  extrémité,  la  plupart  de  ses 
paysans  ne  lui  donnant  aucun  sujet  de  plainte.  » 

Cet  homme  d'un  caractère  ferme  et  droit,  ce  maître  juste  et  com- 
patissant, toujours  prêt  à  donner  un  conseil  ou  à  rendre  service 

(1)  Granges  ou  hangars. 

(2)  En  oie  aujourd'hui  la  police  inspire  aux  paysans  russes  un  sentiment  de.  répulsion 
générale.  11  y  a  peu  d'années,  un  fabricant  étranger  de  Moscou  voulut  lui  livrer  un  de 
ses  ouvriers.  Celui-ci  se  réfugia  immédiatement  chez  son  seigneur,  qui  habitait  Moscou. 
Il  reconnaissait  la  faute  dont  il  s'était  rendu  coupable  et  ne  refusait  point  d'en  subir 
les  conséquences,  mais  il  demandait  à  être  battu  dans  la  cour  de  son  maître  par  les 
paysans  de  la  commune  à  laquelle  il  appartenait. 


LES    SEIGNEURS    D'AKSAKOVA.  881 

à  ses  voisins,  qu'était-il  dans  son  intérieur  et  comment  se  compor- 
tait-il envers  les  siens?  Le  seigneur  d'Aksakova  était,  il  faut  le 
reconnaître,  un  véritable  despote  dans  sa  maison;  seulement  per- 
sonne n'y  trouvait  à  redire  Les  mœurs  de  l'époque  autorisaient 
Stépane  Mikhaïlovitch  à  exiger  de  tous  les  membres  de  sa  famille 
une  soumission  absolue;  la  moindre  opposition  de  leur  part  révi  il- 
lait chez  lui  une  colère  sauvage,  qui  étouffait  à  l'instant  même  tous 
les  nobles  instincts  de  son  cœur,  toutes  les  rares  qualités  de  son 
esprit.  Ce  n'étaient  là  sans  doute  que  des  crises  passagères  après 
lesquelles  Stépane  Mikhaïlovitch  reprenait  bien  vite  le  ton  franc  el 
enjoué  qui  lui  était  habituel.  Notons  pourtant  ces  contrastes.  Dans 
une  pareille  enquête  sur  la  vieille  Russie,  aucun  trait  du  caraeti  re 
national  ne  doit  être  omis.  L'horreur  du  mensonge,  la  fidélité  à  sa 
parole,  la  bienveillance  el  la  générosité  patriarcales,  voilà  1rs  qua- 
lités qu'on  rencontrait,  sous  le  règne  de  Catherine,  en  dehors  de  la 
région  officielle,  où  se  limitait  l'action  du  gouvernement.  La  bruta- 
lité, la  violence,  un  sensualisme  sauvage,  la  tendance  à  ériger  l'au- 
torité paternelle  en  despotisme,  tels  étaient  les  vices  qu'il  importail 
de  combattre.  C'est  par  le  développement  de  certaines  qualités  du 
caractère  russe  qu'un  réformateur  intelligent  eût  pu  en  atténuer  les 
défauts.  \u  lieu  de  s'appuyer  sur  cette  base  naturelle,  Catherine 
agissait  au  nom  des  doctrines  matérialistes  de  l'Encyclopédie.  On 
ne  s'étonnera  pas  si  ses  efforts  restaient  stériles,  et  si  la  \ie  des  po- 
pulations de  l'intérieur  continuait  à  offrir,  à  côté  de  tableaux  d'une 
poésie  toute  primitive,  les  plus  honteux  et  les  plus  affligeans  ;-ec- 
tacles. 

Pendant  bien  des  années,  aucun  événement  important  ne  vint 
troubler  l'existence  retirée  du  seigneur  d'Aksakova.  11  vivait  dans 
la  tranquillité  la  plus  profonde,  surveillant  les  travaux  de  ses  pay- 
sans, et  entouré  de  sa  famille  qui  s'était  augmentée  de  sa  nièce, 
Prascovia  Ivanovna.  Cette  jeune  personne,  ayant  perdu  ses  parens, 
se  trouvait  à  la  tête  d'une  fortune  considérable,  et  Stépane  Mikhaïlo- 
vitch avait  été  nommé  sou  tuteur.  Comme  elle  était  d'un  caractère 
doux  et  soumis,  celui-ci  la  prit  bientôt  en  affection.  L'auteur  nous 
fait  une  attrayante  peinture  de  cette  existence  patriarcale  dans  un 
chapitre  auquel  il  a  donné  pour  titre  :  Un  des  jours  heureux  de  Sté- 
pane Mikhaïlovitch.  On  remarquera  cependant  encore  ici,  au  milieu 
même  des  heures  les  plus  douces  de  la  vie  de  famille,  une  sorte  de 
contrainte  et  de  torpeur  morale  qui  caractérise  l'époque  et  le  pays. 

«  On  était  à  la  fin  de  juin ,  il  faisait  une  chaleur  accablante.  Le  jour  com- 
mençait à  poindre;  une  brise  légère,  qui  tombe  ordinairement  dans  ces  con- 
trées à  mesure  que  le  soleil  s'élève  a  l'horizon,  rafraîchissait  un  peu  c 
atmosphère  tropicale,  dont  les  ombres  de  la  nuit  n'avaient  point  adou   :  l'i   - 


TOME    IX. 


SU 


882  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

deur.  A  peine  la  brise  avait-elle  commencé  à  se  faire  sentir,  que  mon  grand- 
père  se  réveilla...  L'air  frais  du  matin  lui  causa  une  agréable  impression,  et, 
contre  son  ordinaire,  il  tira  lui-même  d'un  cabinet  voisin  une  pièce  de  feutre 
qu'il  posa,  en  guise  de  siège,  sur  la  première  marche  de  l'escalier.  Cela  fait, 
il  s'assit  pour  saluer,  suivant  son  usage,  le  lever  du  soleil.  Ce  spectacle  fait 
naître  des  idées  riantes  même  chez  ceux  qui  n'y  sont  nullement  disposés. 
Mon  grand-père  avait  en  ce  moment  un  autre  motif  de  contentement  :  il  pou- 
vait promener  ses  regards  sur  les  nombreuses  dépendances  qui  entouraient 
sa  maison.  La  cour  n'était  point  encore  entourée,  il  est  vrai,  d'une  enceinte 
de  planches;  il  en  résultait  que  les  bestiaux  du  village,  que  l'on  formait  en 
troupeau  peur  les  conduire  aux  champs,  s'y  répandaient  en  passant  chaque 
matin,  et  le  soir  lorsqu'ils  regagnaient  leurs  étables.  Cette  fois  plusieurs  co- 
chons couverts  de  boue  se  frottaient  contre  l'escalier  même  de  la  maison,  et 
y  cherchaient  en  grognant  «les  débris  d'écrevisses  el  autres  restes  des  repas 
de  la  veille  que  l'on  avail  jetés  en  ce  lieu  comme  d'ordinaire.  Les  vaches  et 
les  moutons  venaient  aussi  dans  la  cour,  y  laissant  ça  et  là  des  traces  évi- 
dentes de  leur  passage.  Mon  grand-père  n'y  trouvait  point  ù.  redire  :  il  aimait 
à  voir  ces  bestiaux,  car  leur  air  de  santé  prouvait  que  la  prospérité  et  le 
•bonheur  régnaienl  dans  ses  domaines;  mais  les  claquemens  répétés  du  long 
fouet  que  portent  les  bergers  se  tirent  entendre,  et  les  visiteurs  à  quatre 
pattes  disparurent.  Les  habitansde  la  cour  commencèrent  bientôt  à  se  mon- 
trer, i  ii  gros  palefrenier,  auquel  on  donna  jusqu'à  ses  \  ieux  jours  le  nom  de 
Spirka  (l),  amena  l'un  après  l'autre  trois  étalons  ;  il  les  attacha  à  un  pieu 
pour  les  panser,  et  les  promena  ensuite  au  bout  d"une  longe,  pendant  que 
mon  grand-père  s'extasiait  sur  leurs  belles  formes,  et  parlait  avec  orgueil 
des  produits  qu'ils  lui  donnaient.  La  vieille  sommelière  parut  à  son  tour;  elle 
sortit  de  la  cave  qui  lui  servait  de  gite,  alla  se  laver  dans  la  rivière  voisine, 
revint  en  poussanl  lies  soupirs  et  des  exclamations  étouffées,  suivant  son 
habitude,  et  se  tourna  vers  le  soleil  levant  pour  dire  sa  prière.  Des  hiron- 
delles gazouillaient  gaiement  dans  les  airs  en  y  décrivant  de  longs  circuits; 
les  cailles  jetaient  leur  cri  retentissant  dans  les  blés;  le  chant  rauque  des 
geais  se  faisait  entendre  au  milieu  des  buissons;  les  bécassines,  blotties  dans 
les  marais  voisins,  leur  répondaient,  et  les  rouges-gorges  semblaient  défier 
les  rossignols.  Le  disque  radieux  du  soleil  venait  de  se  montrer  au-dessus 
des  montagnes;  les  longues  colonnes  de  fumée  qui  couronnaient  les  isbas 
du  village  étaient  inclinées  par  le  vent  :  on  eût  dit  une  flottille  qui  déployait 
ses  voiles.  Les  paysans  se  dirigeaient  vers  les  champs.  Mon  grand-père 
appela  enfin  ses  serviteurs,  qui  dormaient  toujours,  étendus  tout  de  leur 
long.  En  un  instant,  ceux-ci  accoururent,  presque  fous  d'épouvante;  mais  cet 
effroi  se  dissipa  bientôt,  car  mon  grand-père  leur  cria  gaiement  :  «  Allons, 
Mazane,  donne- moi  à  me  laver,  et  toi,  Tanaïtchenko,  va  réveiller  la  maî- 
tresse. Et  puis  le  thé!  »  A  peine  avait-il  parlé,  qu'il  était  obéi.  Le  lourd  Ma- 
zane saisissait  une  bassine  de  cuivre  et  courait  à  toutes  jambes  vers  la 
source;  Tanaïtchenko,  qui  était  très  leste  de  sa  nature,  réveillait  la  disgra- 
cieuse Aksioutka,  et  celle-ci,  redressant  à  la  hâte  son  mouchoir  de  tète. 


(1)  Diminutif  de  Spiridone. 


LES    SEIGNEURS    D'AKSAKOVA.  883 

invitait  sa  bonne  maîtresse,  Anna  Vassilievna,  à  se  lever  au  plus  vite.  Tome 
la  maison  fut  sur  pied  en  un  clin  d'œil,  car  chacun  savait  que  le  maître  s'était 
réveillé  de  bonne  humeur. 

«  Un  quart  d'heure  après,  une  table  couverte  d'une  nappe  fabriquée  à  la 
maison  était  dressée  près  de  l'escalier;  au  milieu  de  la  table  bouillait,  sous 
la  surveillance  d'Aksioutka,  le  samovar  en  forme  de  théière.  La  vieille  mai- 
tresse  Anna  Vassilievna  vint  saluer  son  mari  sans  gémir  comme  d'habi- 
tude (1),  et  souvent  avec  raison;  elle  l'aborda  au  contraire  d'un  air  radieux 
et  lui  demanda  d'une  voix  assurée  comment  il  avait  passé  la  nuit  et  ce  qu'il 
avait  vu  en  songe.  Mon  grand-père  l'accueillit  avec  bonté...  Anna  Vassilievna 
s'épanouit  et  parut  rajeunie  :  ce  n'était  plus  la  lourde  personne  de  la  veille. 
Elle  prit  un  tabouret  et  s'assit  à  côté  de  mon  grand-père,  ce  qu'elle  ne  se  per- 
mettait point  ordinairement.  —  «  Comment  as-tu  passé  la  nuit?  »  lui  demanda 
Stépane  Mikhaïlovitch. —  Cette  question  était  une  des  plus  aimables  qu'il  lui 
adressât  jamais,  et  elle  s'empressa  de  répondre  «pie  lorsqu'il  reposait  bien, 
elle  passait  toujours  une  bonne  nuit,  mais  que  Tanioucha  n'avail  pas  bien 
dormi.  Tanioucha  était  la  plus  jeune  des  filles  de  Stépane  Mikhaïlovitch,  et 
comme  cela  est  fréquent  chez  les  vieillards,  il  la  préférait  aux  autres.  Aussi 
recommanda- t- il  expressément  qu'on  la  laissât  s'éveiller  d'elle-même 

«  Lorsque  mon  grand-père  avait  pris  le  thé  tout  en  causant  de  choses  et 
d'autres,  il  se  disposait  à  aller  visiter  ses  champs.  Il  avait  déjà  crié  à  Mazane: 
«  Le  cheval!  »  et  un  vieux  coursier  attelé  à  un  long  droguï  de  paysan  l'atten- 
dait au  bas  de  l'escalier;  c'était  un  équipage  forl  commode  dont  le  fond  était 
formé  par  une  sorte  de  filet  de  cordes  aux  mailli  el  au  milieu  duquel 

se  trouvait  une  bande  d'écorce  de  tilleul  recouverte  par  un  morceau  de 
feutre.  Le  palefrenier  Spiridone  tenait  lieu  de  cocher,  mais  son  costume 
était  assez  négligé  :  il  était  en  chemise,  nu-pieds,  et  portait  pendus  à  sa 
ceinture  de  laine  rouge  une  clé  et  un  peigne  de  cuivre.  Quelques  jours  aupa- 
ravant, il  s'était  prés  nié  sans  chapeau:  mon  grand-père  l'avait  réprimandé, 
1 1  cette  fois  il  s'était  affublé,  en  guise  de  chapeau,  d'une  coiffure  en  écorce 
de  tilleul.  Cette  innovation  lit  rire  mon  grand-père.  Stépane  Mikhaïlovitch 
endossa  un  kaftan  de  toile  écrite  qui  était  destiné'  aux  excursions  de  ce 
genre,  mit  une  casquette  ci  s'assit  sur  le  droguï  après  y  avoir  étendu  un  kaf- 
tan de  drap  en  cas  de  pluie.  Spiridone  avait  eu  la  même  précaution;  mais  ce 
kaftan  de  réserve  était  de  toile  rouge,  teinte  à  la  maison  avec  de  la  garance 
que  l'on  recueillait  en  quantité  dans  les  champs  voisins.  Les  gens  de  mon 
grand-père  faisaient  un  si  grand  usage  de  cette  teinture,  qu'on  leur  avait 
donné'  dans  le  pays  le  surnom  de  <ja ronciers. 

«  Stépane  Mikhaïlovitch  parcourut  ses  domaines  en  tous  sens  avec  le  plus 
grand  soin.  Il  visita  avec  la  même  attention  les  champs  de  ses  paysans,  afin 
de  pouvoir  se  rendre  un  compte  exact  des  résultats  de  la  récolte.  En  passant 
près  d'une  haie,  il  cueillit  des  fraises  avec  l'aide  de  Mazane,  et,  choisissant 
les  plus  belles,  il  en  forma  un  bouquet  qu'il  destinait  à  son  Anna.  Quoique 
la  journée  fût  très  chaude,  il  ne  reprit  le  chemin  de  la  maison  que  vers  midi. 

(1)  Cette  habitude  est  encore  très  générale  en  Russie  parmi  le  peuple;  les  personnes 
âgées,  surtout  les  femmes,  poussent  fréquemment  des  gémissemens  étouffés,  et  .parais- 
sent toujours  sous  le  coup  de  quelque  grand  malheur. 


88/|  REVUE    DES    DEUX    MOMIES. 

A  peine  eut-on  aperçu  l'équipage  tle  mon  grand-père  descendant  la  côte,  que 
le  dîner  fut  servi,  et  tous  les  membres  de  la  famille  coururent  sur  l'escalier. 
«Anna,  cria-t-il  gaiement,  quels  beaux  blés  Dieu  nous  donne  cette  année-ci! 
Tiens,  voilà  des  fraises.  »  Ma  grand'-mère  s'avança;  elle  était  ivre  de  joie. 
«  Elles  sont  presque  mûres,  ajouta  Stépane  Mikhaïlovitch;  il  faut  que  l'on 
commence  à  en  cueillir  dès  demain.  »  Tout  en  parlant  ainsi,  il  entrait  dans 
'antichambre  parfumée  par  l'odeur  du  chichi  (soupe  aux  choux  aigres)  qui 
l'attendait  dans  la  salle  à  manger.  «  Ah  !  le  dîner  est  prêt!  s'écria  mon  grand- 
père  d'un  air  de  satisfaction  encore  plus  prononcé,  c'est  bien!  »  Et,  au  lieu 
d'entrer  dans  sa  chambre,  il  alla  se  mettre  à  table.  Lorsque  par  malheur  le 
dîner  n'était  pas  prêt  au  moment  de  son  arrivée,  les  choses  se  passaient  autre- 
ment; mais  ce  jour-là  tout  allait  à  souhait.  I  n  gros  garçon  nommé  Nikolka 
Rouzane  se  plaça  derrière  mon  grand- père;  il  était  armé  d'une  énorme 
branche  de  bouleau  avec  laquelle  il  chassait  les  mouches.  En  sa  qualité  de 
bon  Russe,  Stépane  Mikhaïlovitch  ne  pouvait  se  passer  de  chtchi,  même  dans 
les  plus  fortes  chaleurs,  et  il  mangeait  le  chtchi  avec  une  cuiller  de  bois, 
parce  qu'une  cuiller  d'argent  lui  brûlait  les  lèvres.  Après  le  chichi  vinrent 
plusieurs  autres  plats.  Les  boissons  se  composaient  de  broya  et  de  kvas 
rafraîchis  par  des  morceaux  de  glace.  Le  repas  fut  très  gai,  tous  les  cou- 
vives  causaient  à  haute  voix,  riaient  et  plaisantaient;  mais  il  arrivait  sou- 
vent que  le  dîner  se  passail  dans  un  morne  silence  :  c'est  lorsqu'on  s'at- 
tendait à  quelque  explosion  de  colère.  Tous  les  enfans  des  dvoroci  (serfs 
employés  comme  domestiques)  savaient  que  le  maître  était  de  bonne  hu- 
meur, et  la  salle  en  fut  bientôt  remplie;  ils  venaient  dans  l'espoir  de  prendre 
part  au  repas,  et  comme  les  plats  étaient  fort  copieux,  mon  grand-père  les 
régala  généreusement. 

«  Aussitôt  qu'il  eut  fini  de  dîner,  il  alla  se  coucher.  On  avait  eu  soin  de 
chasser  les  mouches  de  la  chambre,  et  les  rideaux  lurent  tirés  avec  le  plus 
grand  soin.  Bientôt  après  des  ronflemens  sonores  annoncèrent  que  le  maître 
dormait  d'un  profond  sommeil,  et  chacun  se  retira  pour  se  livrer  également 
au  repos... 

«  La  journée  était  avancée;  il  était  déjà  cinq  heures.  Stépane  Mikhaïlovitch, 
après  avoir  pris  le  thé  dans  la  cour,  se  rendit  avec  toute  sa  famille,  rangée 
sur  deux  lignes,  à  un  moulin  des  environs.  La  fraîcheur  du  soir  commençait 
à  se  faire  sentir  un  long  nuage  de  fumée  s'élevait  sur  la  route  et  se  rappro- 
chait du  village;  il  en  sortait  des  bèlemens  et  des  mugissemens  plaintifs;  le 
soleil  tlisparaissait  lentement  derrière  une  colline.  La  surface  de  l'eau  était 
aussi  immobile  qu'un  miroir,  et  Stépane  Mikhaïlovitch,  qui  s'était  arrêté  sut- 
la  digue,  admirait  ce  spectacle  en  silence.  Parfois  quelques  poissons  qui  se 
poursuivaient  sautaient  hors  de  l'eau  et  en  agitaient  la  surface;  mais  mon 
grand-père  n'était  point  pêcheur.  —  Allons,  Anna,  cria-t-il  à  sa  femme,  il  est 
temps  de  rentrer;  le  starosta  doit  m'attendre.  —  A  ces  mots,  ses  filles,  le 
voyant  toujours  de  bonne  humeur,  lui  demandèrent  la  permission  de  conti- 
nuer à  pêcher  encore  une  demi-heure.  Il  y  consentit,  et  retourna  à  la  maison 
en  droguï  avec  sa  femme  et  son  fils.  Il  ne  se  trompait  pas  :  le  starosta  l'at- 
tendait au  pied  de  l'escalier,  et  il  n'était  pas  seul;  plusieurs  paysans  et  pay- 
sannes l'accompagnaient.  Comme  il  avait  déjà  vu  son  maître  dans  la  journée, 
il  le  savait  de  bonne  humeur  et  n'avait  point  manqué  de  le  dire  dans  le  vil- 


LES    SEIGNEURS    D'AKSAKOVA.  885 

luge;  les  hommes  et  les  femmes  qui  l'avaient  suivi  étaient  des  solliciteurs 
qui  venaient  demander  au  maître  des  faveurs  particulières.  Ces  demandes 
furent  bien  accueillies  :  mon  grand-père  consentit  à  fournir  de  la  farine  à  un 
paysan,  qui  n'avait  point  rendu  celle  qu'on  lui  avait  déjà  donnée,  quoiqu'il 
fût  parfaitement  a  même  de  faire  cette  restitution;  il  promit  à  un  autre  de 
marier  sou  lils  avant  l'hiver  à  une  fille  que  la  famille  de  ce  dernier  avait 
choisie.  Enfin  une  femme  de  soldat,  à  laquelle  il  avait  ordonné,  pour  cause 
d'inconduite,  de  quitter  la  maison  de  son  père,  fut  autorisée  à  y  demeurer. 
Bien  mieux,  il  fit  offrir  à  chacun  des  assistans  un  énorme  gobelet  d'eau-de- 
vie  préparée  à  la  maison  et  de  premier  choix.  Gela  fait,  il  donna  en  peu  de 
mots,  mais  d'une  manière  claire  el  précise,  ses  ordres  pour  le  lendemain,  et 
se  hâta  d'aller  souper.  Tout  était  prêt  depuis  longtemps.  Le  repas  du  soir  se 
composait  à  peu  près  des  mêmes  plats  que  celui  du  matin,  et  on  y  mangea 
d'aussi  bon  appétit,  peut-être  même  un  peu  plus,  car  il  faisait  moins  chaud. 
Le  souper  terminé,  Stépane  Mikhaïlovitch  avait  l'habitude  de  rester  encore 
une  demi-heure  assis  en  chemise  sur  l'escalier  pour  se  rafraîchir  après  avoir 
pris  congé  de  toute  la  famille.  Cette  luis  il  y  demeura  un  peu  plus,  plaisan- 
tant et  riant  avec  les  domestiques;  il  enjoignit  a  Mazane  et  à  Tanaïtchenko 
de  lutter  ensemble  et  de  se  battre  à  coups  de  poings.  Ceux-ci  obéirent,  mais 
il  les  anima  tellement  l'un  contre  l'autre,  qu'ils  se  prirent  par  les  cheveux. 
Mon  grand-père,  étant  suffisamment  égayé  de  ce  spectacle,  calma  leur  ardeur 
d'un  ton  d'autorité,  et  ils  se  séparèrent. 

«  La  nuit,  une  belle  nuit  d'été,  enveloppa  bientôt  pour  quelques  heures 
toute  la  nature.  Les  lueurs  mourantes  du  crépuscule  n'étaient  pas  entière- 
ment éteintes,  et  dans  ces  contrées  elles  durent  jusqu'à  l'aurore.  La  voûte 
du  ciel  devenait  plus  sombre  d'heure  en  heure,  et  faisait  ressortir  la  clarté 
des  étoiles.  Le  cri  des  oiseaux  de  nuit  était  de  plus  en  plus  distinct;  ils  sem- 
blaient se  rapprocher.  Le  bruit  des  moulins  augmentait  d'un  instant  à  l'autre 
au  milieu  du  brouillard  humide  qui  s'élevail  sur  la  rivière...  Mou  grand-père 
se  leva,  se  signa  à  deux  reprises,  rentra  dans  sa  chambre  étouffante,  s'y  éten- 
dit sur  de  moelleux  coussins  et  tit  baisser  le  rideau  qui  entourait  son  lit.  » 

Il  est  superflu  d'insister  ici  sur  la  signification  des  détails  grou- 
pés par  l'écrivain  russe.  K  tous  les  momens  de  cette  journée  heu- 
reuse du  seigneur  d'Aksakova,  on  retrouve  les  mêmes  contrastes, 
la  sain  agerie  s' alliant  à  la  sérénité  patriarcale,  le  gouvernement  ab- 
solu du  père  de  famille  tempéré  par  la  douceur  familière  de  celui  qui 
l'exerce,  quelquefois  aussi  compromis  par  les  écarts  de  son  tempéra- 
ment fougueux.  Ici  néanmoins  la  violence  des  instincts  primitifs  a 
pour  contre-poids  des  qualités  incontestables.  Les  fragmens  consa- 
crés au  caractère  de  Stépane  Mikhaïlovitch  et  à  sa  vie  intérieure, 
tout  en  constatant  l'état  inculte  d'une  portion  de  la  société  russe 
sous  Catherine,  mettent  en  relief  les  mérites  naturels  qui  corrigent 
quelque  peu  cette  barbarie  morale.  Un  autre  chapitre  nous  montre 
ce  que  deviennent  les  instincts  violens  de  la  race  quand  il  leur  man- 
que ce  précieux  contre-poids,  et  on  comprend  mieux  ainsi  quelle  de- 


886  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

\  ait  i''tre  l'impuissance  des  réformateurs  qui  prétendaient  s'en  passer. 
Le  digue  Stépane  Mikhaïlovitch  continue  donc  à  se  partager  entre 
1'administratibn  de  son  bien  et  de  joyeux  loisirs,  lorsqu'un  concours 
de  circonstances  tout  à  l'ait  imprévues  vient  le  tirer  de  son  repos. 
A  quelque  distance  de  ses  terrres  se  trouvaient  les  propriétés  d'un 
jeune  noble,  Mikhaïl  Maksimovitch  Kourolessof,  major  dans  un  régi- 
ment de  dragons.  Ce  nouveau  personnage,  qui  va  jouer  un  rôle 
important  dans  la  Chronique,  se  présente  d'abord  sous  un  jour  assez 
fa\orable. 

c<  C'était  un  jeune  homme  de  vingt-huit  ans  et  d'un  extérieur  agréable. 
Bien  des  gens  le  trouvaient  même  fort  beau  garçon  et  faisaient  de  lui  un 
grand  éloge;  mais  d'autres  trouvaient  que,  malgré  tous  ces  agrémens  per- 

inels,  il  ne  plaisait  point,  et  je  me  souviens  que  ma  grand'mère  et  mes 
tantes  se  disputaient  sein  eut  à  ce  sujet  entre  elles.  Il  venait  rarement  dans 
le  pays;  il  n'j  possédait  en  tout  que  cent  cinquante  paysans.  Quoique  le  ma- 
jor n'eût  reçu  aucune  instruction,  il  parlait  et  écrivait  avec  facilité.  J'ai  eu 
entre  mes  mains  un  assez  grand  nombre  de  lettres  trouvées  dans  ses  pa- 
piers; elles  prouvent  que  c'était  un  homme  admit,  ferme  et  d'un  esprit  pra- 
tique. Il  était  parenl  éloigné  de  noire  immortel  Souvorof,  ainsi  que  l'attes- 
tent plusieurs  lettres  de  celui-ci.  11  n'était  pas  connu  dans  le  gouvernement 
de  Simbirsk;  mais  tout  se  sait  eu  ce  monde,  et  d'ailleurs,  lorsqu'il  venait  en 
congé,  il  amenait  avec  lui  son  dénechtchik  (brosseur),  qui,  malgré  toute  la 
rite  de  son  maître,  en  parlait  sans  doute  confidentiellement  aux  autres 
domestiques.  L'opinion  qu'on  s'était  formée  de  lui  à  la  longue  est  très  clai- 
rement exprimée  par  les  aphorismes  suivans  :  «  Le  major  n'aime  pas  à  plai- 
santer, il  faut  marcher  dans  le  droit  chemin  lorsqu'on  a  affaire  à  lui;  il  n'est 
pas  homme  à  dénoncer  le  soldat  et  cache  même  ses  fautes  au  besoin,  mais 
lorsqu'il  se  fait  prendre,  il  ne  l'épargne  pas.  »  On  lui  appliquait  aussi  un 
dicton  fort  expressif  :  «  Le  diable  n'est  pas  son  cousin,  disait-on,  quand  il  se 
mêle  à  tptelques  disputes.  »  Enfin  il  passait  pour  un  homme  très  entreprenant 
auprès  ifs  femmes  et  un  buveur  intrépide;  mais  on  glissait  légèrement  sur 
ces  défauts,  et  tout  le  monde  s'accordait  à  le  considérer  comme  un  proprié- 
taire fort  entendu.  Ainsi  la  réputation  du  major  n'était  pas  trop  mauvaise; 
d'ailleurs  il  était  insinuant,  rempli  de  prévenances  et  de  respect  pour  les  per- 
sonnes âgées,  et  on  l'accueillit  partout  avec  plaisir.  » 

Tel  est  l'homme  qui  va  apporter  le  trouble  dans  tout  le  district. 
Comme  sa  fortune  était  médiocre,  Mikhaïl  Maksimovitch  avait  pour 
principe  de  rechercher  les  bonnes  grâces  des  gens  riches,  et  s'était 
lié  avec  tous  les  grands  propriétaires  du  pays.  Parmi  eux  se  trou- 
vaient les  Bakhteïet,  qui  étaient  alliés  à  la  famille  du  seigneur  d'/\k- 
sakova;  iMme  Bàkhteïef  et  surtout  sa  fdle  le  trouvèrent  à  leur  gré  et 
finirent  même  par  en  raffoler.  Il  vit  chez  elles  la  jeune  Prascovia  Iva- 
novna,  la  pupille  de  Stépane  Mikhaïlovitch,  et  conçut  le  projet  d'en 
faire  sa  femme.  Les  prévenances  dont  il  comblait  la  jeune  et  jolie 


LES    SEIGNEURS    d'aKSAKOVA.  887 

héritière  ne  tardèrent  pas  à  produire  leur  effet;  elle  s'éprit  du  jeune 
officier  de  dragons,  et  lorsqu'il  déclara  ses  intentions  à  Mme  Bakh- 
teïef, celle-ci  se  montra  fort  disposée  à  les  seconder.  Toutefois,  pour 
contracter  cette  union,  il  fallait  le  consentement  du  seigneur  d'  \ksa- 
kova.  tuteur  de  la  jeune  Prascovia.  L'entreprenant  major  résolut  de 
se  présenter  à  lui  et  de  s'insinuer  dans  ses  bonnes  grâces. 

«  Il  s'introduisit  auprès  de  Stépane  Mikhaïlovitch  sous  différons  prétextes 
avec  force  lettres  de  recommandation.  L'impression  qu'il  fit  sur  Stépane 
Mikaïlovitch  ne  lui  fut  point  favorable,  et  pourtant  il  avait  certains  mérites 
qui  auraient  dû  lui  plaire:  mais  Stépane  Mikhaïlo\  itch  n'avait  point  seulement 
l'esprit  sain  et  clairvoyant  :  il  possédait  en  outre,  comme  toutes  les  natures 
droites  et  honnêtes,  un  instinct  moral  qui  fait  décoin  rir  au  premier  abord, 
et  sous  les  apparences  les  plus  contraires,  le  défaut  de  droiture  el  de  fran- 
chise avec  mutes  les  conséquences  qui  peinent  en  résulter.  Les  propos  ai- 
mables et  le  ton  respectueux  du  jeune  officier  ne  le  trompèrent  point,  et  il 
comprit  tout  de  suite  que  ces  formes  séduisantes  cachaient  une  basse  intrigue. 
Won  grand-père  ne  se  laissa  point  influencer  par  la  sagesse  apparente  du 
major,  qui  s'empressa  de  lui  débiter  force  maximes  très  sensées  sur  l'agro- 
nomie et  l'administration  des  biens:  il  lui  fit  un  accueil  sec  et  froid.  Le  major 
s'étant  mis  à  causer  familièrement  et  à  faire  l'aimable  avec  Prascovia  l\a- 
novna,  qui  paraissait  l'écouter  a\re  plaisir,  mon  grand-père  inclina  la  tête 
de  côté  suivant  son  habitude;  ses  sourcils  se  froncèrent,  et  il  jeta  sur  le 
jeune  soupirant  un  regard  qui  n'était  pas  des  [dits  gracieux.  Quant  à  Anna 
Vassilievna  et  à  ses  filles,  elles  avaient  été  entièrement  captivées  par  les 
prévenances  dont  le  major  les  avait  comblé  s,  el  se  disposaient  à  j  répondre; 
mais  lorsqu'elles  eurent  remarqué  sur  la  physionomie  de  Stépane  Mikhaïlo- 
vitch l'expression  caractéristique  que  je  viens  de  décrire,  elles  jugèrent  à 
propos  de  rester  froides  et  silencieuses.  L'aimable  visiteur  essaya  vainement 
de  faire  reprendre  à  la  conversation  le  ton  agréable  et  enjoué  qu'il  lui  avait 
donné  dans  les  premiers  momens  de  son  arrivée:  on  ne  lui  fit  plus  que  des 
réponses  très  laconiques.  11  se  décida  à  repartir,  quoique  la  soirée  fût  avan- 
cée, et  que,  suivant  les  règles  ordinaires  de  l'hospitalité,  il  eûl  pu  espérer 
qu'on  lui  donnerait  asile  pour  la  nuit.  —  Cet  homme  est  un  drôle  et  un  vau- 
rien, dit  Stépane  Mikhaïlovitch  lorsqu'il  fut  parti,  et  j'espère  qu'il  ne  remet- 
tra plus  les  pieds  ici.  —  Personne  n'osa,  bien  entendu,  le  contredire;  mais 
on  parla  longtemps  en  secret  de  l'élégant  major,  et  la  jeune  héritière  sur- 
tout fit  un  grand  éloge  de  son  amabilité.  » 

Le  major  rejoignit  son  régiment,  non  sans  s'être  assuré  que 
les  Bakhteïef,  bien  disposés  pour  lui,  le  tiendraient  au  courant  de 
toutes  les  circonstances  qui  pourraient  faciliter  le  dénoûment  de 
cette  intrigue  matrimoniale.  Lue  de  ces  circonstances  ne  tarda  pas 
à  se  présenter.  Une  affaire  d'intérêt  obligea  Stépane  Mikhaïlovitch  à 
entreprendre  un  voyage  qui  devait  durer  plusieurs  mois.  Le  major 
en  fut  prévenu,  et  la  femme  de  Stépane  Mikhaïlovitch  permit  à 
Prascovia  de  se  rendre  chez  les  Bakhteïef,  quoique  son  mari  lui 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

eût  expressément  recommandé  en  partant  de  ne  l'y  autoriser  tous 
aucun  prétexte.  Le  jeune  major  plaisait  beaucoup  à  Anna  Vassilievna 
ainsi  qu'à  ses  filles,  et  elle  ne  voyait  point  d'un  mauvais  œil  son 
union  avec  la  jeune  pupille  de  Stépane  Mikhaïlovitch.  Les  cadeaux 
que  le  jeune  major  lui  envoya  achevèrent  de  la  séduire;  il  fut  con- 
venu que,  pour  mettre  toute  responsabilité  à  couvert,  Mme  Bakhteïef 
lui  écrirait  une  lettre  dans  laquelle  elle  se  dirait  en  danger  de  mort. 
Comment  résister  aux  dernières  volontés  d'une  mourante?  La  jeune 
Prascovia  partit  pour  rendre  visite  à  la  prétendue  malade,  et  quel- 
ques jours  après  elle  fut  mariée  avec  Mikhaïl  Maksimovitch,  qui 
s'était  empressé  d'accourir.  Sur  ces  entrefaites,  Anna  Vassilievna 
reçut  une  réponse  de  son  mari,  qui  lui  ordonnait  de  ramener  immé- 
diatement sa  pupille.  La  pauvre  femme  se  repentit  amèrement  d'a- 
voir cédé  aux  instances  des  Bakhteïef;  mais  le  mal  était  irréparable  : 
il  ne  lui  restait  plus  qu'à  attendre  avec  résignation  le  châtiment 
que  son  mari  lui  infligerait  à  son  retour,  et  elle  se  prépara  à  l'affron- 
ter courageusement.  Lorsque  Stépane  Mikhaïlovitch  revint  et  lui 
demanda  pourquoi  il  ne  voyait  point  sa  pupille,  Anna  Vassilievna  et 
ses  filles  se  jetèrent  à  ses  pieds  et  lui  annoncèrent  le  mariage;  niais 
elles  affirmèrent  que  lis  lîakhteïef  l'avaient  conclu  sans  leur  consen- 
tement. Le  seigneur  d'Aksakova  se  rendit  immédiatement  chez  les 
Bakhteïef  et  les  accabla  d'injures.  La  vieille  Mmc  Bakhteïef  n'en  fut 
nullement  intimidée,  elle  essaya  même  de  lui  imposer  silence,  en  lui 
rappelant  qu'elle  était  d'aussi  ancienne  lignée  que  lui  et  qu'il  n'avait 
point  le  droit  de  la  traiter  ainsi.  Enfin  elle  eut  l'imprudence  d'ajou- 
ter, dans  la  chaleur  de  la  discussion,  qu'Anna  Vassilievna  et  ses  filles 
s'étaient  entendues  avec  elle  pour  hâter  cette  union.  Le  seigneur 
d'Aksakova  ne  lui  en  demanda  pas  davantage;  il  rentra  chez  lui, 
écumant  de  rage,  arracha  à  sa  femme  et  à  ses  filles  l'aveu  de  leur 
complicité,  leur  ordonna  de  renvoyer  immédiatement  les  cadeaux 
du  major,  et  les  maltraita  à  tel  point  que  ses  filles  aînées  en  gar- 
dèrent le  lit  pendant  plusieurs  semaines,  et  qu'Anna  Vassilievna  avait 
encore,  un  an  après,  la  tète  couverte,  de  bandages.  Pendant  long- 
temps, Stépane  Mikhaïlovitch  ne  voulut  point  entendre  parler  d'un 
rapprochement  avec  les  jeunes  mariés,  il  avait  même  défendu  qu'on 
prononçât  leur  nom  en  sa  présence.  Cependant,  lorsqu'il  apprit  qu'ils 
faisaient  bon  ménage,  il  se  montra  disposé  à  leur  accorder  son  par- 
don, et  témoigna  môme  le  désir  de  voir  Prascovia  Ivanovna;  elle 
s'empressa  de  venir  se  jeter  à  ses  pieds,  et  Stépane  Mikhaïlovitch, 
touché  de  ses  larmes,  l'autorisa  à  lui  amener  son  mari  dans  un  an, 
si  elle  continuait  à  être  heureuse  avec  lui.  Ce  terme  écoulé,  Prascovia 
vint  en  effet  avec  le  major  à  Aksakova,  et  Stépane  Mikhaïlovitch 
parut  très  satisfait  du  changement  qui  s'était  opéré  chez  Mikhaïl 


LES    SEIGNEURS    D'AKSAKOVA.  S89 

Maksimovitch;  c'était  maintenant  un  homme  posé,  raisonnant  bien 
agriculture,  exclusivement  préoccupé  des  améliorations  qui  pou- 
vaient être  introduites  dans  la  direction  des  biens  considérables  que 
sa  femme  lui  avait  apportés  en  dot,  et  pour  l'administration  desquels 
elle  lui  avait  donné  pleins  pouvoirs. 

Plusieurs  années  s'écoulent,  de  nouveaux  propriétaires  viennent 
se  fixer  dans  le  pays,  et  ce  voisinage  incommode  Stépane  Mikhaïlo- 
vitch.  11  se  décide  donc  à  transporter  une  partie  de  ses  paysans  sur 
les  bords  du  Bougourouslane,  dans  le  district  d'Oufimsk.  C'est  encore 
un  trait  propre  à  la  Russie  que  ers  actes  despotiques  des  seigneurs 
qui  entraînent  quelquefois  le  déplacement  d'une  population  nom- 
breuse. Cette  émigration  donne  beaucoup  de  souci  à  Stépane  Mikhaï- 
lovitch.  mais  il  surmonte  tous  les  obstacles,  et  réussit  à  fonder  un 
nouveau  village  qui  ne  tarde  pas  à  prospérer.  La  préoccupation  que 
lui  a  causée  cette  difficile  tentative  a  eu  g  !]  endant  pour  triste  con- 
séquence de  lui  faire  perdre  un  peu  do  vue  Prascovia  et  son  mari. 
D'assez  graves  changemens  se  remarquent  bientôt  dans  la  vie  du  jeune 
couple.  Le  major  déploie  un  certain  luxe  :  il  a  acheté  dos  terres, 
fondé  trois  villages,  donné  à  l'un  le  nom  de Kourolessof,  a  un  autre 
celui  de  Parachino.  et  an  troisième  celui  d'Ivanovna.  Ces  trois  noms 
réunis  forment  le  nom  patronj  mi  que  de  sa  femme.  Il  réside  habituel- 
lement avec  elle  dans  un  autre  village  nommé  Tchourasovo  et  situé 
a  cent  verstes  des  groupes  d'habitations  qu'il  a  formes  sur  se  >  terres; 

il  s'y  est  bâti  une  demeure  luxueuse.  Les  jeunes  é] x  v   reçoivent 

nombreuse  et  bruyante  s  Mikhaïl  Maksimovitch  comble  sa 

femme  de  prévenances  et  se  plaîl  a  l'habiller  comme  une  poupée; 
il  ne  la  quitte  que  pour  aller  inspecter  ses  nouveaux  villages. 
L'un  de  ceux-ci.  Parachino,  est  pou  éloigne  de  la  résidence  de  Sté- 
pane Mikhaïlovitch;  mais  comme  le  soigneur  d'Aksakova  n'aime  point 
les  voyages,  les  deux  voisins  se  visitent  rarement.  Au  bout  de  quatre 
ans  de  mariage,  la  femme  du  major  lui  donne  un  fils  et  une  fille, 
qui  ne  vivent  pas.  La  pauvre  mère  les  pleure  longtemps,  et  la  nom- 
breuse société  qui  se  réunissait  a  Tchourasovo  finit  par  en  oublier  le 
chemin.  A  partir  de  ce  moment,  Mikhaïl  Maksimovitch,  qui  redoute 
la  solitude,  commence  a  s'absenter  fréquemment  de  la  maison.  En 
même  temps  le  bruit  se  répand  qu'il  devient  de  plu--  en  plus  intrai- 
table. On  ajoute  qu'il  se  livre  à  des  excès  de  toute  sorte  dans  ses  terres 
du  district  d'Oufimsk,  et  que  les  fonctionnaires  préposés  à  la  po- 
lice du  pays  le  laissent  faire,  les  uns  parce  qu'ils  prennent  part  eux- 
mêmes  à  ses  désordres,  les  autres  parce  qu'ils  le  craignent.  Ce  que 
l'on  raconte  de  lui  est  malheureusement  trop  vrai.  Un  changement 
inexplicable  s'est  opéré  chez  Mikhaïl  Maksimovitch;  les  penchans 
vicieux  auxquels  il  avait  renoncé  depuis  son  mariage  se  sont  rani- 


890  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

m  's,  et  il  s'y  abandonne  avec  une  énergie  sauvage;  il  semble  avoir 
mis  toute  son  intelligence  au  service  des  instincts  féroces  d'un  tigre. 
Le  seigneur  Stépane  Mikhaïlovitch,  malgré  ses  défauts  trop  visi- 
bles, nous  a  montré  le  propriétaire  de  campagne  dans  la  Russie  du 
xviii"  siècle  sous  son  aspect  le  plus  sympathique  et  le  plus  débon- 
naire. Dans  Le  major,  nous  avons  le  type  opposé,  le  seigneur  cruel 
et  débauché;  nous  avons  les  instincts  pervers  et  vicieux  affranchis 
de  l'ascendant  .salutaire  des  vieilles  mœurs  et  des  vertus  primitives. 
Pendant  longtemps,  Prascovia,  la  femme  du  major,  ignore  les  dés- 
ordres de  son  mari,  qui  ne  sont  déjà  plus  un  mystère  pour  sa  fa- 
mille. Ces  désordres  sont  cependant  inouis.  Entouré  d'une  quinzaine 
d'hommes  qu'il  a  choisis  parmi  ses  domestiques  et  ses  paysans, 
Mikhaïl  ne  se  borne  pas  à  se  livrer  avec  eux  à  la  plus  honteuse  dé- 
bauche, il  attente  audacieusement  à  la  liberté  de  tous  ceux  qui  ne 
se  prêtent  point  à  ses  caprices,  Vrrive-t-il  qu'un  de  ses  voisins  lui 
refuse  une  chose  quelconque  qu'il  trouve  de  son  goût,  Mikhaïl  Mak- 
simovitch  pénètre  dans  sa  maison  de  vive  force  avec  les  scélérats 
qu'il  s'est  adjoints,  roue  de  coups  le  malheureux  propriétaire,  et 
emporte  l'objet  ou  le  meuble  précieux  dont  celui-ci  n'a  point  voulu 
se  dessaisir.  Comme  il  croit  n'avoir  rien  à  redouter  de  la  police,  il 
expose  ces  dépouilles  dans  sa  maison,  et  raconte  volontiers  comment 
il  se  les  est  acquises.  Les  victimes  de  ses  actes  audacieux  sont  obli- 
gées d'y  applaudir.  Lorsqu'un  de  ses  compagnons  de  débauche  lui 
résiste,  il  l'enferme  dans  une  cave  au  pain  et  à  l'eau  pour  plusieurs 
jours.  Quant  à  ses  domestiques,  il  les  fait  fustiger  sous  le  moindre 
prétexte  avec  un  fouet  à  lanières  qu'il  appelle  le  chat.  Il  aime 
surtout  à  parcourir  les  routes  du  voisinage  en  (élega,  suivi  de  ses 
acolytes  avinés.  On  s'arrête  de  temps  à  autre  devant  un  passant,  et 
le  maitre  lui  intime  l'ordre  de  boire  un  énorme  bocal  d'eau-de-vie 
qu'il  lui  fait  offrir;  s'il  hésite  à  l'avaler,  on  le  lie  à  un  arbre  et  on 
l'abreuve  de  force  en  le  frappant  sans  pitié.  C'est  avec  une  froide 
ironie  que  le  major  adresse  la  parole  à  ses  victimes  :  «  Allons,  mon 
cher,  disait-il,  il  n'y  a  rien  à  faire;  il  faut  que  nous  réglions 
notre  compte.  »  Puis,  se  tournant  vers  un  de  ses  cochers  chargé  des 
exécutions  :  «  Prends  le  chat,  chatouille  un  peu  le  dos  de  ce  gail- 
lard-là. »  Le  supplice  commence,  et  Mikhaïl  Maksimovitch  \  assiste 
la  pipe  à  la  bouche,  interpellant  de  temps  à  autre  d'un  air  gogue- 
nard le  malheureux  patient,  tant  que  celui-ci  peut  l'entendre.  Lors- 
qu'il donne  au  cocher  l'ordre  de  s'arrêter,  on  emporte  la  victime  et 
on  l'enveloppe,  pour  guérir  ses  plaies,  dans  une  peau  de  mouton 
encore  saignante;  mais  ce  remède  ne  réussit  pas  toujours.  11  faut 
d'ailleurs  compléter  le  tableau  par  un  dernier  trait  de  caractère  : 
tout  en  se  comportant  ainsi,  Mikhaïl  Maksimovitch  a  entrepris  la 


LES    SEIGNEURS    d'aKSAKOVA.  St>l 

construction  d'une  église  magnifique,  et  en  surveille  l'exécution  avec 
beaucoup  de  zèle. 

La  femme  de  Mikhaïl  Maksimovitch,  ignorant  l'affreuse  conduite 
du  major,  vit  paisiblement  dans  sa  maison  de  Tchourasovo,  quand  un 
jour  elle  reçoit  d'une  de  ses  parentes,  femme  âgée  qu'elle  respecte 
beaucoup,  une  lettre  dans  laquelle  le  genre  de  vie  que  mène  Mikhaïl 
Maksimovitch  et  les  cruautés  qu'il  exerce  sont  décrits  sans  la  moin- 
dre retenue.  En  finissant,  sa  vieille  parente  ajoute  que  le  major  est 
à  Parachino,  et  vient  de  faire  battre  un  de  ses  laquais,  Ivane  Anou- 
frief,  au  point  que  celui-ci  est  en  danger  de  mort.  A  cette  nouvelle, 
Prascovia  Ivanovna  devient  presque  folle;  mais  elle  se  remet  bientôt 
et  part  immédiatement  pour  Parachino  avec  son  domestique  et  une 
femme  de  chambre.  L'idée  de  prendre  quelques  précautions  pour  elle- 
même  ne  lui  vient  point  à  l'esprit;  elle  s'est  dit  que  de  tels  renseigne- 
mens  sont  exagérés.  Du  reste,  comme  son  mari  n'a  pas  cessé  de  la 
traiter  avec  beaucoup  d'égards,  elle  pense  que  sa  présence  seule  suf- 
fira pour  le  rappeler  à  de  meilleurs  sentimens,  et  qu'il  n'hésitera  pas 
à  monter  en  voiture  pour  revenir  avec  elle  à  Tchourasovo.  Un  ter- 
rible mécompte  l'attend. 

«  Lorsqu'elle  arrivai  Parachino,  il  était  déjà  nuit.  Elle  laissa  sa  calèche 
à  l'entrée  du  village,  et  s'avança,  suivie  de  sa  femme  de  chambre  et  d'un  la- 
quais, sans  être  reconnue  (on  ne  la  connaissait  presque  point),  jusqu'à  la  cour 
de  la  maison  seigneuriale.  Elle  y  entra  par  la  porte  de  derrière,  s'approcha 
d'un  corps  de  bâtiment  d'où  s'élevaient  des  cris  accompagnés  de  chants  et 
de  rires,  et  en  ouvrit  la  porte  d'une  main  assurée...  Son  mari  binait  en 
nombreuse  compagnie,  et  se  trouvait  dans  un  état  d'ivresse  beaucoup  plus 
marqué  que  de  coutume.  La  chemise  de  soie  rouge  qu'il  portait  était  en- 
tr'ouverte,  il  était  assis,  tenant  un  verre  de  punch  d'une  main,  et  défiait  de 
l'autre  une  jeune  femme  qui  était  assise  sur  ses  genoux.  Autour  de  lui,  des 
laquais  à  moitié  ivres,  des  femmes  de  chambre  et  des  paysannes  dansaient 
en  chantant.  A  peine  Prascovia  Ivanovna  eut-elle  entrevu  cette  scène  ré- 
voltante, qu'elle  faillit  tomber  sans  connaissance.  Elle  comprit  toute  l'éten- 
due de  son  malheur,  referma  la  porte  sans  avoir  trahi  sa  présence,  car  la 
chambre  était  pleine  de  fumée,  et  se  retira  dans  la  cour.  Un  domestique  de 
Mikhaïl  Maksimovitch,  homme  d'un  âge  mûr,  et  qui,  fort  heureusement  pour 
elle,  n'était  point  ivre,  montait  l'escalier.  Il  reconnut  sa  maîtresse  et  s'écria  : 
—  N'est-ce  point  vous,  notre  mère,  Prascovia  Ivanovna? —  Mais  elle  lui  posa 
la  main  sur  la  bouche,  et,  l'ayant  entraîné  au  milieu  de  la  cour,  elle  lui  dit 
d'un  ton  sévère  :  —  Voilà  donc  comment  vous  vous  conduisez  loin  de  moi  ! 
Mais  cette  vie-là  aura  une  fin.  —  Le  domestique  se  jeta  à  ses  pieds  et  lui  dit 
en  pleurant  :  —  Croyez-vous  donc  que  nous  en  soyons  contens?  Nous  sommes 
forcés  d'obéir.  C'est  Dieu  qui  vous  envoie.  —  Prascovia  Ivanovna  lui  ordonna 
de  se  taire  et  lui  demanda  des  nouvelles  d'Ivane  Anoufrief  (le  domestique  en 
danger  de  mort).  Il  était  encore  vivant,  et  elle  se  fit  conduire  vers  lui.  Il 
était  couché  dans  une  isba  située  au  fond  de  la  basse-cour.  C'est  à  peine  s'il 


80"2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pouvait  parler,  et  elle  ne  put  rien  apprendre  de  lui:  mais  son  jeune  frère 
Alexis,  qui  avait  été  battu  la  veille,  descendit  péniblement  du  liane  où  il 
était  couché,  et  lui  raconta  tout  au  long  les  suppliées  que  Mikhaïl  Maksimo- 
vitch  avait  l'ait  subir  à  son  malheureux  frère,  à  lui  et  à  beaucoup  d'autres.  Ces 
détails  révoltans  tirent  frémir  Prascovia  Ivanovna;  elle  se  reprocha  amère- 
ment de  n'avoir  poini  mis  un  terme  depuis  longtemps  à  ces  violences,  et 
comme  elle  croyait  qu'il  lui  serait  facile  de  ramener  son  mari  dans  la  lionne 
voie,  elle  résolut  de  le  faire  sans  perdre  de  temps. 

«  Ayant  défendu  an  jeune  domestique  de  parler  de  son  arrivée,  elle  se  di- 
rigea vers  une  nouvelle,  maison  que  son  mari  avait  fait  bâtir  depuis  quelques 
années  non  loin  de  là,  et  dont  la  construction  avait  été  suspendue  mi  ne 
savait  pourquoi,  l.e  domestique  lui  dit  qu'elle  \  trouverait  une  chambre  à 
moitié  terminée,  et  que  son  mari  avait  transformée  en  bureau.  C'est  dans 
cette  pièce  qu'elle  résolut  de  passer  le  reste  de  la  nuit,  car  elle  ne  voulait 
point  avoir  d'explication  avec  son  mari  dans  l'état  où  il  se  trouvait.  Malheu- 
reusement  son  arrivée  ne  fut  point  tenue  secrète.  I  □  des  hommes  qui  pre- 
naient part  avec  le  plus  d'ardeur  aux  débauches  de  Mikhaïl  Maksimovitch  en 
fut  instruit,  et  glissa  la  nouvelle  à  l'oreille  de  son  maître  par  dévouement 
pour  lui,  ou  peut-être  parce  qu'il  craignait  que  celui-ci  ne  le  punît  d'avoir 
gardé  le  secret.  Cette  nouvelle  frappa  à  un  tel  point  Mikhaïl  Maksimovitch, 
que  les  fumées  de  l'ivresse  dans  laquelle  il  était  plongé  se  dissipèrent  immé- 
diatement. Quoiqu'il  ne  connût  pas  du  tout  le  caractère  ferme  et  résolu  de  sa 
femme,  celle-ci  n'ayant  point  eu  occasion  jusqu'alors  de  mettre  ces  qualités 
en  évidence,  il  s'en  doutait,  et  pressentil  l'orage  qui  le  menaçait.  Il  congé- 
dia la  bande  joyeuse  qui  l'entourait,  et  se  tit  verser  sur  la  tête  deux  énormes 
baquets  d'eau  froide.  Cette  ablution  le  rafraîchit  un  peu  de  corps  et  d'es- 
prit, il  reprit  son  costume  ordinaire,  et  alla  voir  Où  Prascovia  Ivanovna  dor- 
mait. Il  avait  réfléchi  à  sa  position,  et  s'était  déjà  tracé  un  plan  de  conduite. 
Il  devina  que  sa  femme  avait  dû  être  instruite  par  quelqu'un  de  sou  genre 
de  vie,  et  que,  n'ayant  point  voulu  ajouter  foi  à  cette  dénonciation,  elle  était 
venue  pour  savoir  ce  qu'elle  devait  en  penser,  il  se  croyait  sûr  de  son  fait; 
il  comptait  avouer  humblement  à  sa  femme  ses  habitudes  de  débauche,  la 
désarmer  par  un  simulacre  de  repentir,  l'attendrir  par  ses  caresses,  et  l'en- 
traîner au  plus  vite  hors  du  village. 

«  l.e  jour  commençait  a  poindre  lorsqu'il  s'approcha  sans  bruit  de  la 
chambre  où  se  trouvait  Prascovia  Ivanovna.  Il  entr'ôuvrit  la  porte  avec  pré- 
caution :  le  lit  qu'on  y  avait  disposé  à  la  hâte  sur  un  coffre  n'était  point 
défait,  personne  ne  s'y  était  couché.  11  parcourut  la  chambre  des  yeux  et 
aperçut  sa  femme  agenouillée  et  pleurant,  les  regards  fixés  sur  la  nouvelle 
église  située  en  face  de  sa  fenêtre,  et  dont  la  croix  était  illuminée  par  les 
rayons  du  soleil  levant.  Il  n'y  avait  point  d'image  dans  la  chambre.  Il  resta 
immobile  pendant  quelques  instans,  puis  il  lui  dit  d'un  ton  enjoué  :  «  Cesse 
donc  tes  prières,  ma  lionne  Paracha.  Qu'est-ce  qui  me  vaut  cette  agréable 
visite?  »  Aucune  émotion  ne  se  manifesta  sur  les  traits  de  Prascovia  Ivanovna; 
elle  se  releva,  repoussa  son  mari,  qui  voulait  l'embrasser,  et,  le  cœur  plein 
d'une  légitime  indignation,  elle  lui  déclara  d'un  ton  calme  et  sévère  qu'elle 
avait  vu  Anoufrief  et  connaissait  toute  sa  conduite.  Cette  déclaration  faite, 
elle  exprima  au  monstre,  sans  le  moindre  ménagement,  l'horreur  qu'il  lui 


LES    SEIGNEURS    D'AKSAKOVA.  893 

inspirait,  lui  redemanda  la  procuration  qui  lui  donnait  le  droit  de  gérer  ses 
biens,  lui  ordonna  de  quitter  Parachino  à  l'instant  même  et  de  ne  plus  se 
représenter  à  ses  yeux.  En  terminant,  elle  lui  déclara  que,  s'il  ne  se  sou- 
mettait pas  à  ces  conditions,  elle  le  dénoncerait  au  gouverneur,  et  qu'il 
serait  envoyé  aux  travaux  forcés  en  Sibérie.  Mikhaïl  Maksimovitrh  ne  s'at- 
tendait pas  à  une  pareille  réception,  et  il  écumait  de  rage  :  «  Ah!  c'est 
ainsi  (pie  tu  l'entends,  mon  petit  cygne  !  lui  dit-il.  Puisqu'il  en  est  de  la 
sorte,  ajouta  le  monstre  en  mugissant,  je  vais  le  prendre  aussi  sur  un  autre 
ton.  Tu  ne  sortiras  pas  de  Parachino  avant  de  m'avoir  signé  un  acte  de  vente 
île  toutes  les  propriétés:  si  lu  t'y  refuses,  je  te  ferai  mourir  de  faim  dans 
une  cave.  »  Gela  dit,  il  prit  un  bâton  qui  se  trouvait  dans  un  des  coin-,  de 
la  chambre  et  se  mil  à  en  frapper  sa  chère  Parachenka;  elle  tomba,  mais 
•il  continua  à  la  frapper  jusqu'à  ce  qu'elle  eûl  perdu  connaissance.  11  appela 
ensuite  plusieurs  domestiques  qui  lui  étaient  dévoués,  leur  donna  ordre  de 
porter  leur  maîtresse  dans  la  cave;  il  en  ferma  la  perte  avec  un  énorme 
cadenas,  dont  il  mil  la  clé  dans  sa  poche,  puis  il  fit  rassembler  tous  ses 
domestiques  et  les  aborda  d'un  air  sombre  e1  terrible.  Il  les  avait  convoqués 
afin  de  rechercher  le  coupable,  celui  d'entre  eux  qui  avait  conduit  la  maî- 
tresse dans  Visba  de  la  basse-cour;  mais,  prévoyant  le  sort  qui  l'attendait, 
cet  homme  avait  pris  la  fuite  avec  le  cocher  et  le  laquais  qui  axaient  accom- 
pagné PrascoA  ia  Ivanovna.  On  envoya  quelques  personnes  à  leur  poursuite.  La 
femme  de  chambre  seule  n'ai  ail  pu  se  résoudre  à  laisser  sa  maîtresse.  Mikhaïl 
Maksimovitch  ne  la  maltraita  point,  mais  il  l'enferma  avec  celle-ci  après 
lui  avoir  donné  des  instructions;  il  lui  recommanda,  entre  autres  choses, 
d'engager  sa  maîtresse  à  la  soumission.  Que  lit  ensuite  Mikhaïl  Maksimô- 
vitch?  11  se  mit  à  boire  plus  que  jamais;  mais,  hélas!  c'est  en  vain  qu'il 
buvait  de  l'eau-de-vie  comme  de  l'eau,  c'est  en  vain  qu'une  bande  d'hommes 
et  de  femmes  avinés  recommencèrent  à  danser  et  à  chanter  «levant  lui  : 
Mikhaïl  Maksimovitch  restait  triste  e1  préoccupé.  Cependant  il  ne  renonça 
point  à  ses  prétentions;  il  lit  dresser  dans  la  ville  du  district,  et  au  nom 
d'un  de  ses  compagnons  de  débauche,  un  acte  par  lequel  Prascovia  Ivanovna 
déclarait  vendre  Parachino  et  Kourolessof  (il  daignait  lui  laisser  Tchoura- 
sovo),  et  chaque  jour  il  descendait  deux  fois  dans  la  cave  pour  engager  sa 
femme  à  signer  cette  pièce.  Afin  de  l'y  décider,  il  implorait  son  pardon  et 
mettait  les  coups  qu'il  lui  avait  donnés  sur  le  compte  de  sa  vivacité;  il  lui 
promettait  de  ne  plusse  représenter  à  ses  yeux,  si  elle  souscrivait  à  sa  de- 
mande, et  jurait  que,  dans  son  testament,  il  lui  restituerait  tous  les  biens 
dont  il  voulait  maintenant  la  dépouiller.  Prascovia  Ivanovna  resta  inflexible, 
et  pourtant  elle  souffrait  beaucoup  des  blessures  qu'il  lui  avait  faites;  elle 
était  épuisée  par  la  faim,  et  une  fièvre  ardente  la  consumait.  » 

l.a  Providence  ne  permit  point  à  ce  misérable  d'arriver  a  ses  lins. 
Trois  domestiques  de  Mikhaïl  Maksimovitch,  on  le  sait,  avaient 
pris  la  fuite;  ils  se  présentent  inopinément  devant  le  seigneur  d'Ak- 
sakova,  et  lui  apprennent  le  traitement  que  subit  leur  maître  . 
Transporté  de  fureur,  Stépane  Mikhaïlovitch  s'élance  dans  la  cour 
et  appelle  à  grands  cris  ses  domestiques  et  ses  pavsans.  Une  foule 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

attentive  se  presse  bientôt  autour  de  lui,  et  lorsqu'on  connaît  le 
motif  de  cette  convocation,  chacun  veut  courir  à  Ja  délivrance  de 
Prascovia  Ivanovna. 

«  Quelques  instans  après,  trois  rospouskis  étaient  attelés  chacun  de  trois 
chevaux  vigoureux  pris  dans  les  écuries  du  seigneur  et  montés  par  douze 
hommes  armés,  choisis  parmi  les  plus  robustes  et  les  plus  résolus  des  domes- 
tiques et  des  pa\  sans,  sous  la  conduite  de  Stépane  Mikhaïlovitch.  Ces  hommes 
avaient  pour  armes  des  fusils,  des  sabres,  des  fourches,  des  épieux  et  des 
fourches  en  fer;  les  trois  fuyards  se  joignirent  à  eux,  lancèrent  leurs  chevaux 
et  partirent  pour_Parachino.  Dans  la  soirée,  deux  autres  rospouskis,  attelés 
des  [meilleurs  [chevaux^du]  village,"  s'élancèrent  dans  la  même  direction;  ils 
étaient  montés'par  une  dizaine  d'hommes  qui  voulaient  assister  leur  mai  lie. 
Le  lendemain  au  soir,  les  premiers  se  trouvaient  déjà  à  sept  verstes  de  Para- 
chino;*ils  s'arrêtèrent  pour  l'aire  manger, leurs  chevaux  et  se  remirent  en 
route.  A  peine  les  premières  lueurs  du  jour  commençaient-elles  à  poindre, 
qu'ils  entrèrent  a  toute  bride  dans  la  cour  qui  précédait  la  maison  du  seigneur 
de  Parachino,  el  s'arrêtèrent  à  la  porte  de  la  cave,  située  dans  l'aile  que  celui- 
ci  occupait.  Stépane  Mikhaïlovitch  courut  à  la  porte  de  la  cave  et  se  mit  à  y 
frapper  à  grands  coupsde  poings.  —  Qui  est-là?  demanda  une  femme  dont  la 
voix  se  faisait  à  peine  entendre.  Mon  grand-père  reconnut  la  voix  de  Pras- 
covia Ivanovna  :  elle  était  encore  en  vie.  Stépane  Mikhaïlovitch  se  signa  en 
pleurant  de  joie.  —  Dieu  soit  loué!  c'est  moi,  ton  cousin  Stépane  Mikhaï- 
lovitch; tranquillise-toi.  —  Puis  il  donna  ordre  au  cocher,  au  laquais  et  au 
vieux  domestique  de  Prascovia  Ivanovna  d'aller  atteler  la  calèche  qui  l'avait 
amenée.  Lorsqu'ils  furent  partis,  il  plaça  six  hommes  armés  à  l'entrée  de  l'es- 
calier qui  conduisait  à  la  cave,  et  se  mit  lui-même  avec  le  reste  de  sa  troupe 
à  ébranler  la  porte  à  coups  de  haches  et  de  pioches.  Quelques  instans  après, 
la  porte  céda;  Stépane  Mikhaïlovitch  emporta  dans  ses  bras  Prascovia  Iva- 
novna, il  la  déposa  sur  un  des  rospouskis  avec  sa  fidèle  femme  de  chambre, 
s'assit  à  leurs  côtés,  et  sortit  lentement  de  la  cour  avec  tous  ses  gens.  Le  soleil 
venait  de  se  lever,  et  lorsqu'ils  passèrent  devant  l'église,  il  éclairait  la  croix 
devant  laquelle  Prascovia  Ivanovna  s'était  agenouillée  trois  jours  aupara- 
vant... Elle  la  salua  de  nouveau  pour  remercier  le  ciel  de  sa  délivrance.  La 
calèche  les  rejoignit  à  peu  de  distance  du  village;  Stépane  Mikhaïlovitch  y 
déposa  Prascovia  Ivanovna  et  la  ramena  chez  lui.  » 

Lorsque  les  habitans  du  village  et  les  domestiques  eurent  appris 
cet  enlèvement,  ils  crurent  que  leurs  maux  allaient  avoir  une  lin. 
On  s'attendait  à  voir  entrer  à  tout  moment  dans  le  village  le  sta- 
novoï  suivi  du  tribunal  criminel;  mais  il  n'en  fut  rien  :  Mikhaïl 
Maksimovitch  put  continuer  sa  vie  de  désordres.  Il  redoubla  même 
ses  excès  et  recommença  à  torturer  tous  ses  domestiques  avec  plus 
de  fureur  que  jamais,  y  compris  le  fidèle  laquais  qui  l'avait  instruit 
de  l'arrivée  et  du  départ  de  sa  femme  :  pour  s'excuser,  il  disait  qu'on 
l'avait  trahi. 

Comment  finit  cette  tragédie  domestique?  Mikhaïl  Maksimovitch 


LES    SEIGNEURS    d'AKSAKOVA.  895 

meurt  d'un  coup  de  sang  (1),  et,  chose  étrange,  il  est  pleuré  par  sa 
femme.  Prascovia  ne  peut  pas  oublier  qu'elle  l'a  aimé  pendant  qua- 
torze ans.  Ce  qui  l'afflige  surtout,  c'est  que  son  mari  suit  mort  sans 
avoir  eu  le  temps  de  se  repentir.  Elle  voudrait  disposer,  en  faveur 
du  fils  de  Stépane  Mikhaïlovitch,  son  tuteur,  de  tous  les  biens  qui 
lui  restent;  mais  le  seigneur  d'Âksakova  refuse  ce  don.  Tel  est  le 
caractère  de  la  femme  russe,  mélange  singulier  de  dévoûment  et 
de  fierté,  d'indépendance  et  de  soumission.  In  autre  trait  à  noter 
dans  le  dénoûment  de  l'histoire  du  major,  c'est  qu'il  en   est  de 

Mikhaïl  Maksimovitch  coi e  de  certains  empereurs  romains  qui 

avaient  effrayé  le  monde  de  leurs  excès,  et  dont  la  mémoire  pourtant 
restail  populaire.  M.  Aksakof  lui-même  a  visité,  bien  des  années 
après  la  mort  de  Mikhaïl  Maksimovitch,  le  village  théâtre  de  ses 
débauches,  et  le  nom  de  cet  homme,  qu'il  croyait  voué  à  la  haine 
publique,  n'était  prononcé  qu'avec  respect  par  les  vieillards.  Ou 
s'accordait  a  reconnaître  que  le  major  avait  un  odieux  caractère,  mais 
on  ajoutait  qu'il  ne  punissait  jamais  injustement  les  serfs,  et  qu'il 
veillait  toujours  à  leur  bien-être. 

.M.  Vksakof  ne  raconte  que  dans  une  autre  partie  de  son  livre  la 
mort  de  Prascovia:  il  a  suivi  l'ordre  chronologique.  Pour  nous,  pré- 
occupé principalement  de  l'unité  de  ce  caractère,  en  regard  de  la 
courte  lutte  de  Prascovia  contre  l'indomptable  Mikhaïl,  nous  place- 
rons le  récit  de  sa  mort,  survenue  en  1806. 

«  Le  sang-froid  et  l'énergie  dont  elle  avait  fait  preuve  dans  sa  jeunesse  ne 
l'abandonnèrent  point  sur  son  lit  de  mort.  Pour  donner  plus  de  valeur  à  ses 
dernières  dispositions,  elle  avait  réuni  toutes  les  autorités  du  district.  Lors- 
qu'on leur  eut  donné  lecture  «le  sou  testament,  elle  lit  servir  du  Champagne, 
et  en  but  elle-même  un  verre  à  la  santé  du  nouveau  propriétaire.  Celui-ci 
lui  ayant  dit  qu'il  avait  trouvé  sur  la  liste  de  ses  débiteurs  les  noms  de  plu- 
sieurs propriétaires  pauvres,  la  malade  lui  répondit  qu'elle  le  savait  fort, 
bien.  —  Mais,  ajouta-t-elle,  l'argent  que  je  leur  ai  prêté  est  mon  avoir  légi- 
time; je  ne  l'ai  point  acquis  par  fraude,  et  ne  prétends  point  leur  en  faire  don. 

«  Peu  de  jours  avant  sa  mort,  le  médecin  juif  qui  la  soignait  lui  dit  après 
l'avoir  examinée  :  —C'est  bien,  très  bien.  —  La  mourante  l'entendit  :  —  Tais- 
toi,  juif,  lui  répondit-elle,  je  sens  que  cela  va  finir;  mais  je  ne  crains  pas  la 
mort,  j'y  suis  préparée  depuis  longtemps.  Allons,  dis-moi  franchement  com- 
bien de  temps  il  me  re^te  à  vivre.  —  Le  docteur,  qui  était  habitué  à  ce  ton 
et  ne  s'en  formalisait  nullement,  lui  répondit  : —  Trois  ou  quatre  jours.  — 
Bien,  reprit  la  malade,  je  te  remercie  de  m'avoir  dit  la  vérité.  Maintenant, 
adieu,  tu  peux  te  dispenser  de  revenir.  Je  vais  donner  ordre  de  te  payer  ton 
compte.  —  Lorsque  le  médecin  fut  sorti,  elle  fit  appeler  toutes  les  personnes 

I  Au  dire  de  l'auteur,  qui  a  cru  devoir  cacher  le  véritable  dénoûment  de  cette  triste 
existence,  pour  ne  pas  éveiller  les  susceptibilités  de  la  censure.  Eu  réalité,  Mikhaïl  Mak- 
simovith  fut  assassiné  par  ses  domestiques. 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  maison.  Elle  leur  déclara  que,  se  sentant  près  de  mourir,  elle  ne  vou- 
lait plus  être  tourmentée,  et  qu'elle  désirait  rester  seule  avec  celui  qui  se 
chargerai)  de  lui  lire  l'Évangile.  —  Ai-je  bien  pris  toutes  les  dispositions  né- 
cessaires? ajouta-t-elle  en  se  tournant  vers  un  des  assistans.  Ne  faut-il  point 
encore  quelque  chose?— Non,  lui  répondit  celui-ci,  tout  est  en  ordre. — 
Allons,  c'est  bien,  lui  répondit  la  mourante,  .le  vous  prie  de  ne  plus  vous  oc- 
cuper de  moi.  Faites-moi  le  plaisir  de  vous  retirer. 

«  Pendant  les  cinq  jours  qu'elle  vécut  encore,  elle  ne  cessa  de  réciter  des 
prières,  d'écouter  la  lecture  de  l'Évangile  ou  de  chanter  des  psaumes.  Ce- 
pendant, axant  de  rendre  le  dernier  soupir,  elle  voulut  prendre  congé  de  sa 
famille  et  de  tous  ses  domestique*;  mais  elle  leur  recommanda  de  passer  de- 
vant son  lit  sans  ouvrir  la  bouche,  et  elle  leur  répéta  à  tous,  même  à  son  co- 
cher,  les  paroles  suivantes  :  «  Pardonne-moi,  pauvre  pécheresse  que  je  suis!  » 
Quelques  instans  après,  elle  expira.  » 


II. 

Le  livre  de  M.  Aksakof  embrasse  l'histoire  de  trois  générations. 
Vprès  nous  être  arrêté  avec  lui  devant  la  vénérable  ligure  de  Stépane 
Mikhaïlovitch ,  aptes  avoir  observé  la  triste  et  bizarre  physionomie 
du  major,  nous  rencontrons  dans  cette  histoire  de  famille  d'abord 
le  père  de  \I.  Utsakof,  puis  l'auteur  lui-même.  Wec  ces  personnages, 
nous  entrons  dans  une  époque  nouvelle.  La  vie  du  père  de  M.  Aksa- 
nous  montre  les  idées  occidentales  agissant  a\ee.  plus  de  succès 
en  Russie  depuis  qu'elles  onl  cessé  d'être  une  sorte  d'auxiliaire  de 
la  politique  impériale.  Les  influences  qui  émanent  de  l'Allemagne, 
de  la  France,  de  l'Angleterre,  sont  favorisées  alors  par  les  ten- 
dances mêmes  des  classes  supérieures  de  ht  société.  M.  Vksakof 
enfin,  l'auteur  du  livre,  personnifie  une  dernière  période  du  mouve- 
ment réformateur.  On  retourne  à  la  vieille  Russie,  on  cherche  à  mettre 
d'accord  le  passé  et  le  présent,  les  moeurs  des  ancêtres  et  les  aspi- 
rations des  enfans.  Nous  pouvons  donc,  grâce  à  cette  chronique, 
mettre  en  regard  de  l'époque  dominée  par  Catherine  celle  qui  l'a 
suivie  et  celle  même  où  nous  sommes. 

La  destinée  du  père  de  M.  Aksakof  a  été  assez  agitée  à  son  début. 
Vlexis,  le  fils  unique  de  Stépane  Mikhaïlovitch,  a  commencé  par  ser- 
vir en  qualité  de  sous-officier  noble  dans  un  régiment  de  dragons 
i  Oufa,  ville  de  district  située  à  vingt-neuf  verstes  d'Aksakova. 
i  ne  circonstance  bien  caractéristique  le  décide  à  quitter  le  service 
militaire.  Un  jour  de  fête,  par  ordre  du  général,  Allemand  d'ori- 
gine, un  office  divin  est  célébré  dans  la  chapelle  du  régiment.  On  est 
au  cœur  de  l'été,  et  les  fenêtres  sont  ouvertes.  Tout  à  coup  le  gai 
refrain  d'une  chanson  populaire  retentit  dans  la  rue.  Le  général 
veut  connaître  les  perturbateurs  :  il  s'approche  d'une  fenêtre,  et  re- 


LES    SEIGNEURS    d'aKSAKOVA.  897 

connaît  le  jeune  Alexis  avec  deux  autres  de  ses  camarades.  Arrêtés 
immédiatement ,  les  trois  promeneurs  sont  condamnés  à  recevoir 
chacun  trois  cents  coups  de  baguette;  mais  osera-t-on  frapper  Alexis, 
le  fils  de  Stépane  Mikhaïlovitch,  un  officier  noble?  En  vain  le  jeune 
homme  rappelle  qu'aucun  châtiment  corporel  ne  peut  lui  être  infligé; 
on  le  couche  par  terre,  on  le  frappe  de  verges  en  lui  défendant  de 
crier  afin  de  ne  point  troubler  le  service  divin.  L'exécution  terminée, 
le  pauvre  jeune  homme  est  porté  a  l'hôpital  à  demi  mort;  niais  aus- 
sitôt guéri,  il  donne  sa  démission  et  entre  dans  les  bureaux  du  gou- 
vernement, où  il  trouve  un  régime  mieux  approprié  à  son  caractère, 
doux  et  modeste  comme  celui  d'une  jeune  fille. 

D'autres  épreuves  cependant  attendent  encore  Uexis.  \  peine  en- 
tré dans  les  bureaux,  le  timide  et  rustique  jeune  homme  voit  par- 
tout les  mœurs  nationales  battues  en  brèche  par  l'influence  des 
mœurs  étrangères.  11  subit  l'ascendant  d'une  civilisation  supérieure 
personnifiée  dans  la  gracieuse  fille  d'un  personnage'  important  de  la 
ville,  Sofia  Nikolaïevna.  Spirituelle,  instruite,  d'une  beauté  remar- 
quable, Sofia  donne  le  ton  à  la  haute  société  d'Oufa.  Elle  inspire  en 
même  temps  l'intérêt  par  son  caractère  énergique  et  noble.  Quoique 

bien  jet ,  Sofia  a  déjà  traversé  bien  des  heures  douloureuses.  Son 

père  s'étant  remarié,  elle  a  été  en  butte  à  la  jalousie,  aux  mauvais 
traitemens  de.  sa  seconde  femme,  et  une  piété  ardente  l'a  seule  défen- 
due contre  un  désespoir  qui  la  poussait  au  suicide.  Quand  la  mort 
de  la  marâtre  a  ouvert  une  nouvelle  existence  à  la  pauvre  jeune  lille, 
une  maladie  cruelle  est  venue  frapper  son  père.  C'est  elle  qui.  à  la 
place  du  vieillard,  atteint  de  paralysie,  (fat  diriger  la  maison  et  im- 
poser sa  volonté  aux  mêmes  valets  qui  la  méprisaient  jadis.  C'est  de 
la  noble  et  liere  Sofia  qu'Alexis  tombe  amoureux.  Sofia  accueille 
d'abord  ses  hommages  a\ec  une  sorte  de  pitié;  puis,  voyant  l'état  de 
son  père  s'aggraver  de  jour  en  jour,  comprenant  la.  nécessité  de  se 
prémunir  contre  un  isolement  terrible,  Sofia  se  laisse  attendrir.  Elle 
impose  son  choix  à  son  père  malade,  et  le  jeune  employé  est  au- 
torise par  elle  à  solliciter  l'approbation  de  Stépane  Mikhaïlovitch. 
Le  premier  mouvement  du  vieillard  est  de  repousser  une  pareille 
demande.  La  famille  du  seigneur  d'Aksakova  intercède  alors  poul- 
ie jeune  Alexis,  et  après  une  soirée  tristement  silencieuse,  après  une 
nuit  passée  en  profondes  méditations,  Stépane,  qui  n'a  pas  pris  la 
plume  depuis  dix  ans,  se  décide  dès  le  lendemain  matin  à  écrire 
ces  quelques  lignes  en  réponse  à  son  fils  :  «  Nous  et  ta  mère,  Anna 
Vassilievna,  nous  te  permettons  d'épouser  Sofia  Nikolaïevna,  si  telle 
est  ta  volonté,  et  nous  t'envoyons  notre  bénédiction  paternelle.  » 
On  devine  que  cette  lettre  laconique  comble  de  joie  le  jeune  amou- 
reux. Peu  de  jours  après,  le  mariage  est  célébré  à  Oufa,  puis  les 

TDMK    IX.  !>7 


<Si>8  REVUE    DES    DEUX    MOMIES. 

jeunes  mariés  viennent  faire  un  court  séjour  à  Aksakova.  Nous  n'in- 
sisterons  pas  sur  les  cérémonies  du  mariage,  minutieusement  dé- 
crites par  M.  Vksakof.  Ce  qu'il  importe  de  remarquer,  c'est  la  lutte 
sourde  qui  s'engage  entre  la  famille  du  seigneur  d'Aksakova  et  la 
femme  d'Alexis,  c'est-à-dire  entre  la  vieille  Russie  et  la  nouvelle, 
entre  l'élégante  éducation  de  la  ville  et  les  rustiques  coutumes  de 
la  campagne.  Ce  petit  tableau  forme  sans  contredit  la  partie  la  plus 
intéressante  du  fragment  consacré  par  M.  Aksakof  à  son  père  : 

«  La  nouvelle  de  la  prochaine  arrivée  des  jeunes  mariés  causa  une  grande 
rumeur  dans  la  paisible  habitation  de  nos  campagnards.  11  y  régnait  une 
simplicité  poussée  même  un  peu  trop  loin.  On  s'empressa  de  changer  de  vê- 
temens  el  de  donner  à  toute  la  maison  un  air  de  fête.  La  mariée  était  une 
citadine  aux  manières  élégantes,  et,  quoique  sans  fortune,  habituée  à  vivre 
en  grande  dame  :  tes  jeunes  membres  de  la  famille  devaient  craindre  qu'elle 
ne  les  tournât  en  ridicule.  Il  n'y  avait  point  de  chambre  vacante  dans  la  mai- 
son, ei  Tanioucha  fut  obligée  de  quitter  la  sienne,  qui  donnait  sur  le  jardin. 
On  découvrait  de  ses  fenêtres  les  eaux  limpides  du  Bougourouslane,  dont 
les  rives  bordées  de  buissons  étaient  animées  par  le  chant  mélodieux  des 
rossignols.  Tanioucha  alla  s'établir  d'assez  mauvaise  grâce  dans  la  petite 
salle  qui  précédait  le  bain.  C'était  le  seul  endroit  qui  restât  libre;  les  deux 
sœurs  mariées  de  Taniourlia  occupèrent  chacune  une  chambre  dans  la  mai- 
son, et  leurs  maris  logèrent  dans  un  hangar  destiné  au  foin.  La  veille  du 
jour  qui  avait  été  fixé  pour  l'arrivée  des  époux,  on  apporta  dan-  la  maison 
le  lit  elles  épais  rideaux  qui  leur  étaient  destinés;  ce1  envoi  était  accompa- 
gné d'un  homme  chargé  de  tout  disposer.  La  chambre  de  Tanioucha  fut  com- 
plètement  métamorphosée  en  quelques  heures.  Stépane  Mikhaïlovitch  vint 

l'examiner  et  en  fut  très  satisfait;  les  fem s  au  contraire  se  mordaient  les 

lèvres  de  dépit.  Sur  ces  entrefaites  arriva  un  courrier;  il  annonça  que  les 
jeunes  mariés  allaient  arriver  dans  quelques  heures;  ils  s'étaient  arrêtés  pour 
changer  de  costume  dans  le  village  de  Noïkino,  situé  à  huit  verstes  d'Ak- 
sakova et  peuplé  de  Mordvins.  Cette  nouvelle  mit  toute  la  maison  en  mou- 
vement. Le  vieillard  avait  envoyé  dès  le  matin  prévenir  le  prêtre;  mais 
il  ne  s'était  pas  encore  rendu  à  l'appel,  et  on  expédia  un  homme  à  cheval.  Le 
village  de  Noïkino  présentait  un  spectacle  non  moins  animé.  Comme  les  ma- 
riés suivaient  un  chemin  de  traverse,  ils  s'étaient  fait  précéder  d'un  courrier 
chargé  de  leur  commander  des  chevaux  dans  les  villages.  Les  habitans  de 
Noïkino  avaient  connu  Alexis  Stépanovitch  encore  enfant,  et  professaient 
pour  son  vieux  père  un  véritable  culte.  Lorsque  le  jeune  couple  entra  dans 
Visba  que  l'on  avait  préparée  à  cet  effet,  toute  la  population  du  village,  qui 
comptait  six  cenfa  habitans,  y  était  réunie.  Jamais  Sofia  Nikolaïevna  n'avait 
visité  cette  contrée,  et  elle  fut  émerveillée  des  costumes  que  portaient  les 
robustes  filles  dont  elle  était  entourée.  Les  paroles  simples  et  rudes  qui  s'éle- 
vaient de  tous  côtés  dans  la  foule  lorsqu'on  l'aperçut  touchèrent  profondé- 
ment son  mari.  C'étaient  des  louanges  et  des  souhaits  de  prospérité  qu'on 
lui  adressait  ainsi  dans  un  mauvais  russe  :  «  Aï!  aï!  disait  l'une,  quelle  femme 
Dieu  t'a  donnée!  —  Aï!  aï!  elle  est  belle,  ajoutait  une  autre,  et  notre  père 


LES    SEIGNEURS    D'AKSAKOVA.  899 

Stépane  Mikhaïlovitch  sera  joliment  heureux!  »  Eu  entendant  ces  exclama- 
tions naïves,  la  jeune  femme  riait  et  pleurait  à  la  fois.  Lorsqu'elle  reparut 
dans  un  élégant  costume  de  ville  pour  monter  en  voiture,  le  concert  de 
louanges  qui  s'éleva  dans  la  foule  était  si  bruyant,  que  les  chevaux  en  furent 
effrayés.  Les  jeunes  mariés  donnèrent  dix  roubles  à  la  commune  et  se  mirent 
en  route. 

A  peine  leur  équipage  parut-il  sur  la  côte,  derrière  l'aire  seigneuriale,  que 
les  cris  :  Ils  (irritent!  retentirent  dans  la  maison.  Tous  les  domestiques  et 
bientôt  après  tous  les  paysans  du  village  se  réunirent  dans  la  cour;  les  jeunes 
gens  et  les  enfans  coururent  au-devant  des  mariés.  Stépane  Mikhaïlovitch 
parut  avec  sa  femme  au  sommet  de  l'escalier;  toute  la  famille  se  rangea  au- 
tour de  lui.  Anna  Vassilie\  aa  a\  ait  une  jupe  de  soie,  et  elle  était  coiffée  d'itn 
mouchoir  de  la  même  étoffe  bordé  d'or;  elle,  portait  un  pain  et  une  salière 
d'argent;  son  mari,  qui  se  tenait  à  ses  côtés  avec  une  image  de  la  Vierge, 
avait  une  redingote  à  l'ancienne  mode;  il  était  en  cravate  et  rasé.  L'équi- 
page s'arrêta  au  bas  de  l'escalier;  les  mariés  en  descendirent,  tombèrent  aux 
genoux  de  leurs  parens,  et  reçurent  leur  bénédiction  avec  les  embrassemens 
de  tous  les  autres  membres  de  la  famille.  La  jeune  femme  se  tourna  ensuite 
de  nouveau  vers  son  beau-père;  elle  pleurait.  Le  vieillard  lui  prit  la  main, 
et,  l'ayant  regardée  fixement,  ses  yeux  se  remplirent  de  larmes;  puis  il  la 
serra  fortement  dans  ses  bras,  lui  donna  un  baiser  et  s'écria  :  «  Dieu  soit 
louél  Allons  lui  offrir  nos  actions  de  grâces.  »  Il  se  dirigea  aussitôt,  à  tra- 
vers la  foule  des  assistans  qui  se  pressaient  sur  son  passage,  vers  la  grande 
salle  de  la  maison,  en  tenant  toujours  sa  bru  par  la  main.  Arrivé  dans  ce 
lieu,  il  s'y  arrêta  avec  elle  devant  le  prêtre,  qui  les  attendait  revêtu  de  ses 
plus  beaux  habits  pontificaux,  et  le  service  commença.  » 

Le  moment  est  critique  pour  Sofia  Nikolaïevna;  elle  entre  dans 
une  nouvelle  famille,  et  tout  va  dépendre  de  l'accueil  que  lui  fera 

son  beau-père.  Le  vieillard  est  séduit  dès  la  première  entrevue  par 
les  grâces  e1  l'esprit  naturel  de  cette  jeune  femme,  qui  contraste  de 
toute  manière  avec  son  entourage  habituel.  Les  Biles  de  Stépane  Mi- 
khaïlovitch comprennent  qu'elles  ont  trouvé  une  rivale  qui  ne  tar- 
dera point  à  les  supplanter  tout  à  l'ait  dans  la  maison  ;  elles 
prennent  Sofia  en  haine.  La  présence  de  Stépane  Mikhaïlovitch  con 
tient  seule  ce  sentiment,  qui  est  sur  le  point  d'éclater  atout  instant. 
Aksinia  Stépanovna  est  la  seule  qui  se  range  du  côté  de  sa  belle- 
sœur.  Élisabeta  Stépanovna  au  contraire,  femme  du  général  Er- 
lichkine,  curieux  type  de  Russe  ivrogne  et  sujet  au  sapoï  (1), 
Elisabeta  lui  est  hostile,  ainsi  qu'Alexandra,  autre  fille  de  Stépane 
Mikhaïlovitch,  qui  trouve  moyen  de  manifester  son  mauvais  vouloir 
de  la  plus  étrange  manière.  Sofia  et  son  mari,  pendant  leur  séjour 

(1)  L'ivrognerie  chez  certains  Russes  est  une  sorte  d'affection  intermittente.  Plusieurs 
fois  par  an  ils  se  sentent  pris  d'un  irrésistible  besoin  de  boissons  alcooliques.  Lorsqu'on 
refuse  de  leur  en  donner,  ils  entrent  le  plus  souvent  dans  des  accès  de  rage,  appelés 
sapoi,  qui  les  privent  de  raison,  et  cherchent  à  s'ôter  la  vie. 


<)00        '  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chez  Stépane  Mikhaïlovitch,  rendent  visite  à  ses  filles  :  ils  sont  très 
bien  reçus  par  Vksinia  au  village  de  Nagatkino.  De  là  ils  vont  chez 
Élisabeta,  dans  sa  terre  de  karatignino,  puis  chez  Alexandra,  qui 
réside  à  Karataïevo,  où  ils  trouvent  un  accueil  bien  différent. 

«  C'est  à  la  touillée  du  jour  qu'ils  arrivèrent  à  Karataïevo.  La  demeure  sei- 
gneuriale avait  une  assez  pauvre  apparence;  les  fenêtres  en  étaient  basses  et 
étroites,  le  plancher  tellement  suie,  qu'on  avait  eu  beaucoup  de  peine  à  le 
rendre  présentable,  et  les  trous  dont  il  était  rempli  indiquaient  que  la  mai- 
son était  infestée  de  rats.  Sofia  Nikolaïevna  entra  dans  ce  lieu  avec  une  sorte 
d'effroi.  L'aspect  qu'il  présentait  n'étonnera  point  nos  lecteurs  lorsque  nous 
leur  aurons  fait  connaître  les  habitudes  du  seigneur  de  Karataïevo.  C'était 
une  sorte  de  sauvage;  il  était  Kirguis  dans  l'âme,  et  employait  une  bonne 
partie  de  l'été  à  visiter  les  camps  de  ces  nomades,  avec  lesquels  il  s'enivrait 
de  koumis.  11  parlait  leur  langue,  très  couramment,  et  passait  comme  eux  des 
journées  à  cheval.  L'exercice  de  l'arc  lui  était  si  familier,  qu'il  atteignait 
un  cerf  à  une  très  grande  distance.  11  -e  tenait  le  reste  de  l'année  dans  un 
petit  cabinet  cpii  donnait  sur  la  cour,  et  restait  des  journées  entières  devant 
une  fenêtre  ouverte,  même  en  hiver  par  les  plus  grands  froids,  couvert  d'un 
manteau  kirL'uis,  en  sifflant  des  airs  kirguis  et  en  buvant  de  temps  en  temps 
de  Peau-de-vie  infusée  d'herbes  odoriférantes,  ou  quelque  autre  boisson  de 
ce  genre.  Que  regardait-il  ainsi?  il  avait  sous  les  yeux  une  partie  de  la  cour 
ordinairement  déserte.  V  quoi  pouvait-il  penser?  Aucun  psychologue  ne  sau- 
rait le  dire.  Arrivait-il  qu'une  robuste  paysanne  traversât  la  cour,  Kara- 
taïef  lui  faisait  un  signe  de  tête,  auquel  celle-ci  répondait  d'un  air  familier. 
La  maîtresse  de  la  maison,  Uexandra  Stépanovna,  qui  avait  fait  un  accueil 
assez  froid  ù  Sofia  Nikolaïevna,  ne  manqua  pas  de  glissera  mots  couverts 
dans  la  conversation  des  allusions  blessantes  auxquelles  Sofia  Nikolaïevna  ré- 
pondit avec  la  présence  d'esprit  qui  la  distinguait.  Après  le  souper,  on  con- 
duisit le  jeune  couple  dans  une  pièce  qui  portait  le  nom  de  salon;  elle  avait 
été  transformée  en  chambre  à  coucher  pour  la  circonstance.  A  peine  Alexis 
Stépanovitçh  eut-il  éteint  les  lumières,  qu'un  bruit  de  trot  et  des  cris  aigus 
se  firent  entendre  de  tous  côtés;  la  chambre  était  littéralement  envahie  par 
les  rats,  qui  commencèrent  bientôt  à  assiéger  le  lit  des  jeunes  époux.  La 
pauvre  Sofia  Nikolaïevna  tremblait  de  peur:  son  mari  saisit  un  bâton  qui  se 
trouvait  sur  la  fenêtre,  et  se  mit  en  devoir  de  repousser  l'ennemi;  mais  il 
avait  fort  à  faire,  le-  r.n-  s'élançaient  à  tout  instant  sur  le  lit,  et  cette  lutte 
animée  ne  finit  qu'avec  le  jour.  La  nouvelle  mariée  n'avait  point  fermé  l'œil 
de  la  nuit:  elle  était  pâle  et  défait.'  lorsqu'elle  reparut  devant  ses  hôtes.  On 
aurait  pu  lui  épargner  le  supplice  qu'elle  venait  d'endurer  en  entourant  le 
lit  d'un  rideau  fixé  au  matelas,  et  jamais  Alexandra  Stépanovna  n'oubliait  de 

ecommander  cette  précaution  aux  personnes  qui  passaient  la  nuit  chez 
elle;  mais  elle  se  serait  reproché  d'en  prévenir  Sofia  .Nikolaïevna,  et  se  mit 
à  rire  lorsque  celle-ci  lui  eut  fait  part  de  la  terreur  qu'elle  avait  éprouvée. 
»  Les  deux  époux  quittèrent  leurs  hôtes  au  plu-  vite  avec  Aksinia  Stépa- 
novna, qui  était  du  voyage.  La  jeune  femme  d'Alexis  Stépanovitçh  était  en- 
core sous  le  coup  de  l'accueil  qu'on  venait  de  lui  faire,  lorsqu'Aksinia  Stépa- 
i      aa  lui  dit  imprudemment  que  sa  sœur  avait  eu  probablement  l'intention 


LES    SEIGNEURS    d'aKSAKOVA.  901 

de  lui  procurer  la  triste  nuit  qu'elle  venait  de  passer.  Il  n'en  fallut  pas  da- 
vantage pour  exciter  l'indignation  de  Sofia  Nikolaïevna,  et,  oubliant  qu'elle 
parlait  au  frère  et  à  la  sœur  d'Alexandra  Stépanovna,  elle  accabla  celle-ci 
d'épithètes  tellement  blessantes,  que  le  pacifique  Alexis  Stépanovitch  lui- 
même  en  fut  courroucé.  Au  moment  où  la  voiture  s'arrêtait  devant  le  péri- 
style de  la  maison  de  Stépane  Mikhaïlovitch,  cette  petite  brouille  durait  en- 
core. On  était  arrivé  pour  le  dîner,  et  tout  en  se  mettant  à  table,  Stépane 
Mikhaïlovitch  s'aperçut  bientôt  qu'il  s'était  passé  quelque  scène  désagréable 
entre  les  deux  époux.  Il  interrogea  sa  bru,  et  celle-ci  lui  conta  l'aventure 
des  rats.  Le  vieillard  en  parut  surpris;  il  y  avait  bien  des  années  qu'il  n'avait 
été  à  Karateïevo,  et  il  ignorait  que  la  maison  fût  dans  cet  état.  —C'est  la  vé- 
rité, lui  répondit  Anna  Vassilievna  sans  remarquer  le  signe  que  lui  faisait 
sa  fille;  il  y  a  une  telle  quantité  de  rats  dans  la  maison,  qu'il  est  impossible 
d'y  coucher  sans  avoir  des  rideaux  bien  assujettis.  —  Et  on  ne  vous  en  a 
point  fourni?  demanda  le  vieillard  à  Sofia  Nikolaïevna  d'un  ton  de  mauvais 
augure.  —  Elle  lui  répondit  que  non.  —  C'est  bien,  reprit  le  vieillard  en  lan- 
çant sur  sa  femme  et  sa  fille  un  regard  qui  leur  donna  le  frisson. —  Le  dîner 
fini,  il  alla  se  coucher  comme  d'ordinaire;  mais  aussitôt  qu'il  ouvrit  les  yeux, 
il  appela  Mazane.  Celui-ci  ronflait,  le  nez' contre  une  des  fentes  de  la  porte; 
il  y  attendait  le  réveil  du  maître  par  ordre  d'Anna  Vassilievna,  qui  était  as- 
sise tremblante  dans  le  salon  avec  ses  quatre  filles,  car  Alexandra  Stépa- 
novna venait  d'arriver.  Le  fidèle  serviteur  cria  d'une  voix  de  stentor  :  —  Me 
voilà,  —  et  se  précipita  dans  la  chambre.  —  Alexandra  Stépanovna  est-elle 
arrivée?  lui  demanda-t-il. — Oui,  lui  répondit  Mazane  avec  un  calme  respec- 
tueux. —  Qu'elle  vienne  me  trouver.  —  Et  Alexandra  Stépanovna  parut 
presque  au  même  instant  devant  son  père,  car  en  pareille  circonstance  tout 
retard  augmentait  encore  le  danger.  Nous  ne  décrirons  pas  la  scène  qui  sui- 
vit; c'est  en  vain  qu'Anna  Vassilievna  se  jeta  aux  pieds  du  vieillard  en  le 
suppliant  d'épargner  la  coupable.  11  donna  un  libre  cours  à  sa  fureur,  puis, 
repoussant  du  pied  Vlexandra  Stépanovna,  il  lui  cria:  —  Dehors!  et  n'ose 
plus  te  présenter  devant  moi  avant  que  je  te  le  permette!  —  Le  mouvement 
de  colère  auquel  il  venait  de  se  livrer  était  t.'l  qu'il  en  était  encore  accablé 
le  lendemain  matin.  » 

C'est  àOufa,  dans  la  ville  où  réside  le  père  de  Sofia  Nikolaïevna, 
que  les  nouveaux  mariés  iront  se  fixer.  \\;mt.  leur  départ,  tous  les 
membres  de  la  famille  et  quelques  propriétaires  notables  des  envi- 
ions sont  imités  à  un  dîner  d'adieu.  M.  Aksakof  trouve  ici  l'occa- 
sion de  tracer  quelques  portraits,  parmi  lesquels  relui  du  conseiller 
de  cour  lvane  Nikolaïevitch  Kalpinski  mérité  surtout  de  fixer  l'at- 
tention. Le  conseiller  de  cour  représente  en  effet  avec  une  curieuse 
fidélité  cette  regrettable  influence  morale  de  Catherine  que  le  livre 
de  M.  Aksakof  est  particulièrement  destiné  à  constater.  Homme  d'es- 
prit et  libre  penseur,  M.  Kalpinski  s'est  formé  à  Saint-Pétersbourg, 
el  les  principes  de  vie  facile  qu'il  y  a  puisés,  il  vient  les  appliquer 
dans  ses  domaines,  où  il  mène  une  conduite  assez  légère.  Ceux  de 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  voisins  qui  ont  entendu  parler  de  Voltaire  l'accusent  d'être  vol- 
tairien.  M.  Kalpinski  est  tout  simplement  un  homme  de  plaisir  ou 
plutôt  de  goûts  cyniques,  entièrement  dépaysé  au  milieu  de  ces 
vieilles  familles  russes,  sur  lesquelles  les  idées  de  Catherine  n'ont 
guère  eu  de  prise.  On  voit  clairement,  par  l'exemple  du  conseiller 
de  cour  vollairien,  combien  le  génie  de  Catherine  comprenait  peu  la 
société  russe.  Le  hardi  causeur  croit  de  bon  goût  d'affecter  une  su- 
perbe insouciance  pour  les  relations  de  famille;  mais  c'est  en  vain 
qu'il  expose  sa  philosophie  du  ton  le  plus  dégagé  et  qu'il  prodigue 
ses  plus  aimables  saillies  :  il  n'arrive  à  provoquer  chez  la  jeune 
épouse  d'Alexis  Aksakof  que  l'étonnement,  et  presque  le  dégoût. 

Les  nouveaux  mariés  partent  enfin  pour  Oufa;  mais  le  livre  de 
M.  Aksakof  ne  nous  donne  (pie  peu  de  détails  sur  l'existence  nou- 
velle qui  commence  pour  eux.  On  y  voit  clairement  toutefois  que, 
dans  le  gouvernement  d'Orenbourg,  à  l'époque  où  nous  place  ce 
récit,  la  population  d'origine  asiatique  ne  se  subordonnait  pas  volon- 
tiers à  l'influence  de  la  société  européenne.  A  l'âge  où  Sofia  Niko- 
laïevna  put  diriger  elle-même  la  maison  de  son  père,  son  autorité 
dut  s'exercer  sur  un  Kalmouk,  homme  de  confiance,  qui,  pour  plaire 
à  la  seconde  femme  de  son  maître,  avait  trouvé  tout  simple  de  ty- 
ranniser la  jeune  fille.  Le  Kalmouk,  ancien  soldat  de  Pougatchef, 
rejeta  tous  les  torts  sur  son  ancienne  maîtresse,  et,  le  père  de  Sofia 
étant  tombé  malade,  il  réussit  à  gagner  la  confiance  du  vieillard. 
Il  abusa   même  des  privilèges  de  sa  position  pour  commettre  de 
petits  larcins  que  Sofia  crut  devoir  lui  pardonner.  Pendant  l'ab- 
sence de  Sofia,   qui  suivit  son  mariage  avec  Alexis ,  le  Kalmouk, 
qui  tenait  à  gouverner  seul,  n'épargna  rien  pour  arriver  à  son  but; 
il  alla  même  jusqu'à  parler  de  Sofia  avec  une  liberté  qui  décida  la 
jeune  femme  à  réclamer  contre  le  Kalmouk  l'intervention  de  son 
vieux  père.  Celui-ci,  pendant  que  le  serviteur  incriminé  se  justifiait, 
s'évanouit,  et  les  soins  que  le  Kalmouk  lui  donna  durant  la  crise  ne 
firent  que  fortifier  l'autorité  insolite    contre  laquelle  Sofia  s'était 
proposé  de  réagir.  A  partir  de  ce  moment,  le  Kalmouk  eut  le  bon 
esprit  de  ne  pas  trop  s'enorgueillir  de  son  triomphe;  il  sut  vivre  en 
bon  accord  avec  la  femme  d'Alexis  Stépanovitch,  qui,  devant  le  lit 
même  où  son  père  venait  d'expirer,  tendit  généreusement  la  main 
à  un  serviteur  dont  l'âme  indépendante  savait  allier  dans  un  mé- 
lange bizarre  l'indocilité  et  le  dévouement. 

A  la  Chronique  succèdent  maintenant  les  Souvenirs.  C'est  par 
quelques  pages  d'autobiographie  que  se  termine  le  livre  de  M.  Ak- 
sakof. Le  petit-fils  de  Stépane  Mikhaïlovitch,  le  fils  d'Alexis  et  de 
Sofia  nous  raconte  avec  une  sensibilité  pénétrante  les  premières  an- 
nées de  son  enfance.  Son  grand-père  est  mort;  M.  Aksakof  vit  dans 


LES    SEIGNEURS    d'aKSAKhva.  903 

le  domaine  de  sa  famille  avec  ses  parens  et  une  de  ses  tantes  qui  ne 
s'est  point  mariée.  Le  temps  a  amené  bien  du  changement  dans  la 
manière  de  voir  des  seigneurs  russes;  Alexis  Stépano vitch ,  qui  a 
quitté  le  service  bientôt  après  son  mariage,  surveille,  il  est  vrai, 
avec  soin  l'administration  de  ses  biens;  il  est  resté  fidèle,  à  cet 
égard,  à  l'exemple  du  seigneur  d'Aksakova.  Nous  assistons  à  un 
grand  nombre  de  scènes  rustiques,  dont  les  moindres  détails  sont 
restés  gravés  dans  la  mémoire  de  l'auteur.  Alexis  Stépano\itch  se 
montre  plein  de  sollicitude  pour  le  sort  de  ses  paysans,  et  ceux-ci 
lui  portent  autant  de  respect  et  d'attachement  qu'à  leur  ancien  sei- 
gneur. Cependant  Sofia  Nikolaïevna,  qui  a  dû  quitter  Oufa  pour 
Aksakova,  regrette  vivement  le  séjour  de  la  ville  :  elle  ne  peut  se 
faire  au  calme  de  cette  vie  retirée;  elle  y  apporte  des  sentimens  et 
des  habitudes  qui  auraient  paru  bien  étranges  à  la  vieille  Anna  \as- 
silievna,  la  mère  de  son  mari.  L'auteur  ne  nous  dit  point,  il  est 
vrai,  qu'elle  se  repente  d'avoir  uni  son  sort  a  celui  d'Vlexis  Sté- 
pano vitch;  mais  les  accès  de  tristesse  auxquels  elle  est  souvent  eu 
proie  l'indiquent  suffisamment.  Au  lieu  de  veiller  aux  soins  du  no- 
uage, elle  fait  de  la  lecture  sa  principale  occupation,  et  elle  ne 
quitte  ses  livres  que  pour  se  consacrer  à  l'instruction  de  son  fils, 
qui  n'a  d'autre  maître  qu'elle  pendant  sa  première  enfance.  Lors- 
qu'il est  en  âge  d'acquérir  des  connaissances  plus  étendues,  elle  émi- 
sent à  se  séparer  de  lui  malgré  toute  l'affection  qu'elle  lui  perte. 
Les  moyens  d'éducation  ne  manquent  plus,  comme  autrefois,  dans 
cette  partie  reculée  de  la  Russie,  et  Sofia  Nikolaïevna  conduit  son 
fils  au  gymnase  de  Kazan.  Puis,  a  peine  le-  portes  de  cet  établisse- 
ment se  sont-elles  refermées  sur  lui.  que  la  pauvre  mère  se  reproche 
de  l'avoir  abandonné  à  des  soins  étrangers;  elle  veut  le  presser  une 
dernière  fois  dans  ses  bras,  et  reprend  seule  le  chemin  de  kazan 
pendant  un  hiver  rigoureux.  L'enfant  n'est  pas  moins  désespéré 
que  sa  mère;  le  régime  presque  militaire  de  la  maison  lui  inspire 
une  sorte  de  terreur.  Au  reste,  il  n'est  point  le  seul  à  qui  cette  disci- 
pline paraisse  insupportable;  la  plupart  de  ses  jeunes  camarades  s'y 
soumettent  avec  non  moins  de  peine  que  lui.  Toutefois  cet  esprit 
d'indépendance  ne  nuit  point  aux  études;  il  règne  même  parmi  ces 
jeunes  esprits  une  ardeur  studieuse  qui  rachète,  et  au-delà,  leur 
penchant  à.  la  révolte.  Lue  circonstance  imprévue  ne  tarde  pas  a 
mettre  ce  zèle  dans  tout  son  jour.  Le  gouvernement  décide  qu'une 
université,  sera  érigée  à  Kazan,  et  chacun  aussitôt  veut  se  rendre 
digne  d'être  admis  dans  le  nouvel  établissement.  L'auteur  y  est  reçu 
d'emblée,  et  il  continue  à  nous  décrire  avec  beaucoup  de  piquant  et 
d'entrain  les  souvenirs  que  cette  période  de  son  existence  a  laissés 
dans  son  esprit.  La  principale  distraction  des  élèves  de  l'université 


90/j  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Ivazan  consiste  en  représentations  scéniques  où  plusieurs  d'entre 
eu\  figurent  aux  applaudissemens  de  leurs  camarades. 

Tout  en  poursuivant  ses  études  à  fLazan,  l'auteur  de  la  Chronique 
n'oublie  point  Aksakova;  il  y  revient  chaque  année.  C'est  avec  un 
indicible  bonheur  qu'il  abandonne  de  temps  à  autre  les  bancs  de 
l'université  pour  reprendre  la  route  qui  conduit  à  Aksakova.  Rien  de 
plus  touchant  que  la  joie  naïve  avec  laquelle  il  revoit  le  toit  de  la 
maison  paternelle  et  les  fidèles  serviteurs  qui  courent  à  sa  rencontre. 
Cette  existence  heureuse  s'arrête  à  l'année  1806,  époque  de  la  mort 
de  Prascovia,  la  veuve  de  Mikhaïl  Maksimovitch,  qui  laisse  à  sa  fa- 
mille un  riche  héritage.  Le  moment  est  venu  alors  pour  l'auteur  de 
se  choisir  uni»  carrière.  11  part  pour  Saint-Pétersbourg,  et  le  récit 
des  adieux  qu'il  fait  à  ses  camarades  termine  la  seconde  partie  de  ces 
mémoires. 

Les  derniers  chapitres  du  livre  ne  nous  offrent  que  les  portraits  de 
quelques-uns  des  personnages  remarquables  avec  lesquels  M.  Vksakof 
est  entré  en  relations  a  Saint-Pétersbourg.  C'est  en  quelque  sorte  un 
supplément  au  réch  delà  première  moitié  de  sa  vie,  et  on  y  ren- 
contre des  détails  qui  jettent  un  nouveau  jour  sur  l'histoire  de  la 
littérature  russe.  Nous  assistons  aux  débuts  d'un  mouvement  intel- 
lectuel dont  les  conséquences  commencent  à  peine  à  se  dérouler,  et 
qui  ramène  la  Russie  à  l'étude  de  ses  origines,  au  culte  de  son  antique 
génie.  Quelques  \ues  sur  l'état  présent  de  la  société  russe  suffiront 
maintenant  à  compléter  le  tableau  qu'a  tracé  M.  Aksakof. 

La  transformation  que  les  mœurs  ont  subie  depuis  quelques  an- 
nées dans  l'intérieur  de  la  Russie,  sans  être  aussi  profonde  qu'au 
sein  des  capitales,  n'en  est  pas  moins  très  marquée;  les  mœurs  se 
sont  adoucies.  On  n'y  rencontre  plus,  même  dans  les  provinces  les 
plus  reculées,  des  monstres  comme  Mikhaïl  Maksimovitch;  cette 
classe  d'hommes  indomptables  a  disparu  ainsi  que  les  buffles  et  les 
chevaux  sauvages  qui  peuplaient  jadis  les  forêts  séculaires  du  pays. 
Quoique  le  titre  de  chef  de  famille  y  soit  généralement  plus  respecté 
que  dans  les  villes,  il  ne  donne  point  à  celui  qui  le  porte,  comme  au 
temps  où  vivait  Stépane  Mikhaïlovitch,  un  pouvoir  à  peu  près  illi- 
mité. L'instruction  est  encore  peu  répandue  parmi  les  propriétaires 
campagnards,  mais  leurs  rapports  avec  l'autorité  ont  singulièrement 
changé.  A  la  lin  du  siècle  dernier,  les  propriétaires  russes  qui  habi- 
taient leurs  terres  y  vivaient,  on  vient  de  le  voir,  dans  une  complète 
indépendance,  et  les  serfs  n'avaient  point  de  recours  contre  l'oppres- 
sion. Maintenant  aucun  d'entre  les  seigneurs  russes  n'oserait  braver 
ouvertement  le  contrôle  des  agens  du  gouvernement,  et  si  ceux-ci 
ne  savent  point  mériter  leur  respect,  ils  commencent  du  moins  à  se 
faire  craindre;  le  régime  de  l'arbitraire  touche  à  sa  fin.  En  résumé, 


LES    SEIGNEURS    d'arsaKOVA.  905 

les  conditions  extérieures  de  l'état  social  se  sont  considérablement 
améliorées  en  Russie  dans  toutes  les  parties  de  l'empire  depuis  la 
fin  du  siècle  dernier.  A  côté  des  progrès  accomplis,  il  y  a  bien  aussi 
cependant  plus  d'un  abus  nouveau  à  signaler.  Aux  monstrueux  dés- 
ordres de  l'ancien  temps  ont  succédé  les  vices  odieux  et  les  ridicules 
que  Gogol  nous  a  dépeints  avec  tant  de  verve,  et,  il  est  triste  de  le 
dire,  la  loyauté  des  propriétaires  du  siècle  dernier  a  fait  place  à  une 
souplesse  parfois  excessive.  Le  goût  des  plaisirs,  pénétrant  parmi 
les  nouveaux  propriétaires  avec  les  lumières ,  a  augmenté  leurs 
besoins.  Ils  pressurent  d'autant  mieux  leurs  paysans,  que  les  biens 
dont  ils  disposent,  mal  administrés,  sont  d'un  moindre  rapport.  L'é- 
loignement  que  les  seigneurs  russes  éprouvaienl  jadis  pour  tout  ser- 
vice public  s' étant  évanoui,  et  les  communications  étant  devenues 
plus  faciles,  ils  ne  résilient  point  habituellement  dans  leurs  terres,  et 
la  plupart  d'entre  eux  ont  perdu  le  goût  de  l'agriculture  et  l'esprit 
pratique  qui  distinguaient  leurs  ancêtres.  Si  les  hideux  désordre-  el 
les  abus  de  pouvoir  que  l'auteur  de  la  Chronique  a  retracés  sont 
maintenant  impossibles  en  Russie,  les  passions  qui  les  engendraient 
ne  sont  point  éteintes  pour  cela;  si  elles  ont  perdu  de  leur  effron- 
terie, elles  sont  devenues  plus  basses.  Qu'en  est-il  résulté?  C'est 
que  les  relations  qui  rapprochaient  autrefois  les  grands  propriétaires 
des  [>a\  sans  ont  l'ait  place  à  une  sorte  d'inimitié  sourde,  d'autant  plus 
dangereuse  que  ceux-ci  semblent  beaucoup  moins  disposés  à  porter 
aveuglément,  comme  ils  Le  faisaient  alors,  le  fardeau  du  servage. 

Le  jour  où  Pierre  I"  imposa  violemment  au  peuple  russe  un  sys- 
tème d'administration  et  des  usages  tout  à  fait  étrangers  à  son 
caractère  et  à  ses  traditions,  il  était  facile  de  prévoir  qu'une  trans- 
formation aussi  subite  profiterait  médiocrement  à  l'état  moral  des 
classes  supérieures.  L'empereur  Nicolas  l'avait  compris  à  la  lin  de 
son  renne:  mais,  en  cherchant  à  régénérer  la  Russie  par  des  mesures 
non  moins  oppressives  que  celles  de  Pierre  l"\  il  avait  encore  aggravé 
le  mal.  C'est  surtout  à  ces  mesures  qu'il  faut  attribuer  l'immoralité 
des  fonctionnaires  et  l'affaissement  que  l'on  remarquait,  il  y  a 
d'années,  en  Russie,  dans  les  classes  lettrées.  La  sévérité  en  matière 
de  gouvernement,  lorsqu'elle  s'applique  à  des  hommes  sans  principes 
ou  endurcis  dans  le  vice,  ajoute  encore  à  leur  corruption.  Ce  n'est 
point  par  des  moyens  violens  que  l'on  parvient  à  raffermir  un  édifice 
qui  chancelle  :  on  l'étaie  avec  prudence  pour  en  consolider  les  fon- 
demens. 

I  ne  nouvelle  ère  semble  heureusement  commencer  pour  la  Russie. 
La  guerre  qui  vient  de  finir  a  mis  à  découvert  sa  déplorable  condi- 
tion. Le  gouvernement  et  tous  les  hommes  éclairés  songent  à  y  ap- 
porter un  remède  efficace.  Une  foule  de  projets,  inspirés  par  un  sen- 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

timent  de  patriotisme  éclairé,  circulent  dans  le  pays.  Les  questions 
que  l'on  agite  sont  très  variées;  mais  il  en  est  deux  surtout  qui  do- 
minent toutes  les  autres  :  l'affranchissement  des  serfs  et  la  réforme 
de  l'administration. 

L'émancipation  des  serfs  est  généralement  considérée  comme 
une  chose  urgente:  toutes  les  améliorations  qui  sont  à  l'ordre  du 
jour  s'y  rattachent  indirectement.  Comment  songer  à  développer 
l'agriculture,  l'industrie,  le  commerce,  tant  que  le  fond  sur  lequel 
reposent  toutes  ces  branches  de  l'activité  nationale  ne  sera  point  mo- 
difié? Comment  aussi  opérer  les  réformes  militaires  dont  se  préoc- 
cupe le  gouvernement  impérial,  tant  que  l'armée  russe  sera  recrutée 
parmi  les  serfs?  Les  projets  d'émancipation  abondent,  il  s'agit  de 
choisir.  Le  gouvernement  ne  saurait  hésiter  plus  longtemps;  toutes  les 
demi-mesures  qu'il  a  prises  depuis  le  commencement  du  siècle  n'ont 
abouti  qu'à  répandre  parmi  les  serfs  une  irritation  dont  les  proprié- 
taires uniraient  par  être  victimes  (1). 

Parmi  les  conséquences  que  doit  entraîner  l'affranchissement  des 
serfs  russes,  il  en  est  une  surtout  qu'il  importe  de  signaler  dans 
l'intérêt  même  de  la  politique  des  tsars.  En  présence  des  classes  de 
cette  société  sur  lesquelles  les  idées  mal  comprises  du  xvni"  siècle 
n'ont  eu  que  trop  d'empire,  les  nouveaux  émancipés  ne  pourraient- 
ils  donc  contrebalancer,  par  leur  initiative  morale,  des  influences 
étrangères  en  définitive  à  la  Russie?  C'est  la  partie  la  plus  saine  de 
la  société  russe  qui  reprendrait  ainsi  une  part  légitime  d'autorité, 
et  qui  ferait  servir  la  réforme  des  esprits  à  une  véritable  transfor- 
mation sociale. 

Quant  aux  moyens  les  plus  sûrs  de  porter  un  prompt  remède  aux 
désordres  de  l'administration,  ils  sont  faciles  à  indiquer.  Avant  tout, 
il  serait  urgent  d'autoriser  la  libre  discussion  de  tous  ses  actes;  le 
gouvernement  pourrait  puiser  dans  ce  débat  des  renseignemens  utiles, 
et  les  employés  s'observeraient  mieux,  si  leur  conduite  était  rigou- 
reusement surveillée  par  le  public,  observateur  vigilant  et  incorrup- 
tible en  Russie  comme  partout  ailleurs.  Toutefois  cette  innovation 
serait  encore  loin  de  suffire;  il  en  est  une  autre  que  l'on  recommande 
encore  plus  particulièrement  au  gouvernement  russe  :  c'est  l'abolition 
du  tchine  (2),  institution  qui  le  met  souvent  dans  la  nécessité  de  con- 

(1)  La  population  agricole  accepte  maintenant  en  Russie,  avec  une  crédulité  qui  dénote 
des  dispositions  assez  inquiétantes,  tous  les  bruits  qui  se  rapportent  à  son  prochain 
affranchissement.  Ainsi  au  moment  de  la  signature  de  la  paix,  les  paysans  prétendaient 
que  le  cinquième  point,  tenu  secret  dans  les  protocoles,  concernait  l'obligation  de  les 
libérer.  Telle  était  la  ferme  conviction  des  paysans,  qui  avaient  commencé  à  émigier 
alors  de  l'Ukraine,  avec  femmes  et  enfans,  vers  le  midi  de  l'empire. 

(2)  Cette  institution,  qui  remonte  au  règne  de  Pierre  Ier,  assimile  l'administration  à 


LES    SEIGNEURS    DAKSAKOVA.  907 

lier  les  postes  les  plus  élevés  de  l'administration  à  des  fonctionnaires 
dont  le  seul  mérite  est  d'avoir  parcouru  tous  les  ((lirions  adminis- 
tratifs. Dégagé  de  cette  obligation,  le  gouvernement  pourrait  appeler 
à  lui  des  hommes  qui  se  tiennent  éloignés  du  service  public,  ou  y 
végètent  dans  des  postes  obscurs.  Leur  nombre  est  encore,  cela  est 
vrai,  peu  considérable,  mais  il  augmente  chaque  jour,  et  l'avenir  de 
la  Russie  est  entre  leurs  mains;  ils  forment  sans  contredit  l'élite  de 
la  société  russe.  Le  gouvernement  trouverait  dans  leurs  rangs  des 
employés  intègres,  d'une  capacité  reconnue,  et,  ce  qui  lui  serait  en- 
core plus  utile,  des  conseillers  sincères.  Le  respect  que  lui  inspire  la 
mémoire  de  Pierre  le  Grand  ne  devrait  point  l'arrêter.  Si  ce  souve- 
rain a  créé  le  Ichine,  il  a  su  aussi  s'en  affranchir  :  ce  n'est  point  au 
milieu  d'une  troupe  de  courtisans  insatiables  d'honneurs  qu'il  choisit 
les  hommes  qui  illustrèrent  son  règne.  D'ailleurs  l'institution  du 
tchine  a  fait  son  temps;  elle  était  destinée  à  remplacer  les  distinc- 
tions honorifiques  de  la  cour  des  tsars,  à  donner  aux  Russes  le  goût 
du  service  civil,  et  surtout  à  répandre  dans  l'administration  l'esprit 
de  discipline  qui  manquait  à  l'ancien  régime.  Ces  divers  résultats 
nous  semblent  pleinement  acquis,  personne  en  Russie  ne  songe  sé- 
rieusement à  y  réclamer  les  privilèges  des  anciens  boyards;  l'état 
n'\  manque  point  d'employés,  et  s'il  est  un  reproche  à  faire  aux 
nobles  russes,  ce  n'est  point  assurément  d'être  frondeurs  et  insu- 
bordonnés. 

Les  réformes  que  nous  venons  d'indiquer  intéressent  bien  autre- 
ment le  repos  de  l'Europe  occidentale  que  les  fortifications  de  Cron- 
stadt  ou  de  Sébastopol.  Les  goûts  belliqueux  que  l'on  a  reprochés 
au  gouvernement  des  tsars  ne  sont  réellement  populaires  que  dans 
les  classes  supérieures  de  la  société  russe.  De  tous  les  Slaves,  le 
paysan  moscovite  est  celui  dont  le  sang  est  resté  le  plus  pur,  et  le 
Slave  est  essentiellement  pacifique.  L'intérêt  général  demanderait 
donc  que  le  gouvernement  russe  levât  au  plus  vite  les  entraves  que 
la  constitution  du  pays  oppose  à  la  création  d'une  classe  moyenne, 
car  cette  mesure  assurerait  bientôt  en  Russie  le  triomphe  définitif 
du  mouvement  commercial  et  des  arts  sur  les  velléités  guerrières. 
Après  l'ère  de  réformes  chimériques  où  nous  place  la  Chronique  des 
seigneurs  d'Aksakova,  ce  serait  l'ère  des  réformes  sérieuses  qui  com- 
mencerait. 

H.  Delaveau. 


l'armée;  file  y  établit  une  hiérarchie  de  grades  qu'il  est  nécessaire  de  parcourir  pour 
arriver  à  un  grade  supérieur.  Toute  fonction  civile  doit  être  remplie  par  un  employé 
d'un  grade  déterminé  :  c'est  une  condition  indispensable. 


DES 


VARIATIONS  DU  BEAU 


Eh:  mon  frère, 

Comme  te  voilà  fait!  Je  t'ai  vu  si  joli!... 

Comme  me  voilà  fait  !  Comme  doit  être  un  ours. 
Oui  fa  dit  qu'une  forme  est  plus  belle  qu'une  autre? 
(La  Fontaine,  les  Compagnons  d'Ulysse.) 

L'auteur  des  réflexions  qu'on  va  lire  avait  osé  dire  dans  un  petit 
essai,  oublié  sans  doute  des  lecteurs  de  la  Revue  (1),  que  le  beau 
n'est  point  circonscrit  dans  une  école,  dans  une  contrée,  dans  une 
époque,  qu'on  ne  le  trouve  pas  exclusivement  dans  l'antique,  comme 
quelques-uns  le  prétendent,  ni  exclusivement  dans  Raphaël  ou  les 
peintres  qui  se  rapprochent  de  sa  manière,  suivant  d'autres.  Long- 
temps avant  que  les  Grecs  eussent  produit  leurs  chefs-d'œuvre,  ou 
que  le  génie  de  la  renaissance,  génie  à  moitié  païen,  eût  inspiré 
le  peintre  d'Urbin,  d'autres  hommes,  d'autres  civilisations  avaient 
réalisé  le  beau  et  l'avaient  offert  à  l'admiration. 

Les  monumens  de  l'antique  Egypte  ont  précédé  de  plusieurs  siè- 
cles tout  ce  qui  nous  reste  des  Grecs,  et  ont  survécu  en  grande  par- 
tie à  des  ouvrages  d'une  civilisation  plus  récente.  On  peut  se  figurer, 
à  l'aspect  de  ces  ruines  imposantes,  le  tribut  d'admiration  que  les 
Grecs  eux-mêmes  leur  ont  payé,  quand  on  se  rend  compte  de  tous 
les  emprunts  qu'ils  ont  faits  à  ces  types  consacrés,  si  majestueux 
par  leur  masse  et  si  fins,  si  précis  dans  leurs  détails. 

Nous  avons  vu  récemment  apparaître  un  art  tout  nouveau  avec 
les  précieux  débris  qui  nous  ont  été  apportés  de  Babylone  et  de 
jNinive,  et  dont  nous  n'avions  aucune  idée.  Je  ne  sais  s'ils  sont  plus 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  juillet  1854. 


DES    VARIATIONS    Dl     BEAU.  909 

anciens  que  les  monumens  de  l'Egypte  :  c'est  aux  antiquaires  ou  à 
l'histoire  d'en  décider;  mais  il  semble  qu'on  y  voie  déjà  palpiter  la 
vie  et  une  intention  de  mouvement  ignorée  ou  peut-être  proscrite 
dans  les  ouvrages  des  Pharaons.  On  est  frappé  surtout  de  la  perfec- 
tion avec  laquelle  les  figures  d'animaux  y  sont  rendues  :  cette  exacte 
représentation,  qu'on  rencontre  partout,  indique  des  penchans  par- 
ticuliers chez  ces  races,  et  introduit  sous  le  rapport  de  l'art  une  va- 
riété précieuse. 

Qui  peut  dire  ce  qu'a  été  l'art  de  ces  antiques  Ethiopiens  et  de 
ces  peuples  dont  le  nom  même  a  péri,  qui  ont  précédé  les  Ëg\  ptiens 
et  qui  leur  ont  légué  des  arts  dont  la  perfection  n'a  peut-être  pas 
été  égalée?  On  sait  que  dans  les  édifices  égyptiens  il  faut  distin- 
guer plusieurs  époques.  La  plus  ancienne  est  de  beaucoup  la  plus 
estimée,  et  c'est  celle  qui  dérive  de  ces  peuples  initiateurs  dont  nous 
parlons.  Je  tiens  d'un  témoin  très  véridique,  qui  a  passé  beaucoup 
de  temps  dans  les  ruines  de  Thèbes,  que  la  plupart  des  matériaux 
qu'on  y  a  employés  avaient  servi  antérieurement  à  d'autres  con- 
structions :  on  retrouve  à  chaque  pas.  sur  des  fragmens  de  pierre 
que  le  hasard  fait  retourner,  des  traces  de  sculpture  bien  supé- 
rieures à  celles  qui  ont  été  imprimées,  depuis  et  sur  la  lace  opposée, 
par  des  artistes  d'une  époque  plus  récente  et  d'un  sentiment  bien 
moins  élevé. 

Il  ne  nous  reste  rien  de  l'architecture  ni  des  autres  arts  des  Hé- 
breux, niais  on  ne  peut  supposer  que  leurs  travaux  aient  été  infé- 
rieurs à  ceux  de  ces  nations  voisines,  avec  lesquelles  ils  ont  eu 
des  rapports  continuels.  Les  livres  saints  parlent  en  ternies  magni- 
liques  du  temple  de  Jérusalem.  11  y  aurait  plus  que  de  l'irrévérence 
à  se  figurer  que  le  Dieu  visant  eut  consenti  à  se  voir  encensé  dans 
des  monumens  d'un  plus  mince  mérite  que  ceux  de  tant  de  peuples 
ennemis  de  son  peuple  et  voués  au  culte  des  faux  dieux. 

Le  génie  humain  est  inépuisable  :  si  nous  arrivons  à  des  époques 
plus  récentes,  à  l'architecture  arabe,  dont  les  origines  ont  été  peu 
étudiées,  nous  découvrons  de  nouvelles  sources  d'intérêt  dans  un 
art  qui  a  dû  pourtant  s'interdire  la  représentation  de  la  figure  de 
l'homme  et  de  celle  des  animaux.  L'horreur  des  images  a  conduit 
les  architectes  musulmans  à  la  plus  riche  combinaison  des  orueniens 
géométriques,  d'où  est  sorti  un  système  tout  entier,  d'une  extrême 
élégance. 

Ce  n'est  point  par  un  caprice  du  goût  que  nous  voyons  se  pro- 
duire des  styles  si  divers.  On  voyageur  français,  M.  Texier,  qui  a 
étudié  avec  le  plus  grand  soin  ces  origines  orientales,  a  tracé  une 
espèce  de  carte  de  la  Grèce  et  de  l'Asie,  dans  laquelle  il  place  les 
grandes  masses  de  calcaire,  de  gypse,  d'argile,  dont  se  sont  servis 
les  peuples  de  ces  contrées.  Il  démontre  comment  les  Grecs,  riches 


910  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  marbres,  ont  donné  à  leurs  constructions  quelque  chose  de  plus 
libre,  comment  la  Phrygie  a  eu  ses  sculptures  dans  le  roc,  la  Cap- 
padoce  ses  grottes,  comment  l'Egypte  a  imité  de  même,  avec  ses 
grès  et  ses  granits,  les  excavations  naturelles  qui  se  produisent  dans 
les  rochers  qui  forment  sa  limite  sur  le  désert  de  Lybie.  Dans  la  Mé- 
sopotamie et  les  pays  arrosés  par  l'Euphrate,  les  gypses  dominant, 
le  plâtre  revêt  un  bâtiment  léger  et  se  couvre  de  sculptures  nom- 
breuses. Les  Africains  se  servent  de  la  brique  et  même  du  bois  de 
dattier,  malgré  sa  mauvaise  nature  et  en  l'absence  d'un  bois  plus 
dur.  N'est-il  pas  évident  que  ces  nécessités  si  diverses  ont  entraîné  la 
diversité  des  caractères  dans  les  ouvrages  des  habitans  de  ces  con- 
trées? L'aspect  de  l'homme  lui-même  y  change  suivant  le  climat; 
celui  des  animaux  ne  parait  pas  moins  varié  ni  moins  étrange. 

Le  chameau,  qui  semble  grotesque  à  un  habitant  de  Paris,  esta 
sa  place  dans  le  désert  :  il  est  l'hôte  de  ces  lieux  singuliers,  telle- 
ment qu'il  dépérit  si  on  Le  transporte  ailleurs;  il  s'y  associe  par  sa 
forme,  par  sa  couleur,  par  son  allure.  Les  Orientaux  l'appellent  le 
vaisseau  du  désert.  Lancé  à  travers  des  océans  de  sable,  il  les  tra- 
verse  de  sa  marche  régulière  et  silencieuse,  comme  le  vaisseau  fend 
les  dots  de  la  mer.  (.lue  diraient  nos  femmes  aimables  de  ces  poésies 
orientales  dans  Lesquelles  on  compare  les  mouvemens  harmonieux 
d'une  liancée  à  la  marche  cadencée  d'une  chamelle?  La  girafe,  qui 
n'a  pas  obtenu  beaucoup  de  faveur  à  Paris  et  qui  a  paru  un  animal 
manqué,  produit  un  effet  tout  différent  quand  on  la  rencontre  dans 
son  radie  naturel,  c'est-à-dire  au  milieu  des  forêts  dont  elle  broute 
les  hautes  branches  et  dans  ces  plaines  immenses  qu'elle  parcourt 
avec  une  rapidité  proportionnée  à  la  longueur  de  ses  jambes.  Je  lis 
dans  le  journal  d'un  Anglais  voyageur  en  Afrique  :  «  Les  girafes 
semblent  admirablement  destinées  à  orner  les  belles  forêts  qui  cou- 
vrent les  immenses  plaines  de  l'intérieur.  Quelques  écrivains  ont 
découvert  chez  ces  animaux  de  la  laideur  et  une  certaine  gaucherie  : 
pour  moi,  je  les  regarde  comme  les  plus  beaux  de  la  création.  Rien 
n'égale  la  grâce  et  la  dignité  de  leurs  mouvemens,  lorsqu' éparpillées 
çà  et  là,  elles  broutent  les  bourgeons  les  plus  élevés  et  dominent  de 
leurs  têtes  le  dôme  des  acacias  de  leurs  plaines  natives.  On  ne  peut 
connaître  et  apprécier  les  avantages  ou  le  degré  de  beauté  des  ani- 
maux qu'aux  lieux  où  la  nature  elle-même  les  a  placés.  » 

«  Les  miracles,  dit  Montaigne,  sont  selon  l'ignorance  où  nous 
sommes  de  la  nature,  non  selon  l'être  de  la  nature.  L'assuéfaction 
endort  la  vue  de  notre  jugement.  Les  barbares  ne  nous  sont  de  rien 
plus  merveilleux  que  nous  sommes  à  eux,  ni  avec  plus  d'occasions, 
comme  chacun  avouerait,  si  chacun  savait,  après  s'être  promené 
dans  ces  lointains  exemples,  se  coucher  sur  les  propres  et  les  con- 
férer sainement.  » 


DES    VARIATIONS    DU    BEAI.  911 

Nous  jugeons  de  tout  le  reste  du  monde  d'après  ce  qui  compose 
notre  étroit  horizon;  nous  ne  sortons  pas  de  nos  petites  habitudes, 
et  nos  admirations  sont  souvent  aussi  folles  que  nos  dédains.  Nous 
jugeons  avec  une  égale  présomption  des  ouvrages  de  l'art  et  de 
ceu\  de  la  nature.  L'homme  de  Londres  et  de  Paris  est  peut-être 
plus  éloigné  d'avoir  un  sentiment  juste  de  la  beauté  que  l'homme  in- 
culte qui  habite  des  contrées  où  l'on  ne  connaît  rien  aux  recherches 
de  la  civilisation.  Nous  ne  voyons  le  beau  qu'à  travers  l'imagination 
des  poètes  ou  des  peintres;  le  sauvage  le  rencontre  à  chaque  pas 
dans  sa  vie  errante.  Certes  j'accorderai  sans  peine  qu'un  tel  homme 
ait  peu  de  momens  à  donner  aux  impressions  poétiques,  quand  on 
sait  que  sa  plus  constante  occupation  consiste  à  s'empêcher  de  mou- 
rir de  faim.  11  lutte  sans  cesse  contre  une  nature  irritée,  à  laquelle 
il  dispute  sa  chétive  existence.  Cependant  le  sentiment  de  l'admi- 
ration peut  naître  dans  des  cœurs  touillés  parfois  devant  d'imposans 
spectacles  ou  entraînés  par  une  sorte  de  poésie  à  leur  portée.  Le 
Sibérien  ressemble  en  ceci  au  Grec  et  au  Berbère.  «  J'ai  vu,  dit  un 
certain  major  Denhani,  un  cercle  d'Arabes,  l'œil  fixe  et  l'oreille  at- 
tentive, changer  simultanément  de  contenance  et  éclater  de  rire, 
puis,  un  moment  après,  fondre  en  larmes  et  joindre  les  mains  avec 
une  expression  de  douleur  ou  de  pitié,  tandis  que  l'un  d'eux  racon- 
tait une  de  ces  interminables  histoires  ou  légendes  nationales  qui 
les  tiennent  connut'  enchantés.  » 

La  poésie  naît  d'elle-même  dans  les  contrées  heureuses  où  les 
hommes  ont  peu  de  besoins,  et  par  conséquent  beaucoup  de  loisirs, 
surtout  lorsque  les  mœurs,  les  institutions  j  favorisent  l'essor  du 
beau.  Telle  a  été  la  Grèce,  où,  par  un  accord  unique,  toutes  les  con- 
ditions semblent  s'être  rencontrées  dans  nu  certain  moment  pour  en 
développer  le  sentiment  et  le  culte.  11  y  avait  nécessairement  chez 
les  Athéniens  beaucoup  plus  déjuges  des  beaux-arts  que  dans  nos 
modernes  sociétés.  A  Rome  comme  à  Athènes,  le  même  homme  était 
avocat,  guerrier,  pontife,  édile,  inspecteur  des  jeux  publics,  séna- 
teur, magistrat.  Tout  citoyen  aspirant  à  la  considération  était  obligé 
de  se  donner  l'éducation  que  comportait  chacun  de  ces  états.  11  était 
difficile  qu'un  tel  homme  fût  un  médiocre  appréciateur  du  mérite 
dans  quelque  branche  que  ce  fût  des  connaissances,  telles  qu'elles 
étaient  alors.  Un  juge  chez  nous  n'est  qu'un  juge,  et  ne  connaît  que 
son  audience;  ne  demandez  pas  à  un  colonel  de  cavalerie  son  opi- 
nion sur  des  tableaux  ou  des  statues;  tout  au  plus  se  connaîtra-t-il 
en  chevaux,  et  il  regrettera  que  ceux  de  Rubens  ne  ressemblent  pas 
à  des  chevaux  limousins  ou  anglais,  comme  il  ep  voit  tous  les  jours 
dans  son  régiment  ou  aux  courses. 

L'artiste  qui  travaille  pour  un  public  éclairé  rougit  de  descendre 
à  des  moyens  d'effet  désavoués  par  le  goût.  Ce  goût  a  péri  chez  les 


V\'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

anciens,  non  pas  à  la  manière  d'une  mode  qui  change,  circonstance 
qui  se  produit  h  chaque  instant  sous  nos  yeux  et  sans  cause  absolu- 
ment nécessaire  :  il  a  péri  avec  les  institutions,  quand  il  a  fallu  plaire 
à  des  vainqueurs  barbares,  comme  ont  été  par  exemple  les  Romains 
par  rapport  aux  Grecs.  Il  s'est  corrompu  surtout  quand  les  citoyens 
ont  perdu  le  ressort  qui  portait  aux  grandes  actions,  quand  la  vertu 
publique  a  disparu,  et  j'entends  par  là,  non  cette  vertu  des  an- 
ciennes républiques  commune  à  tous  les  citoyens  el  les  excitanl  au 
bien,  mais  au  moins  ce  simple  respect  de  la  morale  qui  force  le  \  ice 
à  se  cacher.  11  est  difficile  de  se  figurer  des  Phidias  et  des  Apelles  sous 
le  régime  des  affreux  t\  rans  du  Bas-Empire,  au  milieu  de  l'avilisse- 
ment des  âmes,  quand  les  arts  se  font  plus  volontiers  1rs  complai- 

sans  de  l'infamie.  Le  règne  des  délateurs  e1  des  scélérats  ne  saurait 
être  celui  du  beau,  et  encore  moins  celui  du  vrai.  Si  ces  trésors  ines- 
timables peinent  encore  se  rencontrer  quelque  part,  ce  sera  dans  les 
vertueuses  protestations  d'un  Tacite  ou  d'un  Sénèque  :  les  grâces  lé- 
gères, les  molles  peintures  auront  fait  place  a  l'indignation  OU  à  nv.c 
résignation  stoïque. 

L'influence  des  mœurs  est  plus  efficace  que  celle  du  climat.  Le 
ciel  de  l'Attique  est  resté  le  même,  et  il  ne  produit  pourtant  ni  des 
Démosthènes  ni  des  Praxitèles.  On  parcourrait  vainement  aujourd'hui 
la  Grèce  et  ses  îles,  on  n'y  trouverai  ni  un  orateur  ni  un  sculpteur. 

Ce  beau,  si  difficile  à  rencontrer,  est  plus  difficile  encore  à  fixer  : 
il  subit  absolument,  connue  les  habitudes,  comme  les  idées,  toute 
sorte  de  métamorphoses.  Je  n'ai  pas  dit,  et  personne  n'oserait  dire 
qu'il  puisse  varier  dans  son  essence,  car  il  ne  serait  plus  le  beau,  il 
ne  serait  que  le  caprice  ou  la  fantaisie;  niais  son  caractère  peul  chan- 
ger :  telle  face  du  beau  qui  a  séduit  une  lointaine  civilisation  ne  nous 
étonne  ni  ne  nous  plaît  comme  celle  qui  répond  à  nos  sentimens, 
ou,  si  l'on  veut,  à  nos  préjugés.  Nunquatn  in  eodem  statu  permanet, 
a  dit  de  l'homme  l'antique  Job.  Nous  pouvons  suivre  ces  différences 
successives  chez  ceux  mêmes  que  nous  appelons  les  anciens. 

Certes  Tite-Live  et  Horace  ressemblent  plus  à  Montesquieu,  à  La 
Fontaine  ou  à  Boileau  qu'ils  ne  ressemblent  eux-mêmes  à  Pindare  et 
à  Hérodote.  Inspirés  par  des  idées  analogues,  arrivés  dans  un  de  ces 
momens  où  la  civilisation  est  à  son  apogée,  on  dirait  que  ces  génies 
sont  de  la  même  famille,  et  qu'ils  se  donnent  la  main  à  travers  l'in- 
tervalle des  siècles  et  de  la  barbarie.  11  s'est  produit  un  phénomène 
singulier  par  suite  de  cette  analogie  :  c'est  que  nos  classiques  sont 
devenus  presque  des  anciens  à  leur  tour.  L'éclat  et  la  nouveauté  de 
la  littérature  dans  ce  moment  précis  où  nous  vivons,  mais  surtout  les 
sources  différentes  où  elle  a  puisé,  son  caractère,  emprunté  presque 
entièrement  aux  littératures  du  Nord,  ont  fait  reculer  dans  un  loin- 
tain vénérable  les  grandes  images  de  ces  hommes  qui  ont  illustré 


DES    VARIATIONS    DU    BEAU.  913 

le  siècle  de  Louis  XIV;  mais,  de  ce  que  ces  beaux  génies  ont  imité 
l'antiquité,  il  serait  injuste  de  conclure  qu'ils  n'ont  l'ait  que  la  con- 
tinuer. Dans  la  tragédie  particulièrement,  dans  la  comédie,  quelle 
différence  de  but  et  de  moyens  !  Et  en  pouvait-il  être  autrement,  à 
ne  considérer  même  que  la  représentation  matérielle  de  ces  ou- 
vrages et  les  théâtres  sur  lesquels  ils  avaient  à  se  produire? 

Il  fallait,  chez  les  anciens,  à  des  spectateurs  assemblés  quelque- 
lois  au  nombre  de  vingt  mille,  dans  des  monumens  ouverts  au  vent, 
au  soleil  et  à  la  pluie,  avec  des  décorations  élémentaires  et  faisant 
partie  du  monument  lui-même,  il  leur  fallait,  dis-je,  des  pièces  à 
grands  traits,  où  les  passions  fussent  indiquées  par  des  actions  frap- 
pantes, sans  grande  complication,  dans  une  intrigue  destinée  à  être 
saisie  des  spectateurs,  placés  à  deux  ou  trois  portées  de  trait  de  l'ac- 
teur. Ces  acteurs  tout  d'une  pièce  parlaient  dans  des  espèces  d'en- 
tonnoirs pour  être  entendus  de  loin.  Les  inflexions  de  voix  eussent 
été  peu  appréciées,  aussi  bien  que  les  mouvemens  délicats  de  la 
passion.  Il  fallait  être  compris  du  spectateur  déguenillé  assis  sur 
son  degré  de  pierre  et  mangeant  de  l'ail  pendant  la  pièce,  comme 
du  patricien  arrivé  en  litière  et  mollement  établi  sur  les  coussins 
apportés  par  ses  esclaves.  On  se  tromperait  beaucoup  si  l'on  ima- 
ginait que  ces  hommes,  pour  tout  cela,  fussent  plus  étrangers  que 
nous  aux  jouissances  d'une  vie  élégante  :  nous  savons  bien  jusqu'où 
ils  ont  poussé  le  raffinement  du  luxe  et  des  plaisirs,  y  compris 
ceux  de  l'esprit;  mais  la  société  comme  nous  l'entendons  n'aurait 
pas  eu  de  signification  chez  eux.  Les  femmes  ne  se  mêlaient  que  de 
la  maison,  et  ne  paraissaient  pas  dans  les  assemblées  ni  au  théâtre; 
à  plus  forte  raison  ne  montaient-elles  pas  sur  la  scène.  Qu'on  se 
ligure  donc  les  plaintes  d'Iphigénie  ou  d'Antigone  débitées  par  une 
espèce  de  mannequin  mouvant,  monté  sur  des  échasses  cachées  par 
une  jupe,  et  la  tète  encapuchonnée  dans  un  masque  dont  l'expres- 
sion était  toujours  la  même;  Hécube  avec  les  sourcils  en  l'air,  la 
bouche  ouverte  aux  angles  pour  exprimer  invariablement  la  dou- 
leur; le  Dave,  le  comique,  avec  ce  rire  éternel  qui  accompagnait 
ce  plaisant  de  naissance  pendant  toute  la  durée  de  la  pièce,  même 
quand  il  recevait  des  coups  de  bâton. 

Il  est  certaines  pentes  sur  lesquelles  il  n'est  pas  facile  de  s'arrê- 
ter. Les  Romains  avaient  reçu  des  Grecs  ces  spectacles,  grossiers 
dans  quelques-unes  de  leurs  parties,  mais  s' adressant  encore  à  l'ima- 
gination; ils  les  trouvèrent  fades  quand  leurs  mœurs  devinrent 
atroces  :  il  fallut,  pour  les  réveiller,  de  véritables  combats,  des 
épées,  du  sang,  des  lions  et  des  éléphans  s' entre- dévorant  sous 
leurs  yeux,  et  traînant  dans  la  poussière  des  hommes  égorgés. 

Les  Grecs  d'Homère  n'avaient  pas  inventé  des  passe-temps  beau- 

IOME   IX.  58 


Qlh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coup  plus  recherchés.  Il  ne  parait  pas  qu'ils  se  fussent  encore  avi- 
sés de  composer  et  de  représenter  des  pièces  de  théâtre.  Leurs  jeux 
publics  consistaient  dans  des  imitations  de  combats  qui  dégéné- 
raient ordinairement  en  luttes  sérieuses  et  toujours  sanglantes.  Chez 
de  tels  hommes,  les  coups  de  poing  étaient  plus  estimés  que  les  traits 
d'esprit  :  la  simplicité  des  mœurs  voulait  des  récréations  simples 
comme  elles. 

C'est  cette  simplicité  plus  féroce  que  naïve  qui  grandit  à  distance 
les  arts  de  ces  époques  antiques,  et  qui  a  fait  penser  que  cette  sim- 
plicité était  à  elle  seule  une  beauté.  Écoutons  ce  que  dit  à  ce  sujet 
un  spirituel  critique  dans  une  étude  des  plus  intéressantes  sur  les 
anciens  et  sur  Virgile  en  particulier  (1)  :  «  C'est  un  grand  point  de 
venir  le  premier.  On  prend  le  meilleur,  même  sans  choisir;  on  peut 
être  simple,  même  sans  savoir  le  prix  de  la  simplicité...  Je  crains 
qu'on  ne  prenne  souvent  l'absence  de  l'art  pour  le  comble  de  l'art 
même.  Si  l'art,  dans  la  suite  de  son  développement  et  de  ses  efforts, 
n'aboutit  qu'à  produire  des  artistes  toujours  moindres,  on  me  par- 
donnera d'avoir  une  profonde  compassion  pour  des  époques  qui  ne 
peuvent  se  passer  du  labeur  compliqué  de  l'art.  Je  demande  qu'on 
ne  soit  pas  trop  dupe  d'un  grand  mot,  la  simplicité,  et  qu'on  veuille 
bien  ne  pas  faire  de  la  simplicité  la  règle  dt^  temps  où  elle  n'est 
plus  possible.  » 

Cette  simplicité  dont  on  parle  ici  est  peut-être  plus  apparente 
que  réelle:  il  y  a  souvent  beaucoup  d'emphase  et  d'images  ampou- 
lées dans  les  ouvrages  de  ces  époques  lointaines.  Des  hommes  vivant 
près  de  la  nature  ont  dû  employer  dans  leurs  arts  des  moyens  moins 
recherchés,  et  les  expressions  dont  ils  se  servent  ont  quelque  chose 
de  la  rudesse  de  leur  civilisation  ébauchée;  mais  on  se  trompe  en 
cherchant  à  leur  faire  un  mérite  de  cette  rudesse  même  :  leur  pré- 
tendue simplicité  est  dans  l'habit  qu'ils  donnent  à  la  pensée  plus 
que  dans  la  pensée  elle-même.  Cet  art  merveilleux  qui  cache  l'art 
chez  les  modernes,  celui  d'être  clair  et  en  même  temps  pathétique, 
ne  se  rencontre  guère  dans  les  ouvrages  primitifs.  Les  images  gi- 
gantesques s'y  mêlent  trop  souvent  à  un  sens  obscur.  La  Bible,  toute 
respectable  qu'elle  est,  offre  d'étranges  licences,  et  je  ne  parle  ici 
que  de  la  partie  qui  a  rapport  à  l'art. 

11  ne  manque  pas  de  gens  qui  préfèrent  Homère  à  tout  et  qui  le 
justifient  sur  tout,  quoiqu'ils  ne  le  connaissent  que  pour  l'avoir  lu 
dans  de  plates  traductions.  Us  ne  laissent  pas  de  s'extasier  sur  cette 
belle  langue  grecque,  et  surtout  sur  son  harmonie  inimitable,  qu'ils 
ne  peuvent  apprécier,  comme  nous  tous,  que  pour  l'avoir  entendu 
prononcer  à  la  française  par  des  professeurs  de  sixième. 

(1)  M.  Éd.  Thierry,  Moniteur  du  17  mars  1857. 


DES    VARIATIONS    Dl    BEAI  .  915 

De  combien  s'en  est-il  fallu  que  l'Europe  ne  se  figurât  un  matin 
que  l'antiquité  allait  être  égalée  dans  les  poèmes  d'un  nouvel  Ho- 
mère, récemment  sorti  tout  armé  des  bruyères  et  des  rochers  de  la 
Calédonie?  L'apparition  des  prétendues  poésies  d' Ossian  fut  un  des 
grands  événemens  de  la  fin  de  l'autre  siècle.  Cet  Ossian  arrivait  jus- 
tement à  une  époque  de  scepticisme,  avec  ses  dieux,  ses  guerriers, 
ses  héroïnes  touchantes,  enfin  avec  un  merveilleux  complet.  L'en- 
thousiasme fut  presque  général,  et  l'on  peut  avouer  qu'il  y  a\ ait 
dans  ces  poèmes  de  quoi  justifier  une  certaine  admiration.  Napo- 
léon lui-même,  aussi  bon  juge  qu'un  autre,  ne  leur  refusa  pas  son 
estime,  et  les  prit  pour  bons,  sans  s'inquiéter  de  leur  ancienneté 
dans  le  monde:  mais  quand  on  vint  à  s'apercevoir  que  le  fils  de  Fin- 
gai  n'était  que  le  fils  de  L'Écossais  Macpherson,  comme  c'était  à  titre 
de  primitif  qu'il  axait  fait  son  chemin,  il  se  vit  renié  et  presque  ba- 
foué :  il  lui  fallut  rentrer  dans  ses  nuages  et  dans  l'obscurité  dont 
nu  l'avait  tiré  indiscrètement.  11  eut  le  sort  de  ces  valets  de  comédie 
qui  ont  usurpé  les  bonnes  grâces  d'une  héritière  sous  l'habit  à  pail- 
lettes de  leur  maître,  et  qu'on  fait  disparaître  à  la  fin  de  la  pièce, 
quand  la  fraude  se  découvre. 

Cette  tentative  elle-même  était  toute  moderne.  Par  une  réaction 
naturelle,  on  se  réfugiait  dans  cette  fantasmagorie  de  mélancolie  et 
do  brouillards  en  sortant  d'une  époque  d'afféterie.  Cet  Ossian  nua- 
geux  a  marqué  son  passage  dans  la  littérature  de  notre  temps.  Cette 
impulsion  s'esl  communiquée  de  même  aux  autres  arts,  et  notam- 
ment à  la  peinture,  qui  suit  avec  plus  de  facilite  les  variations  de  la 
fantaisie,  et  plus  légitimement  que  sa  sœur  la  sculpture.  La  peinture 
dispose  de  tous  les  prestiges  de  la  couleur  et  de  ceux  de  la  perspec- 
live,  ignorée  des  anciens:  elle  réunit  la  précision  et  le  \ague,  tout 
ce  qui  charme  et  tout  ce  qui  frappe.  On  peut  dire  de  la  peinture 
comme  de  la  musique  qu'elle  est  essentiellement  un  art  moderne. 
fouie-,  ce*  ressources  que  nous  venons  d'indiquer  lui  permettent  de 
;  dresser  aux  sentimens  les  plus  divers.  Quant  à  la  musique,  il  pa- 
rait surabondant  d'indiquer  combien  c'est  un  art  nouveau,  et  com- 
bien les  anciens  ont  été  loin  de  se  douter  de  ses  ressources.  Dans 
la  sculpture  au  contraire,  il  semble  que  les  anciens  ont  fait  tout  ce 
qu'on  peut  faire  :  ils  ont  produit  des  ouvrages  parfaits,  et  ces  ou- 
\  rages  sont  des  modèles  dont  il  est  bien  difficile  de  s'écarter  à  cause 
de  la  rigueur  des  lois  qui  fixent  les  limites  de  l'art. 

Le  paganisme  donnait  au  sculpteur  une  ample  carrière  :  le  culte 
de  la  forme  humaine  s'y  confondait  avec  celui  de  tous  les  dieux. 
Tout  devenait  matière  à  l'étude  chez  des  peuples  où  l'on  trouvait  le 
nu  à  chaque  pas,  dans  les  rues,  au  gymnase,  dans  les  bains  publics. 
•  Test  ainsi  que  les  anciens  sculpteurs  se  familiarisaient  avec  les  plus 
beaux  types,  et  prenaient  sur  le  fait  ces  attitudes  simples  et  natu- 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

relies  qu'on  cherche  en  vain  dans  l'atelier  et  en  présence  du  modèle. 
La  vie  extérieure  était  divinisée  sous  la  forme  de  ces  Vénus,  de  ces 
\pollon,  de  ces  Hercule.  Le  christianisme  au  contraire  appelle  la 
vie  au  dedans.  Les  aspirations  de  l'âme,  le  renoncement  des  sens, 
sont  difficiles  à  exprimer  par  le  marbre  et  la  pierre,  tandis  que 
c'est  le  rôle  de  la  peinture  de  donner  presque  tout  à  l'expression. 

Il  faut  aux  Vierges  de  Raphaël  cet  oeil  pudique  et  voilé,  cette  rou- 
geur chaste  que  la  sculpture  ne  peut  rendre;  nous  désirons  dans 
cette  Pirlà  de  Michel-Ange  le  regard  désespéré  de  la  mère,  cette  pâ- 
leur de  la  mort  dans  le  corps  de  son  divin  fils,  et  aussi  le  précieux 
sang  de  si's  blessures;  nous  cherchons  même  autour  de  lui  cette 
croix,  ce  sombre  GolgOtha,  ce  tombeau  entrouvert ,  ces  disciples 
fidèles.  Toutes  les  fois  que  la  sculpture  a  essavé  de  présenter  avec 
nn  certain  mouvement  ces  images,  interdites  à  cause  de  leur  ex- 
pression trop  véhémente,  elle  a  produit  des  ouvrages  monstrueux, 
plus  voisins  du  ridicule  que  du  sublime.  On  peut  voir  un  exemple 
signalé  de  ce  ridicule  et  de  cette  impuissance  dans  le  célèbre  bas- 
relief  d'Alexandre  et  Diogène,  par  Puget,  qu'on  a  vu  orner  si  long- 
temps  le  vestibule  de  Versailles.  L'artiste  a  voulu  peindre  (le  mot 
m'échappe),  peindre  avec  son  marbre  et  son  ciseau  les  drapeaux 
agités,  le  ciel,  les  nuages,  tout  autour  de  ses  personnages,  lesquels 
sont  groupés  comme  dans  un  tableau,  et  avec  les  attitudes  les  plus 
diverses.  11  semble  qu'il  eût  voulu  faire  entendre,  si  l'art  pouvait 
aller  jusque-là,  les  cris  de  la  foule  et  le  bruit  des  trompettes;  mais 
ce  que  son  art  ne  lui  permet  pas  davantage,  c'est  d'arriver  à  faire 
comprendre  son  sujet,  dont  l'intérêt  réside  uniquement  dans  le  mot 
insolent  adressé  au  conquérant  par  l'enfant  de  Sinope.  Si  le  grand 
Puget  eût  eu  autant  d'esprit  que  de  verve  et  de  science,  qualités 
dont  son  ouvrage  est  rempli,  il  se  fût  aperçu,  avant  de  prendre  l'é- 
bauchoir,  que  son  sujet  était  le  plus  étrange  que  la  sculpture  pût 
choisir:  dans  cet  entassement  d'hommes,  d'armes,  de  chevaux,  et 
même  d'édifices,  il  a  oublié  qu'il  ne  pouvait  introduire  l'acteur  le 
plus  essentiel,  ce  rayon  de  soleil  intercepté  par  Uexandre,  et  sans 
lequel  la  composition  n'a  pas  de  sens. 

Cette  méprise  n'a  pas  lieu  d'étonner  plus  que  celles  que  nous  re- 
marquons dans  des  peintres  de  nos  jours,  qui  ont  cherché  à  rivali- 
ser avec  la  sculpture,  en  abjurant  les  moyens  qui  sont  au  nombre 
des  parties  vitales  de  leur  art.  Animée  par  un  louable  motif,  celui 
de  rendre  à  la  peinture  une  grandeur  et  une  simplicité  dont  les 
peintres  du  dernier  siècle  s'étaient  écartés  de  plus  en  plus,  une  école 
tout  entière  s'est  éprise  de  la  statuaire  antique,  non  pas  de  son  es- 
prit, mais  de  sa  forme  même,  qu'elle  a  fait  littéralement  passer  dans 
les  tableaux.  Cette  violence  faite  à  la  tradition,  et  j'oserais  dire  au 
bon  sens,  ne  s'est  pas  manifestée  sans  des  protestations  d'une  cer- 


DES    VARIATIONS    DU    BEAU.  917 

taine  énergie  dans  le  sein  même  de  cette  école,  par  une  sorte  de 
révolte  du  sens  moderne,  contre  cette  prétendue  nouveauté,  qui  réa- 
lisait la  singulière  anomalie  d'un  retour  à  ce  qu'il  y  avait  de  plus 
ancien.  Nous  trouvons  un  exemple  de  ce  contraste  dans  deux  ta- 
bleaux fameux  de  l'époque  dont  nous  parlons,  le  Bélisaire  de  David 
et  celui  de  Gérard. 

Dans  le  premier  de  ces  ouvrages,  conçu  comme  un  bas-relief,  il 
y  a  peu  de  chose  pour  l'émotion  qu'on  est  en  droit  de  se  promettre 
d'un  pareil  sujet.  L'exécution,  très  achevée  dans  le  sens  académique, 
manque  de  prestige  et  de  charme.  Le  Bélisaire  est  un  vieillard  vul- 
gaire; l'enfant  a  la  grâce  de  son  âge,  mais  ne  dit  rien  à  l'esprit  :  rien, 
même  dans  l'étonnement  de  ce  soldat  qui  contemple  son  général  ré- 
duit à  cet  état  d'abaissement,  ne  touche  en  faveur  d'une  si  grande 
infortune.  Ni  le  fond,  ni  les  accessoires,  ni  le  casque  tendu  à  l'obole, 
ne  peuvent  distraire  de  l'insipidité  qui  résulte  de  tant  de  sécheresse. 

Gérard  au  contraire  cherche,  pour  animer  son  sujet,  une  route 
tout  opposée.  A  l'aridité  de  la  composition,  à  cette  absence  d'intérêt, 
résultant  en  grande  partie,  chez  David,  de  l'inutilité  des  accessoires, 
c'est  dans  un  accessoire  principalement  qu'il  semble  résumer  toute 
la  pensée  de  son  tableau  :  je  veux  parler  de  ce  serpent  entortillé  à  la 
jambe  du  jeune  guide,  lequel,  endormi  ou  expirant  de  fatigue,  repose 
dans  les  bras  de  l'illustre  aveugle.  Tout  dans  sa  composition  pré- 
sente l'idée  de  l'abandon  et  de  la  solitude  :  le  héros  côtoie  un  préci- 
pice, et  l'on  ne  découvre  dans  le  ciel  que  les  teintes  sinistres  du 
couchant. 

I  ne  telle  peinture  remplirait  probablement  toutes  les  conditions 
pour  émouvoir,  si  l'idée  évidente  de  la  recherche  ne  s'y  faisait  par 
trop  sentir.  Le  sort  d'un  illustre  guerrier  réduit  à  la  condition  de 
mendiant,  privé  de  ses  yeux  par  le  tyran  auquel  il  a  prodigué  ses 
services  et  forcé  de  s'appuyer  sur  un  faible  enfant,  présente  une 
image  suffisamment  poétique  et  intéressante.  Elle  ne  pouvait  que 
perdre  par  une  circonstance  aussi  mesquine  que  celle  de  ce  serpent. 
Je  critique  de  même  ce  guide  défaillant  porté  par  celui  qu'il  est 
censé  devoir  conduire  :  l'intérêt  ne  sait  plus  où  se  prendre. 

C'est  un  peu  le  défaut  du  génie  moderne  de  s'attarder  dans  des 
détails  oiseux  et  de  raffiner  sur  tout,  même  dans  des  sujets  terribles. 
Notre  grand  Poussin,  le  peintre  philosophe  par  excellence  (et  on  ne 
l'a  peut-être  appelé  ainsi  que  parce  qu'il  donnait  à  l'idée  un  peu  plus 
que  ne  demande  la  peinture),  est  fréquemment  tombé  à  cet  égard  dans 
l'affectation.  Son  fameux  Déluge,  tant  admiré  des  gens  de  lettres,  en 
est  une  preuve.  Cette  dernière  famille  du  genre  humain  restée  toute 
seule  sur  l'immense  solitude  des  eaux  et  luttant  dans  un  frêle  esquif 
contre  la  destruction,  le  serpent  (encore  un  serpent),  auteur  des 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maux  de  toute  notre  race,  qui  se  dresse  sur  ce  dernier  promontoire, 
tout  cela  ne  donne,  en  vérité,  l'idée  du  déluge  universel  qu'à  celui 
qu'une  explication  préalable  aurait  mis  dans  la  confidence  du  peintre. 
Il  est  des  sujets,  et  avant  tous  les  autres  ceux  qui  sont  tirés  de 
l'Vncien- Testament  ou  de  l'Évangile,  qu'il  ne  faut  ni  abréger,  ni 
amplifier,  ni  dénaturer.  Il  faut  avouer  que  ce  qui  nous  reste  des 
ouvrages  des  anciens  ne  présente  jamais  cette  recherche  étrangère  à 
l'art.  On  peut  courir  après  les  idées  ingénieuses  à  l'aide  des  mots; 
mais  dans  les  arts  muets  connue  la  peinture,  ou  la  sculpture,  c'est 
une  dépense  en  pure  perte  si  nu  se  la  permet  en  vue  du  beau,  et  elle 
prouve  plutôt  l'impuissance  du  sculpteur  ou  du  peintre  à  émouvoir 

par  les  moyens  qui  Sont  de  son  domaine.  Il  faut  rendre  aussi  celle 
justice  aux  flamands,  aux  Espagnols,  aux  Italiens,  qu'ils  n'ont  point 
affecté  ce  travers  dans  leur  peinture,  et  l'on  doit  en  savoir  gré  sur- 
tout à  ces  derniers,  chez  lesquels  la  littérature  a  étrangement  abusé 
de  l'esprit.  C'est  une  manie  toute  française,  qui  tient  sans  doute  à 
notre  penchant  pour  tout  ce  qui  relève  de  la  parole.  Le  peintre  chez 
nous  veut  plaire  a  l'écrivain:  l'homme  qui  tient  le  pinceau  est  tribu- 
taire de  celui  qui  lient  la  plume,  il  veut  se  faire  comprendre  du  pen- 
seur et  du  philosophe.  Gomment  lui  en  vouloir?  11  rend  hommage,  en 
dépit  qu'il  en  ait,  à  ceux  qui  sont  ou  qui  se  sont  faits  ses  juges.  Sa 
déférence  pour  le  public  ne  vient  qu'après. 

Ce  que  l'on  demandera  toujours  a  toutes  les  écoles  et  à  travers 
toutes  les  différences  de  physionomie,  ce  sera  de  toucher  l'âme  et 
les  sens,  d'élever  l'intelligence  et  de  l'éclairer. 

Il  y  a  sans  doute  des  époques  favorables  où  tout  semble  s'offrir  a 
la  fois,  où  l'intelligence  des  juges  vient  au-devant  des  tentatives  des 
artistes  :  heureuses  époques,  plus  heureux  artistes  de  venir  à  propos 
et  de  ne  rencontrer  que  des  esprits  pour  les  comprendre  et  des  sou- 
rire-, pour  les  encourager! 

Il  est  d'autres  périodes  pendant  lesquelles  les  hommes,  émus 
d'autres  passions,  demandent  des  distractions  moins  élevées,  ne 
trouvent  même  de  plaisirs  que  dans  des  occupations  arides  pour 
l'esprit,  fécondes  seulement  en  résultats  matériels;  mais  enfin  les 
artistes,  les  poètes  peuvent  encore  s'y  montrer  de  temps  en  temps. 
Ils  charment  un  peu  plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard  ce  nombre  étendu 
ou  restreint  des  hommes  qui  ont  besoin  de  vivre  par  l'esprit.  Bien 
qu'il  faille  traverser  des  temps  de  stérilité,  on  ne  voit  jamais  tarir 
entièrement  la  source  de  l'inspiration.  Titien  survit  à  Raphaël,  qu'il 
a  vu  naître;  le  règne  des  grands  Vénitiens  succède  à  celui  des  grands 
Florentins.  Un  demi-siècle  plus  tard,  le  prodigieux  Rubens  parait 
comme  un  phare  qui  va  éclairer  de  nombreuses  et  brillantes  écoles, 
fidèles  à  la  tradition  et  pourtant  pleines  de  nouveauté.  Les  Espa- 


DES    VARIATIONS    DU    BEAU.  919 

gnols,  les  Hollandais  nous  consolent  du  sommeil  de  l'Italie,  cette 
mère  si  féconde  il  y  a  trois  siècles,  trop  stérile,  hélas!  de  nos  jours, 
et  qui  fait  bien  attendre  son  réveil. 

Tel  est  le  tableau  des  vicissitudes  du  beau.  Où  se  lève  ce  vent  qui 
transporte  du  nord  au  midi,  de  l'orient  à  l'occident,  le  sceptre  de 
l'invention,  le  don  de  plaire  et  d'enseigner?  Quel  est  ce  caprice  qui 
fait  apparaître  un  Dante,  un  Shakspeare,  celui-ci  chez  des  Ànglo- 
Saxons  encore  barbares,  pareil  à  une  source  jaillissante  au  milieu 
d'un  désert,  celui-là  dans  la  mercantile  Florence,  deux  cents  ans 
avant  cette  élite  de  beaux  esprits  dont  il  sera  le  flambeau? 

Chacun  de  ces  hommes  se  montre  tout  à  coup  et  ne  doit  rien  à  ce 
qui  l'a  précédé  ni  à  ce  qui  l'entoure;  il  est  semblable  à  ce  dieu  de 
l'Inde  qui  s'est  engendré  lui-même,  qui  est  à  la  fois  son  aïeul  et  son 
arrière-rejeton.  Dante  et  Shakspeare  sont  deux  Homères  arrivés  avec 
tout  un  monde  qui  est  le  leur,  dans  lequel  ils  se  meuvent  librement 
et  sans  précédens. 

Qui  peut  regretter  qu'au  lieu  d'imiter  ils  aient  inventé,  qu'ils  aient 
été  eux-mêmes  au  lieu  de  recommencer  Homère  et  Eschyle?  Si  l'on 
peut  reprendre  quelque  chose  dans  Virgile,  c'est  que  par  respect  pour 
une  époque  savante  où  l'on  avait  le  culte  presque  exclusif  de  tout 
ri'  qui  venait  de  la  Grèce,  il  ait  cherché  en  trop  d'endroits  les  formes 
de  l'Iliade.  Nous  n'aimons  ni  le  courageux  Gyas,  ni  le  courageux 
(lloanthe,  ni  les  héros  dont  la  chute  ébranle  le  ciel  et  les  montagnes, 
ni  tous  les  lieux  communs  épiques,  qui  heureusement  ne  nous  ont 
privés  ni  de  Didon,  ni  des  Gèorqiqnes,  ni  des  Éylogues,  ces  inspira- 
tions charmantes  et  mélancoliques  qui  ne  sont  empruntées  ni  à  ïhéo- 
crite  ni  à  aucun  des  Grecs. 

Les  vrais  primitifs,  ce  sont  les  talens  originaux  :  ce  La  Fontaine, 
qui  ne  semble  qu'imitation,  et  qui  ne  procède  pourtant  que  de  son 
propre  génie.  Qui  a  produit  l'originalité  d'un  Montaigne  bourré  de 
latin  et  connaissant  tout  ce  que  les  anciens  ont  écrit,  d'un  Racine  qui 
suit  Euripide  pas  à  pas,  à  ce  qu'on  dit,  et  peut-être  à  ce  qu'il  croit 
lui-même? 

On  dit  d'un  homme  pour  le  louer  qu'il  est  un  homme  unique  :  ne 
peut-on,  sans  paradoxe,  affirmer  que  c'est  cette  singularité,  cette 
personnalité  qui  nous  enchante  chez  un  grand  poète  et  chez  un  grand 
artiste,  que  cette  face  nouvelle  des  choses  révélées  par  lui  nous  étonne 
autant  qu'elle  nous  charme,  qu'elle  produit  dans  notre  âme  la  sen- 
sation du  beau,  indépendamment  des  autres  révélations  du  beau  qui 
sont  devenues  le  patrimoine  des  esprits  de  tous  les  temps,  et  qui  sont 
consacrées  par  une  plus  longue  admiration? 

Eugène  Delacroix. 


REVUE  MUSICALE 


BEETHOVEN.,    SES  CRITIQUES  ET  SES  GLOSSATEURS.  ' 
—  LA  MUSIQUE   INSTRUMENTALE   EH    FRANCE. 


Il  en  sera  bientôt  de  l'œuvre  de  Beethoven  connue  des  poèmes  d'Homère, 
de  Dante  ou  de  Shakspeare  :  elle  aura  suscité  toute  une  littérature  de  gnoses, 
de  commentaires,  de  biographies  <-t  d'explications  critiques.  C'est  la  marche 
inévitable  de  l'esprit  humain.  Après  l'âge  héroïque,  qui,  dans  les  arts,  est 
l'âge  des  grandes  créations,  vient  la  période  historique,  où  l'on  raconte  les 
faits  accomplis.  L'imagination  produit  d'abord  ses  miracles,  puis  la  raison 
s'éveille,  s'efforce  de  marcher  sur  les  traces  de  sa  divine  messagère,  pour 
en  comprendre  les  secrets  et  les  transmettre  aux  générations  futures.  C'est 
ainsi  que  se  forment  les  écoles  et  les  traditions. 

11  existe  un  grand  nombre  de  biographies  de  Beethoven  plus  ou  moins 
intéressantes.  Parmi  celles  qui  méritent  d'être  mentionnées,  nous  citerons 
d'abord  la  notice  publiée  à  Coblentz  en  1838  par  deux  amis  du  grand  sym- 
phoniste, le  docteur  Wegeler  et  Ferdinand  Ries,  pianiste  et  compositeur  dis- 
tingué. Les  deux  amis  se  sont  proposé  d'écrire  moins  une  histoire  de  la  vie 
entière  de  Beethoven  qu'un  recueil  de  pieux  souvenirs  concernant  l'enfance 
et  les  œuvres  principales  de  l'auteur  de  la  Symphonie  héroïque.  M.  Antoine 
Schindler,  un  élève  et  l'ami  dévoué  du  grand  musicien,  auprès  duquel  il  a 
passé  plusieurs  années,  et  qu'il  a  \  u  mourir  dans  ses  bras,  a  publié  à  Munster 
en  1845  une  vie  de  son  rnaitre,  qui  eu  est  à  la  seconde  édition,  et  qui  reste  la 
meilleure  source  de  renseignemens  certains  que  l'on  puisse  consulter.  Je  ne 
parle  ni  des  nombreux  articles  que  les  journaux  et  les  recueils  périodiques 
de  l'Allemagne  ont  consacrés  au  génie  de  Beethoven,  ni  des  indiscrétions  des 
touristes  anglais  qui  ont  assailli  la  vieillesse  de  cet  homme  extraordinaire. 

(1)  Leipzig,  Brockhaus. 


REVUE    MUSICALE.  921 

M.  de  Lenz,  un  de  ces  bons  et  naïfs  Allemands  qu'on  rencontre  dans  chaque 
coin  de  l'Europe,  parlant  et  écrivant  dans  toutes  les  langues  dont  ils  con- 
fondent les  propriétés,  a  mis  plusieurs  années  de  sa  vie  à  étudier  et  à  clas- 
ser l'œuvre  immense  de  Beethoven,  et  il  a  consigné  ses  observations  dans 
un  livre  curieux,  publié  à  Saint-Pétersbourg  en  1852  sous  ce  titre,  Beetho- 
ven et  ses  trois  styles.   Nous  en  avons  parlé  ici  même  (1),  quelque  temps 
après  la  publication.  Le  livre  de  M.  de  Lenz  a  eu  un  certain  succès  et  a 
été  traduit  depuis  en  un  français  un  peu  meilleur  que  celui  dans  lequel  il 
lut  écrit  d'abord.  M.  de  Lenz  habite  Saint-Pétersbourg,  où  il  remplit  des  fonc- 
tions qui  tiennent  à  la  magistrature.  Dans  son  ouvrage  confus  et  plein  d'en- 
thousiasme pour  le  compositeur  sublime  dont  il  admire  jusqu'aux   fautes 
d'orthographe,  M.  de  Lenz  n'a  point  épargné  les  épigrammes  à  M.  Alexandre 
Oulibichef,  un  Russe  fort  distingué,  mi  grand  amateur  de  musique,  connu 
par  uni'  biographie  et  une  étude  de  Mozart  qui  renferme  d'excellentes  par- 
ties. C'est  pour  répondre  aux  insinuations  de  M.  de  Lenz  que  M.  Oulibichef 
a  rompu  le  silence  qu'il  gardait  depuis  dix  ans,  dit-il  dans  nue  courte  intro- 
duction dont  nous  extrayons  les  Lignes  suivantes  :  «  Dix  ans  s'étaient  écoulés 
depuis  la  publication  de  ma  Biographie  de  Mozart.  L'accueil  généralement 
favorable  que  l'on  avait  fait  à  cet  ouvrage  semblait  dès-lors  lui  assurer  la 
prescription.  J'avais,  depuis  dix  ans,  quitté  la  plume  du  critique  musical 
pour  me  livrer  à  des  travaux  littéraires  d'un  autre  genre.  J'aimais  toujours 
la  musique,  mais  je  ne  m'en  occupais  plus  que  comme-  exécutant  et  comme 
amphitryon  obligé  des  virtuoses  que  leur  bonne  ou  leur  mauvaise  étoile 
conduisait  à  Nijni,  mon  séjour  habituel.  »  Il  ajoute  :  «Quelque  charme  que 
l'on  trouve  à  la  vie  de  campagne  pendant  l'été  et  quelque  aguerri  que  l'on 
soit  au  séjour  d'une  ville  de  province  pendant  l'hiver,  l'on  éprouve  toujours 
de  temps  à  autre  le  besoin  de  respirer  le  grand  air  de  la  civilisation.  »  Ra- 
mené à  .Saint-Pétersbourg  à  la  fin  de  l'année  1851  par  le  besoin  de  respirer 
un  air  plus  vivifiant  que  celui  de  sa  province  et  par  la  facilité  que  lui  offrait 
le  chemin  de  fer  qui  venait  de  s'ouvrir  entre  Moscou  et  la  capitale  de  l'em- 
pire, M.  Oulibichef  entend  parler  de  tous  côtés  de  l'ouvrage  de  M.  de  Lenz, 
qui  était  encore  sous  presse.  Après  avoir  lu,  après  avoir  répondu  aux  princi- 
pales objections  de  M.  de  Lenz  par  un  article  inséré  dans  un  journal  russe, 
l'Abeille  du  Nord,  M.  Oulibichef  se  vit  obligé  de  donner  à  sa  réponse  de  plus 
grandes  proportions.  Telle  est  l'origine  du  nouvel  ouvrage  de  M.  Oulibi- 
chef (2),  qui  forme  un  volume  assez  compacte,  et  qui  est  écrit  dans  la  même 
langue  que  sa  Biographie  de  Mozart,  c'est-à-dire  dans  un  fiançais  un  peu 
composite,  mais  facile  et  infiniment  plus  correct  que  celui  de  M.  de  Lenz. 

M.  Oulibichef  est  un  grand  admirateur  de  Mozart.  Il  considère  l'auteur 
de  Don  Juan  et  de  la  Flûte  enchantée  comme  le  musicien  universel  qui  a 
réuni  et  fondu  dans  son  œuvre  divine  les  propriétés  des  différentes  écoles 
antérieures  à  son  avènement.  A  partir  de  la  mort  de  Mozart,  qui  ferme  le 
xviii0  siècle,  commence  une  ère  nouvelle,  celle  de  la  musique  moderne,  dont 
Beethoven  est  l'expression  la  plus  étonnante.  Pour  M.  de  Lenz  au  contraire, 
qui  ne  s'occupe  guère  que  de  la  musique  instrumentale,  Beethoven  est  pres- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  août  1852 

(2)  1  vol.  petit  in-quarto. 


922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  le  seul  compositeur  dont  il  admette  l'existence.  Si  l'ingénieux  critiqué 
ne  conteste  pas  tout  ce  que  l'art  doit  au  génie  d'Haydn  et  à  celui  de  Mozart, 
c'est  sur  Beethoven  cependant  qu'il  concentre  toutes  ses  adorations  et  qu'il 
épuise  son  enthousiasme.  L'abbé  Carpani,  dans  1rs  lettres  charmantes  où  il 
nous  raconte  si  bien  la  vie  calme  d'Haydn  et  apprécie  avec  tant  de  goût  et 
de  vivacité  l'œuvre  de  ce  grand  musicien,  a  bien  de  la  peine  aussi  à  fran- 
chir le  seuil  de  l'ère  nouvelle  qui  se  prépare.  H  semble  souscrire  à  ce  juge- 
ment porté  par  l'auteur  vénérable  de  la  Création  sur  le  génie  naissant  qui  a 
produit  Fidelio  et  la  symphonie  en  ut  majeur  :  «  Un  jour,  dit  Carpani,  un 
de  mes  amis  demandait  à  Haydn  ce  qu'il  pensail  de  ce  jeune  compositeur. 
Avec  une  entière  sincérité,  le  vieillard  répondit  :  «J'étais  fort  content  de 
ses  premiers  ouvrages;  mais  quant  aux  derniers,  j'avoue  que  je  ne  les  com 
prends  pas.  11  me  semble  toujours  qu'il  écrit  des  fantaisies  (l).  » 

Le  jugement  d'Haydn  sur  Beethoven  esl  à  peu  près  relui  que  portent  tous 
1rs  hommes  de  génie  sur  leurs  successeurs  immédiats.  C'est  le  jugement  de 
génération  qui  a  épuisé  la  sève  de  vitalité  dont  elle  était  pourvue,  et 
qui  ne  \oit  dans  celle  qui  lui  surrede  qu'une  postérité  sans  discipline, 
parce  qu'elle  s'écarte  de  la  route  tracée.  Un  pourrait  appliquer  à  la  mort 
le  mot  de  Voltaire  sur  Dieu  :  u  si  elle  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer.  » 
ne  fut-ce  que  pour  interrompre  la  domination  de  certaines  idées  qui  ne 
peuvent  disparaître  qu'avec  les  hommes  qui  les  avaient  affirmées.  Quoi  qu'il 
arrive,  le  fils  pense  toujours  un  peu  autrement  que  son  père,  et  le  disciple 
est  forcé  par  la  nature  des  choses  de  modifier  d'une  manière  ou  d'une  autre 
l'enseignement  qu'il  a  reçu  du  maître.  Les  premières  omvres  de  lieethoven, 
ses  trios  pour  piano,  violon  et  violoncelle,  tes  sonates,  le  septuor,  el  jusqu'à 
la  symphonie  en  al  majeur,  qui  est.  de  l'année  1801,  et  qui  fut  dédiée  à  ce 
même,  docteur  van  Swieten,  l'ami  d'Haydn  et  l'auteur  des  paroles  de  la 
(  '/(  alion  et  des  Saisons,  —  ces  premières  compositions  du  grand  symphoniste 
révèlent  une  imitation  directe  du  style  d'Haydn  el  de  Mozart,  dont  il  était  le 
successeur.  Aussi  Beethoven  n'aimait-il  pas  qu'on  lui  parlât  de  ses  premières 
productions  et  surtout  du  se  tuor.  H  répondait  brusquement  au  visiteur 
imprudent  qui  a\ait  la  maladresse  de  louer  cet  admirable  morceau  :  Le  sep- 
tuor n'e.sl  lias  de  moi,  il  est  de  Mozart ,  et  il  tournait  le  dos  à  la  personne 
qui  avait  cru  lui  adresser  un  compliment.  Lh  bien!  ce  sont  précisément  ces 
premières  compositions  de  Beethoven  qui  ont  eu  l'approbation  d'Haydn, 
parce  qu'il  y  voyait  les  traces  de  sa  propre  influence,  et  qu'il  se  sentait  vivre 
dans  l'œuvre  naissante  de  son  glorieux  successeur.  Aussi  Carpani,  en  histo- 
rien fidèle  du  père  de  la  symphonie,  parle-t-il  des  premières  compositions 
de  Beethoven  dans  les  termes  suivans  :  «  Que  deviendra  l'art,  et  particuliè- 
rement la  musique  instrumentale,  maintenant  que  Haydn  n'écrit  plus,  et 
qu'ainsi  se  trouve  fermée  cette  mine  si  féconde  de  trésors?  Ce  qu'il  devien- 
dra'.' Eh!  ne  le  voyez-vous  pas  déjà  en  partie?  Attendez  un  peu,  et  vous  le 
verrez  encore  davantage.  Il  n'y  a  qu'un  /tomme  qui  pourrait  encore  le  sou- 
tenir, et  en  effet  que  ne  serait-on  pas  en  droit  d'attendre  de  lui  après  son 
beau  septuor,  après  ses  premiers  concertos  pour  le  piano,  ses  premières  sym- 
phonies, toutes  œuvres  vraiment  remarquables,  dans  lesquelles  il  a  heureu- 

(1)  Lettre  xve. 


REVl'E    MUSICALE.  923 

sèment  fondu  le  style  de  Haydn  avec  celui  de  Mozart  !  Mais  voudra-t-il  mettre 
un  frein  à  son  imagination?  voudra-t-il  l'astreindre  à  un  ordre,  la  renfermer 
dans  une  juste  mesure?  voudra-t-il  préférer  le  beau  au  bizarre?  » 

Aucun  homme  de  génie  n'a  eu  autant  que  Beethoven  la  volonté  bien  déli- 
bérée du  rôle  qu'il  se  proposait  de  jouer  dans  l'art,  aucun  révélateur  de 
formes  nouvelles  ne  s'est  fait  une  conscience  plus  nette  du  but  qu'il  s'était 
promis  d'atteindre.  Excepté  Gluck  peut-être,  qui  dès  son  entrée  dans  la  car- 
rière de  compositeur  dramatique  s'est  trouvé  en  contact  avec  l'orgueil  des 
virtuoses  et  toutes  les  invraisemblances  de  l'opéra  italien  auxquels  il  n'a  pas 
daigné  se  soumettre,  Beethoven  est  certainement  l'artiste  de  génie  qui  a  eu 
le  plus  d'empire  sur  l'acte  mystérieux  de  sa  propre  inspiration.  Après  avoir 
subi,  comme  tous  les  hommes  supérieurs,  l'influence  du  milieu  où  il  s'est 
produit,  Beethoven  s'est  dégagé  violemment  de  la  tradition  qui  l'avait  nourri. 
L'auteur  de  la  Symphonie  arec  chœurs  et  des  cinq  derniers  quatuors  a  bien 
voulu  ce  qu'il  a  accompli,  et  si  cette  exubérance  de  la  volonté  dans  nn  art 
d'imagination  et  de  sentiment  fait  la  grandeur  de  Beethoven  et  le  rattache 
étroitement  au  siècle  où  il  a  vécu,  elle  est  aussi  la  source  de  ses  infirmités. 

Le  livre  de  M.  Oulibichef  est  divisé  en  trois  parties,  qui  pourraient  être 
mieux  circonscrites  dans  leur  objet  et  saisir  plus  vivement  l'esprit  du  lec- 
teur. On  B'aperçoit  tout  d'abord  que  M.  Oulibichef  n'a  pas  une  idée  bien 
licite  du  but  qu'il  veut  atteindre.  Les  faits  particuliers  débordent  le  cadre 
<>ù  il  a  voulu  les  renfermer,  ei  obscurcissent  la  notion  générale,  qui  manque 
de  relief  dans  la  pensée  de  l'auteur:  Vprès  quelques  pages  d'introduction,  où 
\I.  Oulibichef  raconte  les  circonstances  qui  l'ont  amené  ix  écrire  un  ouvrage 
sur  Beethoven,  vient  un  long  chapitre  consacré  aux  progrès  qu'a  faits  l'art 
musical  depuis  la  mort  de  Mozart  et  pendant  les  vingt-cinq  premières  an- 
nées de  notre  siècle.  Rappelant  l'idée  qui  sert  de  conclusion  à  la  vie  de 
Mozart,  M.  Oulibichef  ajoute  :  «  Or  ce  caractère  d'universalité  que  Mozart 
imprime  à  quelques-uns  de  ses  plus  grands  chefs-d'œuvre  m'avait  paru  le 
progrès  immense  que  la  musique  attendait  pour  se  constituer  définitivement, 
—  pour  se  constituer,  avais-je  dit,  et  non  pour  ne  plus  avancer  (1).  »  Ainsi 
donc  M.  Oulibichef  n'arrête  pas  son  admiration  à  t'avénement  de  Mozart,  il 
eroit  encore  a  des  progrès  possibles  après  l'auteur  de  Don  Juan;  mais  il  ne 
définit  d'une  manière  satisfaisante  ni  le  caractère  des  innovations  qui  peu- 
vent s'accomplir  sans  altérer  l'essence  de  l'art,  ni  la  limite  qui  sépare  l'œuv  re 
de  Beethoven  de  celle  de  ses  deux  illustres  prédécesseurs,  Haydn  et  Mozart. 
En  général ,  il  y  a  dans  tout  ce  premier  chapitre  beaucoup  de  mélange ,  des 
rapprochemens  qui  étonnent  par  leur  étrangère,  et  au  fond  plus  de  lieux 
communs  que  d'aperçus  nouveaux.  Dans  le  second  chapitre,  M.  Oulibichef 
raconte  brièvement  la  vie  de  Beethoven,  en  s'appuyant  sur  la  biographie  de 
M.  Schindler  et  sur  quelques  renseignemens  donnés  par  Seyfried  dans  les 
Eludes  de  composition  de  Beethoven.  Il  divise  la  courte  existence  de  ce  grand 
musicicien  en  trois  périodes,  auxquelles  il  rattache  successivement  les  dif- 
férentes compositions  qui  forment  l'ensemble  de  l'œuvre  de  ce  profond  gé- 
nie. Cette  division  de  l'existence  matérielle  de  Beethoven,  servant  de  base 
à  la  classification  de  l'œuvre  de  l'artiste,  nous  semble  être  le  procédé  le  plus 

(1)  Page  5. 


92/j  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

simple  qu'on  doive  employer  pour  saisir  le  vrai  caractère  des  évolutions  du 
génie.  Gomme  le  dit  très  bien  M.  Oulibichef  au  début  de  ce  second  chapitre, 
«  les  ouvriers  de  la  pensée  (1),  savans,  écrivains  ou  artistes,  obéissent  tou- 
jours, en  produisant,  à  une  double  Loi  :  à  leur  nature  individuelle  d'abord,  et 
à  l'esprit  du  temps  qui  entraîne  tout  le  monde,  à  commencer  par  ceux-là 
mêmes  qui  voudraient  lui  résister.  »  Or  aucun  artiste  n'a  été  plus  de  son 
temps  que  Beethoven,  aucun  génie  n'a  subi  autant  que  le  sien  l'influence 
d'une  organisation  maladive  et  des  circonstances  domestiques  au  milieu  des- 
quelles il  a  dû  passer  sa  vie.  Après  avoir  raconté  les  principaux  événemens 
de  l'humble  existence  du  pauvre  et  grand  génie  dont  il  blâme  les  tendances 
généreuses  vers  un  idéal  de  liberté  que  la  révolution  française  avait  suscité 
chez  les  plus  grands  esprits  de  l'Allemagne,  M.  Oulibichef  passe  à  l'analyse 
de  son  œuvre,  qui  l'orme  le  troisième  chapitre. 

Le  premier  écrivain  qui,  à  notre  connaissance,  ait  essayé  de  classer  les 
productions  de  Beethoven  en  trois  différentes  périodes,  en  assignant  à  cha- 
cune d'elles  un  caractère  esthétique  parfaitement  reconnaissable,  c'est 
\1  Fétis  dans  sa  Biographie  universelle  des  musiciens.  Selon  M.  Fétis,  Bee- 
thoven continue  avec  plus  ou  moins  d'indépendance  la  manière  de  ses  pré- 
décesseurs Haydn  et  Mozart  jusqu'à  la  Symphonie  héroïque  (la  troisième), 
qui  est  de  1804.  A  partir  de  ce  chef-d'teuwv.  le  génie  de  Bethoveu  éclate 
dans  toute  sa  magnificence  et  avec  les  propriétés  de  sa  seconde  manière,  qui 
se  prolonge  pendant  dix  ans,  c'est-à-dire  jusqu'en  ISLZt.  C'est  pendant  cette 
période  féconde  que  Beethoven  produit  la  symphonie  en  si  bémol,  celle  en 
ut  mineur,  la  Pastorale.  Voici  en  quels  termes  \I.  Fétis  caractérise  les  pro- 
ductions qui  appartiennent  à  la  troisième  période  de  la  vie  de  Beethoven, 
comprenant  la  symphonie  en  fa  (la  huitième),  celle  avec  chœurs,  et  les 
cinq  derniers  quatuors  pour  instrumens  à  cordes  :  «  Insensiblement  et  sans 
qu'il  s'en  aperçût,  ses  études  philosophiques  donnèrent  à  ses  idées  une  légère 
teinte  de  mysticisme  qui  se  répandit  sur  tous  ses  ouvrages,  comme  on  peut 
le  voir  dans  ses  derniers  quatuors;  sans  qu'il  y  prit  garde  aussi,  son  origi- 
nalité perdit  quelque  chose  de  sa  spontanéité  en  devenant  systématique.  Les 
redites  des  mêmes  pensées  furent  poussées  jusqu'à  l'excès,  le  développement 
du  sujet  alla  jusqu'à  la  divagation,  la  pensée  mélodique  devint  moins  nette, 
l'harmonie  fut  empreinte  de  plus  de  dureté.  Enfin  Beethoven  affecta  de  trou- 
ver des  formes  nouvelles,  moins  par  l'effet  d'une  soudaine  inspiration  que 
pour  satisfaire  aux  conditions  d'un  plan  médité  (2).  »  Pris  dans  sa  généra- 
lité et  sans  vouloir  en  appliquer  les  conséquences  à  aucune  œuvre  particu- 
lière, ce  jugement  de  M.  Fétis  nous  paraît  irréfutable.  Comme  le  dit  très 
bien  le  savant  critique,  les  dernières  compositions  de  Beethoven  se  font 
remarquer  par  le  développement  excessif  des  épisodes,  par  la  dureté  de 
l'harmonie,  par  la  fréquence  et  l'étrangeté  des  modulations,  enfin  par  cette 
prédominance  de  la  volonté  systématique  du  penseur  et  du  philosophe  sur 
la  spontanéité  de  l'artiste  et  du  musicien. 

Il  serait  assez  difficile  de  préciser  quels  sont  les  principes  qui  ont  guidé  M.  de 
Lenz  dans  la  classification  des  œuvres  de  Beethoven.  Ce  qui  ressort  de  plus  clair 

(1)  On  s'aperçoit  que  la  révolution  de  1848  a  porté  ses  fruits,  même  en  Russie. 

(2)  Voyez  la  Biographie  universelle  des  musiciens,  article  Beethoven. 


P.EVL'E    MUSICALE.  925 

de  l'ouvrage  confus,  Beethoven  et  ses  trois  styles,  où  il  a  entassé  les  effluves 
de  son  enthousiasme  pour  le  grand  musicien,  c'est  que  M.  de  Lenz  préfère 
les  dernières  compositions  de  Beethoven  à  toutes  celles  qui  forment  le  par- 
tage de  la  première  et  de  la  seconde  manière.  Ce  n'est  pas  que  M.  de  Lenz 
ne  reconnaisse  lui-même  que  dans  les  dernières  productions  de  l'auteur  de 
la  Symphonie  arec  chœurs  (la  neuvième),  «  on  trouve  souvent  des  choses 
bizarres  et  choquantes  »  pour  l'oreille  des  simples  amateurs  de  bonne  musi- 
que; «  mais,  ajoute-t-il,  s'arrêter  à  ces  étrangetés  serait  se  montrer  indigne 
de-  savourer  les  beautés  ineffables  qu'on  rencontre  encore  plus  souvent  dans 
les  œuvres  dernières  de  ce  sublime  génie,  »  dont  la  troisième  manière  «  est 
un  jugement  porté  sur  le  cosmos  humain,  et  non  plus  une  participation  à 
ses  impressions  (1).  »  Jamais  M.  Listz  ne  s'est  mieux  exprimé. 

Pour  M.  Oulibichef,  qui  ne  vise  pas  si  haut  que  M.  de  Lenz,  son  contradic- 
teur, il  divise  la  vie  et  l'œuvre  de  Beethoven  en  trois  périodes  :  les  années 
comprises  entre  1793  et  180fl,  où  Beethoven  est  visiblement  sous  l'influence 
d'Haydn  et  de  Mozart,  et  dont  la  Symphonie  kéroïque,  qui  marque  l'émanci- 
pation de  son  propre  génie,  est  l'œuvre  capitale,  —  la  deuxième  période, 
l'enfermée  entre  180Û  et  1814,  et  qui  donne  naissance  aux  plus  magnifiques 
productions,  telles  que  la  symphonie  en  ut  mineur,  la  Pastorale,  celle  en 
la,  \  compris  la  huitième  symphonie  en  fa.  —  La  troisième  période  s'écoule 
de  181Û  à  1827,  elle  se  distingue  par  ht  Symphonie  arec  c/iœurs  et  les  cinq 
derniers  quatuors.  On  voit  que  la  classification  de  M.  Oulibichef  est  à  peu 
près  celle  de  M.  Fétis,  dont  le  nouveau  biographe  accepte  assez  volontiers 
les  jugemens.  M.  Oulibichef  analyse  successivement  les  productions  de  Bee- 
thoven qui  appartiennent  à  chacune  îles  trois  périodes,  dont  il  s'efforce  de 
caractériser  le  style  par  des  observations  judicieuses,  puisées  dans  les  lois 
essentielles  de  l'art.  Nous  ne  suivrons  pas  M.  Oulibichef  dans  les  menus  dé- 
tails de  son  analyse  de  l'œuvre  du  grand  maître;  quelques  observations  suf- 
firont pour  donner  une  idée  de  l'esprit  qui  dirige  sa  critique. 

M.  Oulibichef  commence  l'analyse  des  compositions  de  Beethoven  qu'il 
range  dans  la  seconde  période  de  sa  carrière  féconde  par  les  réflexions  sui- 
vantes :  «Les  circonstances  biographiques  qui  dominent  la  seconde  période 
de  la  vie  (le  Beethoven  se  réduisent  à  une  surdité  croissante,  aux  progrès 
d'un  amour  malheureux,  et  au  pouvoir  funeste  que  son  frère  Charles  acquit 
sur  le  moral  et  les  déterminations  du  grand  artiste.  De' ces  trois  causes  de 
perturbai  ion,  l'une  pouvait  stimuler  le  génie  de  Beethoven;  les  deux  autres 
étaient  évidemment  de  nature  à  réagir  sur  lui  d'une  manière  défavorable. 
Le  caractère  du  grand  artiste  s'altéra;  il  perdait  de  plus  en  plus  le  senti- 
ment de  certains  effets  harmoniques  et  acoustiques...  Peu  à  peu  le  caprice 
et  la  mauvaise  humeur  troublèrent  les  inspirations  de  Beethoven;  des  règles 
importantes  furent  mises  en  oubli;  l'originalité  véritable  et  difficile,  qui  con- 
siste à  trouver  Vincnnnu  dans  le  beau,  toucha  par  accès  ou  par  boutades  à 
la  bizarrerie  et  à  la  déplaisance  qui  constituent  l'originalité  facile ,  à  la 
portée  de  tout  le  monde.  Il  arriva  aussi  au  grand  artiste  de  se  complaire  dans 
ses  idées,  de  s'oublier  dans  leur  développement  jusqu'à  perdre  de  vue  le 
point  essentiel  en  toutes  choses,  je  veux  dire  le  trop  et  le  trop  peu,  ce  re- 

(I)  Voyez  les  analyses  des  sonates  de  piano,  p.  2. 


926  RI  ML    DES    DEUX    MONDES. 

doutable  écueil  de  l'effet  et  du  succès,  qui  ce  s'obtiennent  qu'autant  qu'on 
a  su  éviter  l'un  e1  l'autre.  »  M.  Oulibichef  ajoute  :  «  Certains  critiques,  éga- 
rés par  leur  enthousiasme,  onl  ptréti  ndu,  pour  justifier  Beethoven,  que  l'idée 

de  longueur  en  musique  est  purement  relative,  que  tout  dépend  de  l'abon- 
dance OU  de  la  disette  des  matériaux  qu'on  met  en  œuvre,  que  d'ailleur 
qui  semlile  trop  long  à  l'un  peut  sembler  trop  court  a  l'autre,  etc.  C'esl  la 
une  opinion  radicalement  Fausse,  si  elle  était  vraie,  il  n'y  aurait  plus  rien 
do  vrai  ou  île  faux  pour  la  critique,  tout  sérail  relatif,  les  beautés  comme 
les  imperfections  (I).  »  Ce  sont  là  de  bonnes  ei  excellentes  paroles.  M.  Ouli- 
bichef  3  soulève  la  grande  question  de  la  certitude  dans  l'appréciation  du 
beau,  qui  est  une  des  faces  de  la  certitude  dans  h,  connaissance.  Il  n'est  pas 
possible  de  m. ''connaître  la  vérité  de>  principes  sur  lesquels  s'appuie  la  criti- 
que de  \l.  Oulibichef;  on  peut  douter  toutefois  que  ces  principes  soient  jus- 
tement  applicables  à  la  partie  de  l'œuvre  de  Beethoven  qu'examine  le  biogra- 
phe. M.  Oulibichef  ne  nous  semlile  pas  suffisamment  pénétré  de  cette  vérité, 
puisée  non  pas  dans  les  lois  abstraites  de  la  pensée,  mais  dans  la  nature  vi 
vante  des  choses  et  des  hommes,  —  que  certains  défauts  sont  l'accompagne- 
ment nécessaire  des  plus  admirables  créations  du  génie.  Donnez  à  des  hommes 
comme  Dante,  Shakspeare,  Corneille  ou  Beethoven  cette  mesure,  cette  pon- 
dération délicate  de  l'esprit  ci  de  la  sensibilité  qui  se  nomme  le  goi'tt,  et 
vous  leur  enlèveriez  peut-être  quelque  chose  de  la  force  qui  leur  a  été  né- 
cessaire pour  accomplir  l'œuvre  que  nous  admirons.  Tout  ce  que  dit  M.  Ou- 
libichef sur  certaines  aberrations  harmoniques  qu'on  rencontre  dans  les 
œuvres  de  Beethoven,  les  passages  qu'il  cite,  et  qui  avaient  déjà  été  relevés 
soit  par  M.  Fétis,  soit  par  d'autres  lions  esprits  de  l'Allemagne,  tels  que  l'au- 
teur bien  connu  [ivoldbekonnten)  des  charmantes  lettres  sur  la  musique  que 
nous  avons  appréciées  ici  depuis  longtemps  {•!),  sont  incontestablement  des 
erreurs  ou  des  caprices  de  génie  que  rien  ne  justifie;  mais  M.  Oulibichef  ne 
va-t-il  pas  trop  loin,  et  son  excellent  esprit  ne  se  laisse-t-il  pas  égarer  par 
des  subtilités  indignes  d'un  appréciateur  des  belles  choses,  quand  il  mécon- 
naît le  prix  de  l'admirable  morceau,  Yandante  scherzando,  de  la  symphonie 
en  fat  Ici  nous  sommes  entièrement  de  l'avis  de  M.  Berlioz,  qui  a  dit  de  ce 
morceau  :  «  Cela  tombe  du  ciel  tout  entier  dans  la  pensée  de  l'artiste.  » 

M.  Oulibichef  est  bien  plus  dans  la  vérité  large  du  sens  commun  lorsqu'il 
réfute  les  sophismes  de  M.  de  Lenz  et  autres  illuminés  qui  proclament  «pic 
les  symphonies  de  B  ethoven  «  sont  des  événemens  de  l'histoire  universelle 
plutôt  que  des  productions  musicales  de  plus  ou  de  moins  de  mérite.  »  «  Dans 
tout  ce.  fatras  de  l'illuminisme  musical,  dit  M.  Oulibichef,  je  n'ai  trouvé 
qu'une  chose  qui  ressemble  de  loin  à  un  argument,  et  qui  peut-être  vaut  la 
peine  qu'on  y  réponde.  Les  adeptes  en  appellent  à  l'avenir  pour  l'intelli- 
gence des  œuvres  de  Beethoven  aujourd'hui  incomprises,  se  fondant  sur  ce 
que  d'autres  grands  inventeurs  ont  été  raillés  de  leur  vivant  au  sujet  des 
plus  sublimes  découvertes.  Dans  les  sciences,  oui;  en  littérature,  fort  rare- 
ment; en  musique,  jamais.  Tous  lesgrands  compositeurs,  depuis  Josquin, 
Orlando  di  Lasso  et  Palestrina  jusqu'à  Monteverde  et  Meyerbeer,  ont  été 

(1)  Page  157. 

(2)  Musikalische  Briefe,  Wahrheit  iiber  Tonhmsi  und  Tonkûnxtleir. 


REVUE    MUSICALE.  927 

appréciés  à  leur  juste,  valeur  et  quelquefois  surtaxés  par   les  contempo- 
rains (1).  » 

Trois  hommes,  aussi  différens  par  le  génie  que  par  le  caractère,  ont  créé 
la  musique  instrumentale  et  ce  magnifique  poème  qu'on  nomme  la  sympho- 
nie :  ce  sont  Haydn,  Mozart  et  Beethoven.  Du  grand  atelier  de  formes  et  de 
combinaisons  harmoniques  de  toute  nature  qui  constitue  l'œuvre  colossale 
de  Sébastien  Bach,  et  particulièrement  des  sonates  pour  clavecin  de  son  fils 
Emmanuel,  qui  déjà  avait  mis  dans  son  style  quelque  chose  de  cet  agrément 
et  de  cette  légèreté  qui  devaient  prévaloir  dans  la  musique  moderne,  Joseph 
Haydn  tire  une  partie  des  élémens  donl  il  compose  successivement  son  œuvre 
admirable.  11  entremêle  ces  emprunts  faits  à  l'art  un  peu  sévère  de  son  pays  de 
l'étude  des  maîtres  italiens,  surtout  d'un  nommé  Sammartini,  homme  de  gé- 
nie, dont  l'œuvre  prématurée,  comme  celle  de  notre  Gossec,  est  restée  incon- 
nue, et  parait  avoir  beaucoup  servi  à  l'éducation  du  père  de  la  symphonie. 
Haydn  est  un  musicien  de  premier  ordre  qui,  par  l'abondance  des  idées  mé- 
lodiques, par  la  clarté  du  plan  el  la  pureté  constante  du  style,  n'a  pas  été 
dépassé.  Il  reste  le  inaitre  par  excellence  qu'il  faudra  toujours  étudier  et  dont 
l'influence  est  salutaire  sur  la  postérité  qui  se  nourrit  de  sa  parole.  Mozart, 
enfant  divin  dont  le  berceau  est  déjà  rempli  de  miracles,  apprend  tout,  ose 
tout,  et  embrasse  toutes  les  formes.  Il  mêle  1rs  ressouvenirs  de  l'école  ita- 
lienne, dont  il  l'ut  aussi  un  disciple  respectueux,  aux  emprunts  qu'il  l'ait  aux 
maîtres  de  son  pays,  Emmanuel  Bach,  Gluck  et  Haydn,  et  il  enfante  une 
œuvre  unique,,  où  le  charme,  la  tendresse  et  la  profondeur  du  sentiment 
s'unissent  à  l'élégance  des  formes,  à  la  pureté  d'une  harmonie  constamment 
hardie,  qui  devance  les  temps.  Selon  l'heureuse  expression  de  M.  Oulibichef, 
Mozart  trouve  l'inconnu  dans  le  beau.  S"s  plus  grandes  témérités  de  langage 
sont  des  intuitions  de  la  nature  des  choses  que  l'avenir  s'empressera  de  con- 
sacrer. Mozart  occupe  dans  l'histoire  de  fart  cette  place  unique  qui  appar- 
tient à  la  grâce  suprême  qui  s'insinue  et  domine  sans  efforts  :  il  est  le  bien- 
aimé  de  la  sainte  triade  qui  unit  le  père  au  fils,  le  passé  à  l'avenir.  Son 
œuvre,  plus  étendue  et  plus  variée  que  celle  d'Haydn,  embrasse  tous  les 
-cures,  et  dans  tous  l'artiste  incomparable  atteint  la  perfection.  Venu  après 
ces  deux  grands  hommes,  Beethoven,  qui  est  bien  un  enfant  du  XIXe  siècle, 
en  révèle  aussitôt  le  caractère  maladif  et  dominateur.  Indocile  dès  les  pre- 
miers bégaiemens  de  sa  muse,  il  apprend  mal  la  langue  des  maîtres  consa- 
crée par  les  chefs-d'œuvre  de  ses  devanciers,  et  il  se  hâte  de  rompre  tout 
commerce  avec  la  tradition  des  écoles  d'Italie,  dont  il  repousse  et  dédaigne 
la  bénigne  influence.  Beethoven  est  le  premier  grand  compositeur  de  son 
pays  qui  ne  franchira  pas  les  monts,  et  qui,  ainsi  que  Weber  et  Schubert, 
n'ira  pas  s'inspirer  au  beau  pays  où  fleurissent  les  orangers.  Préoccupé  d'idées 
grandioses  qui  dépassent  peut-être  le  monde  purement  musical,  poète  et 
philosophe,  s'abreuvant  constamment   aux  sources   troublées  des  utopies 
divines,  et  la  tête  toujours  remplie  des  rêves  immortels  de  la  révolution 
française,  l'auteur  de  la  Symphonie  héroïque,  de  celle  en  ut  mineur,  de  la 
symphonie  en  la,  de  la  Pastorale  et  de  la  Symphonie  arec  chwnrs,  crée  une 
œuvre  grandiose,  où  l'infini  des  horizons,  la  magnificence  et  la  nouveauté 

il)   Voyez  p.  SOS. 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  effets  se  manifestent  au  milieu  des  plus  éblouissantes  splendeurs  de  la 
poésie  lyrique,  et  se  mêlent  avee  le  sanglot  de  la  passion  au  souffle  pan- 
théiste qu'exhale  la  nature,  dont  il  évoque  les  voix  mystérieuses.  Gomme 
Goethe  dans  son  Faust,  comme  Byron  dans  Manfred  et  Chateaubriand  dans 
René.  Beethoven  est  l'écho  de  son  temps;  il  en  a  le  trouble  et  la  grandeur, 
il  en  possède  l'énergie  et  les  infirmités.  L'effort  est  partout  sensible  dans 
son  œuvre,  bien  moins  complexe  que  celle  de  Mozart,  puisque  Beethoven  n'a 
complètement  réussi  ni  dans  le  genre  dramatique,  ni  dans  l'oratorio  et  la 
musique  religieuse.  Il  violente  la  langue  pour  lui  l'aire  dire  ce  qu'il  veut, 
et  ne  s'inquiète  ni  des  lois  essentielles  de  l'harmonie,  ni  de  la  proportion 
des  parties  qui  doivent  concourir  à  l'effet  de  l'ensemble;  mais  il  atteint  le 
but,  et,  comme  un  titan  révolté,  il  escalade  son  idéal  en  entassant  Ossa  sur 
Pélion.  C'est  par  là  que  Beethoven  mérite  le  pardon  de  ses  fautes,  et  qu'on 
oublie  les  moyens  qui  l'ont  conduit  au  trône  solitaire  où  il  domine  en  poeta 
sovrano.  Les  sonates,  les  concertos,  les  trios  pour  piano,  violon  et  violon- 
celle, les  quatuor-  pour  instrumons  à  cordes,  les  ouvertures  et  les  neuf 
symphonies,  qui  forment  la  partie  originale  de  l'œuvre  de  Beethoven,  ren- 
ferment des  beautés,  contiennent  des  effets,  et  ouvrent  à  l'art  musical  des 
perspectives  que  les  génies  de  Haydn  et  de  Mozart  n'ont  point  connues.  Moins 
universel  et  moins  exquis  que  Mozart,  qui  est  la  perfection  même  et  qui 
parle  tout  naturellement  la  langue  révélée  des  anges,  —  moins  naïf,  moins 
correct  et  moins  créateur,  dans  le  vrai  sens  du  mot,  que  le  père  de  la  sym- 
phonie, qui  à  soixante-neuf  ans  écrivait  encore  un  chef-d'œuvre  plein  de 
jeunesse  que  nous  avons  entendu  récemment  au  Conservatoire,  les  Saisons, 
où  tous  les  compositeurs  modernes  on1  puisé  depuis  cinquante  ans,  —  Beetho- 
ven dépasse  ses  deux  immortels  prédécesseurs  par  la  sublimité  de  l'inspira- 
tion lyrique,  par  le  pittoresque  de  l'instrumentation,  par  le  charme  irrésis- 
tible d'une  fantaisie  puissante  dont  les  mirages  s'entremêlent  au  pathétique 
de  la  passion.  C'est  ce  caractère  dramatique  qu'on  trouve  dans  les  composi- 
tions instrumentales  de  Beethoven,  qui  le  distingue  d'Haydn  et  de  Mozart,  et 
qui  rattache  ce  merveilleux  génie  au  six'  siècle. 

Dans  un  passage  des  Mémoires  d'Outre-Tombe,  Chateaubriand,  parlant  de 
Napoléon  et  de  l'influence  qu'a  eue  son  génie  sur  le  caractère  de  la  nation 
française,  a  dit  en  propres  tenues  :  «  Sa  fortune  inouie  a  laissé  à  l'outrecui- 
dance de  chaque  ambition  l'espoir  d'arriver  où  il  n'était  point  parvenu.  »  Ce 
n'est  point  forcer  l'analogie  des  choses  que  d'appliquer  le  sens  de  ces  pa- 
roles aux  prétendus  successeurs  de  Beethoven,  à  cette  tourbe  de  détestables 
musiciens  qui  a  envahi  l'Allemagne,  et  qui  a  pris  à  tâche  d'exagérer  les  dé- 
fauts de  l'auteur  immortel  de  la  neuvième  Symphonie  et  des  six  derniers 
quatuors.  Hâtons-nous  cependant  de  conclure  avec  le  grand  écrivain  que  nous 
avons  cité  :  «  tel  est  l'embarras  que  cause  à  l'écrivain  impartial  une  écla- 
tante renommée,  il  l'écarté  autant  qu'il  peut,  afin  de  mettre  le  vrai  à  nu; 
mais  la  gloire  retient  comme  une  tapeur  radieuse  et  courre  à  /instant  le 
tableau.  » 

Le  livre  de  M.  Oulibichef  sera  lu  avec  intérêt.  11  renferme  d'excellentes 
observations  qui.  sans  être  bien  nouvelles,  ont  le  mérite  de  ram<  ner  les  es- 
prits à  des  vérités  éternelles  que  le  plus  beau  génie  du  monde  ne  peut  trans- 
gresser impunément.  Beethoven  est  grand  malgré  ses  fautes  et  malgré  la 


REVUE    MUSICALE.  929 

horde  de  musiciens  barbares  qui  s'autorisent  de  ses  erreurs  pour  enfanter 
des  œuvres  monstrueuses  qu'on  destine  a  l'avenir,  parce  qu'heureusement 
nous  ne  sommes  pas  dignes  de  les  comprendre. 

C'est  au  génie  de  Beethoven ,  dont  nous  venons  de  caractériser  l'œuvre 
grandiose  et  pathétique,  que  la  France  doit .  sans  contredit,  de  comprendre 
mieux  chaque  jour  la  poésie  intime  de  la  musique  instrumentale.  11  fallait 
le  peintre  dramatique  de  la  Symphonie  héroïque,  de  celle  en  ut  mineur-  et 
de  la  symphonie  en  la  pour  initier  l'élite  de  la  société  française  aux  beau- 
tés d'un  art  mystérieux,  qui  semble  se  refuser,  comme  la  lumière,  à  toute 
analyse  immédiate,  et  n'avoir  d'autres  lois  que  le  caprice  des  sens.  Sans 
doute  on  exécutait  à  Paris,  vingt-cinq  ans  avant  la  révolution,  les  chefs- 
d'œuvre  d'Haydn  et  de  Mozart:  mais  ce  n'est  que  depuis  la  création  de  la 
Société  des  Concerts  que  le  goût  de  la  musique  instrumentale  s'est  répandu 
dans  une  classe,  de  plus  en  [dus  nombreuse,  de  vrais  amateurs.  Aussi  les 
concerts,  les  soirées,  les  matinées,  les  séances  publiques  ou  intimes  plus  ou 
moins  musicales,  se  multiplient  chaque  année  d'une  manière  effrayante.  Hier 
encore  nous  étions  assourdis  par  deux  émissaires  de  M.  Listz,  qui  nous  tai- 
saient entendre  dans  les  salons  de  la  maison  Érard  un  de  ces  morceaux  de 
musique,  un  concerto  pour  deux  pianos,  que  le  célèbre  virtuose  écrit  pour  les 
générations  de  l'avenir.  Que  les  idées  et  les  accords  de  MM.  Listz,  Wagner 
et  compagnie  leur  soient  légers!  Quel  chaos!  quels  non-sens!  Ah!  M.  Bren- 
del,  l'historiographe  de  la  nouvelle  école,  a  bien  raison  de  dire  que  «  c'est  là 
de  la  musique  purement  spirituelle  {rein  tjeistifje  Musik)  et  non  plus  de  la 
musique  qui  puisse  se  manifester  en  entier  dans  le  domaine  des  sons  (1).  » 
Revenons,  revenons  à  la  musique  du  passé,  à  la  musique  monumentale. 
comme  dirait  M.  Richard  Wagner,  et  à  la  Société  des  Concerts  du  Conser- 
vatoire, qui  en  est  l'interprète  le  plus  digne. 

Ils  ont  inauguré  la  trentième  année  de  leur  existence  le  1 1  février  1857 
par  la  symphonie  en  ut  de  Mozart,  à  laquelle  ont  succédé  les  chœurs  d'Une 
Suit  de  Sabbat,  de  Mendelssohn,  œuvre  étrange,  pleine  de  vigueur,  mais  non 
pas  de  lumière.  Un  solo  de  tlûte,  exécuté  par  M.  Dorus  sur  une  cantilène  de 
sa  composition,  est  venu  faire  diversion  aux  sombres  accords  d'Une  Nuit  de 
Sabbat.  11  serait  grandement  à  désirer  que  les  virtuoses  qui  se  produisent 
dans  les  concerts  du  Conservatoire  voulussent  bien  choisir  de  meilleure  mu- 
sique pour  servir  de  prétexte  à  leur  bra\oure.  M.  Alard,  qui  est  un  aussi 
bon  musicien  que  M.  Dorus,  se  contente  bien  d'exécuter  les  sonates  de  Bee- 
thoven, de  Mozart,  d'Haydu,  et  il  n'en  est  pas  moins  applaudi  pour  cela.  La 
séance  s'est  terminée  par  la  symphonie  en  la,  dont  le  public  a  redemandé 
Vandante.  Le  soir  de  ce  même  jour,  nous  entendions  au  Théâtre-Italien  il 
Trovatore  de  M.  Verdi  avec  M"e  Grisi,  c'est-à-dire  un  mélodrame  de  Pixéré- 
court  après  un  chant  d'Homère. 

Le  second  concert  a  commencé  par  une  ouverture  de  Ruy-Blas,  de  Men- 
delssohn. Mendelssohn  ne  brille  pas  décidément  par  l'abondance  des  idées, 
et  cette  ouverture  de  Ruy-Blas,  remarquable  par  la  facture  et  le  talent  qu'elle 
révèle,  en  est  une  nouvelle  preuve.  Quelle  différence  avec  la  symphonie  en  si 

(1)  J'emprunte  cette  singulière  citation  au  livre  de  M.  Oulihiehef  sur  Beethoven,  p.  327. 

TOME    IX.  59 


930  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bémol  d'Haydn,  qu'on  8  exécutée  après,  et  dont  te  public  enchanté  a  fait 
recommencer  16  menuet!  Quelle  clarté,  quel  charme,  quelle  bonhomie  di- 
vine et  quel  art  sans  effortsi  Ah!  messieurs  les  faiseurs  de  symphonies  et 
d'ouvertures  romantiques,  tous  n'axez  pas  détrôné  le  patriarche  de  la  mu- 
sique instrumentale.  Apres  la  symphonie  d'Haydn,  on  a  exécuté  un  chef- 
d'œuvre  qui  procède  de  la  même  famille  de  grande  musiciens,  je  veux  dire 
le  finale  du  troisième  acte  de  Moïse  Quoique  les  so/i  fussent  chantés  par  des 
virtuose-  de  la  l'orée  de  B""  FW,  I. héritier,  et©.,  ce  finale  colossal  a  rempli 
la  salle  d'une  sonorité  qu'on  pourrait  dire  lumineuse. 

Le  troisième  concert  a  été  particulièrement  remarquable  par  la  neuvième 
symphonie  de  Beethoven,  qui  remplissait  te  premier  numéro  du  programme, 
et  dont  l'exécution  a  duré  une  heure  et  un  </uart!  Cette  composition  colos- 
sale, que  M.  de  tiens  a  qualifiée  «  le  dernier  mot  du  style  symphonique,  »  est 
une  pierre  de  discorde  jetée  aux  critiques  de  tous  les  pays.  En  Allemagne, 
on  n'est  pas  moins  partagé  que  nous  ne  le  sommes  en  France,  non  pas  sur 
la  valeur  absolue  d'une  conception  aussi  étonnante,  mais  sur  l'effet  de  l'en- 
semble et  sur  la  possibilité  de  iroùter  sans  fatigue  une  œuvre  dont  les  pro- 
portions dépassent  les  forces  de  l'attention  ordinaire  des  hommes.  Pour 
nous,  qui  ne  eraiimons  jamais  de  dire  notre  façon  de  penser  sur  une  con- 
ception du  génie,  quelque  grand  qu'il  soit,  nous  avouerons  aujourd'hui, 
comme  nous  l'avons  fait  autrefois,  que  le  premier  morceau  de  la  Symphonie 
arec  chœttrs  nous  parait  tOOJOUTS  un  peu  obscur  et  d'un  développement  pé- 
nible. On  a  beau  l'aire  la  part  de  la  profondeur  de  l'idée  et  de  la  sombre 
accumulation  des  effets  de  l'harmonie,  le  monceau  est  laborieux  et  ne  se 
conçoit  pas  sans  l'atitrue,  défaut  énorme  dans  tous  les  arts,  mais  surtout  en 
musique.  Le  sc/ierzo-rirace  au  contraire,  qui  en  est  le  second  épisode,  est 
une  merveille  de  grâce,  de  flexibilité,  de  rhythmes  et  de  variété.  Ce  morceau 
est  surpassé  par  ['mutante  qui  vient  après,  c'est-à-dire  par  une  de  ces  inspi- 
rations qui  ouvrent  à  rimaaination  des  horizons  entrevus  dans  des  rêves  en- 
chantés, et  qui  élèvent  Beethoven  au-dessus  de  tous  les  musiciens  qui  l'ont 
précédé.  La  quatrième  parti.'  de  la  symphonie,  jusqu'au  moment  où  les 
chœurs  s'adjoignent  aux  instrumens,  renferme  encore  des  détails  pleins  de 
vigueur,  entre  autres  le  récitatif  des  contrebasses,  dont  on  a  tant  abusé  de- 
puis; mais  l'ensemble  est  infiniment  trop  long,  et  mal  écrit  pour  les  voix,  qui 
ne  peinent  jamais  arriver  à  une  exécution  supportable.  Après  l'audition 
d'une  composition  de  cette  étendue,  on  est  brisé,  et  on  ne  demande  plus  qu'à 
aller  respirer  le  grand  air. 

Au  quatrième  concert,  qui  s'est  donné  le  22  février,  la  société  a  fait  en- 
tendre une  nouvelle  symphonie  de  M.  Refcer,  qui  a  été  accueillie  avec  faveur. 
M.  Reber  est  un  musicien  distingué,  plein  de  goût  et  de  mesure,  qui  ne 
s'aventure  jamais  trop  loin  de  ses  forces,  et  qui  produit  des  œuvres  qui  re- 
commandent son  nom  à  tous  les  vrais  connaisseurs.  Sa  nouvelle  symphonie 
renferme  des  détails  charmans,  d'une  instrumentation  claire  et  pourtant 
colorée.  Le  menuet  a  été  surtout  fort  remarqué  par  le  public.  La  séance 
s'est  terminée  par  l'introduction  de  l'oratorio  de  Samson,  de  Haendel,  dont 
M1U  Ribault,  de  l'Opéra,  a  chanté  le  solo  de  soprano.  Voilà  un  style  grandiose 
et  vraiment  biblique!  C'est  simple,  large  et  pourtant  ému.  Quels  effets  ob- 


REVIT.    MUSICALE.  9M 

tient  Haendel  avec  une  instrumentation  qui  se  compose  du  quatuor,  de  con- 
trebasses, de  quelques  trompettes  et  d'un  hautbois  qui  donnent  à  la  mélopée 
un  caractère  héroïque!  Le  public  a  chaudement  applaudi  cette  belle  page  de 
musique  sacrée,  qui,  pour  être  dramatique  et  remplie  d'accords  de  septième 
sur  la  dominante,  n'en  est  pas  moins  religieuse  pour  cela. 

Le  cinquième  concert  n'a  eu  de  remarquable  que  l'exécution  parfaite  de  la 
fymphonie  Pastorale,  un  chœur  d'Eurlani/ip  de  Weber,  et  la  symphonie  en 
soi  de  Haydn,  qui  a  clos  la  séance;  mais  l'événement  musical  Se  l'année  a 
été  l'exécution  'les  Saisons,  de  Haydn,  an  sixième  concert,  qui  a  ou  lieu  le 
22  mars.  C'est  la  première  loi;  qu'on  entendait  à  Paris  cette  (ouvre  d'un 
musicien  admirable,  qui,  comme  le  Dieu  de  la  Genèse,  a  tiré  le  monde  mu- 
sical presque  du  néant.  C'est  en  1801  eue  le  maître  a  composé  cette  belle 
idylle,  dont  les  paroles  sont  du  docteur  van  Swieten,  Fauteur  iiu  poème  de 
la  Création.  Haydn  avait  alors  soixante-neuf  ans,  'tant  né  le  31  mars  1732. 
«J'assistais  à  la  première  exécution  île  cet  oratorio  chez  le  prince  de  Schwar- 
zenberg,  dit  Carpani.  Il  fut  vivement  et  généralement  applaudi.  Mai-même, 
émerveillé  de  voir  sortir  de  la  m.'ine  tête  deux  productions  si  dill'érentes, 
si  riches  et  si  parfaites,  je  courus,  dès  que  le  ci  riGert  lut  fini,  vers  Haydn, 
pour  lui  en  l'aire  mon  compliment.  A  peine  avais-je  ouvert,  la  bouche,  que 
Haydn  m'arrêtaen  disant  ces  mémorables  paroles  :  —  Je  suis  bien  aise  que 
ma  musique  suit  agréable  au  public;  mais  pour  cette  composition,  je  ne 
veux  pas  recevoir  de  complimens  (le  unis,  .le  suis  bien  sur  que  \ous  com- 
prenez vous-iuoi pi'elle  osi  loin  de  valoir  la  Création;  je  le  sens,  et  vous 

devez  le  sentir  aussi.  En  voici  la  raison  :  dans  la  Créa/ion,  les  personnages 
étaient  des  anges;  dans  les  Quatre  saisons,  ce  sont  des  paysans  (1).  »  11  y  a 
d'autres  raisons  encore  que  celle  indiquée  par  Haydn  qui  rendent  la  pasto- 
rale des  Saisons  inférieure  au  poème  de  la  Création.:  c'est  la  prolongation 
indéfinie  du  style  descriptif,  où  le  docteur  \  an  Swieten  avait  engagé  le  com- 
positeur, sans  s'inquiéter  -i  l'art  musical  comporte,  comme  la  poésie,  une 
trop  grande  exactitude  dans  la  peinture  des  phénomènes  extérieurs  de  la 
nature.  Le  docteur  avait  un  si  grand  amour  pour  le  style  descriptif,  qu'il 
voulait  absolument  qu'Haydn  lit  entendre  dans  les  Saisons  le  citant  des  ijre- 
noitilles;  «  mais,  dit  Carpani,  Haydn  tint  bon  et  refusa,  à  l'imitation  d'Ho- 
mère, de  s'embourber  dans  le  marais.  » 

Ikprès  une  courte  introduction  symphonique  qui  a  pour  objet  de  peindre 
la  transition  de  l'hiver  au  printemps,  ce  moment  indécis  où  la  froidure  de 
la  saison  qui  s'en  va  se  mêle  aux  chaudes  bouffées  de  la  nature  renaissante, 
vient  un  chœur  à  quatre  parties  d'une  harmonie  suave  et  du  plus  charmant 
effet,  qui  a  été  bien  souvent  imité  depuis.  L'air  de  basse,  que  chante  aussitôt 
le  laboureur  Simon  : 

Le  laboureur  s'empresse, 

Il  mène  aux  champs  ses  bœufs... 

est  d'un  accent  plein  de  bonhomie  agreste.  Le  motif  de  cet  air  est  resté  dans 
(1)  Douzième  lettre. 


932  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

la  mémoire  prodigieuse  de  P.ossini,  qui  eu  a  tiré  les  premières  mesures  de 
l'allégro  du  trio  final  du  Barbier  de  Séville  : 

Zitti,  zitti, 
Piano,  piano. 

La  première  partie  des  Saisons,  pleine  de  fraîcheur  et  d'entrain,  se  termine 
par  un  chœur  fugué,  en  l'honneur  de  la  Providence,  vigoureusement  écrit. 
L'été  commence  par  un  ajr  de  basse  que  chante  Simon,  auquel  s'enchaîne 
un  chœur  non  moins  vigoureux  que  celui  qui  termine  le  printemps.  On  j 
célèbre  les  bienfaits  du  dieu  de  la  nature,  le  soleil;  mais  les  deux  morceaux 
les  plus  saillans  de  la  seconde  partie,  c'est  d'abord  l'air  pour  voix  de  ténor 
que  chante  Lucas,  pour  exprimer  l'accablement  du  pauvre  travailleur  : 

Soleil,  ton  poids  est  trop  lourd. 

Ce  morceau  renferme  a  un  très  haut  degré  le  genre  de  mérite  qu'on  re- 
cherche dans  la  musique  pittoresque,  de  peindre  à  l'oreille  le  phénomène 
physique  de  la  lassitude.  Le  chœur  de  l'orage  avec  les  différens  épisodes 
qui  le  préparent  et  le  suivent  n'est  pas  moins  remarquable. 

Le  chœur  de  la  chasse,  qui  fait  partie  de  l'Automne,  est  un  chef-d'œuvre 
connu  et  admiré  depuis  un  demi-siècle.  On  n'a  rien  écrit  de  mieux  dans  ce 
genre,  pas  même  l'ouverture  du  Jeune  Henri,  de  Méhul,  qui  en  est  une  imi- 
tation évidente.  Ce  chant  admirable,  où  tous  les  incidens  de  la  chasse  sont 
reproduits  avec  une  fidélité  poétique  qui  n'a  pas  été  égalée,  a  produit  sur 
le  publie  du  Conservatoire  un  effet  puissant.  On  n'a  pas  moins  applaudi  le 
chœur  des  vendangeurs,  ainsi  que  la  chanson  du  rouet,  qui  marque  le  retour 
de  l'hiver.  Cette  grande  composition  d'un  vieillard  de  soixante-neuf  ans 
respire  d'un  bout  à  l'autre  cet  amour  naïf  et  profond  de  la  nature,  partage 
d'une  âme  chrétienne  pour  qui  la  succession  des  phénomènes  du  inonde  ma- 
tériel est  la  révélation  d'une  providence  divine.  Les  idées  sont  aussi  claires, 
aussi  sereines,  aussi  touchantes,  pourrait-on  dire,  que  la  forme  qui  les 
exprime  est  limpide,  simple  et  d'une  admirable  économie  d'effets?  Haydn 
ne  se  paie  pas  de  mots;  il  parle  toujours  pour  dire  quelque  chose  et  ne 
s'aventure  guère  au-delà  des  limites  de  son  génie,  celui  d'un  maître  qui  a 
tiré  la  musique  instrumentale  du  chaos.  Il  est  le  père  éternel  de  la  mu- 
sique moderne;  il  a  engendré  Mozart,  lequel  a  engendré  Beethoven  et  la  race 
des  titans.  La  postérité  a  ratifié  le  jugement  que  Hayjdn  a  porté  lui-même 
sur  les  Saisons;  cela  ne  vaut  pas  la  Création.  N'oublions  pas  que,  cinq  ans 
après  la  première  exécution  des  Saisons  chez  le  prince  de  Schvvarzenberg, 
on  écrivait  dans  la  même  ville  de  Vienne,  en  1806,  et  sur  la  même  donnée, 
la  Symphonie  Pastoi-ale,  le  plus  magnifique  poème  que  la  nature  ait  inspiré. 
Les  paroles  des  Saisons  ont  été  traduites  en  français  par  M.  Roger,  de  l'Opéra, 
qui  a  chanté  avec  un  bon  sentiment  la  partie  de  Lucas,  surtout  le  bel  air  de 
l'été  :  Soleil,  ton  poids  est  trop  lourd  !  —  M.  Bonnehée  a  chanté  aussi  avec 
grand  uccès  la  partie  de  Simon.  Les  chœurs  et  l'orchestre  ont  été  dignes  de 
l'œuvre  de  Haydn,  que  le  public  parisien  entendait  pour  la  première  fois. 

Au  septième  concert,  qui  s'est  donné  le  5  avril,  on  a  exécuté  la  symphonie 


REVUE    MUSICALE.  933 

en  fa  de  Beethoven,  la  huitième,  dont  le  public  a  voulu  réentendre  Yan- 
dante  scherzando  qui  en  forme  la  seconde  partie,  et  dont  le  dernier  bio- 
graphe de  Beethoven,  M.  Oulibichef,  a  le  malheur  de  ne  point  apprécier 
l'ineffable  élégance.  Après  ce  chef-d'œuvre  est  venu  un  air  d'un  opéra  de 
Haendel,  Aétius,  qui  a  été  chanté  dans  la  perfection  par  M.  Stockhausen,  de 
l'Opéra-Comique.  Ne  cessons  pas  de  dire  avec  Beethoven  parlant  de  Haendel, 
dont  il  admirait  le  génie  biblique  :  Quel  grand  style  que  celui  de  l'auteur 
des  Macchabées,  de  Samson,  de  la  Fête  d'Alexandre,  du  Messie  et  de  vingt 
chefs-d'œuvre  semblables!  Quelle  instrumentation  pittoresque  avec  si  peu 
d'élémens,  des  instrumens  à  cordes  soutenus  d'un  hautbois  et  de  quelques 
trompettes!  Cet  air  d' Aétius,  avec  des  vocalises  obligées,  qui  font  partie 
intégrante  de  la  mélodie  et  qui  embrassent  une  étendue  presque  de  deux 
octaves,  M.  Stockhausen  l'a  chanté  comme  aucun  virtuose  connu  ne  pour- 
rait le  faire.  Hàtons-nous  de  dire  que  M.  Stockhausen  n'est  point  un  élève 
du  Conservatoire,  que  dirige  M.  Auber.  —  Un  fragment  d'un  quatuor  d'Haydn, 
celui  en  fa  dièze  mineur,  exécuté  par  tous  les  instrumens  à  cordes,  autre 
chef-d'œuvre  d'un  maître  qu'on  ne  peut  pas  oublier,  et  puis  le  Songe  d'une 
Nuit  d'Été,  de  Mendelssohn,  ont  rempli  le  reste  de  la  séance.  Dans  cette 
composition  délicieuse  de  Mendelssohn,  qui  rappelle  si  fortement  l'imagina- 
tion de  Weber,  surtout  la  couleur  d'Oberon,  on  remarque  toujours  Y  allegro 
appassionato,  les  couplets  avec  accompagnement  du  chœur,  le  scherzo  et  la 
■marche,  qui  a  un  si  grand  caractère. 

Le  huitième  concert  n'a  pas  été  moins  intéressant  que  le  septième.  La 
symphonie  en  ut  de  Mozart,  dont  Yandante  et  Y  allegro  sont  les  parties  sail- 
lantes, l'introduction  de  l'oratorio  de  Samson  de  Haendel,  la  symphonie  en 
ré  de  Beethoven  en  ont  fait  les  frais.  En  général,  la  Société  des  Concerts  a 
fait  cette  année  des  efforts  pour  enrichir  son  programme  de  quelques  véné- 
rables nouveautés.  Qu'elle  persévère  dans  cette  voie,  et  qu'elle  n'oublie  pas 
surtout  qu'il  y  a  l'œuvre  d'un  homme  puissant,  Sébastien  Bach,  qui  sort  des 
catacombes,  et  dont  elle  doit  au  public  la  vulgarisation! 

La  trente-deuxième  demi- brigade,  commandée  par  l'intrépide  M.  Pasde- 
loup,  qui  s'est  fait  connaître  sous  le  nom  de  Société  des  jeunes  Artistes, 
marche,  de  bien  loin  sans  doute,  sur  les  traces  de  la  Société  des  Concerts. 
Si  son  intelligence  égalait  sa  vaillance,  ce  serait  le  phénix  de  nos  bois. 
M.  Pasdeloup  s'abuse  peut-être  un  peu  sur  la  portée  légitime  de  son  ambi- 
tion, et  parfois  il  ferait  bien  de  modérer  son  zèle.  Quoi  qu'il  en  soit,  ses  in- 
tentions sont  bonnes,  et  son  activité  bruyante  mérite  d'être  encouragée, 
puisqu'elle  concourt  à  la  propagation  de  la  bonne  nouvelle.  Audacieuse 
comme  elle  est,  la  Société  des  jeunes  Artistes  est  montée  la  première  sur  la 
brèche,  et  dès  le  7  décembre  1856  elle  faisait  entendre  dans  la  salle  Herz  la 
symphonie  en  la  majeur  de  Mendelssohn,  qui  n'est  pas  une  merveille.  Le  pre- 
mier morceau  est  confus,  comme  toujours,  et  la  pensée  du  maître  ne  se  dé- 
gage que  péniblement  à  travers  une  instrumentation  trop  chargée  de  petits 
effets  de  sonorité.  Validante,  qui  se  compose  d'une  phrase  de  plain-chant, 
au-dessous  de  laquelle  les  basses  dessinent  un  ricamo  piquant,  est  plus  sail- 
lant que  le  premier  morceau;  il  vaut  mieux  aussi  que  Yallegretto  qui  forme 
le  troisième  épisode  de  cette  œuvre  distinguée,  dont  le  finale  se  fait  remar- 


9;>Ù  REVUE    DES    DEI  \    MONDES. 

piable  par  un  ricin'  travail  des  violons.  De  nombreux  fragmens  d'un  chef- 

i\\v.u\  re  de  Mozart,  VI  nlèvemeni  au  st  rail,  onl  rempli  le  reste  du  programme. 
M.  Bataille  a  chanté  d'une  manière  remarquable  l'air  bouffe  d'Osmin,  dont 

les  paroles bien  appropriées  à  la  musique  du  maître  par  un  jeune 

compositeur  4istingné,  II.  P.  Pascal,  fini  se  cache  sous  le  pseudonyme  de 
1 1 i j- t -  Ces  fragmens  d'un  opéra  de  Mozart  peu  connu  du  public  français  ont 
produit  le  meilleur  effet.  \u  second  concert,  nous  avons  particulièrement 
trqué  un  quintette  pour  Mute  el  instrumens  à  corde,  de  Mozart,  et  l'iii- 
troduciion  de  Moïse,  de  Rossini.  La  quatrième  séance  avait  attiré  un  grand 
nombre  d'artistes  curieux  d'entendre  la  symphonie  en  mi-bémol  de  Robert 
Scbumann,  dont  les  compositi  ms  a    i  mues  j  Paris,  et  nous  devons 

dire  que  l'essai  n'a  pas  été  très  heureux  pour  ce  rival  île  Mendejssohn,  qui 
jouit  eu  Mlemagne  d'une  réputation  considérable.  L'instrumentation  de  M.  R. 
M.  Schumann,  touffue  comme  cellede  Mendelssohn,  se  rapproche  par  les  défauts 
des  mauvaises  tendances  de  h:  troisième  manière  de  Beethoven.  On  voit  que 
M.  Schumann  se  donne  une  peine  incroyable  pour  paraître  profond  el  original. 
Après  beaucoup  d'efforts,  il  n'arrive  qu'à  la  confusion  et  à  la  bizarrerie.  Quelle 
différence,  lion  Dieu:  de  cette  œiu  re  pénible  de  M.  Schumann  avec  Vandaaite  et 
[e finale  d'une  symphonie  d'Haydn  qu'on  a  exécutés  immédiatement  après! 
\u  sixième  et  dernier  concert,  qui  a  eu  lien  |e  lô  lévrier,  IdSociété  (les  jeunes 
'Artistes  a  exécuté  la  seconde  symphonie  de  M.  Camille  Saint-Saens,  jeune 
compositeur  français,  élève  de  M.  Malden,  qui  donne  les  plus  grandes  espé- 
ras composition,  remarquable  surtout  comme  facture,  a  produit  le 
plus  grand  effet.  Le  finale,  qui  en  est  la  partie  la  plus  saillante,  est  nue  œuvre 
de  maître  qui  rappelle  beaucoup  la  manière  de  Uendelssohn  par  la  richesse 
des  développement  et  la  fermeté  du  Style.  Il  serait  digne  de  la  Société  des 
Concerts  de  placer  sur  l'un  de  ses  programmes  le  finale  de  la  seconde  sym- 
phonie de  M.  Saint-Saens,  qui,  à  notre  avis,  est  le  meilleur  morceau  de  mu- 
sique symphonique  qui  ait  été  écrit  par  un  Français,  sans  aucune  exception. 

A  côté  de  la  Société  des  Concerts  et  de  celle  des  Jeunes-Artistes,  qui  exécu- 
tent les  grandes  compositions  de  la  musique  instrumentale,  se  sont  grou] 
un  grand  nombre  de  sociétés  qui  se  consacrent  à  la  vulgarisation  de  la  mu- 
sique dite  de  chambre.  La  première  de  toutes  ces  réunions  d'artistes  émi- 
nens  est  celle  de  MM.  Alard  et  Franchomme,  qui  tient  ses  séances  dans  la 
salle  de  AI.  Pleyel.  Fondée  depuis  une  dizaine  d'années,  cette  société  d'élite 
attire  à  ses  matinées  tout  ce  que  Paris  compte  d'amateurs  délicats.  A  la  cin- 
quième séance,  qui  a  eu  lieu  le  27  mars,  nous  avons  entendu  le  troisième  qua- 
tuor en  mi  bémol  pour  piano,  violon,  alto  et  basse,  de  Mozart,  dont  Vendante 
est  quelque  chose  de  vraiment  exquis,  —  le  deuxième  quatuor  en  sol  de 
Beethoven,  la  sonate  en  fa  (opéra  17e),  pour  piano  et  violoncelle,  de  Beetho- 
ven, qui  a  été  exécutée  avec  un  fini  admirable  par  MM.  Francis  Planté  pour 
la  partie  de  piano  et  René  Franchomme,  fils  de  l'éminent  professeur  du  Con- 
servatoire, enfin  le  quintette  en  ré  de  Mozart,  c'est-à-dire  une  merveille  de 
sentiment  et  d'inspiration  divine. 

La  société  fondée  par  MM.  Mauriu  et  Chevillard  pour  l'exécution  des 
derniers  quatuors  de  Beethoven  continue  également  d'attirer  à  ses  séances 
un  grand  nombre  de  fidèles.  Ces  artistes,  aussi  courageux  qu'intelligens, 


REVUE    MUSICALE.  i'SÔ 

ont  enfin  résolu  le  problème  légué  à  la  postérité  par  le  génie  de  Beetho- 
ven. Grâce  à  MM.  Maurin  et  Chevillard,  ses  derniers  quatuors  sont  compris 
maintenant.  On  peut  discuter  en  connaissance  de  cause  le  mérite  de  ces 
œuvres,  qui  sont  de  vrais  monstres  dans  le  sens  antique  de  ce  mot,  c'est-à- 
dire  des  merveilles  de  beautés  et  d'étranges  erreurs.  —  Une  autre  société 
non  moins  intéressante  est  celle  fondée,  il  y  a  deux  ans,  par  MM.  Anningaud 
et  Léon  Jacquard  pour  l'exécution  des  œuvres  de  Mendelssohn,  sans  exclu- 
sion des  autres  grands  maîtres  de  l'Allemagne.  Elle  a  donné  cette  année, 
dans  les  salons  de  la  maison  Érard,  six  séances  qui  ont  été  suivies  par 
une  portion  choisie  du  public  parisien.  A  la  première  séance,  qui  s'est  don- 
née le  28  janvier,  'on  a  exécuté  le  quatuor  en  ré  de  Mendelssohn,  dont  le 
menuetlo  nous  a  paru  la  partie  saillante;  la  sonate  pour  piano  (opéra  57e) 
de  Beethoven,  dont  le  finale,  d'une  si  grande  beauté  et  d'une  difficulté  pro- 
digieuse, a  été  rendu  avec  énergie  par  M.  Lubeck,  talent  un  peu  fruste,  mais 
incontestable.  On  a  terminé  par  Yuttelto  de  Mendelssohn,  morceau  distin- 
gué, surtout  le  scherzo,  qui  relève  bien  un  peu  du  style  de  Beethoven.  A  la 
seconde  soirée,  nous  avons  entendu  le  deuxième  trio  en  sol  majeur,  pour 
piano,  violon  et  violoncelle,  de  Mozart.  Slme  Massart  a  rendu  avec  goût  et  dé- 
licatesse la  partie  de  piano  de  ce  délicieux  chef-d'œuvre.  Puis  est  venu  le 
onzième  quatuor  de  Beethoven,  dont  le  premier  morceau  a  un  caractère 
étrange,  brusque  et  pathétique  comme  toute  la  composition.  M.  Léon  Jac- 
quard et  Mme  Massart  ont  exécuté  ensuite  la  sonate  en  si  6<  mol,  pour  piano 
et  violoncelle,  de  Mendelssohn.  M.  Jacquard  est  un  artiste  de  talent  :  il  a  du 
sentiment,  une  bonne  qualité  de  son  et  une  grande  justesse,  qualité  précieuse 
sur  le  violoncelle.  A  la  troisième  séance,  on  a  exécuté  admirablement  le  qua- 
tuor en  fa  de  Mozart,  celui  en  mi  majeur  de  Mendelssohn,  qui  est  un  chef- 
d'œuvre  dans  le  genre  compliqué  et  très  concerté  de  la  troisième  manière  de 
Beethoven.  On  a  terminé  par  un  autre  quatuor  du  même  auteur,  celui  en 
mi  orateur  (opéra  M"),  dont  l&  scherzo  et  Vandante  sont  les  parties  vives 
et  remarquables.  La  quatrième  séance  a  été  particulièrement  intéressante  par 
l'exécution  du  soixante-quinzième  quatuor  de  Haydn,  dont  Vadagioest  aussi 
beau  que  les  plus  belles  inspirations  de  Beethoven.  A  la  cinquième  séance, 
le  public  a  vivement  applaudi  le  deuxième  quatuor  en  la  de  Mendelssohn, 
dont  le  fragment,  intitulé  Intermezzo,  est  l'une  des  plus  heureuses  inspira- 
tions de  ce  compositeur  éminent.  Certes  MM.  Anningaud  et  Léon  Jacquard 
méritent  qu'on  les  encourage  dans  la  mission  qu'ils  se  sont  donnée  de  ré- 
pandre les  œuvres  du  plus  jeune  des  grands  compositeurs  qu'a  produits  la 
terre  classique  de  la  musique  instrumentale. 

M.  Charles  Lebouc,  violoncelliste  agréable,  a  continué  aussi  cette  année  les 
séances  de  musique  classique  qu'il  a  instituées  depuis  trois  ans,  et  qui  sont 
suivies  par  un  public  zélé.  N'oublions  pas  de  mentionner  encore  les  matin  - 
de  M.  Félicien  David,  où  il  a  fait  entendre  plusieurs  de  ses  jolies  compositions 
vocales  et  instrumentales. 

Un  homme  de  goût,  un  amateur  distingué,  qui  lui-même  cultive  la  mu- 
sique avec  succès,  M.  le  comte  île  Stainlein,  a  eu  l'heureuse  pensée  de  don- 
ner dans  les  salons  de  M.  Pleyel  quatre  séances  de  musique  de  chambre, 
dont  les  profits  ont  été  consacrés  à  des  œuvres  de  bienfaisance.  Secondé  par 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  artistes  de  mérite,  parmi  lesquels  était  Sivori,  qui  vaut  à  lui  seul  tout 
un  orchestre,  M.  de  Stainlein  a  fait  entendre,  le  20  février,  un  quatuor  pour 
instrumens  à  cordes,  de  sa  composition,  qui  montre  une  assez  grande  habi- 
leté dans  l'art  d'écrire.  A  ce  quatuor  a  succédé  le  trio  en  ré,  pour  piano, 
violon  et  violoncelle,  de  Mendelssohn,  où  Sivori  a  été  admirable  et  a  excité 
l'enthousiasme  d'un  public  d'élite,  qui  ne  s'était  jamais  trouvé  à  pareille  fête. 
La  séance  s'est  terminée  par  un  andante  d'un  quatuor  posthume  de  Schu- 
bert qui  a  été  l'enchantement  de  la  soirée.  Je  préfère  cet  andante,  plein  de 
sentiment  et  de  charme,  à  bien  des  œuvres  de  Mendelssohn,  dont  le  savoir 
ne  tient  pas  lieu  des  idées  qui  lui  manquent  souvent.  Schubert  est  un  en- 
chanteur de  la  famille  des  Weber,  des  Chopin  et  des  Bellini.  Le  public  a 
voulu  réentendre  ce  morceau  exquis,  que  Sivori  a  rendu  avec  la  sensibilité 
de  génie  qui  caractérise  ce  grand  virtuose.  La  seconde  séance  a  commencé 
par  un  trio,  pour  piano,  violon  et  violoncelle,  de  M.  de  Stainlein,  qui  est  bien 
supérieur  au  quatuor  dont  nous  avons  parlé.  MM.  Sivori  et  Lubeck  ont  exé- 
cuté ensuite  la  grande  sonate,  pour  piano  et  violon,  de  Beethoven,  dédiée  à 
Kreutzer,  dont  le  monde  musical  connaît  la  beauté.  Les  deux  virtuoses  ont 
été  à  la  hauteur  de  la  composition  étonnante  qu'ils  interprétaient.  M.  Lubeck 
est  un  pianiste  formidable  par  la  vigueur,  la  netteté  et  la  précision  de  son 
jeu.  A  la  troisième  séance,  Sivori  a  été  merveilleux  dans  le  huitième  qua- 
tuor de  Beethoven,  dont  il  a  dirigé  l'exécution  comme  s'il  eût  été  l'auteur 
du  chef-d'œuvre.  La  quatrième  et  dernière  séance,  qui  a  eu  lieu  le  3  avril, 
a  commencé  par  une  sonate,  pour  piano  et  violoncelle,  de  M.  de  Stainlein; 
puis  on  a  entendu  le  quatuor  en  mi  mineur  de  Mendelssohn,  composition 
vigoureuse  où  Sivori  a  été  étonnant.  Sivori  est  le  violoniste  le  plus  remar- 
quable qu'il  y  ait  actuellement  en  Europe  :  il  réunit  à  l'inspiration  du  génie 
italien  la  fermeté  d'un  virtuose  du  Nord.  Quand  les  Italiens  s'en  mêlent,  ils 
jouent  du  violon  comme  Paganini  ou  Sivori,  de  la  contrebasse  comme  M.  Bot- 
tesini;  ils  jouent  enfin  la  tragédie  comme  Mme  Ristori,  c'est-à-dire  qu'ils  sont 
les  premiers  artistes  du  monde. 

A  côté  des  sociétés  constituées  pour  l'exécution  de  la  musique  de  chambre, 
qui  toutes  sont  fréquentées  par  un  public  choisi  et  très  empressé,  de  nom- 
breux concerts  isolés  ont  été  donnés  cette  année  comme  les  années  précé- 
dentes. Nous  citerons  entre  autres  le  concert  de  M.  Henri  Herz ,  le  plus  jeune 
des  virtuoses  phénomènes  qui  se  sont  épanouis  du  temps  immémorial  de  la 
restauration.  M.  Herz  ne  vieillit  pas,  et  laisse  passer  le  temps  sans  y  prendre 
garde.  La  soirée  musicale  donnée  par  Mlle  Darjou,  agréable  personne  dont 
le  jeu  froid  et  correct  est  bien  un  produit  de  l'école  française,  mérite  d'être 
mentionnée,  ainsi  que  le  concert  donné  par  M.  George  Pfeiffer,  jeune  homme 
intrépide  qui  joue  du  piano  comme  un  maître,  et  qui  n'a  que  les  défauts  de 
son  âge,  trop  de  verve,  surtout  quand  il  exécute  la  musique  délicate  de  Cho- 
pin, qui  ne  veut  pas  être  ainsi  strapassée,  et  qui  ne  comporte  pas  une  trop 
grande  précision  de  rhythme.  Puisque  le  nom  de  Chopin  se  présente  sous 
notre  plume,  pourquoi  ne  dirions-nous  pas  que  le  concerto  en  mi  mineur  de 
sa  composition,  que  nous  avons  entendu  à  la  soirée  de  M.  Pfeiffer,  nous  a  paru 
vieilli  et  fléchissant  sous  le  poids  des  années  écoulées?  Ce  délicieux  musicien, 
que  la  riche  imagination  de  Mme  Sand  n'a  pas  craint  d'égaler  à  Beethoven,  sur- 


REVUE    MUSICALE.  937 

vivra- t-il  à  la  génération  maladive  dont  il  a  chanté  les  rêves  incompris?  Quand 
la  tradition  de  cette  musique  de  sylphes,  de  ce  gazouillement  d'oiseau,  don 
on  ne  peut  saisir  nettement  ni  le  rhythme  ni  la  tonalité,  sera  perdue,  qu' 
donc  en  conservera  l'essence,  et  quel  poète  virtuose  en  pourra  évoquer  1<>< 
ombres  fugitives?  MM.  Krùger,  pianiste  bien  connu,  Alfred Mutel,  Kletzer,  vio- 
loncelliste hongrois;  Braga,  violoncelliste  italien;  Théodore  Ritter,  pianiste 
au  jeu  fruste;  Norblin,  violoncelliste  de  mérite;  Hammer,  Cimino,  chanteur  qui" 
doit  aux  bons  conseils  de  M.  Panofka  ses  meilleurs  succès;  Hassenhut,  beau- 
coup d'autres  encore,  ont  également  fait  appel  à  leur  clientèle,  qui  ne  leur 
a  pas  fait  défaut.  A  la  matinée  donnée  par  M.  Hassenhut  le  7  avril,  dans  les 
salons  de  la  maison  Pleyel,  nous  avons  entendu  une  jolie  et  charmante  per- 
sonne, M"''  Aurélie  Mareschal,  qui  a  chanté  avec  goût  une  romance  incon- 
nue de  Mozart  et  l'air  des  Nosae  di  Figaro  :  Non  so  pih,  cosa  son,  cosa  foc- 
do.  —  i\ 'oublions  ni  le  concert  donné  par  M.  Cuvillon,  professeur  distingué, 
ni  celui  de  M.  A.  Bessems,  où  nous  avons  remarqué  une  sonate,  pour  piano 
et  violon,  de  M.  de  Vaucorbeil,  esprit  cultivé,  musicien  nourri  de  bons  exem- 
ples, dont  le  début  tardif  mérite  d'être  encouragé.  Le  larghetto  et  le  me- 
nuetto  de  sa  sonate,  qui  rappelle  heureusement  la  manière  de  Mozart,  en 
sont  les  parties  saillantes  :  elle  a  été  fort  bien  exécutée  par  MUc  Bleymann , 
une  de  ces  femmes  modestes  qui  répandent  dans  le  monde  le  goût  de  la 
bonne  et  grande  musique,  dont  elle  possède,  aussi  bien  que  M.  Bessems,  la 
tradition.  Enfin  M.  Rosenhain,  compositeur  et  pianiste  du  plus  grand  mé- 
rite, qu'on  entend  trop  rarement  en  public,  a  dirigé  le  concert  donné  au  bé- 
néfice d'une  société  de  bienfaisance  pour  les  pauvres  allemands.  Il  a  exécuté 
lui-même  un  trio,  pour  piano,  violon  et  violoncelle,  de  sa  composition,  qui 
renferme  de  bonnes  parties.  Puis  est  venu  M.  Delsarte,  qui  a  fait  entendre 
tout  récemment  dans  la  salle  de  M.  Herz  différens  morceaux  de  musique  an- 
cienne qui  font  partie  des  Archives  du  Chant ,  publication  intéressante  dont 
M.  Delsarte  a  conçu  l'idée,  et  qui  offre  un  répertoire  des  meilleurs  fragmens 
de  l'école  française. 

En  dehors  des  sociétés  musicales  régulièrement  instituées,  en  dehors  des 
nombreux  concerts  publics  dont  nous  venons  de  parler,  il  existe  encore  à 
Paris  quantité  de  maisons  et  de  réunions  privées  où  la  musique,  et  parti- 
culièrement la  musique  instrumentale,  est  cultivée  avec  un  goût  persé- 
vérant et  passionné.  Introduit  cet  hiver  dans  l'un  de  ces  sanctuaires  de 
bonne  compagnie  où  l'art  et  la  science  sont  dignement  représentés,  nous- 
avons  eu  l'occasion  d'entendre  plusieurs  compositions  d'un  jeune  musicien, 
M.  A.  Blanc,  qui  ont  produit  sur  nous  la  plus  vive  et  la  plus  agréable  im- 
pression. M.  Blanc  fait  partie  de  la  société  des  quatuors  de  MM.  Alard  et 
Franchomme,  où  il  joue  le  second  violon;  il  s'est  familiarisé  sans  doute  avec- 
les  chefs-d'œuvre  de  Haydn,  de  Mozart,  de  Beethoven  et  même  de  Boc- 
cherini,  ce  Cimarosa  de  la  musique  instrumentale,  dont  M.  Blanc  reproduit 
parfois  la  grâce  mélodique.  Un  quintette  pour  instrumens  à  cordes,  un  trio 
pour  violon,  alto  et  violoncelle,  un  autre  trio  pour  piano,  violon  et  violon- 
celle, de  la  composition  de  M.  Blanc,  nous  ont  paru  des  œuvres  d'un  mérite 
incontestable,  qui  rappellent  la  manière  des  grands  maîtres,  sans  imitation 
servile.  Beaucoup  de  naturel,  des  idées  nettes  et  charmantes,  de  la  grâce. 


038  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

île  la  franchise  clans  le  style  et  une  clarté  parfaite  dans  le  plan,  telles  sont 
les  différentes  qualités  que  nous  avons  remarquées  clans  les  compositions  de 
M.  Blanc,  que  nous  croyons  destiné  à  un  bel  avenir. 

Vuis  avons  gardé  pour  la  fin  de  cette  longue  chronique  nn  artiste  hors 
ligne,  un  de  ces  virtuoses  conquérans  qui  nous  arrivent  de  temps  en  temps 
du  septentrion  pour  réveiller  en  nos  esprits  blasés  le  goût  de  l'admiration  : 
nous  voulons  parler  du  pianiste  Rubinstein.  On  ne  joue  vraiment  du  piano 
qu'en  Allemagne,  comme  on  ne  joue  naturellement  du  violon  qu'en  Italie. 
Les  Corelli,  les  Tartini,  les  Pugnani,  les  Viotti  el  les  Paganini,  c'est-à-dire  les 
plus  grands  violonistes  du  monde,  sont  tous  Italiens,  comme  lo^  Bach,  Haydn, 
Mozart,  Beethoven,  Weber,  M endelssohn,  Ilummel,  Chopin,  MM.  Listz,  Thal- 
berg,  les  créateurs  de  la  musique  de  piano,  ainsi  que  les  artistes  éminens  qui 
ont  le  mieux  possédé  le  mécanisme  de  cet  instrument  difficile,  sent  nés  de 
l'autre  côté  du  Khïn.  Sans  doute  on  cultive  le  piano  avec  succès  en  France, 
on  y  possède  peut-être  la  meilleure  école  de  violon  qui  existe  el  les  orches- 
tres les  plus  parfaits  de  l'Europe.  Ce  ne  sontlà  pourtant  que  les  résultats  d'une 
volonté  tenace  où  manque  la  spontanéité  de  la  nature,  sans  laquelle  rien  de 
grand  n'est  possible  dans  les  arts.  \u  bout  de  quelques  années,  la  sève  de 
l'inspiration  est  tarie;  on  ne  sait  plus  à  quelle  médiocrité  habile  se  vouer, 
on  désespère  de  soi.  on  s'ennuie  d'entendre  tant  de  pauvres  diables  broyer 
des  sons  sans  idées.  Heureusement  il  sarvienl  tout  à  coup  un  véritable  ar- 
tiste, comme  Chopin,  List/,  Thalberg,  ou  M.  Rubinstein,  qui  relève  le  goût 
publie  et  lui  ouvre  de  nouveaux  horizons.  M.  Rubinstein  est  Russe,  assure- 
t-on,  et  habite  Saint-Pétersbourg;  mais  son  éducation  musicale  est  aussi  alle- 
mande que  sa  physionomie, qui  rappelle  fortement  celle  de  Beethoven.  Voilà 
une  ressemblance  de  bon  augure,  qui  impose  à  M.  Rubinstein  une  terrible 
responsabilité.  M.  Rubinstein,  qui  a  tout  au  plus  trente  ans,  est  déjà  venu 
à  Paris.  De  vieux  amateurs  se  rappellent  l'avoir  entendu  tout  enfant  et  avoir 
conçu  des  espérances  sur  l'avenir  de  son  talent  précoce.  Ce  talent,  qui  est 
aujourd'hui  dans  sa  maturité,  s'est  produit  avec  un  succès  immense  dans  un 
concert  qu'il  a  donné  à  la  salle  de  M.  Herz  le  53  avril  1857.  Son  exécution 
prodigieuse  réunit  la  force  et  l'impétuosité  qu'on  admirait  dans  le  talent  de 
\I.  List;?  à  la  grâce  et  à  la  délicatesse  de  touche  qui  caractérisaient  le  jeu  de 
Chopin.  Aucune  difficulté  de  mécanisme  n'arrête  \I.  Rubinstein.  Il  domine 
son  instrument  comme  un  Cosaque  du  Don  domine  son  cheval  à  tous  crins, 
dont  il  réfrène  à  volonté  l'ardeur  sauvage.  Il  est  calme,  sérieux  sans  afféte- 
rie, senza  smorfie,  comme  disent  les  Italiens,  et  ne  se  donne  pas  les  poses 
ridicules  d'un  héros  de  roman,  comme  le  faisait  M.  Listz  dans  le  temps  fabu- 
leux dos  Lettres  d'un  Voyageur.  Dans  la  Marche  des  Ruines  d 'Athènes,  ar- 
rangée pour  le  piano,  il  semblait  que  sous  les  doigts  de  M.  Rubinstein  on 
entendit  distinctement  les  sonorités  multiples  ett  étranges  de  l'orchestre  de 
Beethoven.  Le  virtuose  n'a  pas  été  moins  admirable  dans  l'exécution  d'une 
gigue  de  Mozart  qu'il  a  rendue  avec  ce  mélange  de  force  et  de  grâce  aisée 
qui  sont  les  deux  qualités  saillantes  de  son  admirable  talent. 

M.  Rubinstein  ne  se  contente  pas  d'être  un  virtuose  de  premier  ordre  : 
il  vise  aussi  à  la  réputation  de  compositeur,  et  son  ambition  serait  de  la  plus 
haute  lignée.  In  concerto  pour  piano  et  accompagnement  d'orchestre,  qu'il  a 


revit  -wrsicu.E.  939 

l'ait  entendre  à  cette  même  soirée,  renferme  quelques  bonnes  parties,  [/intro- 
duction, un  peu  vague,  n'offre  rien  de  remarquable,  tandis  que  Y  anéanti 
qui  suit  est  d'un  meilleur  style  e1  révèle  des  idées  mélodiques  qui  n'abon- 
dent pas  toujours  dans  les  compositions  du  jeune  maestro.  Une  polonaise, 
sorte  de  fantaisie  pour  le  piano,  que  M.  Rubinstein  a  exécutée  avec  une  rare 
perfection,  nous  a  paru  un  morceau  mieux  inspiré  que  le  précédent  :  cer- 
taines oppositions  de  rhythmes  surtout  ont  mis  en  relief  la  bravoure  du  vir- 
tuose. Enfin  M.  Rubinstein  a  fait  entendre  aussi  une  symphonie  de  sa  com- 
position qui  laisse  beaucoup  à  désirer,  e1  pour  le  plan,  la  nature  des  idées, 
peu  saillantes,  el  pour  l'instrumentation,  qui  manque  de  sonorité  e1  de  colo- 
ris. En  généra]  M.  Rubinstein,  dont  on  ne  peul  contester  l'habileté  dans  l'art 
d'écrire,  nous  semble  procéder  trop  visiblemenl  de  certains  défauts  de  Bee- 
thoven et  viser  au  -i  le  dl  n  tique,  qui,  dans  la  musique  purement  instru- 
mentale, ne  doit  être  qu'un  accessoire.  Que  le  brillant  virtuose  y  prenne 
garde,  et  que  la  musique  de  M.  Listz  lui  soit  un  enseignement  salutaire! 

Que  conclure  de  cette  foule  de  sociétés  qui  se  sont  org  â  Paris  pour 

l'exécution  de  la  musique  instrumentale,  de  ce  nombre  considérable  de 
concerts  el  d'artistes  plus  ou  moins  dignes  de  cette  qualification,  qui  tous 

li     ans  s'imposent  à  l'attention  publique?  Il  faul  en  c slureque  le  goût  de 

la  musique  pure,  de  celle  qui  vit  de  sa  propre  vie  et  sans  le  secours  de 
parole,  se  propage  et  devient  un  besoin  d'une  fraction  de  la  société  fran- 
çaise. Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  la  Si  Concerts  a  porté  ses  fruits. 
En  divulguant,  depuis  trente  ans.  les  ehel  de  la  musique  instru- 
mentale, en  habituant  le  public  à  Suivre  d'une  oreille  enchantée  les  sym- 
phonies de  Beethoven,  de  Mozart,  de  Haydn,  les  inspirations  de  AYeber 
et  de  Kendelssohn,  elle  a  élevé  son  intelligence,  et  l'a  rendu  plus  exigeant 
pour  les  faiseurs  de  fantaisie  et  les  improvisateurs  de  cabalette.  Oui,  les 
fantaisistes  de  toute  nature  sont  aujourd'hui  complètement  abandonnés. 
Qu'ils  écrivent,  qu'il- peignent  ou  qu'ils  chantent,  la  génération  qui  s'avance 
ne  fait  plus  attention  à  eux  :  on  vent  être  instruit  de  ce  qu'on  ignore,  on  veut 
être  charmé  par  des  virtuoses  comme  M.  Sivori  ou  M.  Rubinstein,  et  l'on  pré- 
fère  VOberon  de  Weber  au  Théâtre-Lyrique  au  Yroixtfore  de  Al.  Verdi  sur 
1 1  si  eue  de  l'Opéra.  Grand  signe  de  progrès  ! 

P.    SCIDO. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


U  juin  1857. 


Nous  vivons  dans  un  temps  où  les  problèmes  se  pressent,  où  toutes  les 
idées,  tous  les  systèmes  sont  livrés  à  une  expérience  permanente  qui  a  l'Eu- 
rope pour  témoin  et  pour  juge.  Ces  problèmes,  qui  selon  leur  nature  s'agi- 
tent dans  les  conseils  ou  sur  les  champs  de  bataille,  dans  les  polémiques, 
dans  les  parlemens,  quelquefois  dans  la  rue,  et  toujours  dans  les  esprits, 
embrassent  tout  ensemble  les  intérêts  extérieurs  et  la  vie  intérieure  des  peu- 
ples. De  ces  deux  sources  découlent  aussi  toutes  nos  affaires.  Les  grandes 
luttes  diplomatiques  ne  sont  point  finies,  il  s'en  faut;  elles  se  laissent  voir 
suffisamment  à  travers  ce  rideau  que  la  paix  a  laissé  retomber  sur  les  mal- 
aises et  les  antagonismes  de  l'Europe.  En  même  temps,  chaque  jour  amène 
quelque  incident  qui  vient  mettre  à  nu  le  travail  intérieur  de  tous  les  pays 
occupés  depuis  soixante  ans  à  batailler  avec  eux-mêmes  pour  arriver  à  s'as- 
surer des  garanties  aussi  difficiles  à  conserver  qu'à  conquérir.  Ainsi,  aujour- 
d'hui encore,  l'exécution  du  traité  de  Paris  vient  de  provoquer  à  Constan- 
tinople  une  mêlée  d'influences  qui  ressemble  un  peu  à  un  combat  d'avant- 
garde,  en  attendant  les  discussions  inévitables  sur  les  principautés.  La  Bel- 
gique n'est  point  sortie  d'une  crise  qui  s'est  brusquement  ouverte  sous  ses 
pas,  qui  est  loin  d'être  sans  danger  pour  les  institutions  parlementaires.  En 
France,  pour  la  première  fois  depuis  le  rétablissement  de  l'empire,  des  élec- 
tions générales  vont  avoir  lieu.  Ces  trois  questions  résument  la  situation  ac- 
tuelle dans  ce  qu'elle  a  de  plus  grave  et  de  plus  délicat. 

Le  corps  législatif,  qui  existait  il  y  a  quelques  jours  encore,  vient  en  effet 
de  terminer  sa  carrière.  La  dernière  session  était  la  fin  d'une  législature 
inaugurée  il  y  a  cinq  années,  au  lendemain  des  événemens  de  1851.  D'ici  à 
peu  de  jours,  le  scrutin  va  s'ouvrir  sur  toute  la  surface  du  pays,  et  de  nou- 
veaux députés  vont  être  élus.  C'est  là  le  fait  principal  et  dominant  en  France 
aujourd'hui.  Or  dans  quelles  conditions  vont  se  faire  ces  élections?  sous 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  9ZI1 

quel  aspect  se  présentent-elles?  Et  d'abord  y  a-t-il  ce  qu'on  pourrait  appeler, 
ce  qu'on  appelait  autrefois  une  agitation  électorale?  Cette  agitation,  si  elle 
existe,  est  de  la  nature  la  plus  modeste,  il  en  faut  convenir.  Dans  la  masse 
du  pays,  c'est  à  peine  si  le  vote  du  21  juin  paraît  éveiller  quelque  préoccu- 
pation. Dans  les  classes  plus  particulièrement  politiques,  on  pourrait  distin- 
guer plutôt  un  certain  sentiment  de  circonspection  et  de  réserve,  comme  si 
elles  se  trouvaient  en  présence  de  l'inconnu  ou  d'un  résultat  trop  aisément 
prévu.  Le  gouvernement  lui-même  semble  craindre  moins  un  entraînement 
trop  vif  que  trop  de  désintéressement  de  la  part  des  populations,  qui  seraient 
portées  à  s'abstenir  pour  cause  de  confiance  absolue  dans  le  régime  actuel. 
La  peur  de  l'anarchie,  comme  le  remarque  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  ne 
fut  point  étrangère  aux  élections  de  1852.  Si  le  pays  redoute  moins  l'anar- 
chie aujourd'hui,  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  n'ait  peur  de  rien  :  accoutumé  à 
être  ballotté  entre  les  extrêmes,  il  a  toujours  peur  de  quelque  chose;  mais 
comme  il  a  quelque  peine  à  formuler  ce  qu'il  éprouve,  il  ne  s'émeut  pas,  il 
ne  se  jette  pas  avec  emportement  sur  ce  scrutin  qu'on  lui  ouvre,  et  d'où 
sont  sorties  tour  à  tour  des  tempêtes  et  des  acclamations  enthousiastes. 
L'agitation,  à  vrai  dire,  ne  dépasse  pas  certaines  sphères,  où  se  sont  élevées 
des  questions  assez  singulières  et  fort  peu  concluantes  sur  le  degré  de  par- 
ticipation au  vote  ou  sur  l'abstention.  Ceux  qui  ont  élevé  ces  questions  et 
qui  rédigent  des  circulaires,  ou  épuisent  leur  génie  de  combinaison  à  com- 
poser des  listes,  semblent  ne  point' apercevoir  que  tout  est  changé  autour 
d'eux,  qu'il  peut  y  avoir  une  notable  disproportion  entre  ce  qu'ils  veulent 
et  ce  qu'ils  peuvent,  entre  leurs  propres  impressions  et  une  certaine  im- 
pression universelle.  Pourquoi  le  pays,  sans  méconnaître  l'importance  du 
vote  qui  lui  est  demandé,  s'émeut-il  moins  que  ceux  qui  se  croient  en  devoir 
de  le  pousser  au  scrutin?  Parce  qu'il  sent  bien,  en  définitive,  que  les  condi- 
tions ne  sont  plus  les  mêmes,  et  que,  par  suite  des  déplacemens  de  pouvoir 
qui  ont  eu  lieu,  tout  consiste  dans  un  résultat  dont  personne  ne  doute.  Il 
ne  faut  point  s'y  méprendre  :  la  vie  politique  n'est  plus  aussi  active  qu'elle 
l'a  été;  elle  n'a  pas  la  puissance  de  propagation  qu'elle  a  eue  en  d'autres 
temps,  elle  n'a  ni  les  mêmes  alimens,  ni  les  mêmes  ressources  d'organisa- 
tion libre.  Que  reste-t-il  donc?  Il  reste  d'un  côté  un  pouvoir  puissamment 
concentré,  présentant,  appuyant  ses  candidats,  et  de  l'autre  une  masse  de 
neuf  millions  d'électeurs  disséminés  et  sans  lien.  Certes  le  gouvernement 
laisse  à  qui  veut  se  présenter  la  liberté  de  s'adresser  aux  électeurs,  de  même 
qu'il  laisse  aux  électeurs  la  liberté  de  leurs  suffrages.  Toutes  les  candida- 
tures sont  possibles;  les  candidats  n'ont  qu'à  déposer  une  circulaire  et  un 
bulletin  signés  de  leur  nom  pour  pouvoir  les  distribuer.  Il  reste  à  savoir 
si  ces  candidatures,  en  dehors  de  certaines  localités  exceptionnelles,  sont 
dans  des  conditions  bien  favorables  et  bien  enviables.  Elles  ont  à  soutenir 
une  lutte  d'autant  plus  inégale,  que  l'organisation  du  suffrage,  on  ne  l'ignore 
pas,  a  été  considérablement  modifiée,  ainsi  que  le  prouve  le  décret  qui  fixe 
les  ciconscriptions  électorales. 

C'est  ici  surtout  qu'on  peut  voir  combien  tout  est  changé.  L'organisation 
actuelle  ne  peut  ressembler  ni  à  celle  de  la  république  ni  à  celle  de  la  mo- 
narchie constitutionnelle.  —  Autrefois  un  collège,  un  arrondissement  était, 


^/|"2  REVUE    DES    DKl  \    MONDES. 

pour  ainsi  dire,  un  être  moral  ayant  une  opinion,  des  intérêts  collectifs,  et 
se  faisant  représenter  par  le  député  qu'il  jugeait  le  plus  propre  à  défendre 
cette  opinion  et  ces  intérêts.  Le  corps  électoral  n'était  ni  assez  nombreux, 
ni  assez  disséminé  pour  qu'une  action  commune  devînt  impossible.— Il  n'en 
est  plus  toul  à  l'ait  de  même  aujourd'hui,  si  nous  ne  nous  trompons.  L'être 
moral  disparaît,  une  circonscription  électorale  est,  qu'on  nous  passe  le  terme, 
un  collège  anonyme,  un  mode  toul  abstrait  de  répartition  dont  l'unique  rai- 
son d'être  '--I  de  grouper  les  suffrages,  indépendamment  de  toute,  affinité 
locale  ou  tnêtne  administrative.  Il  j  a  des  circonscriptions  qui  comprennent 
des  localités  appartenant  à  des  arrondissemens  différens,  quelquefois  dos 
villes  rivares.  Les  uns  diront  que  c'est  une  nécessité  pour  organiser  le  suf- 
frage universel  proportionnellement  an  nombre  actuel  des  députés;  les  au- 
tres diront  que  c'est  un  bienfait  d'avoir  brisé  les  agrégations  anciennes  pour 
aller  droit  à  la  masse  du  pays  à  travers  des  démarcations  plus  fictives  que 
réelltes.  Ce  sera  ce  qu'on  voudra,  comme  aussi  on  ne  méconnaîtra  pas  sans 
doute  que  ce  ne  soit  -anse  de  faiblesse  peur  les  candidatures  indivi- 
duelles ,-t   mie  force  i Ii    gouvernement,  qui  est  seul  en  mesure  d< 

trouver  présent  sur  ton-  les  points  à  la  fois,  de  se  constituer  le  médiateur 
naturel  entre  ces  volontés,  ces  intérêts  et  ces  suffrages  dispersés.  Que  vou- 
lons-nous dire  simplement?  Cesl  que  tout  se  combine  pour  que  ce  vote, 
acte  toujours  sérieux  d'ailleurs  peur  un  pays  à  qui  on  demande  d'élire  ses 
représentans,  apparaisse  aujourd'hui  débarrassé  de  ces  perspectives  de  lutte 
qui  pourraient  l'animer,  de  ces  chances,  de  ces  péripéties,  qui  pourraient 
n. Ire  incertain.  Nous  constatons  des  faits,  rien  de  plus.  [1  esl  évident, 
c<-  nous  semble,  que  si  toutes  les  opinions  sonl  rigoureusement  libres,  le 
gouvernement  seul  a  celle  prépondérance  qui  s'attache  à  la  force  de  sa  si- 
tuation, aux  moyens  dont  il  dispose,  à  l'organisation  même  du  suffrage.  De 
là  les  traits  principaux  des  élections  a<  tuelles  :  tranquillité  presque  indiffé- 
rente du  pays,  hésitations  confuses  des  candidatures  dissidentes  ou  indé- 
i.uiies.  certitude  à  peu  prés  générale  jusqu'ici  d'eu  résultat  favorable 
aux  candidatures  officielles. 

Maintenant  trouve-t-on  que  le  gouvernement  n'ait  pas  assez  d'avantages 
par  sa  situation,  par  l'influence  administrative  qu'il  exerce,  par  l'organisa- 
tion du  suffrage  universel,  é1  qu'il  soit  nécessaire  de  lui  venir  en  aide  en 
ajoutant  une  signification  particulière  à  une  victoire  vraisemblablement 
assez  facile?  On  peut  seconder  le  gouvernement  de  bien  des  manières,  sans 
le  vouloir  e!  sans  le  savoir;  on  le  peut  notamment  en  faisant  beaucoup  de 
bruit  pour  un  médiocre  résultat,  en  dressant  des  plans  de  campagne  dont  on 
soupçonne  bien  un  peu  la  faiblesse,  en  élevant  des  drapeaux  qui  par  mal- 
heur n'ont  pas  conduit  la  France  à  la  victoire,  ni  même  à  la  prospérité,  et 
encore  moins  à  la  liberté.  Nous  ne  faisons  point  un  reproche  aux  opinions 
sincères  de  ne  point  abdiquer  :  elles  sont  dans  leur  droit,  et  elles  en  usent 
comme  elles  l'entendent.  Seulement  est-il  bien  habile  de  se  donner  l'air  de 
marcher  à  une  grande  bataille  en  convoquant  la  bourgeoisie  et  le  peuple, 
de  paraître  voler  au  secours  des  principes  de  1789,  qui  seraient  menacés  sans 
doute  par  d'autres  que  le  gouvernement,  de  réchauffer  de  son  mieux  les 
plus  vieilles  polémiques,  de  battre  la  campagne  contre  des  partis  qui  nour- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  943 

rissent  évidemment  la  pensée  de  rétablir  au  premier  jour  les  institutions 
féodales?  Car  enfin  la  masse  des  esprits  qui  sont  vraiment  libéraux  en  même 
temps  que  conservateurs,  et  qui  n'appartiennent  nullement  aux  opinions  dé- 
mocratiques, telles  au  moins  qu'on  les  représente,  cette  masse  est  encore 
assez  nombreuse  et  assez  imposante  en  France.  Ceux  qui  font  ces  belles  ex- 
péditions démocratiques,  qui  appellent  à  leur  secours  tous  les  vieux  sou- 
venirs, toutes  les  vieilles  déclamations,  eeux-ilâ  n'ont  pas  fait  certainement 
une  réflexion  qui  peut  venir  aux  intelligences  simples,  et  qui  n'est  nul- 
lement propre  à  desservir  le  gouvernement  dans  les  élections.  Quand  ils 
voient  reparaître  certains  noms,  certains  hommes  qui  n'ont  pas  laissé  les 
traces  les  plus  triomphantes,  les  esprits  simples  sont  portés  à  gaire  un  rai- 
sonnement spécieux;  ils  peuvent  se  dire  :  «  Quoi  donc!  ne  sont-ce  pas  ces 
hommes  qui  sons  ont  conduits  là  où  nous  sommes?  Est-ce  la  peine  de  les  re- 
lever <\f  leur  défaite  ert  de  leur  fournir  l'occasion  de  recommencer  ce  qu'ils 
oui  m  bien  fait  une  fois?  »  Et  c'est  ainsi  que  le  gouvernement  au  fond  peut 
vraiment  n'avoir  pas  à  se  plaindre  de  cette  nouvelle  campagne  démocrati- 
que. Il  pourrait  désirer  être  serri  autrement;  en  réalité,  il  ne  le  serait  pas 
peut-être  d'une  façon  plus  efficace.  On  peut,  ce  nous  semble,  aller  au  même 
but  d'une  autre  manière,  par  des  amalgames  qui  n'offriraient  au  pays  aucun 
symbole  clair  et  précis,  et  qui  ne  seraient  qu'une  énigme  de  plus.  —  Mais 
alors,  dira-t-on,  que  reste-t-il  à  faire? —  Nous  ne  nions  pas  assurément  que. 
le  rôle  des  hommes  sensés  et  véritablement  libéraux  ne  soit  difficile.  Ils  peu- 
vent dans  tous  les  cas  rester  fidèles  à  eux-mêmes,  accepter  les  devoirs  pu- 
blics quand  ils  se  présentent  sans  les  rechercher  puérilement,  travailler 
à  réveiller  dans  le  pays  ce  sentiment  viril  qui  relève  la  vie  politique,  et 
tenir  toujours  leur  esprit  et  leur  coeur  à  la  hauteur  de  leurs  espérances,  au- 
dessus  des  fluctuations  passagères  des  ërénemens.  C'est  là  peut-être  un  rôle 
modeste  quant  aux  résultats  actuels,  et  efficace  pour  l'avenir,  qu'il  réserve 
et  qu'il  sauvegarde. 

Les  élections  françaises  ont  cela  de  particulier,  qu'elles  sont  aujourd'hui 
l'épisode  le  plus  saillant  de  la  vie  intérieure  telle  qu'elle  apparaît  dans  notre 
pays,  de  même  que  toutes  les  questions  diplomatiques  montrent  la  poli- 
tique européenne  dans  ce  qu'elle  a  île  plus  compliqué,  de  plus  délicat  et  de 
plus  difficile  à  saisir.  Pour  le  moment,  après  toutes  les  difficultés  qui  ont 
été  la  suite  de  la  dernière  paix  signée  à  Paris,  la  seule  question  qui  reste  est 
celle  des  principautés;  mais  c'est  la  plus  grave,  c'est  celle  qui  se  débat  en- 
core en  Orient,  sur  le  Danube  et  à  Constantinople.  C'est  véritablement  nue 
étrange  affaire,  qui  est  loin  d'être  arrivée  à  son  terme,  bien  qu'elle  vienne 
de  passer  par  une  des  phases  les  plus  critiques,  et  où  Pon  retrouve  à  Chaque 
pas  le  double  caractère  d'une  lutte  de  toutes  les  opinions  dans  la  Moldo-Va- 
lachie  et  d'une  lutte  de  toutes  les  influences  diplomatiques  à  Constantinople. 
Quelque  jour  peut-être  nous  pourrons  peindre  au  naturel  les  personnages 
qui  ont  un  rôle  dans  cet  épisode  singulier  de  notre  temps,  et  montrer  quels 
moyens  ont  été  mis  en  usage  pour  suspendre  l'effet  des  résolutions  de  l'Eu- 
rope. Une  heureuse  fortune  nous  fait  arriver  du  fond  des  principautés  assez 
de  documens  curieux,  bizarres,  et  pourtant  certains,  qui  nous  laissent  voir 
clair  dans  cette  confusion,  où  plus  d'une  politique  est  tombée  en  défaut  en 


9!lll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

se  dévoilant  sans  y  songer.  Au  fond,  quelle  est  cette  situation?  Les  autorités 
moldaves  travaillent  hardiment  à  une  falsification  préméditée  de  l'opinion 
du  pays.  La  Turquie  a  publié  des  firmans  pour  garantir  la  liberté  des  élec- 
tions dans  les  province*  danubiennes,  et  «-Hm  applaudit  en  secret  à  tout  ce 
qui  se  fait  (m  Moldavie.  L'Autriche  patrone,  et  ne  s'en  cache  pas,  le  prince 
Vogoridès.  Lord  Stratford  de  Redcliffe  assure  à  Constantinople  qu'il  ne  sait 
rien,  ce  qui  s'explique  peut-être  par  ses  mésintelligences  avec  le  commis- 
saire britannique  dans  les  principautés,  \I.  Bulwer.  Les  représentants  de  la 
France,  de  la  Russie,  de  la  Prusse  et  de  la  Sardaigne  luttent  pour  la  vérité  el 
la  sincérité  des  élections,  systématiquement  altérées  par  le  caïmacan  mol- 
dave. Le  prince  Vogoridès  du  reste,  il  faut  le  dire,  va  droit  à  son  but:  il  a 
reçu  la  mission  de  combattre  la  réunion  des  principautés,  et  il  ne  recule  de- 
vant aucune  extrémité.  Comme  si  ce  n'était  pas  assez  de  tous  les  abus  de 
pouvoir  qu'il  a  commis  jusqu'ici,  il  est  allé  plus  loin  récemment  :  il  ne  s'est 
pas  contenté  de  jeter  'Unis  les  fonctions  publiques  tous  les  hommes  décriés 
qui  lui  ont  offert  leurs  services;  il  a  voulu  opposer  manifestation  à  manifes- 
tation, et  il  a  fait  sommer  les  prévôts  (les  corporations  d'avoir  à  signer  une 
pétition  contre  la  réunion  des  deux  provinces.  Ceux-ci  ont  résisté  à  cette 
injonction,  qui  blessait  leurs  idées,  et  alors  ils  ont  été  pris  un  matin  par  des 
gendarmes:  ils  ont  été  conduits  à  la  municipalité,  et  ils  ont  été  obligés  de 
signer  non-seulement  pour  eux-mêmes,  mais  pour  des  membres  des  corpo- 
ration* qui  étaient  absens.  Ce  n'est  là  au  surplus  qu'un  des  actes  des  auto- 
rités moldaves.  Or,  en  présence  de  cette  série  d'excès,  une  question  s'élève 
naturellement  :  comment  le  prinee  Wigoridès  a-t-il  été  conduit  à  assumer  la 
responsabilité  de.  tels  procédés?  C'est  qu'évidemment  il  se  sent  appuyé.  V 
représentant  pas  la  pensée  du  pays,  il  représente  une  autre  politique,  dont  il 
s'est  fait  le  docile  instrument.  S'il  lui  est  venu  des  scrupules  d'ailleurs,  on 
n'a  pas  eu  de  peine  à  les  lever.  Les  conseils  et  les  encouragemens  lui  sont 
venus  de  tous  les  points  de  l'horizon,  bien  entendu  de  tous  ceux  où  il  y  avait 
des  intérêts  opposés  à  la  fusion  des  deux  provinces.  On  lui  a  laissé  com- 
prendre que  la  Turquie,  par  sa  position  vis-à-vis  de  l'Europe,  était  obligée  à 
certains  ménagemens,  et  que  c'était  à  son  zèle,  à  sa  perspicacité,  de  suppléer 
aux  ordres  que  le  cabinet  du  sultan  ne  pouvait  lui  donner  d'une  façon  os- 
tensible. On  lui  a  dit  tout  naturellement  qu'il  n'avait  point  à  se  préoccuper 
de  la  moralité  de  ses  agens,  pourvu  qu'ils  fussent  décidés  à  travailler  contre 
l'union.  Et  de  fait  le  prince  Vogoridès  a  marché  hardiment.  Il  faut  dire  que 
récemment  il  a  reçu  en  récompense  une  décoration  de  l'Autriche. 

Il  y  a  ici  une  autre  question  :  comment  ce  système  de  violences  s'exerce- 
t-il  particulièrement  dans  une  seule  des  deux  provinces,  dans  la  Moldavie? 
Cela  s'explique  aisément.  Ce  n'est  pas  que,  même  dans  la  Valachie,  il  n'y  ait 
eu  bien  des  excès;  seulement  ces  excès  ont  un  autre  caractère  et  se  sont 
produits  surtout  dans  l'intérêt  personnel  du  prince  Ghika,  caïmacan  actuel. 
Quant  à  l'opinion  elle-même,  elle  est  si  universellement  prononcée  en  faveur 
de  l'union,  qu'on  a  renoncé  à  la  dominer  par  la  violence.  D'ailleurs,  la  Vala- 
chie étant  la  plus  grande  et  la  plus  importante  des  deux  provinces,  il  était 
difficile  de  chercher  à  éveiller  ses  susceptibilités  en  la  menaçant  d'être  ab- 
sorbée. Ces  susceptibilités,  au  contraire,  pouvaient,  à  la  rigueur,  être  exci- 


REVUE.   CHRONIQUE.  9liÔ 

fées  dans  la  province  voisine,  qui  est  la  plus  petite,  qui,  à  ce  titre,  avait  à 
craindre  de  tomber  dans  une  situation  subordonnée,  et  c'est  ce  qui  fait  que 
la  Moldavie  a  été  choisie  comme  le  théâtre  d'un  suprême  effort.  On  ne  dou- 
tait pus  que  l'opinion  qui  serait  émise  par  la  Valachie  ne  fût  favorable  à 
l'union;  mais  on  pensait  que,  s'il  était  possible  d'arracher  un  vœu  contraire 
à  la  Moldavie,  il  n'y  aurait  par  le  fait  ni  vainqueurs  ni  vaincus,  et  la  situa- 
tion des  deux  provinces  resterait  ce  qu'elle  est  aujourd'hui.  De  là  la  poli- 
tique étrangement  violente  du  prince  Vogoridès,  qui  n'a  eu  d'autre  pensée 
que  d'abattre  toutes  les  résistances,  et  qui  a  continué  son  œuvre,  même  sous 
les  yeux  des  commissaires  européens  durant  leur  séjour  récent  à  Jassy.  Seu- 
lement  le  prince  Vogoridès  est  allé  trop  loin;  il  a  voulu  aller  ouvertement 
jusqu'au  bout,  et  c'est  alors  que  la  question  s'est  aggravée,  pour  devenir  bien- 
tôt le  principe  d'une  crise  assez  sérieuse  à  Constantinople  même.  Les  élec- 
tions, comme  on  sait,  doivent  se  faire  dans  les  deux  provinces  en  vertu  d'un 
firman  publié  par  la  Porte.  Quelques  difficultés  s'étaient  élevées  dans  l'inter- 
prétation du  firman  au  point  de  vue  de  son  application  en  Valachie.  Les  com- 
missaires  européens  dans  les  principautés  en  avaient  référé  à  Constantinople, 
et  les  représentans  des  grandes  puissances  auprès  du  sultan,  dans  la  sage 
pensée  d'atténuer  les  complications  en  les  éloignant,  avaient  reconnu  d'un 
commun  accord  la  compétence  de  la  commission  réunie  à  Bucharest.  Or 
pendant  ce  temps  qu'arrivait-il?  Le  prince  Vogoridès  élevait  la  prétention 
de  passer  outre  et  de  procéder  aux  élections  en  Moldavie,  en  se  fondant  sur 
ce  que  pour  lui  il  n'avait  aucun  doute  au  sujet  du  firman  dont  l'exécution 
lui  était  confiée.  Il  était  appuyé  par  le  commissaire  ottoman  Saffet-Effendi. 
qui  jusque-là  était  resté  à  Jassy,  affectant  de  ne  pas  aller  rejoindre  ses  col- 
lègues à  Bucharest.  Cette  prétention  du  caïmacan  moldave,  ajoutée  à  ses 
précédens  excès  de  pouvoir,  n'était  pas  de  nature  à  diminuer  les  griefs  des 
grandes  puissances,  et  aussitôt  le  représentant  de  la  France,  M.  Thouvenel, 
appuyé  par  les  ministres  de  Russie,  de  Prusse  et  de  Sardaigne,  s'adressait 
au  grand-vizir  lui-même,  à  Rechid-Pacha,  pour  lui  demander  de  prescrire 
au  commissaire  ottoman  de  se  rendre  à  Bucharest  et  de  donner  l'ordre  au 
prince  Vogoridès  de  suspendre  immédiatement  les  élections  dans  la  Molda- 
vie. Ici  la  question  devenait  évidemment  plus  grave  et  prenait  les  propor- 
tions d'un  sérieux  différend  diplomatique.  Le  représentant  de  la  France  sou- 
tenait avec  autant  d'habileté  que  de  vigueur  que  le  firman,  étant  le  même 
pour  la  Moldavie  et  la  Valachie,  devait  recevoir  une  application  identique 
dans  les  deux  provinces,  et  que  les  élections  ne  pouvaient  avoir  lieu  en  Mol- 
davie tant  que  la  commission  de  Bucharest  n'aurait  pas  résolu  les  difficultés 
qui  avaient  surgi.  L'internonce  d'Autriche,  M.  de  Prokesch,  soutenait  au  con- 
traire que  c'était  là  soumettre  indirectement  la  Moldavie  à  la  Valachie,  et  il 
voyait  dans  ce  fait  comme  un  essai  partiel  en  faveur  de  l'union.  Lord  Strat- 
ford  de  Redcliffe  se  rangeait  du  côté  de  M.  de  Prokesch.  Qui  fut  embarrassé 
en  tout  ceci?  Ce  fut  à  coup  sûr  Rechid-Pacha,  recevant  tour  à  tour  ces  com- 
munications diverses.  Pliant  sous  le  poids  de  la  situation  difficile  qu'il  s'est 
faite,  il  flottait  entre  ces  influences  opposées,  ne  pouvant  se  résoudre  à  se 
mettre  en  contradiction  avec  l'internonce  autrichien  et  lord  Stratford,  dont 
il  subissait  l'appui  en  le  craignant,  n'osant  d'un  autre  côté  résister  en  face 

TOilE  IX.  60 


0/l(i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aux  réclamations  de  la  France,  et  ne  pouvant  surtout  nier  l'accablante  gra- 
vité des  actes  administratifs  du  prince  Vogoridès.  La  question  devenait  pres- 
sante. Laisser  les  élections  suivre  leur  cours  en  Moldavie,  c'était  livrer  l'exé- 
cution du  traité  de  Paris  au  caprice  des  interprétations  les  plus  arbitraires 
et  les  plus  violentes,  c'était  de  plus  faire  plier  l'opinion  de  la  majorité  des 
puissances  représentées  à  Gonsiântinople  devant  l'avis  de  la  minorité,  et 
blesser  peut-être  la  France  au-sj  bien  que  les  autres  états  qui  réclamaient 
avec  elle.  De  là  naissait  la  pensée  d'une  conférence  qui  s'est  réunie  en  effet 
le  dernier  jour  de  nui  sur  la  convocation  de  Uechid- Pacha,  et  non  sans 
avoir  eu  à  \aincre  les  répugnances  visibles  de  M.  de  Brokesch,  qui  croyait 
tout  simple»  de  ne  point  tenir  compte  des  réclamations  de  quatre  puissances 
signataires  du  traité  de  Paris.  Comment  s'est  terminée  cette  réunion?  Ainsi 
qu'il  arrive  presque  toujours  heureusement,  elle  a  eu  pour  résultat  une 
transaction,  il  a  été  établi,  à  ee  qu'il  [tarait,  que  la  Porte  rappellerait  les 
caïmaeans  des  deux  provinces  danubiennes  à  l'exécution  loyale  du  firman 
d'élection.  En  outre,  si  aucune  résolution  catégorique  n'a  été  prise  au  sujet 
de  l'application  identique  du  firman  dans  la  Moldavie  et  la  Valachie,  il  a  été 
convenu  néanmoins  que  les  décisions  de  la  commission  européenne  réunie 
à  Bucharest  sur  les  difficultés  qui  ont  surgi  seraient  communiquées  confi- 
dentiellement par  le  commissaire  ottoman  au  prince  Vogoridès,  pour  que 
celui-ci  eût  à  s'y  conformer.  Le  ministre  de  France,  M.  Thouvenel,  de  l'avis 
de  tous  les  hommes  qui  savent  les  choses  à  Constant  inople,  a  conduit  cette 
affaire  d'une  main  aussi  terme  que  prudente  et  habile.  S'il  n'a  réussi  à  faire 
admettre  qu'une  partie  des  Réclamations  qu'il  soutenait  au  nom  des  quatre 
puissances,  il  est  arrivé  au  moins  à  l'aire  consacrer  en  principe  la  légitimité 
des  griefs  dont  il  s'armait,  et  à  l'aire  reconnaître  au  sein  de  la  conférence  la 
nécessité  de  rappeler  les  caïmaeans  à  L'exécution  loyale  des  traités,  ce  qui 
suppose  évidemment  que  jusqu'ici  la  loyauté  n'avait  pas  préside  à  tous  leurs 
actes.  Cela  suffit  pour  le  moment. 

Cette  petite  crise,  qui  a  pendant  queàrpies  jours  agité  le  divan  à  Constan- 
tinople,  a  eu  le  singulier  caractère  de  mettre  une  fois  de  plus  en  relief  les 
divergences  provoquées  par  cette  question  des  principautés  et  les  politiques 
qui  sont  enjeu.  D'où  est  venue  principalement  la  gravité  de  ces  incidens? 
Elle  est  venue  surtout  de  l'étrange  faiblesse  de  lU-ehid-Paelia,  qui,  en  subis- 
sant une  tutelle  onéreuse  et  en  se  laissant  entraîner  dans  une  voie  où  l'Au- 
triche, après  tout,  est  plus  intéressée  que  la  Turquie,  semble  abdiquer  toute 
indépendance  aux  yeux  des  Turcs  eux-mêmes.  Au  fond,  quelle  est  la  vraie, 
l'unique  question?  Il  s'agit  simplement,  qu'on  ne  l'oublie  pas,  de  l'exécution 
loyale  du  traité  de  Paris,  et  d'une  des  conditions  essentielles  de  ce  traité, 
qui  est  la  manifestation  libre,  sincère,  de  l'opinion  des  populations  dans  les 
principautés.  La  France,  dont  on  accuse  quelquefois  la  politique,  ne  s'est 
point  proposé  une  autre  règle.  Comme  nous  le  disions  récemment,  elle  ne 
s'est  faite  la  promotrice  d'aucune  idée,  d'aucun  système  sur  le  Danube;  elle 
n'a  patroné  aucun  parti  et  ne  s'est  laissé  compromettre  dans  aucune  alliance 
exclusive.  Cela  est  si  vrai,  que,  d'après  un  témoignage  des  plus  curieux  qui 
nous  est  transmis,  la  France  aurait  décliné,  il  y  a  quelque  temps,  les  propo- 
sitions les  plus  singulières.  L'un  des  instrumens  les  plus  actifs  de  la  politique 


REVLE.  CHRONIQUE.  9Z|7 

actuelle  dans  la  Moldavie,  —  pourquoi  ne  pas  le  nommer?—  le  caïmacan 
lui-même,  le  prince  Vogoridès,  aurait  offert  à  fa  France  dé  travailler  à  l'union 
des  principautés,  si  on  voulait  lui  assurer  l*hospodarat.  La  France  aurait  ré- 
pondu, toujours  d'après  les  mêmes  versions,  qu'elle  n'avait  pas  à  décider 
seule,  et  en  ce  moment,  de  telles  questions,  que  chacun  devait  rester  dans 
son  rôle,  elle  en  surveillant  la  stricte  exécution  du  traité  de  Paris,  les  auto- 
rités moldaves  en  présidairl  loyalemenl  à  la  manifestation  des  vœux  du  pays. 
C'est  cette  con  fuite  parfaitement  nette  qui  a  rallié  sans  nul  doute  à  la  France 
[l  cabinets  de  Saint-Pétersbourg,  de  Berlin  h  de  Turin.  Qu'ont  t'ait  de  leur 
côté  les  adversaires  dé  l'unit  n?  Ils  n'ont  eu  qu'une  pensée,  violente,  in- 
,  celle  d'empêcher  à  tout  prix  l'émission  d'un  vœu  qui  leur  fût  con- 
traire. La  Turquie  a  eu  une  polîtique  ostensible  d'impartialité  et  une  poli- 
tîque  secrète  d'encoaragement  à  tons  les  excès.  L'Autriche,  par  ses  agens, 
par  sun  influence,  a  secondé  ce  système  d'altération  de  l'opinion  dans  les 
principautés.  Elle  a  pris  sons  sa  protection  tous  les  hommes  les  plus  décon- 
sidérés; elle  a  ouvertement  affiché  la  prétention  de  faire  reculer  l'idée  de  la 
réunion,  quand  même  cette  idée  arriverafl  à  se  formuler  légalement.  Qui  sail 
même  si,  pour  remonti  r  les  courages,  on  n'a  point  dit  que  l'Autriche  au  be- 
soin forait  la  guerre  i» •  empêcher  la  fusion  d  ,  rincipautés?  Nous 

ne  méconnaissons  pas  les  intérêts  graves  qui  sont  enjeu  pour  l'Autriche  et 
le  droit  qu'elle  a  de  pr  ift  :r  une  politique';  mais  ceux  qui  parlent  ainsi  en 
son  nom  sont  assurément  des  amis  dangereux,  connaissant  peu  le  caractère 
de  cette  puissance,  qui  s'est  montrée  trop  prudente  dans  la  dernière  guerre 
pour  tenter  légèrement  les  aventures. 

11  résulte  évidemment  de  tout  ceci  que,  dans  la  politique  respectivement 
sui\  ie  par  les  diverses  puissances,  c'est  la  France  qui  a  été  et  qui  es1  en< 
Rdèle  à  ("esprit  du  traité  de  Paris;  ce  sont  d'autres  cabinets  qui  tiennent 

peu  de  compte  de  ce  traité  en  prêtant  leur  appui  à  tout  ce  qui  peut  déna- 
ture]' l'expression  vraie  de  l'opinion  des  populations.  Maintenant  quel  sera 
l'effet  du  dernier  acte  de  |;i  conférence  de  Cônstantinople?  Ce  serait  sans 
doute  montrer  uwr  extrême  confiance  une  ,|,-  croire  absolument  à  son  effi- 
cacitë.  La  France  aurail  pu  aliter  pins  loin  peutrêtre  e1  demander  la  révo- 
cation du  caïmacan  de  Moldavie:  elle  n'aurait  pas  vraisemblablement  rem- 
porté une  grande  victoire,  parce  que  le  successeur  de  m.  Vogoridès  n'eut 
pas  suivi,  selon  toute  apparence,  une  politique  différente,  tout  comme  M.  Vo- 
goridès, en  arrivant  au  pouvoir,  n'a  fait  que  continuer  les  traditions  de  son 
prédécesseur,  M.  Baltche;  mais  en  présence  du  traité  de  Paris  et  de  la  réso- 
lution récente  de  la  conférence  de  Cônstantinople,  la  France  a  désormais  à 
demander  compte  de  ce  qui  surviendra,  moins  au  prince  Vogoridès,  agent 
provisoire  e1  toujours  révocable,  qu'à  Rechid-Pacha  lui-même,  sur  qui  doit 
peser  la  plus  sérieuse  responsabilité,  Nous  ne  savons  ce  que  l'Angleterre 
pense  au  fond  de  ces  événemens,  qui  n'apparaissent  aux  yeux  de  l'Europe 
que  sous  un  aspect  assez  confus.  Après  tout,  lorsque  le  congrès  s'ouvrira  à 
Paris  pour  trancher  ces  questions,  il  est  difficile  d'admettre  que  le  gouver- 
nement d'un  peuple  libre  puisse  sanctionner  des  actes  comme  ceux  qui  se 
sont  accomplis  en  Moldavie,  et  dont  les  cabinets  pourront  sans  doute  pro- 
duire des  témoignages  aussi  faciles  à  trouver  et  aussi  malheureusement  indu- 
bitables qu'ils  peuvent  paraître  étranges. 


«48  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  y  a,  nous  le  disions,  pour  les  hommes  modérés  dans  les  affaires  de 
notre  temps  un  rôle  qui  devient  singulièrement  difficile.  Ce  parti,  plus  nom- 
breux qu'on  ne  croit,  des  esprits  sensés  et  modérés  est  essentiellement  con- 
servateur; il  aime  l'ordre  dans  les  sociétés,  dans  la  politique,  et  on  ne  peut 
dire  malheureusement  que  son  instinct  conservateur  ne  soit  soumis  parfois 
à  de  rudes  épreuves  par  les  gouvernemens  eux-mêmes.  Il  est  libéral  par  ses 
goûts  et  par  ses  convictions,  il  croit  ardemment  à  l'efficacité  des  institutions 
libres,  et  il  est  exposé  à  voir  ces  institutions  subir  des  atteintes  qui  ne  lais- 
sent point  d'être  graves,  même  en  étant  passagères.  C'est  ce  qui  arrive  en 
Belgique,  où  vient  d'éclater  une  crise  constitutionnelle  au  milieu  d'une  ex- 
plosion des  passions  publiques.  Ces  événemens  peuvent  être  résumés  en 
quelques  mots.  Le  parlement  discutait,  comme  on  sait,  la  loi  sur  les  établis- 
semens  de  bienfaisance,  cette  loi  devenue  un  véritable  champ  de  bataille 
où  s'est  engagée  la  lutte  la  plus  acharnée  entre  les  partis.  Par  malheur,  la 
passion  qui  a  rempli  cette  lutte  n'est  point  restée  enfermée  dans  l'enceinte 
parlementaire.  D'abord  quelques  manifestations  populaires  ont  eu  lieu  au- 
tour du  palais  de  la  chambre  contre  la  majorité,  qui  paraissait  décidée  à 
voter  la  loi,  et  en  faveur  des  représentais  qui  la  combattaient.  Bientôt  l'émo- 
tion a  grandi  et  a  dégénéré  en  scènes  violentes  de  désordre.  De  Bruxelles, 
l'agitation  s'est  étendue  et  a  gagné  les  principales  villes  de  la  Belgique.  Par- 
tout ce  sont  à  peu  près  les  mêmes  faits,  les  membres  de  la  majorité  de  la 
chambre  insultes,  des  vitres  brisées,  des  couvens  assaillis,  quelques  pauvres 
religieux  meurtris.  En  présence  de  ces  scènes  d'agitation,  qui  ne  faisaient 
que  se  multiplier  et  s'aggraver,  le  gouvernement,  dans  l'intérêt  de  la  paix 
publique,  s'est  hâté  d'enlever  tout  prétexte  aux  passions  populaires  en  inter- 
rompant la  discussion  de  la  loi  sur  la  bienfaisance  et  en  suspendant  la  ses- 
sion des  chambres.  Depuis  ce  jour,  l'agitation  s'est  calmée,  et  un  autre  mou- 
vement a  commencé,  un  mouvement  de  pétitions,  signées,  par  la  plupart 
des  conseils  communaux,  contre  la  loi  de  la  charité.  C'est  là  ce  qu'on  peut 
appeler  la  suite  des  événemens  jusqu'à  l'heure  actuelle.  Il  y  a  certainement 
un  fait  grave  dont  il  n'est  donné  à  personne  de  dissimuler  le  caractère  pé- 
rilleux :  c'est  cette  lutte  entre  le  pouvoir  législatif  et  les  passions  extérieures, 
lutte  étrange  et  inégale,  où  ce  n'est  pas  le  pouvoir  législatif  qui  a  le  dessus 
jusqu'ici.  Qu'on  remarque  bien  en  effet  que  la  suspension  des  chambres  est 
une  trêve  qui  peut  laisser  aux  passions  le  temps  de  se  calmer,  mais  qui  ne 
résout  rien. 

Revenir  sur  cette  discussion,  qui  a  placé  la  Belgique  dans  une  situation  si 
grave,  ce  serait  assez  inutile  aujourd'hui  sans  doute.  On  peut  aisément  faire 
de  la  loi  sur  la  bienfaisance  l'unique  coupable,  rejeter  sur  elle  toute  la  res- 
ponsabilité des  événemens.  Si  c'était  un  moyen  de  sortir  d'embarras,  l'expé- 
dient serait  facile.  Il  est  cependant  un  certain  ensemble  de  circonstances 
qu'on  ne  doit  pas  oublier  pour  apprécier  ce  qu'il  y  a  de  caractéristique  dans 
la  crise  que  traverse  la  Belgique.  En  réalité,  la  loi  sur  la  bienfaisance  n'était 
ni  une  surprise,  ni  un  coup  de  parti  audacieux,  ni  une  tentative  dirigée 
contre  la  constitution.  Elle  avait  été  présentée  il  y  a  plus  d'un  an;  le  pays 
la  connaissait  lors  des  dernières  élections.  En  outre,  tout  le  monde  admettait 
la  nécessité  d'une  législation  nouvelle  en  présence  d'interprétations  contra- 
dictoires de  la  législation  ancienne.  Cela  est  si  vrai,  qu'un  récent  arrêté  de 


KEVL'E.  CHRONIQUE.  949 

la  cour  de  cassation  de  Bruxelles  détruit  complètement  le  système  d'inter- 
prétation adopté  par  un  cabinet  libéral  en  1847,  système  d'où  est  née  juste- 
ment l'obscurité  en  cette  matière.  Il  n'y  avait  donc  ni  surprise,  ni  préten- 
tion inattendue  et  violente;  il  y  avait  simplement  une  loi  qui  pouvait  être 
discutée,  corrigée  et  amendée,  mais  qui  ne  devait  offrir  aucun  prétexte  à 
l'émeute.  Et  c'est  ce  qui  explique  comment  la  question  n'est  plus  aujourd'hui 
dans  la  loi  elle-même  :  la  vraie  et  sérieuse  question  est  dans  cette  irruption 
de  la  force  et  d'une  émotion  irrégulière  au  sein  des  institutions.  Le  gouver- 
nement a  fait  acte  de  résolution  et  de  prudence  en  coupant  court  à  cette 
effervescence  par  un  ajournement  d'abord  momentané  des  chambres.  Il  ne 
reste  pas  moins  ce  fait  singulier  d'une  majorité  législative  légalement  et  libre- 
ment élue,  obligée  de  s'arrêter  devant  des  manifestations  de  la  rue.  C'est  là 
un  malheur  pour  la  Belgique,  et  la  meilleure  preuve  que  là  est  la  question 
comme  là  est  le  danger,  c'est  que  ces  tristes  événemens  sont  devenus  aus- 
sitôt un  facile  argument  pour  tous  ceux  qui  cherchent  sans  cesse  à  surpren- 
dre les  défaillances  des  institutions  parlementaires.  Non  sans  doute,  la  con- 
stitution n'est  pas  suspendue,  et  les  mœurs  libérales  sont  trop  enracinées  en 
Belgique  pour  recevoir  d'un  incident  passager  une  atteinte  profonde.  Il  y  a 
du  reste  ceci  à  remarquer,  que  les  manifestations  violentes,  en  se  dirigeant 
contre  une  mesure  spéciale,  n'ont  pas  cessé  d'être  respectueuses  pour  le 
roi  dont  la  sagesse  a  fait  traverser  à  la  Belgique  des  épreuves  qui  n'étaient 
pas  moins  périlleuses;  mais  enfin  le  meilleur  moyen  de  montrer  ce  qu'il  y  a 
d'outré  et  de  ridicule  en  certains  pronostics  presque  funèbres,  c'est  de  ren- 
trer le  plus  promptement  possible  dans  la  pratique  vraie  et  sérieuse  des 
institutions  libres.  Malheureusement  l'embarras  est  de  trouver  une  issue.  Si 
le  gouvernement  retire  définitivement  la  loi  de  la  bienfaisance  et  dissout  les 
chambres,  n'estrce  pas  sanctionner  en  quelque  sorte  le  triomphe  d'une  ma- 
nifestation factieuse  sur  les  délibérations  régulières  de  la  majorité  parle- 
mentaire? Si  le  parlement  reprend  ses  travaux,  et  si  la  discussion  de  la  loi 
est  conduite  jusqu'au  bout,  l'émotion  publique  ne  renaitra-t-elle  pas?  On  le 
voit,  il  y  a  des  dangers  de  tous  les  côtés  :  dangers  pour  la  paix  matérielle, 
dangers  pour  la  dignité  et  l'intégrité  des  institutions.  Il  y  a  eu  depuis  quel- 
ques jours  diverses  réunions  de  représentans  à  Bruxelles,  et  dans  ces  réu- 
nions, à  ce  qu'il  parait,  c'est  à  qui  déclinera  la  responsabilité  des  événe- 
jnens  aussi  bien  que  l'initiative  d'une  résolution.  Qu'on  l'observe  bien,  le 
parti  libéral  n'est  nullement  intéressé  à  prendre  le  pouvoir  aujourd'hui. 
Ramené  aux  affaires  dans  de  telles  conditions,  obligé  de  dissoudre  le  parle- 
ment dans  des  circonstances  semblables,  il  se  ressentirait  inévitablement 
de  toutes  ces  irrégularités  violentes  qui  auraient  présidé  à  son  retour.  Le 
parti  catholique,  de  son  côté,  n'est  point  assurément  intéressé  à  chercher 
une  satisfaction  au  prix  de  la  paix  publique.  C'est  au  cabinet  sans  doute 
plus  qu'à  tout  autre  de  prendre  l'initiative  d'une  sorte  de  médiation  entre 
les  opinions,  qui  ont  toutes  aujourd'hui  un  même  intérêt,  celui  de  montrer 
que  les  institutions  libres  sont  au-dessus  des  crises  passagères  de  la  vie  pu- 
blique. Pour  le  moment,  la  clôture  des  chambres  vient  d'être  prononcée 
pour  cette  session.  Ce  n'est  là,  il  nous  semble,  qu'une  prolongation  de  cette 
trêve  dont  nous  parlions,  et  qui,  sans  être  une  solution  définitive,  a  du  moins 


950  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'avantage  d'ajourner  d'irritans  débats,  en  laissant  aux  passions  nri  peu  plus 
de  temps  pour  se  calmer. 

n  i  toutes  tes  époques  de  l'hïstoire,  il  n'en  est  peut-être  pas  qui  ail  avee 
notre  temps  plus  d'analogies  de  tout  genre  que  le  xvi*  sièele,  aviso  ses  agita- 
tions, ses  ardeurs  puissantes  el  ses  conflits.  S'agît-rl  de  ce  travail  prol 
des  so  :iétés  remuées  par  l'espril  d'innovation,  le  m"  sièele  a  la  renaissance, 

la  rri'or les  guerres  de  religion,  tous  ces  événemensà  travers  lesquels  ou 

voil  surgir  un  mou  fe  qui  n'esl  plus  déjà  le  monde  d'autrefois.  S'agit-il  .li- 
er- problèmes  d'organisation  européenne  qui  mettent  aux  prises  les  forces 
et  les  intérêts  nationaux,  qui  touchem  à  ce  qu'on  appellerait  maintenant 
l'équilibre  des  influences  :  le  \\r  siècle  est  rempli  de  Péclal  de  ces  luttes 
qui  itirenFi  ance  à  la  politique  du  roi  de  Navarre,  devenu  Henri  IV. 
el  à  la  politique  du  cai  :  Richelieu.  Ici  la  seène  change  d'aspect,  le 
chaos  com nce  à  s'éclaircir,  et  le  xvn*  siècle  s'ouvre.  Moment  de  transi- 
tion unique  el  curi  ux  entre  deux  époques!  \l.  Hichelet,  dans  des  livres  qui 
se  sont  succéd  quelques  années,  a  parcouru  toute  cette  route  du 
svi  siècle  en  s'en»  rant  de  f'air  du  temps,  en  prenant  trop  souvent  des  chi- 
mère- p 'des  réalités,  aujourd'hui,  dans  un  volu nouveau  qu'il  ajoute 

h,  son  Histoire  de  France,  il  s'attacheà  ces  deux  noms,  Henri  IF"  et  Richelieu, 
qui  dominent  le  livre  el  lui  donnenl  son  titre.  Henri  IV  en  possession  défi- 
nitive de  la  royauté,  pacifianl  la  France,  méditant  la  réorganisation  de  l'Eu- 
rope, vaguement  menacé  à  travers  toul  et  disparaissant  subiteraenl  Sous  le 
poignard  d'un  fanatique  obscur  au  milieu  des  plus  grands  projets;  Richelieu 
tnençant  à  se  révéler  dan-  les  conseils  de  la  régente  Marie  de  Uédicis 
et  se  faisanl  hardiment  sa  place    i  cO  Bérulle  pour  reprendre  bientôt, 

en  la  difiant,  ta  politique  du  Béarnais,  —  c'est  là  le  tableau  que  trac 

M.  Mich  il  i.  C'est  dans  ces  limites,  entre  ces  deux  dates,  1598  el  l(>'jr>,  qu'il 
me. 

Os  noms  de  Henri  IV  et  de  Richelieu  reviennent  bien  souvent  dans  les 
plus  récens  travaux  d'histoire.  Celui  du  Béarnais  grandit;  Richelieu,  sans  être 
rabaissé,  est  peut-être  moins  admiré.  A  quoi  cela  tient-il?  C'est  que  si  ces 
deux  hommes  ont  travaillé  à  la  même  oeuvre,  qui  est  l'unité  nationale,  l'un 
apparaît  me  un  niveleur  inflexible  qui  a  préparé  le  despotis  ne  royal 
en  croyant  n'abattre  'pie  les  haute-  têtes  féodales,  tandis  que  l'autre  ads-aii 
en  conciliateur,  voulant  ranimer  et  rallier  toutes  les  forces  de  la  France. 
C'est  ainsi  que  ce  roi  gascon,  devenu  peut-être  populaire  d'abord  par  ses 
défauts,  conserve  une  popularité  qu'il  méritait  par  ses  vues  politiques  autant 
que  par  ses  qualités  humaines  et  bienfaisantes.  L'auteur  de  Henri  ir  et  Ri- 
chelieu ne  méconnaît  pas  ces  différences.  Son  mérite,  dans  ce  livre  c 

dans  tous  ceux  qui  l'ont  précédé,  est  de  donner  une  vive  impression  de. 
temps.  \[.  Michelet  ne  raconte  pas  les  événemens;  il  décrit,  il  peint  d'un 
trait  fantasque  et  brisé,  ne  négligeant  aucun  détail.  Comme  il  a  fouillé  tes 
plus  petits  secrets  de  l'histoire,  il  n'ignore  pas,  soyez-en  sûr,  à  quel  moment 
fut  conçu  le  dauphin  qui  sera  Louis  XIII.  Il  a  compté  chaque  pli  de  la  fi-u  - 
du  Béarnais,  et  de  même  il  peint  Marie  de  Médicis,  Gabrielle,  la  maîtres- e 
de  Henri  IV,  le  jésuite  Cotton,  Richelieu,  Bérulle,  le  capucin  Travail  et  tes 
sorciers  :  peintures  très  vivantes,  très  capricieuses  et  souvent  puériles  quand 


REVUE.   CHRONIQUE.  V>51 

elles  ne  sont  pas  bizarrement  injustes.  Chose  curieuse!  voici  un  homme  plein 
de  savoir  et  d'imagination,  qui  a  passé  sa  vie  à  étudier  l'histoire,  et,  dans 
un  moment  d'humeur  légère,  il  lui  échappera  de  dire  tjut-  de  toute  l'ancienne 
monarchie  il  reste  à  la  France  un  uom,  Henri  IV,  plus  deux  chansons,  celle 
de  Gabrielle,  doux  rayon  de  paix  après  la  ligue,  et  celle  de  Marlhorough, 
vengeance  innocente  du  pain  iv  peuple  de  Louis  XIV  contre  ses  revers.  Ce  qui 
reste  de  l'ancienne  monarchie,  c'est  ce  qui  \it  encore,  c'est  la  France  elle- 
même,  façonnée  par  Henri  IV  et  par  Richelieu,  par  tous  ceux  qui  ont  étendu 
et  fixé  ses  frontières.  Arrivé  à  cette  heure  du  commencement  du  wir  siècle, 
M.  Michelet  voit  partout  autour  de  lui  la  stérilité.  La  fécondité  s'arrête,  les. 
caractères  se  rapetissent;  la  grisaille  envahit  tout,  l'art  se  décolore  et  se 
perd  dans  les  pastorales  de  d'Ucfé.  Le  tabac  vient  à  son  tour,  le  tabac, 
cette  chose  anti-sociale  qui  alourdit  l'esprit,  qui  «  supprime  le  baiser,»  et 
qui  développe  les  maladies,  «  surtout  celle  de  cracher  partout  et  toujours.» 
M.  Michelet  a  mille  traits  ingénieux  et  piquans  pour  décrire  au  lendemain 
des  grandes  luttes  cet  état  intermédiaire  qu'il  est  bien  dur  pourtant  de  flétrir 
du  nom  de  stérilité,  lorsque  de  ce  repos  momentané  de  la  nature  vont  sortir 
Coudé,  Turenne,  Corneille,  Molière,  Pascal,  les  solitaires  de  Port-Royal,  Col- 
bert  et  le  xvir  siècle  tout  entier.  C'est  moins  une  période  de  stérilité  absolue 
qu'une  halte  pendant  laquelle  la  nature  semble  se  recueillir  pour  se  prépa- 
rer à  un  effort  nouveau  et  plus  éclatant.  Et  nous,  qui  par  tant  de  points 
ressemblons  à  ce  xvic  siècle  finissant,  nous  qui  avons  aussi  nos  heures  d'af- 
faissement moral  et  intellectuel,  verrons-nous  s'ouvrir  de  tels  horizons'.' Au- 
rons-nous notre  wir  siècle,  comme  notre  aîné  eut  le  sien'.'  Le  chapitre  de 
M.  Michelet  sur  la  stérilité  en  1610  inspire  du  moins  cette  pensée,  qu'une  las- 
situde momentanée  n'est  point  la  décadence,  et  qu'il  n'est  point  de  maladie 
irrémédiable  pour  une  nation  si  prompte  à  se  retrouver  elle-même,  à  re- 
prendre confiai en  son  génie  et  en  ses  destinées. 

Quel  serait  le  meilleur  moyen  d'aggraver  ce  mal  de  l'esprit,  dont  souffrent 
certaines  sociétés,  et  qui  risquerait  à  la  longue  de  dégénérer  réellement  en 
stérilité!  Ce  serait  de  propager  les  idées  fausses  et  de  surexciter  les  senti- 
mens  malsains,  d'accoutumer  le  goût  publie  à  celte  atmosphère  énervante 
au  sein  de  laquelle  on  le  fait  vivre  trop  souvent,  d'arriver,  par  la  plus  sin- 
gulière des  méprises,  à  confondre  l'art  vrai  et  les  œuvres  maladives  ou  vio- 
lentes. Le  goût  public  peut  être  malade,  il  peut  s'égarer;  parfois  aussi  il  a 
comme  des  retours  subits  et  inattendus  quand  ou  lui  montre  quelque  inven- 
tion juste  et  heureuse  dans  lapoésie,  dans  le  roman,  comme  au  théâtre. 
Lorsque  cet  esprit  charmant  et  si  regrettable,  Alfred  de  Musset,  écrivait  au- 
trefois ses  ingénieux  et  poétiques  proverbes,  que  disait-on?  On  assurait 
que  toute  cette  grâce  s'évanouirait  à  la  scène,  on  n'était  pas  loin  peut-être 
de  mettre  au-dessus  de  ce  dialogue  étincelant  le  vaudeville  le  plus  obscur, 
et  cependant,  lorsque  les  comédies  d'Alfred  de  Musset  ont  passé  du  livre  sut- 
le  théâtre,  le  goût  public  s'est  senti  naturellement  entrainé  par  ces  œuvres 
où  la  fantaisie  s'allie  â  l'observation.  Il  en  a  été  de  même  des  proverbes  de 
M.  Octave  Feuillet,  qui  n'étaient  point  destinés  au  théâtre,  et  qui,  transpor- 
tés sur  la  scène,  ont  réussi  sans  effort  par  cet  unique  attrait  de  la  distinc- 
tion et  de  la  grâce.  M.  Feuillet  faisait  une  tentative  plus  sérieuse  peut-être, 
il  y  a  quelques  jours,  en  livrant  â  la  représentation  publique,  sur  un  théâtre 


952  RENTE    DES    DEUX    MONDES. 

accoutumé  à  mie  littérature  douteuse,  une  de  ses  comédies  les  mieux  inspi- 
rées, Dalila.  Chose  humiliante  pour  tous  les  vaudevilles  et  les  mélodrames, 
l'œuvre  de  M.  Feuillet  a  réussi  comme  si  elle  n'était  pas  le  fruit  du  goût  lit- 
téraire le  plus  fin.  Elle  a  montré  une  t'ois  de  plus  ce  que  peuvent  sur  des 
spe  stateurs  rassemblés  l'élévation  de  la  pensée,  la  délicatesse  de  l'observa- 
tion, la  poésie  du  langage.  Dalila  est  certainement  une  des  conceptions  les 
plus  heureuses  et  les  plus  fortes  de  M.  Feuillet.  On  ne  l'a  pas  oublié,  c'est 
l'artiste  dans  sa  nature  ardente  et  vaine,  aspirant  au  luxe,  à  toutes  les  joies 
des  sens,  à  la  vie  mondaine,  à  l'amour  des  grandes  dames,  et  finissant  par 
voir  son  génie  s'épuiser,  s'éteindre  dans  cette  atmosphère  enflammée  et  éner- 
vante où  il  est  allé  se  plonger  avec  une  sorte  de  curiosité  fiévreuse.  Tous 
les  personnages  qui  vivent  dans  le  livre,  c'est-à-dire  qui  vivent  d'une  cer- 
taine existence  idéale  et  séduisante,  ont,  s'il  se  peut,  encore  plus  de  relief 
à  la  scène,  ils  apparaissent  avec  leurs  traits  distincts  à  l'horizon  de  ce  ciel 
de  \aples.  On  a  retrouvé  tous  ces  héros  de  la  fantaisie,  Rosvvein,  l'artiste 
ébloui,  enivré  et  épuisé,  la  princesse  Falconieri,  cette  femme  si  merveil- 
leusement faite  peur  briser  en  passant  une  existence,  et  ce  fou  Carnioli;  on 
a  retrouvé  aussi  le  vieux  Sertorius,  type  de  l'artiste  simple,  aimant  son  art 
pour  lui-même,  et  aimant  encore  (dus  sa  fille.  L'intérêt  s'est  attaché  surtout 
à  cette  dernière  scène,  où  le  vieux  musicien  emporte  sa  fille  morte  en  Alle- 
magne, tandis  que  l'autre,  Roswein,  est  à  la  poursuite  d'une  image  ironi- 
que (|iti  fuit.  C'est  par  tous  ces  traits  fins,  poétiques,  émouvans,  que  l'œuvre 
de  M.  Feuillet  a  réussi,  laissant  dans  tous  les  esprits  comme  le  parfum  d'une 
pensée  honnête  et  généreuse.  ch.  de  mazade. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 

LA   TRAGÉDIE   ITALIENNE   A   PARIS. 

La  tragédie  italienne  vient  d'achever  à  Paris  sa  troisième  campagne  au 
milieu  des  applaudissement.  C'est  là  sans  doute  un  phénomène  curieux, 
car  on  ne  peut  l'expliquer  ni  par  le  goût  du  public  pour  ce  genre  de  spec- 
tacle, ni  par  son  désir  d'entendre  parler  une  langue  qu'il  ne  comprend  guère, 
ni  par  l'ensemble  et  l'habileté  de  la  compagnie  dramatique  qui  s'est  chargée 
de  représenter  l'art  italien  parmi  nous.  Ce  qui  en  réalité  attirait  la  foule  à  la 
salle  Ventadour,  c'est  l'exhibition  d'un  de  ces  talens  de  premier  ordre  qui 
paraissent  avoir  seuls  aujourd'hui  le  secret  d'animer  la  tragédie.  Pour  ap- 
plaudir M""  Ristori,  nous  écoutons  Alfieri,  Silvio  Pellico,  même  M.  Marenco 
fils;  nous  acceptons  sans  murmurer  des  comédiens  que  partout  ailleurs  on 
ne  supporterait  pas.  Rien  de  plus  naturel,  si  l'on  se  reporte  surtout  à  la  pre- 
mière année  où  la  tragédie  italienne  se  produisit,  sous  les  auspices  de  Mmt  Ris- 
tori, devant  le  public  parisien  :  Paris  alors  ne  revenait  pas  de  sa  surprise 
d'avoir  rencontré  une  grande  actrice  dont  il  n'avait  jamais  ouï  parler.  Ce- 
pendant, à  part  quelques  excursions,  bien  vite  abandonnées,  dans  le  domaine 
de  la  comédie,  M™e  Ristori  ne  se  montra  d'abord  que  dans  quatre  tragédies  : 
Françoise  de  Rimini ,  Mijrrha,  Marie  Stuart,  Pia  des  Tolomei.  Elle  aurait  pu 
n'en  jouer  qu'une,  et  la  plus  faible  de  toutes,  le  succès  n'eût  pas  été  moins 


REVUE.  CHRONIQUE.  953 

éclatant.  L'année  suivante,  le  même  répertoire  suffit  à  son  triomphe.  Une 
seule  création  s'y  ajouta,  et  Mme  Ristori,  devenue  directrice  de  la  troupe,  joua 
la  Médée  de  M.  Legouvé. 

Il  devenait  urgent,  dans  le  cours  de  la  troisième  campagne,  de  répondre 
à  l'empressement  persistant  de  la  foule  par  quelques  tentatives  nouvelles. 
Chercher  dans  le  vaste  théâtre  d'Alfieri  un  ouvrage  qui  renouvelât,  s'il  était 
possible,  la  veine  épuisée  de  Mijrrha,  demander  au  théâtre  moderne,  aux 
inspirations  des  poètes  contemporains  quelque  drame  original  ou  nouveau, 
dans  le  genre  de  Shakspeare  ou  de  Schiller,  telle  était  la  marche  que  l'inté- 
rêt, sinon  de  su  renommée,  au  moins  de  son  entreprise,  commandait  à 
Mme  Ristori.  Malheureusement  le  poète  piémontais  ne  lui  a  fourni  qa'Oetq- 
rie.  Ce  n'est  pas  qu'on  ne  put  trouver  dans  Sait/,  dans  Don  Garcia,  dans  la 
Conjuration  des  Pazzi  des  œuvres  bien  supérieures;  mais  il  fallait  que  le 
principal  rôle  fût  pour  l'actrice  de  qui  dépendait  uniquement  le  succès. 
Faute  de  péripéties  émouvantes  qui  prêtassent  à  une  pantomime  expres- 
sive, Octarie  n'a  pu  se  soutenir  à  la  scène.  Après  la  tragédie  restait  le 
drame.  N'en  trouvant  aucun  à  son  gré  parmi  les  chefs-d'œuvre  connus, 
M°c  Ristori  eut  recours  au  talent  et  à  l'amitié  de  M.  Montanelli.  Usant  de  la 
liberté  qui  lui  avait  été  laissée,  le  poètr  italien,  au  lieu  d'un  drame  moderne, 
a  écrit  en  quelques  mois  une  tragédie  antique,  qui  n'était  pas  précisément  ce 
qu'il  fallait,  mais  qui  a  fait  oublier  par  le  charme  du  style  et  par  quelques 
situations  émouvantes  ce  qu'on  aurait  désiré  de  plus. 

Si  les  malheurs  politiques  de  l'Italie  ne  nous  avaient  habitués  à  toutes  les 
surprises,  ce  ne  serait  pas  un  médiocre  sujet  d'étonnement  que  de  voir  une 
tragédie  italienne  composée  et  représentée  à  Paris,  devant  un  auditoire  qui 
y  prend  à  peu  près  le  même  plaisir  qu'à  la  pantomime  d'un  ballet;  mais  l'exil 
a  peuplé  d'Italiens  les  capitales  de  l'Europe,  et  chacun  de  ces  bannis  dirait 
volontiers  avec  Sertorius  : 

Rome  n'est  plus  daus  Rome,  elle  est  toute  où  je  suis. 

En  attendant  que  le  jour  soit  venu  de  faire  une  histoire  de  la  littérature 
italienne  à  /'étranger,  c'est  à  Londres  que  M.  Rufini  publie  ses  intéressans 
Mémoires  d'un  Conspirateur,  M.  Rossetti  ses  curieuses  Etudes  sur  Dante, 
M.  Gallenga  son  Histoire  du  Pif  mont:  c'est  à  Bruxelles  que  les  poésies  lyri- 
ques et  dramatiques  de  M.  Dali'  Ongaro  voient  le  jour;  c'est  â  Paris  qu'ont  été 
composés  Vllistoire  des  Musulmans  de  Sicile,  de  M.  Amari,  les  Mémoires  de 
M.  Montanelli,  les  divers  ouvrages  de  M.  Ricciardi.  On  ne  peut  se  dissimuler 
toutefois  que  donner  à  Paris  une  œuvre  essentiellement  italienne,  écrite 
dans  cette  langue  synthétique  et  difficile  des  vers,  si  différente  de  la  prose, 
destinée  enfin  à  être  écoutée  plutôt  qu'à  être  lue,  semblait  une  entreprise 
hardie,  presque  téméraire.  Serait-il  possible  à  l'auteur  de  ne  pas  se  souvenir 
que  le  succès  dépendait,  à  la  représentation,  du  talent  mal  secondé  d'une 
actrice,  et  n'y  avait-il  pas  lieu  de  craindre  qu'en  lui  sacrifiant  les  autres 
rôles,  il  ne  fit  un  libretto  au  lieu  d'une  tragédie?  L'écueil  était  inévitable, 
et  M.  Montanelli  se  trouvait  en  présence  de  difficultés  d'autant  plus  graves, 
que  la  pièce  qu'il  s'agissait  d'écrire  était  son  coup  d'essai  au  théâtre.  Je 
ne  veux  en  effet  compter  ni  la  Tentation,  poème  lyrique,  quoi  qu'en  dise  le. 
titre,  ni  un  travail  auquel  on  est  tenté  de  regretter  qu'un  poète  original  ait 


95/|  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

consacré  ses-veilles,  la  traduction  de  )lédêe.  Ainsi  voilà  un  honnie  parvenu 
à  l'âge  mûr  de  la  \  u\  un  écrivain  éprouvé  par  les  luttes  politiques  qui  Pont 
un  moment  introduit  dans  les  conseils  du  gouvernement  de  son  pays,  le 
voilà  débutant  à  la  scène  sans  se  l'aire  illusion  sur  les  dangers  d'un  de  ces 
reliées  dont  la  jeunesse  seule  se  relève  :  c'est  là  un  acte  de  courage  qui 
aurait  en  tout  cas  commandé  la  sympathie. 

Le  sujet  de  Cumina  est  emprunté,  on  le  sait,  à  Plutarque,  et  je  n'ai  point 
à  citer  ici  la  Bave  et  charmante  page  d'Amyot  que  VI.  Montanelli  a  mise  en 
tête  de  sa  tragédie;  je  se  dirai  rien  non  plus  de  la  Commet  dont  Thomas 
Corneille  a  enrichi  notre  théâtre.  N'imitant  guère  que  les  défauts  des  grands 
écrivains  ipii  l'entourent,  Thomas  Corneille  peint  lïrutus  galant  et  Caton 
damerct;  il  l'ait  de  la  prétresse  gauloise  une  reine  de  Cdatir,  ou  plutôt  une 
reine  française;  il  Feotouj"e  de  steux  amans,  dont  l'un  veut  toujours  tuer,  et 
l'autre  toujours  mourir;  il  multiplie  les  personnages  parasites,  les  combinai- 
sons invraisemblables,  les  coups  de  théâtre  ridicules.  C'est  pour  n'avoir  pas 
suivi  ce  triste  exemple,  c'est  pour  s'être  transporté'  dans  l'antiquité  et  y 
avoir  \,'cu  quelques  mois  par  la  pensée  que  \[.  Montanelli  a  mérité  de  réus- 
sir. On  doit  lui  savoir  gré  de  n'avoir  rien  cherché  au-delà  des  élémeos  qui 
suffisaient  à  la  mus.'  astique  pour  émouvoir  le  spectateur.  Il  s'est  pénétré  des 
mesura  et  des  i  lées  gantoises,  il  a  su  les  faire  revivre  dans  sa  tragédie  avec 
une  rare  fidélité.  Caiiuna  et  les  autres  personnages  ne  sont  ni  Grecs,  ni  Ro- 
mains,  ai  même  Français;  Gaulois  amollis  par  te  climat  de  I'  \sie,  ils  conser- 
vent encore  an  coeur  des  forets  de  lu  Calatie  les  superstii  ions  ou  les  croyances 
de  leurs  ancêtres,  déjà  battues  en  brèche  par  la  théologie  envahissante  des 
Romains.  Cette  foi  à  la  siir\  iv  anre  réelle  des  morts  dans  d'autres  étoiles,  ce 
pieux  désir  de  les  rejoindre,  ie  dé  tache»  cal  des  choses  de  la  terre  qui  en  est 
la  conséquence,  voilà  bien  tes  signes  caractéristiques  du  vieux  dogme  des 
druides,  qu'historiens  et  poètes  s'étudient  à  remettre  sous  nos  yeux. 

En  s'inspirant  ainsi  des  croyances  gauloises  pour  le  fond  et  de  l'antiquité 
classique  pour  la  forme,  M.  Montanelli  cependant  ne  s'est  pas  flatté,  j'ima- 
gine, de  faire  une  œuvre  vivante.  Si  les  passions  de  l'homme  sont  éternelle- 
ment les  mêmes,  elles  prennent,  suivant  les  siècles,  des  allures  trop  diverses 
pour  qu'on  puisse,  sans  une  grande  force  d'abstraction,  vivre  au  milieu  d'elles 
et  ne  pas  se  sentir  dépaysé.  La  jouissance  qu'un  tel  commerce  nous  cause 
est  donc  parement  intellectuelle,  et  les  œuvres  de  l'esprit  où  l'on  évoque 
l'antiquité  ne  s'adressent  qu'au  petit  nombre  des  hommes  éclairés  pour  qui 
le  passé  a  tout  ensemble  le  charme  d'un  souvenir  et  l'intérêt  sévère  d'un  en- 
seignement. Dignes  d'estime  et  quelquefois  d'admiration,  les  poètes  qui  s'in- 
spirent du  génie  antique  non  pour  peindre  la  vie  moderne,  mais  pour  repro- 
duire l'image  des  temps  écoulés,  ne  nous  touchent  guère  et  obtiennent 
difficilement  la  popularité: 

C  s  réserves  faites  sur  la  nature  et  la  portée  du  succès  auquel  Camma 
pouvait  prétendre,  il  y  a  quelques  objections  à  présenter  aussi  contre  la  forme 
poétique  adoptée  par  l'auteur.  Tout  le  monde  a  remarqué  ce  tour  obstiné- 
ment lyrique,  cette  profusion  d'images  trop  souvent  empruntées  à  la  nature 
physique.  Ce  serait  rendre  un  mauvais  service  à  II.  Montanelli  que  de  dresser 
une  statistique  exacte  des  tempêtes,  des  éclairs,  des  nuages,  des  fleurs,  des 
roses,  qui  figurent  dans  sa  tragédie.  Je  sais  que  ce  système  n'est  pas  sans 


REVUE.   CHRONIQUE.  9&5 

exemple,  et  qu'on  pourrait  mettre  en  avant  Eschyle,  Shakspeare,  les  Es- 
pagnols; mais  le  génie  dramatique  de  la  France  et  de  l'Italie  ne  comporte 
pas  au  même  degré  cette  exubérance.  Je  sais  -  ai  ore  que  la  scène  se  p:  se 
en  Asie,  ri  que  les  personnages  sont  des  druides,  des  prèti  .les; 

mais  alors  pourquoi  Sinorix,  le  criminel,  le  personnage  prosaïque  par  excel- 
lence, dont  l'amour  même  ne  peut  qu'être  brutal  et  terre-à-terre,  parle-t-il, 
lui  ;iu — .i,  cette  langue  pittoresque  qui  n'a  de»  prix  à  nos  yeux  que  pane  qu'on 
y  veut  voir  l'expression  naturelle  de  la  pensée  qui  s'élève?  Même  en  Asie 
d'ailleurs,  c'est  l'imagination  qui  parle  par  figures  :  quand  elle  fait  plai 
quelque  forte  passion,  le  langage  de  l'Orient  et  celui  de  l'Occidenl  a  rap- 
prochent et  tendent  à  s.'  confondre.  L'auteur  de  C anima  n'a  point  méconnu 
i  l  vérité;  je  lui  reproche  seulement  de  ne  s'en  être  souvenu  que  dans 
un  trop  petit  nombre  de  scènes,  et  d'avoir  préféré  trop  souvent  le  langage 
fleuri  de  l'imagination  aux  simples  accens  de  la  passion 

J'entends  dire  qu'il  y  a  là  une  question  de  doctrine,  et  que  M.  Montanelli 
s.'  rattache  volontairement  par  le  style  à  l'école  de  Niccolini.  On  sait  qu'Al- 
fieri,  voulant  que  1-vers  rat  simple  et  nu,  comme  il  convient  pour  le  drame, 
le  lit  aride  et  sec,  comme  il  le  trouvait  dans  son  génie.  Plus  tard,  par  une 
juste  réaction  contre  cet  excès,  qui  n'était  lui-même  qu'une  réaction,  N'ic- 
colini  a  ramené  la  couleur  au  théâtre,  taudis  que  Géricault,  triomphant  de 
David,  lui  rendait  dans  les  arts  du  Lessin  son  importai)  mi  :onnue.  Encore 
aujourd'hui  l'école  d'Aiticri  est  florissante,  elle  se  compose  principalem 
des  poètes  sans  imagination;  les  autres,  mieux  doués  et  plus  rare-.,  suivent  les 
traces  de  Niccolini.  \i.  Montanelli  est  de  ce  nombre,  sa  filiation  est  e\  idente. 
Malheureusement,  comme  tout  disciple,  il  enchérit  *ur  le  maître  :  il  t'ait 
de  la  poésie  une  immense  métaphore,  et  telle  est  même  son  aisance  à  manier 
langue  orientale,  qu'on  a  peine  à  croire  à  un  effort  de  sa  part. 

Le  premier  acte  de  Camma  est  une  exposition  gém  ralement  satisfais  tnte. 
Il  faut  que  nous  connaissions  la  prêtresse  inspirée  pour  être  touchés  de  son 
désespoir  quand  elle  apprendra  la  mort  de  Sinatus,  et  pour  nous  intéresser 
à  -  s  projets  de  vengeance,  quand  ses  amis  l'auront  décidée  à  vivre  afin  de 
châtier  le  meurtrier.  J'applaudirais  (''gaiement  sans  réserve  lorsque  Sinorix 
triomphant  vient  offrir  à  Camma  d'hypocrites  et  odieuses  consolations,  si  la 
fin  de  cette  scène  ne  soulevait  une  grave  objection,  malgré  l'effet  qu'elle 
produit  au  théâtre.  Les  paroles  du  nouveau  tétrarque  sont  en  apparence 
celles  d'un  honnête  homme  et  d'un  ami  :  comment  donc  Camma  peut-elle 
deviner  que  le  coupable  est  près  d'elle? 

La  mia  vittima  è  qui,  la  sento  ! 

Comment  devine-t-elle  qu'il  n'est  autre  que  Sinorix  lui-même,  è  desso?  Ap- 
paremment l'auteur  a  voulu  qu'il  n'y  eût  rien  de  logique  ni  même  d'expli- 
cable dans  cette  intuitkn.  S'il  est  wui,  comme  on  l'assure,  qu'il  y  veuille 
voir  un  phénomène  magnétique,  ce  phénomène  atteindrait  à  uu  degré  extra- 
ordinaire de  précision  et  d'évidence,  puisque  Camma  est  inspirée.  C'est  à 
dessein  que  M.  Montanelli  évite  de  mettre  dans  la  bouche  de  Sinorix  toute 
pa.  oie  qui  soit  un  indice  révélateur  pour  de  simples  mortels;  peut-être  n'a- 
t-il  lias  assez  pris  garde  aux  conséquences.  Si  la  certitude  de  Camma  n'est 
pas  puisée  aux  sources  communes,  les  preuves  de  l'ordre  naturel  ne  sau- 


95(5  REVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

raient  l'accroître,  et  l'on  ae  comprend  plus  dès-lors  la  nécessité,  ni  menu» 
l'opportunité  de  la  grande  scène  du  second  acte,  où  la  prêtresse  cherche  à 
arracher  à  Sinorix  un  aveu  positif,  à  moins  qu'on  n'admette  avec  le  poète 
qu'il  ne  s'agit  point  d'une  vengeance  ordinaire,  mais  d'un  châtiment  solennel. 

C.iinma  épousera-t-elle  Sinorix,  ou  ne  Pépousera-t-elle  pas?  Telle  est  la 
question  qui  domine  ce  second  acte,  un  peu  lent  malgré  les  beaux  vers  qu'il 
contient.  De  longues  discussions  sur  la  convenance  de  ce  mariage  ne  sau- 
raient plaire  qu'à  la  lecture.  M.  Montanelli  eût  sagement  fait  d'abréger,  au 
risque  d'écourter  le  légitime  développement  de  sa  pensée.  Il  était  assez 
riche  en  vers  harmonieux  pour  faire  sans  trop  de  regrets  un  pareil  sacri- 
ti  :e.  Il  n'\  eûl  rien  perdu  comme  poète,  et  connue  auteur  dramatique  il  y 
eût  assurément  gagné.  On  peut  effacer  bien  des  lignes  quand  on  a  écrit  ce 
passage  du  monologue  de  Camma  :  <«  0  Sinato!  tu  gémis;  je  t'entends:  c'est 
en  vain  que  le  dieu  qui  guide  les  âmes  t'ouvrit  les  derniers  cercles  de  l'éter- 
nelle joie.  Je  te  vois  aux  bords  de  i  étoile  errer  mélancolique  et  seul, 

fixant  tes  regards  sur  les  Ilots  resplendissant  de  l'immense  éther  répandu 
entre  nous.  A  chaque  nacelle  qui  amène  d'heureux  habitans,  tu  nourrisl'es- 
pérance  que  Camma  vient  enfin  te  rejoindre.  La  nacelle  aborde;  l'un  après 
l'autre  les  liôtc^  nouveaux  descendent  en  chantant  un  hosanna  à  Corivena; 
en  vain  tu  me  cherches  parmi  eux.  et  tu  te  reprends  à  pleurer.  » 

Je  me  reprocherais  toutefois  de  limer  exclusivement  le  talent  poétique  de 
M.  Montanelli,  car  il  y  a  dans  Camma.  même  au  point  de  vue  de  l'action,  des 
scènes  parfaitement  réussies  et  d'un  grand  effet.  Je  n'en  veux  pour  preuve 
que  celle  où  la  druidesse,  feignant  d'aimer  le  meurtrier  inconnu  de  Sina- 
tu~.  arrache  à  Sinorix  son  secret.  Cette  situation  était  nouvelle  et  risquée. 
Gamma  arrive  au  vrai  par  des  moyens  peu  avouables,  et  l'auteur  l'a  si  bien 
compris,  que,  dès  le  premier  acte,  il  prévient  habilement  les  objections  à  cet 
_  I  :  Camma  y  prie  Koridwen,  la  Diane  gauloise,  de  sanctifier  les  voies 
tortueuses  de  la  trahison  : 

Tu  saiitifka  contro  il  traditore 
Le  teuebrose  vie  del  tradimontn. 

1*1  n-  loin,  elle  exprime  la  douleur  qu'elle  éprouve  de  recourir  à  la  feinte. 
Prévenu  ou  non  prévenu,  le  public  accepte  cette  scène  difficile,  et  je  crois 
qu'une  fois  sur  le  terrain  de  convention  où  l'auteur  s'est  placé,  il  n'a  pas 
tort  de  le  suivre.  Ceux-là  seuls  qui  veulent  rester  dans  l'ordre  naturel  et 
dans  le  domaine  de  la  vraisemblance  pourraient  s'étonner  que  Sinorix  soit 
assez  crédule  pour  ajouter  foi  à  un  amour  si  extraordinaire  de  la  part  d'une 
femme  qui  aimait  son  mari,  et  que,  sur  une  confession  si  peu  attendue,  il 
oublie  les  lois  de  la  plus  vulgaire  prudence  et  se  livre  aussitôt.  M.  Monta- 
nelli pense  sans  doute,  avec  le  poète,  que  la  divinité  aveugle  ceux  qu'elle 
veut  perdre.  Il  y  aurait  lieu  encore  de  demander  pourquoi  Camma  n'accepte 
pas  comme  une  preuve  suffisante  du  meurtre  la  blessure  dont  le  bras  de  Si- 
norix porte  la  marque,  tandis  qu'elle  se  laisse  convaincre,  quand  ce  dernier 
lui  affirme,  sans  preuves,  qu'il  a  arraché  le  cœur  à  sa  victime  et  qu'il  le  con- 
serve chez  lui.  Ce  sont  là  néanmoins  des  détails  de  peu  d'importance;  ils 
n'empêchent  pas  l'action  d'être  fort  bien  conduite,  et  le  dialogue  de  pa- 
raître infiniment  plus  dramatique  que  dans  les  autres  parties  de  l'ouvrage. 


BEVUE.    —    CHRONIQUE.  957 

Je  ne  blâmerai  point  M.  Montanelli  d'avoir  concentré  tout  l'intérêt  du 
troisième  acte  dans  deux  situations  principales  :  la  force  et  la  diversité  des 
sentimens  qui  y  sont  en  jeu  permettent  facilement  d'oublier  tout  le  reste. 
Gamma  inspire  la  compassion  lorsqu'au  moment  de  châtier  le  coupable,  elle 
subit,  pleine  d'angoisses,  les  amers  reproches  du  barde  ami  de  Sinatus  : 
d'un  mot  elle  pourrait  le  réduire  au  silence,  reconquérir  son  admiration  et 
son  estime,  qui  pour  elle  a  tant  de  prix;  mais  ce  mot,  elle  ne  le  dira  point, 
car  il  pourrait  compromettre  sa  vengeance.  C'est  ainsi  humiliée,  mais  iné- 
branlable dans  sa  volonté,  qu'elle  s'avance  pour  la  cérémonie  nuptiale,  au 
milieu  des  signes  non  équivoques  de  la  stupeur  et  de  la  réprobation  de  tous 
ceux  qui  l'entourent.  La  sombre  et  inexplicable  satisfaction  qui  éclate  mal- 
gré elle  sur  son  visage  augmente  leur  douleur  et  fait  contraste  avec  la  joie 
amoureuse  de  Sinorix.  Une  fois  la  coupe  vidée,  tous  les  rôles  changent  :  la 
fureur  contenue  de  la  prêtresse  éclate,  ainsi  que  l'indignation  de  l'assistance, 
et  le  tétrarque  reste  couvert  de  confusion,  frappé  de  terreur,  jusqu'au  mo- 
ment où,  les  tortures  physiques  d'une  mort  hideuse  l'entraînant  hors  de  la 
scène,  hi  triomphante  agonie  de  Canima  occupe  seule  le  spectateur.  La  tâche 
de  la  druidesse  est  accomplie  :  n'ayant  plus  rien  à  faire  en  ce  monde,  elle 
s'envole  au  séjour  des  étoiles,  où  l'attend  Sinatus. 

M""'  Ristori  a  largement  contribué  au  succès  de  Camma  par  l'incontes- 
table talent  qu'elle  déploie  dans  le  principal  rôle.  Elle  y  a  mis  toute  son  âme, 
tout  son  dévouement.  Elle  a  su  trouver  des  effets  nouveaux  et  dramatiques 
sans  cesser  d'être  naturelle  et  vraie  :  si  parfois  elle  s'est  trompée,  on  n'a  pu 
s'en  prendre  qu'à  son  excessif  désir  de  bien  faire,  de  se  surpasser  même,  et 
à  la  spontanéité  de  ses  inspirations.  Grâce  à  un  rôle  habilement  tracé, 
M1"  Ristori  a  donc  pu  achever  sa  troisième  campagne  à  Paris  sans  trop  s'aper- 
cevoir qu'il  n'y  a  point  ici  un  public  assuré  pour  les  apparitions  périodiques 
de  la  tragédie  italienne;  elle  a  pu  même  recommencer  avec  quelques  chances 
de  succès  ses  fructueuses  tournées  à  travers  l'Europe.  Puisque  j'ai  touché  ce 
point,  je  dirai  ma  pensée  tout  entière.  Il  y  a  deux  ans,  lorsque  M™"  Ristori 
nous  est  pour  la  première  fois  venue  d'Italie,  nous  avons  applaudi  à  cette 
apparition  inattendue  qui  nous  montrait  dans  une  artiste  admirablement 
douée  les  qualités  que  nous  regrettions  de  ne  pas  trouver  chez  M11'  Rachel. 
Nous  espérions  que  l'art  dramatique,  en  Italie  comme  en  France,  profiterait 
de  ee  succès.  Nous  comptions  sans  cette  fièvre  des  applaudissemens  faciles 
qui,  Mme  Ristori  nous  l'a  prouvé  une  fois  de  plus,  n'épargne  pas  toujours  les 
natures  les  mieux  douées.  C'est  sous  cette  influence  maligne  que  M'"e  Ristori, 
plus  remarquable  dans  la  comédie  que  dans  la  tragédie,  a  renoncé  à  un 
genre  qui  n'attire  pas  les  étrangers  (1).  C'est  pour  mieux  garantir  son  succès 
qu'elle  s'est  entourée  d'artistes  vulgaires,  dont  l'insuffisance  rebute  les  spec- 
tateurs et  décourage  les  auteurs.  Elle  a  fait  plus  :  elle  a  exagéré  les  effets 
de  sa  pantomime,  —  la  seule  partie  de  son  talent  que  nous  puissions  admi- 

(11  A  la  veille  de  quitter  Paris,  Mme  Ristori  a  eu  cependant  la  singulière  idée  de 
jouer  deux  fois  les  Fausses  Confidences,  traduites  en  italien,  au  lieu  de  nous  donner 
quelques-uus  des  meilleurs  ouvrages  de  son  répertoire  national.  C'est  une  fantaisie  qui 
ne  tire  pas  à  conséquence,  et  dont  la  critique  n'a  pas  à  s'occuper.  Marivaux  sans  le 
marivaudage  —  on  devine  ce  que  cela  peut  être. 


958  r.l \  I  i:    DES    DEUX    JIONDEB. 

rer  en  connaissance  ■.  —  au  point  de  nous  rappeler  quelquefois  non 

plus  M11'  Raehel,  mais  telle  ou  telle  actrice  en  faveur  au  boulevard.  Certaine 
enfin  que  le  rhythme  mélodieux  de  la  poésie  italienne  échappe  à  son  nouvel 
auditoire,  elle  s'est  livrée  à  toute  l'impétuosité  de  sa  nature  ê1  ne  s'esl  plus 
astreint!'  à  réi  iter  les  vers  lois  qu'ils  étaient  écrits.  Elle  a  fait  un  singulier 
abus  de  la  synonj  oie;  elle  a  retranché  ou  ajouté  des  mots,  au  risque  de 
débiter  des  vers  faux.  Je  pourrais  multiplier  les  exemples  et  demandera 
tout  homme  de  bonne  foi  s'il  est  permis,  sans  nuire  à  la  mesure,  d'ajouter 
io  ou  de  le  retrancher,  de  transporter  le  pronom  me  d'un  vers  à  l'autre,  de 
dire  scendono  quand  le  poète  a  éci  il  scendon,  etc.;  mais  je  veux  me  borner  à 
deux  vers,  où  les  étranges  licences  de  M"  Ristori  onl  dénaturé  jusqu'à  la 
pensée.  A  lu  seconde  représentation  de  Camana,  en  prononçant  ce  veis  : 

Pur  (i'inusata 
Mestuda  sento  viol  oza  al  core, 

«  pourtant  une  tristesse  étrange  s'empare  malgré  moi  de  mon  cœur.  » 
VF"  Ristori  a  remplacé  ciolema  par  dolcezza,  ce  qui  ôte  tout  sens  à  la 
phrase.  Plus  loin,  dans  ce  vers: 

C  mtro  l' inflûger  suo  finor  fu  vana 
Possanza  d'arti  mie, 

k jusqu'à  présent  toute  la  puissance  de  mes  artifices  n'a  pu  vaincre  sa  dis- 
simulation, » /»  est  dj ■m'uii  fia,  ce  qui  fail  é ttre  à  Gamma  le  vœu  singu- 
lier que  la  puissance  de  ses  artifice-  ne  réussisse  pas  à  vaincre  la  dissimu- 
lation de  Siuorix! 

11  est,  je  [«élise,  inutile  d'insister,  Que  de  pareilles  bévues  aient  passé  ina- 
perçues sur  la  scène  du  Théâtre-Italien,  n'est-ce  pas  la  meilleure  preuve  du 
danger  qu'il  y  à  pour  M"1'  Ristori  à  courir  les  routes,  au  lieu  de  rester  dans 
la  voie  ■-''•rieuse  où  nous  avions  été  les  premiers  à  l'applaudir}  Quand  M"5  Ra- 
chel a  commis  La  même  faute,  nous  n'hésitions  pas  à  blâmer  ces  excursions, 
d'où  elle  nous  est  revenue  amoindrie.  .Nous  ne  saurions  avoir  deux  poids 
et  deux  mesures.  En  renoue. un  à  ses  auditeurs  naturels,  en  se  séparant 
des  acteurs  d'élite  si  nombreux  au-delà  des  Alpes,  Mme  Ristori  ne  peut  espé- 
rer de  se  soutenir  à  la  hauteur  où  elle  nous  est  apparue  il  y  a  deux  ans.  Si 
admirablement  doué  que  soit  un  artiste,  il  ne  saurait  impunément  se  placer 
dans  des  conditions  anormales,  et  préférer  des  éloges  frivoles  aux  conseils 
des  vrais  amis  de  son  talent.  f.-t.  perrens. 

—  Il  a  paru  résulter,  pour  quelques-uns  de  nos  lecteurs,  de  la  note  publiée 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  (livraison  du  15  mai  dernier)  sur  YHistoire 
de  Madame  de  Maintenon.  que  H.  le  duc  de  Noailles  et  M.  Th.  Lavallée  au- 
raient eu  réciproquement  le  droit  de  se  plaindre  l'un  de  l'autre.  Nous  devons 
protester  nous-mêmes  contre  cette  interprétation.  Les  deux  historiens  de 
Mne  de  Maintenon,  unis  par  le  même  sentiment  envers  cette  femme  illustre, 
ont  pu  se  rencontrer  dans  le  choix  et  dans  la  reproduction  des  mêmes  docu- 
mens  :  ils  n'ont  jamais  eu  à  se  reprocher  aucun  procédé  personnel,  et  les  em- 
prunts dont  nous  avons  entendu  parler  sont  de  ceux  qu'autorise  pleinement 
le  droit  de  l'histoire. 


V.  de  Mars. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


DD 


NEUVIÈME  VOLUME. 


SECONDE  PÉRIODE.  -  XXVII»  ANNÉE. 


MAI  —   JUIN   1857. 


Livraison  du  Ie'  Mal. 

Le  Scandinavisme  et  le  Danemark  dans  la  crise  actuelle,  par  M.  A.  GEFFROY.  5 
Du  Traditionalisme.  —  I.  —  M.  de  Ronald  et  ses  nouveaux  adversaires  dans 

le  clergé,  par  M.  Charles  de  RÉMUSAT,  de  l'Académie  Française 43 

Les  Vacances  de  Camille,  scènes  de  la  Vie  réelle,  seconde  paitie,  par  M.  Henry 

MURGER 67 

SlMPL'S   APERÇUS    SIR    LE    GENIE    ET     LE   CARACTÈRE    FRANÇAIS,    par   M.    ÉmILE   MON- 

TÉGUT 107 

La  Jeunesse  de  Goethe.  —  Wetzlar  et  Francfort,  par  M.  Henry  BLAZE.  ..  142 

La  Russie  et  ses  Chemins  de  Fer,  par  M.  E.  BARRAULT 176 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 211 

Revue  Musicale.  —  François  Villon,  reprise  de  Joconde,  par  M.  P.  SCDDO 223 

Essais  et  Notices.  —  Mattheson  et  son  temps 227 

Livraison  du  15  Mai. 

Du  Traditionalisme    —  II.  —   Le   Comte   de   Maistre,   par   M.   Charles   de 

RÉMUSAT,  de  l'Académie  Française 241 

La  Presse  en  Amérique  depuis  l'indépendance  jusqu'à  nos  jours,  par  M.  C.  CLA- 

RIGNY 271 

De  la  Moralité  de  l'Histoire  et  du  Règne  de  Henri  IV,  a  propos  du  livre  de 

M.  Poirson,  par  M.  Gustave  PLANCHE 321 

George  Sand,  ses  Mémoires  et  son  Théâtre,  par  M.  Charles  de  MAZADE —  351 
Les  Élections  de  1857  en  Angleterre,  par  M.  Antonin  LF.FÈVRE-PONTALIS.  378 
Les  Vacances  de  Camille,   scènes  de   la  Vie   réelle,  troisième  partie,  par 

M.  Henry  MURGER *0Î 


060  TABLE    DES   MATIÈRES. 

Les  CAtes  de  l'Akebique  centrale  et  la  Société  hispano-américaine,  souve- 
nirs d'une  campagne  dans  l'Océan  -  Pacifique  ,  par  M.  Edouard  VANÉE- 
GHOUT 444 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 466 

Livraison  du  1«  Juin. 

La  Question  Chinoise,  p.ir  M.  V.  de  MARS 481 

Études  sur   l'Inde  ancienne  et  moderne.  —  V.  —  Les  Héros   Pieux.  —  Les 

Panda  vas,  dernière  partie,  par  M.  Théodore  PAVIE 535 

L'Histoire  Romaine  a  Rome.  —  VIII.  —  Commencement  de  la  Decadince.  —  De 
Commode  a  Alexandre  Sévère,  par  M.  J.-J.  AMPÈRE,  de  l'Académie  Fran- 
çaise        563 

Une  Mission  médicale  a  l'Armée  d'Orient.  —  III.  —  Les  Hôpitaux,  les  Épidé- 
mies et  le  Typhus  de  Crimée,  dernière  partie,  par  M.  L.  BAUDENS 590 

La  Littérature  historique  et  la  Question  d'Orient,  par  M.  Saint-René  TAIL- 
LANDIER        636 

Les  Vacances  de   Camille,  scènes    de    la   Vu:    RÉELLE,  dernière   partie,   par 

M.  Henry   MURGER 662 

Poésie  américaine.  —  Une  Légende  des  Prairies,  de  Henry  Wadswortl)  Long- 

fellow,  par  M.  Emile  MONTÉGUT 689 

Chronique  de  la  quinzaine  ,  histoire  politique  et  littéraire 706 

Livraison  du  15  Juin. 

Derniers  Temps  de  l'Empire  d'Occident.  —  I.  —  Sidoine  Apollinaire  a  Rome.  — 

Un  Préfet  du  prétoire  des  Gaules,  par  M.  Amedee  THIERRY,  de  l'Institut.  7-21 
Le  Paysage  et  les  Paysagistes.  —  Ruysdael,  Claude  Lorrain,  Nicolas  Pous- 
sin, par  M.  Gustave  PLANCHE 756 

La  Princesse  Prometuee,  par  M.  Paul  de  MOLÈNES 788 

Milton,  son  Génie  et  ses  Œuvres,  par  M.  H.  TAINE 818 

Prise.de  Narah,  souvenirs  d'une  expédition  dans  le  Djerel-Aurés ,  par  M.  C. 

BOCHER 855 

Les  Seigneurs  d'Aksakova,  chronique  d'une  famille  russe  sous  Catherine  II, 

par  M.  H.  Delaveau 875 

Des  Variations  du  Beau,  par  M.  Eugène  DELACROIX 908 

Revue   Musicale.  —  Beethoven  et  ses  Critiques.  —  La  Musique  instrumentale 

en  France,  par  M.  P.  SCUDO 9*0 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 940 

La  Tragédie  italienne  a  Paris,  par  M.  F.-T.  PERRENS 952 


Paris.  —  Imprimerie  île  J.  CLAYE,  rne  Saint-Benoit,  7. 


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